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1
Dans le secret des dieux
Alain Dag ‘Naud
LA CREATION DU MONDE
Zeus, tel est le nom que me donnent les humains, simples
mortels. Je suis le souverain des dieux et des hommes.
Écoute l'hymne que l'on chante en mon honneur :
« Ô toi, le plus glorieux des Immortels. Toi qu'on adore
sous mille noms. Toi dont la toute-puissance est éternelle.
Zeus, maître de la nature. » Quand je fronce mes sourcils,
quand j'agite ma chevelure, le monde tremble. Je possède
la lance qui déchaîne l'éclair. Cependant, je n'ai pas régné
de toute éternité sur le ciel et la terre. Voici mon histoire et
mes combats.
Nous allons d'abord nous rendre en un monde étrange,
effrayant. Celui des origines, quand il n'y avait ni terre, ni
mer, ni ciel. Rien que le vide. Les ténèbres envahissaient
tout. C'était le domaine de Chaos, mon lointain ancêtre. Il
était seul dans l'infini. Comme il n'avait nulle part où poser
le pied, il voulut mettre de l'ordre. Il créa d'abord la déesse
Nuit et son frère Érèbe. Alors survint une merveille. La
Nuit se mit à danser au-dessus du vide. Elle dansait pour se
réchauffer. Tant et si bien que son mouvement onduleux fit
naître un vent du nord, le Borée. Celui-ci dissipa les
ténèbres, et le Jour naquit. Puis ce fut l'espace, qu'on
appelle Éther. Et vinrent la Terre et la Mer. Les éléments
étaient en place.
2
Au plus profond du monde souterrain demeurent encore
des êtres monstrueux, souvenirs de ce temps. Mieux vaut
éviter de les affronter. Nous allons pourtant aller à leur
rencontre, descendre dans le domaine d'Érèbe. Pour y
pénétrer, il faut passer devant une caverne. C'est la
demeure d'Echidna. Cette créature étrange profite d'une
éternelle jeunesse. Son buste et sa tête sont ceux d'une
charmante jeune fille. Mais attention : le bas de son corps
est formé d'un serpent redoutable, une énorme vipère
tueuse, et sa bave est un poison violent.
Échidna a donné naissance à de nombreux enfants. Deux
d'entre eux sont redoutables : Chimère et Cerbère. La
première a trois têtes, l'une de lion, l'autre de chèvre, la
troisième de serpent. Elle crache le feu et dévore ceux
qu'elle rencontre sur son chemin. Le second, Cerbère, est
un chien à plusieurs têtes et à la queue de dragon. Il est
posté à l'entrée des enfers. Il laisse tout le monde entrer ;
mais il dévore ceux qui tentent d'en ressortir.
Continuons à descendre. Nous sommes maintenant au plus
profond du royaume infernal. On entend des ronflements et
des soupirs. Ce sont ceux des trois Erinyes, toujours en
Furies. Elles sont vêtues de noir. Leur robe est tachée de
sang, car elles fouettent les coupables de crimes et de vols.
Mieux vaut ne pas prononcer leur nom, cela porte malheur.
Plus loin, ces femmes vêtues de blanc, ce sont les Moires.
Sur leur quenouille, elles filent le destin de chaque
homme. La première, Clotho, lance le fil. La seconde,
Lachésis, choisit le dessin de la vie. La troisième, Atropos,
coupe le fil au moment de la mort. Et ce jeune homme, là-
bas, qui porte une torche en main, c'est Thanatos. Il
accompagne le défunt lors de son passage dans l'au-delà.
3
GAIA, LA TERRE
Remontons maintenant du royaume des ténèbres. Nous
voici sur Terre. Le sol sur lequel nous marchons cache un
secret. C'est le corps vivant de la plus grande des déesses :
elle s'appelle Gaia. Voici son étrange histoire.
Gaia, la Terre, se maria avec le Ciel, que l'on nomme
Ouranos. Us eurent beaucoup d'enfants. D'abord douze
Titans, six garçons et six filles. Tout petits déjà, ils étaient
d'une taille énorme et d'une force incroyable. Puis elle
donna le jour à des Géants aux cent bras. Elle enfanta
encore le serpent Python à l'haleine puante et toute une
famille de monstres.
Ils étaient si horribles qu'Ouranos dit à Gaia : « Je ne veux
plus voir mes enfants ! »
Et il les enferma dans une prison souterraine, le Tartare.
Gaia d'abord ne dit rien. Chaque nouveau bébé qui
naissait, Ouranos le prenait et le jetait dans le Tartare. Un
jour, cependant, Gaia en eut assez. Sans rien dire à son
mari, elle prit le chemin du monde souterrain. Tout au
fond, elle appela ses enfants. Us vinrent et s'assemblèrent
autour d'elle. Gaia leur dit :
« Votre père vous retient prisonniers ici.
- Mais que pouvons-nous faire ? répondit une Titanide, la
belle Mnémosyne, déesse de la Mémoire.
- Vous révolter, répondit sa mère.
- Nous n'oserons jamais l'affronter. Il est notre père. Nous
lui devons le respect ! » dit le Titan Japet.
Gaia était désolée. Tout à coup, le plus jeune des Titans,
Cronos, s'écria :
« Moi, j'agirai ! »
Il accompagna sa mère jusqu'à l'air libre. La nuit était
tombée. C'était parfait. Ouranos ne pouvait les voir. Gaia
murmura à l'oreille de Cronos : « Tiens. Prends cette serpe
de silex. Je l'ai fabriquée moi-même. Tu exécuteras ta
mission dans deux heures, quand Ouranos me rejoindra. »
L'aube se levait. Ouranos, tout nu, se glissa contre son
épouse. Cronos en profita. Il se faufila près du lit. Puis d'un
coup sec, il trancha le sexe d'Ouranos.
Horrible histoire n'est-ce pas ? Mais des gouttes
s'échappèrent de la blessure. Elles tombèrent dans les flots
marins. Une écume blanche se mit à bouillonner. En jaillit
une déesse superbe. C'était Aphrodite, déesse de l'amour.
4
CRONOS, LE TEMPS QUI DEVORE SES ENFANTS
Les enfants de Gaia libérés, Cronos prit le pouvoir. Il se
maria avec l'une des Titanides, Rhéa. Ils eurent à leur tour
de nombreux enfants. Moi, Zeus, je suis l'un d'eux. Mais
j'ai bien failli ne jamais voir le jour. Voici pourquoi.
Cronos apprit, je ne sais comment, que l'un de ses enfants
s'emparerait de son trône. Il décida alors d'avaler tout cru
ses nouveau-nés. Cinq d'entre eux furent ainsi engloutis.
Rhéa attendait un sixième enfant.
« Je dois le sauver », se dit-elle.
Avant d'accoucher, elle prit une grosse pierre. Elle la
couvrit de langes. Elle me donna le jour et me cacha. Puis
elle se leva, prit la pierre emmaillotée et la tendit à
Cronos :
« Voici votre fils. »
Cronos l'enfourna sans se douter de rien.
Aussitôt, ma mère m'emporta. Elle courut jusqu'à l'île de
Crète, en pleine mer Méditerranée. Elle me cacha dans la
montagne, au sein d'une grotte profonde. J'avais un
berceau d'or. Mais voilà que je me mis à pousser de grands
cris. J'avais faim. Elle demanda à des jeunes gens des
environs, les Curètes, de faire du bruit pour couvrir mes
vagissements. Ils tapèrent tant sur leurs tambours et leurs
cymbales que nul ne m'entendit. Puis elle fit venir
Adrastée et sa sœur, filles du roi de Crète :
« Nourrissez-le. Elevez-le comme votre fils, leur
commanda-t-elle. Et n'en dites rien à personne. » Les deux
princesses amenèrent une chèvre, Amalthée, qui me donna
son lait. Une grosse abeille m'apportait chaque jour du
miel. Et je grandissais, heureux. Je jouais avec les bergers
du mont Ida. Quand ma chèvre mourut, je découpai sa
peau pour en recouvrir un bouclier. Puis j'ôtai l'une de ses
cornes. Elle était merveilleuse. Elle offrait sans limite des
fruits, des richesses et tout ce que je désirais. Je l'appelai la
corne d'abondance.
5
ZEUS FACE A SON PERE Les années ont passé. Un jour, sur le bord de la mer,
j'aperçus une jeune femme au visage très doux. J'allai vers
elle.
« Je suis Métis, déesse de la sagesse, me dit-elle. J'ai le
pouvoir de distinguer le bien du mal.
- Sachez, lui dis-je, que le roi Cronos est mon père. Il a
dévoré mes frères et mes sœurs. Je voudrais les sauver, si
c'est possible, et retrouver ma mère. »
Elle réfléchit un moment. Elle me regarda longuement et
me dit :
« Tu es Zeus. Je connais ton histoire. Je vais t'aider. Prends
ce flacon. Il contient une boisson magique. Fais-la boire à
ton père ! Va maintenant ! »
Dès le lendemain, j'embarquai sur un navire. Parvenu à
destination, je me rendis au palais de Cronos. Il cherchait
un échanson. Je me présentai. Il m'accepta.
« Tenez, Majesté, lui dis-je. Buvez de ce nectar que j'ai
préparé pour vous ! »
Il saisit la coupe et but largement. Il fut pris aussitôt de
violentes nausées. Il vomit d'abord la grosse pierre que ma
mère lui avait fait avaler. Puis apparurent mes deux frères,
Poséidon et Hadès. Et mes trois sœurs, Héra, Hestia et
Déméter. Ils étaient tous bien vivants.
Cronos continuait à vomir. J'en profitai alors pour
rassembler mes frères et sœurs et leur dis : « Il faut nous
préparer à la guerre contre notre père. Toi, Poséidon,
prends le contrôle des mers. Toi, Hadès, surveille le monde
souterrain. Vous, mes sœurs, protégez ce qui vit sur la
terre. Moi, je vais descendre au fond du Tartare libérer les
Cyclopes. Leur force prodigieuse nous aidera. »
Nous fîmes comme je l'avais annoncé. À l'entrée du
Tartare, je me suis trouvé face à Campé, gardienne des
lieux et alliée de Cronos. Elle était affreuse avec ses
écailles sur tout le corps, ses doigts longs et crochus et son
dard de scorpion sur le dos. J'ai réussi à la tuer. J'ai ouvert
la lourde porte de bronze qui retenait les Cyclopes. De leur
œil unique, gros comme une roue, une larme s'est
échappée.
6
Pour me remercier, ils m'ont offert une arme merveilleuse
qui déclenche la foudre et le tonnerre. Puis nous sommes
remontés. La guerre se déchaînait. D'horribles fracas se
faisaient entendre. La terre entière était saisie de terreur.
Cronos nous livrait un combat sans merci. 11 était aidé des
Titans ses alliés. Je bondis dans le ciel étoilé. De là-haut, je
lançai des éclairs qui aveuglèrent nos ennemis et les
foudroyèrent. Les Titans battirent en retraite. Ils rentrèrent
au plus profond de la terre. Nous avions gagné.
Mon père s'est présenté devant moi.
« Va, je te pardonne, lui ai-je dit. Je t'accorde de régner
désormais sur l'île des Bienheureux. Elle est située aux
limites de l'Océan. Des brises marines la rafraîchissent
l'été. Des fleurs d'or y poussent. Tu y seras heureux. »
MAITRE DES DIEUX
Allons maintenant dans mon domaine, tout en haut de la
montagne nommée l'Olympe. Le sommet de ma demeure
dépasse les nuages. De là, je vois et j'entends tout ce qui se
passe sur la terre. Écoute ! Un homme m'adresse une prière
: « O toi, le plus glorieux des immortels ! Toi dont la toute-
puissance est éternelle ! Zeus, souverain maître de la
nature, je te salue ! »
Je suis le maître des dieux et des hommes. Tous me
doivent obéissance. Je rassemble les nuages, je manie la
foudre et le tonnerre. Je fais tomber la pluie bienfaisante,
mais je peux aussi déchaîner les éléments.
Un jour, des Géants redoutables surgis de l'abîme ont
essayé de s'emparer de mon royaume. Pour arriver jusqu'à
moi, ils ont entassé plusieurs montagnes les unes sur les
autres. Mais l'Olympe les dépassait toujours. Les Géants
bombardaient mon palais avec d'énormes blocs de pierre et
des arbres enflammés. J'ai alors interdit au Soleil et à la
Lune de briller. Mes ennemis ne voyaient plus. J'ai lancé
contre eux des soldats aux oreilles pointues et au corps
velu. Ils étaient montés sur des ânes dont les braiments
terrorisèrent les Géants.
7
Géants. Puis j'ai lancé en avant mon frère Hadès. Quand il
est apparu sur son char funèbre, tiré par des chevaux noirs,
il a semé l'effroi. Les Géants horrifiés se sauvèrent. Sur
mon ordre, ils furent changés en rochers, en îles et en
volcans.
J'ai aussi le pouvoir de me transformer comme je veux. Par
exemple, pour approcher la belle Héra qui me plaisait, je
me suis métamorphosé en moineau. Je me suis posé sur ses
genoux. Elle ne s'est pas méfiée. A peine eut-elle
commencé à me caresser que j'ai repris ma forme. Et j'ai
demandé à Héra de m'épouser. Elle a accepté.
Si toi, un jour, tu as besoin de mon aide, voici comment
faire : mon arbre préféré est le chêne. Tu en cherches un et
tu lui adresses ta prière. Pour entendre ma réponse, il ne te
reste plus qu'à écouter le bruissement du vent dans les
feuilles du chêne.
FRERES ET SOEURS
Entrons dans mon palais de l'Olympe. Là résident les
membres de ma famille. Ils sont réunis pour un banquet
dans la grande salle. Les murs en sont d'or, d'ambre et
d'ivoire. Il n'y en a pas d'aussi beaux dans le monde des
humains. Au bout de la table, voici Hestia, notre aînée.
Elle boit une coupe d'un nectar exquis.
« Ma mission, précise la déesse, est de protéger les
maisons et les villes. En mon honneur, chaque cité fait
brûler un feu sacré. Si tu veux mon aide, allume une fois
par an une jolie flamme dans ton foyer. A ce signal,
j'arriverai en secret. » La salle, soudain, s'emplit de chants
mélodieux. « Ce sont les Muses qui nous bercent de leur
musique, explique le maître des dieux. Car dans ce palais,
nous passons notre temps dans le bonheur et la joie.
8
- Hélas, il n'en a pas toujours été ainsi ! s'exclame une
grande femme, assise à côté d'Hestia. Je suis Déméter,
poursuit-elle, la déesse des moissons. Je fais pousser le blé.
