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Cet article de recherche en sciences humaines et sociales présente les résultats d'une enquête au sein du NUMA, ex- La Cantine, premier espace de coworking en France.
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1
Le coworking: de la contre-culture à l'institutionnalisation
Enquête au sein de l'espace de coworking du NUMA à Paris
***
Enquête réalisée dans le cadre du M2 EIS (Entreprise, Innovation, Société- domaine sciences
humaines et sociales) Université Paris-Est Marne La Vallée
UE Innovation et WEB
***
Sophie Jaboeuf
sjaboeuf@sfr.fr
***
Août 2014
Cette enquête, réalisée à partir de questionnaires passés auprès d'un échantillon de coworkers du Numa, a permis
de recueillir les motivations des coworkers. Il en ressort que tous les coworkers interrogés adhèrent à l'esprit de
partage et d'ouverture du lieu, héritier de l'esprit des pionniers d'Internet. Une partie d'entre eux, porteurs d'une
critique contre l'entreprise "traditionnelle" et promoteurs de nouvelles valeurs, contribuent à faire vivre une forme de
contreculture dans leur pratique du coworking. Cependant, parallèlement, nous constatons que la création d'un
accélérateur de startups, s'accompagnant d'un processus de sélection et d'un ensemble de normes imposées, peut
rentrer en tension avec l'esprit de partage et d'ouverture revendiqué par le coworking. Nous formulons l'hypothèse
que l’accélérateur de startups, produisant des entreprises conformes aux standards attendus, constitue un « retour à
l’ordre » nécessaire à l’institutionnalisation du coworking.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Sommaire:
Introduction
Méthodologie
I. Présentation du groupe de coworkers interrogés
II. L’espace de coworking, un espace de pré-incubation?
III. L’esprit du coworking, une nouvelle forme de contreculture?
IV. Tensions entre innovation et institutionnalisation
Conclusion
2
Introduction
Le NUMA est le nouveau nom de la Cantine, premier espace de coworking en France créé en
2008.
La Cantine avait été créée par l'association Silicon Sentier, association d'entreprises du secteur
numérique dans le quartier du Sentier à Paris fondée au début des années 2000, dans le but de
fédérer ses activités d'animation, de réseautage et de projets collaboratifs. La cantine est née
au sein du "quartier numérique", un projet plus vaste visant à expérimenter des services
numériques au sein du 2ème arrondissement qui fut très tôt équipé en haut débit. C’est dans ce
quartier que sont nées notamment Daily Motion et Netvibes.
Quatre ans plus tard, en 2012, on dénombrait 4 autres Cantines inspirés du même modèle (à
Rennes, Toulouse, Toulon et Nantes), plus de 150 télécentres et espaces de coworking en
France et autant de projets1. La vague du coworking était lancée. Parmi les projets, on peut
citer celui de la SNCF Transilien visant à créer une nouvelle génération d’espaces de télétravail
dans des gares de banlieue parisienne à l’attention des salariés travaillant dans Paris (Marzloff,
2013).
La Cantine, puis le Numa, ont au fil du temps évolué pour intégrer un service de R&D
(Xperiment) et un accélérateur de startups, le camping, qui abrite 12 startups par an,
accompagnées pendant 6 mois. Le Numa est financé à moitié par des subventions publiques
(ville, région, Fonds social Européen) et à moitié par des financements privés (notamment des
sociétés comme Google, Orange, BNP,...)2.
Qu'est-ce que le coworking? On en trouve plusieurs définitions mais toutes s'accordent sur la
définition d'espace physique de travail partagé. Selon Wikipedia, le coworking regroupe aussi
«un réseau de travailleurs encourageant l'échange et l'ouverture. Il est un des domaines de
l'économie collaborative.»3. Selon le site de la Mutinerie, espace de coworking à Paris4, le
coworking est avant tout conçu pour les indépendants pour rompre l'isolement et travailler en
réseau. Selon eux, les espaces de coworking « partagent des valeurs fortes d’entraide,
d’indépendance, d’ouverture»5. La Cordée, autre espace de coworking, ajoute que l'espace de
coworking a pour objectif de favoriser la sérendipité, cet «heureux hasard» provoqué par les
rencontres. Précisons également que selon une personne du NUMA que nous avons rencontré,
le coworking se distingue des télécentres car dans le coworking, il y a la notion d'animation.
Dans le cadre de cette enquête, nous nous intéressons principalement à l’espace de coworking
gratuit du rez-de-chaussée du NUMA.
1 Livre blanc national sur le télétravail et les nouveaux espaces de travail, 2012, disponible en ligne
http://zevillage.net/wp-content/uploads//2013/03/Livre-Blanc-Tour-de-France-du-teletravail-2012.pdf 2 Dossier de Presse, version imprimée du 14 novembre 2013
3 http://fr.m.wikipedia.org/wiki/Coworking, version du 11 août 2014
4 http://www.mutinerie.org/qu-est-ce-que-le-coworking/#.U-yLAGIaySM, consulté le 11 aout 2014
5 http://www.mutinerie.org/notre-vision-du-coworking/#.U-yOOWIaySM, consulté le 11 aout 2014
3
Tout d'abord nous avons voulu savoir qui étaient les coworkers du rez-de-chaussée et que
viennent-ils chercher? Ensuite nous analysons la filiation du coworking avec l'esprit des
pionniers d'Internet et nous nous demandons si le coworking est l'expression d'une forme de
contreculture.
Comme le rappelait P.Bourdieu (2002), il n’y a pas une contreculture mais des contrecultures.
Nous reprendrons ici sa définition: « c’est tout ce qui est en marge, hors de l’establishment,
extérieur à la culture officielle », la contreculture se définit négativement « par ce contre quoi
elle se définit».
Le Numa, selon notre hypothèse, est en passe de proposer un nouveau modèle de création de
startups basé sur les synergies entre le coworking et l’accélérateur de startups. C’est un modèle
alternatif et/ou complémentaire au processus existant (incubateur + pépinière). Ce faisant, le
coworking est en train de sortir de sa phase expérimentale qui le maintenait en marge. Nous
nous interrogeons dès lors sur les tensions, inévitables, entre innovation et institutionnalisation.
Pour faire ce travail, nous nous appuyons principalement sur l'histoire d'Internet et sur la
sociologie de l'innovation, ainsi que sur les résultats de notre enquête réalisée au NUMA.
Méthodologie de l’enquête
L'enquête s'est déroulée de façon discontinue sur 5 mois (mars à juillet 2014) et s'appuie sur:
(i) de l'observation ethnographique dans l'espace de coworking du rez-de chaussée et au sein
du camping, ainsi que la participation à divers événements organisés, notamment le co-lunch
(repas entre coworkers volontaires tous les vendredis ou chacun apporte quelque chose à
manger)
(ii) un entretien semi-directif avec un représentant du Numa, ainsi que des entretiens informels
avec plusieurs animateurs du NUMA
(iii) un questionnaire passé oralement auprès de 15 co-workers choisis au hasard sur deux
demi-journées de juillet 2014. Il s'agit de questions démographiques et socioprofessionnelles
classiques, de questions sur leur projet, la fréquence et les motifs de leur visite. Le
questionnaire initial a été complété par deux des animateurs qui ont ajouté quelques questions
dont la partie « avis et suggestions » du questionnaire (cf questionnaire en annexe). Sur 17
coworkers sollicités, 2 seulement ont refusé de répondre faute de temps.
Les réponses aux questions étaient libres (pas de choix multiples suggérés). La durée moyenne
du questionnaire était de 11 minutes, s’étalant de 5 à 22 minutes. Les réponses ont été
enregistrées et saisies ensuite dans un formulaire. Pour faciliter la lecture des résultats, les
réponses ont été regroupées par catégorie lors de la saisie. Soulignons également que, pour
mieux comprendre la situation de certains co-workers, des questions supplémentaires ont été
posées qui ne sont pas dans le questionnaire. Par exemple sur la situation professionnelle, les
gens peuvent hésiter à dire qu’ils sont chômeurs, donc s’ils se présentent comme
entrepreneurs, je leur demande s'ils vivent de leur activité, et certains répondent alors qu'ils
4
vivent des indemnités chômage, ce qui permettait de préciser leur situation professionnelle en
terme de statut (à la fois entrepreneur et chômeur).
