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1110 Lettre du SCH N°20 - Mars 2012 S HS H www.scialytique.org
Appétence pour le progrès technique, en
contradiction avec le refus du change-
ment organisationnel
Les chirurgiens sont souvent tiraillés
entre l’appétence pour l’innovation
technique et le sentiment de sécu-
rité que donne le respect des rites. Ils
ne sont pas toujours persuadés que le
temps passé à ré�échir collectivement
à la vie du bloc et de ses profession-
nels n’est pas du temps perdu, sauf
si, à la limite, le praticien n’a vraiment
rien à faire… Mais un chirurgien appa-
remment inoccupé est-il encore un vrai
chirurgien ? La suractivité fait partie des
modèles professionnels des chirurgiens,
à l’opposé de la « réunionite ». On peut
donc se demander si l’absence « impré-
vue » des chirurgiens aux réunions où
ils sont attendus, quelles qu’en soient
les causes objectives, n’appartiendrait
pas aux rites inconscients destinés à
attester à la cantonade l’appartenance
des praticiens à une corporation répu-
tée, dont le prestige repose en partie sur
l’urgence vitale ?
En 2010, à la demande du Service Pré-
vention et Contrôle de l’Infection (SPCI)
des Hôpitaux Universitaires de Genève,
se déroula une enquête socio-anthropo-
logique sur l’observance du lavage des
mains et ses représentations chez le
personnel médico-in�rmier. Un « focus
group » (sorte de table ronde interne
destinée à un partage d’expériences)
avait été réservé aux chirurgiens. Cinq
ou six avaient donné leur accord. Il n’en
vint qu’un seul. Les autres ne s’étaient
pas décommandés et furent attendus
en vain. L’enquête s’intégrait dans une
démarche pilote engagée par le méde-
cin-adjoint du SPCI, lequel avait de-
mandé aux chefs de service de recru-
ter des praticiens pour ce focus group.
La défection des chirurgiens inscrits a
peut-être tenu à la faible mobilisation
des chefs de service, ou à un manque
d’autorité de ceux-ci vis-à-vis de leurs
subordonnés. Mais toute une série de
questions mérite également d’être exa-
minée. S’agissait-il pour les absents de
zapper une réunion forcément « inutile »
puisque non purement technique, et
de satisfaire ainsi inconsciemment au
rite auquel j’ai fait allusion plus haut ?
Croyaient-ils que le lavage des mains
n’était qu’une simple affaire de disci-
pline ? Que la bactériologie était perçue
par tout le monde comme un absolu sur
lequel il n’y avait pas à revenir ? Avaient-
ils trop peu d’estime pour le médecin
porteur du projet, et à plus forte raison
pour l’étudiante chargée, avec une in�r-
mière, d’animer ces « focus groups » ?
Ou bien se sentaient-ils non concer-
nés puisque propres par essence, en
raison de leur fonction, comme esti-
maient l’être les confrères indignés de
Semmelweiss au XIXème siècle ? Le sujet
n’était-il digne que des in�rmières, gar-
diennes de l’hygiène hospitalière, et des
aides-soignantes auxquelles revient sta-
tutairement le sale boulot ? Il y a peut-
être eu de tout cela à la fois, la question
des rapports de pouvoir jouant un rôle
probablement déterminant, et venant
freiner la démarche de prévention des
infections nosocomiales. Ainsi aspects
relationnels et dimensions techniques
peuvent être interdépendants dans
les faits, alors qu’en théorie « être pro-
fessionnel » c’est passer par-dessus
« l’affectif ». Aujourd’hui cette élision de
« l’affectif » a montré ses limites.
Chez certains praticiens clas-
siques, le déni des émotions et les
explosions volcaniques sont sans
doute un héritage de la longue et
douloureuse histoire de la chirur-
gie. Il se pourrait d’ailleurs que
ces explosions émotionnelles aient
été ou soient encore pour certains
praticiens un moyen de se rassu-
rer indirectement sur leur propre
humanité. En l’absence de toute
anesthésie jusqu’à la moitié du
XIXème siècle, le métier s’est consti-
tué pendant des générations sur
la capacité du professionnel à se
couper de son propre ressenti et
à éviter toute empathie avec un
patient dont il n’était d’ailleurs pas
question d’obtenir le « consente-
ment éclairé », surtout s’il apparte-
nait à la grande plèbe des classes
indigentes auxquelles furent
réservés nos hôpitaux jusqu’à la
moitié du siècle dernier. Pendant
longtemps ce clivage émotionnel
a certainement été nécessaire.
Mais il se pourrait qu’aujourd’hui,
où l’anesthésie proprement dite
est passée dans les mœurs (mais
pas toujours le soulagement de la
douleur), cette sorte d’anesthé-
sie psychologique soit devenue
contre-productive, non seulement
vis-à-vis des patients mais vis-à-
vis d’un contexte hospitalier qui a
passablement évolué.
Le clivage émotionnel a partie liée
avec la méconnaissance, et pas
seulement chez les chirurgiens.
Chez ces derniers, est-il exagéré
de parler d’une culture du déni
lorsque surviennent des complica-
tions ? N’est-ce pas une stratégie
collective du déni qui, par exemple,
a conduit ou conduit encore cer-
tains chirurgiens (ou médecins) à
sous-évaluer l’incidence des in-
fections nosocomiales dans leurs
services et à ne pas les recon-
naître chez leurs patients ? D’où
le tollé qui, chez les orthopédistes,
a d’abord accueilli le dévoilement
auquel s’est livré à ce propos leur
confrère Patrick Mamoudy.
