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Date : 29 janvier 2021
Pays : FRPériodicité : HebdomadaireOJD : 333141
Page de l'article : p.60-61Journaliste : DOROTHÉEWERNER
Page 1/2
FAYARD 8401050600509Tous droits réservés à l'éditeur
ELLE MAG/RENCONTRE
NESRINE SLAOUI
ECDIPLOMEE DE SCIENCES PO, PUBLIEE CHEZ FAYARD, LAUTEURE DE 26 ANS,
ELEVEE DANS UN MILIEU POPULAIRE PAR DES PARENTS IMMIGRES,RACONTE COMMENT ELLE S'EST FAIT UNE PLACE DANS
LA « BONNE SOCIETE ». ENVERS ET CONTRE TOUT. PAR DOROTHEE WERNER
Paris la nuit. Une Twingo sillonne les quartiers chics.
Beaux immeubles, belles avenues, que c'est beau ! Nesrine Slaoui
pousse le bouton de l'autoradio, vitres baissées et rap à fond la
caisse : KeryJames, Dinos, Booba... Devant la tour Eiffel illuminée,
elle savoure. Vivre ici, enfin ! Ä 26 ans seulement, elle a déjà eu le
temps d'en rêver longtemps. Dans sa chambre d'adolescente, bâti
ment E4, 4e étage, porte 27, de la petite cité Saint-Joseph à Apt
(Vaucluse), cette « banlieusarde de campagne » poussée en fille
unique dans la France invisible s'imaginait sa vie d'après. Ce quelle
voulait ? « Les soirées huppées en boîte de nuit, les conférences au
Centre Pompidou, les cafés en terrasse. Avoir des invitations mon
daines, figurer sur la liste des événements privés, côtoyer des gens
importants comme ceux qui passent à télé. »Tout ce qui brille, comme
le film de Géraldine Nakache. La route fut longue. Prépa privée à
Avignon, Sciences Po à Grenoble puis à Paris, la bonne élève s'est
battue férocement. Plus tard, elle écrira : «Jevoulais balancer ma réussite au visage de
ceux qui n'avaient jamais cru en moi, je vou
lais quelle cing le comme une claque. »
Nesrine l'ambitieuse s'est arrachée à son
milieu. Mère femme de ménage, père
maçon, famille encore à cheval, deux géné
rations plus tard, entre France et Maroc.
Partie du bas de l'échelle sociale pour
accomplir son rêve. Depuis quelle a vu les
banlieues s'embraser en 2005 après la mort
de Zyed et Bouna - électrocutés dans
l'enceinte d'un poste électrique dans lequel
ils s'étaient réfugiés pour se soustraire à un
contrôle de police -, elle espère un jour
devenir journaliste à Paris. Titre du récit biographique quelle publie aujourd'hui ? « Illé
gitimes » (éd. Fayard). Au pluriel. Parce qu'il s'agit d'elle, mais aussi
des centaines de milliers de jeunes issus des quartiers populaires,
Français portant en eux les blessures de l'exil des leurs, et désormaissoucieux de trouver leur place dans une société aux bras pas fran
chement grands ouverts. Tiré du roman « L'Art de perdre » (éd. J ai Lu),
d'Alice Zeniter, l'exergue donne le ton : « Ils veulent une vie entière,
pas une survie. Et plus que tout, ils ne veulent plus avoir à dire merci
pour les miettes qui leur sont données. »
Fermeture des cafés oblige, la rencontre a lieu à Montparnasse, chez
son éditeur. Le grand sourire de Nesrine Slaoui est planqué derrière
un masque, seuls dépassent un brushing impeccable et un regard
conquérant. Venue en Twingo de son studio de l'Est parisien, elle ne
boude pas son plaisir. À peine paru, son livre démarre en trombe dans
les librairies et trouve des échos un peu partout. Sur Internet, ses fils
d'actu ont des a Hures de victoire, un parfum de revanche : félicitations
émues de dizaines d'inconnus qui se recon
naissent; photo d'un présentoir marseillais
flanquée d'un commentaire in english so chic
« Started from the bottom, nowon est à la Fnac
à côté de Christiane Taubira ». «J'avais peur
qu'on me trouve trop clivante ou radicale,
mais non, l'accueil est incroyable ! »s'enthousiasme la jeune femme en passe de devenir
un petit phénomène de société.
Elle porte un pantalon beige, un pull en V, des
baskets noires. Anecdotique ? Rien ne l'estpour cette fille qui décortique tout avec les
lunettes de la sociologie : «Aucune couleur
qui claque, rien d'extravagant, détaille-t-elle
volontiers. Pour le style, comme pour la déco
ou la nourriture, j'ai adopté les goûts sobres
et neutres de la bourgeoisie. » En arrivant
ééJ'AVAIS CRU QUE
MON EXCELLENCE
EFFACERAIT
MES ORIGINES
SOCIALES ET
ETRANGERES.??
NESRINE SLAOUI
Date : 29 janvier 2021
Pays : FRPériodicité : HebdomadaireOJD : 333141
Page de l'article : p.60-61Journaliste : DOROTHÉEWERNER
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FAYARD 8401050600509Tous droits réservés à l'éditeur
RICHARD DUMAS ; PRESSE.
chez les « bourgeois » d'Avignon ou de Sciences Po, ses origines
populaires luiontsoudainsautéà la figure. Elleatoutchangé :adieu
leggings et bas de survêtement, accent du Sud, phrasé trop rapide,
grands gestes, mots d'arabe mêlés au français. Son grand-père
avait débarqué dans le Sud en 1974 à 38 ans, sans parler un motde français et laissant femme et enfants à Fès avant leur regroupe
ment familial, pour construire des égouts, « les mains dans la merde »,
et gagner « un peu moins que le Smic de l'époque, 5,35 francs
l'heure ». Son mot d'ordre ? « Restez discrets, ce n'est pas notre
pays. »Grande gueule extravertie, Nesrine a d'abord cherché à se
conformer avec zèle. Maîtriser les codes d'en haut, tous. Et d'abord
tout lire, tout savoir, tout rattraper, nuit et jour. Parce que, chez elle,
on a cru à la méritocratie républicaine. Il ne fallait pas décevoir des
parents qui ont tout sacrifié à ses études, eux qui s'imaginaient
qu'avoir les «félicitations » à chaque trimestre suffirait à garantir un
avenir radieux à leur fille chérie. Nesrine est la première de sa
famille élargie à avoir obtenu un bac général, et la première fille à
avoir quitté ses parents autrement qu'en se mariant. Elle a pourtantdécouvert avec amertume que faire partie des 4 % des classes
populairesqui parviennent à franchir les hautes portes d'une grande
école ne garantissait rien. Le choc fut brutal. «J'avais appris les
règles du jeu par cœur, écrit-elle, [...] mais je n'avais pas compris que
le jeu en lui-même était truqué. »Truqué ?Son opiniâtreté l'a pourtant
menée à Sciences Po ! « Oui, mais j'avais cru que mon excellence
effacerait mes origines sociales et étrangères, pourtant on m'y ren
voyait constamment, dit-elle. Si je portais un survêtement après le
sport, on m'appelait "Ouaiche" toute la journée. Je cachais mon
amour du rap, parce que j'avais découvert dans les soirées étu
diantes qu'on en écoute pour s'en moquer. J'ai caché la profession
de mes parents, posté des photos des gîtes provençaux magnifiques
où ma mère faisait le ménage comme sic'étaientdes lieux familiers...
