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Le droit au respect de la vie privée des personnalités politiques dans la société de
l’information : exigence de vérité ou voyeurisme ?
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Les cahiers d’Avocap
Juillet 2015
Les cahiers d’Avocap – 1ère édition
article écrit pour la revue Commentaires -‐ 2015 2
Les récentes révélations par une certaine presse spécialisée d'évènements touchant à la vie privée du chef de l'Etat ainsi que l'abondance de commentaires en tous genres qui ont suivi leur publication relancent le débat sur l'importance du droit, accordé à tout citoyen, fût-‐il investi des fonctions les plus hautes du pays, de conserver, à l'abri des regards et des indiscrétions, son "misérable petit tas de secrets" cher à André Malraux. Le principe Chacun a droit au respect de sa vie privée : le principe est clair pour être affirmé avec la force de la simplicité dans la formule connue de l'article 9 du code civil. Et le droit vaut pour tous, dans le respect de l'égalité républicaine, pour le misérable comme pour le puissant. Peut-‐on encore en être sûr tant les dérives de la presse à fort scandale et gros tirage titrent à l'envi sur le «Gayetgate, «Julie Gayet et son statut de maîtresse», relayée, signe des temps, par les hebdomadaires politiques affichant «Hollande et ses femmes» 1? Ainsi, la presse écrite et numérique paraît porter un intérêt croissant à l'auscultation de la sphère privée des politiques, obéissant à un mouvement inversement proportionnel à l'influence réelle ou supposée de ces derniers sur le cours des affaires du monde. Entre voyeurisme et liberté d'expression, où est la frontière? Le droit, on le sait, est affaire d'équilibre entre des libertés antagonistes. La liberté, consacrée au rang des droits naturels et imprescriptibles de l'homme par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui» (article 4). Et au sein de ces libertés, domine celle qui qualifie toute société démocratique : la libre communication des pensées et des opinions, « un des biens les plus précieux de l'homme » (article 11). Figurant au préambule de notre Constitution, cette liberté, au rang constitutionnel, possède une valeur supérieure à la loi. De même qu'internationalement garantie par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CEDH) qui dispose: « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir
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et de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières », relayé par l'article 19 de la déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 qui précise: « tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression » et l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne proclamée en 2000 qui consacre la liberté d'expression et d'information. Pour ne pas être en reste, le droit au respect de la vie privée, protégé en un premier temps sous sa seule forme de règle nationale s'est hissé au même rang de norme supérieure pour figurer à l'article 8 de la CEDH qui précise: « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance », formulation reprise quasi à l'identique à l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux et avec un accent renforcé dans l'impératif de sa protection à l'article 12 de la déclaration universelle des droits de l'homme qui insiste : « nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance [...] toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » avec rang de valeur supérieure à la loi par l'effet de l'article 55 de la Constitution : principes de valeur constitutionnelle et conventionnelle, méritant un égal respect, les voilà quitte, en quelque sorte. Il apparaît révolu le temps où le Général de Gaulle donnait l'exemple de l'étanchéité absolue de sa vie privée et familiale à la même époque où, de l'autre côté de l'Atlantique, pour gagner le coeur électoral, le président John-‐Fitzgerald Kennedy s'appliquait à mettre en scène son bonheur conjugal et familial, suivant un scénario empruntant à tous les canons hollywoodiens et dont nul commentateur de la vie politique française n'aurait cru la transposition simplement imaginable en France. C'était sans compter sur la force croissante de l'image et l'impact nouveau du langage publicitaire irriguant celui du politique: la marchandisation du personnage et la peoplisation sont en marche.
