1 UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE III (Littératures française et comparée) T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Spécialité : Littérature comparée Présentée et soutenue par : Émilie YAOUANQ TAMBY le 20 janvier 2011 L’INDÉTERMINATION GÉNÉRIQUE DANS LA PROSE POÉTIQUE DU SYMBOLISME ET DU MODERNISME (DOMAINES FRANCOPHONE ET HISPANOPHONE, 1885-1914) Sous la direction de : Monsieur Jean-Louis BACKÈS Professeur émérite, Paris IV-Sorbonne JURY: Monsieur Dominique COMBE Professeur, École Normale Supérieure, rue d’Ulm Monsieur Emmanuel LE VAGUERESSE Professeur, Université de Reims
1. 1 UNIVERSIT PARIS-SORBONNE COLE DOCTORALE III (Littratures
franaise et compare) T H S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE
LUNIVERSIT PARIS-SORBONNE Spcialit : Littrature compare Prsente et
soutenue par : milie YAOUANQ TAMBY le 20 janvier 2011
LINDTERMINATION GNRIQUE DANS LA PROSE POTIQUE DU SYMBOLISME ET DU
MODERNISME (DOMAINES FRANCOPHONE ET HISPANOPHONE, 1885-1914) Sous
la direction de : Monsieur Jean-Louis BACKS Professeur mrite, Paris
IV-Sorbonne JURY: Monsieur Dominique COMBE Professeur, cole Normale
Suprieure, rue dUlm Monsieur Emmanuel LE VAGUERESSE Professeur,
Universit de Reims
2. 2
3. 3 Remerciements Je tiens tout dabord remercier
chaleureusement mon directeur de thse, Monsieur Jean-Louis Backs,
pour sa bienveillance, ses encouragements, pour sa curiosit
insatiable et vivifiante, et pour mavoir fait partager sa passion
du dtail. Je remercie ma mre Armelle Yaouanq, pour son soutien et
son coute indfectibles. Je suis reconnaisante ma famille et mes
proches, en particulier Nathalie Ferron, pour leur patience et
leurs encouragements, pendant toutes ces annes. Merci toute la
famille Roger-Lacan, qui ma aide mener bien ces recherches, par son
accueil fraternel. Je tiens encore exprimer ma reconnaissance Agns
Lhermitte pour ses prcieux conseils, mon vigilant correcteur Thomas
Savary, Andrew Hunter, Loraine Pierron, Estelle Soulignac et Aurlie
Crouzet, pour leurs aides techniques. Enfin, ce travail aurait
difficilement pu aboutir sans le soutien quotidien, culinaire,
moral et intellectuel, de mon poux Jean-Luc Tamby.
4. 4
5. 5 Avertissement sur les traductions Cet ouvrage comprend un
grand nombre de citations en langues trangres. Dans certains cas o
il existait une traduction en franais de luvre cite, nous y avons
eu recours, et la traduction est suivie dune notice
bibliographique. Nous avons tent de nous acquitter de cette tche
dans les autres cas, ou quand une traduction plus littrale tait
ncessaire la comprhension de notre propos. Ce sont les traductions
qui ne sont pas suivies dune notice bibliographique.
6. 6
7. 7 Sommaire
Remerciements.....................................................................................................................
3 Avertissement sur les traductions
......................................................................................
5
Sommaire..............................................................................................................................
7 Introduction
.........................................................................................................................
9 Premire partie : Lindfinition et lhybridit gnriques lpoque
symboliste et
moderniste..........................................................................................................................
31 1. Les reprsentations de la posie et des formes lpoque
symboliste ................... 35 2. Quels discours sur le conte?
......................................................................................
73 3. La chanson populaire au carrefour des formes et des
genres............................... 103 4. Recueils
htroclites..................................................................................................
147 Deuxime partie : linsaisissable conte
symboliste........................................................
233 1. La
discontinuit.........................................................................................................
237 2. Statisme et
rptition................................................................................................
405
Conclusion........................................................................................................................
543
Bibliographie....................................................................................................................
549 Bibliographie
primaire....................................................................................................
549 Bibliographie
secondaire.................................................................................................
569 Bibliographie sur les
auteurs..........................................................................................
581 Table des matires
...........................................................................................................
591 Index des noms propres
..................................................................................................
595
8. 8
9. 9 Introduction Le tournant du dix-neuvime sicle est, tant en
Europe quoutre Atlantique, une poque de foisonnement formel, qui
voit la naissance de la modernit potique. Avec le dveloppement du
pome en prose et lapparition du vers libre, cest tout le systme des
genres qui est boulevers. Plus prcisment, il faut trouver de
nouveaux critres pour dfinir la posie, dans la mesure o le mtre
nest plus un outil discriminant incontournable. La musique sera un
recours, car le rythme permet de rendre compte dun travail du
matriau langagier qui ne soit pas forcment le vers, et la
multiplicit des acceptions du mot musique est parfaitement adapte
cette poque qui hsite encore entre expressivit, suggestion et
prminence de la forme. La dfinition moderne de la posie voit le
jour chez Poe et Baudelaire, mais surtout chez Mallarm, qui formule
dans Crise de vers le rejet de lusage ordinaire du langage, des
fins utilitaires : Un dsir indniable mon temps est de sparer comme
en vue dattributions diffrentes le double tat de la parole, brut ou
immdiat ici, l essentiel. Narrer, enseigner, mme dcrire, cela va et
encore qu chacun suffirait peut-tre pour changer la pense humaine,
de prendre ou de mettre dans la main dautrui en silence une pice de
monnaie, lemploi lmentaire du discours dessert luniversel reportage
dont, la littrature excepte, participe tout entre les genres dcrits
contemporains1 . Comme la montr Dominique Combe dans Posie et rcit
2 , ces propos ont donn lieu au dbut du vingtime sicle une
conception de la posie excluant le rcit et la description, et au
mythe dune posie pure, autonome par rapport au rel, et refusant la
mimsis. Au sein de cette poque charnire des annes 1880-1890, des
innovations du ct de la prose et du vers libre, voisinant avec la
pratique de la posie versifie rigoureuse, se manifestent dans une
production abondante, qui explore les rencontres, les ruptures, les
mlanges de formes, les frontires et les transitions entre les
genres. Les proses brves connaissent un essor, quexplique en partie
le mode de publication dans les journaux et dans les revues
littraires, o la nouvelle littrature trouve un espace dexpression
privilgi. Mais souvent la charnire entre prose et posie, et entre
posie et rcit, elles ont un statut gnrique problmatique. 1 Stphane
Mallarm, Crise de vers [The National observer, 26 mars 1892], dans
Igitur. Divagations. Un Coup de ds, Paris, Gallimard, 1976, p. 251.
2 Dominique Combe, Posie et rcit : une rhtorique des genres, Paris,
Corti, 1989.
10. 10 tat des lieux On est loin davoir explor tout ce pan de
la littrature symboliste et moderniste3 . En effet, dans ltude de
ces mouvements aux aspirations idalistes et subjectivistes, qui
rigeaient au sommet des genres littraires la posie, plus propice
lvocation des ides et des mystres du moi, il tait naturel que la
prose passe au second plan. Les recherches se sont dabord
concentres sur la posie symboliste, linstar du Message potique de
symbolisme (1947) de Guy Michaud, ou de La Crise des valeurs
symbolistes. Vingt ans de posie franaise 1895-1914 (1960) de Michel
Dcaudin. On peut remarquer que lEncyclopdie du symbolisme, publie
en 1979, nvoque presque jamais la prose, dans le chapitre quelle
consacre la littrature. Bertrand Marchal privilgie, lui aussi, le
versant potique du mouvement, dans Lire le symbolisme (1993), mme
sil consacre un chapitre au roman. Une deuxime raison au manque
dintrt suscit par les proses brves symbolistes vient de
lindtermination gnrique dconcertante que lon y dcouvre. Un grand
nombre de ces textes restent lcart de tous les genres littraires
consacrs. Limportant travail de description et de thorisation
suscit par le pome en prose a contribu, en partie, jeter dans
lombre des productions qui ne correspondaient pas la dfinition du
genre. Dans son ouvrage de rfrence sur la question, Suzanne Bernard
dfinit le pome en prose par les critres de la brivet, de la
concentration et de lautonomie4 . Le pome en prose na aucune fin en
dehors de lui-mme, ni narrative, ni dmonstrative, et la
composition, la dimension spatiale, la recherche de simultanit sy
opposent la linarit et au dveloppement temporel. Suzanne Bernard
souligne galement, plusieurs reprises, que le pome en prose refuse
le lyrisme, depuis Aloysius Bertrand. Ces critres ont t souvent
repris par les critiques postrieurs. Or beaucoup de proses
symbolistes correspondent mal cette dfinition, parce quelles sont
trop longues, trop narratives, trop descriptives, trop
rhapsodiques... Les critiques modernes ont souvent t svres lgard de
ces uvres qui dfient les classifications. Que faire du Livre de
Monelle de Marcel Schwob, de Thul des brumes dAdolphe Rett ?
Malheureusement Rett na pas su choisir entre de vritables pomes en
prose et une sorte de rcit potico- onirique o des visions de rves,
dabord fragmentaires, finissent par senchaner pour constituer
laventure intrieure dun personnage nomm le pauvre 5 , juge Yves
Vad. 3 Une seule thse, notre connaissance, est exclusivement
consacre au conte symboliste : Michael Sadler, The Symbolist short
story, with special reference to Edouard Dujardin, Henri de Rgnier,
Albert Samain, Remy de Gourmont, Marcel Schwob and Marcel Proust,
thse de doctorat prsente Oxford en 1972. 4 Suzanne Bernard, Le Pome
en prose de Baudelaire nos jours, Paris, Nizet, 1959. 5 Yves Vad,
Le Pome en prose et ses territoires, Paris, Belin, 1996, p.
77.
11. 11 Lambition de faire du roman un pome en prose est
prjudiciable au roman comme au pome en prose, et conduit souvent
des crations btardes 6 , nous dit Suzanne Bernard, au sujet de La
Tentation de Saint Antoine de Flaubert. Mme si elle convient que
beaucoup de contes symbolistes confinent au pome 7 , elle ne
consacre quun bref chapitre aux nombreuses proses potiques, mais
narratives, de symbolistes comme Henri de Rgnier, Ephram Mikhal ou
Bernard Lazare. Ces textes sont galement exclus des tudes du conte
ou de la nouvelle, qui tendent choisir la nouvelle raliste comme
archtype gnrique. Le genre littraire ne rvle pas lessence dune
uvre, mais il contribue sa lisibilit : il a une valeur heuristique.
Or des textes qui nentrent pas dans des catgories gnriques connues
restent dans une nbuleuse indiffrencie, lcart de la description
critique. Lon peut invoquer une dernire raison cet oubli : les
proses brves publies dans diverses petites revues sont souvent
crites par des auteurs considrs comme mineurs. En dehors des contes
de Villiers de lIsle-Adam, le seul prosateur symboliste tudi depuis
longtemps, les proses symbolistes font lobjet de jugements htifs
sur leurs thmes dats, leurs clichs mdivaux et leur style manir.
