Les va-et-vient du chantier pendant les Trente Glorieuses : figures de la mobilité dans...

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« Le bâtiment […] a ceci de caractéristique, a contrario d’autres productions, que la

machine ou l’équipe y est mobile, c’est l’objet fabriqué qui reste en place1. » Contemporaine des profondes transformations que connaît le secteur de la construc-tion après la Seconde Guerre mondiale, la remarque de l’ingé-nieur-constructeur André Balen-cy-Béarn pointe ici une réalité élémentaire avec laquelle doivent composer toutes les tentatives pour rationaliser ce domaine d’activité. Le constat n’est pas nouveau tant il est d’usage depuis

l’entre-deux-guerres de critiquer ce mode de production (morcel-lement et discontinuité de l’acti-vité, instabilité du lieu de travail comme de la main d’œuvre) au nombre des « retards » dont est accusé le monde du bâtiment, dans les rangs des architectes autant que chez les ingénieurs, et dans le discours politique autant qu’économique. Pour autant, au-delà de la terminologie stricte et de la rhétorique des acteurs, dans quelle mesure les questions de « mobilité », au sens actuel du terme, constituent-elle une clé pour aborder les renouvelle-

ments qui marquent le secteur de la construction dans la deuxième moitié du XX

e siècle ? En s’inté-ressant ici à des déplacements physiques proprement dits, en premier lieu ceux des matériaux, de l’outillage et des produits du bâtiment, qui dans l’esprit des protagonistes semblent dominer ceux des hommes, il s’agit bien de mettre en lumière leurs rela-tions avec d’autres mobilités, au sens organisationnel et social, liées notamment aux transferts allant de l’industrie vers les chantiers de construction, des travaux publics vers le bâtiment

GUY LAMBERTHistorien de l’architecture

Maître assistant à l’ENSA de Paris-Belleville, chercheur à l’IPRAUS (UMR AUSSER 3329)

SHAPE Village à

Fontainebleau, 1950-1953, Marcel Lods et Maurice Cammas, architectes. Une usine de préfabrication lourde a été établie à Melun en utilisant

des installations ferroviaires existantes. Académie d’Architecture/CAPA, fonds association

Marcel Lods et Eugène Beaudoin, 323 AA 502/8.

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ou encore du monde de la grande entreprise vers les PME. Recon-naître, avec les protagonistes liés à ces mutations, qu’il convient de « rattacher à la notion de vitesse d’exécution [celle] d’espace d’exécution2 », n’est-ce pas faire une place à l’industrialisation de la construction dans l’actuel « tournant de la mobilité3 » ?

Avant même la Libération, la préfabrication apparaît à plus d’un titre emblématique des recherches soutenues par l’État pour industrialiser le bâtiment, comme l’illustrent en particulier les concours et les chantiers expérimentaux des années 1940 et 1950. Reflet de l’obsession bien connue de produire les logements « comme des automo-biles », la prédilection pour une préfabrication totale va de pair avec un engagement des entre-prises dans la mise au point de procédés constructifs auxquels

elles sont bientôt identifiées (Camus et Coignet notamment). « Il faut bien reconnaître, écrivait en 1962 le secrétaire de l’Union syndicale nationale de la préfa-brication, que si l’État […] n’avait pas encouragé il y a quelques années la création d’usines fixes de préfabrication dans certaines zones particulièrement chargées en besoins, en promettant et en assurant des programmes de série suffisants, aucun entrepre-neur ou industriel n’aurait eu l’au-dace de monter de telles usines qui coûtent souvent plusieurs centaines de millions4. » S’il s’agit bien là d’une question d’organisa-tion du travail autant que d’inves-tissement financier, elle dépasse en réalité largement le cadre strict de l’usine pour inclure éga-lement les équipements méca-niques qui, du lieu de fabrication au chantier, sont indispensables non seulement pour le levage et la manutention d’éléments sou-vent lourds et volumineux, mais aussi pour leur transport par la route. Ces contraintes concer-nent prioritairement les systèmes

de préfabrication lourde en béton armé : les éléments ainsi produits, qui témoignent d’une concentra-tion très poussée des ouvrages en incluant fréquemment le second œuvre (revêtement, isolation, huisseries), peuvent peser entre une à huit tonnes.

De ce point de vue, l’opposition entre métal et béton – qui ne peut se résumer à une distinction entre préfabrication légère et préfabri-cation lourde comme on le lit parfois – est sans doute illusoire tant les industriels de la construc-tion métallique et du verre sont confrontés aux mêmes réalités pour la production et l’achemi-nement des panneaux de façade légers, tout comme les fabricants de blocs sanitaires, qui réunissent en un seul ensemble tous les équi-pements des pièces humides. Au fond, malgré les atouts reconnus au travail en usine, les inconvé-nients d’ordre organisationnel induits par la distance avec le site ne manquent pas. Tout en soumettant le planning de chan-tier à l’état des infrastructures routières et aux aléas de l’appro-

Ambassade de France à Varsovie,

Bernard Zehrfuss, Henry Bernard

et Guillaume Gillet,

architectes, vue du transport des

panneaux de façade conçus par Jean Prouvé.