J'apporte aux hommes les belles récoltes de légumes et de
fruits. Mais il m'est arrivé une histoire bien triste. J'avais
une fille, Perséphone. Je l'aimais. Elle m'aimait. Un jour,
elle sortit cueillir des fleurs. Le roi des morts la vit et la
désira. Monté sur son char noir, il surgit d'un gouffre
inconnu et il l'enleva. J'entendis son cri déchirant. Neuf
jours et neuf nuits, j'ai cherché ma fille. Je ne mangeais
plus, je ne buvais plus. Le dixième jour, le Soleil, témoin
du rapt, me révéla la vérité : Perséphone se trouvait parmi
les ombres des morts. Folle de douleur et de colère, je
quittai l'Olympe, abandonnant mes fonctions divines. Je
poursuivis longtemps ma quête désolée. J'étais si triste que
les champs jaunirent, les récoltes furent perdues. Cette
année-là fut terrible pour les hommes, car la famine
menaçait. »
- J'ai alors intercédé auprès de mon frère Hadès, explique
Zeus. Je lui ai dit : "Je suis le roi des dieux. Je te demande
de libérer Perséphone." Il a accepté à une condition : revoir
sa bien-aimée un tiers de l'année. Puis il a fait préparer son
char d'or qui a reconduit la jeune fille à sa mère. »
« Depuis lors, reprend Déméter, quand ma fille revient
près de moi, les fleurs du printemps s'épanouissent, les
feuilles et les fruits poussent. Quand elle retourne auprès
du roi des ombres, l'hiver tombe sur moi et sur les
hommes. »
Zeus se tourne vers un autre convive :
« Poséidon, dieu des mers et des fleuves, ton empire est
immense. »
Poséidon sourit avec fierté. Il explique :
« Je vis le plus souvent dans mon palais de verre au fond
des océans. Armé de mon trident, je peux déchaîner les
tempêtes. Pour les calmer, il me suffit de surgir des flots
avec mon char tiré par de magnifiques chevaux à la
crinière d'or. J'aime les chevaux. Je suis le père du plus
beau d'entre eux, Pégase. Avec ses ailes sur les flancs, il
galope librement à travers les cieux. Il est vif comme une
rafale de vent. »
Mais des éclats de voix l'interrompent. Ils viennent de la
salle du trône.
9
HERA, L’EPOUSE JALOUSE
C’est Héra, mon épouse, remarque Zeus. Je l'entends crier,
comme à son habitude. Elle a mauvais caractère ! »
Héra surgit.
« Zeus, un misérable mortel m'a humiliée. Il doit être
puni ! dit-elle avec dépit.
- De qui parles-tu ? s'enquiert le maître des dieux.
- De Pâris, fils de Priam, roi de Troie. L'autre jour, un
grand repas était organisé. La déesse Eris était présente.
Elle cherche toujours la discorde. Elle a déposé sur la table
une pomme qui portait l'inscription : "A la plus belle". J'ai
tendu la main pour la prendre, mais Athéna, ta fille, et
aussi Aphrodite, déesse de l'amour, m'en ont empêchée.
- Que s'est-il passé ? interroge le puissant Zeus.
- Hermès a proposé à Pâris de nous départager, répond
Héra. Et Pâris a offert la pomme à Aphrodite ! Elle est
pourtant moins belle que moi ! »
Zeus, prudent, répond :
« Bien sûr que tu es très belle.
- Hum ! répond Héra. Mais je me vengerai. Je pousserai les
Grecs à faire la guerre contre Troie.
La cité sera anéantie !
- Ne laisse pas la colère t'envahir, ma chère épouse,
recommande Zeus. A tant t'agiter, ton diadème est de
travers et ton voile a glissé de tes épaules. Ton paon
préféré en est tout effrayé. -Tu en parles à ton aise,
réplique Héra très en colère, toi qui n'hésites pas à me
tromper. Un jour, tu as pris l'apparence du nommé
Amphitryon. Tu t'es présenté à sa femme, Alcmène, et tu
lui as fait un enfant, l'incroyable Héraclès.
- Mais pour me punir, reprend Zeus, tu as envoyé à mon
fils deux serpents pour l'étouffer ! Heureusement, c'est lui
qui leur a brisé le cou.
- Je te rappelle aussi ton aventure avec la princesse Europe,
ajoute Héra avec rage. Tu t'étais métamorphosé en taureau
blanc. Tu semblais si gentil. Europe s'est approchée. Elle a
grimpé sur ton dos, et tu t'es élancé, l'emportant au loin. A
elle aussi tu as fait des enfants. »
Zeus rougit un instant, mais il riposte :
« N'as-tu pas le regret de certaines de tes vengeances ?
Souviens-toi de Sémélé. Je l'aimais. Tu t'es déguisée en
vieille nourrice pour la rencontrer. Tu l'as poussée à
formuler l'impossible demande : me voir dans toute ma
puissance et ma gloire. J'ai tenté de l'en dissuader. Elle a
insisté. J'avais promis de réaliser son vœu le plus cher. Je
suis donc apparu avec la foudre et les éclairs.
10
La pauvre petite est morte foudroyée. Je n'ai eu que le
temps de sortir de son ventre l'enfant qui allait naître. Je
l'ai pris avec précaution. Avec un couteau, je me suis
ouvert une entaille dans la cuisse. J'y ai introduit le bébé.
J'ai recousu la peau. Il n'y avait plus qu'à attendre qu'il
pousse bien au chaud. Quand le temps est venu, j'ai senti
ma peau s'agiter. J'ai rouvert ma cuisse. Le petit est sorti,
tout braillant. Je l'ai appelé Dionysos. Il est devenu le dieu
de la vigne et du vin. »
Héra reprend la parole, toujours aussi énervée :
« Ne m'as-tu pas trahie lorsque tu as séduit ma grande
prêtresse, Io ? Elle demeurait dans une jolie vallée. Pour
me cacher tes amours, tu as recouvert la vallée d'une
brume d'or. Mais je veillais. J'ai franchi ce voile. Tu t'es
empressé de transformer la jeune fille en génisse pour que
je ne la reconnaisse pas. Je ne me suis pas laissé abuser. Je
t'ai demandé de m'offrir la jeune vache.
- A qui tu n'as jamais accordé la paix, réplique Zeus. Tu as
jeté sur elle un taon furieux qui la piquait sans cesse.
Épouvantée, lo a parcouru le monde pour lui échapper. Par
bonheur, j'ai réussi à lui rendre sa forme humaine. Et j'ai
mis fin à ta malédiction.
- Je pourrais te reprocher aussi... »
Héra n'a pas le temps de finir sa phrase.
« Ne restons pas ici, remarque Zeus. Allons plutôt voir
mes enfants. Ils sont sur ce balcon de nuages. Ils regardent
la terre et les hommes qui s'agitent tout en bas. »
11
SACREE FAMILLE
Le maître des cieux se dirige vers ses enfants.
« Voici Athéna, ma fille. Elle est ma préférée. Admire ses
yeux. Ils sont pers, d'un magnifique bleu-vert, dit Zeus qui
poursuit sur le ton de la confidence. Elle est née je ne sais
pas bien comment. Un jour, j'avais affreusement mal à la
tête. Je fis appel au forgeron des dieux Héphaïstos. Il n'a
pas hésité. D'un coup de masse, il m'a ouvert le crâne.
Alors jaillit Athéna tout armée. Sa tête était surmontée d'un
casque. Elle poussa un formidable cri de guerre qui retentit
dans tout l'Olympe.
- Je suis la protectrice d'Athènes, précise Athéna. J'ai offert
à cette cité l'olivier qui donne l'huile précieuse.
- J'ai confié à Athéna une arme redoutable, ajoute Zeus. Un
bouclier nommé l'égide. Il porte la tête coupée de Méduse.
C'est un monstre aux cheveux de serpents. Ses yeux
pétrifient quiconque les regarde. »
Zeus se tourne vers un splendide jeune homme. C'est
Apollon, dieu de la beauté et de la lumière. Il a en main
une lyre dorée à sept cordes. « Quand il en joue, explique
Zeus, il charme tout l'Olympe. Apollon a été élevé à
l'ambroisie, la nourriture des immortels. Si bien qu'il a
grandi en quatre jours. Il se déplace dans un char tiré par
deux cygnes majestueux. Je lui ai offert un arc d'argent.
Avec ses flèches, il guérit les malades. Mais il peut aussi
déclencher la peste parmi les hommes, quand ceux-ci ont
mal agi. »
Apollon prend la parole :
« J'ai surtout décoché mes flèches pour débarrasser la terre
d'un monstre, le serpent Python. Il encerclait de son corps
sept fois un lieu magnifique au centre du monde. Il s'agit
de Delphes. J'ai tué le serpent. Avec sa peau, j'ai recouvert
un trépied sur lequel j'ai fait écrire : "Connais-toi toi-
même." À côté de ce trépied, une femme, la Pythie,
annonce aux hommes mes prédictions. Nul en Grèce
n'entreprend une chose importante sans me consulter. »
12
Apollon poursuit :
«J'ai aimé une jeune fille. Elle s'appelait Daphné. Mais elle
ne voulait pas de moi. Pour ne pas céder, elle s'est
transformée en laurier. Depuis, j'ai adopté cette plante qui
m'accompagne partout.
- Quand je vois des fleurs de laurier, je pense à toi, mon
frère. »
La voix est celle d'une jeune fille vêtue d'une courte jupe
blanche.
« Artémis, tu n'es donc pas à la chasse ! s'étonne Zeus.
Artémis est la sœur jumelle d'Apollon, la déesse de la
chasse. »
Artémis confirme :
« 11 est vrai que j'aime courir les forêts et les montagnes.
J'ai un char magnifique tiré par quatre cerfs aux bois d'or.
Avec ma lance et mon arc, je ne manque jamais les bêtes
fauves que je poursuis. Un jour, je me baignais nue dans
un lac. Un adolescent m'a surprise. Actéon était son nom.
Il m'observait derrière un buisson. Je l'ai transformé en
cerf. Il s'est sauvé. J'ai lancé à sa poursuite une meute de
cinquante chiens qui l'ont dévoré.
- Était-ce inévitable ? » remarque Zeus. Il se détourne et
tend la main vers un bel athlète qui porte un casque avec
des ailes. Ses chevilles sont aussi ailées. 11 tient en main
une étrange baguette enroulée de deux serpents. Elle est
magique.
C'est le caducée.
« Hermès est le fils à qui je confie les messages que
j'adresse aux humains, explique Zeus. Avec ses sandales
ailées, il franchit l'espace en quelques instants. Il est rusé et
aime jouer des tours. N'est-ce pas, Hermès ? »
Celui-ci répond avec un charmant sourire : « Je ris encore
de mon stratagème à l'égard d'Apollon. Le jour même de
ma naissance, je me suis débarrassé de mes langes. Puis de
toute la vitesse de mes ailes, j'ai gagné une prairie
appartenant à Apollon. Cinquante bœufs aux cornes d'or y
étaient assemblés. Je les ai fait sortir à reculons pour
brouiller les pistes. Et j'ai caché le troupeau dans une
grotte. Apollon, qui devine toute chose, est venu à mon
berceau. Il a exigé que je lui rende ses bêtes. Je lui ai
proposé un marché. J'avais confectionné une lyre dans la
carapace d'une tortue. Je lui ai offert cette lyre. En
échange, je gardais le troupeau. Il a accepté. Depuis lors, je
suis le protecteur des marchands et des voleurs.
- Tu es aussi mon héraut et le messager des dieux », ajoute
Zeus.
13
LA GUERRE, LE FEU, L’AMOUR
« Zeus, tu as oublié plusieurs d'entre nous ! proteste Héra.
Nous sommes douze grands dieux sur l'Olympe. Tu as
parlé de toi, de moi, de Poséidon, d'Hadès, d'Hestia,
d'Athéna, d'Apollon, d'Artémis et d'Hermès. Cela fait neuf.
Il en manque trois !
- Laisse-moi réfléchir... répond Zeus qui compte sur ses
doigts. Effectivement. Il y a Arès, qui doit faire la guerre
quelque part. Héphaïstos, occupé dans sa forge. Sa femme,
Aphrodite, déesse de l'amour. »
Après un instant d'hésitation, Zeus propose : «
Redescendons sur terre, à la rencontre de ces trois dieux. »
Après avoir cherché parmi les champs de bataille, nous
trouvons Arès, dieu de la guerre.
« Héra et moi sommes ses parents. Mais nous ne l'aimons
pas, chuchote Zeus. Avec son épée et sa cuirasse de
bronze, il est trop violent. Plusieurs fois, il a été blessé au
combat. Comme il est immortel, il ne craint pas la mort.
Mais il hurle de douleur à la moindre blessure. Un jour,
Héphaïstos lui a tendu un piège. Il a tissé un filet de métal
aux mailles si fines qu'elles étaient invisibles. Il l'a tendu
sur le passage d'Arès qui partait déclencher une bataille.
déclencher une bataille. Arès s'est pris dedans, sans
pouvoir en sortir. Héphaïstos ne Ta libéré qu'une fois la
paix assurée. »
Nous laissons Arès à ses jeux guerriers. Zeus se dirige à
grands pas vers un cratère. Nous nous y engageons,
protégés de la fournaise par un voile magique. Nous
arrivons au cœur du volcan, l'Etna, qui crache ses laves. À
travers le brouillard de chaleur, nous apercevons un
homme vigoureux et tout poilu. Son corps est protégé par
un tablier de cuir qui descend jusqu'aux genoux. Dans la
main droite, il tient un marteau, dans l'autre une paire de
tenailles.
« Approchons-nous », dit Zeus dont la voix couvre à peine
le bruit des soufflets et des coups sur l'enclume.
14
De près, Héphaïstos apparaît laid sous sa barbe. Il s'avance
vers nous en claudiquant, car il boite des deux jambes.
« Je vous fais peur ! dit-il. Ne craignez rien. J'aide les
hommes dès que je le peux. Et je sais la tristesse des
enfants rejetés. Quand ma mère, Héra, a vu combien j'étais
difforme, elle m'a jeté du haut de l'Olympe. Je suis tombé
dans l'Océan. Des nymphes m'ont recueilli. Dans une
grotte sous-marine, j'ai appris l'art de forger. Je suis
devenu le maître du feu et du travail des métaux. »
Zeus renchérit :
« C'est le meilleur artisan au monde. Il a forgé mes foudres
qui déclenchent les éclairs. De ses mains, il a créé les
flèches d'Apollon, des armes magiques et un bouclier pour
le guerrier Achille.
- J'ai même façonné la première femme, ajoute Héphaïstos.
Nous l'avons dénommée Pandore*. »
Le dieu forgeron poursuit :
« Je suis peut-être affreux. Mais j'ai épousé la plus belle
des femmes. Elle s'appelle Aphrodite. Elle est la déesse de
l'amour.
- Il a raison, dit Zeus. J'ai déjà parlé d'elle et de sa
naissance dans un grand coquillage, au milieu de l'écume
marine. Elle possède une ceinture magique qui rend tout le
monde amoureux de qui la porte. Mais Aphrodite la prête
rarement.
*Voir Prométhée et la conquête du feu.
- La voici qui passe, remarque Héphaïstos. Regardez : sous
ses pas poussent les fleurs. Sentez ce parfum !
- Aphrodite est accompagnée par Éros, constate Zeus. Un
enfant étonnant, cet Éros. S'il tire une flèche dans un cœur,
il fait naître le désir et l'amour. Mais le voici qui bande son
arc ! »
Qui vise-t-il ? Nous le saurons bientôt.