Pour toutes ces raisons, beaucoup de ces textes nont pas t rdits,
mme quand ils avaient fait lobjet de publication en recueil par
leur auteur. La Canne de jaspe dHenri de Rgnier, na par exemple,
pas t republi depuis 1926. Ou alors, des rditions sont faites selon
des partis pris modernes : ainsi a-t- on tendance privilgier les
textes offrant les schmas narratifs les plus classiques. Souvent,
des anthologies ont t constitues au cours du vingtime sicle autour
du fantastique, qui bnficiait alors dune vogue, alors que les
auteurs navaient jamais song regrouper ainsi leurs crits8 . Ce
constat mrite toutefois dtre nuanc. Dune part, les tudes rcentes du
pome en prose tendent prendre davantage en compte lensemble des
proses brves de lpoque symboliste. Michel Sandras par exemple
pointe du doigt les excs des dfinitions trop circonscrites : Toutes
ces propositions, en qute dun idal du pome en prose et soucieuses
de palmars et dexclusion, veulent mconnatre la ralit, savoir que le
pome en prose est une forme 6 Suzanne Bernard, op. cit., p.88. 7
Ibid., p. 519. 8 Rubn Daro, dont on trouve un recueil de Cuentos
fantsticos, Madrid, Alianza, 1994, na par exemple jamais publi de
recueil sous ce titre. Jos Mara Martnez, qui dite les contes de
Rubn Daro, dans Cuentos, Ctedra, Madrid, 1997, indique quil sest
appuy pour runir ces textes, sur la dfinition quE. Poe donne du
genre dans son article sur Nathaniel Hawthorne, insistant sur la
brivet, lunit dimpression, lintensit. Il a donc exclu du recueil
des textes qui ne correspondaient pas cette ide.
12. 12 plastique , toujours susceptible dtre nourrie dautres
formes littraires, elles plus reconnaissables 9 . Il prfre
envisager la multiplicit des textes identifis comme des pomes en
prose au fil de lhistoire littraire : Plutt quun genre, le pome en
prose gagnerait tre considr comme un ensemble de formes littraires
brves appartenant un espace de transition dans lequel se
redfinissent les rapports de la prose et du vers et se forgent
dautres conceptions du pome10 . Le choix du pluriel par Julien
Roumette, dans le titre de son ouvrage Les Pomes en prose11 , est
galement rvlateur dune prise de conscience de la pluralit
irrductible du genre. Il convient dautre part de signaler que la
prose symboliste bnficie dun regain dintrt depuis les dernires
dcennies du vingtime sicle. Les travaux sur la dcadence, dans le
sillage de ceux de Jean de Palacio, les rditions douvrages fin de
sicle, dans la collection 10-18 Srie fin de sicle dHubert Juin, ont
contribu une meilleure connaissance de la prose de cette priode.
Des auteurs comme Jules Laforgue, Georges Rodenbach, Jean Lorrain,
Marcel Schwob et quelques autres font lobjet de rditions et de
travaux universitaires de plus en plus nombreux. Ajoutons cela
lentreprise rcente de rdition des contes symbolistes par Bertrand
Vibert, dans une collection dont le premier numro tait consacr, en
2009, au Miroir des lgendes (1892) de Bernard Lazare et au Roi au
masque dor (1892) de Marcel Schwob. Lauteur de cette srie de
rditions prsente son projet comme une dfense et illustration de la
posie narrative en prose symboliste 12 . De ce point de vue, la
situation de la critique hispanophone est quelque peu diffrente de
la situation franaise. Peut-tre, la postrit du genre du conte au
vingtime sicle en Amrique latine, a-t-elle stimul plus tt des
recherches sur la narration moderniste. Toujours est-il que le
conte moderniste bnficie dun statut de genre dans la critique
hispanophone. Quelques titres douvrages sont l pour le prouver :
Cuentos modernistas hispanoamericanos13 , El Cuento modernista
hispanoamericano : Manuel Gutirrez Njera, Rubn Daro, Manuel Daz
Rodrguez, Clemente Palma14 . Mme si certains conteurs modernistes
sont quelque peu tombs dans loubli, un grand nombre 9 Michel
Sandras, Lire le pome en prose, Paris, Dunod, 1995, p. 20. 10
Ibid., p. 19. 11 Julien Roumette, Les Pomes en prose, Paris,
Ellipses, 2001. 12 Bertrand Vibert, Avant-propos. tre conteur et
pote. Le symbolisme et le recueil de contes potiques en prose ,
Contes symbolistes, vol. I, Grenoble, Ellug, 2009, p. 8. 13 Enrique
Marini Palmieri (d.), Cuentos modernistas hispanoamericanos,
Madrid, Castalia, 2002. 14 Gabriela Mora, El Cuento modernista
hispanoamericano : Manuel Gutirrez Njera, Rubn Daro, Manuel Daz
Rodrguez, Clemente Palma, Lima, Berkeley, Latinoamericana editores,
1996.
13. 13 dentre eux font lobjet de rditions rgulires. Il faut
dire qu la diffrence de ce qui se passe en France, les conteurs
modernistes nont pas t considrs comme des auteurs mineurs : Rubn
Daro, Leopoldo Lugones, Juan Ramn Jimnez sont les fers de lance du
mouvement. Une autre singularit des politiques ditoriales
espagnoles et hispano- amricaines rside dans une plus grande
latitude gnrique. Lexigence dunit et duniformit y est moins forte
quen France. titre dexemple, une anthologie comme Historias y
cuentos15 de Juan Ramn Jimnez ne rpugne pas runir des textes trs
brefs, infrieurs une page et prsentant les traits gnriques du pome
en prose, et des contes plus tendus. Le critre de la narrativit
suffit justifier ces rapprochements. La frquentation de ces ditions
et des discours critiques espagnols nous invite donc relativiser
une reprsentation cloisonne des genres. Elle offre galement la
possibilit dutiliser des outils danalyse dj labors, et den prouver
la validit sur un corpus francophone. Problmatique Notre travail
consistera tudier les ressorts de lindtermination gnrique dans les
proses potiques du symbolisme et du modernisme, et plus prcisment,
observer les zones de transition entre le pome en prose et le
conte. Il sagira de contribuer mettre jour une partie de la prose
symboliste, insuffisamment dcrite jusqu maintenant, et de la mettre
en regard avec les proses potiques hispanophones de la mme priode.
Dfinir des genres est un processus complexe, dterminer ce que
recouvrent les noms de genres est encore plus dlicat. Comme la
expliqu Jean-Marie Schaeffer dans Quest-ce quun genre littraire ?,
il existe une multitude de relations possibles entre un texte et le
ou les genre(s) au(x)quel(s) il appartient. Du fait de la complexit
du texte littraire comme objet smiotique, les noms de genres
peuvent rfrer des phnomnes aussi divers et htrognes que les modes
dnonciation, les thmes, les formes, la prise en compte des actes de
langage, ces diffrents facteurs pouvant se combiner pour un mme nom
de genre. Selon Jean-Marie Schaeffer, il ne sagit pas dnumrer tous
les aspects qui peuvent tre investis gnriquement, mais de montrer
que lapparent manque de cohrence des noms de genres sexplique par
le fait que lacte verbal est un acte smiotique complexe16 .
Beaucoup de critiques sont daccord pour identifier des 15 Juan Ramn
Jimnez, Historias y cuentos, Barcelona, Editorial Seix Barral,
1994. 16 Jean-Marie Schaeffer, Quest-ce quun genre littraire ?,
Paris, Seuil, 1989, p. 116.
14. 14 universaux relativement stables comme le rcit17 , mais
quand on entre dans lobservation des genres historiques, on peut se
trouver confront des termes qui ont t utiliss des poques diffrentes
pour recouvrir des ralits textuelles parfois trs loignes. Non
seulement les critres didentification dun genre ont pu voluer au
fil du temps, mais ils peuvent aussi, comme nous allons le voir,
tre multiples une mme poque, chacun slectionnant dans les traits
historiquement associs au genre, ceux qui lui conviennent. [...]
sil est une chose qui est difficilement niable, dit Jean-Marie
Schaeffer, cest la variabilit contextuelle de la signification des
termes gnriques, cest--dire la possibilit pour un mme nom de se
rfrer, selon ses usages, un nombre plus ou moins lev de facteurs18
. Toute classification est relative aux critres que lon choisit
pour la mettre en uvre. Or au vingtime sicle, plusieurs crivains et
critiques se sont employs dfinir le genre du pome en prose en
nonant un certain nombre de facteurs. Alors que de nombreux
crivains ont crit des pomes en prose ds le dix-neuvime sicle, cest
au vingtime sicle que le pome en prose est invent comme classe de
textes 19 . La dfinition que donne Max Jacob dans sa prface de 1916
au Cornet ds a t rige en modle : tout ce qui a prcd apparat comme
une suite de ralisations imparfaites du genre. Ainsi reproche-t-il
Rimbaud de ne conduire qu au dsordre et lexaspration 20 ,
Baudelaire et Mallarm davoir crit des paraboles 21 , et Marcel
Schwob, davoir crit des contes et non des pomes, et quels contes !
prcieux, purils, artistes 22 ! Lironie des variations dans les
reprsentations des genres, veut que les contemporains de Marcel
Schwob lui aient prcisment reproch de ne pas crire de vrais
contes... Il semble donc opportun de sintresser aux reprsentations
des formes et des 17 Ce que Grard Genette appelle modes , catgories
qui relvent de la linguistique, ou plus exactement de ce que lon
appelle aujourdhui la pragmatique , Introduction larchitexte, dans
Thorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 142, les genres du
discours selon Mikhal Bakhtine : [...] chaque sphre dutilisation de
la langue labore ses types relativement stables dnoncs, et cest ce
que nous appelons les genres du discours , Esthtique de la cration
verbale, traduction franaise dAlfreda Aucouturier, Paris,
Gallimard, 1984, p. 265, universaux pragmatiques , selon Jean-Marie
Schaeffer, les conditions transcendantes (au message ralis), en
vertu desquelles une suite de sons ou de marques crites peut
devenir un message humain. , op. cit., p. 157-158. 18 Ibid., p.
120. 19 Michel Sandras dveloppe dans un article cette histoire de
la notion de pome en prose : Il fallait une notion pour classer des
textes inclassables, tablir une filiation gnrique, pour rendre
lisibles des textes qui ne ltaient pas ncessairement premire
lecture, enfin et surtout en faire des emblmes dune certaine
conception de la beaut littraire, prtendument menace par lart et la
critique moderne. dit-il, dans Le pome en prose : une fiction
critique ? , dans Crise de prose, sous la direction de Jean-Nicolas
Illouz et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses universitaires de
Vincennes, 2002, p. 89. 20 Max Jacob, Le Cornet ds [1916], Paris,
Gallimard, 1967, p. 22. 21 Ibid. 22 Ibid., p. 24.
15. 15 genres ayant cours lpoque symboliste, et dessayer de
comprendre ce que pouvaient recouvrir les noms de genres et de
formes, pour que lon ait pu hsiter entre conte et pome en prose .
Nous ne prtendons pas dfinir un nouveau genre littraire, mais nous
souhaiterions dplacer le point de vue critique sur les zones de
transitions et de charnires. Nous adoptons ici la dmarche que
Jean-Yves Tadi expose au seuil de son ouvrage sur le rcit potique
du vingtime sicle : [...] il sagit de regrouper des exceptions, qui
ne sont telles que pour navoir pas t convenablement dcrites,
cest--dire rassembles. [...] la potique doit travailler aussi sur
les limites entre les genres, sur les frontires de la littrature23
. Au lieu de dfinir et de circonscrire, nous souhaiterions, dans un
but heuristique, repousser les limites gnriques, du pome en prose
comme du conte. Ce travail sera essentiellement une investigation
de potique, qui privilgiera les aspects formels des textes.