Il est à noter également que certaines questions ont été ajoutées en cours comme le niveau
d’études ou la date de démarrage du projet, ce qui explique que les résultats sont partiels pour
certaines questions.
Limites de la méthode
Le nombre de coworkers interrogés n'a pas la prétention d'être représentatif. Les réponses au
questionnaire permettent de donner des éléments de compréhension par rapport aux
problématiques posées.
Toutes les réponses sont spontanées, l'enquêté n'a pas pris le temps de réflexion qu’il aurait eu
pour remplir par lui-même le questionnaire ou dans le cadre d'un entretien.
I. Description du groupe de coworkers interrogés
Le résultat consolidé des réponses au questionnaire est accessibles en ligne6. Ce chapitre
présente succinctement le profil des coworkers de l'échantillon.
1.1 Age et origine géographique
60% des coworkers interrogés ont moins de 30 ans, la majorité se situe dans la tranche 25-34
ans. Le plus jeune a 23 ans et le plus âgé 50 ans. 80% sont des hommes.
Parmi eux, 8 (sur 15) habitent à Paris, 5 en banlieue parisienne, 2 viennent de Province et
logent temporairement à Paris. Cependant, on constate une forte mobilité géographique; en
effet parmi eux, l’un vient de Taiwan et réside en France pour ses études, 2 résident à la fois en
France et en Angleterre pour leurs études et pour leurs activités entrepreneuriales, un autre,
autoentrepreneur en France réside une partie de l’année en Tunisie ou il gère une société. Un
autre est d’origine américaine. Enfin une enquêtée, d’origine polonaise, a créé une société à la
fois en Pologne et en France.
De plus, notons que 3 autres enquêtés ont résidé aux Etats-Unis précédemment, soit pour leurs
études, soit pour travailler.
1.2 Niveau d’études et situation professionnelle
Sur 10 coworkers ayant répondu à la question sur le niveau d’études, 80% sont de niveau
BAC+5, surtout des ingénieurs, dont l’un est doctorant et 20% sont à BAC+3. Dans 3 cas au
moins, nous avons constaté des doubles cursus, comme cet ingénieur ayant repris, après trois
ans d’expériences professionnelles, une formation longue orientée commerce/gestion ou à
l’inverse ce coworker de 42 ans ayant fait des études dans la finance et ayant ensuite suivi une
6 https://docs.google.com/forms/d/1ju3kRqqPHy6MHwiAgAmJ11Cw3TSHX4uZ3mW6JIvu7Jo/viewanalytics
5
formation technique pour être développeur/ intégrateur. Le groupe de coworker est donc très
qualifié.
Parmi eux, 7 déclarent être entrepreneurs, 3 autoentrepreneurs, 5 sont au chômage, 4 sont
étudiants, 1 est journaliste indépendant, 2 sont stagiaires et 2 sont salariés. Ces situations
peuvent se cumuler, par exemple certains sont entrepreneur et étudiant ou entrepreneur et
chômeur. Certains cumulent 3 situations, comme cet enquêté de 25 ans vivant entre Londres et
Paris:
«- quelle est votre situation professionnelle?
- ben j’en ai plusieurs, je suis étudiant, autoentrepreneur, salarié, ça dépend dans quel
pays»
Lors du questionnaire, on s’aperçoit que les coworkers rentrent difficilement dans les
nomenclatures habituelles ou bien on observe une certaine difficulté à définir leur situation,
comme dans le cas de cet enquêté de 29 ans:
«ma situation professionnelle est euh floue [rire] non je suis auto-entrepreneur mais euh
j’ai pas de …, j’ai pas de …, je travaille en collaboration avec des entreprises
- vous faites des prestations de services?
- exactement des prestations de services
- que faisiez-vous avant? [après un silence] vous étiez étudiant ou salarié?
- j’étais salarié, je suis parti à l’étranger essayer autre chose, je suis parti aux Etats-Unis
travailler un petit peu là-bas et puis ben là je suis revenu donc du coup je continue un
petit peu ce mode de recherche de petit travail à droite à gauche»
8 enquêtés sur 15 travaillent directement sur le développement d’applications mobiles ou de
sites internet, les autres étant plutôt dans le conseil aux entreprises, dans la communication ou
le marketing “digital”. Les secteurs d’activités sont très variés (pharmacie, transport,
électronique, aérospatial, télécom,...)
L’'étude de 2012 sur le télétravail en France7 mentionnait que les travailleurs non-salariés,
parce qu’ils n’ont souvent pas de locaux professionnels «forment la majorité des utilisateurs des
espaces de coworking, qui leur permettent de rompre l’isolement quand ils le souhaitent.
Certains y travaillent même de façon permanente.». Le groupe de coworkers interrogés au
NUMA est effectivement constitué d'une majorité d'indépendants (10/15). La quasi-totalité
gravite dans le milieu entrepreneurial (sauf un, au chômage et précédemment dans une
«grosse structure»).
7 Livre blanc national sur le télétravail et les nouveaux espaces de travail, 2012, réalisé par l’association
Zevillage et LBMG Worklabs et OpenScop, disponible en ligne http://tourdefranceduteletravail.fr/wp-content/uploads/2013/03/LivreBlanc_TourTT2012.pdf
6
1.3 Fréquences et motifs de visite
La fréquence de visite est intensive mais de courte durée. Sur les 15 coworkers interrogés, 67%
viennent plusieurs fois par semaine, dont 3 viennent tous les jours. En revanche 74% viennent
depuis seulement 3 mois ou moins. Les coworkers qui fréquentent l’endroit depuis plus
longtemps (> 1 an) et qui ont fréquenté précédemment la Cantine sont moins réguliers, sauf
dans un cas ou l’enquêté vient plusieurs fois par semaine depuis un an et demi. La majorité
(58%) vient pour la journée entière, les autres pour quelques heures.
Les motifs de visite ont été recueillis à travers plusieurs questions «comment êtes-vous arrivés
ici?», «quels sont les avantages pour vous de venir ici?» et «pourquoi venir ici plutôt que dans
un autre endroit?». Les questions étaient ouvertes, aucun motif n’a été suggéré. En regroupant
les réponses par grande catégorie de motifs, nous arrivons au résultat ci-dessous, dans l’ordre
du plus cité au moins cité. A noter que la catégorie “Etat d’esprit” regroupe toutes les réponses
qui mentionnaient les expressions suivantes: “flexibilité”, “partage”, “échange”, ”émulation”,
“ouverture”, “ambiance”. La catégorie “pour les locaux” regroupent ceux qui disaient “aimer”
l’endroit ou apprécier la lumière, la propreté, le mobilier.
Catégorie de motifs
nombre de
réponses
La possibilité de faire des rencontres 10
La gratuité 9
L’accès internet 7
Etre dans un environnement de travail Etat d’esprit
6 6
Pour un rendez-vous ou pour rencontrer des connaissances Rompre l’isolement Pour les locaux
5 5 5
Emplacement central Apprécie le bar Habite à coté
4 4 4
Pour les évènements 3
Se sont installés ici à plein temps pour travailler Pour la notoriété
2 2
A postulé au camping 1
7
S’appuyant sur l’étude WITE 2.08, B. Marzloff (2013) décrit quatre postures face au travail: le
travailleur sédentaire, le mobile occasionnel, l’hypermobile indépendant et l’hyperagile. Si l’on
reprend ces 4 postures, c’est la population des hyperagiles qui correspond nettement au groupe
de coworkers interrogés au NUMA. Le mobile occasionnel, familier avec les usages
professionnels du numérique, est dans le tropisme du siège de son entreprise et l’hypermobile
indépendant a plutôt tendance à travailler à son domicile. L’hyperagile en revanche se
caractérise pour B.Marzloff par sa souplesse dans l’écosystème numérique, «tant au regard des
outils (...) que face aux localisations, aux temporalités et aux liens sociaux. C’est la figure la
plus aboutie du travailleur mobile» (2013, p.63). L’auteur défend par ailleurs l’idée que c’est
aussi la figure allégorique du travailleur de demain.
