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Hippolyte Taine et l’actualité par Jean-Jacques TIJET Une réflexion du philosophe et historien du XIX e siècle Hippolyte Taine (1828-1893) dans son célèbre bouquin, qui vient d’être réédité chez Robert Laffont, Les origines de la France contemporaine, m’a épaté par son actualité ! Extrait du chapitre II qu’il dénomme Les Destructions de son Livre deuxième L’Assemblée constituante et son oeuvre… [Après avoir expliqué l’émigration des aristocrates en 1789 – les troubles révolutionnaires, non réprimés par le pouvoir, attentent à leurs biens et à leur vie - et distingué ceux qui hantaient la Cour à Versailles qu’il qualifie de « véritables parasites » des nombreux gentilshommes campagnards qui vivaient chichement des revenus de leurs terres, proches de leurs paysans et bien utiles à l’économie du royaume]... L’assemblée 1 a traité les nobles comme Louis XIV a traité les protestants 2 . Dans les deux cas les opprimés étaient une élite. Dans les deux cas, on leur a rendu la France inhabitable. Dans les deux cas, on les a réduits à l’exil et on les a punis de s’exiler. Dans les deux cas, on a fini de confisquer leurs biens, et par punir de mort tous ceux qui leur donnaient asile. Dans les deux cas, à force de persécutions, on les a précipités dans la révolte. A l’insurrection des Cévennes correspond l’insurrection de la Vendée et l’on trouvera les émigrés, comme jadis les réfugiés sous les drapeaux de la Prusse et de l’Angleterre. Cent mille Français chassés à la fin du XVII e siècle, cent vingt mille Français chassés à la fin du XVIII e siècle, voilà comment la démocratie intolérante achève l’oeuvre de la monarchie intolérante. L’aristocratie morale a été fauchée au nom de l’égalité. Pour la seconde fois, et avec le même effet, un principe absolu enfonce son tranchant dans la société vivante. Le succès est complet, et dès les premiers mois de la Législative 3 un député, apprenant le redoublement des émigrations, peut dire avec joie : « Tant mieux ! La France se purge ». En effet, elle se vide de la moitié de son meilleur sang. Aujourd’hui (fin 2012) ce sont les possédants aisés (même si la plupart ont « atteint la richesse » par leur travail créatif, leurs idées ou leurs découvertes) qui veulent s’exiler pour fuir la vindicte d’un gouvernement « un tantinet dogmatique » ; ils pourraient constituer, selon Taine, un 3 e cas d’opprimés ! Jugez-les – éventuellement - selon votre conscience et surtout votre raison car, pour ma part, je n’ai pas l’intention de leur bâtir un procès d’intention. J’appliquerais plutôt les sages réflexions de Taine (encore… mais cette fois dans son Essai sur Tite-Live) : «…Considérez l’historien qui traite l’Histoire comme elle le mérite, c'est-à-dire en science. Il ne songe ni à louer, ni à blâmer ; il ne veut ni exhorter ses auditeurs à la vertu, ni les instruire dans la politique. Ce n’est pas son affaire d’exciter la haine ou l’amour, d’améliorer les coeurs ou les esprits ; que les faits soient beaux ou laids, peu lui importe ; il n’a pas charge d’âmes ; il n’a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets, de le rendre concitoyen des personnages qu’il décrit, et contemporain des évènements qu’il raconte. Que les moralistes viennent maintenant, et dissertent sur le tableau exposé ; sa tâche est finie ; il leur laisse la place et s’en va... » Alors Messieurs les censeurs, à vous de jouer ! 1 Les députés du Tiers état se sont constitués en Assemblée nationale le 17 juin 1789, puis en Assemblée nationale constituante le 9 juillet de la même année. C’est à cette assemblée, qui siègera jusqu’en septembre 1791, que Taine fait allusion. 2 En 1685 Louis XIV, par l’édit de Fontainebleau, révoque l’édit de Nantes de 1598 promulgué par son grand-père Henri IV qui reconnaissait la liberté de culte aux protestants et leur garantissait des droits ; une grande partie de ceux-ci (entrepreneurs, artisans, militaires, médecins, magistrats,…) prirent alors le chemin de l’exil… avec leur savoir-faire et leur fortune qui profiteront ainsi à la Prusse, à l’Angleterre et à la Suisse en particulier (300 ont même rejoint le millier de colons originaires des Pays-Bas – les Boers – qui défrichaient alors les terres ingrates de l’Afrique du Sud, ai-je lu récemment). 3 Elle fait suite à l’Assemblée constituante et siègera d’octobre 1791 à septembre 1792.

Hippolyte Taine et l'actualité

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Extrait du célèbre livre d'Hippolyte Taine Les origines de la France contemporaine avec une vision sur certains évènements d'aujourd'hui

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Page 1: Hippolyte Taine et l'actualité

Hippolyte Taine et l’actualité par Jean-Jacques TIJET

Une réflexion du philosophe et historien du XIXe siècle Hippolyte Taine (1828-1893) dans son célèbre bouquin, qui vient d’être réédité chez Robert Laffont, Les origines de la France contemporaine, m’a épaté par son actualité !