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Du secret à la transparence Le droit au respect de la vie privée qui reçoit une reconnaissance universelle est un de ceux dont il est difficile de donner une idée précise, les juristes de common law le définissant comme celui « d'être laissé tranquille » ou de « tenir soi-‐même, sa famille et ses biens à l'écart du public » et le droit continental comme « la sphère de chaque existence dans laquelle nul ne peut s'immiscer sans y être convié ». 2 Quant à son périmètre, il s'étend du droit à l'image à la vie sentimentale, personnelle et familiale, au patrimoine, à la religion, à l'appartenance philosophique, à la santé. Toutes protections qui se heurtent aujourd'hui à la dictature de la transparence, considérée, en particulier à l'endroit des personnes exerçant un mandat public, comme une ingérence légitime dans la société démocratique : « un homme -‐ une femme -‐ d'Etat n'a plus rien à cacher : il ou elle a fait don de sa personne aux citoyens, pour ne pas risquer de les inquiéter, voire de les berner »3. Le droit au respect s'efface moins devant la liberté d'expression que devant son corollaire, l'intérêt légitime du public de recevoir l'information. Sous l'impulsion -‐ et souvent la pression assortie de sanctions -‐ de la jurisprudence européenne de la Cour de Strasbourg, les juges nationaux se sont peu à peu affranchis de leur approche protectrice du secret rimant trop souvent avec mensonge en acceptant les ingérences de la presse, « chien de garde de la démocratie », dans le premier domaine du patrimoine. On se rappelle les condamnations prononcées par les juridictions nationales contre Le Canard Enchaîné du fait de la publication de la feuille d'impôt de Jacques Calvet, alors président d'une importante firme nationale d'automobiles, considéré comme un élément de la vie privée, position condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme en 1999.4 Rien d'étonnant à ce que le législateur ait récemment fait, pour les élus, de la
2 Jean Rivero, Libertés Publiques PUF, t.2, 1989, Paris, p.74 3 Emmanuel Pierrat "La vie privée des personnalités fait partie de la vie publique", Le Monde, 29 janvier 2014. 4 CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c/ France
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communication de leurs éléments de patrimoine plus qu'une vertu, une obligation5. La santé, autre domaine d'investigation sur lequel la France a pu autrefois montrer sa réticence avec l'interdiction du livre Le Grand Secret de Claude Gubler et Michel Gonod dont les révélations sur la réalité du cancer du président François Mitterrand, volontairement caché par ce dernier et même travesti à l'aide de faux certificats médicaux, dès son accession au pouvoir en 1981, avaient été sanctionnées par les tribunaux français au motif du vice inhérent au dévoilement de la vérité, née de la violation du secret médical. Cette position fut condamnée par la Cour européenne6 qui ne manqua pas de souligner que l'ouvrage litigieux prenait part à un débat d'intérêt général relatif « au droit des citoyens d'être, le cas échéant, informés des affections graves dont souffre le chef de l'Etat et à l'aptitude à la candidature à la magistrature suprême d'une personne qui se sait gravement malade », précisant que cet ouvrage « posait la question d'intérêt public de la transparence de la vie politique »7. Autre tabou levé, l'adhésion à une obédience qui fait du secret et de la discrétion sa règle première : l'appartenance à la franc-‐maçonnerie, information relevant par principe du domaine privé, peut y échapper s'il est démontré que la révélation litigieuse s'inscrit dans un contexte d'actualité et justifie l'information du public8. L'objet de la protection : les deux corps Qu'est-‐ce qui est protégé? Survit dans nos moeurs républicaines le principe théologique de l'ancien régime visant à distinguer les deux corps du roi, le mortel et le politique, le premier visant celui du citoyen se trouvant, ici, seul concerné. C'est le même raisonnement qui devait présider à la lecture de l'ancien délit d'offense au chef de l'Etat9, réprimant la diffamation ou l'injure commises sur la personne privée et non la critique de sa politique,
5 Loi organique n°2013-906 et loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 6 CEDH, 18 mai 2004, Plon c/ France, n° 58148/00, § 44 7 Grégoire Loiseau, "Dans l'intimité de Marianne: la vie privée des personnalités politiques", Légipresse n°314, p. 148 8 Cour de Cassation, 1ère ch.civile, 24 octobre 2006, Groupe Expresse-Expansion et a / J. Copin et a., Légipresse n°241, p.89) 9 Article 26 de la loi du 29 juillet 1881 abrogé par la loi 2013-711 du 5 août 2013