Ä Sciences Po Grenoble, j'ai été harcelée. Sexisme, racisme, réac
tion de classe. Je cumulais trop de choses : femme refusant de la
fermer, d'origine immigrée, d'origine populaire. Malgré mes efforts,
tout en moi dérangeait. » Nesrine a lu Bourdieu, mais aussi Annie
Emaux, Didier Eribon, Edouard Louis... Elle a compris l'exil intérieur
de ceux qu'on nomme aujourd'hui les transfuges de classe, les «eu Is
entre deux chaises », comme elle dit. D'abord elle avait eu honte de
cequ'elle était, et pu is elle a eu honte d'avoir eu honte. Maintenant,
elle assume de se sentir décalée, ni tout à fait prolétaire du Sud, ni
bourgeoise, ni Parisienne. « Illégitime »partout.
Elle raconte les corps de ses parents - « les mains de ma
mère fripées par la javel, celles couvertes de pansements de mon
père ». Un père taiseux, plus volubile en arabe qu'en français. Une
mère ouverte, quia voulu pour sa fille autre chose que les sacrifices
auxquelselle avait consenti. Un grand-père illettré, réticentà parler
de son exil, ou alors seulement en des termes héroïques, virilité
oblige, cachant la misère de son arrivée en France, ses larmes et son
humiliation. Si elle a la niaque, c'est pour que tout cela n'ait pas été
vécu en vain. Nesrine Slaoui écrit sou vent« nous », «nous, les familles
issues de l'immigration ». Est-ce depuis la prise de conscience de ce
mois de juin 2019, lorsqu'elle a raconté cash son épopée sociale sur
« Brut » ? La vidéo a dépassé 16 millions de vues et les témoignages
de solidarité ont plu sur son fil Twitter. « Internet, pour nous, c'est la
seule issue pour passer au travers du plafond de verre, défend-elle.
C'est comme ça que j'ai trouvé mon premierstage, en contactant un
journaliste au "Monde". Comme ça que "Brut" m'a trouvée. Comme
ça qu'une éditrice m'a découverte. »Stéphanie Polack, éditrice chez
Fayard, raconte : « Rentrée chez ses parents pendant le premier
confinement, Nesrine a attiré mon attention sur Twitter, d'abord ensoulignant que la vie quotidienne des populations modestes était
structurellement confinée, ensuite que la peur de mourir affichée par
certains était une peur bourgeoise, etque ses parents avaient surtout
peur de manquer. J'ai été frappée ensuite par la manière dont ellene cède pas à la tentation de résoudre son conflit intérieur par une
radicalité politique qui serait plus confortable. »
Nesrine Slaoui n'a pas (encore ?) décroché le Graal bourgeois, un
CDI dans une rédaction, une chronique à la radio. Elle est pigiste,
donc précaire. Traduction : «J'ai le capital culturel, pas le capital
financier. Sauf que nous, nous sommes plus pressés que ceux qui
sont "mieux nés", parce qu'on doit payer un loyer. Ce manque detemps nous fait faire des choix souvent en deçà de nos qualifications
ou de nos rêves. » Lancée comme une fusée
sur un chemin qui ne sera jamais tout tracé,
elle assume d'écouter à la fois France
Culture et le rappeur Dinos, dont elle fre
donne la dernière chanson, qui résonne
soudain comme l'hymne de toute une
génération qui compte bien réussir, quitte àmettre un pied dans la porte : «J'ai l'âge de
la raison/ J'ai envie d'respect/ J'ai plus
envie d'plaire. »
« ILLEGITIMES », de Nesrine Slaoui (éd. Fayard).
LE VIF WEEKENDDate : 1er avril 2021Pays : FR
Périodicité : Hebdomadaire Page de l'article : p.10-11Journaliste : Kathleen Wuyard
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'Aujourd’hui, jerevendique mon
illégitimité et c’est
incroyablement
libérateur.'
LE VIF WEEKENDDate : 1er avril 2021Pays : FR
Périodicité : Hebdomadaire Page de l'article : p.10-11Journaliste : Kathleen Wuyard
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FAYARD 5335480600507Tous droits réservés à l'éditeur
Nesrine SlaouiSur paroleTexte Kathleen Wuyard
Photo Renaud Callebaut
Journalisteet autrice
Arrivée en France du Maroc à l’âge de 3 ans,
Nesrine Slaoui est passée d'un quartier
populaire du Vaucluse à Sciences-Po et
est aujourd’hui journaliste indépendante à
Paris. Un grand écart parfois périlleux qu’elle
chronique dans Illégitimes, un roman qui fait
la part belle aux témoignages.
Les parents immigrés sont ceux qui croient le
plus au mythe de la méritocratie. Ce sont eux
qui m’ont inculqué que si je suivais des études et
que je bossais, ça allait forcément payer, mais en
réalité, c'est une illusion. J’ai cru que l’excellence
et mes diplômes effaceraient mes origines. Pas
parce que j’en avais honte, mais parce qu’à un
moment, je pensais qu’on arrêterait de me voir
toujours comme une Maghrébine et juste plutôt
comme une fille intelligente et ambitieuse. Je crois
que bizarrement, on n’obtient pas les postes qu’on
mérite parce qu’il y a d’autres enjeux.
La France n’était pas le paradis que mon père
s’imaginait de l’autre côté de la Méditerranée,
du moins pas pour les gens comme lui, dont la vie
est confinée en permanence, qui limitent depuis
toujours leurs sorties, pour des raisons finan
cières mais aussi parce que là où ils sont, il n’y a
pas de raison de mettre le nez dehors.