II. L’espace de coworking, un espace de pré-incubation?
Comme on l’a vu, la possibilité de rencontrer des gens est le motif de visite ou bien l’avantage
le plus cité parmi les coworkers. La représentante du Numa que nous avons rencontré nous
indique que, selon elle, dans le numérique les gens ont besoin de se rencontrer, elle considère
le Numa comme un «pré-incubateur» apportant des fonctions supports aux processus
d’innovation, en précisant toutefois que si les rencontres et les alliances se font ici, les projets
sont développés ailleurs. Elle ajoute «ici c’est très projet centric (...) mais ça circule, il y a un flux
permanent».
L'espace de coworking, un espace de rencontres...
Lors de nos observations ethnographiques, nous avons constaté sur plusieurs demi-journées
passées dans l’espace de coworking que l’ambiance est très studieuse, il y a très peu
d’échanges, sauf à voix basse de la part de gens qui travaillent manifestement ensemble.
Lorsque quelqu’un s’installe, il demande juste éventuellement si la place est libre, rien de plus.
En partant, les coworkers ne saluent pas leurs voisins, ils rangent discrètement leurs affaires et
s’en vont. Lorsque quelqu’un reçoit ou passe un appel, il s’éloigne généralement de la table de
travail pour discuter à l’écart. Limité à cette seule observation, l’espace de coworking du Numa
ressemble plus à un lieu public qui serait un mélange entre une bibliothèque pour l’ambiance de
travail et un café pour la présence du bar.
Cette impression est démentie par les résultats des questionnaires. Si 75% des coworkers
disent venir pour rencontrer des gens, à la question «avez-vous rencontré des gens?», 67%
répondent positivement et 33% négativement. Même si tout le monde n’active pas les
« potentiels de proximité » (Rallet, Torre, 2010), la plupart des gens apprécient néanmoins que
ces potentiels existent.
Comme cette enquêtée qui n’a rencontré personne mais qui, à la question “quels sont les
avantages de venir ici?”, donne plusieurs motifs dont:
8 « Prospective du travail mobile », étude quantitative menée en 2012 dans le cadre du projet WITE
(Work it Easy), par Chronos, Atos, Telecom Paris-Tech et Citica, disponible sur groupechronos.org
8
« (...), j'ai la possibilité de rencontrer peut-être des gens qui bosseraient dans le même
secteur, c'est la raison pour laquelle je viens et c'est propre et ça a pas l'air d'être
colonisé par des gens qui ont rien à voir avec le milieu »
Ou cet autre enquêté qui vient peu mais qui vient depuis longtemps, il n’a pas noué de
nouveaux liens dans cet endroit mais à la question “quels sont les avantages de venir ici?”
répond :
« euh par rapport à d'autres cafés standards j'en vois pas particulièrement, c'est surtout
l'écosystème qui est intéressant»
Un coworker rencontré lors du colunch à qui nous demandons s'il a rencontré des gens en
faisant du coworking nous explique:
« Non, en fait je suis là que le vendredi et tout le monde est dans son truc, c'est pas
parce qu'on est à côté qu'on se parle. C'est bien les colunch on peut se connaître»
Parmi les enquêtés qui disent avoir rencontré des gens dans l’espace de coworking, on
distingue deux catégories, les coworkers récents qui ont eu quelques échanges mais n’ont pas
noué véritablement de liens et les coworkers réguliers ou plus anciens pour qui la réponse à la
question « avez-vous rencontré des gens ici?» parait évidente.
Par exemple, ces deux coworkers récents nous répondent:
«j'ai trouvé un endroit ici pour me retrouver on va dire surtout dans un environnement de
travail qui me permet (...) de pouvoir travailler dans une dynamique de..., pas forcément
une dynamique de groupe parce qu'y a pas de synergie, en tout cas aujourd'hui il n'y a
pas eu de synergie entre moi et les autres personnes mais elle est toujours possible dès
lors qu'on est plus que deux.
- avez-vous fait des rencontres? si oui comment?
- non, euh j'ai pas vraiment fait de rencontre, juste un échange de CV, c'était quand je
suis arrivé je me suis assis à une table, il est venu vers moi, ça s'est fait naturellement
en fait» un enquêté en recherche d’emploi qui vient pour la deuxième fois
«- pourquoi venez-vous ici?
- (...) c'est bien aussi de sortir, rencontrer du monde c'est important, on est dans un
mindset d'entrepreneur
- avez-vous fait des rencontres?
- oui j'ai fait deux rencontres, c'est que des prises de contact car mon business n'est pas
encore créé, mais ça semble facile de demander conseil» un autre enquêté qui vient
pour la deuxième fois
Les coworkers réguliers et/ ou anciens en revanche sont habitués aux échanges:
«- Avez-vous rencontré des gens?
- oui je rencontre souvent des coworkers on discute de leur projet (...)
- comment?
9
- par hasard ou même au niveau des tables, ça arrive à d'autres gens de me demander
ce que je fais et moi pareil, c'est comme ça que la conversation commence» un
coworker qui vient tous les jours depuis 3 mois
«- Avez-vous rencontré des gens?
- oui bien sur
- comment?
- à travers le réseau des connecteurs, y a des déjeuners aussi, ça fait longtemps que je
viens alors ça évolue» une enquêtée qui vient régulièrement depuis un an et demi
« - Quels sont pour vous les avantages de venir ici?
- ben c'est des rencontres déjà, au début moi je suis arrivé j'ai rencontré [nom d’une
personne associée dans une startup], ensuite j'ai rencontré [nom du fondateur de la
startup], c'est beaucoup d'échanges avec des gens, beaucoup d'émulations,
rencontrer des gens qui peuvent t'aider sur un projet, faire penser à des choses
auxquelles t'aurais pas pensé si tu bossais tout seul, c'est un peu tout ça» un
coworker étudiant qui fait un stage dans une startup
Certains enquêtés sont vraiment là pour rencontrer des gens, tel ce coworker régulier (3 jours
par semaines) qui dit faire la connaissance de 2 à 3 personnes par semaine, cependant il
précise que cela demande un effort et regrette à cet égard que l’annuaire présent sur internet
soit incomplet:
« ici c'est quand même un endroit ou on donne et faut avoir un minimum de ressources,
si on est un espèce de fonctionnaire - dans l'esprit pas dans le statut -, si on est comme
ça ben on fera rien, donc ça parait normal qu'on ait un effort à faire et à donner
maintenant ce qui est vrai c'est que moi ça fait plusieurs années, moi j'ai gravité trois
mois à une époque et maintenant j'y suis, je connais du monde mais c'est encore
opaque, est-ce que ça doit être corrigé je sais pas et l'autre truc c'est que j'étais sur le
WEB je me suis inscrit au Numa et y avait assez peu de monde dans l'annuaire, moi j'ai
mis mon truc, j'ai pas trouvé ça très riche. Moi je suis dithyrambique sur cet endroit, il est
génial, les gens qui ont fait ça j'applaudis, mais ce point là (...) y a peut-être quelque
chose à faire sur faire vivre un peu plus cet annuaire (...) je rencontre des gens mais
c'est souvent accidentel ou je demande à [nom d’une personne travaillant au Numa],
alors c'est vrai pour être honnête que j'ai pas cherché le moteur et regardé et le moteur
qui existe m'a pas donné envie de me dire «tiens sur le blog qui d'autre peut m'aider?»»
Une autre enquêtée exprime la difficulté de rencontrer des gens, en comparant avec les Etats-
Unis, et à la question “Faites un rêve…”, suggère justement que le Numa devienne un lieu où
les rencontres soient facilitées:
« moi j'ai passé un an aux Etats-Unis et je trouve que les rencontres avec les gens sont
plus faciles surtout pour les jeunes, pour les rencontres jeunes et à la fois
professionnelles». Elle ajoute qu'elle souhaiterait «qu'il y ait plus d’événements liés aux
startups, que les gens se rencontrent plus facilement, j'étais à Bristol mais même à New
York c'est plus facile de nouer des liens semi-professionnels, y a beaucoup
10
d'évènements le soir. Paris, c'est un peu une ville morte, alors qu'ici ça pourrait être un
endroit ou y ait plus d'évènements organisés pour créer des liens semi-professionnels.