Lindtermination gnrique touche en particulier des proses brves qui
peuvent tre lues comme des rcits, mais qui empruntent leurs
techniques de composition la posie. Elle relve donc, bien souvent,
de la problmatique articulation entre posie et rcit. Dominique
Combe a bien montr que la posie moderne se construisait, partir des
annes 1850-1870, sur lexclusion du rcit. Alors que des lments
narratifs perdurent chez Baudelaire, dans une passante ou Une
charogne , une exigence de posie pure, dgage de la matire et du
sensible, va peu peu se faire jour. Tandis que la mimsis
(reprsentation dactions) tait un critre de poticit lge classique,
elle devient critre de prosasme pour les modernes. D. Combe observe
comment cette antinomie sest mise en place, dans un systme
rhtorique dualiste, de Mallarm Bonnefoy : le systme gnrique, au
mpris des diffrences de niveau entre genres du discours et genres
proprement dits, se constitue sur des rseaux smantiques plutt que
sur une terminologie rigoureuse24 Le terme de rcit se voit donc
employ comme synonyme de roman , fiction , histoire . Ainsi, la
rfrentialit soppose-t-elle la clture, lobjectivit la subjectivit,
larbitraire et la contingence, lessence, le linaire au tabulaire,
la langue ordonne et structure, la parole, lcriture la voix. La
critique du vingtime sicle a perptu, selon D. Combe, ces rhtoriques
du partage , notamment Jakobson, qui dfinit le rcit comme prosaque
par excellence, en raison du privilge accord la mtonymie et aux
procds syntagmatiques, et la posie, comme lyrique et
paradigmatique. 23 Jean-Yves Tadi, Le Rcit potique, Paris,
Gallimard, 1994, p. 6. 24 D. Combe, Posie et rcit, op. cit., p.
46.
16. 16 En vrit, lopposition de la prose et de la posie chez
Jakobson est mdiatise par lhistoire littraire. Si le poticien dgage
des constantes universelles (et intemporelles) du potique , cest
quil a dabord rflchi sur la posie romantique russe, caractrise par
la prpondrance des mtaphores ce qui lui a permis de formuler une
hypothse plus gnrale quant la nature du potique. De la mme manire,
cest lpope, ou encore la prose raliste qui recourent massivement
aux mtonymies [...]25 . Mais D. Combe remarque juste titre que Cest
lpoque mme o sest dveloppe lantinomie entre le potique et le
narratif quont fleuri les genres de synthse comme le pome en prose
, le roman potique ou le roman en vers , par exemple26 . Cette
concidence entre les rhtoriques ngatives et les rhtoriques de
conciliation correspond un tat prcis dans lhistoire de la potique,
o il est lgitime de chercher runir ce que lon a dli27 . Les genres
en prose auraient recueilli les genres du discours dornavant exclus
par la posie pure. Lpoque symboliste qui nous intresse est donc
particulirement ambigu : la fois comble du romantisme par la
valorisation de la synthse des genres, ou de la transgression des
lois, signe doriginalit, et par ailleurs, moment o se cristallise
le discours sur la puret des genres... Cest la spcificit dune poque
charnire o les reprsentations et les discours ne sont pas homognes.
Nous chercherons comprendre comment les proses symbolistes et
modernistes articulent ces diffrentes composantes, narratives et
potiques. Priodisation Il convient de replacer la question de
lindtermination gnrique des proses symbolistes dans une histoire
plus vaste du rcit-pome. Comme nous lavons rappel, la posie sest
dfinie lpoque classique par son caractre mimtique, et donc
narratif. Il existe une tradition importante dpopes et de contes en
vers, de Jean de La Fontaine Franois Coppe, pour laquelle
larticulation entre posie et narration va de soi. Cette tradition
se prolonge jusqu la fin du dix-neuvime sicle, o le renversement
dans la dfinition de la posie ( posie devenant synonyme de posie
lyrique ), nest pas achev. Dautre part, il existe des antcdents
romantiques la recherche de synthse entre la prose et la posie, et
entre le lyrique et le narratif. Dans le domaine du vers, les
nombreuses ballades romantiques, mais aussi les rcits en vers de
Musset28 ou 25 D. Combe, Les Genres littraires, Paris, Hachette,
1992, p. 121. 26 D. Combe, Posie et rcit, p. 91. 27 Ibid. 28 Voir
ce sujet Simon Jeune, Aspects de la narration dans les Premires
Posies dAlfred de Musset , Revue dHistoire littraire de la France,
mars-avril 1976, p. 179-191, et Jean-Louis Backs, Musset et la
narration dsinvolte , dans Alfred de Musset, Premires posies,
Posies nouvelles , actes de la journe
17. 17 dEspronceda ont ouvert des voies vers dautres modles de
construction du rcit. Mme sil tend quitter le vers pour investir la
prose, le rcit-pome symboliste ou moderniste saura sinspirer de ces
formules. Les romantiques allemands ont par ailleurs pratiqu
diffrentes formes de rcits potiques en prose. Novalis, qui fait du
Mrchen, dans ses Fragments, une voie daccs privilgie la posie, en
offre plusieurs exemples, avec Heinrich dOfterdingen29 , le mrchen
enchss dans Les Disciples Sas, Hyacinthe et Rosefleur , ou encore
le mrchen de Klingsohr, dans Heinrich dOfterdingen. Les symbolistes
y reconnatront une partie de leurs aspirations. Les contes
dHoffmann prsentent galement de nombreux ferments de rcits
potiques, dans les modes de construction, mais surtout dans une
troite corrlation entre fantastique, folie, et posie. Gustavo
Adolfo Bcquer, lui-mme grand lecteur de Heine, prsente dans ses
Leyendas publies entre 1858 et 1864, des situations qui viendront
hanter les rcits modernistes. Il engage galement lart narratif vers
la brivet, la suggestion, le brouillage rfrentiel, et lorganisation
musicale, par le paralllisme. On trouve galement chez Nerval de
nombreux exemples de proses au genre indtermin, o des principes
potiques viennent donner leur forme au discours ou au rcit. Edgar
Poe est une rfrence essentielle la fin du dix-neuvime sicle, tant
pour sa rflexion sur Le Principe potique , que pour ses contes,
dont certains dentre eux ont dj t jugs, par Baudelaire, dans ses
Notes nouvelles sur Edgar Poe, comme des contes purement potiques
30 . voquons enfin Thomas De Quincey et ses Confessions dun mangeur
dopium anglais, popularis par Baudelaire, dans ses Paradis
artificiels, et qui inspire galement aux crivains fin de sicle des
modes oniriques dcriture, propres potiser le rcit en prose. Les
symbolistes et les modernistes ont donc des prdcesseurs dans la
recherche de synthse entre posie et prose, et entre posie et rcit.
Mais la priode qui va de 1885 1914 voit le phnomne samplifier et se
gnraliser considrablement, chez des crivains proches de ces
mouvements. Nous avons donc concentr notre tude sur cette priode,
afin de jeter un clairage sur ces processus, un moment prcis de
lhistoire littraire. Lanne 1885 a t choisie pour marquer le dbut du
mouvement symboliste, bien que le manifeste de Jean Moras ne date
que de 1886. En effet, une volution et de nouvelles aspirations se
sont manifestes avant, de jeunes artistes ont commenc se regrouper,
notamment autour dtude organise par lcole doctorale de
Paris-Sorbonne du 18 novembre 1995, textes runis par Pierre Brunel
et Michel Crouzet, Mont-de-Marsan, ditions Interuniversitaires,
1995. 29 Ce rcit potique est tudi par Todorov dans Un Roman potique
, La Notion de littrature et autres essais, Paris, Seuil, 1987. 30
Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe , dans Edgar Poe,
Histoires, Essais et Pomes, Paris, Librairie Gnrale franaise, 2006,
p. 396.
18. 18 de revues comme La Revue wagnrienne et La Basoche,
toutes deux fondes en 1885. Mais les annes 1870 nous ont galement
intresse, dans la mesure o elles annoncent certaines innovations
formelles de la fin du sicle, travers les uvres de Huysmans, de
Charles Cros et de quelques autres. En 1914, les derniers recueils
de proses narratives sont publis par des auteurs appartenant la
mouvance moderniste en Amrique latine et en Espagne, comme Las
Vrtebras de Pan, dEloy Faria Nuez, ou Platero y yo de Juan Ramn
Jimnez. Rubn Daro meurt deux ans plus tard. Cette priodisation se
justifie galement par leffet de rupture, provoqu par la Premire
Guerre Mondiale. La dmarche comparatiste La dmarche comparatiste
nous a sembl pertinente pour mener bien ce travail de regroupement
des exceptions , et cest un corpus de proses brves hispanophones de
lpoque moderniste, que nous avons choisi de confronter avec des
textes en langue franaise, proches du symbolisme franais et belge.
Le symbolisme belge, qui constitue selon Paul Gorceix lveil des
lettres franaises de Belgique 31 , se dveloppe partir des annes
1880, paralllement au symbolisme franais. ric Lyse remarque par
exemple que la revue LArt moderne souvre, ds septembre 1885, et
donc avant mme lpisode parisien du Manifeste, de vritables
plaidoyers en faveur du symbolisme 32 , comme Pathologie littraire.
Correspondance de G. Khnopff, le 27 septembre. Le symbolisme belge
a donc des spcificits, mises en relief par ric Lyse, qui souligne
ainsi que les Belges se distinguent des Franais par leur engagement
politique socialiste, par leurs rserves lendroit de lhermtisme et
leur got pour la chanson et les apparences de simplesse rustique33
. Les symbolistes belges ont tenu se dmarquer de la France, en se
tournant vers la traduction des littratures allemande et anglaise.
Ils ont cultiv un rejet de la culture franaise classique, assimile
la transparence et la comprhensibilit , en se tournant notamment
vers le mysticisme flamand. Paul Gorceix cite mile Verhaeren, qui
revendique le droit au dsordre et la violence verbale, contre la
clart classique : Boileau ce matre dcole qui a voulu se modeler sur
Louis XIV, rgenter lart despotiquement la-t-il pas garrot la langue
de Rabelais, pendu littralement le grand Villon chapp durant sa vie
31 Paul Gorceix, Fin de sicle et symbolisme en Belgique : uvres
potiques, Bruxelles, ditions Complexe, 1998, p. 31. 32 ric Lyse,
Pour une approche systmique du symbolisme belge , Littrature et
nation, n18, 1998, p. 6. 33 Ibid., p. 9.
19. 19 la potence, ridiculis Saint-Amand [sic], dplum Cyrano,
et fait table rase de toute audace, de toute verdeur, de toute vie
exubrante 34 ? Il nen reste pas moins que la vie littraire belge de
la fin du dix-neuvime sicle est troitement lie la vie littraire
franaise. Une communaut culturelle et linguistique a favoris les
changes entre les artistes de ces deux pays. Beaucoup de Belges
frquentent la vie littraire parisienne, linstar de Maeterlinck, qui
sjourne Paris en 1886, et sy installe durablement partir de 1896.