15
1
Prométhée et la conquête du feu
Alain Dag ‘Naud
LA GUERRE DES TITANS
La guerre durait depuis dix années divines, mille fois
autant d'années terrestres. Elle opposait le grand Zeus, dieu
du ciel et de la terre, à son père, le vieux Cronos qui tentait
de récupérer son trône. Zeus était soutenu par sa famille,
les dieux de l'Olympe. Cronos avait pour alliés nombre de
Titans, des géants hauts comme des montagnes. Ils
formaient une armée redoutable. Rien ne semblait pouvoir
leur résister.
Pourtant, l'un d'eux refusa de s'engager dans la bataille. Il
s'appelait Prométhée. Il était lui aussi incroyablement fort,
mais surtout intelligent. Il avait réussi à convaincre son
frère, Épiméthée, de rester avec lui. Assis tous les deux à
l'écart du combat qui faisait rage, ils suivaient des yeux la
bataille et les énormes rochers lancés par les combattants.
« Vois-tu, disait Prométhée à son frère, nos parents les
Titans ne comptent que sur leur force pour gagner la
bataille. Ils ne réfléchissent pas avant d'agir. Ils foncent
comme si rien ne pouvait leur résister. Ce sera leur perte,
car les dieux de l'Olympe sont rusés. »
Épiméthée l'écoutait. Il comprenait, mais toujours avec un
temps de retard. Heureusement, il faisait confiance au sage
Prométhée.
2
Tout à coup, Pair fut traversé d'une lumière éblouissante et
un vacarme assourdissant retentit. La terre trembla en un
immense fracas. C'était Zeus qui utilisait ses nouvelles
armes, la foudre et le tonnerre. Fous de terreur, les Titans
se sauvèrent en tous sens. Zeus apparut alors au sommet de
l'Olympe, plus lumineux que le soleil. Nul ne pouvait le
contempler en face. D'une voix retentissante, il s'adressa
aux vaincus :
« Vous m'avez défié, vous serez donc punis. Je vous
condamne à vivre désormais au fond du Tartare. Vous n'en
sortirez que sur mon ordre. Toi, Atlas, tu es le frère de
Prométhée qui m'a soutenu. Tu n'iras donc pas dans les
ténèbres de l'Enfer. Ton châtiment sera de porter le ciel sur
tes épaules pendant l'éternité. »
Sur ces mots, le roi des dieux se retira.
« Quel affreux supplice, remarqua Epiméthée. - Oui,
répondit Prométhée. Mais un jour viendra, je te le prédis,
où un héros magnifique, le grand Héraclès, le soulagera un
long moment en soutenant le ciel à sa place. »
LA CREATION DES HOMMES
La paix était revenue. La vie avait repris son cours sur la
terre. Les fleurs s'épanouissaient. Les blés prenaient une
couleur d'or sous le soleil. Des vols d'oiseaux sinuaient
dans le ciel. Les poissons nageaient tranquillement dans le
vaste océan. Des troupeaux paissaient dans les prairies.
Mais il manquait une présence. « Ne trouves-tu pas, dit
Prométhée à son frère, qu'il faudrait un être à l'image des
dieux pour profiter de la nature ? Un être qui pourrait
écouter le chant des oiseaux, s'occuper des troupeaux,
moissonner les champs.
- Je ne te comprends pas, répondit Epiméthée.
- Un être qui marcherait sur ses deux jambes, poursuivit
Prométhée qui semblait perdu dans ses pensées. Un être
qui serait plus petit que nous, pour ne pas être tenté
d'utiliser toujours la force. Qui aurait un visage comme
celui d'Apollon ou d'Hermès. Un homme enfin !
- Pourquoi les dieux n'ont-ils pas conçu une telle créature ?
demanda Epiméthée.
- Ils n'y ont sans doute pas songé, expliqua Prométhée. La
guerre a été rude et longue. Zeus et sa famille se reposent
maintenant dans l'Olympe. Ils profitent de leur séjour
bienheureux au-dessus des nuages.
3
- Tu devrais proposer à Zeus de créer un homme, suggéra
Épiméthée.
- M'écoutera-t-il ? Il trouvera sans doute mille raisons pour
ne rien faire. Je vais m'en charger moi-même, sans lui en
souffler mot, répondit le Titan. Mais comment m'y prendre
? » Une douce pluie commençait à tomber. « Abritons-
nous à l'entrée de cette grotte ! » proposa Épiméthée.
Les deux frères contemplaient en silence les gouttes
bienfaisantes qui abreuvaient la terre. Quand le soleil
reparut, les plantes frémirent, les fleurs ouvrirent leurs
pétales.
« J'ai compris ! » s'écria Prométhée.
Sans chercher à s'expliquer, il se leva, prit de l'argile
humide entre ses mains. Il la pétrit, puis il sculpta avec ses
doigts la forme du premier homme.
« On dirait un dieu ! s'exclama Épiméthée. - Oui, mais il
ne bouge pas ! » constata, désolé, Prométhée.
Du haut de l'Olympe, la déesse Athéna avait vu les efforts
du Titan. Elle trouvait que sa créature était bien jolie. Elle
descendit aussitôt sur terre. « Ne te décourage pas ! » dit-
elle à Prométhée. Elle prit la statue d'argile. Elle la
redressa sur ses deux pieds. Puis elle souffla de son haleine
divine sur le visage de la créature.
L'argile devint rose, un cœur se mit à battre en l'homme,
les yeux s'animèrent, les bras et les jambes se mirent à
bouger.
« Voilà ! s'exclama la déesse, triomphante. Ta créature est
douée de vie. Regarde comme elle est belle. On dirait un
dieu minuscule ! »
4
L’EDUCATION DES HOMMES
Prométhée ne se sentit plus de joie. Il se mit aussitôt au
travail pour créer d'autres hommes qui tiendraient
compagnie au premier. Quand il en eut modelé un grand
nombre, il rappela Athéna qui s'empressa de leur apporter
le souffle de la vie. Mais, bientôt, des animaux
s'approchèrent. Ils tournèrent autour des hommes qui se
pressaient les uns contre les autres, nus et grelottants, dans
le renfoncement d'un rocher. Les bêtes fauves
commençaient à montrer leurs crocs et à sortir leurs
griffes. Prométhée les chassa d'un grand mouvement du
bras.
« Je ne serai pas toujours là auprès des hommes, pensa-t-il.
Ils sont bien fragiles ! Je dois leur apprendre à se
défendre. »
Le Titan se mit à l'œuvre.
« Par quoi vais-je commencer ? » se dit-il. Les hommes
vivaient dans des grottes humides. « Je vais d'abord leur
apprendre à conserver le feu qui tombe du ciel par la
foudre de Zeus. » Il leur montra comment faire, et les
hommes se réchauffèrent.
« Plutôt que de rester dans des cavernes, leur dit un jour
Prométhée, construisez des maisons en bois et en pierre
qui vous abriteront du vent et du froid. »
Pour bâtir leurs maisons, les hommes portaient de lourdes
charges sur leur dos. Prométhée leur conseilla de placer
plutôt ces fardeaux sur l’échine des animaux les plus
solides, ou de concevoir des charrettes tirées par les bêtes.
Un homme dit à Prométhée :
« Ces charrettes sont pratiques, mais le bois frotte le sol.
Pourquoi ne pas imaginer un système pour avancer plus
vite ? Je propose de monter la carriole sur des cercles de
bois. »
Et la roue fut inventée.
Prométhée était ravi. Les hommes étaient dotés
d'intelligence.
Le brave Titan apprit aux hommes à cultiver la terre et à
chasser. Pour cela, il leur montra comment tailler les
pierres pour en faire des armes affûtées. Puis il leur
indiqua où trouver des métaux et comment les travailler
pour les transformer en outils ou en pointes de lances. Peu
à peu, en quelques centaines d'années divines, le monde se
transforma.
5
Du haut de l'Olympe, Zeus regardait ce spectacle avec
inquiétude. Il réunit les autres dieux et leur dit :
« Prométhée a donné aux hommes la connaissance des
techniques. Que se passera-t-il si ses étranges créatures
décident de se révolter contre nous ? »
Athéna lui répondit :
« Ces petits êtres minuscules sont bien inoffensifs. Et nous
sommes tellement plus puissants qu'eux ! »
Zeus répliqua :
« Tu as peut-être raison, belle Athéna. Mais soyons
vigilants. Je vais convoquer Prométhée pour lui demander
de ne pas donner trop de connaissances aux hommes. Ils
pourraient en faire mauvais usage. »
LE SACRIFICE
Prométhée se présenta devant Zeus qui le I reçut assis sur
son trône en or massif. Le maître des dieux resta quelques
minutes sans rien dire. Puis il fronça les sourcils et
s'adressa au Titan :
« Tu as modelé des créatures que tu as appelées hommes.
Tu leur as appris à travailler et à penser. Mais tu as oublié
quelque chose. »
Prométhée parut surpris :
« Je ne vois pas... » Le regard du maître des dieux devint
froid et sévère :
« Les êtres que tu as créés risquent de devenir orgueilleux
en se croyant puissants. Il faut qu'ils comprennent que les
dieux leur sont supérieurs. Voilà pourquoi je veux qu'ils
me vénèrent, moi et les membres de ma famille. Pour
preuve de leur soumission et de leur respect, ils devront
m'offrir des sacrifices.
- Ô Zeus, le plus puissant des dieux, répondit le Titan,
viens avec moi sur la terre et choisis toi-même le sacrifice
qui te fera plaisir. »
6
Le dieu et le géant descendirent sur terre. Ils marchaient
côte à côte à travers champs.
« Je veux que les hommes m'offrent cet animal ! » s'écria
Zeus qui désignait un magnifique taureau blanc.
Prométhée s'élança. Il agrippa le taureau par les cornes. Il
le fit tomber, puis il l'assomma d'un formidable coup de
poing. Prométhée s'empara du grand couteau qu'il portait à
la ceinture. Il acheva la pauvre bête qu'il découpa en
quartiers. Il en était à séparer la chair des os quand il
aperçut un petit groupe d'hommes affamés, fascinés par
tant de viande fraîche. Une idée germa alors dans l'esprit
du bon Titan. Il cacha la chair sous les entrailles et les
abats peu appétissants. Puis il empila les os sous le cuir
luisant de l'animal. Il appela Zeus et lui proposa :
« Ô grand Zeus ! Choisis toi-même la part que les hommes
t'offriront. »
Zeus observa les deux tas.
« Celui-ci, dit-il en désignant le plus beau des tas,
recouvert de cuir.
- Il en sera fait selon ton désir. »
Pendant que Zeus s'en retournait sur l'Olympe, Prométhée
distribua aux hommes la chair succulente. Il leur conseilla
ensuite de garder le cuir pour s'en recouvrir et de consacrer
aux dieux les os immangeables.
Depuis ce jour, les hommes n'offrirent aux dieux que les os des animaux. Prométhée rit du bon tour qu'il avait joué. Mais Zeus ne pouvait laisser cet acte impuni.
LA CONQUETE DU FEU
Quand il sentit le parfum âcre des os qui brûlaient en son
honneur sur un brasier, Zeus entra dans une retentissante
colère :
« Les hommes mangent des viandes succulentes pendant
que l'on me donne à sentir des carcasses brûlées ! Ma
vengeance sera terrible ! Je vais priver les hommes du feu.
Ils mangeront désormais des viandes crues. »
Zeus ordonna alors aux nuages de s'assembler. Le ciel au-
dessus des hommes devint d'un noir d'encre. Partout des
pluies violentes éteignirent les brasiers. Le feu disparut de
la surface de la terre.
Le maître des dieux fit venir Prométhée et lui dit : «
J'interdis aux hommes de posséder le feu. Ne cherche pas à
t'opposer à ma volonté ! »
Mais Prométhée aimait les hommes. Il ne supportait pas de
les voir grelotter de froid. Il était triste de les savoir sans
aliments cuits. Il dit à son frère :
7
« Le feu est nécessaire pour maintenir ces créatures en vie.
Je sais où le trouver. »
Épiméthée prit peur et mit son frère en garde : « Ce serait
folie d'affronter la colère de Zeus. Et tout ceci pour de
misérables bestioles que Ton appelle les hommes ! »
Prométhée ne lui répondit pas. Il coupa un long morceau
de bois creux.
« Je vais y placer le feu que je restituerai aux hommes,
expliqua-t-il.
- Comment t'y prendras-tu ? demanda Épiméthée.
- Un feu brûle nuit et jour dans la forge du dieu
Héphaïstos. Elle se trouve sous le volcan Etna. Je vais y
aller. »
Prométhée descendit à quatre pattes dans une cheminée
éteinte du volcan, jusqu'au centre du cratère. Parvenu dans
l'atelier du dieu, il se dirigea vers le foyer où brillaient
encore des flammes. La chance était avec leTitan :
personne ne travaillait à ce moment. Avec une pelle qui se
trouvait là, il prit plusieurs braises incandescentes qu'il
introduisit dans la tige de bois. Il n'eut plus ensuite qu'à
ressortir par le môme chemin sans être vu.
Quand Prométhée retrouva les hommes, il leur fit don de
ce brasier. 11 leur expliqua même la façon de reproduire le
feu à volonté. Les fumées s’élevèrent à nouveau au-dessus
des brasiers. Le bon géant était heureux d'avoir redonné
vie aux pauvres mortels.
Mais l'odeur des plats cuits parvint aux narines de Zeus. Il
abaissa ses regards vers la terre et vit des flammes dans les
foyers des hommes. Sa colère fut terrible.
PANDORE
Le ciel se zébra d'éclairs. Zeus tonnait de fureur. Il pensa
même un instant foudroyer Prométhée. Héra parvint à le
calmer en lui faisant une étrange proposition :
« Prométhée aime les créatures qu'il a créées. Fais souffrir
les hommes et tu le châtieras !
-Tu veux que je les prive de nouveau du feu ? lui
demanda-t-il, perplexe.
- J'ai une autre idée, répondit-elle, un sourire malicieux sur
les lèvres. Envoie sur terre un fléau que les hommes
accepteront avec joie.
- A quoi penses-tu ?
8
- À une créature nouvelle, belle et redoutable à la fois,
bâtie sur le modèle des hommes mais différente. »
Et la déesse Héra se pencha à l'oreille de son royal mari
pour lui expliquer son plan.
Zeus convoqua aussitôt le dieu Héphaïstos. Il lui ordonna
de façonner une jeune fille avec de l'argile et de l'eau,
comme avait fait Prométhée avec les hommes. Quand il
eut fini, le maître des dieux fit venir Athéna. Il lui
demanda de prodiguer le souffle de vie à la nouvelle
créature. La déesse exhala son haleine sur la jeune fille qui
s'anima aussitôt. Puis elle couvrit son corps couleur de
miel d'une robe blanche en voile d'argent, que retenait une
ceinture magnifique. Aphrodite, déesse de l'amour,
couronna sa tête de fleurs printanières, orna son cou d'un
collier d'or, et la dota d'une grâce aérienne. Hermès, le
messager des dieux, lui offrit le don de la parole vive et
limpide.