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ce que certains ont parfois confondu dans le passé10. A nier cette nécessaire distinction, on s'expose à violer ce qui constitue l'essence des démocraties, la liberté d'opinion et d'expression. Signe des temps, notre avant-‐dernier président fut un des plus procéduriers et s'il attaqua, avec raison et succès, aux côtés de Carla Bruni, la compagnie Ryanair qui avait détourné son image et celle de sa fiancée au profit d'une campagne publicitaire tenant dans le slogan évoqué dans une bulle accompagnant les photographies des protagonistes: « Avec Ryanair, toute ma famille peut venir assister à mon mariage »11, le procès de la poupée vaudou fut plus discutable. Dans cette espèce, une société de presse avait publié, en octobre 2008, deux ouvrages intitulés « Nicolas Sarkozy, le manuel vaudou » et pour faire bonne mesure, « Ségolène Royal, le manuel vaudou ». Il était reproché par le demandeur les caractéristiques de cet ouvrage dont il demandait le retrait et qui se présentait sous la forme d'un coffret contenant un livre, une poupée de tissu et un lot de douze aiguilles. Le coffret portait la mention humoristique d'inciter le lecteur mécontent de la politique du président de la République à conjurer le mauvais oeil et à reconstruire le paysage politique français « grâce au manuel vaudou Nicolas Sarkozy et aux sortilèges concoctés par le spécialiste en sorcellerie Yaël Rolognese ». Le fondement de l'action fut axé sur les articles 9 du code civil et 8 de la CEDH, droits mis en balance avec la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la CEDH au sein de laquelle participent la caricature et la satire, « même délibérément provocantes ou grossières », ne pouvant connaître d'autres limites que celles du respect de la dignité de la personne humaine, l'intention de nuire et les attaques personnelles. Le tribunal estima que même s'il pouvait apparaître déplaisant à certains égards d'inciter le lecteur à planter des aiguilles dans une poupée de tissu à l'effigie d'une personne, il ne lui appartenait pas d'apprécier le bon ou le mauvais goût du concept proposé consistant non à atteindre la personne mais « à brocarder ses idées et prises de position politiques, [...] en guise de protestation ludique et d'exutoire humoristique » et jugea que « la représentation non autorisée de l'image de M. Nicolas Sarkozy, qui ne constitue ainsi ni une atteinte à la dignité humaine ni une attaque
10 Jacques Laurent, "Offenses au chef de l'Etat, audiences des 8 et 9 octobre 1965", La Table Ronde 1965 11 TGI Paris, ord.ref. 5 février 2008, N. Sarkozy et C. Bruni-Tedeschi c/Ryanair Ltd, Légipresse n°249, p. 24, 25
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personnelle, s'inscrit donc dans les limites autorisées de la liberté d'expression et du droit à l'humour »12. Il était aisé de comprendre ici que le litige ne relevait pas du domaine de la protection de la personne mais de la caricature politique. En appel, la Cour, tout en se situant sur le même terrain du respect de la liberté d'expression et du droit à l'humour, se crut obligée de voir dans l'ouvrage et dans l'incitation livrée au lecteur de planter des aiguilles dans la poupée à l'effigie du président, « action que sous-‐tend l'idée d'un mal physique, serait-‐il symbolique » une atteinte à la dignité de la personne. Ni la poupée ni l'ouvrage ne furent interdits mais leur vente fut conditionnée à l'apposition d'un bandeau rappelant cet avertissement. L'arrêt ne convainquit pas grand monde, et surtout pas les rieurs qui choisirent de rester du même côté13. Le droit à l'image, exclusif et absolu, face à la complaisance La personnalité politique conserve-‐t-‐elle sur son image et son exploitation un « droit exclusif et absolu ?14 Au fil des décisions judiciaires, le principe est aussi souvent rappelé qu'il connaît beaucoup de tempéraments dans la réparation de son atteinte, notamment celui de la tolérance ou de la complaisance passées de la personnalité face à l'exposition de sa vie privée, systématiquement mises en balance avec la demande de protection. Ségolène Royal qui a suffisamment approché les médias en a souvent fait l'expérience. A l'occasion d'une publication suivant la campagne présidentielle de 2007 et sa séparation avec François Hollande, cinq photographies prises à son insu illustraient des vacances prises à l'étranger en compagnie d'un homme présenté comme « son ami » avec les commentaires « escapade romantique en Andalousie », « des gestes amoureux de la tendresse », au sein d'un article de huit pages qui traitait parallèlement et en second lieu de son actualité politique. Pour le juge des référés, l'accent est mis sur le fait que la complaisance dont a pu faire preuve la femme politique dans le cadre de divers entretiens autour de sa vie sentimentale et familiale ne lui ôte pas le droit de conserver le contrôle des informations qu'elle souhaite diffuser et le choix de ses supports d'information. Elle seule est fondée à déterminer les éléments d'ordre privé 12 TGI Paris, N. Sarkozy / Tear Prod, Légipresse n°258, p.16 13 CA Paris, 14ème B, N. Sarkozy / Tear Prod, Légipresse n°258, p.18 14 TGI Paris, ord.ref. 5 février 2008, N. Sarkozy et C. Bruni-Tedeschi c/ Ryanair Ltd, préc.