Les artistes se connaissent bien : Mallarm et Rodenbach sont amis,
des ouvrages importants ont t crits par des auteurs belges sur des
crivains franais, comme les Propos de littrature (1894) dAlbert
Mockel, consacrs en grande partie Henri de Rgnier et Francis
Viel-Griffin, Maeterlinck doit les dbuts de son succs littraire
larticle logieux publi par Octave Mirbeau sur La Princesse Maleine,
le 24 aot 1890. Le rapprochement avec le domaine moderniste
hispanophone se justifie galement, pour plusieurs raisons. Le
contexte historique nous y invite tout dabord, car la France a jou
un rle indniable, reconnu par les modernistes eux-mmes, dans
lmergence de cette nouvelle littrature. Des crivains
hispano-amricains, en qute dautonomie par rapport la littrature
espagnole, se sont tourns vers la France. Ils y cherchaient aussi
une latinit mythique : Le mythe de la latinit permet cette stratgie
du Mme dans la Diffrence, une gnalogie latine prestigieuse, des
Lumires, de la Modernit, o Paris (et la France) jouent le rle de
Rome et dAthnes35 . Les Hispano-amricains des annes 1880 et 1890
connaissaient bien la littrature romantique et parnassienne, dont
des revues comme La Revista azul, ou La Revista moderna diffusaient
de nombreuses traductions. Les journaux La poca au Chili ou La
Nacin en Argentine divulguaient des extraits duvres ou des
articles, publis en France. Daro fait paratre au Mercure de France
une lettre sur La Nacin, qui met en avant le rle de cette revue
dans la diffusion de la littrature franaise : Ouverte tous les
talents, sans distinction dcoles, elle a contribu dans une vaste
mesure au renouvellement des lettres et de la pense, et, grce elle
et ses collaborateurs, les noms de Verlaine, Mallarm, Rachilde,
Tailhade, Albert Samain, Mauclair, etc., sont devenus familiers des
34 mile Verhaeren, Impressions, 2me srie, Paris, Mercure de France,
1927, p. 79, cit dans Paul Gorceix, op. cit., p. 36. 35 Pierre
Rivas, Fonction de Paris dans lmergence des littratures
latino-amricaines , dans Pars y el mundo ibrico e iberoamericano,
Actas del XXVIII congreso de la Sociedad de Hispanistas Franceses
(S.H.F), Paris, 21-22 et 23 de mars 1997, p. 331.
20. 20 rives de la Plata aux ctes du Pacifique et la jeune
littrature hispano-amricaine a d accueillir la collaboration de M.
Remy de Gourmont ce journal comme celle dun matre dj son ami36 . La
lecture de revues franaises leur a galement permis de se tenir au
courant des dernires innovations littraires et des dernires
polmiques. Rubn Daro dcrit ainsi la bibliothque de son ami Pedro
Balmaceda : En todas partes libros, muchos libros, muchos libros,
libros clsicos y las ltimas novedades de la produccin universal, en
especial la francesa. Sobre una mesa diarios, las pilas azules y
rojizas de la Nouvelle Revue y la Revue des deux mondes37 ... Ce
sont ensuite des voyages en Europe qui leur ont permis dentrer en
contact avec la vie littraire fin de sicle. Il y avait Paris en
1900 une importante communaut hispano- amricaine. Y es digno de
notar que gran parte de la lite de las letras de nuestras repblicas
vive hoy en Pars 38 , remarque Rubn Daro. Daprs P. Rivas, cette
concentration a permis un brassage qui a constitu lidentit
latino-amricaine, alors que dans leur continent, les artistes
taient davantage isols les uns des autres. De plus, le passage par
Paris a consacr et internationalis ces crivains. Paris aura eu une
fonction de creuset et de rvlateur 39 . Une prsence franaise est
perceptible dans les sujets des uvres, dans la francisation des
lieux, des ambiances, des personnages. Plusieurs auteurs hispano-
amricains prtendent, linstar de Rubn Daro, crire des contes
parisiens , la manire de Catulle Mends ou dArmand Silvestre : []
uno de mis maestros, uno de mis guas intelectuales, despus del gran
Hugo el pobre Verlaine vino despus fue [] Catulle Mendes. Su
influencia principal fue en la prosa de algunos cuentos de Azul40 .
Dun point de vue stylistique, E. K. Mapes montre que linfluence du
franais se manifeste dans une simplification, une rapidit des
phrases, opposes la lourde priode espagnole 41 . Des nologismes
sont crs par lhispanisation de mots franais. On a pu 36 Rubn Daro,
chos. Une lettre de M. Rubn Daro , Mercure de France, avril 1901,
tome 38, p. 284. 37 Rubn Daro, A. de Gilbert (Pedro Balmaceda Toro)
[1889], dans Rubn Daro : obras de juventud, Santiago de Chile,
Nacimiento, 1989, p. 351-355. Partout, des livres, beaucoup de
livres, beaucoup de livres, des livres classiques et les dernires
nouveauts de la production universelle, spcialement la franaise.
Sur une table des journaux, les piles bleues et rougetres de la
Nouvelles Revue et la Revue des deux mondes... 38 Rubn Daro, Las
Letras hispanoamericanas en Pars [La Nacin, 16 fvrier 1901], La
Caravana pasa, libro tercero, Managua / Berlin, Academia
nicaragense de la lengua / Tranva-W. Frey, 2001, p.74. Et il faut
remarquer quune grande partie de llite des lettres de nos
rpubliques vit aujourdhui Paris. 39 Pierre Rivas, op. cit., p. 333.
40 Rubn Daro, Catulle Mends , Letras, dans Obras completas,
vol.VIII, Madrid, Editorial Mundo latino, 1917, p. 135. [] lun de
mes matres, lun de mes guides spirituels, aprs le grand Hugo le
pauvre Verlaine est venu aprs fut [] Catulle Mends. Son influence
principale fut dans la prose de certains contes de Azul. 41 Erwin
K. Mapes, LInfluence franaise dans luvre de Rubn Daro [1925],
Genve, Slatkine reprints, 1977, p. 54.
21. 21 reprocher ces crivains leur gallicisme mental 42 , des
polmiques ont clat ce sujet. Juan Valera a ainsi soulign la forte
prsence de lesprit franais , principalement dans les contes
dAzul... de Rubn Daro. Clarn met en garde les modernistes, dans son
prologue Almas y cerebros dEnrique Gmez Carrillo, contre la
dissolution qui les guette dans le cosmopolitisme43 . Remy de
Gourmont parla, dans la prface du recueil de sonnets de Leopoldo
Daz Las Sombras de Hellas, publi en 1902, de langue no-espagnole 44
, ce qui suscita une polmique avec Miguel de Unamuno, qui lui
rpondit dans La Lectura de Madrid. Gourmont ritra en mai 1904,
publiant au Mercure de France LEspagne et lvolution linguistique de
lAmrique espagnole : Lespagnol crit Buenos Aires, disait-il, est du
castillan par le son et la forme des mots, mais du franais par la
syntaxe et la construction de la phrase45 . et Unamuno de rpliquer
dans Alrededor del estilo en 1924, que Daro sinspirait de Gngora et
que sa langue tait somme toute castiza (pure). En France, la
littrature hispano-amricaine a essentiellement t diffuse par Le
Mercure de France qui, ds 1897, lui a consacr une rubrique, rdige
successivement par le Vnzulien Pedro Emilio Coll (1897-1898),
lArgentin Eugenio Daz Romero (1901- 1908), et le Chilien Contreras
(1911-1915). Gmez Carrillo soccupait des lettres espagnoles. Mais
ce ne sont que de brves prsentations des ouvrages hispano-amricains
: Lactivit critique, sur le plan gnral, est presque nulle pendant
cette priode. Les crivains franais nont pas encore une vision
densemble qui leur permettrait de juger de cette littrature
nouvelle []46 . Les uvres en langue espagnole taient peu
traduites47 . Si les contacts avec la littrature franaise ont
favoris lavnement dune vritable conscience littraire en Amrique 42
Lettre de Juan Valera parue dans El Imparcial de Madrid les 22 et
29 octobre 1888, puis publie avec la seconde dition de Azul... en
1890, cite dans R. Daro, Azul Cantos de vida y esperanza, Madrid,
Ctedra, 2003, p. 105-122. 43 Leopoldo Alas Clarn , dans Enrique
Gmez Carrillo, Almas y cerebros, historias sentimentales,
intimidades parisienses, Paris, Garnier hermanos, 1898, p. I-XXII.
Liliana Samurovi-Pavlovi rend compte de cette polmique dans Les
Lettres hispano-amricaines au Mercure de France (1897-1915), Paris,
Centre de Recherches hispaniques, publi en codition avec la Facult
de Philologie de lUniversit de Belgrade, Belgrade, Collection
Monographies, tome XXVII, 1969. 44 Remy de Gourmont, dans Leopoldo
Daz, Las Sombras de Hellas, Genve, C. Egimmann, 1902. 45 Remy de
Gourmont, LEspagne et lvolution linguistique de lAmrique espagnole
, Le Mercure de France, mai 1904, tome 49, p. 734. 46 Sylvia
Molloy, La Diffusion de la littrature hispano-amricaine en France
au vingtime sicle, Paris, Presses universitaires de France, 1972,
p. 29. S. Molloy signale les exceptions de Valery Larbaud, qui
publie en avril 1907 La Influencia francesa en la literatura de
lengua castellana dans El Nuevo Mercurio, Paris, et les fragments
dune thse inacheve de Jules Supervielle, Le Sentiment de la nature
dans la posie hispano-amricaine , publis de 1910 1912 dans Le
Bulletin de la bibliothque amricaine, mais ces ides sont peu
diffuses en France. 47 Daprs S. Molloy, op. cit., Charles Barthez
sest consacr aux traductions de Gmez Carrillo, Marius Andr a
traduit les Contes amricains de Fombona en 1904, Cassou, Max
Daireaux et Georges Pillement ont
22. 22 hispanique, la vie parisienne et le manque de
reconnaissance ont souvent t sources dun dsenchantement,
perceptible par exemple dans les chroniques de 1901 et 1902 de Rubn
Daro, runies dans La Caravana pasa. Dautre part, bien que le terme
d influence soit celui que les auteurs eux-mmes ont employ, il
convient de le nuancer. Le contact avec la littrature franaise nest
tout dabord pas exclusif. Les Hispano-amricains connaissaient
dautres littratures auxquelles ils ont galement puis. Daro
connaissait Byron, Poe et Whitman, auquel il a consacr lun de ses
Medallones dans Azul. Il admirait le Portugais Eugenio de Castro,
qui lui a inspir plusieurs articles. Enfin, il revendiqua son
attachement profond la langue castillane, et sintressa de prs aux
formes anciennes des potes primitifs espagnols. Il dclarait, dans
un discours tenu Madrid en 1892 : Nadie ama con ms entusiasmo que
yo nuestra lengua y soy enemigo de los que corrompen nuestro
idioma, pero deseara para nuestra literatura un renacimiento que
tuviera por base el clasicismo puro y marmreo, en la forma, y con
pensamientos nuevos48 . La tradition littraire classique espagnole
comporte des diffrences avec la tradition franaise. Sur le plan
formel, elle permet une irrgularit impensable en France. Il faut
aussi signaler limportance, dans lhistoire de la littrature
espagnole, du romancero, qui offre aux crivains hispanophones un
modle de posie narrative que des auteurs comme Garca Lorca49 , au
vingtime sicle, noublieront pas. De tout cela ne pouvait natre
quune littrature originale. Le modernisme puise simultanment dans
des courants successifs, et parfois opposs en France : Romantisme,
Parnasse, Symbolisme, Naturalisme. Cest en partie cette dimension
synthtique qui fait loriginalit de ce mouvement : Mezcl la
plasticidad parnasiana, el sentimiento romntico, la musicalidad y
la alusin del simbolismo. La sensibilidad elabor sus imgenes en la
gruta encantadora de las correspondencias sensoriales ; el
cosmopolitismo abarc todos los exotismos en una divagacin
universal50 . Dans sa lettre sur Azul, J. Valera flicitait Daro
davoir su tirer la quintessence de toutes les coles, sans imiter
personne. collabor une traduction de Daro qui nest parue quen 1918
et F. de Miomandre a traduit des Pages choisies de Rod la mme anne.
Elle remarque que la posie, difficile traduire, est peu reprsente.