L’anthropologie est d’abord un art de
l’étonnement et du doute. J’en parlais
un jour à un chirurgien. « Mais moi, si je
doute, me dit un jour un praticien, je ne
pourrai plus opérer ». Justi�ée ou non,
une telle crainte explique peut-être la
résistance de certains de ces hommes
d’action que sont les chirurgiens à toute
remise en cause de leurs modes de
fonctionnement personnels et institu-
tionnels. C’est peut-être l’une des nom-
breuses raisons qu’ils ont de zapper les
réunions…
Marie-Christine Pouchelle
Directeur de recherche au CNRS, Centre Edgar
Morin, Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du
Contemporain, Paris.
Congrès Convergences de Tours
Le chirurgien et le temps
Les chirurgiens et le temps
Le chirurgien maître du temps
A l’hôpital la maîtrise du temps est
l’un des signes majeurs du pouvoir. De
même que chez les oiseaux les relations
hiérarchiques sont livrées par l’observa-
tion de qui picore qui, on peut dire qu’à
l’hôpital les relations hiérarchiques sont
livrées par l’observation de qui peut
s’autoriser à faire attendre qui. (En bas
de l’échelle, on trouvera généralement
le patient).
Pour les chirurgiens il y a évidemment
quelque chose d’immédiatement vital
dans le contrôle du temps, dès lors qu’il
s’agit d’hémorragie et/ou d’ischémie.
Mais on dirait que cet aspect a large-
ment débordé sur l’ensemble des com-
portements professionnels et privés des
praticiens. De sorte qu’il est de noto-
riété publique à l’hôpital qu’on ne fait
pas attendre un chirurgien, mais qu’on
l’attend.
Je caricature : sur-actif, donc chroni-
quement débordé, le chirurgien maître
de son temps et du temps des autres,
obéit en fait aux priorités qu’il se donne,
variables selon les individus.
Une exigence de vitesse qui contraste
avec la longueur d’une formation (bac
+ 15) pendant laquelle ils ont rongé leur
frein (ceci explique d’ailleurs peut-être
en partie cela).
Cette exigence de vitesse se traduit à
divers niveaux : entre autres :
- vitesse opératoire d’abord (mo-
dèle éternel de Larrey), sauf s’il
s’agit de lambiner pour empê-
cher un confrère de prendre la
suite dans la même salle ;
- vitesse de déplacement (avion,
voitures puissantes) ;
- jadis (XVIème siècle) les chirur-
giens inciseurs appelés les
« coureurs » (éviter les suites
opératoires)…
- Une certaine brusquerie :
prendre des raccourcis dans
les procédures relationnelles
ordinaires.
Les greffes d’organes = « fêtes chirurgi-
cales » car s’y jouent à la fois la maîtrise
du temps collectif et la course contre la
montre biologique.
Complexité des rapports chirurgiens-
anesthésistes : le pouvoir et le temps :
Résistance des chirurgiens déjà évo-
quée plus haut (perte de pouvoir).
Signi�catif que le reproche sempiternel-
lement adressé aux anesthésistes par
les chirurgiens, c’est d’être en retard, de
retarder tout le monde.
Progrès de la chirurgie dûs à l’anesthé-
sie. Mais se demander si les chirurgiens
n’en veulent pas aux anesthésistes de
leur avoir donné la possibilité d’opérer
plus longuement.
Perte de la maîtrise du temps chez les
chirurgiens :
Que le temps proprement chirurgical,
celui du geste, soit « à la disposition de
l’organisation des salles d’opération »
(cas de l’ambulatoire) : très déstabilisant
pour certains chirurgiens.
Quelques contradictions dans les situations auxquelles sont confrontés les chirurgiens
Certains chirurgiens, parfois les mêmes,
ressentent le besoin d’un temps de ré-
�exion, d’une prise de distance par rap-
port à l’agir, alors qu’ils ont le sentiment
que notre système de santé les pousse
à l’action, et donc les pousse dans leur
addiction à l’agir… (MC : accélération du
temps en général dans les sociétés post-
industrielles… et boursières).
Peut-on à la fois regretter l’individua-
lisme des chirurgiens (par exemple leur
désengagement de l’action syndicale)
et lutter pour que les chirurgiens restent
des pivots privilégiés ?
Pour retrouver leur autonomie par rap-
port au système, se donner les moyens
de réagir ef�cacement, les chirurgiens
devraient-ils renoncer en partie à l’une
des dimensions les plus identitaires
de leur métier : l’action rapide ? Se
faire parfois les apôtres de la lenteur ?
Savoir « perdre du temps » au pro�t
de la ré�exion, de la gestion collective
des prises en charge thérapeutiques,
de l’organisation des blocs et des ser-
vices d’hospitalisation ? Mais, puisque,
dans l’imaginaire du métier, la vitesse
rime bien souvent avec la compétence,
s’engager dans la « perte de temps » et
dans une relative lenteur serait-ce, pour
certains chirurgiens, s’engager symbo-
liquement dans la perte de leur identité
professionnelle ?
Marie-Christine Pouchelle est anthropologue. Elle a passé plus de 10 ans à observer le fonctionnement des
blocs opératoires, des réanimations et bien sûr, leurs acteurs médicaux et para-médicaux. De nombreuses
publications ont relaté ses observations. Elle a eu la gentillesse de participer au congrès de Tours, à notre
ré�exion sur les fondamentaux de la chirurgie : elle nous con�e quelques ré�exions sur le temps et le chirur-
gien. Le SCH espère que ces quelques lignes sauront éveiller votre curiosité à découvrir ses deux livres
consacrés à la chirurgie : L’Hôpital ou le Théâtre des Opérations et L’Hôpital corps et âme
Bernard Lenot