Mes parents ont toujours tellement travaillé
chez les autres qu’ils n’ont jamais pensé à leur
propre confort. J’ai passé ie confinement chez
eux, en Provence, dans la petite maison où ils
vivent depuis mon départ il y a huit ans. Comme
s'ils n'avaient pas pu rester sans moi dans le quar
tier populaire que nous habitions auparavant.
Malgré les années qui défilent, j’ai l’impression
que la maison est éternellement en travaux.
On n’a pas accès à la même chose que les autres
à cause de nos origines. En France, il y a encore
beaucoup de débats identitaires. C’est bizarre,
parce qu’officiellement, on est un pays univer
saliste, qui se targue de ne pas voir la couleur de
peau ou les origines, mais la réalité est qu’ii y a un
racisme latent dans la société. Quand on entend
mon nom, on se doute bien que Nesrine Slaoui ce
n’est pas franco-français, et ça peut compliquer
la recherche d’un appart’ ou d'un emploi.
Il est hors de question que mon parcours soit
utilisé pour dire « si Nesrine a su y arriver, tout
le monde peut le faire ». Déjà parce que je suis
privilégiée, j’ai grandi dans un quartier populaire
non délabré, fille unique donc mes parents ont pu
se focaliser sur mes études. Ensuite parce que
c’est une forme de violence pour ceux qui n'ont
pas accès à mon parcours, je neveux pas deve
nir une injonction à la réussite par les grandes
écoles. Je refuse d’être un prétexte pour tous
ceux qui affirment que quand on veut on peut,
parce que c'est faux.
J’avais le titre Illégitimes inscrit depuis 2016
dans une note de mon téléphone, avec une liste
d'interviews à faire. J’ai commencé à interviewer
des personnes qui avaient le même parcours que
moi quand j’étais à Sciences-Po, et j'ai réalisé ce
que ça impliquait d’être transfuge de classe et de
faire des études supérieures quand on vient d’un
milieu populaire. Je mûrissais donc ce projet de
livre depuis des années, mais il a fallu le confi
nement et le retour chez mes parents pour que
je me lance. Je n’avais pas grand-chose à faire
et j'ai rédigé un texte sur mon père et le confine
ment ouvrier dans l'émotion du moment. Je l’ai
publié sur Twitter et Fayard m’a contactée. C'est
fou parce que j’avais toujours voulu publier un
livre mais je pensais que ça prendrait dix ans et
des dizaines de manuscrits envoyés.
Le journalisme est le métier bourgeois par
excellence. On ne peut l'exercer que si on a un
patrimoine suffisant au départ ou pas de loyer
à payer, parce que c'est très difficile de vivre du
statut de pigiste. J’étais tétanisée par l’insécu
rité financière quand je suis sortie de l’école de
journalisme, alorsj'ai accepté un poste en rédac
tion en-deçà de mes compétences pour pouvoir
payer mon loyer et survivre.
Aujourd’hui, je ne cherche plus à être légi
time. J’ai renoncé à l’idée de cocher des cases
en permanence pour y arriver. Je revendique mon
illégitimité, pour moi ça n'a plus du tout la conno
tation négative que le terme a pu avoir quand
d’autres l'employaient à mon égard. Parce que
je me suis réapproprié ce mot quand j’ai réalisé
que la légitimité est rattachée à un modèle hyper
archaïque basé sur un mérite qui n’existe pas.
Illégitimes, par Nesrine Slaoui, Fayard,
198 pages.
LITTÉRATURE FRANÇAISE
6 JANVIER 2021
Nesrine Slaoui, Illégitimes
NESRINE SLAOUI Illégitimes
18 € - 198 pages Depuis un quartier populaire d’Apt, elle rêvait de journalisme, de Paris, de Science Po. Avec une mère femme de ménage, un père maçon et un nom à consonnance « étrangère », elle savait qu’elle devrait redoubler d’efforts. Elle les a faits. De retour dans la petite ville de son enfance à l’heure où le pays tout entier a été sommé de ne plus bouger, elle mesure à la fois tout ce qui la sépare désormais des siens, de son histoire, et tout ce qui l’y rattache encore, qui la constitue, et qu’elle essaie de préserver. Pourquoi faut-il que certains rêves vous arrachent à vous-même ? Quelle couleur de peau faut-il avoir, et quel nom faut-il porter pour pouvoir décider de son avenir ? C’est le récit d’une réussite mélancolique. Critique, aussi. A l’égard de toute la violence qu’elle a dû et doit encore affronter, simplement pour trouver sa place sans être obligée de devenir quelqu’un d’autre.
C’est aussi un hommage à tous ceux pour qui la légitimité demeure un combat permanent. L’AUTEURE
Nesrine Slaoui est journaliste. Illégitimes est son premier roman.
Contact presse Sandie Rigolt : 01.45.49.79.71 / 06.38.92.71.58 – srigolt@editions-fayard.fr
Contacts libraires et salons
Laurent Bertail : 01.45.49.79.77 – lbertail@editions-fayard.fr Romain Fournier : 01.45.49.82.15 – rfournier@editions-fayard.fr
Date : 29 janvier 2021
Pays : FRPériodicité : Hebdomadaire
Page de l'article : p.23Journaliste : H. A.
Page 1/1
FAYARD 2588940600507Tous droits réservés à l'éditeur
LIVRES
Sélectionnés pour vous
Trouver sa place
Roman. Au début,Illégitimes se présente
comme un journal
intime du premier
confinement. Maisil mute rapidement
vers l’universel.Ce premier livre de
la jeune journaliste Nesrine Slaoui fait
suite à une courte vidéo devenue virale,
en 2019, où elle évoquait l'horizonuniversitaire bloqué pour les enfants
d'ouvriers comme elle. C'est ce parcours
qu'elle creuse et retrace ici. Toutesles « injonctions contradictoires »
qu'eut à défier cette jeune « issue
de l’immigration, qui a grandi en
milieu semi-rural et populaire »
jusqu'aux bancs de Sciences Po.
Refusant toute victimisation, elletraite aussi de ses propres complexes
familiaux et culturels. Convoquantdes figures intellectuelles (comme
Pierre Bourdieu) et artistiques
(IAM, Faïza Guène), elle livre un
récit court, dense, fulgurant. H. A.
« Illégitimes », de Nesrine Slaoui,
Fayard, 200 p., 18 €.
Date : 25 fevrier 2021
Pays : FRPériodicité : QuotidienOJD : 35835
Page de l'article : p.22Journaliste : JANINE REICHS-TADT
Page 1/2
FAYARD 8271460600501Tous droits réservés à l'éditeur
PARLONS-EN !