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qu'elle souhaite porter à la connaissance du public. « Le fait que par sa complaisance elle ait pu susciter la curiosité ou l'intérêt du public sur sa vie sentimentale n'autorise pas pour autant la presse à faire état de faits, sans qu'elle se soit exprimée sur le sujet». Aussi, la publication incriminée, illustrée par des clichés captés hors tout contexte de vie publique mais au contraire dans des moments de loisir de l'intéressée en compagnie d'une tierce personne, réalise à l'évidence une atteinte à son droit à l'image et participe de surcroît à l'atteinte à sa vie privée , « sans qu'il soit démontré ou allégué que ladite publication était nécessitée par une obligation d'information légitime du public»15. Voilà pour le rappel du principe mais il n'est pas absolu. Cécilia Ciganer-‐Albeniz avait demandé l'interdiction provisoire du livre d'une journaliste politique qui lui était consacré et qu'elle estimait attentatoire dans son entier à sa vie privée. La majeure partie de l'ouvrage était consacrée à des sujets entrant dans la sphère privée, relevant de la vie familiale, conjugale, sentimentale et amoureuse. Pour le juge des référés, certains éléments ne pouvaient être constitutifs d'atteintes à la vie privée, s'agissant de faits d'actualité, comme le récent divorce avec le président de la République ou de faits notoires, tels que sa liaison avec un autre homme. L'intérêt des questions posées tenait à l'appréciation que devait faire le juge de la révélation des sentiments intimes portés par l'intéressée à son amant ou à la souffrance née des infidélités conjugales de son époux, la légitimité du sujet de l'ouvrage devant être appréciée en tenant compte de ce qu'ils portent sur des faits d'une portée politique réelle, le divorce d'un chef d'Etat en exercice étant exceptionnel et inédit en France, le comportement du couple ayant médiatisé certains éléments de la vie privée jusqu'à l'élection présidentielle et l'intéressée s'étant définie dans le passé comme une « femme politique ». L'interdiction fut refusée, jugée comme une mesure manifestement disproportionnée16. La même personnalité, sous les feux de l'actualité nourrie de son récent divorce avec le chef de l'Etat, avait poursuivi à la même époque un magazine de presse people dont un article évoquait de nombreux pans de sa vie privée, accompagnés d'une photographie, prise à son insu, la montrant en maillot de bain deux pièces. L'atteinte était manifestement constituée. 15 TGI Nanterre, 20 mars 2009, S. Royal / Hachette Filipacchi, Légipresse n°260, p. 56 16 TGI Nanterre, 11 janvier 2008, Légipresse n°249, p. 33
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Pour autant, le juge, saisi en référé, n'a pas manqué, pour en apprécier la gravité, de mettre en balance les pièces qui démontraient que la demanderesse au procès avait accepté ou seulement toléré, dans un passé proche, que de nombreux aspects de sa vie personnelle, familiale ou conjugale soient dévoilés au public, de même qu'elle avait consenti ou toléré la diffusion de son image la révélant dans sa vie privée. Tout en considérant qu'il ne pouvait « se déduire de l'absence de poursuites judiciaires une inexistence de réaction à certaines publications », le juge devait estimer que « le préjudice subi par la demanderesse à la suite de la révélation de certains éléments de sa vie privée devait être apprécié avec mesure »17. A travers ces exemples, on voit que la complaisance brandie devant la demande de protection n'agit pas au niveau du principe de l'atteinte mais à celui de la réparation afférente. Ainsi, la tolérance passée sur la diffusion de nombreux aspects de la vie personnelle, familiale et conjugale et l'absence de poursuites judiciaires antérieures ne constitue pas une fin de non recevoir à l'action de l'intéressé(e) mais la mesure d'appréciation de son préjudice. Les dangers de la mise en scène de la vie privée On peut désirer tout contrôler des éléments que l'on souhaite livrer au public. On choisit les plans