« Comme elle est belle ! s'exclama Zeus. 11 reste à lui
insuffler le pouvoir de penser. Pire même, à lui apprendre
l'art de dissimuler, de mentir et de séduire. » Et il partit
d'un immense éclat de rire qui ébranla les colonnes du ciel.
« Je l'appellerai Pandore, ce qui veut dire "don de tous les
dieux". Pandore est la femme que je destine à Prométhée. »
Et il rit de nouveau.
LA BOITE MAUDITE
« Pandore ! poursuivit Zeus en s'adressant * à la ravissante
jeune fille, tu iras à la rencontre de Prométhée. Tu
l'épouseras. Vous aurez des enfants, filles ou garçons.
Vous donnerez naissance à la race humaine. Voici mon
cadeau de mariage : une boîte en or. Garde-la, mais ne
l'ouvre jamais. » Conduite sur terre par Hermès, la jeune
fille se rendit jusqu'à la demeure de Prométhée et de son
frère.
« Je suis envoyée par les dieux », leur dit-elle d'une voix
suave.
Elle désigna le coffret :
« Je vous apporte ce cadeau. »
Le sage Prométhée garda le silence. Il se méfiait. Mais
Epiméthée succomba aussitôt au charme de Pandore.
« Prends garde ! lui dit son frère. N'accepte rien de Zeus,
ni femme ni boîte en or. »
Mais déjà, Epiméthée n'écoutait plus.
Epiméthée épousa la jeune femme. A quelque temps de là,
Pandore vit la boîte que Zeus lui avait offerte. Elle était à
peine fermée par un petit crochet.
« Que peut-il bien y avoir dedans ? » se demanda-t-elle.
9
Poussée par la curiosité, elle ouvrit le coffret. C'est ce que
Zeus avait prévu. Aussitôt un inquiétant bourdonnement se
fit entendre, et une myriade d'insectes en surgit, ravageant
tout sur son passage. Ils apportaient aux hommes tous les
maux de la terre, les maladies, les souffrances, la misère, le
désespoir et la mort.
Épiméthée se précipita :
« Ferme cette boîte de malheur. »
Le couvercle fut rabattu d'un geste sec. Mais le mal était
fait. Il ne restait plus dans la boîte que l'espoir.
Prométhée avait entendu les hommes pleurer et se
plaindre. Il craignit le pire. Il courut voir son frère qui lui
expliqua ce qui s'était passé. « Puisque tous les malheurs
du monde se sont échappés de cette boîte maudite, il faut
la rouvrir pour en laisser sortir l'espoir. »
Prométhée tira doucement le crochet et leva le couvercle.
Son inquiétude était grande. Mais un souffle très doux
sortit de la boîte. C'était l'espérance. Elle aiderait
désormais les hommes à supporter leurs maux.
PROMETHEE ENCHAINE
La vengeance de Zeus n'était pas assouvie. Il envoya
Héphaïstos pour s'emparer de Promé-thée. Le forgeron des
dieux détestait cette mission, mais il avait suffi d'un
froncement de sourcil du roi de l'Olympe pour le faire
obéir. Avec ses aides, deux colosses bardés de fer et
portant de lourdes chaînes, il se présenta devant la
demeure du Titan. Il lui ordonna de le suivre. Prométhée
n'opposa pas de résistance. Il s'attendait à cette punition.
Les trois forgerons et leur prisonnier marchèrent
longtemps, jusqu'aux montagnes du Caucase. Par un
sentier raide et caillouteux, ils grimpèrent vers le sommet.
A mi-chemin, sur le flanc de la falaise, ils firent halte. Là,
le maître des forgerons sortit d'une hotte ses outils,
marteau et pinces.
« Prométhée, dit-il avec tristesse, c'est ici que je dois
t'attacher. »
11 scella deux anneaux dans le rocher, puis il referma les
chaînes entrecroisées sur le corps nu du Titan. Les chaînes
étaient si lourdes et si résistantes que nul ne parviendrait
jamais à les défaire.
« Je dois te quitter maintenant. As-tu un message à me
transmettre ? demanda Héphaïstos.
10
- Si j'ai dérobé le feu divin, répondit Prométhée, c'était
pour l'offrir aux malheureux hommes et leur éviter de
souffrir. Je ne regrette rien.
- Je te comprends, je t'admire et je te plains, dit
Héphaïstos. Mais tu as désobéi à Zeus et tu subis sa juste
colère. Tu dois implorer son pardon.
- Il n'en est pas question », se contenta de répondre le
Titan.
Accablé de tristesse, le forgeron divin s'éloigna sans plus
rien dire. Prométhée resta seul, suspendu au-dessus de
l'abîme, sans pouvoir bouger.
11 hurlait de rage et de désespoir quand il entendit un bruit
étrange qui venait du haut du ciel. Une voix comme venue
de nulle part lui révéla : « Tes souffrances ne font que
commencer. Accepte de demander pardon !
- Jamais ! » pensa-t-il.
Le bruit s'amplifia. C'était comme le battement d'ailes
monstrueuses. Soudain, une ombre couvrit le ciel et un
aigle apparut. 11 avançait vers le prisonnier enchaîné qui
ne pouvait se défendre. 11 tournoya un moment et fixa sa
proie de son œil rond. Puis il plongea et planta
sauvagement ses serres dans le corps de Prométhée. De
son bec acéré, il lui déchira le flanc et se mit à lui dévorer
le foie. La douleur était atroce. Quand l'aigle eut fini, il prit
son essor et disparut.
S'il n'avait été immortel, Prométhée serait mort. Mais son
foie repoussa, et la plaie se referma. Le lendemain, et
chaque jour qui suivit, ce fut le même supplice.
11
PROMETHEE DELIVRE
Trente années divines plus tard, Héraclès passa tout près
de là. Il était en route pour cueillir les pommes d'or du
jardin des Hespérides. Il entendit les cris de souffrance de
Prométhée. Il vit l'aigle approcher. Il posa sa massue ; il
tendit son arc ; il visa et, d'un seul trait, il transperça le
terrible oiseau qui tomba mort dans le précipice. Héraclès
se rendit auprès du Titan.
« Pourquoi es-tu enchaîné ici ? demanda le géant.
- Parce que j'ai volé le feu pour le donner aux hommes,
répondit Prométhée qui expliqua ce qui lui était arrivé.
- C'est trop injuste ! » s'exclama Héraclès très en colère.
Il gonfla son torse. Il prit à pleines mains l'un des anneaux
fichés dans la roche. Il tira à toute force.
Il y eut un craquement et l'anneau fut descellé. Il fit de
même avec l'autre anneau. Puis il brisa d'un coup la chaîne.
Prométhée était enfin libre.
« Mon ami... ! » s'écria-t-il, reconnaissant. Il n'eut pas le
temps de finir. Le brave Héraclès repartait déjà pour
achever ses travaux.
Le bel Hermès, le messager ailé des dieux, apparut
soudain. Il s'adressa à Prométhée :
« Zeus m'envoie. Il sait tout. Il a vu comment Héraclès t'a
délivré. Il t'accorde à son tour la liberté. Mais à une
condition.
- Laquelle ? s'enquit le Titan.
- Que tu gardes à ton poignet l'un de ces anneaux de fer. Il
porte encore un morceau de roche du Caucase. Tu resteras
ainsi enchaîné pour toujours, en souvenir, mais libre. »
Prométhée accepta. Il redescendit le long du sentier au
bord du précipice. Quand il parvint au bord de la mer, il ne
résista pas au plaisir d'un bon bain. C'est alors qu'il
rencontra une nymphe. Elle n'était pas farouche. Ils
s'aimèrent et eurent un fils, Deucalion.
Le bonheur était revenu. Ensemble, ils poursuivirent leur
chemin vers la terre des humains.
12
LE DELUGE
Prométhée retrouva ses créatures. Les hommes et les
femmes s'étaient multipliés.
Il y avait partout des enfants qui couraient et se
chamaillaient. Les adultes aussi passaient leur temps à se
battre. Plutôt que de s'unir contre les famines et les
maladies, ils se faisaient la guerre. Prométhée pressentit
qu'une catastrophe allait survenir. Il se rendit auprès de son
frère.
« C'est toi ! C'est bien toi ! » s'exclama Épiméthée qui
pensait ne plus jamais revoir son frère. Il pleurait de joie. Il
le prit dans ses bras longuement avant de l'interroger :
« Qui sont cette nymphe et ce charmant garçon ? - Voici
ma femme et mon fils Deucalion.
Raconte-moi ce qui t'est arrivé pendant toutes ces années
», poursuivit Épiméthée.
Prométhée n'eut pas le temps de répondre. Une femme
entra, accompagnée d'une ravissante jeune fille.
« Tu connais déjà Pandore, mon épouse ! dit Épiméthée. Je
te présente mon enfant. Je l'ai prénommée Pyrrha. Elle a
quinze ans passés. » Prométhée salua Pandore d'un simple
signe de tête, puis il embrassa Pyrrha.
Quand il eut un moment, Prométhée attira les jeunes gens
à part.
« J'aimerais vous parler, leur dit-il. Ma longue captivité
m'a fait beaucoup réfléchir. Je sens une menace sur le
monde des humains. Je ne peux vous en dire plus. Sachez
pourtant qu'il vous faut construire au plus vite un grand
coffre de bois. Vous y embarquerez et emporterez avec
vous des pierres de la région. Je vous expliquerai quand et
pourquoi. N'en parlez pas à vos parents. C'est un secret. »
Quelque temps plus tard, Zeus descendit sur terre. Il
sentait que les hommes se laissaient aller aux forces du
mal. Il voulut en avoir le cœur net. Il se présenta à la porte
du palais d'un nommé Lycaon :
« Je suis Zeus, le maître de l'Olympe, annonça-t-il. Je
demande l'hospitalité qui est un droit sacré. »
Lycaon ricana. Pendant que Zeus s'installait à table, il se
rendit aux cuisines. Il tua de sa main un esclave, le
découpa en morceaux et le fit bouillir. « Comme ce
visiteur n'est sans doute pas un dieu, comme il le prétend,
il acceptera le plat que je vais lui servir », pensa-t-il.
Mais quand il fit apporter la marmite, l'invité, à sa grande
surprise, se leva horrifié. Puis il foudroya le sinistre
Lycaon.
« Mon opinion est faite, annonça Zeus de retour sur
l’Olympe. Je vais anéantir les hommes. Je leur enverrai
l'orage et la tempête jusqu'aux limites du monde. »
13
Il fit tomber la pluie pendant neuf jours et neuf nuits.
Toute la surface de la terre fut noyée. Sauf le sommet
d'une montagne, le Parnasse. C'est là qu'aborda un grand
coffre de bois. Deux êtres humains en sortirent. Un homme
et une femme, Deucalion et Pyrrha. Quand les eaux se
retirèrent, ils descendirent de la montagne.
Ils portaient deux lourds sacs de pierres. Suivant les
indications de Prométhée, ils jetèrent les cailloux sur la
terre. Et les pierres, en touchant le sol, prirent la forme
d'hommes, si elles étaient jetées par Deucalion, et de
femmes quand elles étaient semées par Pyrrha.
Du haut du ciel, où il était remonté, Prométhée regardait la
scène. Il sourit de bonheur.
1
Ulysse et l’Odyssée
Alain Dag ‘Naud
LA GUERRE DE TROIE
Je me nomme Ulysse. Je suis le seigneur de l'île d'Ithaque,
à l'ouest de la Grèce. J'aime beaucoup mon île. Il y fait
presque toujours beau et chaud. Ithaque est bordée de
superbes plages léchées par les eaux de la Méditerranée.
J'aimais m'y baigner. Mais voici dix ans que je n'ai pas
revu mon pays, ma femme Pénélope et mon fils
Télémaque. Avec le roi Agamemnon et de nombreux
seigneurs grecs, nous sommes partis en guerre. Nous
étions décidés à venger notre ami Ménélas, le roi de
Sparte. Sa femme, la belle Hélène, avait été enlevée par le
jeune Pâris, le plus séduisant des princes, fils du roi Priam
de Troie. Nous avons réuni des centaines de navires et
nous avons vogué au loin, vers l'est, là où le soleil se lève.
Nous avons mis le siège devant les formidables murailles
de la cité de Troie, située sur les rives de l'Asie Mineure.
Nous pensions vaincre en peu de temps et nous emparer
d'un riche butin. Mais la puissante forteresse a résisté. Les
combats ont été sans pitié. Je me souviens...
Une fois, un javelot perce mon écu. Il se plante dans ma
cuirasse, pénètre profondément dans mon flanc. Je le sens :
le coup n'est pas mortel. Je retire la sagaie de ma chair.
2
Le sang coule. Alors je dis à celui qui m'a lancé le javelot :
« Malheureux, tu viens de me blesser, mais la mort te
guette. »
L'autre s'enfuit, tournant le dos. J'en profite pour lui
envoyer ma pique entre les deux épaules. Il tombe mort
aussitôt. Les Troyens se rapprochent, je recule, j'appelle
les miens. Je pousse un cri de toutes mes forces. Ajax, qui
dépasse ses guerriers d'une tête, m'entend. 11 se précipite
et fait fuir nos ennemis.
J'ai vu le fougueux Patrocle, l'ami de cœur de notre
invincible héros Achille, attaquer les Troyens jusqu'au pied
des murailles. Hector, le frère de Pâris, se dirige à cheval
vers lui et lui dit :
« Ah, tu croyais, Patrocle, emporter notre ville. Insensé !
De toi les vautours vont bientôt se repaître. Et d'un coup de
lance, il tue le brave Patrocle et lui ôte ses armes. Quand il
apprend la nouvelle, le valeureux Achille pleure :
« Mon ami Patrocle est mort, celui de tous mes
compagnons que j'aimais le plus, comme un autre moi-
même. »
Le corps de Patrocle lui est amené. Achille, par trois fois,
pousse un immense cri, une plainte infinie.
Il pose sa main de guerrier sur le sein de son ami. Puis il
coupe sa blonde chevelure et la dépose dans les mains de
son compagnon mort.
Oui, je me souviens !
LE CHEVAL DE TROIE
Mes amis me surnomment « le rusé ». Ils n'ont pas tort.
Après dix ans d'un combat sans merci, et toujours indécis,
je réunis nos chefs de guerre et leur dis :
« Le sang de nos hommes a trop coulé. Nous ne viendrons
jamais à bout de la puissante cité de Troie. Elle est
protégée par le dieu Apollon qui y possède un temple. Il
nous faut trouver un moyen.
- Lequel ? s'écrie le roi Agamemnon.
- Nous allons faire croire à nos ennemis que nous battons
en retraite.
3
- Il n'en est pas question ! répond Ménélas. Nous ne
sommes pas des lâches !
- Écoutez-moi ! Je vous propose de leur tendre un piège et
de nous introduire en cachette dans la cité.
- Mais des hommes sont postés sur les remparts et
surveillent tous nos mouvements, réplique Nestor, le vieux
sage.
- Ce sont les Troyens eux-mêmes qui nous feront entrer. »
Je leur explique alors mon plan.