Les crivains les plus traduits ou qui crivent directement en
franais, comme Gmez Carrillo ou Larreta, sont des conteurs, des
romanciers ou des essayistes. 48 Rubn Daro, cit dans P. Salinas, La
Poesa de Rubn Daro, Ayuntamiento de Madrid, 1998, p. 5-6. Personne
naime notre langue avec plus denthousiasme que moi, et je suis
lennemi de ceux qui corrompent notre langage, mais je souhaiterais,
pour notre littrature, une renaissance qui aurait pour base le
classicisme pur et marmoren, dans la forme, avec des penses
nouvelles. 49 Federico Garca Lorca, Romancero gitano, 1928. 50 A.
Arrieta, Introduccin al modernismo literato [1956], Buenos Aires,
Columba, 1961, p. 53. Il mla la plasticit parnassienne, le
sentiment romantique, la musicalit et lallusion du symbolisme. La
sensibilit labora ses images dans la grotte enchante des
correspondances sensorielles ; le cosmopolitisme embrassa tous les
exotismes dans une divagation universelle.
23. 23 Comparaison nest pas amalgame. Nulle synthse na de
valeur si elle se fait au prix de leffacement des diffrences 51 ,
dit Jean-Louis Backs. Il ne sagit pas de prtendre que le modernisme
est strictement similaire au symbolisme franais. Mais malgr toutes
ces spcificits, les Hispano-amricains, puis les Espagnols, ont
particip, de prs ou de loin, la vie littraire europenne du tournant
du sicle, et ont fait partie dune vaste aire culturelle o les ides
et les crations ont circul. Mais le rapprochement entre ces
diffrentes littratures se justifie surtout par une concidence de
potique : les proses brves y tiennent une place significative, et
lon y dcouvre un nouvel art narratif, diffrent du modle de la
rhtorique classique. La question de lindtermination gnrique se pose
dans des termes similaires en France, en Belgique, o il existe une
moindre discrimination entre les genres 52 , daprs ric Lyse, et
dans le monde hispanophone, o la prose fut un terrain
dexprimentations stylistiques, avant le vers. Le pome en prose, et
les proses potiques brves et narratives, sont moins bien reprsentes
dans les littratures de langue anglaise et allemande, si lon
excepte Oscar Wilde, et Dante Gabriele Rossetti, dont Le Banquet
publie les proses lyriques53 . La distinction entre prose et vers
semble tre plus ferme en Allemagne et en Angleterre. Dominique
Combe signale par ailleurs que la dichotomie entre rcit et posie na
pas eu lieu en Angleterre, o la ballade narrative en vers a t
pratique sans interruption54 . LItalie offre des exemples de
prosateurs : Gabriele dAnnunzio a jou un rle important, notamment
chez Remy de Gourmont, dans lmergence de lide dun roman-pome55 ,
mais les proses brves semblent y tre moins bien reprsentes quen
France ou dans le monde hispanophone. 51 Jean-Louis Backs,
Prsentation , Revue de littrature compare, 2003/4, n308, p. 390. 52
ric Lyse, op. cit., p. 10. On peut mme se demander si, de faon
intuitive, les Belges nont pas cherch, ds la fin du XIX sicle, se
dfinir sur le modle de cette alliance entre le Rel et le Symbole,
la prose et le vers. , ibid, p. 12. 53 Dante Gabriele Rossetti,
Nocturne de lamour , traduit par Jacques Baignres, Le Banquet, n5,
juillet 1892, La Damoizelle bnie , traduit par Jacques Baignres, Le
Banquet, n7, fvrier 1893. 54 D. Combe, Posie et rcit, p. 194. 55
Les relations entre Remy de Gourmont et lItalie sont tudies dans
une thse soutenue rcemment par Alexia Kalantzis, Remy de Gourmont
crateur de formes : dpassement du genre littraire et modernisme
laube du XXme sicle, Universit Paris IV-Sorbonne, 2008.
24. 24 Mthode Afin dobserver les phnomnes de transitions entre
le conte et le pome en prose, il convient de dterminer les critres
de narrativit et les critres de poticit. Un texte peut tre lu comme
un conte partir du moment o lon y peroit une forme de narrativit.
Il en existe diffrents degrs. Selon Jean-Michel Adam, le rcit est
un type particulier dorganisation des noncs 56 , dont lobjet
principal est lenchanement de faits, vnements ou actions, une
modification du cours naturel des choses , une transformation 57 .
Or pour quil y ait rcit, il faut au moins une tentative de
TRANSFORMATION des prdicats initiaux au cours dun PROCS 58 . Le
rcit classique dveloppe une intrigue, cest--dire que lenchanement
causal se superpose lenchanement chronologique des actions, et il
est clos dans un dnouement. Jean-Louis Backs ajoute la dfinition du
rcit le principe de la singularit des personnages et des situations
: [...] dans un rcit, avant dtre ventuellement dcrits par toutes
les nuances de leur caractre, les personnages sont donns comme
irrductiblement diffrents les uns des autres59 . Un rcit continu
met en scne des personnages discrets au sens linguistique du terme
et supports de fonctions. De mme, une situation ou un vnement
nadvient quune fois. Sils se rptent, il sagit de moments
semblables, mais distincts dans le temps, voire dans lespace. Les
marques du rcit classique rsideront donc dans lalternance entre
limparfait et le pass simple et les articulations
logico-temporelles, propres faire saillir les vnements et les
squences temporelles et causales. Les verbes auront majoritairement
un smantisme actif. Mais il existe des formes de rcits que nous
pourrions qualifier de relches . Un texte peut tre lu comme un
conte partir du moment o un univers fictionnel est mis en place,
avec un espace, des personnages et des vnements, sans que ceux-ci
soient forcment lis avec la rigueur de lintrigue classique. Enfin,
il existe un smantisme narratif que Dominique Combe a identifi sous
lexpression de rcit impliqu 60 . La narrativit qui nest pas encore
le rcit, [...] prsuppose lide de rcit, le signifi narratif 56
Jean-Michel Adam et Franoise Revaz, LAnalyse des rcits, Paris,
Seuil, 1996, p. 13. 57 Ibid., p. 14. 58 Ibid., p. 55. 59 J.-L.
Backs, LImpasse rhtorique, Paris, Presses Universitaires de France,
2002, p. 73. 60 D. Combe, Retour du rcit, retour au rcit (et Posie
et rcit) ? , Degrs, n111, automne 2002, Posie et narrativit , p.
b14.
25. 25 (smes daction, dvnement, de transformation, de devenir)
sans le mettre en uvre61 . Selon D. Combe, La narrativit pourrait
sanalyser selon une chelle gradue et dynamique, du narratif au
rcit, selon le degr de ralisation de limage-temps, cest--dire de la
conscience temporelle. [...] Du ct du narratif, le temps impliqu,
cest--dire laspect, emport par les caractres aspectuels des
substantifs qui font rfrence une action, un vnement, un processus,
et le mode nominal du verbe (infinitif, participe), en de des
procds de personnalisation ; lautre bout, le rcit, dans lequel le
temps est expliqu , ralis grce au mode indicatif, qui construit la
tripartition pass/prsent/futur autour du prsent de lnonciation. Le
jeu des temps verbaux de lindicatif, et en particulier la
dialectique imparfait/pass simple/pass compos constitue alors la
chronologie narrative ; entre ces deux ples, les modes in fieri ,
dune image-temps en cours de ralisation (subjonctif), qui
connaissent la diffrence de personne, mais fonctionnent encore sur
lopposition aspectuelle entre le perfectif et limperfectif [...]62
. En sloignant dune facture classique, le conte peut donc explorer
dautres modes de reprsentation du temps. Les critres de poticit
sont eux-mmes multiples. Il ne sagit pas pour nous de chercher
dfinir lessence de la posie, mais nous nous appuierons sur les
reprsentations de la posie ayant eu cours lpoque symboliste.
Celles-ci sont alors en mutation, et annoncent les critres qui
seront noncs au vingtime sicle pour dfinir la posie moderne,
notamment dans les crits de Roman Jakobson sur la fonction potique.
En effet, la posie qui ne dpend plus du critre de la versification,
tend alors se dfinir par une exigence de brivet. Elle tente
dchapper au temps, et privilgie labstraction sur le particulier.
Les techniques de la suggestion, revendiques la suite de Mallarm,
permettent, en exploitant le miroitement analogique, dviter la
reprsentation, et la rfrence la musique rvle diffrentes conceptions
de la posie : lune comme mode dexpression de lindicible, voire
comme mode dexpressivit lyrique, une autre, substituant la
construction formelle, le paralllisme et la variation, au
dveloppement chronologique ou rhtorique. En devenant potique, le
conte sloigne des canons classiques et rhtoriques de la narration,
hrits de la dfinition de laction dramatique par Aristote. Nous
chercherons dcrire ces modes de dvoiement du narratif, qui
tmoignent dune recherche dautres formules narratives, et nous nous
intresserons lambigut entre abstraction, suggestion, et incarnation
par le narratif, ainsi qu une possible dialectique entre le
temporel et latemporel, et entre le singulier et luniversel. 61
Ibid. p. b12. 62 Ibid., p. b14.
26. 26 Dlimitation du corpus La dlimitation dun corpus de
textes pose des difficults lies lobjet mme de cette tude :
lindtermination. Celle-ci touche tout dabord les mouvements
littraires coexistant la fin du dix-neuvime sicle. Le symbolisme
est un mouvement difficile dfinir. On peut le circonscrire une
cole, ou considrer une aire plus large : une poque o un certain
nombre dartistes partagent des aspirations idologiques et
formelles, sans forcment sidentifier une tiquette63 . Le mouvement
symboliste correspondrait donc un ensemble de jeunes crivains,
regroups autour de revues comme La Pliade, La Revue blanche, Le
Mercure de France, La Wallonie, partageant un substrat
philosophique proche dun idalisme no-platonicien, et dun
subjectivisme inspir par Schopenhauer, et mus par un dsir commun de
rnovations formelles. Remy de Gourmont a traduit la multiplicit des
aspects de ce mouvement dans la clbre dfinition que lon peut lire
dans Le Livre des masques : Que veut dire Symbolisme ? Si lon sen
tient au sens troit et tymologique, presque rien ; si lon passe
outre, cela peut vouloir dire : individualisme en littrature,
libert de lart, abandon des formules enseignes, tendances vers ce
qui est nouveau, trange et bizarre ; cela peut vouloir dire aussi :
idalisme, ddain de lanecdote sociale, antinaturalisme, tendance ne
prendre dans la vie que le dtail caractristique, [...] enfin pour
les potes, le symbolisme semble li au vers libre cest- -dire
dmaillot, et dont le jeune corps peut sbattre laise, sorti de
lembarras des langes et des liens64 . Lon a tent de dfinir des
traits permettant de diffrencier les symbolistes des dcadents. Dans
Les Rgles de lart, Pierre Bourdieu a par exemple identifi entre ces
deux tendances, des champs littraires, correspondant des milieux
sociaux et des organes de diffusion distincts. Lon peut diffrencier
des thmes dcadents, privilgiant la morbidit et la perversion sous
toutes leurs formes, et des thmes symbolistes, privilgiant la frie,
les mondes oniriques, mythologiques et lgendaires. Les dcadents
seraient nihilistes, et les symbolistes, idalistes et mystiques.
Lon peut aussi invoquer des diffrences formelles : Paul Bourget65 a
en effet dfini la dcadence par la tendance la fragmentation et la
dcomposition. Les symbolistes, inspirs par Wagner et prolongeant le
romantisme, seraient davantage attirs par des entreprises de
synthse. Mais ces oppositions sont 63 Le cas de Marcel Proust est
par exemple emblmatique de lautonomie de certaines personnalits.
Proust a critiqu le symbolisme dans son article, Contre lobscurit
paru en 1896 dans La Revue blanche, mais nous verrons quil
contribue toutefois illustrer, avec son recueil Les Plaisirs et les
Jours (1896), les phnomnes dindtermination gnrique de la fin du
sicle. 64 Remy de Gourmont, Prface , Le Livre des masques.