flatteurs, on se met en scène, on livre le film rêvé de sa vie. Mais gare cependant à l'exercice de médiatisation qui peut dangereusement se retourner contre son auteur. Beaucoup a été dit et écrit sur la médiatisation désirée du président Sarkozy, de sa vie familiale et amoureuse, tant avec Cécilia qu'avec Carla. C'est se livrer pourtant à un exercice périlleux qui offre aux juges le pouvoir d'une ingérence correctrice dans l'élaboration de la légende. L'affaire Benjamin Biolay illustre bien cette tendance. L'artiste avait attaqué la chaîne de télévision France 24 dont une revue de presse avait relayé la rumeur résultant d'informations publiées dans la presse étrangère britannique et suisse lui prêtant une liaison avec l'épouse du président. La chaîne avait justifié sa décision par le louable souci, selon elle, d'étouffer le soupçon susceptible de naître contre la presse française, 17 TGI Paris, ord.réf., Cécilia Ciganer-Albeniz divorcée Sarkozy c/ SAS Mondadori Magazines France, Légipresse n° 249, p. 34
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taiseuse du ragot, de connivence avec l'élite médiatico-‐politique de l'establishment, pouvant accréditer l'idée d'une volonté de cacher au public des informations dignes d'intérêt. Cette « information » n'ayant pas été autorisée par les intéressés et s'étant révélée non démontrée, la condamnation ne devait pas faire de doute et elle fut prononcée sans surprise. Mais ce qui retient l'attention est le raisonnement suivi par le juge qui ouvre la brèche d'une possible pertinence de révélation de faits pouvant relever des nécessités de l'information du public, en relation avec l'exercice de médiatisation et de communication des personnalités concernées : « Si, en effet, des personnes publiques comme le chef de l'Etat et son épouse doivent, par principe, bénéficier du respect dû à leur vie privée, l'importante médiatisation que celle-‐ci a connue, tant au moment de leur rencontre puis de leur mariage, que lors de leurs déplacements à l'étranger, comme de ses éventuelles incidences avec l'exercice des fonctions officielles du premier nommé, pourraient ne pas rendre illégitime que le public fût informé, dans certaines limites et conditions, de circonstances de nature à modifier fondamentalement leurs relations, telles que celles-‐ci ont été notamment évoquées publiquement par les intéressés eux-‐mêmes» 18 . S'introduit ainsi un droit prétorien du public de recevoir le démenti de la légende désirée dans l'exercice de communication. Et le juge d'aller plus loin encore en admettant, dans la poursuite de cet objectif, qu'il pourrait être concevable de voir révéler non seulement l'existence d'une liaison adultère entretenue par l'un des membres du couple présidentiel, et à plus forte raison, de deux relations adultères parallèles mais encore également le nom de la personne avec laquelle cette relation serait entretenue et à plus forte raison si cette personne est connue du public -‐ l'idée sous-‐jacente à laquelle la nature de l'espèce n'était pas étrangère était celle du favoritisme dont aurait pu bénéficier l'artiste dans l'attribution de sa récompense aux Victoires de la Musique. Enfin, brèche encore, dans l'application du principe que la révélation, sans autorisation, d'un fait de vie privée pourrait être légitimée par le seul constat de son authenticité : « dès lors, en revanche, que ce fait est de ceux dont le public pourrait être légitimement informé, son évocation publique ne saurait être admissible au regard des nécessités de l'information qu'au cas où son exactitude
18 TGI Paris, ord.réf. B. Biolay / SA France 24, Légipresse n° 273, p.101,102