Une revanche de classe
ILLÉGITIMES
Nesrine Slaoui
Fayard, 198 pages, 18 euros
D evenue journaliste,
Nesrine Slaoui dit
avec ses mots le
sens et la force du
mouvement qui fut
le sien, dans ce livre où elle ra
conte et analyse avec lucidité
et sensibilité tout ce qu’a signifié
pour elle « sortir » du milieu
social et culturel dans lequel
elle agrandi, frappé d’illégitimité. «J’avais une revanche
à prendre, celle d’une femme issue de l’immigration ma-
ghrébine qui subissait au quotidien la violence de classe,
le racisme et le sexisme. Celle d’une banlieusarde de campagne à qui certains professeurs de lycée avaient dit qu’elle
n’aurait jamais le niveau. (...) Je voulais balancer ma réussite
au visage de ceux qui n’avaient jamais cru en moi, je voulais
qu’elle cingle comme une claque. »
La claque est là et bien là, la revanche aussi. Le niveau,
elle l’a obtenu. Excellente élève, elle a réussi à intégrer
Sciences-Po. Ses études ont été pour elle tme stimulation
intellectuelle majeure, essentielle, un formidable enri
chissement de questionnements, de connaissances, dont
elle mesure l’importance décisive. Elle a pu comprendre
ce que recouvre le «cadre d’analyse étriqué du monde»
de Sciences-Po. Comme ceux qui lui ressemblent, ce
monde est fier de la « supériorité » dont la société dans
laquelle il évolue le gratifie. Elle a pu éprouver ce qui sejoue pour celui ou celle qui entre dans ce milieu sans les
codes qui régissent l’entre-soi doublé d’une conscience
de classe puissante, sources d’humiliation pour ceux qui
ne les maîtrisent pas.
Elle a connu la morsure de l’inégalité culturelle de classe,
mais aussi la condition d’une femme issue de l’immigration
maghrébine, jugée d’avance illégitime dans ses ambitions
de grande école. Il faut lire par quels traits s’immisce cette
violence dans les mots, les gestes, les attitudes... «Mira
culée de la reproduction sociale», «accident», «erreur
sociologique », elle ne veut pas être perçue comme une
transclasse, car tout en appartenant dorénavant à un autre
Date : 25 fevrier 2021
Pays : FRPériodicité : QuotidienOJD : 35835
Page de l'article : p.22Journaliste : JANINE REICHS-TADT
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FAYARD 8271460600501Tous droits réservés à l'éditeur
monde que celui qui l’a fait naître, l’a nourrie, l’a éduquée,
elle ne se sent pas devenue étrangère à ce monde-là. Ellelui consacre de nombreuses pages dans lesquelles elle
montre la richesse humaine et culturelle des siens, mal
menés par la colonisation et le statut d’ouvriers « issus de
l’immigration maghrébine » que la violence multiple réservée
à ceux que l’on assigne à cette origine n’a pas épargnés.Les différences sociales et culturelles qui se sont installées
n’ont pas réussi à lui voler son respect et son attachement
affectueux toujours vif.Tout en étant consciente de l’usage dangereux qui peut
être fait de son parcours : « La preuve que c’est possible ! »,Nesrine Slaoui pense que ça vaut le coup de raconter des
parcours déviants comme le sien, car ils peuvent permettreà d’autres de nourrir des espoirs et de prendre de la force
pour s’engager sur le chemin escarpé de la réussite scolaire,même si seule une école exigeante et démocratique peut
assurer une telle réussite pour tous. Cet ouvrage s’inscrit
dans une littérature qui, au travers d’une histoire singu
lière, livre un riche dévoilement sociologique. •JANINE REICHSTADT
PROFESSEURE DE PHILOSOPHIE
Date : Hiver 2021
Pays : FRPériodicité : Bimestriel
Page de l'article : p.45Journaliste : VICTOIRE VIDAL-VIVIER
Page 1/1
FAYARD 2856350600524Tous droits réservés à l'éditeur
NESRINE SLAOUI Fayard
ILLÉGITIMES 200P.,i8€
Le récit débute au premier confinement, quand
la narratrice décide de passer les mois à venir
chez ses parents dans le Sud. Désormais pari
sienne, journaliste et diplômée de Science Po,
c’est l’occasion pour elle de faire le point sur le
chemin parcouru depuis la cité de son enfance,
entre un père maçon et une mère femme de
ménage, ces gens dont «les patrons usent les corps
pour protéger le leur». À travers son histoire et
celle de sa famille, d’origine marocaine, elle
nous raconte son parcours de «transfuge de
classe» - comme elle se qualifie elle-même. En
réussissant le concours de l’école parisienne,
la réalité du racisme et du classisme de cer
tains milieux s’impose à la jeune femme - et
elle raconte cela dans plusieurs passages forts,
notamment quand l’un de ses camarades estime
qu’elle a pris la place de sa sœur. Un roman
puissant, vibrant, qui nous parle de racisme,
de sexisme et de reproduction sociale, et de
bien d’autres choses. PAR VICTOIRE VIDAL-VIVIER
LIBRAIRIE LA MANUFACTURE (ROMANS-SUR-ISÈRE)
o LU £ CONSEILLÉ PAR
V. Vidal-Vivier
Lib. La Manufacture(Romans-sur-Isère )
Culture
Cinq romans de la rentrée littéraire 2021 pour bien commencer l'année
Thomas Messias — 9 janvier 2021 à 10h00
Quatre autrices et un auteur réfléchissent à la façon dont la vie les confronte, ou confronte leurs personnages, à la
solitude.
Alexandra Matine, Nesrine Slaoui, Virginie Noar, Gabrielle FIlteau-Chiba, Martin Dumont. | Montage Slate.fr
Temps de lecture: 6 min
En ce début d'année civile, une nouvelle fournée d'ouvrages de grande qualité débarque sur les étalages des librairies. Ces cinq artistes dont c'est le premier ou le deuxième livre tirent incontestablement leur épingle du jeu.
Est-ce que nous aussi, quand nous aurons atteint un âge avancé, nous n'aurons d'autre obsession que celle de réunir à la même table tous nos enfants, quoi qu'il en coûte? Plus franchement dans la fleur de l'âge, Esther ne semble poursuivre que cet unique rêve. Le récit des préparatifs du déjeuner alterne avec les retours en arrière. Une existence entière dédiée à Reza, son médecin de mari, ainsi qu'à leurs deux filles et leurs deux fils.