Portraits symbolises, gloses et documents sur les crivains dhier et
daujourdhui, Paris, Mercure de France, 1896, p. 8. 65 Un style de
dcadence est celui o lunit du livre se dcompose pour laisser la
place lindpendance de la page, o la page se dcompose pour laisser
la place lindpendance de la phrase, et la phrase, pour laisser la
place lindpendance du mot. , Paul Bourget, Charles Baudelaire ,
dans Essais de Psychologie contemporaine [1883], Paris,
Plon-Nourrit, 1920, p. 20.
27. 27 difficiles maintenir quand on observe les productions
littraires de lpoque. Il existe en effet de nombreuses passerelles
entre ces deux sensibilits. La plupart des crivains fin de sicle
ont dailleurs pu tre associs aux deux mouvements66 . Au sein de
luvre dun mme auteur, et mme au sein dun recueil, les diffrentes
tendances alternent. Sur le plan formel, lamalgame et le mlange des
genres sont des pratiques qui dpassent lopposition entre Dcadence
et Symbolisme, et il est important de remarquer que les gnrations
dcrivains de la fin du sicle se rejoignent dans une remise en
question du dveloppement rhtorique, dans leurs techniques de
composition. Cela peut se traduire par la primaut du dtail, mais
aussi par les techniques de composition inspires par la variation
musicale67 . Quand on confronte le symbolisme franais au symbolisme
belge, ou au modernisme hispano-amricain et espagnol, la question
se complique encore. Certains antagonismes franais sont par exemple
estomps. Si le symbolisme franais apparat souvent comme un
mouvement de raction contre un certain romantisme, contre le
Parnasse et contre le Naturalisme, lon est oblig de convenir que le
symbolisme belge intgre le Naturalisme, travers un artiste comme
Camille Lemonnier68 . Il en est de mme avec les Hispano-amricains,
qui admirent Hugo, Musset, Banville, Catulle Mends, et qui font la
synthse dune multiplicit de tendances qui se sont succdes, et
opposes, en Europe. La dfinition du modernisme nest dailleurs pas
plus aise que celle du symbolisme. Lon peut hsiter entre cole et
poque, retenir des caractristiques idologiques, ou seulement
stylistiques. La distinction entre modernisme et gnration de 98 en
Espagne, ne nous a pas non plus sembl pertinente, en ce qui
concernait notre approche, et nous ne renoncerons pas voquer un
crivain comme Miguel de Unamuno par exemple, quand cela semblera
propre clairer lindtermination gnrique en Espagne. Notre parti-pris
sera donc dadopter un point de vue largi, et denvisager lensemble
dun contexte au sein duquel la modernit littraire slabore, plutt
que de sengager dans des distinctions dcoles ou de mouvements.
Lindtermination touche en second lieu le genre des textes qui ont
suscit notre rflexion. La dlimitation dun corpus rvle une grande
part dinterprtation, et expose au risque denfermer la rflexion dans
un cercle vicieux, car le choix des objets seffectue en 66 Jean de
Palacio cite par exemple un pome des Pomes anciens et romanesques
dHenri de Rgnier, pour illustrer une caractristique dcadente, dans
la conclusion des Perversions du merveilleux, Paris, Sguier, 1993,
p. 253. 67 Voir Jean-Louis Backs, La Littrature europenne, Paris,
Belin, 1996, p. 373-374. Lauteur reproduit par exemple un extrait
de Nietzsche identifiant, dans Le Cas Wagner [1888], la vertu des
dcadents chez ce compositeur, parce quil confre une autonomie au
motif musical. 68 Cet artiste est rvlateur, selon ric Lyse, des
multiples passerelles et chos existant en Belgique, entre prose et
posie, et entre naturalisme et symbolisme, op. cit., p. 10.
28. 28 fonction de prsupposs thoriques que lon souhaite voir
confirmer. Afin de transformer ce cercle vicieux en cercle
hermneutique, nous avons limit nos critres de slection une relative
brivet, et la prsence dune forme minimale de narrativit, dans un
champ de textes perus, lpoque de leur production, ou
postrieurement, comme des contes ou comme des pomes en prose.
Aussi, le roman et le thtre symbolistes et modernistes, se
trouvent-ils exclus de notre tude, mme si certaines questions quils
soulvent rejoignent celles des proses brves, quant la possibilit
dun lyrisme narratif, la poticit de la prose, et au problme de la
reprsentation, difficilement conciliable avec une conception
dsincarne de la posie. Signalons que ces genres ont dj fait lobjet
dtudes importantes69 , alors que les proses brves sont encore trop
peu connues. Le corpus sur lequel nous allons faire porter notre
tude prsente une grande varit thmatique. On y rencontre des femmes
fatales, des nymphes, des faunes, beaucoup de potes, dans des dcors
contemporains, urbains, mais aussi dans des mondes imaginaires
inspirs de lgendes mdivales ou mythologiques. La thmatique de la
cruaut croise le mysticisme et lsotrisme. Beaucoup de contes
mettent en scne des personnages desthtes et de crateurs, dans leur
confrontation lart. Ce corpus prsente galement une importante varit
formelle, dans les diffrents degrs de narrativit que lon y
rencontre, et dans les variations de longueurs (certaines proses ne
remplissent pas un feuillet, dautres stendent sur plusieurs
dizaines de pages). Certains textes, publis au sein de recueils,
pourront tre tudis en relation avec lconomie dun volume entier,
mais beaucoup de proses brves ont fait lobjet de publications
ponctuelles, dans des journaux ou des revues. Les recueils eux-mmes
prsentent des degrs dorganisation divers. tapes de la dmonstration
Ce travail se droulera en deux tapes. Il nous semble tout dabord
important dobserver diffrentes manifestations de lindfinition et de
lhybridit gnriques lpoque symboliste. Ce sont les reprsentations
des formes et des genres qui nous 69 Jacques Robichez, Le
Symbolisme au thtre. Lugn-Poe et les dbuts de luvre, Paris, LArche,
1957, Arnaud Rykner, LEnvers du thtre. Dramaturgie du silence de
lge classique Maeterlinck, Corti, 1996, Mireille Losco-Lena. La
Scne symboliste (1890-1896). Pour un thtre spectral, Grenoble,
Ellug, 2010, Jean-Pierre Bertrand, M. Biron, J. Dubois, et al., Le
Roman clibataire : d Rebours Paludes, Paris, Corti, 1996,
Marie-Franoise Melmoux-Montaubin, Roman dart chez les crivains
dcadents, Paris, Klincksieck, 1999, Valrie Michelet Jacquod, Le
Roman symboliste : un art de lextrme conscience , douard Dujardin,
Andr Gide, Remy de Gourmont, Marcel Schwob, Genve, Droz, 2008,
Wieslaw Mateusz Malinowski, Le Roman du symbolisme : Bourges,
Villiers de lIsle-Adam, Dujardin, Gourmont, Rodenbach, Wydawnictwo
Naukowe UAM, 2003.
29. 29 occuperont en premier lieu, afin de comprendre en quoi
lentre de la prose dans le champ de la posie et linvention de la
forme problmatique du vers libre ont pu bouleverser les conceptions
du potique. Nous essaierons ensuite de dgager les diffrentes
implications du mot conte dans les discours symbolistes et
modernistes, afin de mettre en lumire les phnomnes dindfinition
avec des genres proches comme le pome en prose ou la chronique. La
chanson potique symboliste, accueillant elle-mme les diffrentes
formes pratiques la fin du dix-neuvime sicle (vers, vers libre ou
prose) permettra dillustrer le rle de la rfrence musicale dans ces
diffrents glissements et dans lalliance entre lyrisme et narration.
Lobservation de diffrents recueils htroclites du tournant du dix-
neuvime sicle sera encore loccasion dexplorer des modes
dhybridation et de mlanges, propres remettre en question les
frontires et les hirarchies entre les genres. La deuxime partie de
ce travail sera plus spcifiquement consacre lindfinition gnrique
entre le conte et le pome en prose. Diffrentes voies vers la
potisation du conte seront explores. Cest dabord une tendance la
discontinuit qui retiendra notre attention. La discontinuit est
perceptible sur plusieurs plans : elle affecte la mimsis sous les
angles de la temporalit et de la causalit. Nous observerons en
premier lieu une potique de la divagation, puis une tendance la
discontinuit narrative, dans la recherche de lisolement de
linstant. Nous verrons comment une potique de la suggestion
consiste viter la reprsentation de lvnement, et finirons avec ltude
de diffrentes formes dhermtisme qui brouillent la comprhension de
lenchanement causal dans le rcit, et favorisent une comprhension
musicale ou potique, de type analogique. Nous approfondirons
ensuite deux sources de potisation du rcit : le statisme et la
rptition, inspires des arts picturaux et musicaux. Nous verrons
comment certaines proses de la fin du dix-neuvime sicle privilgient
la fonction de lespace et du pictural, dans la suggestion, le
dploiement potique, et la qute de latemporel. Mais dautres proses
privilgient la rptition : le rituel et les structures musicales
sont alors une autre voie pour viter le dveloppement chronologique
et rhtorique.
30. 30
31. 31 Premire partie : Lindfinition et lhybridit gnriques
lpoque symboliste et moderniste Le symbolisme et le modernisme
concident avec une poque de transition dans la reprsentation du
potique, des formes et des genres littraires. De manire encore plus
importante qu lpoque romantique sont remises en cause les
classifications du systme des genres classique, lopposition entre
les potes et les orateurs en prose, et les exigences de composition
de la rhtorique, enseignes dans les coles pendant tout le
dix-neuvime sicle. Cest cette poque dindtermination terminologique
et dhybridit, signes de linstabilit gnrique, que nous nous
proposons dobserver dans cette premire partie. Comme la montr
Dominique Combe dans Posie et rcit, chaque poque se dveloppe une
esthtique implicite qui conditionne la rception des uvres et les
discours critiques. Au vingtime sicle, la dfinition du pome, en
vers ou en prose, est tributaire dune ide de la posie pure,
autorfrentielle. Le narratif, lanecdote, la description et le
commentaire sont donc perus comme prosaques. Ce discours sur la
dfinition de la posie par lexclusion du narratif prend sa source
dans le dernier quart du dix-neuvime sicle, chez Edgar Poe,
Baudelaire, Mallarm, et est diffus dans les annes 1920 par Henri
Bremond1 . Mais lpoque symboliste, les reprsentations ne sont pas
encore homognes. Observer lusage des noms de genres cette poque,
cest dplacer notre point de vue, prendre conscience que dautres
conceptions ont pu tre en vigueur, mme de manire implicite. Il
sagit de mettre entre parenthses les traits discriminants qui ont t
labors par la suite, sans en remettre en cause la pertinence pour
un certain type de textes, afin de faire merger un pan de la
production littraire de la fin du dix-neuvime sicle et du dbut du
vingtime, poque laquelle certains critres qui semblent aujourdhui
vidents, ntaient pas encore perus comme tels, les notions de pome
et de conte ne sexcluant pas forcment, non plus que celles de
lyrique et de narratif. Nous nous proposons donc dobserver les
usages des noms de formes et de genres, travers les diffrents
paratextes et la critique littraire, et dessayer den clarifier les
implications, ce qui nest pas toujours possible. Selon quels
critres et dans quels buts, tels crivains choisissent-ils de
sous-titrer un texte conte ou pome en prose ? Sagit-il de
provocation, de lgitimation dune pratique? Que signifie le choix du
vers, du vers 1 Henri Bremond, La Posie pure, Paris, Grasset,
1926.