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résulterait assez des éléments produits »19. La vérité excuserait donc tout, mais laquelle? A la toute fin, celle conçue par le juge à qui revient le pouvoir absolu du dernier mot. Selon que vous êtes puissant ou misérable : l'expansion du domaine du débat d'intérêt général « La contribution à un débat d'intérêt général résonne parfois comme une formule incantatoire ou encore comme un prétexte destiné à masquer les abus d'une certaine presse peu respectueuse des droits et libertés individuels »20. Car la liberté d'expression régie par l'article 10 de la Convention et, au-‐delà d'elle, la liberté de communication se distingue par son caractère social, dépassant le seul cadre de liberté individuelle pour s'étendre au droit à l'information du public, au destinataire du message. Sous cet angle, la jurisprudence européenne est appelée à opérer une différence de traitement entre les personnes privées et les personnes publiques, lesquelles connaissent une protection amoindrie, pour prix de la notoriété, ce qui ne laisse pas sans interrogation sur la portée de la restriction nécessaire apportée à l'article 10 par le 2ème alinéa rappelant la validité des mesures propres à assurer la protection de la réputation et des droits d'autrui et l'empêchement de divulgation d'informations confidentielles. L'esprit démocratique approuve la Cour de Strasbourg de juger que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, agissant en sa qualité de personnage public, que d'un simple particulier [...] celui-‐là s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens »21. Mais cette tendance peut conduire à approuver la publication d'un ouvrage autobiographique dans lequel une femme révèle, sans l'autorisation de l'intéressé, sa liaison avec un premier ministre et les moments de leur vie intime, tous détails et conditions qui présenteraient un intérêt pour le débat
19 id. p.102 20 Lyn François " Le débat d'intérêt général dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg " Légipresse n°317, p.339 21 CEDH, 8 juillet 1986, Lingens c/ Autriche, n°9815/82; CEDH, 23 mai 1991, Oberschlik c/Autriche, n°11662/85
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article écrit pour la revue Commentaires -‐ 2015 12
public dans la mesure où elles soulèvent l'honnêteté et « le manque de jugement » de l'homme politique22. La défense de Marcela Iacub, auteur du roman Belle et Bête décrivant sa relation passionnelle avec Dominique Strauss-‐Kahn s'est essayée à défendre le même principe, sans succès23. Est-‐ce l'effet de notre indulgence à l'égard des anciennes moeurs royales et notre proximité avec les histoires d'amour de l'histoire de France mais il semble, d'après notre tradition, que notre appréciation du talent de nos personnalités politiques n'a pas souffert de leur réputation galante et qu'elle les a même plutôt servi. Ainsi, cette recherche assidue de la vérité intime trouve-‐t-‐elle ses limites, puisque « poussée à bout, la transparence peut toutefois être trompeuse, en faisant loupe sur des imperfections humaines qui ne prédisposent pas à des imperfections dans la gestion de la chose publique »24. Certes, les juges, même européens, ne se laissent pas abuser en écartant du champ du débat d'intérêt général l'évocation de la vie sexuelle et des moments intimes de l'homme politique avec sa compagne25. Et le juge français s'applique, dans le même sens, à définir le contour des frontières. Il est ainsi jugé que « si les limites de la protection instaurée par l'article 9 du Code civil peuvent être appréciées plus largement relativement à des personnes assurant des fonctions publiques et officielles, les informations relevées "doivent être en lien" avec les fonctions politiques exercées »26. Le sort du détail croustillant et son entrée dans l'histoire dépendront donc, non de sa nature, mais de son lien nécessaire avec la fonction. Et plus récemment, la révélation, sans le consentement des intéressés, de la relation amoureuse du président de la République avec une comédienne et productrice renommée a été sanctionnée par le débouté du moyen de l'intérêt public d'une telle révélation qui ne concernait pas « la vie professionnelle ou les activités officielles » de l'actrice et se trouvait dépourvue de « lien entre cette relation et le fonctionnement de la vie