Quelques jours plus tard, nos hommes construisent un
colossal cheval de bois, monté sur de grosses roues. Une
fois terminé, il est haut de plusieurs étages et creux à
l'intérieur. Une nuit, juste avant l'aube, nous sommes neuf
compagnons à nous glisser à l'intérieur par une trappe
secrète. De minuscules ouvertures nous permettent de voir
et d'entendre ce qui se passe alentour. Nous sommes armés
de nos épées et de nos boucliers. Nous avons fait des
provisions d'aliments et surtout d'eau. Au matin, nos
guerriers rembarquent sur les navires et font mine de
prendre le large en abandonnant le cheval sur la grève. En
fait, nos vaisseaux vont se cacher derrière une île toute
proche.
Et notre ruse réussit ! Les Troyens pensent que nous avons
levé le camp, fatigués par tant d'années de siège. Trop
heureux, ils descendent sur la plage, chantent et dansent.
Ils découvrent l'énorme cheval de bois abandonné :
« C'est sans doute un cadeau que nos ennemis voulaient
faire à leur déesse Athéna. Emportons-le ! »
De solides gaillards tirent le cheval, puis le font entrer par
la porte monumentale de la ville. Nous sommes dans la
place.
4
Dans la nuit, quand les Troyens sont endormis, nous
ouvrons la trappe secrète et nous glissons hors de notre
cachette. Nous tuons les gardes postés à la porte de la cité.
Nous l'ouvrons sans bruit et faisons un signal. Nos
guerriers, revenus de leur île, se précipitent à l'intérieur. La
ville est prise, pillée, brûlée. La victoire est totale. Je peux
enfin rentrer chez moi à Ithaque, impatient de retrouver ma
femme et mon fils.
POLYPHEME LE CYCLOPE
Avec mes douze navires montés chacun par cinquante
hommes, je suis confiant. J'arriverai bientôt dans mon île.
Mais les dieux en ont décidé autrement. Neuf jours durant,
une effroyable tempête nous emporte au loin. Pour réparer
les dégâts sur les bateaux, j'ordonne de faire escale dans
l'île Petite. C'est le domaine des Cyclopes. Je sais que ce
sont des êtres doués d'une force étonnante et qu'ils ont un
œil unique et rond au milieu du front. Ils sont fils de
Poséidon, le dieu des Océans. Je réunis mes hommes et
leur dis :
« Fidèles marins, le gros de notre flotte va demeurer ici,
sur la grève. Moi, je pars avec douze compagnons. Je veux
savoir si les Cyclopes sont un peuple de sauvages ou des
gens accueillants qui nous offriront à boire et à manger. »
J'emporte avec moi une outre en peau de chèvre, pleine de
vin. Rapidement, nous arrivons à une immense caverne,
située en hauteur. C'est la demeure de Polyphème. Le
Cyclope n'est pas chez lui. Il garde ses moutons. Nous
entrons dans la grotte.
« Regardez ! dis-je à mes hommes. Toutes ces jarres
pleines de lait, et ces fromages !
- Prenons ces fromages et allons-nous-en, me dit un marin.
- Non, répliquai-je, je veux voir ce Cyclope. Attendons-le
ici. »
Le voici qui revient, ramenant son troupeau. Il fait entrer
les chèvres et referme l’entrée avec un énorme rocher. Puis
il allume un grand feu de branches mortes. C'est alors qu’il
nous aperçoit.
5
« Etrangers, qui êtes-vous ? » nous dit-il.
Nous sentons notre cœur éclater de peur. Je prends la
parole et lui réponds :
« Nous sommes des guerriers qui revenons de Troie. Nous
te demandons l'hospitalité. »
Il se contente de rugir et, en guise de réponse, il s'élance
sur mes compagnons. Il en prend deux qu'il brise sur le sol.
Puis, membre après membre, il les dévore. Chair et os, il
n'en laisse rien. Repu, il s'endort.
« Tuons-le maintenant d'un coup de glaive, me dit l'un de
mes marins.
- Mais comment sortirons-nous d'ici ? Tous ensemble,
nous ne pouvons bouger ce rocher qui barre l'entrée. »
Le lendemain matin, le Cyclope ranime le feu et s'empare
encore de deux de mes hommes pour son déjeuner. Quand
il a mangé, il déplace sans effort le rocher, fait sortir ses
bêtes et nous enferme dans la grotte. Je médite une
vengeance, mais que faire ? J'aperçois alors une grosse
massue en bois d'olivier. Je me lève et en coupe un bon
morceau.
« Mes amis, polissez bien ce pieu et taillez-en la pointe !
ordonnai-je.
- Que veux-tu en faire, cher Ulysse ? » me demande un de
mes hommes.
Je ne réponds pas immédiatement. Je mets la pointe à
durcir dans le feu que j'active. Puis je cache le pieu dans le
fumier qui recouvre une partie du sol.
A son retour, le Cyclope dévore encore pour son dîner
deux de mes compagnons. Je m'approche tout près de lui et
je lui parle :
« Polyphème, j'ai apporté un vin délicieux que je souhaite
t'offrir. »
Le Cyclope prend l'outre et la vide d'un trait. Avant de
s'endormir, ivre mort, il me demande : « Dis-moi ton nom,
étranger ! »
Je lui réponds :
« Tu veux savoir mon nom, Cyclope ? Je m'en vais te le
dire. Mon nom est Personne. »
Il me répond :
« Eh bien ! Personne, je te mangerai le dernier. Ce sera
mon cadeau. »
Il se renverse alors et tombe sur le dos.
6
« Aidez-moi à soulever le pieu », dis-je à mes amis.
Ensemble, nous plongeons sa pointe dans le feu de l’âtre.
Quand elle est bien rougie, nous l'enfonçons dans l'œil du
monstre. Il pousse un cri de fauve. Il s'arrache le pieu de
l'œil.
Il appelle ses voisins les Cyclopes. Ils arrivent de partout.
Ils demandent :
« Polyphème, pourquoi nous réveilles-tu en pleine nuit ?
Qui t'a fait du mal ? »
Il répond :
« Personne m'a fait du mal !
- Si personne ne te fait de mal, cesse de nous déranger. »
Les Cyclopes partent se recoucher.
Au petit matin, Polyphème, aveugle, repousse en tâtonnant
le rocher qui bloque l'entrée de la caverne. Il s'assied en
travers du passage, les deux mains étendues pour nous
attraper si nous tentons une sortie au milieu des moutons.
Mais, dans la nuit, j'ai fait attacher les bêtes trois par trois.
Chacun de mes compagnons s'agrippe sous le mouton du
milieu. Le Cyclope tâte le dos des animaux, en vain. Ainsi,
nous pouvons nous échapper.
Nous nous éloignons de la caverne et regagnons en hâte
nos bateaux.
« Embarquons sans retard et larguons les amarres »,
m'écrié-je.
J'aperçois alors le Cyclope en haut de la falaise. Je lui
crie :
« Cyclope, tu veux savoir qui t'a privé de ton œil ? Mon
véritable nom est Ulysse ! »
A ces mots, Polyphème pousse un hurlement. Il arrache la
cime de la falaise et la précipite vers nous. Mais nous
sommes déjà hors de portée.
7
EOLE, LE DIEU DU VENT
Nous pleurons longuement les amis morts. Après quelques
jours de navigation, nous voilà en vue d'une île étrange.
Elle est toute de bronze et elle flotte au gré des courants.
C'est la demeure du dieu Eole, maître des vents. 11 y
possède un château où vivent en sa compagnie ses douze
enfants, six fils et six filles. Ils passent leur temps à rire et
à manger.
Mes hommes et moi nous présentons à la porte du château.
Éole nous accueille. Il nous fait profiter de sa table
couverte de mets appétissants et de boissons délicieuses.
Durant tout un mois, il me pose des questions :
« Raconte-moi la guerre de Troie ! Pendant ce temps, tes
hommes se reposeront. »
Je lui parle des exploits d'Achille et d'Ajax. Je lui raconte
la ruse du cheval. Il rit beaucoup. Mais après tous ces jours
passés à ses côtés, je demande à repartir.
« Je vais te faire un cadeau », me dit-il.
Il fait tuer un taureau de neuf ans. Avec un grand couteau,
il en détache la peau. Il en fait un grand sac qu'il coud
soigneusement. Il m'explique :
« Pour t'aider à retourner chez toi, j'y enferme tous les
Vents sauf celui qui te ramènera vers ton île bien-aimée.
Ainsi, tu ne connaîtras plus de tempêtes. »
Éole referme le sac avec une tresse d'argent qui ne laisse
passer aucun air. Il l'attache à mon navire.
«Attention, prévient-il, ne l'ouvre jamais ! Sans quoi les
vents s'échapperaient. »
Puis il fait souffler une brise bienfaisante qui nous éloigne
doucement du rivage. Durant neuf jours, nous voguons
tranquillement. Le dixième jour, j'aperçois les côtes de ma
patrie. Épuisé et rassuré, je m'assoupis. C'est alors que l'un
de mes marins s'approche du sac et dit aux autres membres
de l'équipage :
« Voyez cette outre. Il s'agit sans doute d'un butin
précieux. Ulysse veut le garder pour lui. Voyons ce que
c'est ! »
Il ouvre alors le sac et tous les vents s'échappent. La
tempête se soulève aussitôt. Quand je m'éveille, nous
avons été repoussés au large et nous affrontons des vagues
déchaînées.
8
CIRCE LA MAGICIENNE
Mon bateau, seul rescapé de cette terrible tempête, aborde
enfin une île. Sans bruit, nous poussons jusqu'au fond
d'une crique bien protégée ; nous mettons pied à terre.
Nous restons étendus deux jours et deux nuits, accablés de
fatigue. Au matin du troisième jour, lorsque paraît l'aurore
aux doigts de rose, je grimpe sur un rocher. Au loin,
j'aperçois une fumée. Je reviens sur la plage et réveille mes
hommes :
« Amis, partageons-nous en deux camps. Je prendrai la tête
de l'un ; l'autre sera dirigé par Euryloque. Maintenant,
tirons au sort. À toi, Euryloque, choisis un galet. J'en
prends un aussi. Mettons-les dans ce casque de bronze.
Secouons-le. Le galet qui tombera le premier désignera le
groupe qui ira repérer la fumée que j'ai aperçue. »
C'est le galet d'Euryloque qui sort. Lui et ses vingt-deux
hommes se mettent en chemin.
Ils trouvent une somptueuse demeure aux murs de pierres.
Ils explorent ce mystérieux domaine où rôdent des loups et
des lions. Loin de les attaquer, ces animaux se frottent
dans leurs jambes et se laissent caresser. Une femme
chante. Ils appellent. Elle accourt et leur dit :
« Soyez les bienvenus chez moi. Je m'appelle Circé. Venez
boire un breuvage divin fait de lait, de vin et de miel. »
Tous la suivent, sauf Euryloque. Flairant un piège, il est
resté à l'écart. Il observe ce qui se passe, puis il court au
bateau me raconter la scène :
« J'ai vu une femme nommée Circé. Elle a offert à chacun
une coupe de breuvage. Mais je l'ai repérée qui versait une
drogue dans la boisson.
Quand les hommes ont bu, Circé l'ensorceleuse les a
touchés de sa baguette. Ils se sont aussitôt transformés en
cochons. Puis elle les a enfermés dans une soue.
9
- Circé, la magicienne ! » dis-je avec inquiétude. Seul,
armé d'un glaive et d'un arc, je décide de partir délivrer les
malheureux.
« N'y va pas, me supplie Euryloque. Jamais tu ne
reviendras. Fuyons plutôt. »
Je lui réponds :
« Mon devoir est de leur venir en aide. »
Sur le chemin, je rencontre un jeune homme d'une grande
beauté. Il porte une baguette d'or. Je reconnais le dieu
Hermès. Il me saisit la main et me déclare :
« Avant d'aller plus loin, malheureux, prends cette herbe
de vie. Elle te protégera de tous les maléfices de Circé la
magicienne. »
Je mange cette herbe et poursuis mon chemin. A mon
arrivée au palais, Circé m'accueille de sa voix enjôleuse :
« Bois à cette coupe d'or ! » me dit-elle.
Je bois, et elle me frappe de sa baguette. Mais la drogue est
sans effet sur moi. Je la menace alors de mon glaive :
« Jure devant les dieux de libérer mes amis. » Tremblante,
elle obéit. Circé les frotte un à un d'une étrange pommade,
et les voilà redevenus des hommes, plus jeunes
qu'auparavant.
AU PAYS DES MORTS
Mes hommes et moi restons chez Circé une année,
jusqu'au printemps. Elle nous offre des festins, du vin et
des viandes à foison. Mais un jour, mes compagnons me
disent :
« Ulysse, il est temps de rentrer au pays. »
Je vais voir Circé et lui fais part de notre désir.
Elle me répond :
« Si ce n'est plus de bon cœur que vous restez dans ma
maison, partez ! Cependant, sache, Ulysse, qu'avant de
reprendre ton voyage, il te faut affronter une épreuve.
- Laquelle ?
- Tu dois te rendre au royaume des morts, chez le dieu
Hadès et la terrible Perséphone. Tu y rencontreras l'ombre
du devin aveugle Tirésias. Lui seul peut te dire la route à
suivre pour revenir chez toi. »
Le lendemain matin, je réveille mes hommes et nous
embarquons. Nous chargeons les aliments offerts par
Circé. Nous levons la voile que gonfle la brise et tout le
jour nous naviguons. Au coucher du soleil, nous atteignons
une côte aux limites de l'Océan, couvert de brouillard.
Nous tirons le vaisseau sur la grève. Je vais seul à l'endroit
indiqué par Circé. Je traverse un marais froid et brumeux.
10
J'avance tremblant jusqu'au lieu où se rejoignent les
fleuves du grand oubli, le Styx et l'Achéron, frontières de
l'au-delà. En cet endroit, je creuse une fosse carrée, comme
Circé me l'a dit. J'y répands une blanche farine. J'égorge un
agneau et une brebis noire dont le sang se répand dans la
fosse.
Aussitôt, attirées par le sang, les ombres des défunts
arrivent en foule. Elles poussent des cris horribles. Je les
chasse à coups de glaive. Enfin apparaît Tirésias. Il me
dit :
« Pourquoi donc, malheureux, as-tu abandonné la chaleur
du soleil pour venir voir les morts en ce lieu sinistre ?
- Je veux rentrer chez moi en évitant les dangers. »
Il me répond :
« Un dieu te hait : c'est Poséidon, maître des tempêtes. Tu
as crevé l'œil de son enfant Polyphème. Il veut déclencher
contre toi les périls des Océans. Prends garde aussi de
respecter les vaches du dieu Soleil, le bel Hélios aux
cheveux dorés. Je ne puis t'en dire davantage. »
Et sur ces mots, l'ombre de Tirésias retourne au logis des
morts.
Sans tarder, je reviens vers le monde des vivants.
J'ordonne à mes gens de larguer les amarres au plus vite.