C'est autour de ce repas idéal, qui n'aura pas lieu, qu'Alexandra Matine signe un premier roman aussi amer qu'enveloppant, qui montre que tous les sacrifices du monde ne suffisent pas à transformer une somme d'individualités en une famille soudée. L'écriture est vive, énergique, d'une admirable précision, faisant de ce non-déjeuner estival un moment mémorable. Tout comme Tant qu'il reste des îles de Martin Dumont, dont on reparlera plus bas, Les Grandes Occasions marque le lancement des Avrils, collection de littérature française contemporaine chapeautée par le groupe Delcourt. Les éditrices Lola Nicolle et Sandrine Thévenet nous promettent de très belles rencontres avec des auteurs et autrices de grande classe. Extrait «Les autres voient ça et déclarent “c'est une femme faible”. D'autres murmurent qu'elle veut maintenir les apparences. Les enfants aussi, leurs enfants. Leurs enfants ne comprennent pas. Ils aimeraient lui en parler. Ils n'osent pas. Ils essaient de lui faire comprendre. Pas avec des mots. De lui montrer ce qui ne va pas. Avec des haussements de sourcils, et des soupirs, des yeux qui roulent, des mains qui s'impatientent. Comme lui. Et elle qui s'entête quand même. Ils ne sauraient pas quoi dire s'il fallait des mots. Entre eux, parfois, c'est arrivé, ils se le sont dit. “Maman pourrait se remarier. On est grands maintenant. Pourquoi est-ce qu'elle reste?” Et Esther restait.» Les Grandes Occasions
d'Alexandra Matine
Les Avrils
249 pages
19 euros
Paru le 6 janvier
«Illégitimes», une reconnaissance impossible
Nesrine Slaoui. | Richard Dumas
Briser le plafond de verre ne suffit pas à se sentir soudain légitime: c'est l'un des messages véhiculés par Nesrine Slaoui, diplômée de Sciences Po Paris et journaliste chez Loopsider. Profitant du premier confinement pour effectuer un retour au bercail vital (à Apt, sous-préfecture du Vaucluse), elle décrit la façon dont la France s'arrange en permanence pour que les immigré·es et leurs enfants ne se sentent jamais à leur place.
Le succès éclatant de l'autrice est loin d'avoir tout résolu. On n'efface pas aussi facilement les nombreuses remarques dégradantes venues de profs ou de camarades qui, après avoir affirmé bruyamment qu'elle n'avait pas les moyens d'être ambitieuse, ont ensuite tenté d'expliquer que sa réussite ne lui appartenait pas. Efficace et plein de cœur, ce récit cite La Discrétion, roman de Faïza Guène avec lequel il a effectivement plus d'un point commun. Et en premier lieu cette description d'une France qui se gargarise de sa politique d'intégration, là où il n'y a au mieux qu'une tolérance pleine de dédain, et au pire une véritable violence de classe, encore plus forte quand elle touche les personnes immigrées. À LIRE AUSSI Rentrée littéraire 2020: des femmes, des hommes, et tant d'animaux
Extrait «Quand j'ai essayé de comprendre mon parcours de “transfuge de classe”, surtout ses névroses et ses blessures, j'ai refusé de me voir comme une traîtresse à mon milieu ouvrier d'origine. Je comprends pleinement que l'ascension sociale exige un abandon d'une partie de soi-même mais moi je ne peux pas renoncer à la fois à ma classe et à mon appartenance ethnique, la violence serait trop grande, j'ai besoin de ceux qui partagent mon histoire, et mon histoire est celle d'une femme issue de l'immigration qui a grandi en milieu semi-rural et en milieu populaire.»
Illégitimes
de Nesrine Slaoui
Fayard
193 pages
18 euros
Paru le 7 janvier
«La Nuit infinie des mères», la femme d'après
Virginie Noar. | Raphaël Pellet Dans son premier roman, Le Corps d'après, Virginie Noar racontait la grossesse et ses conséquences avec dureté et passion. La Nuit infinie des mères, qui paraît seize mois plus tard, poursuit le même objectif: celui d'une femme esseulée, moins prisonnière du petit village dans lequel elle vit que de sa condition de mère.
La maternité est une plongée en apnée, sans espoir de pouvoir un jour remonter à la surface: c'est le message du roman de Virginie Noar, qui se déleste d'un certain nombre de contraintes narratives pour mieux s'abandonner à une forme de poésie rageuse, souvent d'une grande violence. La Nuit infinie des mères n'est pas une invitation à se faire ligaturer les trompes: c'est avant tout une mise en garde, doublée d'une critique parfaitement juste du fonctionnement de notre société, qui condamne les mères à perpétuité au lieu de les épauler. Le genre de livre qui ne peut que pousser à repenser en profondeur son rapport à la parentalité. À LIRE AUSSI Jeunes et fulgurants, cinq immanquables de la rentrée littéraire 2019
Extrait «Le monde pleurait son sort car c'était un lendemain de drame. Moi j'étais là, impuissante, à fabriquer de ma médiocrité une vie bringuebalante à mes enfants éclopés d'un parent éclipsé. Une vie qui finirait avec la solitude sans doute, l'arrachement des tout petits enfants partis vivre leur vie en m'accusant de leurs tourments. L'épreuve du manque abyssal au fond de mon ventre, après des années de labeur à oublier l'odeur de la jouissance et porter sur les épaules le poids de la mélancolie.» La Nuit infinie des mères
de Virginie Noar
Éditions François Bourin
219 pages
19 euros
Paru le 7 janvier
«Encabanée», voyager en soi-même
Gabrielle Filteau-Chiba. | Julie Houde-Audet
Le plus court roman de cette sélection (une centaine de pages), décrit la vie de solitude choisie par Anouk. Dans une cabane rustique située au fond des bois du Kamouraska, cette jeune femme québécoise renoue avec elle-même, se délectant d'une vie de dénuement à laquelle elle aspirait depuis longtemps. Encabanée nous est présenté comme le journal d'Anouk, double fictionnel de l'autrice Gabrielle Fiteau-Chiba, qui vit cette existence ascétique avec intensité, alternant phases d'allégresse et vraies périodes de doute. Du Sylvain Tesson sans le vernis réactionnaire, en quelque sorte. Car même lorsqu'elle se remémorre certains instants de son ancienne vie, la narratrice sait rester humble et lucide. Dans son dernier acte, Encabanée injecte un surcroît de tension en modifiant soudainement la donne. Loin de dénaturer l'ensemble, ce rebondissement dont on ne révèlera rien vient au contraire approfondir la réflexion de l'écrivaine sur les bienfaits de la solitude et sur la dimension très politique de la quête de son héroïne. Extrait «J'ai lu quelque part que l'eau salée soigne toutes les peines de l'âme: la mer, la sueur et les larmes. J'ai mis toutes les chances de mon côté en partant pour le Bas-Saint-Laurent avec une pelle, une hache et mon dégoût de la société. Reste à voir qui rira le dernier. Si le froid me laisse du lousse[1]. Si le printemps existe toujours. Parfois je crains que l'hiver ne se soit installé pour de bon.» Encabanée
de Gabrielle Filteau-Chiba
Le Mot et le Reste
115 pages
13 euros
Paru le 7 janvier
«Tant qu'il reste des îles», naissance d'un pont
Martin Dumont. | Chloé Vollmer-Lo Deuxième roman pour Martin Dumont après Le Chien de Schrödinger, paru en 2018. Cet ingénieur naval s'intéresse à un univers qu'il connaît bien: celui de la mer et des hommes qui en vivent. Son héros, Léni, vit sur une île qui n'en sera bientôt plus une, la création d'un pont venant d'être adoptée par la population locale. Au grand dam de celles et ceux qui aimaient tant vivre à l'écart des touristes et du monde.