22 CEDH, 14 janvier 2014, Ruusunen c/ Finlande, n°73579/10 23 TGI Paris, ord.ref., 26 février 2013, D. Strauss-Kahn c/ M. Iacub et éditions Stock, RG n° 13/51631 24 Grégoire Loiseau, "Dans l'intimité de Marianne: la vie privée des personnalités politiques", Légipresse n°314, p. 149 25 CEDH, 14 janvier 2014, Ruusunen c/ Finlande, préc. et 4 juin 2009, Standard Verlags GMBH c/ Autriche, n°21277/05 26 TGI Paris, 22 octobre 2007, RG n°06/13149, François Hollande c/ Sté de conception de presse et d'édition
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politique française »27. Soit, mais le diable se nichant dans le détail, la frontière est souvent floue et l'ingérence légitimée par la recherche du lien. La confusion des genres Jusqu'où doit s'arrêter alors la légitimité de la curiosité? Un magazine d'actualité people avait publié un article consacré aux vacances qu'une ministre en fonction avait passé avec son compagnon à l'Ile Maurice pendant les vacances de Noël. L'article était illustré par une photographie de l'intéressée en maillot de bain. La ministre avait assigné l'éditeur du journal sur le fondement de l'atteinte à sa vie privée et de son droit à l'image. Les vacances relèvent de la vie privée mais la ministre ayant publiquement confirmé ce séjour offert par son compagnon, l'information ne relevait plus du domaine protégé. De plus, la publication de l'article faisait suite à une polémique portant sur le choix de cette destination lointaine qui paraissait contrevenir aux consignes contraires données par le président de la République aux membres du gouvernement, ce qui conférait à l'information sa nature politique et légitimait sa diffusion auprès du public. En revanche, la publication de la photographie, prise à son insu, de la ministre en maillot de bain avec pour objectif d'exposer sa plastique en grand format ne constituait pas une illustration pertinente et adéquate de l'actualité et contrevenait à son droit à l'image28. Le lien avec l'activité politique constitue la référence qui conduit à faire primer le droit à l'information sur le droit au respect de la vie privée. Il n'est donc plus contradictoire de légitimer la révélation de l'homosexualité d'un homme politique qui, compte tenu de ses activités de secrétaire national d'un parti, a pu avoir une certaine influence sur la politique de celui-‐ci, information qui relève du débat d'intérêt général. Cette influence supposée devient d'un intérêt public, « dans un contexte de fort clivage entre la droite et la gauche parlementaire à l'occasion de la loi relative au mariage des personnes de même sexe ». En revanche, dans le corps de cette même décision, il est jugé que livrer l'identité du compagnon de cette
27 TGI Nanterre, 27 mars 2014, Julie Gayet c/ SAS Mandadori Magazines France, Legipresse n°315, p.206; A. Lepage « L'actrice, le président de la République et les paparazzis », Commerce Communication Electronique n°5, mai 2014, comm. 48). 28 TGI Nanterre, 1ère ch. 19 septembre 2013, Legipresse n°313, p.73
Les cahiers d’Avocap – 1ère édition
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personnalité « dont la notoriété ne dépasse pas un cadre régional » et dont il n'est pas établi qu'il aurait quelque influence sur la ligne politique du parti, contrevient au droit au respect de sa vie privée29. Article 10 versus article 8, un combat devenu inégal Sous l'impulsion de Strasbourg, la primauté du principe de l'article 10 semble bien avoir relégué l'influence de l'article 8 au second plan ou, tout au moins, fait reculer les limites de protection de la sphère privée. Ainsi, l'importance particulière apportée par les médias à un sujet devient vite une preuve de l'existence d'un débat d'intérêt général. « De la sorte, le débat d'intérêt général pourrait s'analyser comme celui auquel le journaliste confrère cette qualité »30 L'intérêt médiatique, seul critère d'identification du débat d'intérêt général? A cette aune, la possible réflexion du lectorat, sa curiosité, même pour l'insignifiance, deviennent la référence. 