LES SIRENES
L’Odyssée se poursuit sur l'immense océan. -Notre navire,
poussé par un bon vent, vogue vers une île étrange où
guettent les sirènes. Je dis à mes compagnons :
« Nous approchons de l'île aux sirènes. Circé m'a mis en
garde. Elles charment de leurs chants tous les êtres qui les
entendent. Si nous les écoutons, nous perdrons le contrôle
de notre vaisseau qui ira se fracasser sur les rochers.
- Alors que faire ? me demandent-ils en chœur.
-Vous allez pétrir de la cire et vous en boucher les oreilles.
Quant à moi, je les écouterai. Mais vous allez m'attacher
les pieds et les mains au grand mât afin que je ne cède pas
à leur chant fascinant. » Quand les sirènes nous
aperçoivent, elles entonnent leur chant mélodieux :
« Viens ici ! Viens à nous ! Viens écouter nos voix ! »
N'y tenant plus, je donne ordre à mes hommes de se diriger
vers les sirènes.
11
Mais nul ne m'entend. L'île enfin disparaît. Mes braves
gens se hâtent d'enlever la cire de leurs oreilles et de me
libérer de mes liens. Nous sommes passés. Mais, soudain,
j'aperçois les brumes d'un grand flot et j'entends un sombre
grondement. Quelle est cette menace ?
DE CHARYBDE EN SCYLLA
Droit devant, entre deux caps, l'eau écume et bouillonne.
Elle frappe de coups sourds les puissantes falaises. D'un
côté il y a Charybde, un gouffre marin sans fond qui avale
tout, poissons et navires ; de l'autre, Scylla, un monstre à
douze pieds et six têtes emmanchées de longs cous, prête à
dévorer ceux qui passent à sa portée. J'essaie de rassurer
mes hommes :
« Mes amis, nous avons connu bien d'autres risques !
Allons-y à la rame et avançons ! »
Pour éviter l'affreuse Charybde qui menace de nous
engloutir, nous longeons l'autre cap. C'est une falaise aiguë
couverte de nuages. A mi-hauteur, une caverne s'ouvre.
C'est le repaire de Scylla. Tout à coup, de la caverne,
surgissent les six têtes effroyables. Ces gueules qui
aboient, de leurs triples mâchoires aux dents acérées,
happent six de mes hommes. Emportés en plein ciel,
pieds et mains battant l'air, ils crient, m'appellent. En vain.
Ils vont être dévorés.
Nous avons fini par dépasser ces écueils. Épuisés, nous
jetons l'ancre en un havre de paix. C'est l'île d'Hélios. Là
paissent des bœufs splendides et de grasses brebis.
Mais je préviens mes camarades :
« Je préfère éviter cette île du Soleil. Éloignons-nous
d'ici ! »
Euryloque me répond :
« Ton corps est solide, mais ton équipage tombe de
fatigue. Campons ici.
- C'est d'accord. Mais jurez-moi de ne surtout pas toucher
aux vaches que vous verrez. » Sur mon ordre, ils jurent
tous sans tarder, et nous débarquons.
Trois semaines ont passé, tranquilles. Des vents contraires
nous empêchent de repartir. Mais bientôt, nous manquons
de nourriture. Alors qu'à l'écart je me suis endormi, mes
hommes, tiraillés par la faim, se mettent en chasse. Ils
tuent une vache, la découpent et en font griller les
meilleurs morceaux. A mon réveil, je sens l'odeur de la
viande et je constate le massacre. Je fonds en pleurs.
J'invoque Zeus, le roi des dieux, et lui demande de nous
épargner. Mais Hélios jure de se venger.
12
CALYPSO
Terrifiés, nous embarquons en hâte et reprenons la mer.
Une fois au large, un ouragan furieux se déchaîne. Mon
navire est brisé, mes marins engloutis. Je m'agrippe au mât
arraché et me laisse dériver pendant neuf jours. La dixième
nuit, les vagues me poussent sur l'île de la nymphe
Calypso qui m'accueille :
« Sois le bienvenu, Ulysse, abandonné de tous. » Elle me
mène en sa caverne, me réchauffe près d'un grand feu et
me nourrit d'un mets délicat. Elle me baigne et me frotte le
corps d'une huile parfumée. Le soir, nous nous endormons,
tendrement enlacés.
Six années passent. Calypso me berce de caresses. Mais je
ne peux oublier mon île d'Ithaque, Pénélope et mon fils
Télémaque. Sur les rochers je pleure, face à la mer et au
vent.
Un jour Hermès aux sandales ailées, le messager des
dieux, apparaît devant Calypso :
« Je suis venu, belle déesse, te commander de renvoyer
chez lui le héros que tu gardes. Zeus a choisi de mettre fin
à son exil. »
Calypso, triste et désemparée, frémit. Mais comment ne
pas obéir à Zeus, maître des dieux ? Après le départ
d'Hermès, Calypso me rejoint sur la rive :
« Sèche tes larmes, Ulysse. Je souhaite que tu revoies ton
pays et ta famille. »
Libre, je bâtis un radeau. La nymphe aux longs cheveux
bouclés y dépose du pain, de Peau, du vin et des gâteaux.
Puis elle fait souffler une brise qui me pousse vers Ithaque.
Dans le vent, j'entends son soupir :
« Adieu donc, mon bel amour ! »
13
LE RETOUR À ITHAQUE
Durant de longues semaines, je vogue sur les flots. Je pose
enfin le pied sur le sol de mon île. Vingt ans que j'attendais
ce moment, après dix ans de guerre et dix ans à errer sur
les mers. Par un sentier rocailleux, je me dirige vers une
cabane de bois. C'est la demeure d'Eumée, mon ancien
gardien de porcs. Quand il me voit, il ne me reconnaît pas.
Il me dit :
« Allons, ami, tu sembles affamé. Partage avec moi mon
dîner : j'ai préparé un morceau de rôti bien fumant. Bois
aussi de ce vin ! Puis tu resteras la nuit te reposer ici. »
J'ai si faim que j'avale rapidement les viandes, sans mot
dire.
Eumée prend la parole :
« Sache, étranger, que cette île avait pour roi le grand
Ulysse. Il a combattu sous les murs de Troie. Hélas, sans
doute a-t-il péri au loin, dans un naufrage. »
Je lui réponds :
« Que Zeus, qui trône sur l'Olympe, t'aime comme je
t'aime. Tu m'as accueilli. Sache qu'Ulysse ne tardera pas à
rentrer ! »
Le lendemain matin, un jeune homme triste passe devant la
cabane. Eumée me le présente :
« Voici Télémaque, le fils du grand Ulysse. Il a couru le
monde à la recherche de son pauvre père. En vain. »
Mon fils ! J'avais laissé Télémaque tout petit. Il est
aujourd'hui un homme.
« Entre, mon cher enfant », lui dit Eumée.
Je me lève.
« Reste assis, étranger ! me dit Télémaque. Je vais prendre
place sur ce banc. Qui es-tu ? » Je décide de lui dire la
vérité :
« Je suis ton père, celui qui t'a coûté tant de peurs et
d'angoisses. »
Eumée me reconnaît enfin. Il verse des larmes de joie.
Télémaque se jette dans mes bras.
« Ah ! mon père, me dit Télémaque. Je suis si heureux de
ton retour. Comment retrouveras-tu ton palais ? Il est
occupé par une bande de scélérats. Ils vivent aux dépens de
Pénélope et prétendent même l'épouser. »
14
Je lui réponds :
« Avant peu, tu verras, je les chasserai tous. » L'après-midi
même, déguisé en vieillard tout cassé, couvert de haillons,
je me présente aux portes de mon château. Un vieux chien
abandonné me regarde tristement. C'est Argos, le
compagnon de mes jeux d'autrefois. Malgré mon
déguisement, il me reconnaît et remue la queue. Ma main
le caresse. Il tente de se lever, puis il ferme ses pauvres
yeux. Il est mort.
J'entre dans ma demeure et, tel un mendiant, je m'assieds
par terre à l'entrée de la grande salle. « Par pitié, donnez-
moi quelque chose à manger ! »
Mais les jeunes gens qui sont là se contentent de rire et se
moquent de moi. Dans un coin, une femme grande et belle
tisse une immense toile. Elle impose silence :
« N'avez-vous pas honte de refuser l'hospitalité à ce pauvre
homme ? »
Elle vient vers moi. C'est Pénélope.
« Vieillard, levez-vous. Vous êtes le bienvenu », me dit-
elle. Puis elle appelle une servante fort âgée :
« Euryclée ! Accompagnez-le aux bains. Aidez-le à se
laver. »
Euryclée était la nourrice qui me donna le sein. En me
frottant la cuisse, elle reconnaît la blessure qu'autrefois me
fit la dent d'un sanglier.
« C'est toi, Ulysse ! » s'écrie-t-elle.
Je lui dis aussitôt de garder le secret. Puis elle m'explique
la situation au palais :
« Ta femme, la belle Pénélope, a attendu des années et des
années ton retour. Mais les prétendants, qui veulent
l'épouser, sont devenus pressants. Elle leur a dit qu'elle se
marierait lorsqu'elle aurait achevé sa tapisserie. Elle tissait
chaque jour. Mais chaque nuit elle venait, sous la lampe,
défaire ce qu'elle avait tissé.
15
- Et elle m'est restée fidèle !
- Oui, Ulysse, me répond Euryclée. Mais son stratagème a
été dénoncé par une servante. Alors Pénélope a promis de
donner sa main à celui qui gagnerait à un jeu que tu aimais
pratiquer. Suis-moi. Cela va commencer. »
LE TIR À L'ARC
Pénélope prend la parole devant rassemblée des
prétendants :
« Ecoutez, vous qui chaque jour en ce logis profitez des
biens de mon divin Ulysse, parti depuis longtemps, et sans
doute mort au loin. Voici pour vous l'épreuve. J'ai en main
le grand arc de mon mari. Lui seul pouvait en tendre la
corde. S'il est ici quelqu'un dont la force soit aussi grande
et qu'il puisse envoyer une flèche dans la cible là-bas, il
sera mon mari. »
Un à un les jeunes gens essaient de bander l'arc.
En vain.
Alors je m'offre à cette épreuve :
« Prêtez-moi cet arc, je veux essayer la vigueur de mes
mains. »
Les prétendants rient. Je tends l'arc sans effort. Je fais
vibrer la corde qui projette la flèche en plein cœur de la
cible.
Je jette alors mes hardes. Plus rapide que l’éclair, je
décoche mes flèches contre les prétendants. Tous périssent.
Pas un n'en réchappe.
Mais Pénélope doute encore. Elle me dit :
« Si tu es Ulysse, nous nous reconnaîtrons, car il est des
secrets de nous seuls connus. »
Puis elle s'adresse à une servante :
« Remets le lit d'Ulysse à sa place dans la chambre.
- Oh, ma chère femme, lui dis-je, comment pourrait-on
changer mon lit de place ? Je
l'ai fixé moi-même dans la
base du tronc d'un énorme
olivier. Voilà notre secret.
La preuve te suffit-elle ? »
Pénélope en pleurant se jette
dans mes bras. Sur la couche
parfumée, enfin nous nous
retrouvons.
1
Jason et la Toison d’or Alain Dag ‘Naud
LA FAMILLE ASSASSINEE
Il fait chaud à Iolkos, un port de Grèce, en ce début
d'après-midi de juin. Le roi Éson travaille dans son bureau.
Tout à coup, des cris, des bruits de lutte. Éson se précipite.
Il ouvre la porte.
« Que se passe-t-il ? »
Le garde à qui il vient de s'adresser est étendu mort. Près
de lui, trois hommes tiennent des épées ensanglantées.
Éson reconnaît parmi eux son frère cadet Pélias.
« Toi, mon frère ? Que fais-tu ici ? Que veux-tu ?
-Ton royaume ! répond Pélias avec arrogance. Je me suis
rendu maître de ton palais. Je te laisse la vie sauve, mais je
te chasse hors des frontières de ce pays.
- Et ma femme ? Et mes enfants ? demande Éson avec
angoisse.
-Tu les trouveras dans la pièce à côté », réplique Pélias
avec un sinistre sourire.
Fou d'inquiétude, Éson se précipite dans la salle voisine. Il
découvre horrifié sa femme étendue à terre. Elle baigne
dans son sang. Près d'elle, ses trois enfants ont été égorgés.
Éson s'effondre en larmes sur la poitrine de son épouse.
Tout contre son oreille, il perçoit un filet de voix :
2
« Éson, mon époux bicn-aimé, je meurs. Nos enfants ont
été tués par ces barbares. Mais j'ai réussi à sauver le petit
Jason, notre nouveau-né. Quand j'ai vu les soldats de
Pélias traverser le jardin, j'ai compris le danger. »
La voix faiblit.
« Repose-toi, lui dit Éson.
- Non, écoute-moi. J'ai demandé à Lysie, la gouvernante,
de prendre le bébé et de s'échapper.
- Où l'a-t-elle emporté ? demande Éson.
- Dans la demeure de Chiron... »
Sur ces mots, un voile couvre ses yeux. Elle meurt dans les
bras de son époux.
Pélias, l'assassin, surgit dans la pièce. Il vocifère :
« J'ai tué ta femme et tes enfants. Nul, désormais, ne peut
réclamer ton trône. Sors de mon palais ! »
Éson s'éloigne, le visage ravagé de larmes. Il marche
longtemps. À la nuit tombée, il fait halte dans une pauvre
cabane abandonnée. 11 décide de s'y installer, car elle est
située au pied du mont Pélion. C'est le domaine de Chiron,
un être mystérieux, bon et sage. Le pauvre Éson aimerait
grimper jusqu'à sa caverne et retrouver son petit. Mais il
sait que des espions de Pélias l'ont suivi. Ils ne doivent pas
découvrir la cachette de Jason.
« Je vieillirai là, sans rien dire, en pensant chaque jour à
mon fils ! »
VINGT ANS APRES
Jason est devenu un beau jeune homme. Il a été élevé avec
amour par le brave Chiron. Celui-ci est un centaure. Son
torse et sa tête sont ceux d'un homme, mais le bas de son
corps a l'aspect d'un cheval. Chiron est le plus sage et le
plus généreux des centaures. Il est savant aussi, et de
nombreux élèves suivent ses leçons. Parmi eux, il y a le
colosse Héraclès, qui suit des cours d'astronomie ;
Asclépios, qui apprend le secret des plantes pour devenir
médecin ; Achille, qui étudie l'art de la guerre ; les
jumeaux, Castor et Pollux, que l'on surnomme les
Dioscures, les fils de Dios, le Dieu Zeus. Ils sont
inséparables.
3
Grâce aux leçons de Chiron, Castor est devenu le meilleur
des cavaliers, et Pollux connaît tous les secrets de la boxe.
Dans la classe de Chiron, il y a surtout Orphée. Avec sa
lyre à neuf cordes, il chante d'une voix envoûtante. Ses
amis font cercle pour l'écouter ; les vents ne soufflent plus
pour ne pas le déranger ; les animaux sauvages se couchent
à ses pieds ; les plantes s'inclinent vers lui.
Pour ses vingt ans, Jason a invité ses amis. La fête bat son
plein. A la fin du repas, Chiron gratte le sol de ses sabots
pour obtenir le silence.