L'évènement ça peut être un mixte, par exemple un atelier qui se termine en soirée,
cocktail. »
Les coworkers du Numa viennent donc en grande partie chercher la possibilité de rencontrer
d’autres gens, de préférence appartenant au monde entrepreneurial. L'espace de coworking
constitue un vivier de ressources potentielles (conseils, informations ou rencontres utiles pour
leurs activités tout en étant conviviales). Les rencontres quand elles ont lieu se font
généralement par la «proximité organisée» (Rallet, Torre, 2010), les mises en relation se font
par l’intermédiaire de l’organisation, des animateurs ou d'évènements comme le colunch mais
elles peuvent aussi se faire par le fruit du hasard de la proximité géographique.
...mais aussi de réalisations concrètes
Stéphane Distinguin dans une interview de 20109, affichait l’objectif de faire du Quartier
numérique, « un territoire d’expérimentation de nouvelles technologies ouvert aux usagers, ou
encore un living lab ».
Bien que cet aspect n’ait pas été mentionné par les coworkers ayant répondu au questionnaire,
nous avons constaté lors de nos observations ethnographiques que l’espace de coworking était
aussi un lieu d’idées nouvelles, d’initiatives et d’expérimentations, à la fois pour les
organisateurs et les coworkers. Ainsi lors d’un colunch, nous avons rencontré un coworker
régulier du rez-de chaussée qui disait être «connecteur» depuis la veille. Une poignée de
coworkers, uniquement des “habitués”, s’étaient portés volontaires pour participer à une
expérimentation visant à servir de référents aux autres coworkers pour toute question et mise
en relation au sein du NUMA. Lors d’un évènement consacré aux “voisins&co”10, nous avons
rencontré ce même coworker présentant une structure associative qu’il venait de créer dans le
but de fédérer les petits commerçants du quartier autour du Numa pour leur proposer d’aider à
la conception et à l’expérimentation, de manière gratuite, des produits et services développés
par les entrepreneurs du NUMA. Il cherchait de plus toute personne volontaire pour réfléchir à
ces problématiques au sein de l’association, quelle que soit sa discipline.
Un autre coworker, entrepreneur travaillant sur une offre de services dans le conseil en
management, nous a dit être en relation avec quelqu'un du Numa pour monter des mini-
séminaires de stratégie (gratuitement) pour les coworkers car il s’est aperçu qu’il y avait des
besoins.
Lors de notre entretien avec une représentante du NUMA, elle fait souvent référence à la
Cantine. En parlant des premiers sponsors de la Cantine, elle explique:
«tout ça, ça s'est fait parce qu'il y a eu un groupe de personnes qui étaient persuadés
que ça manquait, y avait un besoin, y avait un potentiel sur le territoire et qu’il fallait
9 Le Barzic Marie-Vorgan, Distinguin Stéphane, « Cantine : un espace de rencontres physiques au cœur
de l'économie virtuelle », Le journal de l'école de Paris du management4/ 2010 (N°84), p. 31-37 10
Evènement du 23 juin 2014 au rez-de Chaussee du Numa réunissant plusieurs créateurs de réseaux sociaux ou d’outils numériques aux services des réseaux de voisinage.
11
expérimenter donc ils ont un peu pris des risques chacun et ça n'a pas été fait sur un
mode conventionnel de type marchand.»
Autrement dit l’espace de coworking n'est pas seulement un lieu qui essaie de favoriser
l'émergence de projets innovants, c'est en lui-même une expérimentation d'un concept
novateur, celui d'un espace de travail et de rencontres physiques semi-professionnelles, ouvert,
gratuit, avec très peu de formalisme, pas de "règlement", pas de contrat, pas d'engagement.
Comme le montrait N.Alter, le processus d’innovation est un processus vertueux, il enclenche
une dynamique positive et collective de création (2000). En tant qu'expérimentation, l'espace de
coworking se trouve dans une plus grande disposition à accueillir des idées nouvelles, plus
qu'un endroit qui serait soumis à des normes plus ou moins figées, dont il faudrait négocier
l'évolution.
En conclusion, si on met en regard les fréquences de visite, les situations professionnelles, et la
recherche de ressources, en particulier à travers les rencontres, l’espace de coworking du
Numa s’apparente plus à une plateforme de lancement de projets, un espace transitoire ou se
construit et s'expérimente soit une activité, une offre de services, un produit, une entreprise
future ou une association. En cela, il fait figure de «pré-incubateur». Les ressources mises à
disposition viennent en partie du NUMA et en grande partie des échanges entre pairs.
II L’esprit du coworking, une nouvelle forme de contre-culture ?
Les fondateurs de la Cantine comme nous allons le voir sont issus de l’esprit des pionniers
d’internet. Les valeurs dont se revendiquent le Numa aujourd'hui sont-elles toujours l’expression
d’une contreculture? Et qu’en est-il des coworkers?
2.1 Qu'est-ce que l'esprit des pionniers?
Fred Turner dans une longue histoire de l’internet (2006) explique comment l'Amérique des
années 60 est passée de la contreculture portée en particulier par le mouvement hippie à ce
qu’il nomme la «cyberculture» des années 80. La cyberculture, pour résumer brièvement, est le
mariage entre d’un côté les valeurs de la contreculture, c’est à dire des revendications
antiautoritaires, antihiérarchiques, anti-gouvernementales, pacifiques, libertaires, égalitaires et
« communalistes » et de l’autre côté, les outils informatiques, le réseau internet et les
ordinateurs personnels diffusés dès les années 1970. A propos des membres du premier grand
réseau social sur internet, le WELL (créé dans les années 80), F.Turner écrit:
They and the WELL carried the Catalog’s [the Whole earth Catalog] countercultural
critique of hierarchical government and its celebration of cybernetic forms of
collaborative organization forward from the counterculture into what was quickly
becoming a world of individuals and organizations linked by networks of computer - a
cyberculture (Ibid., p.436).
P. Flychy note pour sa part que les promoteurs de l’internet imaginaient une symbiose parfaite
entre la machine et l’homme au service de la paix et l’harmonie sur Terre, résumé à travers le
12
slogan “Peace and Love” (2001). L’ordinateur était alors perçu comme augmentant l’intelligence
humaine et internet rendait la coopération possible avec tous les êtres humains.
D.Cardon précise qu’Internet est également né de l’esprit méritocratique du monde de la
recherche (2010) :
Les informaticiens l’ont nourri de leurs pratiques de coopération, de co-conception et de
réputation auprès des pairs. Ils ont établi un code déontologique qui valorise
l’autonomie, la liberté de parole, la gratuité, le consensus, la tolérance
Comme le retrace F.Turner (2006), Stewart Brand et quelques autres promoteurs d'Internet ont
fait se rencontrer des mondes sociaux très différents au sein du Whole Earth Catalog11, puis
plus tard au sein du Global Business Network, et à travers Wired. On y trouvait en effet des
représentants de la recherche militaro-industrielle, des hippies de San Francisco, des artistes et
le monde technologique émergeant de la Silicon Valley. Ensemble, ils jetteront les bases de ce
qui sera appelé plus tard la "nouvelle économie" dont Internet est le symbole (Ibid.).
Un des traits de cette nouvelle économie est pour Turner le mode de travail "entrepreneurial",
un mode de travail collaboratif et hyper flexible:
Individuals could no longer count on the support of their employers; they would instead
have to become entrepreneurs moving flexibly from place to place, sliding in and out of
collaborative teams, building their knowledge bases and skill sets in a process of
constant self-education (Ibid.)