Académie d’architecture/CAPA, fonds Bernard

Zehrfuss, 358 AA.

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Opération

de 526 logements

à Rennes

(Albert Hec,

architecte ; procédés

Barets). La grue mobile

dessert les aires

de préfabrication

comme le montage

des bâtiments.

Techniques

et architecture, 25e série, n° 4,

mai-juin 1965, p. 135.

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vail et de sa délimitation ? La « grue mobile » en est sans doute l’un des meilleurs témoignages.

Figure emblématique de la pro-duction des Trente Glorieuses, le « chemin de grue » n’est guère évoqué aujourd’hui que sur le mode de la dénonciation tant il a pu conditionner l’urbanisme des grands ensembles par ses excès de longueur. Mais si la grue à tour sur rails a certes été encou-ragée tout d’abord par la préfa-brication lourde, elle a contribué plus largement à renouveler le quotidien des chantiers, quelle qu’en soit l’échelle, au point d’en constituer la première des « installations clés8 », plus utili-sée encore pour le déplacement des objets que pour leur levage proprement dit. Sa généralisation traduit chez les entreprises une manière renouvelée d’envisager les coûts de la construction, où les exigences d’une politique d’investissement sont opposées aux « dépenses improductives, […] grosses consommatrices de main d’œuvre qualifiée9 », et où la polyvalence d’un équipement mécanique comme la grue peut être opposée à l’immobilisation des échafaudages par exemple…

De même, l’essor des coffrages-outils illustre un déplacement

celui de l’appareil de production lui-même, qui témoigne d’une préférence nouvelle pour « des usines semi-fixes susceptibles d’un démontage et d’un transport rapides7 ».

À l’instar de ces usines de préfa-brication démontables, la rhéto-rique de la mobilité vient à cette époque qualifier une part signifi-cative de l’outillage de chantier : grue mobiles, centrales à béton mobiles ou encore coffrages glis-sants. Peut-être conviendrait-il de distinguer dans ce registre les équipements mécaniques effectivement en mouvement de ceux qui, certes nomades d’un site à l’autre, sont sédentarisés à l’échelle de l’un d’eux. Rete-nons surtout qu’ils participent tous à une forme d’accélération de l’exécution mais aussi à un « alourdissement » plus marqué des installations de chantier. L’épithète « mobile » employée pour désigner une partie de l’équipement ne reflète-t-elle pas justement la conscience de cet enracinement de l’espace de tra-

visionnement, l’étape du trans-port n’est pas non plus sans effet sur la définition même des élé-ments préfabriqués : « La limite des dimensions, pour les grands panneaux produits en usine, est déterminée moins par le poids compatible avec la puissance des engins de levage, qui […] s’est sensiblement accrue, que par les cotes du gabarit routier5. »

Si, dans un contexte d’encourage-ment à l’innovation, les surcoûts engendrés par une telle organisa-tion n’apparaissent tout d’abord pas déterminants, les incidences du transport appellent toutefois bientôt d’autres adaptations. Comme le résume l’ingénieur Jean Barets, si la préfabrication en usine présente bien « des conditions optima de rendement, d’organisation et de contrôle », en revanche le recours obligatoire à des transporteurs spéciaux « pré-sente l’inconvénient d’être coû-teux [et] d’endommager parfois les éléments6 ». À l’instar de ce que permet le procédé élaboré par cet ingénieur, bien des entre-prises recourent alors à l’installa-tion d’usines provisoires ou d’ate-liers forains pour préfabriquer les pièces à proximité immédiate du chantier. Au déplacement des éléments finis se substitue alors

Fonctionnant comme un coffrage tunnel chauffant, le « thermo- coffrage SECTRA » est censé permettre de couler la structure

d’un étage par jour. Catalogue du bâtiment, 2e édition, Paris, CSTB, 1964, vol. 1, p. 165.

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accordée au planning, « éche-lonnement des activités dans le temps et l’espace11 ».

Au seuil des années 1980, au moment où le bilan de quarante années d’« innovations » dans le bâtiment croise les perspectives d’une histoire récente – sociale autant qu’architecturale et urbaine –, les visées critiques sont intimement liées à une lec-ture prospective des enjeux. Si le registre de la « mobilité » revient ici en scène, c’est autant sur le mode de la « métaphore12 » que sur celui des déplacements phy-siques : il illustre de fait une prise de conscience renouvelée « des spécificités du secteur et des