Les différentes phases de la construction du pont de la discorde servent de structure à ce beau roman côtier dans lequel Léni et ses collègues, encouragés par un mentor vieillissant mais déterminé, se mettent en tête de fabriquer un bateau, eux qui s'étaient jusque là contentés d'entretenir et de réparer des embarcations existantes.
Prêts à aller loin pour préserver l'indépendance de leur île, les héros de Martin Dumont sont pris, à l'échelle individuelle, par une peur croissante de la solitude. Un paradoxe intelligemment exploité par l'auteur, au sein d'un livre aussi social que sentimental. À LIRE AUSSI Tout plaquer pour s'installer sur une île, un choix de vie plus si fantasque
Extrait «Le mois d'avril a filé sans temps mort. Sur le chantier, on bossait comme des dingues. Deux anciens de chez O'Sea sont venus nous filer un coup de main pour mouler la coque et le pont. On a aussi préparé les cloisons et commandé l'essentiel des meubles et de l'accastillage. Malgré la quantité de boulot, je n'avais pas vu une aussi belle ambiance depuis plusieurs années. Même Karim jouait le jeu, il ne me parlait plus de l'arsenal et je le surprenais à écourter nos pauses pour pouvoir avancer.» Tant qu'il reste des îles
de Martin Dumont
Les Avrils
233 pages
18 euros
Paru le 6 janvier
1 — Laisser du lousse: expression québécoise signifiant «relâcher son emprise». Tous les termes utilisés uniquement au Québec sont définis dans un glossaire situé en fin de livre. Retourner à l'article En savoir plus: Culture rentrée littéraire livres romans écrivains
VAUCLUSE MATINDate : 26 janvier 2021Pays : FR
Périodicité : QuotidienOJD : 241620
Page de l'article : p.4Journaliste : Pierre MOUNY
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Nesrine Slaouî : « Tous les métierset toutes les villes sont accessibles »
Le livre de Nesrine Slaoui a déjà dépassé les 2000 ventes et
a dû partir en réimpression au bout de dix jours.Photo DR/ Richard DAUMAS
D’une cité d’Apt, où elle agrandi, à Science-Po Paris,
Nesrine Slaoui raconte, àtravers son premier roman
“Illégitimes” (éd. Fayard),son difficile parcours ainsi
que celui de sa famille dans
une France qui, selon elle,a du mal à accepter les
« transfuges de classe ».
À qui s’adresse votre livre“Illégitimes” ?
« Il s’adresse d’abord aux
personnes issues de l’immi
gration ou de milieux popu
laires qui intègrent les gran-
des écoles, ceux quej’appelle les transfuges de
classe. Mais je l’ai également écrit pour ma famille
car si “illégitimes” est au
pluriel c’est parce que je
considère que mes grands-
parents et mes parents, depar les discriminations
qu’ils ont subies, sont euxaussi illégitimes aux yeux
des autres. »
D’où vous est venue l’idéed’écrire ce roman ?
« C’est un livre que j’avais
en tête depuis que j’étais à
Science-Po Paris où je faisais des interviews de ces
transfuges de classe et qui
m’ont tous indiqué se « sen
tir illégitime » au sein de
l’école parisienne. Il fautcomprendre qu’il y a une
véritable violence de classe
quand on arrive dans un en
droit et qu’on a pas les mê
mes codes. Il faut changer sa
manière de parler, de s’habiller mais ce n’était jamais
assez aux yeux des autres
étudiants. Cela a été très dur
pour moi, j’ai notammentdû faire face à du harcèle
ment. »
Comment faire pour permettre aux personnes
issues de milieux modestesde s’adapter aux grandesécoles ?
« Il faudrait déjà un recru
tement qui permette à plus
de personnes issues de mi
lieux populaires de rentrer
dans les grandes écoles. Jesuis pour la discrimination
positive car la société
n’avancera pas toute seule,il faut apprendre aux gens
que c’est la seule façon de
gommer ces reproductions
sociales. Les mécanismes inégalitaires sont beaucoup
trop puissants pour pouvoir
se réguler eux-mêmes. Et
une fois que l’on est admis, ilfaut que les institutions
s’adaptent à nous et ne nous
laissent pas, comme c’est ac
tuellement le cas, à l’aban
don. »
Quand avez-vous décidéd’écrire votre livre ?
« Pour le premier confine
ment, je suis retournée chezmes parents à Apt et j’ai pas
sé deux mois avec eux. Celam’a questionné sur tout
mon parcours et sur le
leur. »
Vous définissez Apt comme « capitale de l’ennui »
mais gardez-vous un bonsouvenir de votre enfanceprovençale ?
« Il faut avouer que quand
on était ado, on voulait ab
solument partir d’Apt en
prenant le bus pour aller à
Avignon, Aix ou Marseille.
Mais si je suis partie loin,c’est uniquement pour les
études, si j’avais tout eu sur
place, je serais restée. J’ai unattachement très fort à la
Provence et je suis toujours
très heureuse quand je ren
tre. »
Qu’est-ce que vous voudriez dire aux jeunes quivivent dans la cité d’Apt
BIO EXPRESS
Un parcours modèle Fille d’une mère femme de
ménage et d’un père maçon,Nesrine Slaoui est née au
Maroc mais déménage avec
ses parents dans une cité
d’Apt à l’âge de trois ans.