L'évolution vers le WEB 2.0
Les applications WEB 2.0 apparues dans les années 2000 ont été créées dans la continuité de
l'esprit des pionniers. Ces services ont permis de créer, en plus des services internet
précédents, des «coopérations faibles» entre les internautes au travers des réseaux sociaux et
des blogs (Aguiton, Cardon, 2007). Ces coopérations sont de nature à favoriser l'innovation
«horizontale» (selon la formule de Von Hippel) ou «ascendante». Les barcamps apparus en
2005 présentent des caractéristiques très proches de celles des applications WEB2.0:
Dans les barcamps, aussi bien que dans les forums sociaux ou le burning man camp,
l’organisateur invitant n’intervient que comme offreur d’espace et d’outils techniques,
mais il ne peut ni sélectionner les participants, ni imposer un quelconque programme.
Les barcamps, comme les forums sociau ou les burning man, sont des machines
générer des contacts n se rendant ces rencontres, les participants ne savent pas ce
qu’ils vont découvrir, mais ils savent qu’ils vont avoir une chance de présenter leurs
idées et leurs projets, d’apprendre des autres, de faire de nouvelles rencontres et de
retrouver d’anciens contacts. (Ibid.)
Rappelons que les barcamps à l'origine se sont construits contre les Foocamp de Tim O'Reuilly,
conférence annuelle accessible uniquement sur invitation.
Les espaces de coworking ont été conçus avec les mêmes objectifs que les barcamps, à la
différence qu'il s'agit espaces permanents (Ibid.).
11
Le Whole Earth Catalog est un journal lancé en 1967 qui connut un très gros succès. Il recensait tous les outils utiles à la communauté hippie ainsi que des produits d’avant-garde comme les premiers ordinateurs personnels. Steeve Jobs dira plus tard que c’était « Google en format papier ».
13
2.2 L'esprit du NUMA
La représentante du NUMA interviewée nous raconte l'origine du projet de La Cantine en 2008:
« parmi les entrepreneurs qui sont membres de Silicon Sentier, il y en a qui connaissent
un peu ces modèles à la Californienne, à la Silicon Valley, ou ils ont déjà vu des
espaces de coworking (...) ils ont fait un voyage à San Francisco, les délégués, les
entrepreneurs, pour visiter et là ils ont vu ce modèle là et ils ont dit «c'est ça qu'il faut
qu'on fasse»»
Stéphane Distinguin, ancien président du Silicon Sentier, expliquait en 2010:
«La Cantine est également très marquée par les valeurs de partage qui sont celles des
communautés du logiciel libre.»12
Marie-Vorgan Le Barzic, en tant que déléguée générale de Silicon Sentier et directrice de La
Cantine expliquait en effet que:
«Quand nous réalisons une étude dans le cadre d’un marché public, nous
recommandons fortement à l’acheteur d’autoriser la diffusion des résultats en creative
commons, et parfois nous lui imposons cette condition.» 13
Au sujet des demandes de répliquer le modèles de la Cantine, elle précise que:
«Nous avons écarté une approche de type “franchise” pour adopter un modèle
beaucoup plus ouvert, qui nous convient mieux, consistant à transférer notre savoir-
faire. Nous ne nous considérons pas comme propriétaires du nom “Cantine"»
Cet esprit se traduit aussi dans les pratiques au quotidien, comme en témoigne la représentante
du NUMA:
« L'ouverture, c'est le rêve que l'équipe nourrit au quotidien, dans les choix qu'ils font,
dans les formats d'événements qu'ils vont proposer, parce que chaque format
d'événement est un cadre de pensées, y a des idées intéressantes qui émergent aussi,
y des projets qui émergent»
Mon interlocutrice nous explique de plus que lorsqu'un porteur de projet se présente à elle, elle
l'incite toujours à rencontrer d'autres gens, avec qui elle le met en relation, y compris ses
concurrents. Le dossier de presse du Numa14 parle à ce sujet de «cross-fertilisation» (p.10):
C’est en croisant différents individus, différents milieu , différents modes de pensée que
de nouvelles idées apparaissent. La mixité, l’interdisciplinarité, la diversité des savoirs et
compétences permettent de dynamiser l’innovation
On retrouve donc bien dans cette démarche de partage et d’interdisciplinarité celle de Stewart
Brand et du Whole Earth Catalog ou du WELL.
Cet esprit d'ouverture et d'échanges est-il toujours l'expression d'une contreculture? On pourrait
en effet se poser la question à présent qu'Internet s'est très largement diffusé.
12
Ibid. 13
Ibid. 14
version imprimée du 14 novembre 2013
14
Quand mon interlocutrice décrit son arrivée au NUMA, elle explique que:
« C’est un espace assez stimulant quand on y entre car on se dit qu’une telle facilité
dans les relations, l'"informalisme", on n'est pas habitué. Les espaces partout sont très
institutionnels avec ses propres règles, là aussi on a des règles ... mais qui conviennent
plus à des façons de fonctionner plus directes, moins documentées, moins
contractualisées»
L'opposition aux institutions apparaît plus nettement lorsqu'elle compare le NUMA avec les
structures d'accompagnement traditionnelles des startups:
« (…) parce que dans un incubateur, dans une pépinière, tu remplis des formulaires.
Sauf que là tu remplis pas des formulaires, tu as accès à un environnement social et ce
milieu professionnel qui est très dynamique, qui est très hétérogène, sur des sujets de
pointe, c'est des professionnels, c'est pas l'expert qui parle aux amateurs, c'est des
entrepreneurs qui parlent. On change de modèle. (...) J'ai l'impression que dans ce type
de dispositif [incubateur et pépinière], y a un sachant, un consultant, un expert qui vient
donner son avis sur un sujet, tandis que là on est plus dans du peer-to-peer, c'est des
entrepreneurs qui ont fait des erreurs, qui se sont plantés plusieurs fois.»
Le dossier de presse du NUMA15 dans la présentation de la mission du NUMA explique que le
NUMA est très influencé par le «concept de ba», ainsi décrit (p.12) :
Le ba repose entièrement sur l'adhésion volontaire et ne peut donc s'associer à un
management pyramidal traditionnel. Les interactions humaines y sont essentielles et
sont valorisées pour créer un processus dynamique, pouvant à terme déboucher sur
l'innovation. Le NUMA souhaite ainsi constituer un espace de liberté et de créativité ou
le dialogue, le travail et la flânerie cohabitent pour imaginer de quoi demain sera fait
Ces revendications à la fois de moins de formalisme («pas de formulaire»), de travail en mode
horizontal («peer-to-peer»), de liberté et contre le «management pyramidal» sont donc très
proches de celles des pionniers d'Internet, antibureaucratiques et antihiérarchiques et
témoignent aussi du fait que cette contreculture est toujours vivante.
2.3 Quel est l'esprit des coworkers du Numa?
Nous avons cherché à comprendre quelles sont les valeurs et les idéaux qui animent les
coworkers et qui justifient leur engagement sinon leur présence au NUMA. Y at-il constitution de
référentiels culturels et identitaires communs à travers leurs expériences partagées du
coworking? Y a t-il également chez eux une référence à l’esprit des pionniers?
La question «avez-vous trouvé des choses que vous ne cherchiez pas? », qui visait à évaluer si
les coworkers partagent la notion de sérendipité prônée par les organisateurs, surprend le plus
souvent les coworkers qui ne la comprennent pas bien. La moitié des réponses sont négatives,
15
version imprimée du 14 novembre 2013
15
comme par exemple «très rarement, je sais à peu près ce que je cherche». Les coworkers qui
ont répondu positivement citent par exemple un évènement organisé auquel ils ne s’attendaient
pas, la maison du bitcoin située juste en face (un coworker a pu acheter des bitcoins pour la
première fois), une personne rencontrée qui est devenue un client,...
A la question «Avez-vous acquis de nouvelles compétences? », les réponses sont très
largement négatives. Un coworker en revanche explique autrement ce qu’il a acquis:
«- Avez-vous acquis de nouvelles compétences?"
- pas vraiment mais... c'est plus un système de pensée, une ouverture d'esprit que de
réelles compétences»
On peut faire ressortir des questionnaires trois groupes d’enquêtés.