32. 32 libre, de la prose lyrique, de la prose prosaque ? Quels
textes sont publis ensemble en recueils? Quelles sections abritent
ces textes au sein des revues? Que signifient ces associations?
Quels prjugs les discours critiques rvlent-ils? Certes, lon sexpose
un flou trs inconfortable, dans la mesure o les acteurs de la vie
littraire ont rarement soin dexpliciter les traits gnriquement
pertinents pour lesquels ils emploient tel ou tel terme, ni de
clarifier leurs prsupposs thoriques, et dans la mesure o diffrents
discours, parfois divergents, coexistent. Pourtant, cette confusion
ne doit pas tre considre comme une dficience, mais comme un phnomne
instructif. Il sagit dobserver une poque de transition, avec toutes
les indterminations que cela comporte. Dans un souci de clart
mthodologique, nous avons choisi dtudier sparment les discours sur
les formes et les discours sur les genres. Nous entendons par
formes les codes linguistiques choisis dans le champ du langage
littraire (vers ou prose); et par genres , les catgories de textes
reposant sur une multiplicit de critres, allant des codes
linguistiques aux organisations macrodiscursives, en passant par
les modes nonciatifs ou les lments thmatiques. La question des
formes est en elle-mme pineuse, lpoque qui nous intresse, dans la
mesure o des innovations formelles vont dans le sens dune remise en
question de la distinction classique entre le vers et la prose. Le
critre mtrique ne peut plus tenir lieu de frontire incontestable
entre la posie et le reste de la littrature. Il est remplac, dans
les discours symbolistes et modernistes, par les notions de musique
et de rythme, qui permettent de redfinir la poticit, et de mnager
un continuum entre les diffrentes formes dexpression potique. Il
existe une prose dsormais incluse dans le champ de la posie, et la
nature du vers libre fait lobjet dintenses discussions. On assiste,
ct de lusage dune versification rigoureuse, une recherche, et une
valorisation des formes intermdiaires entre le vers et la prose. On
cherche les mlanger, les associer, dans un dsir de trouver les
formes dexpression les plus adaptes aux individualits et aux
nuances des tats de conscience. Dans un tel contexte, les
dfinitions gnriques subissent, elles aussi, des mutations. Le genre
potique tend tre largi lensemble de la littrature, le reste
relevant de luniversel reportage . Ce dplacement des frontires
entrane une indtermination gnrique en ce qui concerne les proses
potiques brves, qui connaissent un essor dans les dernires dcennies
du dix-neuvime sicle. Cette indtermination entre
33. 33 contes et pomes en prose est sensible dans les propos
des auteurs eux-mmes, mais aussi dans les hsitations des discours
critiques. La chanson nous offrira un angle dobservation privilgi
de toutes ces mutations, formelles et gnriques. En effet, ce genre
polymorphe, accueillant toutes les formes, et alliant le lyrisme et
la narration, offre aux auteurs symbolistes et modernistes un riche
terrain dexploration. Cest enfin dans des recueils htroclites
symbolistes et modernistes, qui associent une multiplicit de formes
et de genres, que nous aurons loccasion dobserver le travail
dhybridation, cher aux auteurs fin de sicle.
34. 34
35. 35 1. Les reprsentations de la posie et des formes lpoque
symboliste 1.1. La redfinition du potique la fin du dix-neuvime
sicle, les formes se redfinissent et les frontires se dplacent.
Depuis que lon a crit des pomes en prose , la prose a gliss dans le
champ de la posie. Ds lors, les domaines de la posie et de la prose
ne sont plus symtriques, et il devient plus difficile de dfinir le
potique . 1.1.1. Les discours sur la musique Dans les propos tenus
par les crivains proches du symbolisme et du modernisme, les
notions de rythme et de musique remplacent celles de vers et de
mtre, dans la dfinition du potique. Les mtaphores musicales
abondent sous la plume des potes qui cherchent dfinir leurs
pratiques, ce qui na pas chapp un contemporain comme Brunetire, trs
sensible cette invasion du vocabulaire musical dans le domaine
littraire : Dvelopper un sujet, cest maintenant excuter des
variations sur un thme; et on ne passe plus dune ide une autre ide
par des transitions, mais par une srie de modulations1 . Dans
beaucoup de discours symbolistes, alors que lavnement du vers libre
en 1886 brouille les repres traditionnels, cest dornavant la
musique qui permet dtablir une distinction entre la posie et la
prose : lancienne posie diffrait de la prose par une certaine
ordonnance; la nouvelle voudrait sen diffrencier par la musique []
dclare G. Kahn2 . La musique est un langage non rfrentiel qui
repose sur les sons et les rythmes, qui fait donc appel loue, mais,
outre ces caractristiques essentielles, ce mot peut recouvrir un
grand nombre de ralits diffrentes. Le discours des symbolistes sur
la musique et sur ce quils entendent par la musicalit de la posie
est loin dtre univoque. On peut reprendre la musique son bien de
multiples faons : un discours sur 1 Ferdinand Brunetire,
Symbolistes et Dcadents , Revue des Deux-Mondes [1er novembre
1888], Priode 3, t. XC, p. 220. 2 Gustave Kahn, Premiers Pomes avec
une prface sur le vers libre, Les Palais nomades Chansons damant
Domaine de fe, 3e d., Paris, Mercure de France, 1897, p. 28.
36. 36 lexpressivit ou la suggestion musicale voisine avec la
rfrence des techniques de composition ou dinterprtation. La musique
est lue pour dfinir la posie, pour son absence de rfrentialit : ne
dsignant rien directement, elle favorise la suggestion. Dans
lesprit de l Art potique de Verlaine, la musique est perue comme ce
qui soppose lloquence. Par la suite, dautres auteurs insistent sur
cette absence de raisonnement et de rationalit du discours musical,
que lon souhaiterait transposer dans la posie. Pour R. de Souza, []
la posie enfin est dfinitivement hors la littrature. Car elle nest
pas fille de la littrature : du discours (raisonnement, monitions,
harangues); elle est sur des arts : du chant (mlope, appels et
plaintes) et de la danse3 . La musique offre la voie dun autre
langage, elle permet dapprocher lindicible, elle permet encore de
traduire la vie affective dans toutes ses nuances. Les potes
empruntent la musique la notion de rythme, afin de remplacer celle
du mtre, qui transcendait jusque-l le rythme naturel de la langue,
dans la dfinition du potique. Cest cette notion que Francis
Viel-Griffin recourt dans la prface de Joies (1889) : Le vers est
libre; [] nulle forme fixe nest plus considre comme le moule
ncessaire lexpression de toute pense potique; [] dsormais comme
toujours, mais consciemment libre cette fois, le Pote obira au
rythme personnel auquel il doit dtre, sans que M. de Banville ou
tout autre lgislateur du Parnasse ait intervenir; []4 . Henri de
Rgnier, parmi bien dautres, revendique aussi la supriorit du rythme
sur le mtre, dans sa rponse lenqute de Jules Huret : La libert la
plus grande : (quimporte le nombre du vers, si le rythme est beau?)
lusage de lalexandrin classique suivant les besoins; la composition
harmonieuse de la strophe, que je considre comme forme des chos
multiplis dune image, dune ide ou dun sentiment qui se rpercutent,
se varient travers les modifications des vers pour sy recomposer 5
. On en appelle une origine primitive de la posie, lie au chant et
la danse, comme Remy de Gourmont, pour qui Il est certain qu
lorigine la parole, la musique et la danse concouraient
quitablement la posie : la danse pourrait tre lorigine du rythme. 6
. Mais cette notion se charge galement des connotations positives
de libert et dindividualit. La musique est associe lindividualisme,
lautonomie et la 3 Robert de Souza, La Posie populaire et le
Lyrisme sentimental, 2e d., Paris, Mercure de France, 1899, p. 156.
4 Francis Viel-Griffin, Pour le lecteur dans Joies, Paris, Tresse
et Stock, 1889, p. 11-12. 5 Henri de Rgnier, dans Jules Huret,
Enqute sur lvolution littraire [Lcho de Paris, 14 mars 1891], Jos
Corti, 1999, p. 130. 6 Remy de Gourmont, Esthtique de la langue
franaise [1re d., 1899, 2e d. revue et corrige en 1905], Paris,
Mercure de France, 1955, p. 148.
37. 37 spontanit de limprovisation7 . Ainsi Mallarm, qui dcrit
la posie contemporaine comme un espace de libert individuelle,
utilise-t-il des mtaphores musicales : [] chaque pote allant, dans
son coin, jouer sur une flte, bien lui, les airs quil lui plat ;
pour la premire fois, depuis le commencement, les potes ne chantent
plus au lutrin. Jusquici, nest-ce pas, il fallait, pour
saccompagner, les grandes orgues du mtre officiel 8 . Cette
opposition entre les grandes orgues officielles et linstrument
individuel et mlodique , comme la flte ou la viole, revient
plusieurs reprises dans les discours de Mallarm sur le vers libre9
: Et le volume de la posie future sera celui travers lequel courra
le grand vers initial avec une infinit de motifs emprunts loue
individuelle 10 . dit-il encore dans sa rponse lenqute de Jules
Huret. Le rythme est ce quil y a de plus intime dans lindividu,
comme le soulignent la clbre mtaphore de Mallarm : toute me est un
nud rythmique11 , ou encore cette dfinition dAlbert Mockel, propos
de la posie de Francis Viel-Griffin : [] mouvante toujours et sans
cesse change, lme existe en tant que Rythme, en tant que direction
vers un but, et ce but, cest soi- mme12 . Il dpend de la
subjectivit de lartiste, mais aussi de celle du lecteur : chaque
nouvelle nonciation dun pome est susceptible de produire un rythme
diffrent. Enfin, cest le critre de beaut qui devient galement
entirement subjectif. De la valorisation de la voix individuelle
une conception de la posie comme mode dexpression de la vie
affective, il ny a quun pas, qui est bien souvent franchi. Si tout
le monde saccorde reconnatre la dimension rythmique de la posie,
les avis divergent sur le degr de rythme ncessaire llaboration dun
vers, car le mot rythme est polysmique. Dans sa rponse lenqute sur
lvolution littraire de Jules Huret, Verlaine, qui ne conoit pas la
distinction entre rythme et mtre, nie la prsence dun rythme dans
les vers libres : Pour quil y ait vers, il faut quil y ait rythme.
prsent, on fait des vers mille pattes ! a nest plus des vers, cest
de la prose, quelquefois mme ce nest que du charabia 13 Ainsi,
lusage des mots est ambigu : quand Baudelaire en appelle au miracle
dune prose potique, musicale, sans rythme et sans rimes , pour ses
Petits Pomes en prose, le 7 Il ne faut pas que le vers prexiste la
pense. Toute pense doit improviser son rythme , crit Henri de
Rgnier dans ses Cahiers indits, jeudi 9 mars, anne 1893, Paris,
Pygmalion, 2002, p. 325. 8 Stphane Mallarm, dans Jules Huret, op.
cit., p. 100-101. 9 Voir S. Mallarm, Crise de vers dans Igitur.
Divagations. Un Coup de ds, op. cit., p. 244. 10 S. Mallarm, dans
Jules Huret, op. cit., p. 103. 11 S. Mallarm, La Musique et les
Lettres, dans Igitur. Divagations. Un Coup de ds, p. 352. 12 Albert
Mockel, Propos de littrature [1894] suivi de Stphane Mallarm, un
hros [1899] et autres textes, Paris, Champion, 2009, p. 116. 13
Paul Verlaine, dans Jules Huret, op. cit., p. 111.
38. 38 rythme est bien synonyme de mtre . Albert Mockel a bien
peru les confusions dont lusage du mot rythme pouvait tre
responsable : Une mprise aussi frquente quelle est bizarre amne
chez la plupart des potes la confusion du rythme et de la mesure.