Au final, si la construction tra-ditionnelle reste encore majo-ritaire, tous les chantiers sont pour ainsi dire marqués par les évolutions qui touchent désor-mais leur quotidien matériel et organisationnel. D’une part, les besoins renouvelés de l’outillage en force motrice et plus large-ment en énergie (électricité, eau, air comprimé, voire dispositifs de chauffage du béton pour en accélérer la prise) ont accru le rôle de l’énergie au plan de la production comme à celui des réseaux, certes provisoires, mais essentiels dans les installations de chantier. D’autre part, cette mécanisation ne peut être déta-chée d’une volonté générale de rationalisation dont témoignent à la fois la transposition des méthodes d’« organisation scien-tifique » et l’importance nouvelle

sur le chantier des processus d‘industrialisation, non plus can-tonnés aux produits « innovants » du bâtiment, mais appliqués au perfectionnement d’un outillage traditionnel afin d’améliorer le coulage en place du béton armé. Le principe du coffrage glissant, conçu pour couler en continu plusieurs phases d’un même ouvrage, incarne sans doute le mieux le mouvement de méca-nisation de ce type d’outillage. Employé depuis le début du siècle dans le domaine de l’architecture industrielle – à commencer par les silos américains, puis les châ-teaux d’eau ou les phares – il s’adapte plus ou moins bien à la construction des immeubles, où la réalisation des refends et des planchers intermédiaires repré-sente autant de contraintes. Si en France, à la différence d’autres pays européens, son usage reste limité en la matière, il peut toute-fois apparaître « très avantageux malgré le petit nombre d’étages, par suite de la bonne organisa-tion de l’exécution et du grand nombre d’immeubles construits avec le même coffrage glissant10 ».

Le coffrage tunnel, permettant de couler en une seule opération les refends porteurs et le plan-cher supérieur, connaît quant à lui un tout autre succès. Mis au point au cours des années 1950, il s’impose au cours de la décennie suivante comme une solution alternative à la préfa-brication totale, au moment où celle-ci semble n’avoir tenu ni ses promesses d’économie, ni celles de rapidité. Mais l’attrait pour la souplesse que permettent l’industrialisation des techniques de chantier et le « traditionnel évolué » fait aussi écho à l’im-plication croissante de la maî-trise d’ouvrage privée, qui dans les années 1960 vient relayer et même dépasser celle du secteur public. Cette évolution dans la production et la commercialisa-tion du logement fait prévaloir des solutions techniques pouvant s’adapter à des programmes géo-graphiquement plus dispersés et d’échelle moindre que les grosses opérations précédemment soute-nues par l’État.

Construction modulaire SIRH (Jean et Claude Prouvé concepteurs). Construction d’un logement prototype à Ludres, transport d’une cellule par hélicoptère. Techniques et

architecture, n° 292, avril 1973

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son (dir.), Encyclopédie pratique de la construction et du bâtiment, Paris, Librairie Quillet, 1959, tome 2, p. 1396.

6. J.-J. Barets, « La préfabrication lourde », Techniques et architec-ture, 17e année, n° 5, novembre 1957, p. 82.

7. Ibidem.

8. Émile Olivier, Organisation pra-tique des chantiers, Paris, En-treprise moderne d’édition, 1969, tome 1, chapitre 4.

9. Camille Bonnome, Louis Léonard,, art. cit., p. 1390.

10. Tudor Dinesco, Andrei Sandru, Constantin Radulesco, Les cof-frages glissants. Technique et utilisation, Paris, Eyrolles, 1968. (1re édition : Bucarest, 1963), p. 55.

11. Émile Olivier, op. cit., tome 2, p. 117.

12. Mathieu Flonneau et Vincent Gui-gueno, op. cit., p. 13.

13. Pierre Strobel, « Les politiques d’industrialisation de la construc-tion en France depuis la Libé-ration », in Architecture et in-dustrie : passé et avenir d’un mariage de raison, Paris, CCI, Centre Georges Pompidou, p. 41.

tal soutenu par l’État, dans une production plus courante, qu’en définitive se sont développées le plus durablement les circulations entre l’industrie et la construc-tion.

1. A. Balency-Béarn, « Problèmes d’organisation », Techniques et architecture, 17e année, n° 5, no-vembre 1957, p. 119.

2. Idem.

3. Pour reprendre le terme de Ma-thieu Flonneau et de Vincent Gui-gueno, « De l’histoire des trans-ports à l’histoire de la mobilité ? Mise en perspective d’un champ », in Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mo-bilité ? État des lieux, enjeux et perspectives de recherche, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 12.

4. E. H. L. Simon, L’industrialisa-tion de la construction, Paris, Éditions du Moniteur des travaux publics, 1962, p. 52.

5. Camille Bonnome, Louis Léo-nard, « L’industrialisation de la construction », in Bernard Dubuis-

savoir-faire, que ce soit au niveau du chantier, des entreprises ou encore des concepteurs13 », spécificités que les politiques publiques en matière d’indus-trialisation avaient précisément contribué à nier. Ainsi, à l’heure où se reposent les questions de qualification de la main d’œuvre du bâtiment, est-il commun de souligner les liens existant entre la précarisation des ouvriers et leur « mobilité », celle-ci perçue sur un plan « professionnel » plus encore que spatial. Dans le même temps, les derniers avatars d’une industrialisation du bâtiment reflètent eux-mêmes une lecture du même ordre, à travers la poli-tique des « composants compa-tibles » et de l’« industrialisation ouverte », censée concilier fabri-cation en usine, réalité des chan-tiers et variété architecturale. Pour autant, si l’usage d’éléments comme les poutrelles préfabri-quées, les panneaux de placo-plâtre ou encore les huisseries en série est désormais courant à cette date, sans doute est-ce en marge du champ expérimen-