Un premier groupe comprend les enquêtés qui sont impressionnés par la gratuité et qui
apprécient la liberté d’accès au lieu, même si cette liberté peut aussi les dérouter. Certains
souhaiteraient en effet être plus guidés, plus accompagnés dans l’espace du rez-de chaussée,
comme cet étudiant entrepreneur entre Londres et Paris qui voudrait comprendre comment ça
marche, à quoi a-t-on droit, pas droit, etc. Malgré cette première impression, cet enquêté est
enthousiasmé par ce qu’il découvre :
« Je trouve ça un peu trop beau pour être vrai le fait qu'on arrive, on débarque, on pose
son ordinateur pour travailler, on est en plein centre de Paris, c'est un magnifique
building. (...) ça fait des mois que je pense à un endroit comme ça (...) et tout d’un coup
je trouve cet endroit, je me dis waou c’est possible, j’ai envie d’inviter mes amis »
Quand je demande à cet enquêté quel serait son rêve, il évoque un lieu où l’on peut venir
travailler et accéder à des ressources en fonction de ses besoins (type imprimantes 3D,
Macbook, espaces de réunions, tableaux pour écrire en groupe) même si ces ressources sont
payantes et «un atelier, ou les gens peuvent s'asseoir, travailler ensemble de manière assez
libre». Plus loin, il précise:
«un truc comme ça, y a qu’en France que ça peut se passer»
Un autre apprécie la flexibilité:
«- Quels sont les avantages pour vous de venir ici?
- moi c'est la flexibilité, je sais qu'il n’est pas toujours disponible, dès fois il est occupé
pour des évènements, ça me va très bien, le côté gratuit, il peut y avoir de la place, il
peut ne pas y en avoir, ça me va très bien, y a pas de contraintes on va dire»
Un autre enquêté qui apprécie également beaucoup la gratuité, insiste sur l'absence de
contreparties demandées par le NUMA contrairement, nous dit-il, à l'espace de coworking de la
maison du bitcoin, qui offre son espace de coworking à condition de travailler sur un projet en
rapport avec le bitcoin. En contrepartie de cette gratuité, il souhaiterait offrir ses services:
« je voulais proposer quelque chose (...), là je suis vendeur de formations auprès de
certaines écoles, l'idée ça serait d'exercer cette partie là pour les coworkers
gratuitement. (…) je pense que tout le monde ici a un certain code de déontologie, c'est
pas des purs businessmen, y a pas mal de gens qui ont des projets type sociaux, pas
16
mal qui rêvent de faire quelque chose, l'objectif n'est pas pur business, vous savez y a
quelque chose qui pétille dans l'œil de la personne, c'est assez particulier donc ça
motive »
Plus loin il précise:
« tous les gens qui sont là bénéficient des externalités de réseau, ici je bénéficie d'une
certaine plus-value qui n'est pas quantifiable, y a pas d'échange de monnaie, c'est
l'échange d'informations, le partage de connaissances, des choses comme ça »
A un autre moment, il explique:
« j'ai trouvé ici des gens beaucoup plus compétents que ceux que j'avais recruté en
faisant 700 CV, ça a changé ma vision. La différence c'est que ici vous avez affaire à
des gens qui sont vraiment motivés, ils font ce qu'ils font par passion (...) quand vous
voyez des gens comme ça, vous vous dites c'est eux qui vont réussir» un coworker
entrepreneur anciennement professeur
Un second groupe de coworkers parle de « communauté » ou de leurs « amis », il s’agit de
coworkers anciens ou réguliers:
«- Pourquoi venir ici et pas ailleurs?
- je fais un peu partie de la communauté maintenant donc je cherche pas ailleurs»
Ou cet autre enquêté:
« - connaissez -vous l’association Silicon Sentier?
- oui je connais la communauté »
Un autre enquêté nous dit retrouver un groupe d’amis:
« (...) on est entouré d'entrepreneurs du coup c'est intéressant, on a toujours des
possibilités dès qu'on bloque sur un problème on trouve des solutions autour. On a toute
notre équipe autour, on est 2, avant on travaillait avec 2 autres personnes et une
graphiste, après malheureusement l'autre société a décidé d'arrêter. On se retrouve en
groupe, on a des amis avec qui on travaille tous les jours, même si on travaille pas sur le
même projet» un enquété qui vient tous les jours depuis 5 mois
Enfin un dernier groupe exprime clairement une opposition aux institutions et vient chercher une
autre manière de travailler.
Ainsi cet enquêté entrepreneur de 29 ans:
«- Quel serait votre rêve?
- Pouvoir travailler sur les technologies dans l'aérospatial, ça serait bien de pouvoir
travailler ici dans des équipes avec des gens comme moi qui aiment bien développer,
qui recherchent le coté social qui veulent pas rentrer dans des grosses structures (...) ou
tout est bien cadré, dans l'esprit un petit peu coworking ou chacun peut aller farfouiller
chez les uns chez les autres.
- dans quoi précisément?
- dans les systèmes de recherche dans l'espace, satellite, en fait j'ai mixé informatique
et électronique dans mes études, j'ai les deux domaines de compétences, c'est les deux
domaines qui m'intéressent beaucoup, la partie technique, que ce soit hardware ou
software, ce domaine est très concurrentiel et sensible donc c'est toujours dans des
17
lieux très fermés, on n'a pas le droit d'en parler, je voudrais apporter cet esprit de
collaboration qui vient principalement du WEB, moi je vois souvent des projets liés au
WEB ça serait bien d'apporter ça mais dans d'autres domaines, dans l'aérospatial y a
énormément de choses, on serait très gagnant finalement»
Un autre enquêté est revenu me voir après avoir fini le questionnaire pour me dire qu'il avait
quelque chose à rajouter, et poursuivre la conversation. Il s’agit d’un entrepreneur avec une
longue expérience professionnelle dans plusieurs entreprises et startups. Il m’a alors donné son
point de vue, dont voici un extrait :
« ici c'est complètement différent de la France normale. La France normale c'est j'ai fait
une grande école, je suis diplômé d'une école d'ingénieur ou école de commerce, je suis
le roi, les autres c'est des cons, c'est nous les patrons, on décide, les départements c'est
des forteresses, y a beaucoup d'exceptions à ce que je dis mais la règle c'est très figé,
travaille en silos, très hiérarchique, ferme ta gueule, on va dans le détail, dans la
perfection, très peu orienté client fondamentalement, très peu de remise en cause
permanente de ce que les patrons ont décidé. Donc ici c'est vachement subversif, mais
on cherche pas à être subversif ici, les gens ici y réfléchissent différemment. (...) y a des
tas d'esprits différents de la maison France (...). Ils sont incroyables les gens qui ont fait
tout ça, il faut avoir une vision»
En conclusion, on peut dire que les coworkers qui se sont exprimés épousent les idéaux
d'ouverture, de partage, de collaboration, d’esprit de liberté du NUMA et voudraient même les
porter plus loin (partager plus de ressources).
Pour certains d’entre eux, le troisième groupe, dans la mesure où ils pensent être dans un
endroit différent, ils participent à la construction d’une contreculture.
Par ailleurs, le NUMA provoque chez certains un ré-enchantement que nous relions au
processus vertueux de l’innovation (Alter, 2000). En étant membre de la « communauté », ils
participent à une nouvelle façon de travailler, plus libre, plus ouverte, plus solidaire et non
hiérarchique.
IV Tensions entre innovation et institutionnalisation
Lors de notre enquête nous avons découvert la création d'une logique de parcours de
l’entrepreneur, du bas vers le haut, depuis le projet émergeant au rez-de chaussée vers
l'accélérateur de startups au troisième étage, en passant par l'espace R&D du second. Après
analyse des liens entre le coworking et l’accélérateur de startup, nous faisons l’hypothèse que
cette évolution est un « retour à l’ordre » (Alter, 1990). Pour institutionnaliser son modèle, le
Numa doit se conformer – au moins en partie- au modèle « légaliste ». Enfin nous nous
interrogeons sur les tensions liées à cette institutionnalisation.