Passionnée de littérature,elle réussit brillamment à
l’école mais échoue à entrerà
Sciences-Po Aix. Après uneannée de préparation aux
concours à Avignon, la jeunefemme réussit le concours de
Sciences-Po Grenoble.
Elle intègre en master, laprestigieuse école de journa
lisme de Sciences-Po Paris.
À 26 ans, elle est désormaisjournaliste indépendante et
travaille notamment pour le
site Loopsider et France TV.
dans laquelle vous avezgrandi ?
« Tous les métiers et toutes
les villes sont accessibles.On a souvent l’impression
quand on habite une ville de
campagne qu’on a pas d’ave
nir ailleurs. Si vous avez des
rêves partez, mais si vousvous sentez bien où vous
êtes, restez, c’est pas gravede ne pas avoir envie de par
tir. »Propos recueillis
par Pierre MOUNY
Date : 04 mars 2021
Pays : FRPériodicité : QuotidienOJD : 305701
Page de l'article : p.4-6Journaliste : Anne Fulda
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LA REUSSITEMÉLANCOLIQUE
REBOND
ÉLEVÉE DANS UN MILIEU
POPULAIRE PAR DES PARENTS
IMMIGRÉS, ELLE RACONTEDANS UN LIVRE COMMENT
ELLE A RÉUSSI SCIENCES PO
ET EST DEVENUE JOURNALISTE.
Anne Fulda
afulda(â>lefigaro.fr
Elle a commencé par vouloir écrire ce
premier livre il y a quelques années déjà
alors qu’elle était encore étudiante à
Sciences Po. Elle voulait alors raconterl’itinéraire de ces élèves venant de zones
d’éducation prioritaire (ZEP) qui avaient
bénéficié du programme des Conven
tions éducation prioritaire (CEP), mis en
place par Richard Descoings, en 2001pour intégrer l’institut d’études politi
ques. Et puis, au fur et à mesure, elle s’estrendu compte qu’elle racontait à travers
le parcours des autres ce qu’elle avait
vécu elle-même. L’histoire d’une jeune
femme d’aujourd’hui, qui a «réussi»
mais est déchirée entre deux mondes.
Comme «un cheval à bascule» dit-elle,en reprenant l’expression du sociologue
Fabien Truong. Nesrine Slaoui a l’im
pression d’effectuer un éternel va-et-
vient entre deux classes sociales. Un pied
dans l’une, un pied dans l’autre. En al
ternance.Elle est partagée entre son nouveau
statut de « diplômée de Sciences Po » et
la culture de ses parents. Celle de sa
mère, femme de ménage qui l’a toujoursencouragée à poursuivre ses rêves et à ne
pas se marier avant d’avoir fini ses étu
des. Et celle de son père, maçon, qui nelit ni n’écrit le français et se retrouve dé
semparé lorsque, suite à un accident de
travail, il se retrouve à l’hôpital, incapable d’expliquer les maux dont il souffre et
encore plus de remplir des formulaires
administratifs.
« L’intellectuelle de la famille »Nesrine Slaoui pourrait pourtant accep
ter d’être un symbole de ce fameux as
censeur républicain qui fonctionne de
moins en moins bien. Mais non, cela ne
lui convient pas. Ou pas totalement. Elle
a « la réussite mélancolique ». Sa manièred’être sortie du chemin qui semblait tra
cé pour elle, la questionne. À 26 ans, cette journaliste qui vient de publier un li
vre, Illégitimes (Fayard) n’arrive pas à se
satisfaire de son nouveau statut. Certes,elle a réalisé son rêve: celui de faire
Date : 04 mars 2021
Pays : FRPériodicité : QuotidienOJD : 305701
Page de l'article : p.4-6Journaliste : Anne Fulda
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Sciences Po puis d’être journaliste mais
en devenant «l’intellectuelle de la fa
mille », « celle qui est partie à Paris », ellese sent désormais étrangère parmi les
siens. Mais aussi parmi les autres. Carelle a pris conscience que ce parcours
d’excellence n’a pas va
leur de sésame et ne lui
ouvre pas les portes com
me elle l’espérait.
Il y a un an, lorsquel’épidémie de Covid sur
vient, cette journaliste pi
giste à France 3, Loopsideret au Bondy Blog est
contrainte de revenir chez
ses parents, dans la cité
Saint-Joseph à Apt. L’occasion de mesurer le che
min parcouru. Le fossé qui
la sépare d’eux. Le retourau bercail est en effet dou
loureux. La jeune fillepointe du doigt tout ce qui
cloche dans sa maison fa
miliale : les livres de la bi
bliothèque (où il n’y a pas
les grands classiques de la
littérature), la décoration
multicolore et surchargée,
la table de plastique dans le jardin. Elle
écrit : « Tout était trop épais, je voulais du
raffinement : de la hauteur sous plafond,
des objets d’art, je voulais embarquer lesmiens dans l'ascenseur social même s’il
était étroit, mal éclairé et débouchait sur
un escalier raide. » En un mot Nesrine a
honte mais aussi « honte d'avoir honte ».C’est grâce à la lecture et au cinéma
que cette «banlieusarde de campagne»,que sa mère poussait quand elle était ga
mine à lire au moins un livre par semai
ne, a compris qu’il «y avait un ailleurs,
autre chose». Elle cite pêle-mêle Bour
dieu (en première, la lecture d’extraits
de son livre Les Héritiers la bouleverse),
Camus, Bel Ami de Maupassant (« quelqu’un qui monte à Paris et veut devenir
journaliste, je m’identifiais clairement»,
s’amuse-t-elle) mais aussi un livre qui
l’avait beaucoup marquée, en 6e, Il faut
sauver Saïd de Brigitte Smadja.Nesrine Slaoui égrène toutes ses vic
toires aux allures de défi : ce 20 à l’oral du
bac de français, décroché alors qu’on luiavait dit qu’elle était «nulle en français»
(die était tombée sur L’Étranger qu’elle
avait lu avant de l’étudier en classe), son
souhait exaucé de faire Sciences Po, donton ne lui avait pourtant jamais parlé en
classe, et de devenir journaliste.Quand elle intègre Sciences Po Greno
ble, puis Sciences Po Paris pour son mas
ter en journalisme, Nesrine a des rêves
plein la tête. Elle est un peu comme Leila
Bekhti dans le film Tout ce qui brille, unebanlieusarde qui aime écouter du rap à
fond quand elle circule à Paris dans sa
Twingo et qui rêve de devenir une vraie
Parisienne. «Les soirées huppées en boîte
de nuit, les conférences au Centre Pompi
dou, les cafés en terrasse. Avoir des invi
tations mondaines, figurer sur la liste des
événements privés, côtoyer des gens im
portants comme ceux qui passent à télé »,
écrit-elle. Elle déchante vite. On lui faitcomprendre qu’elle n’est pas du même
monde. Un étudiant lui lance même:
«Nesrine, tu as pris la place de ma sœur. »Et puis sa personnalité
éruptive, batailleuse passe
mal. Elle se rend compte,comme ensuite à chaque
rentrée scolaire, qu’elle est« la seule femme issue de
l’immigration et d’un milieu
populaire ». On lui fait sen
tir, dit-elle, qu’elle «la
Beurette» - ce mot qu’elle
déteste - n’a pas les codes.L’étudiante prend
conscience, en effet, qu’illui manque des références
culturelles, littéraires,vestimentaires par rapport
à ses camarades. Elle commence alors à noter sur un
carnet les «expos» et les
films à voir, les livres à lire.Elle change sa manière de
s’habiller, passe de H&M à
Maje, s’efforce à gommer
son accent du Sud-Est. Elle
écrit «j’ai découvert que j’appartenais à
la classe populaire quand je suis entrée
dans la classe dominante»... À dire vrai,
rien de bien neuf sous le soleil, si ce n’estque les «illégitimes» d’aujourd’hui ne
viennent plus des mêmes régions du
monde que ceux d’hier et que Nesrine
Slaoui a compris qu’elle n’entendait pas
se renier. Mais demeurer ce qu’elle est
devenue : le fruit de deux identités. Par-
Date : 04 mars 2021
Pays : FRPériodicité : QuotidienOJD : 305701
Page de l'article : p.4-6Journaliste : Anne Fulda
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fois bourgeoise, parfois populaire.