« J'ai une chose à te révéler, dit-il à Jason. Veux-tu que je
te l'annonce à l'écart ?
- Je n'ai pas de secret pour mes amis, répond le jeune
homme.
- Soit ! Il y a longtemps de cela, le roi Éson a été chassé de
son trône. Sa femme et ses enfants ont été tués. Mais un
bébé a pu être sauvé.
- Qu'est devenu ce bébé ? demande Jason.
- Il a grandi, répond Chiron qui poursuit : il est ici. Le fils
d'Éson, c'est toi ! Tu es fils de roi, prince d'Iolkos, héritier
du trône. Ton père est mort. Tu dois reprendre ton
royaume. Mais sois prudent ! Méfie-toi de Pélias
l'usurpateur. Il est dangereux. »
4
LE JEUNE HOMME À LA SANDALE
Au même moment, Pélias se trouve à Delphes, sanctuaire
d'Apollon. 11 veut connaître son avenir. Une foule attend à
l'entrée du temple. Pélias bouscule tout le monde pour
passer. Un garde le repousse :
« Prenez votre tour comme les autres !
- Mais je suis le roi d'Iolkos, proteste Pélias.
- Ici, il n'y a pas de roi qui compte », réplique le soldat.
Au bout d'un temps qui lui paraît interminable, Pélias
pénètre enfin dans le temple. Au fond d'une grande salle,
des prêtres entourent une vieille femme. C'est la Pythie.
Elle a le pouvoir de transmettre les prédictions d'Apollon.
Pélias s'avance lentement. Il est impressionné par le
dallage et les colonnes de marbre.
« Pose une question précise ! lui intime l'un des prêtres.
Que veux-tu savoir ?
- Combien de temps régnerai-je encore ? » demande
Pélias.
Le prêtre repose la question à la Pythie. La vieille femme
aux cheveux gris en désordre se penche au-dessus d'une
crevasse qui traverse le sol devant elle. Des fumées
mystérieuses en sortent. Tout à coup, la Pythie agite les
bras. Elle se met à trembler de tous ses membres.
Elle émet de petits cris et de curieuses paroles.
« Je ne comprends pas ! » dit Pélias.
Un prêtre lui répond :
« Nous seuls pouvons l'entendre. Elle vient de dire : "Tu
rencontreras celui qui n'a qu'une sandale. Il vient reprendre
ce que tu lui as volé." »
Au grand galop, Pélias regagne le port d'Iolkos. 11 est
perplexe. Il ne sait toujours pas combien de temps il
régnera.
Quelques jours plus tard, un jeune homme aux cheveux
longs et bouclés traverse le grand marché de la ville. Il est
vêtu d'une tunique blanche. Les habitants s'étonnent :
5
« Est-il le fils d'un dieu, beau comme il est ? Il ne porte
qu'une sandale. Pourquoi ? »
Ils ignorent que Jason a perdu une sandale en traversant
une rivière à gué. Mais Pélias l'aperçoit depuis une fenêtre.
Il remarque le pied déchaussé.
« Amenez-moi cet étranger ! » ordonne-t-il à un garde.
Jason est conduit devant le roi.
« Qui es-tu ? demande celui-ci.
- Je m'appelle Jason.
- Jason ? Ce nom ne me dit rien », reprend Pélias qui
observe son visiteur d'un regard implacable.
« Comme il ressemble à mon frère ! se dit-il. Et cette
sandale qui manque ! La prédiction ! »
UN BÉLIER EXTRAORDINAIRE
Pélias se lève de son trône. Il fait le tour du I jeune homme
en le regardant des pieds à la tête. Puis il s'adresse à voix
haute aux courtisans réunis dans la salle :
« Voici mon neveu, le fils caché d'Éson. »
Les personnes présentes dans rassemblée s'agitent
bruyamment. Pélias réclame le silence. Puis il s'adresse au
jeune homme :
« Ne me mens pas. Je sais qui tu es et pourquoi tu es ici.
Tu veux reprendre le trône de ton père.
- C'est exact », réplique Jason avec audace.
Le roi reste impassible. Il réfléchit vivement. Un sourire
méchant effleure ses lèvres. Une idée a surgi dans son
esprit rusé. 11 reprend la parole d'un ton doucereux :
« Je suis vieux. Le pouvoir me fatigue. Je suis prêt à te
céder le trône. Mais, auparavant, je veux savoir si tu en es
digne. Il faut que tu réussisses une épreuve.
- Une épreuve ? demande Jason.
- Rapporte-moi la Toison d'or ! »
Une clameur accueille ce propos. Pélias lève la main. Les
courtisans se taisent.
« C'est d'accord », répond le jeune homme.
6
Revenu auprès de Chiron et de ses amis, Jason raconte son
entrevue et ce défi inattendu.
Le centaure est inquiet :
« La Toison d'or ? Mais tu vas t'exposer à tous les
dangers ! »
Jason ne craint pas les périls, mais il veut savoir. Il
interroge son maître :
« Cette Toison d'or, qu'est-ce donc ? »
Chiron s'assied sur un rocher. Ses élèves se rapprochent
pour l'entendre. Jason est au premier rang.
« Tout a commencé au royaume de Béotie, explique
Chiron. La Béotie est une région de Grèce dont les
habitants sont un peu stupides. Leur chef, le roi Athamas,
épousa Néphélé qui lui donna deux enfants, un fils et une
fille. Mais il tomba amoureux de la belle Ino. Deux fils
naquirent de cette union. Ino détestait les enfants de
Néphélé. Comme elle voulait s'en débarrasser, un plan
diabolique naquit dans son esprit. »
Chiron boit une coupe de boisson au miel avant de
poursuivre :
« Elle donna de l'argent à des servantes pour qu'elles
grillent les grains de blé conservés dans un grenier en
attendant d'être semés. Au printemps, les fermiers
plantèrent les grains. Bien sûr, rien ne poussa l'été suivant.
La famine était proche. Les habitants menaçaient de se
révolter. Athamas dépêcha un messager à Delphes pour
consulter l'oracle. Mais le messager était au service d'Ino.
Quand il revint, il ne rapporta pas au roi les vrais propos
de la Pythie. Il dit ce qui était convenu avec Ino : "Si tu
veux que la végétation repousse, tu dois sacrifier aux dieux
tes premiers enfants !"
- Quelle horreur », s'écrient en chœur les jeunes gens qui
entourent Chiron. Celui-ci continue :
« Oui, mais Zeus veillait. 11 envoya un bélier magique au
pelage d'or et aux ailes gigantesques. Au moment où
Athamas levait son bras armé d'un couteau pour égorger
ses enfants, le bélier surgit. Il prit les jeunes gens sur son
dos et s'envola vers l'orient. Il les déposa dans un pays
nommé la Colchide, à l'est de la mer aux eaux noires, tout
près du Caucase. Pour remercier Zeus, le fils d'Athamas lui
offrit le bélier en sacrifice, puis il suspendit la toison à un
arbre sacré. Ce trésor est gardé jour et nuit par un dragon.
- Un dragon ne me fait pas peur », s'exclame Jason.
Ses amis, enthousiastes, applaudissent :
« Nous t'accompagnerons. »
7
L’EMBARQUEMENT DES ARGONAUTES
Avant de t’engager dans cette aventure, consulte les
dieux ! conseille le brave Chiron.
- Je vais me rendre dans la forêt de Dodone. Elle est
consacrée à Zeus », répond Jason.
Quand il parvient à Dodone, après trois jours de marche,
Jason est épuisé. Il pénètre pourtant dans la forêt. La nuit
tombe. Il se retrouve dans une clairière au milieu de
laquelle s'élève un chêne au tronc impressionnant. Jason
décide de s'étendre à son pied. Il s'endort. Quelque temps
après, le chant d'une chouette le réveille. Jason ouvre les
yeux. Une femme se tient devant lui. Une vive lumière
l'environne. Elle porte une armure étincelante et un casque
d'or. Jason se redresse et s'exclame :
« Athéna !
- Oui, répond la déesse. Je suis la fille de Zeus. Tu vas
partir en quête de la Toison d'or. Zeus m'a demandé de
t'aider. »
Athéna pointe sa lance vers une des grosses branches du
chêne qui se détache et tombe à leurs pieds. La déesse en
découpe un large tronçon et dit : « Fais construire un
bateau par le nommé Argos. Il est le meilleur créateur de
navires en Grèce. Emporte ce morceau de bois.
Fais-y sculpter mon image et installe-la à la proue de ton
navire.
Je te parlerai par son intermédiaire. Tu m'interrogeras
quand tu rencontreras un problème. Je te répondrai. »
De retour au pied du mont Pélion, Jason fait venir Argos.
Un étrange personnage : il a cent yeux tout autour de la
tête et du cou. Lorsque les uns se ferment pour se reposer,
les autres continuent à veiller. Argos se met aussitôt à
l'œuvre. Il va bâtir une nef capable d'accueillir plus de
cinquante hommes. Elle se nommera l’Argo, rappelant son
nom, Argos, qui veut dire « rapide ». Pendant ce temps,
Jason réunit ses compagnons : Héraclès et son ami Hylas,
Castor et Pollux, Asclépios, Achille, Orphée et les autres.
De nombreux héros veulent aussi être de l'aventure.
Quand l’Argo est achevé et la figure de proue installée, les
habitants des alentours se rassemblent au port. Ils sont
frappés d'étonnement par cette formidable nef à la coque
peinte en blanc. Elle dépasse en longueur et en beauté ce
que l'on a vu jusqu'alors. Cinquante hommes ont été
choisis pour faire partie de l'équipage. Les uns manieront
les rames, douze de chaque côté. Les autres se chargeront
des voiles. Tous sont impatients de partir.
8
Aux premières lueurs d'un matin de juin, ils embarquent
enfin. Jason s'adresse à ses hommes :
« Maintenant, il nous faut un chef. Je vous propose
Héraclès, le plus fort d'entre nous.
- Il n'en est pas question, proteste le géant qui agite
nerveusement sa massue.
- C'est toi, Jason, que nous voulons pour chef ! »
Tous les Argonautes applaudissent.
Orphée entonne un chant d'adieu. Tiphys s'installe à la
barre. Il sait s'orienter par rapport aux étoiles et prévoir les
tempêtes. Lyncos, qui a un œil de lynx, grimpe avec agilité
au mât et prend place sur la hune.
A grands coups de rames, l’Argo sort du port. Une fois au
large, la voile est hissée. Le navire majestueux s'éloigne
vers l'orient.
GROS CHAGRIN
Après plusieurs jours de navigation, Jason demande à
Lyncos :
« Sois vigilant ! Nous approchons du détroit qui donne
accès à la mer aux eaux noires. Il ne faut pas le manquer. »
Ce détroit redouté est dénommé l'Hellespont. Mais
comment le trouver dans l'épais brouillard qui s'abat ?
Jason interroge la figure de proue : « Ne dévie pas de ta
route », lui répond-elle. Enfin, un rayon de soleil illumine
un étroit passage entre deux falaises. L'Argo s'y engage.
Les hommes sont à leurs bancs de rames. Après trois jours,
le détroit est franchi. Mais de sombres nuages menaçants
s'amassent à l'horizon. « Nous devons aborder au plus tôt
», dit Jason. A peine ont-ils mis pied à terre dans une
crique bien protégée qu'ils sont attaqués par des géants à
six bras.
« Laissez-les-moi », dit Héraclès qui se précipite à leur
rencontre. 11 fait tournoyer sa massue au-dessus de sa tête
et assomme d'un seul coup cinq géants qui se sont trop
approchés. Les autres reculent. Héraclès en profite. 11
prend son arc et décoche ses flèches à une allure
stupéfiante. Les géants tombent les uns après les autres.
Bientôt, il n'en reste plus un vivant.
9
« Allons-nous-en d’ici », propose Jason.
Les Argonautes regagnent le large. Mais le courant est si
puissant qu'il faut souquer ferme. Tant et si bien
qu'Héraclès brise sa rame. Une côte accessible et boisée se
présente enfin. Le navire y fait escale.
« Je vais en profiter pour me façonner une nouvelle rame,
s'exclame Héraclès. Viens avec moi, mon petit Hylas ! »
Hylas, encore adolescent, suit le géant qui l'aime comme
un fils. Héraclès a tôt fait de repérer un arbre bien solide :
« Je découperai une rame dans ce tronc, dit-il à Hylas.
Pendant ce temps, va voir s'il y a une source à proximité.
Mais ne t'éloigne pas ! »
Deux heures plus tard, la rame est prête.
« Hylas, où es-tu ? » appelle Héraclès. Aucune réponse. Le
géant crie plus fort, puis il hurle :
« Hylas ! »
Héraclès court en tous sens. Il s'enfonce dans la forêt et
arrive enfin près d'une source aux eaux sombres. Il ne sait
pas que des nymphes de ce lac ont entraîné l'adolescent
dans leur demeure, tout au fond de l'onde.
« Hylas ! » crie-t-il de nouveau. Il n'entend rien d'autre que
l'écho de son appel. Désespéré, il s'en retourne au bateau.
« J'ai perdu mon plus fidèle compagnon, dit-il en pleurant
à chaudes larmes. Je ne peux l'abandonner. Continuez sans
moi ! »
Le géant bondit dans la forêt et disparaît. Les Argonautes
l'attendent jusqu'au matin. Longtemps ils entendent son cri
désespéré : « Hylas ! »
« Nous avons perdu notre meilleur protecteur et un
merveilleux compagnon ! » constate Orphée qui entonne le
chant mélancolique d'un au revoir pendant que l’Argo
s'éloigne.
LE BOXEUR K.O.
Au bout de trois jours de navigation, l'eau potable vient à
manquer. L'île de Bébrycos est en vue. Jason décide d'y
faire halte. Dès que les Argonautes ont mis pied à terre,
des soldats les encerclent :
« Suivez-nous auprès de notre roi Amycos ! » ordonne leur
chef.
10
La petite troupe se met en marche vers le château qui
domine l'île. Sur le chemin, les habitants ont l'air triste.
Jason et ses amis sont introduits auprès du roi. C'est un
colosse, une vraie brute tout en muscles. Il s'adresse à
Jason :
« Tu poursuivras ta route quand l'un de vous m'aura
affronté à la boxe. Si je gagne, vous serez mes esclaves. Si
je perds, vous continuerez. Mais je suis toujours le plus
fort ! J'ai maté les habitants de cette île, je ferai de même
avec vous. »
« Quel dommage qu'Héraclès ne soit plus là ! s'exclame
Orphée à l'oreille de Jason. Qui de nous osera se mesurer à
ce roi au cou de taureau ?
- Moi ! » déclare Pollux s'avançant vers Amycos. Celui-ci
éclate de rire :
« Tu ne fais pas le poids, mais soit ! Prends ce gant de cuir
et allons sur la plage. »
Le combat commence. Amycos se précipite, le poing levé.
Pollux saute de côté et évite le coup. Le roi se retourne et
fonce sur Pollux qui s'écarte. Les habitants de Bébrycos
applaudissent. Le roi les menace et s'élance une fois encore
sur son adversaire qui bondit au dernier moment.
« Tu n'es qu'un lâche ! » lance Amycos.