Lien entre le coworking et l'accélérateur de startup : le retour à une logique verticale
Lors d'un événement au camping, une responsable résume ainsi l'histoire du camping:
«En gros on est né il y a 3 ans, ça a commencé par une association non-profit qui avait
déjà lancé 4 ans avant le 1er espace de coworking à Paris. Après cette première étape,
18
on s'est dit «faut aller plus loin, il faut sélectionner les startup les plus prometteuses et
les aider à devenir des startups internationales, les aider à être rachetées, c'est comme
ça qu'est né le camping».16
En décrivant les nouveaux bâtiments du NUMA, elle parle de «structure pyramidale». C'est
comme si une hiérarchie, au départ inexistante, puisque comme on l'a vu précédemment le
coworking s'est construit en partie contre le modèle vertical, une hiérarchie s'était recréée avec
le haut de la pyramide réservé aux projets « les plus prometteurs » faisant l'objet d'une forte
sélection et jouissant de ressources plus importantes. La création du camping s'est
accompagnée de la mise en place d'un ensemble de procédures (procédures de sélection,
formulaires en ligne, ...) et de normes (normes sur la composition des équipes, la durée
d'incubation, le «storytelling», le «pitch», etc.). Par conséquent le camping s’est conformé à des
normes qui sont celles largement partagées par les accélérateurs de startups. Ces standards
sont ceux attendus par les institutionnels, business angels et sociétés de capital-risque
notamment. En cela le camping est assez éloigné de la contreculture que représentait le
coworking.
Ce retour à une organisation «pyramidale » peut rentrer en tension avec les aspirations de
certains coworkers, par exemple cette enquêtée appartenant à la tranche d'âge 30-35 ans:
« - Pensez-vous un jour aller vers les étages supérieurs?
- avec l'accélérateur de startup, je pense que je rentre pas dans les règles, je pense pas
(…), je sais pas si ils acceptent euh, non je pense que c'est pas pour moi, j'ai
l'impression que c'est pas pour moi, c'est pour les jeunes, enfin je sais pas
- non la moyenne d’âge c'est 28 ans
- qu'est-ce qu'il faut faire, il faut rester 6 mois, il faut remplir des conditions, je ne sais
pas lesquelles
- il y a un dossier d'inscription, et après il y a une sélection
- en fait j'aime pas trop participer à des concours, c'est une sorte d'épreuve, non, je
préfère m'occuper de mon projet, essayer de faire bien mon travail que de présenter le
projet, c'est une perte de temps »
A la question, un peu plus loin « Qu’est-ce qu’il faudrait apporter de plus? », elle répond:
« j'aimerais bien avoir les mêmes moyens de support pour les entrepreneurs
indépendants qui sont pas dans le camping, ouvrir le même réseau, la même possibilité
de profiter de la notoriété de Numa, de faire partie d'une communauté mais des gens qui
ont leur propre chemin, qui entrent pas pour 6 mois et après ils sortent, juste ils
travaillent ici, ils ont leur projet, ils font partie de la communauté, ils ont leur propre
rythme mais ils n’ont pas cette légitimité qu'ont les gens du camping, par exemple, peut-
être pouvoir afficher sur le site de mon projet que je fais partie du Numa, ça me
manque »
Un enquêté lors du questionnaire nous dit sa frustration de ne pas savoir ce qu'il y a dans les
étages supérieurs, il est monté mais les portes étaient fermées, il n'a pas osé rentrer et il n'a
trouvé personne pour le renseigner, dit-il.
16
Evénement de lancement de l’ouverture des candidatures pour le camping « Saison 6 Insider session » du 16 avril 2014.
19
Un autre coworker rencontré lors d’un colunch nous dit qu'il n'a pas postulé au camping car il ne
se sentait pas prêt à faire des “pitch” et redoute de les faire en anglais (ce qui est obligatoire
pour entrer au camping). Il nous dit avoir déjà été contraint de faire un pitch en anglais lors d'un
autre concours, ce qui a été pour lui une épreuve « stressante », alors que l'auditoire était
français, déplore-t-il.
Un autre enquêté entrepreneur, par ailleurs recalé du camping ou il avait postulé, répond à la
question “Faites un rêve”
« j'ai entendu parler d'un laboratoire de tests avec des devices Android et ça ça serait
bien que ce soit accessible au public, peut-être avec un système de réservation.
Aujourd’hui c'est pas accessible au public, c'est accessible qu’aux gens qui sont en
haut »
Ces réactions témoignent donc d’une opposition, voire d’une résistance à la logique pyramidale.
Un modèle en voie d'institutionnalisation?
Conformément à la théorie de l'acteur réseau (Akrich, Callon, Latour, 1988), il nous semble que
le concept d'espace de coworking qui était au départ une expérimentation, est en train d'entrer
en phase de stabilisation (toute stabilisation étant temporaire). L'appropriation progressive de
l'espace de coworking par le monde des entrepreneurs et par un réseau toujours plus large
d'acteurs (acteurs publics et privés) a coconstruit l'identité du lieu comme un «pré-incubateur»,
un espace permettant de faire émerger des projets pouvant ensuite être valorisés par le
camping.
La synergie que souhaite créer le Numa entre le coworking et le camping nous semble
originale. En effet ceci mériterait d'autres recherches plus approfondies, mais nous n'avons pas
trouvé de modèle antérieur équivalent. Le coworking et le phénomène des accélérateurs de
startups sont tous deux nés dans les années 2000, le coworking est né en 2002 à Vienne17 et le
premier accélérateur est apparu aux Etats-Unis en 200518, mais ils ont été créés initialement
sans lien direct entre eux.
Le nouveau modèle proposé par le Numa, d'un côté augmente l'efficacité de l'accélérateur de
startups et d’un autre côté fait bénéficier aux coworkers, par les potentiels de proximités, de
l'écosystème créé par l'accélérateur et la mafia19.
Plusieurs observations tendent à montrer que ce concept est en voie d'être institutionnalisé.
Tout d'abord le modèle de la Cantine est reproduit ailleurs en France. On peut citer par exemple
17
Le premier espace de coworking est né à Vienne en 2002 d’après le site de promotion du coworking Deskmag. Le Hat Factory de San Francisco qui a popularisé le coworking a été créé en 2006. http://www.deskmag.com/en/the-history-of-coworking-spaces-in-a-timeline 18
Le premier accélérateur de startup est Y Combinator créé à Mountain View, Californie en 2005 d’après l’étude The Startup Factories (Ibid.) 19
La mafia est le nom (humoristique) du réseau des startups sorties du camping http://lecampingmafia.com/
20
La cantine numérique rennaise, initialement espace de coworking, qui a créé une annexe pour y
installer, le Booster20, 1er accélérateur de startup de la région.
L'espace de coworking de Grenoble "Cowork", ouvert en mars 2013, s'est également doté d'un
accélérateur de startup, le Phare21.
Il y a de plus un projet d’extension des espaces de coworking dans le deuxième arrondissement
de Paris, d’après les organisateurs du Numa.
Par ailleurs, des chercheurs suisses, Xavier Comtesse et Giorgio Pauletto, avaient préconisé
aux pouvoirs publics de la Suisse romande de passer du modèle de la startup au modèle de ce
qu'ils appellent la « netup » (2010). La netup est pour les auteurs une autre façon d'innover
dans laquelle les notions traditionnelles de business plan, capital risque, employé, brevet,
copyright, etc., sont remplacés par des «centres créatifs», des lieux d'expérimentations et de
réalisations concrètes basés sur la recherche de business model, basés sur le capital humain,
le réseau, le coworking, le copyleft, le creative commons,... Soulignons que Xavier Comtesse
fait partie du groupe à l'origine de la création de la Muse, premier espace de coworking à
Genève en 2009.
Cependant les auteurs précisent que les netups ne remplacent pas tout à fait les startups, les
netups se situent dans le processus amont de l'innovation alors que les startups sont en aval,
selon eux. Ce modèle est par conséquent assez proche de celui soutenu par le Numa.