Et cependant la mesure est un NOMBRE qui forme une division
(relativement) constante de la dure. Le rythme est une srie de
mouvements successifs indpendants de la mesure mais qui souvent
sarrtent aux limites de celle-ci ou de ses multiples. [] [O]bissant
un nombre invariable, existant en elle-mme, indpendamment de nous,
la mesure est donc objective par rapport au rythme libre et spontan
14 . Cette notion de rythme laquelle les symbolistes ont si souvent
recours, est donc loin dtre limpide : elle dsigne tantt le mtre,
tantt une musicalit qui vite la mesure. Les dfinitions restent
floues, mais pour ceux, comme Kahn ou Mockel, qui ont essay den
prciser la nature, le rythme libre semble essentiellement natre du
retour structurant de sonorits et de la disposition des accents
toniques15 , autorisant une lasticit du vers. Robert de Souza
insiste galement sur la distinction entre rythme et mesure, mais
cette fois, au profit de la mesure, dans ses Questions de mtrique :
Le rythme est une rgularisation du mouvement des intervalles plus
ou moins gaux et suivant des dessins infiniment varis. La mesure
est une rgularisation de la dure des sons en dehors de toute
combinaison mlodique ou rythmique. Ce sont donc deux entits
absolument distinctes 16 . Puis il relve les insuffisances dune
dfinition du rythme par laccent dimpulsion, et reproche aux
premiers vers-libristes de considrer le rythme non comme une
dpendance du nombre, mais comme une libre part du mouvement infini
pouvant prendre vie et forme sans autre lment constitutif que sa
puissance dimpulsion17 . ces questions sajoute une ambigut entre un
rythme idal, universel et cosmologique, celui du mouvement des
sphres, auquel se rfre par exemple Camille Mauclair, pour qui toute
musique nest quune allusion [] la sorte de gomtrie dans lespace
quest le jeu des ondes sonores. En sorte quau-dessus de la musique,
il y a un langage suprme auquel cette allusion sadresse. Cest le
rythme gnrateur de lunivers, dont nos sons ne sont que les chos. Et
ce rythme seul est la mtaphysique 18 . 14 A. Mockel, op. cit., p.
167. 15 Prcisons que Gustave Kahn ne parle pas daccent tonique,
mais daccent dimpulsion, plus subjectif : Il y a donc un accent
gnral qui, dans la conversation ou la dclamation, dirige toute une
priode, ou toute une strophe, y fixe la longueur des valeurs
auditives, ainsi que les timbres des mots. Cet accent [] est
communiqu aux mots, par le sentiment qui agite le causeur ou le
pote, uniquement, sans souci daccent tonique ou de nimporte quelle
valeur fixe quils possdaient en eux-mmes. Cet accent dimpulsion
dirige lharmonie du vers principal de la strophe, ou dun vers
initial qui donne le mouvement, et les autres vers, moins quon ne
recherche un effet de contraste, se doivent modeler sur les valeurs
de ce vers telles que les a fixes laccent dimpulsion. Prface sur le
vers libre , op. cit., p. 29. 16 Robert de Souza, Questions de
mtrique : le rythme potique, Paris, Perrin et Cie , 1892, p.
129-130. 17 Ibid., p. 188-189. 18 Camille Mauclair, La Mtamusique ,
La Religion de la musique et les Hros de lorchestre, Paris,
librairie Fischbacher, 1928, p. 85.
39. 39 et un rythme biologique, enracin dans lintimit du corps
humain, produit par les battements du cur, ou la respiration : Le
principe du rythme, qui dtermine laccentuation des sonorits
syllabiques, est un principe physiologique : le battement du sang
artriel, lamplitude ou la constriction respiratoires, selon lmotion
qui pousse chanter, sont les impulsions naturelles du rythme 19 .
Tancrde de Visan tablit lui aussi un lien entre rythme collectif et
rythme individuel, quand il dcrit ainsi le dessein des potes
symbolistes : [] nous amener conjuguer dans le mme rythme lger ou
grandiose, au moyen de ces correspondances dont parle Baudelaire,
les harmonies du monde considr comme une me spirituelle et les
pulsations mystrieuses de notre tre mu, pench au bord du temps 20 .
Chez ces deux derniers auteurs, on peroit linfluence de Bergson
dans lidentification du rythme un lan vital animant lunivers tout
entier. La polysmie du mot rythme pourrait rendre compte, elle
seule, des ambiguts du symbolisme21 . La mtaphore musicale est
employe, non seulement pour son implication rythmique, mais aussi
pour ses implications vocale, sonore et mlodique. Lon a vu que
Mallarm sen remettait des instruments mlodiques (flte ou viole)
pour rendre compte de lindividualit de chaque vers-libriste, tandis
quun instrument harmonique et solennel comme lorgue servait dsigner
lalexandrin et la mtrique classique. Dans dautres cas, Mallarm
emprunte limage de lorchestre la diversit des instruments, des
timbres et des voix, qui alternent, se superposent et se mettent
mutuellement en valeur. Dans lenqute de Jules Huret, une longue
comparaison entre la posie et la musique illustre la manire dont
les diffrentes formes de vers peuvent collaborer dans un mme texte
: On entend tout dun coup dans les orchestres de trs beaux clats de
cuivre ; mais on sent trs bien que sil ny avait que cela, on sen
fatiguerait vite. Les jeunes espacent ces grands traits pour ne les
faire apparatre quau moment o ils doivent produire leffet total :
cest ainsi que lalexandrin, que 19 Ibid., p. 53. 20 Tancrde de
Visan, LAttitude du lyrisme contemporain, prcd dEssai sur le
symbolisme, Paris, Eurdit, 2007, 1re d. Essai sur le symbolisme, in
Paysages introspectifs, Henri Jouve, 1904; 2e d. LAttitude du
lyrisme contemporain, Paris, Mercure de France, 1911, p. 9. 21 Ces
ambiguts entre idalismes et subjectivismes de toutes sortes, ainsi
que les apories dune dfinition du vers libre par le rythme, sont
analyses en dtail dans Laurent Jenny, La Fin de lintriorit : thorie
de lexpression et invention esthtique dans les avant-gardes
franaises (1885-1935), Paris, Presses universitaires de France,
2002, et dans J.-N. Illouz, Le Symbolisme, Paris, Librairie gnrale
franaise, 2004, ou encore par Roland Bitry, Les Thories potiques
lpoque symboliste (1883-1896) [1989], Slatkine Reprints, Genve,
2001. Limprcision du vocabulaire est accentue par le caractre
htroclite des rfrences philosophiques qui le sous-tendent, au fil
des annes symbolistes, du schopenhauerisme au bergsonisme, par
exemple. Robert de Souza a l encore point du doigt les difficults
qui naissent dune dfinition plus mtaphysique ou psychologique que
technique du rythme : Nous savons, dit-il, que la plupart des
novateurs nentendent pas les termes de synthse, de rythme, de
nombre, etc., au sens exact et scientifique que tout thoricien leur
donne. Ce sont pour eux des entits mtaphysiques, de caractrisations
psychiques quils appliquent aux spiritualits dune forme quils
croient pouvoir subtiliser linfini. Questions de mtrique, op. cit.,
p. 206- 207.
40. 40 personne na invent et qui a jailli tout seul de
linstrument de la langue, au lieu de demeurer maniaque et sdentaire
comme prsent, sera dsormais plus libre, plus imprvu, plus ar : il
prendra la valeur de ntre employ que dans les mouvements graves de
lme 22 . Les vers libres, ces voisins accords , permettent
despacer, pour mettre en valeur voire dramatiser les interventions
de lalexandrin. La varit des vers permet encore de distinguer
laccompagnement et la voix principale, comme cela transparat dans
lexemple de LAprs-Midi dun faune : Jy essayais, en effet, de
mettre, ct de lalexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu
courant pianot autour, comme qui dirait dun accompagnement musical
fait par le pote lui-mme et ne permettant au vers officiel de
sortir que dans les grandes occasions 23 . Mais rappelons que ce
pome, entirement crit en alexandrins, les uns plus orthodoxes que
dautres, ne prsente aucun vers libre. Les symbolistes sont loin de
renoncer aux vers classiques Mallarm ny renoncera jamais, malgr
lexprience radicale du Coup de ds , mais la mtaphore musicale est
utilise pour lgitimer la prsence du vers libre parmi les autres
vers, dans une possible articulation au sein du discours potique.
La rfrence la musique souligne dautre part limportance du son dans
la posie. Cest loralit du chant qui sert circonscrire son domaine.
Le vers et le vers libre sont les deux formes de phrases chantes24
pour Gustave Kahn, qui considre que la posie doit tre lue haute
voix. Ainsi Ren Ghil, qui cherche appliquer, de manire systmatique,
les principes de lharmonie imitative, mne-t-il des expriences
dinstrumentation verbale : Donc devons-nous admettre la langue
potique seulement sous son double et pourtant unique aspect,
phontique et idographique, et nlire au mieux de notre re-crateur
dsir que les mots o multiplient les uns ou les autres des
timbres-vocaux : les mots qui ont, en plus de leur sens prcis, la
valeur motive en soi, du Son, et que nous verrons spontanment exigs
en tant que sonores par la pense, par les Ides, qui naissent en
produisant de leur gense mme leurs musiques propres et leurs
RYTHMES25 . Les mots sont choisis pour leur valeur sonore, dans une
analogie avec les notes dune gamme ou avec les timbres de diffrents
instruments. Mais ces implications sonores de la rfrence la musique
soppose une tout autre conception, privilgiant le modle de
structure, de rigueur formelle, de construction harmonique
abstraite. Mallarm, pour qui la posie est un solitaire et tacite
concert26 , retient lui, dans la musique, lide de forme : 22 S.
Mallarm, dans Jules Huret, op. cit., p. 102. 23 Ibid. 24 G. Kahn,
Prface sur le vers libre , op. cit., p. 20. 25 Ren Ghil, En mthode
luvre, dition nouvelle et revue, Paris, Messein, 1904, dans Trait
du verbe [tats successifs, 1885-1886-1887-1891-1904], Paris, Nizet,
1978, p. 175. 26 S. Mallarm, Le Livre, Instrument spirituel, dans
Igitur. Divagations. Un Coup de ds, p. 270.
41. 41 [] ce nest pas de sonorits lmentaires par les cuivres,
les cordes, les bois, indniablement mais de lintellectuelle parole
son apoge que doit avec plnitude et vidence, rsulter, en tant que
lensemble des rapports existant dans tout, la Musique27 . Mme dans
cette conception de la musique comme structure, plusieurs ralits
sont prendre en compte : la musique propose des modles de
structures par dveloppements, reprises, variations, qui se dploient
dans le temps. Cest, dautre part, lharmonie, la superposition des
sons dans des accords, possible chaque instant dans la musique, qui
peut devenir un modle pour la posie. Ds lors, ce nest plus un
dveloppement temporel du pome qui prime, mais la simultanit de tous
ses lments, ragissant les uns sur les autres, dans une sorte de
fixation du temps. Ainsi le mot musique nest-il pas univoque.
Sajoute toutes ces caractristiques, parfois contradictoires, la
prise en compte des volutions musicales de la fin du sicle. Il
arrive Samain de comparer lcriture versifie une musique facile,
sans surprise : [] il est des choses qui me semblent trop faciles ;
jai presque peur de ma virtuosit, jai presque honte, dirais-je,
descamoter lmotion dautrui, par des accords que jai tellement dans
les doigts, que je les donne, sans rien qu peine une lgre vibration
chez moi 28 . Il fait rfrence une musique classique codifie,
do