Peu à peu, ce dernier s'épuise. Il se rue encore. Cette fois,
Pollux n'esquive pas. Il lance un formidable coup de poing
dans la mâchoire du roi.
Amycos titube. Pollux en profite. Il frappe son adversaire
d'un terrible coup dans la poitrine. Le roi s'effondre, le
souffle coupé, vaincu.
« Jure de ne plus opprimer ton peuple ! exige Pollux.
- Je m'y engage devant les dieux ! » bredouille Amycos.
Sous les acclamations de la foule, le retour au port est
triomphal. Les Argonautes rembarquent. Longtemps ils
agitent la main en signe d'adieu.
11
LE DEVIN ET LES HARPIES
Deux jours plus tard les navigateurs longent une côte
inhospitalière.
« Voyez ces deux oiseaux comme ils sont curieux ! »
s'écrie Asclépios.
Lyncos fixe la direction indiquée.
« Curieux en effet. Ils ont de grandes ailes et des pattes
griffues, mais une poitrine et un visage de femmes.
- Les Harpies ! » s'exclame Jason. Chiron lui a souvent
parlé de ces créatures horribles.
« Elles s'attaquent à un pauvre homme, précise Lyncos.
- Portons-lui secours », décide Jason.
Les Argonautes débarquent. En les voyant, les deux
Harpies croassent comme des corbeaux et vont se percher
à l'écart. Jason et ses amis s'approchent. Ils découvrent un
misérable vieillard accroupi près d'une cabane. Il est très
maigre et vêtu de haillons. Autour de lui traînent des
débris d'os et des fientes d'oiseaux. L'odeur est
insupportable. Le vieil homme tend les bras :
« Je suis aveugle. Aidez-moi !
- Qui es-tu ? demande Jason.
- Mon nom est Phinée, répond-il. Je suis devin.
J'annonce l'avenir aux humains. Mais les dieux
me poursuivent de leur vengeance, car j'ai osé dire que je
connaissais à l'avance leurs projets. Ils m'ont envoyé les
Harpies qui m'empêchent de manger en souillant ma
nourriture. »
Deux des Argonautes avancent d'un pas. Ce sont les fils du
dieu Borée, le vent du nord au souffle puissant. Ils ont le
pouvoir de voler.
« Nous allons les faire partir », disent-ils en chœur.
Et les voilà qui s'envolent, l'épée à la main. Les Harpies,
pourchassées, s'enfuient à tire-d'aile. Bientôt, effrayées et
épuisées, elles promettent de ne plus tourmenter le devin.
« Pour vous remercier, dit Phinée, je vais vous confier un
précieux renseignement. Vous allez bientôt rencontrer un
passage étroit qu'aucun navire n'a pu franchir. Les bords de
ce passage sont formés de roches flottantes appelées les
Symplégades. Dès qu'un bateau tente de passer, elles se
resserrent et le broient entre leurs tenailles.
- Comment leur échapper ? demande Jason.
12
- Je vais te donner une colombe, dit Phinée.
Emporte-la et lâche-la au moment de passer.
Quand elle volera entre les falaises, celles-ci se
refermeront comme des mâchoires. Dès que l'oiseau sera
passé, elles s'écarteront. Ce sera le moment de te risquer.
Mais il faudra agir vite. »
JASON ET LE ROI DE COLCHIDE
Les Argonautes rembarquent, laissant le vieil homme
libéré. L'équipage vogue joyeusement pendant plusieurs
jours. Mais un matin...
« Les Symplégades » crie Lyngus. Du haut de sa hune, il
désigne deux falaises couleur de fer battues par les flots.
« Le sort en est jeté », constate Jason qui dirige la
manœuvre.
Quand le roches sont suffisamment proches, il lance la
colombe. Elle file, mais les falaises se referment
inexorablement.
« Plus vite ! » crie l'équipage de l’Argo.
L'oiseau se glisse entre les parois juste avant qu'elles ne se
referment.
« Elle est passée, constate Jason. Allez-y, mes amis,
souquez ferme ! »
Le navire s'engage à son tour. Les falaises qui s'étaient
écartées se rapprochent de nouveau.
Leur ombre domine maintenant les marins. Un sombre
craquement se fait entendre. Une partie de la poupe vient
d'être broyée. Mais l’Argo a réussi à passer.
« Hourra ! » poussent en chœur les Argonautes. La
réparation est vite effectuée. Trois jours plus tard, l’Argo
jette l'ancre à l'embouchure d'un fleuve qui charrie des
pépites d'or.
« Nous sommes arrivés au pays de la Toison. La cité que
vous voyez en haut de la colline est la capitale du roi
Aeétès, souverain de Colchide », explique Jason qui se
dirige ensuite seul vers l'avant du bateau.
Il interroge la figure de proue qui lui répond : « Pour
réussir ta mission, tu dois faire confiance à une femme.
Aphrodite et Éros vont t'aider.
13
- Une femme ? » se demande Jason qui rejoint ses
compagnons.
« Descendons à terre », commande-t-il.
La petite troupe passe les portes de bronze de la cité et se
dirige vers le palais.
Jason est aussitôt reçu par le roi Aeétès, entouré de son fils
Absyrtos et de sa fille Médée.
« Soyez les bienvenus, toi et tes compagnons. En quoi
puis-je f aider ? demande le roi.
- Je suis venu te prier de me remettre la Toison d'or,
répond Jason.
- Tu ne manques pas d'audace ! remarque le roi.
La Toison est un don des dieux. Elle assure la paix et la
prospérité à mon peuple. Nous ne pouvons nous en
séparer.
- Nous la prendrons de force ! réplique Jason.
- Je vais te faire couper langue et les mains ! » affirme le
roi rouge de colère.
Il s'apaise cependant, réfléchit un instant et dit : « J'ai un
marché à te proposer. Le dieu Héphaïstos m'a offert deux
taureaux que je ne parviens pas à dompter. Leurs sabots
sont d'airain, et ils crachent des flammes. Si tu réussis à les
dominer et à leur faire labourer un champ pour y semer des
graines, je te laisserai libre d'aller chercher la Toison. Tu
dois effectuer ce travail demain, en moins d'une journée. »
MEDEE LA MAGICIENNE
Jason est anéanti. Il sait que l'exploit est V| irréalisable.
Mais dans un coin de la salle, derrière une colonne, un
curieux petit personnage sourit. Il porte des ailes
minuscules et un arc. C'est Eros, dieu de l'amour. Il prend
une flèche dans son carquois et vise Médée. Il tire. La
flèche invisible traverse l'air et va se ficher au cœur de la
princesse. Médée ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle
éprouve un sentiment qu'elle n'a jamais connu. Elle est tout
émue en regardant Jason qui s'éloigne avec ses amis.
Les Argonautes ont décidé de regagner leur bateau pour y
tenir conseil. La nuit est tombée quand une barque
s'approche dans l'obscurité. Une femme est à son bord :
Médée ! Jason lui tend la main pour l'aider à monter.
14
« Est-ce ton père qui t'envoie ? demande Jason.
- Non. Je suis ici en secret, répond Médée. Je détiens des
pouvoirs et des savoirs mystérieux.
Sans mon secours, tu es perdu.
- Pourquoi veux-tu m'aider ? s'étonne Jason.
- Je ne sais, mais je ressens près de toi une sensation
nouvelle. Je crois bien que je t'aime ! »
Sur cet aveu, deux longues larmes coulent des grands yeux
verts de Médée. Jason les sèche d'un doigt délicat.
Médée ôte de sa ceinture un flacon qu'elle tend à Jason :
« Cette fiole contient un baume que j'ai composé avec une
fleur du Caucase et une goutte du sang de Prométhée.
Enduis-toi le corps de cet onguent. Il te protégera des
flammes des naseaux des taureaux et te donnera une force
invincible. »
Jason veut remercier Médée qui l'interrompt :
« Ce n'est pas tout ! Les graines que tu sèmeras sont les
dents d'un dragon que le dieu Arès donna jadis à mon père.
Dès qu'elles toucheront terre, elles se transformeront en
une armée de redoutables guerriers. »
Médée sort de sa ceinture une pierre inconnue.
« Pour les vaincre, jette cette pierre magique au milieu
d'eux. Ils se battront et s'entretueront pour elle. »
Le lendemain, dès l'aube, Jason se présente devant le roi.
« Conduis-moi à tes taureaux ! » dit-il fièrement.
Les taureaux furieux sont lâchés dans le champ entouré
d'une palissade. Jason leur fait face. Les flammes de leurs
naseaux ne l'atteignent pas.
Il avance et saisit les cornes en métal du premier animal
qui fléchit et tombe. Jason maintient d'une main l'animal à
terre et affronte le second taureau. Il lui saisit une corne
l'obligeant à s'agenouiller. Les monstres vaincus se laissent
faire quand Jason les attelle à une charrue. Avant midi le
champ est labouré.
Le roi désigne alors un coffre :
« Ce caisson de cuir contient les graines que tu dois
semer », dit-il.
15
Jason ouvre le coffre, prend les dents du dragon et les jette
à la volée dans les sillons. Aussitôt jaillissent du sol dix,
vingt, cent guerriers tout armés. Notre héros prend la pierre
de Médée et la jette parmi eux. Et les voilà qui se battent
sans pitié pour s'en emparer. Il ne reste bientôt sur le
champ que des cadavres. Jason triomphant se tourne vers
le roi.
« A présent, tiens ta promesse ! »
LA CAPTURE DE LA TOISON D’OR
Aeétès ne peut revenir sur sa parole. Il bougonne : « La
Toison d'or est dans le bois d'Arès, dieu de la guerre.
- Où est ce bois ? demande Jason.
- C'est à toi de le trouver, et avant la tombée de la nuit ! »
répond le roi en ricanant.
Jason est fou de rage. Mais il croise le regard de Médée
qui, discrètement, lui fait signe de la suivre. « Je sais où est
le bois d'Arès », lui murmure-t-elle. Jason ordonne à ses
hommes de regagner le navire. Puis il rejoint Médée. Tous
deux sortent de la ville. Ils gagnent une vallée dominée par
une falaise où s'ouvre une grotte.
« Est-ce une entrée des enfers ? demande Jason inquiet.
- C'est le seul accès à la forêt sacrée », répond Médée qui
s'y engage résolument. Jason domine sa peur et suit la
jeune femme. Ils débouchent bientôt dans une
extraordinaire forêt baignée de lumière. Accompagnés par
des oiseaux qui chantent joyeusement, ils suivent un
chemin bordé de fleurs et de fougères.
Tout à coup, les oiseaux cessent de pépiller, un silence
profond s'établit. Médée fait alors signe à Jason de se taire.
Les deux jeunes gens arrivent à une clairière que domine
un chêne magnifique.
16
À son pied s'enroule un immense et affreux serpent ailé. 11
crache des flammes dès qu'un animal approche. Au-dessus
de sa tête, suspendue à une branche, la toison d'or brille de
tous ses feux. Médée entonne un chant mystérieux. Le
dragon lève lentement la tête. Il écoute. Puis il ferme les
yeux, somnolent. Sans cesser de chanter, Médée
s'approche du monstre. Elle sort de sa robe des branches
d'une plante fraîchement coupée. Elle en fait tomber
quelques brins dans la gueule du serpent qui achève de
s'endormir.
Puis elle s'adresse à Jason :
« Hâtons-nous. Décroche la toison et partons. » Dès que le
jeune homme tient en main la relique, celle-ci devient
incroyablement légère. Jason et Médée regagnent au plus
vite l’Argo. Jason ordonne à ses hommes de prendre le
large. À grands coups de rames, le navire s'éloigne. Les
nefs d'Aeétès les poursuivent un temps, puis elles font
demi-tour. La mission est accomplie.
LE RETOUR À IOLKOS
Un matin de novembre, l’Argo arrive en vue d'Iolkos.
Jason réunit un conseil de guerre :
« Mes amis, c'est la fin de notre voyage. Je rapporte la
Toison d'or et je vais réclamer mon trône à Pélias. Mais je
suis certain qu'il ne respectera pas sa promesse. Que faire ?
Pélias mérite la mort », s'écrient en chœur les Argonautes.
Achille ajoute :
« Donnons l'assaut à son palais !
- Nous ne sommes qu'un petit groupe et les murailles
d'Iolkos sont puissantes ! » rétorque Jason. Médée
demande alors la parole :
« Je prendrai la ville seule ! »
Les Argonautes se moquent d'elle. Mais Jason ne sourit
pas : il connaît ses pouvoirs mystérieux :
« Comment vas-tu t'y prendre ? demande-t-il.
- C'est mon secret. Cachez le navire dans une crique.
Lorsque vous apercevrez une torche enflammée sur la tour
du palais, Pélias sera mort. Vous pourrez entrer dans la
ville, les portes en seront ouvertes. »
Médée s'accoutre en vieille femme toute ridée.
« Je vais t'accompagner un bout de chemin, lui dit Jason.
Je voudrais aller voir mon père. »
17
Quand ils arrivent devant la pauvre cabane où Éson s'était
réfugié, ils n'entendent pas un bruit. Ils entrent et trouvent
le vieil homme étendu sur un grabat. 11 respire à grand-
peine.
« Père, me voici de retour ! s'écrie Jason.
- Toi, mon fils ! Que je suis heureux ! Maintenant, je peux
mourir en paix, répond Éson.
- Non, tu ne mourras pas ! » dit Médée qui sort en hâte de
la masure. Elle va cueillir des plantes et arracher des
racines dont elle seule connaît le pouvoir. Dès son retour,
elle prend une marmite et fait bouillir sa mystérieuse
récolte. Quand le breuvage est tiède, elle le donne à boire à
Eson qui s'endort aussitôt. Lorsqu'il se réveille, ses rides
ont disparu, ses muscles ont retrouvé leur vigueur. Il est
redevenu jeune.
A ce moment, les trois filles du roi Pélias passent devant la
cabane. Elles entrent et demandent :
« Que se passe-t-il ici ? Où est le vieil Éson ?
- Le voici ! leur répond Médée. Je suis sorcière. Je lui ai
redonné sa jeunesse.
- Ne pourrais-tu aussi rajeunir notre père, le roi ?
demandent-elles à Médée.
- Je vous suis, répond celle-ci et en chemin, je ramasserai
les herbes de l'éternelle jeunesse. »
Au palais, Médée fait préparer la potion, puis ordonne aux
trois princesses de la donner à boire
à Pélias. Celui-ci ne se méfie pas. Mais à peine a-t-il bu
qu'il se tord de douleur. Son visage devient hideux et
violacé, et il meurt dans d'affreuses souffrances. Médée
profite alors de l'affolement général pour sortir de la pièce.
Elle grimpe au sommet de la tour et enflamme une torche.
Les Argonautes aperçoivent le signal.
Ils se précipitent et s'emparent de la cité qui ne résiste pas.
Jason, devenu roi, interroge Médée :
« Que s'est-il passé ?
- J'ai dû me tromper dans ma préparation », affirme-t-elle
avec un inquiétant sourire.
Jason ne répond pas. Songeur, il contemple la Toison d'or
étalée à ses pieds.
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