On peut également citer cette étude britannique sur les accélérateurs de startups qui présente
les espaces de coworking comme faisant partie du « new early-stage ecosystem »22. Pour ces
auteurs, le coworking appartient donc également au processus amont de l’innovation.
Comme le souligne N.Alter, le processus d'institutionnalisation est un retour partiel à l’ordre
mais pas à l'ordre antérieur (1990), il y a une reconfiguration de la situation antérieure.
Ainsi on voit émerger une nouvelle étape dans le processus de création de startups, qu'on
l'appelle netup ou coworking, ce processus s'est construit au fil de l'expérimentation de La
Cantine en France. Une partie de la critique portée par la contreculture est en train d'être
endogèneisée pour aboutir à une évolution de l'ordre antérieur. En l’occurrence le nouveau
modèle proposé par le Numa offre plus d’ouverture que l’ancien modèle. Ainsi au camping, le
réseau des « mentors » travaille bénévolement pour les entrepreneurs, les startups sont
sélectionnées en cohorte afin de pouvoir travailler ensemble, entre pairs, et partager leurs
ressources, les locaux sont gratuits, beaucoup d’évènements sont ouverts, jusqu’à la « saison
5 » le camping ne demandait pas de contreparties23. Ce nouveau processus est une alternative
au processus existant, ou bien il peut s'avérer complémentaire. Pendant notre enquête, nous
avons par exemple rencontré un coworker qui nous disait venir au Numa car son contrat avec
son incubateur était terminé. Par conséquent cet entrepreneur n'a pas eu assez de temps dans
le cadre du modèle "classique" pour finaliser et commercialiser son projet (une application
mobile), il poursuit donc son incubation dans l'espace de coworking.
20
http://lannexe.lacantine-rennes.net/ 21
http://www.co-work.fr/le-phare-accelerateur-de-startup/ 22
Paul Miller et Kirsten Bound, 2011, The Startup Factory, édité par Nesta (UK), disponible en ligne: http://www.nesta.org.uk/publications/startup-factories 23
Depuis la saison 6, le camping prend une participation de 3% dans le capital, en échange de la bourse octroyée aux startups recrutées.
21
Tensions entre innovation et institutionnalisation
Le but ultime de toute innovation, la consécration de sa réussite, est de parvenir un jour à être
institutionnalisée. Pourtant l'institutionnalisation aboutit forcément à des tensions. L'innovation à
un rapport toujours problématique avec l'ordre (Alter, 2000).
Nous identifions deux types de tensions potentielles pour le coworking. Tout d'abord au sein
des promoteurs de l'ex-Cantine, il faut accepter de renoncer à ses idéaux, au moins
partiellement. À la fois des auteurs comme P.Flichy (2003) ou B.Latour, M.Akrich, M.Callon
(1988) ont décrit les compromis qu'il faut être prêt à faire pour institutionnaliser une innovation,
(«Il faut être à tout moment prêt à brûler ce que l'on adorait»). Si la Cantine et l'espace de
coworking du rez-de-chaussée ont été créés dans l'esprit des barcamps, le camping lui se
rapproche plus du Foocamp. Si initialement les promoteurs étaient animés d'un esprit
d'ouverture et de partage, les ressources des étages supérieurs du NUMA ne sont pas
accessibles à tous. Cette transformation était sans doute le meilleur compromis, le meilleur
modèle acceptable auprès des «légalistes». Le NUMA, à travers le camping, produit des
startups avec des résultats conformes aux standards attendus, des startups capables de lever
des fonds auprès des investisseurs. Le camping, en détectant les projets émergeants au sein
de l'espace de coworking, confère à celui-ci sa légitimité institutionnelle. Cette légitimité est
ensuite indispensable pour agrandir le réseau des acteurs impliqués dans le coworking
(sponsors, partenaires, collectivités locales, entrepreneurs...).
Deuxièmement l'institutionnalisation rentre en tension avec le processus même de création.
Une fois institutionnalisé et enfermé dans un système de normes (production d'indicateurs,
objectifs, résultats, etc.), comment maintenir le cercle vertueux de l'innovation, l'énergie, la
liberté, l'enthousiasme qui vont avec? Comment continuer à attirer les pionniers de la «classe
créative» (Florida, 2002)? Comment ne pas faire fuir les tenants de la contreculture déçus par
les compromissions institutionnelles?
Ces questions ne sont pas insurmontables mais sont le défi de tout innovateur...
Conclusion
Nous avons vu que le coworker type du Numa est un homme de 30 ans, francilien, très qualifié,
entrepreneur du secteur numérique, hyperagile, traversant facilement les frontières. Il travaille
dans l’espace de coworking de façon transitoire pour construire un projet.
L’espace de coworking lui apporte un potentiel de rencontres qui constituent pour lui un vivier
de ressources pour son activité.
Nous avons montré que les coworkers et les promoteurs du coworking sont animés de l’esprit
d’ouverture des pionniers d’Internet, qui s’oppose toujours aux institutions existantes. En cela ils
représentent encore aujourd’hui une forme de contreculture.
22
Cependant, il nous semble que le modèle est en voie d’être institutionnalisé à travers la création
du camping et des synergies créées entre le coworking et le camping.
Le grand défi du Numa est alors de pouvoir garder son cercle vertueux de l’innovation (Alter,
2000), de préserver chez ses coworkers «l’œil qui pétille» comme disait un enquêté, et de
conserver l’optimisme qui faisait dire à un autre enquêté « un truc comme ça, y a qu’en France
que ça peut se passer ».
Bibliographie
AGUITON C. et CARDON D., 2008, « Web participatif et innovation collective », erm s, La
Revue, vol.1, n° 50, p. 75-82.
AKRICH M., CALLON M. et LATOUR B.,1988, «À quoi tient le succès des innovations? Partie
1: l'art de l'intéressement », Gérer et comprendre, nº12, pp. 4-17.
ALTER N., 1990, La gestion du désordre en entreprise, Paris: L'Harmattan, p.107.
ALTER N., 2000, L’Innovation ordinaire, Paris: PUF.
BOURDIEU P., 2002, Questions de sociologie, Lonrai (France): Les Éditions de Minuit, p.11
CARDON D., 2010, La démocratie Internet, Condé-sur-Noireau: Editions du Seuil et La
République des Idéés, 102 p.
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FLORIDA R., 2002, The Rise of the Creative Class, New York: Perseus Book Group, 2002.
FLICHY P., 2003, L'innovation technique, Paris: La Découverte, 256 p.
MARZLOFF B., 2013, Sans bureau fixe. Transitions du travail, transitions des mobilités, editions
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TURNER F., 2006, From Counterculture to cyberculture, Chicago: The University of Chicago
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ANNEXES: QUESTIONNAIRE COWORKERS
PROFIL Quel est votre tranche d'âge ? Ou habitez-vous ? Quelle est votre situation professionnelle ? Quel est votre secteur d’activité ? H/F FREQUENCE DE VISITE Venez-vous régulièrement dans l’espace de co-working? Si oui à quelle fréquence? Depuis quand? Pour quelle durée? Venez-vous aussi pour des évenements? si oui, à quelle fréquence? Pour une première visite, de quels types d’informations auriez-vous eu besoin? PROJET Quel est votre projet? Est-ce que vous venez seul ou à plusieurs? Menez-vous votre projet seul ou à plusieurs? POURQUOI VENIR AU NUMA Qu’est-ce qui vous amène ici? Est-ce que vous connaissez l’association Silicon Sentier? Quels sont les avantages pour vous de venir ici? - en terme de locaux - en terme de services? Pourquoi venez-vous ici plutôt que dans un autre endroit? Avez-vous fait des rencontres? Si oui comment? Avez-vous acquis de nouvelles connaissances, compétences? Avez-vous trouvé des choses que vous ne cherchiez pas? Pensez-vous un jour aller vers le second ou troisième étage? AVIS ET SUGGESTIONS L’information est-elle facilement accessible sur le site internet et dans le bâtiment? Qu'est-ce qui vous manque ici, dans les locaux et en terme de services? Qu’est-ce qu’il faudrait apporter de plus au bâtiment ? comme services? Faites un rêve…
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