EXPRESS
1994
Naissance à Fez (Maroc).1997
Arrive en France
avec sa famille.2013-2016
Sciences Po Grenoble.2018
Diplôme de master
en journalisme
de Sciences Po Paris.2019
Pigiste à France 3,
Loopsider.2021
Parution d'illégitimes
(Fayard).
RICHARD DUMAS
Date : 28 janvier 2021
Pays : FRPériodicité : Parution Irrgulire
Page de l'article : p.5Journaliste : ALICE RAYBAUD
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GENERATIONLE LIVRE
D’un HLM
à Sciences Poyvoyage d’une
«transfuge
declasse»
ILLdrlTIUll,
il Kill
I l a fallu un confinement et un
retour fortuit dans son quar
tier populaire d’Apt, dans le
Vaucluse, pour que Nesrine Slaoui
se lance dans l'écriture. Entre lesquatre murs de son ancienne
chambre, la journaliste de 26 anss'est replongée dans le parcours
qui l’a menée jusqu'à Sciences Po
Paris, elle, fille d’une femme de
ménage et d’un maçon, immigrés
marocains.
Son premier ouvrage, Illégiti
mes, paru le 6 janvier, se fait lerécit désabusé des difficultés
rencontrées sur son chemin de
«transfuge de classe». Elle y préfère l’expression «cheval à bas
cule», du sociologue Fabien
Truong, référence au constant dé
séquilibre entre deux milieux. Le
livre est à cette image, construit
sur des allers-retours entre le
monde des grandes écoles, de labourgeoisie parisienne et celui
des tours de béton de sa cité HLM.
De sa bande de copines, ellesne sont que deux à avoir quitté
leur «banlieue» rurale. Dans sa
famille, elle est la première à obte
nir le bac et, a fortiori, un diplôme
de l’enseignement supérieur. Un
«bug dans la matrice», pour la
jeune femme, consciente d’êtreune exception dans un milieu po
pulaire où «les voies d’accès sont
radicalement confisquées». Elle nesaisit le poids de cette apparte
nance qu’au moment où elle pé
nètre les espaces réservés à la
« classe dominante ». Déjà, dans laprépa Sciences Po qu’elle intègre à
Avignon, elle mesure le décalage,
social et académique, qui la sépare
de ses camarades. Depuis cet établissement de Provence jusqu’à
Saint-Germain-des-Prés, elle s'ef
forcera de se fondre dans le décor,de gommer les façons de parler et
de s'habiller qui trahiraient son
origine. L’illusion, cependant, ne
tient jamais longtemps.
RACISME ET SEXISME
Car si cette plongée intime consa
cre la réussite d’une femme qui
«bouillonnait» du désir de fuir un
territoire où peu d’horizon s'of
frait à elle, autre que l’usine de
fruits confits locale, elle se fait surtout l’écho des multiples retours
de bâton qu’elle n'avait pas antici
pés. Adolescente, Nesrine travaille
dur, persuadée que ses bonnes notes suffiront pour se faire une
place dans la classe dite « intellec
tuelle ». Elles seront tout au plus
un passeport. Les règles du jeu,Nesrine les apprend à coups de
«claques invisibles», souventsymptômes d’une «violence de
classe» qu'elle n’hésite pas à nom
mer. On ne manque pas de luifaire comprendre qu’elle n’a « rien
à foutre là ». « Tu as volé la place de
ma sœur», lui lance un garçon à la
cantine, quelques jours après la
rentrée à Sciences Po Grenoble.L’école est pour elle un « étau »
pesant, où «le racisme et lesexisme s’expriment tranquille
ment dans les soirées étudiantes »,et où elle subit les brimades de
certains camarades. Quand elle
est reçue à Sciences Po Paris, unétudiant lance qu'elle a été ad
mise «parce que c’est une femme
rebeu et qu’elle est jolie». Nesrinea souvent pensé que ces résistan
ces finiraient par avoir raison de
son ambition, comprenant peu àpeu «qu'il n’y a rien qui puisse
effacer ce que nous sommes.Aucun diplôme ne gomme [ses]
origines [étrangères et sociales] ».C’est quand elle se penche sur
cette origine que Nesrine Slaoui
signe ses plus belles pages. Entre
Apt et le Maroc, elle raconte l’héritage familial sur lequel elle s’est
construite, marqué par le « poids
de l’exil». Elle a fait du langage
son gagne-pain et mesure, à cha
que retour à Apt, la distance quis’est peu à peu imposée entre elle
et sa famille. Comme beaucoup
de récits de transfuges, Illégitimesest avant tout celui d’une jeune
femme restée à la lisière de deux
univers. Dont elle connaît les
codes, sans appartenir à aucun. •ALICE RAYBAUD
«Illégitimes », de Nesrine Slaoui,
Fayard, ig8 p., 18 €.
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