31 La jurisprudence française maintiendra-‐t-‐elle une lecture malgré tout plus équilibrée des intérêts antagonistes en présence, comme continue d'en faire foi ses plus récentes décisions32 mais dont il n'est pas sûr qu'elle ne lui vaille pas une nouvelle sanction de la Cour européenne? C'est ce qui peut être attendu des suites d'une nouvelle et récente condamnation de la France au visa de l'article 1033 . L'espèce concernait la condamnation de l'hebdomadaire Paris Match par les juridictions françaises saisies par le Prince Albert de Monaco de poursuites contre le journal pour la publication d'un article et de photos révélant l'existence de son fils naturel, information jusqu'alors inconnue du public et lancée sur la place publique par la mère. La Cour de cassation avait approuvé la cour d'appel d'avoir sanctionné la publication en l'absence de tout fait d'actualité comme de tout débat d'intérêt général et de déduire de la publication des photographies sans le consentement de l'intéressé une
29 CA Paris, 19 décembre 2013, Editions Jacob-Duvernet / Steeve B. et Bruno B. Légipresse 2014, p.15 et p.61, obs. Loiseau 30 (C. Michalski "Liberté d'expression et débat d'intérêt général" cité par Lyn François "Le débat d'intérêt général dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg Légipresse" n° 317, p.344). 31 CEDH, 7 février 2012, Von Hannover c/ Allemagne, n° 40660/08 et 60641/08 légitimant la publication d'un article révélant, avec photos de l'intéressée en vacances, des informations visant une résidence secondaire de Caroline de Monaco offerte à la location, comportement pouvant « donner lieu à des réflexions de la part des lecteurs et, dès lors, contribuer à un débat d'intérêt général » 32 TGI Nanterre, 27 mars 2014, Julie Gayet c/ SAS Mandadori Magazines France, préc. 33 CEDH, 12 juin 2014, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n°40454/07
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atteinte au droit à l'image34. Pour la Cour de Strasbourg, au regard de la transmission héréditaire du titre selon la constitution monégasque, l'existence de l'enfant était devenu un évènement politique. « Il y avait donc un intérêt légitime du public à connaître l'existence de cet enfant et à pouvoir débattre de ses conséquences éventuelles sur la vie politique de la Principauté de Monaco » ( considérant 59). Sans surprise, la Cour européenne condamne donc la France qui sanctionna la publication sur le fondement de l'article 9 du code civil et de l'article 8 de la CEDH. Mais elle nuance son jugement en rappelant que « parmi les informations portées sur la place publique (par la mère de l'enfant), certaines n'étaient pas nécessaires et relevaient de sa vie intime mais également de celle du Prince » ( considérant 73). La condamnation de la France repose ainsi sur le fait que la sanction prononcée contre la publication portait « indistinctement sur les informations relevant d'un débat d'intérêt général et sur celles qui concernent exclusivement des détails de la vie privée ». Faute pour les juges français d'avoir opéré un salutaire tri sélectif, « la Cour estime qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d'une part, les restrictions au droit des requérantes à la liberté d'expression imposées par les juridictions nationales et, d'autre part, le but légitime poursuivi ». Sous cet angle, la décision des juges français qui ont sanctionné indistinctement les révélations du magazine Closer35 en ce qu'elles poursuivaient un but racoleur et mercantile pourrait être soumise à critique pour ne pas avoir examiné, avec davantage de souci du détail, la question relative à la sécurité du chef de l'Etat, suggérée par le magazine36. Mais on l'a dit, le diable se niche toujours dans les détails.
Patrick Vilbert Avocat au Barreau de Paris
Ancien Secrétaire de la Conférence Cabinet Lizop et Associés
34 Cass. 1ère civ., 27 février 2007, n° 06-10.393, Bull.civ.2007, I, n°85 35 TGI Nanterre, 27 mars 2014, Julie Gayet c/ SAS Mandadori Magazines France, préc. 36 Note Agathe Lepage sous CEDH, 12 juin 2014, n° 40454/07, p. 40
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