Extrait du chapitre II qu’il dénomme Les Destructions de son Livre deuxième L’Assemblée constituante et son œuvre… [Après avoir expliqué l’émigration des aristocrates en 1789 – les troubles révolutionnaires, non réprimés par le pouvoir, attentent à leurs biens et à leur vie - et distingué ceux qui hantaient la Cour à Versailles qu’il qualifie de « véritables parasites » des nombreux gentilshommes campagnards qui vivaient chichement des revenus de leurs terres, proches de leurs paysans et bien utiles à l’économie du royaume]... L’assemblée1 a traité les nobles comme Louis XIV a traité les protestants2. Dans les deux cas les opprimés étaient une élite. Dans les deux cas, on leur a rendu la France inhabitable. Dans les deux cas, on les a réduits à l’exil et on les a punis de s’exiler. Dans les deux cas, on a fini de confisquer leurs biens, et par punir de mort tous ceux qui leur donnaient asile. Dans les deux cas, à force de persécutions, on les a précipités dans la révolte. A l’insurrection des Cévennes correspond l’insurrection de la Vendée et l’on trouvera les émigrés, comme jadis les réfugiés sous les drapeaux de la Prusse et de l’Angleterre. Cent mille Français chassés à la fin du XVIIe siècle, cent vingt mille Français chassés à la fin du XVIIIe siècle, voilà comment la démocratie intolérante achève l’œuvre de la monarchie intolérante. L’aristocratie morale a été fauchée au nom de l’égalité. Pour la seconde fois, et avec le même effet, un principe absolu enfonce son tranchant dans la société vivante. Le succès est complet, et dès les premiers mois de la Législative3 un député, apprenant le redoublement des émigrations, peut dire avec joie : « Tant mieux ! La France se purge ». En effet, elle se vide de la moitié de son meilleur sang.

Aujourd’hui (fin 2012) ce sont les possédants aisés (même si la plupart ont « atteint la richesse » par leur travail créatif, leurs idées ou leurs découvertes) qui veulent s’exiler pour fuir la vindicte d’un gouvernement « un tantinet dogmatique » ; ils pourraient constituer, selon Taine, un 3e cas d’opprimés ! Jugez-les – éventuellement - selon votre conscience et surtout votre raison car, pour ma part, je n’ai pas l’intention de leur bâtir un procès d’intention. J’appliquerais plutôt les sages réflexions de Taine (encore… mais cette fois dans son Essai sur Tite-Live) : «…Considérez l’historien qui traite l’Histoire comme elle le mérite, c'est-à-dire en science. Il ne songe ni à louer, ni à blâmer ; il ne veut ni exhorter ses auditeurs à la vertu, ni les instruire dans la politique. Ce n’est pas son affaire d’exciter la haine ou l’amour, d’améliorer les cœurs ou les esprits ; que les faits soient beaux ou laids, peu lui importe ; il n’a pas charge d’âmes ; il n’a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets, de le rendre concitoyen des personnages qu’il décrit, et contemporain des évènements qu’il raconte. Que les moralistes viennent maintenant, et dissertent sur le tableau exposé ; sa tâche est finie ; il leur laisse la place et s’en va... » Alors Messieurs les censeurs, à vous de jouer !

1 Les députés du Tiers état se sont constitués en Assemblée nationale le 17 juin 1789, puis en Assemblée nationale

constituante le 9 juillet de la même année. C’est à cette assemblée, qui siègera jusqu’en septembre 1791, que Taine fait allusion. 2 En 1685 Louis XIV, par l’édit de Fontainebleau, révoque l’édit de Nantes de 1598 promulgué par son grand-père Henri IV

qui reconnaissait la liberté de culte aux protestants et leur garantissait des droits ; une grande partie de ceux-ci (entrepreneurs,

artisans, militaires, médecins, magistrats,…) prirent alors le chemin de l’exil… avec leur savoir-faire et leur fortune qui

profiteront ainsi à la Prusse, à l’Angleterre et à la Suisse en particulier (300 ont même rejoint le millier de colons originaires des

Pays-Bas – les Boers – qui défrichaient alors les terres ingrates de l’Afrique du Sud, ai-je lu récemment). 3 Elle fait suite à l’Assemblée constituante et siègera d’octobre 1791 à septembre 1792.

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Jean-Paul Cointet, professeur émérite des universités, qui est à l’origine de la réédition du livre en 2011, écrit dans sa Préface …il s’agit de comprendre et de tenter de modifier un état mental propre à la France qui la porte à enfanter des principes abstraits qu’elle s’obstine à vouloir faire entrer de force dans la réalité… on ne saurait mieux dire !

On peut ajouter, sans risque d’être contredit : à toutes les époques et quel que soit le régime politique, la France a un certain don pour faire fuir une partie de sa population parmi la plus entreprenante.

C’est l’Homme qui « fait » l’Histoire - si j’en crois Marc Bloch… l’objet de l’Histoire est par

nature l’homme… ; comme le tempérament de celui-ci et ses pulsions n’évoluent guère au fil des siècles (sa soumission à des idéologies, par exemple, est de tout temps) elle semble parfois se répéter. Il est faux pourtant de déclarer que l’Histoire est un éternel recommencement car, s’il est vrai que les mêmes causes produisent bien souvent les mêmes effets, l’Histoire ne repasse jamais par le même chemin4.

Les propos de Taine écrits vers 1890 sont encore une preuve que l’étude de l’Histoire ne s’inscrit pas dans la nostalgie du passé mais, à l’opposé, dans la compréhension du présent.

4 Selon Henri de Gaulle, le père de Charles… Ma source est le livre de J.-R. Tournoux Pétain et de Gaulle sorti en 1964…