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GREGORIANUM 94, 3 (2013) Jean-Pierre SONNET, S.I. La Bible et l’histoire, la Bible et son histoire: une responsabilité critique «C’est le texte dans son état final, et non pas une rédaction antérieure, qui est expression de la Parole de Dieu», ne manque pas de déclarer le document L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, et il s’exprime ainsi dans la conclusion de la section qu’il consacre à l’approche historico-critique 1 . Le document romain reconnaît en conséquence que l’analyse synchronique du texte scripturaire — analyse qui porte précisément sur l’«état final» en question — est «une opération légitime», avant d’enchaîner: «Mais l’étude diachronique demeure indispensable pour faire saisir le dynamisme historique qui anime l’Écriture Sainte et pour manifester sa riche complexité» 2 . Les pages qui suivent voudraient explorer, vingt ans après la publication du document de la Commission Biblique, les tenants et aboutissants — et notamment les plus récents de ces derniers — de la démarche indispensable qu’est l’enquête historico-critique. Une remarque préliminaire est sans doute nécessaire. L’investigation historique et critique à propos de la Bible incombe en fait à quelques spécia- listes, qu’ils soient archéologues, épigraphistes, égyptologues, assyriologues, historiens du Proche-Orient ancien ou exégètes spécialisés. Ce sont ces chercheurs qui, au concret, font progresser l’enquête, en croisant leurs domaines d’expertise. Ce faisant, ils rencontrent l’intérêt pour les questions d’histoire qui surgit en tout lecteur de la Bible, et le «devoir d’enquête» qui s’impose progressivement à lui. Entre les uns (les experts) et les autres (les lecteurs et étudiants) existe dès lors une profonde communauté d’intérêt. Le mandat que donnent les lecteurs de la Bible aux spécialistes des questions historiques est considérable. Peu d’enquêtes ont soulevé et continuent de soulever autant d’attentes, et ceci simplement parce que la Bible est ce qu’elle ———–– 1 COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Paris 2011 6 , 34 (§ 1.1.4.) 2 Ibid.

« La Bible et l’histoire, la Bible et son histoire : une responsabilité critique », Gregorianum 94 (2013) 455-477

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GREGORIANUM 94, 3 (2013) Jean-Pierre SONNET, S.I.

La Bible et l’histoire, la Bible et son histoire: une responsabilité critique

«C’est le texte dans son état final, et non pas une rédaction antérieure, qui est expression de la Parole de Dieu», ne manque pas de déclarer le document L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, et il s’exprime ainsi dans la conclusion de la section qu’il consacre à l’approche historico-critique1. Le document romain reconnaît en conséquence que l’analyse synchronique du texte scripturaire — analyse qui porte précisément sur l’«état final» en question — est «une opération légitime», avant d’enchaîner: «Mais l’étude diachronique demeure indispensable pour faire saisir le dynamisme historique qui anime l’Écriture Sainte et pour manifester sa riche complexité»2. Les pages qui suivent voudraient explorer, vingt ans après la publication du document de la Commission Biblique, les tenants et aboutissants — et notamment les plus récents de ces derniers — de la démarche indispensable qu’est l’enquête historico-critique. Une remarque préliminaire est sans doute nécessaire. L’investigation historique et critique à propos de la Bible incombe en fait à quelques spécia-listes, qu’ils soient archéologues, épigraphistes, égyptologues, assyriologues, historiens du Proche-Orient ancien ou exégètes spécialisés. Ce sont ces chercheurs qui, au concret, font progresser l’enquête, en croisant leurs domaines d’expertise. Ce faisant, ils rencontrent l’intérêt pour les questions d’histoire qui surgit en tout lecteur de la Bible, et le «devoir d’enquête» qui s’impose progressivement à lui. Entre les uns (les experts) et les autres (les lecteurs et étudiants) existe dès lors une profonde communauté d’intérêt. Le mandat que donnent les lecteurs de la Bible aux spécialistes des questions historiques est considérable. Peu d’enquêtes ont soulevé et continuent de soulever autant d’attentes, et ceci simplement parce que la Bible est ce qu’elle ———––

1 COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Paris 20116, 34 (§ 1.1.4.)

2 Ibid.

2 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. est. Aux experts d’honorer avec grande honnêteté intellectuelle la confiance dont ils jouissent, et ceci notamment dans le versant public et grand public de leur enquête — en s’obligeant notamment à formuler leurs hypothèses comme autant d’hypothèses3. La pertinence de la Bible, en effet, n’a pas à être suspendue aux hypothèses génétiques que les exégètes formulent à son propos. La recherche historique et critique naît bien sûr d’une responsabilité intellectuelle face au monument historique, littéraire et religieux que sont l’Ancien et le Nouveau Testaments, mais cette recherche est également le lieu de responsabilités intellectuelles croisées, entre experts et lecteurs-étudiants. À une recherche spécialisée dûment formulée — munie d’un discours de la méthode et des points d’interrogation qui s’imposent — répondra d’autant mieux la démarche intellectuelle de ceux qui entendent lire et étudier la Bible de manière éclairée, et notamment dans leur foi.

I. UNE FONDATION BIBLIQUE

Dans une première section dédiée à l’histoire de la méthode, le document de 1993 fait remonter la tradition critique, en amont des figures décisives de la modernité (Richard Simon et Jean Astruc sont ainsi cités), aux humanistes de la Renaissance et à certains Pères de l’Église (Origène, Jérôme et Augustin). De manière assez étonnante, le document omet un patronage plus fondateur encore: celui de la Bible elle-même. L’enquête sur l’histoire ou encore sur les sources n’est pas inconnue des Écritures bibliques. La Bible est, bien sûr, pour l’essentiel, une littérature de tradition; elle se propose avec l’autorité d’une telle littérature, en faisant l’impasse sur ses conditions de production et en n’explicitant que rarement son rapport à l’histoire extra-textuelle. Certains écrits bibliques — le livre d’Esdras et l’évangile de Luc — font toutefois place aux questions de l’enquête historique; ils méritent un rapide détour. Le livre d’Esdras illustre l’art de raconter une histoire par l’établissement et la production de ses sources: l’historiographie — l’écriture de l’histoire — s’y fait par «documents» interposés (firman, liste, lettre, décret), et ceci se prolonge, dans le livre de Néhémie, par la «publication» du document écrit de

———–– 3 L’appareil critique — introductions et notes — des bibles éditées est ainsi le lieu d’une

véritable éthique de la recherche et de sa transmission. A-t-elle toujours été respectée? L’époque n’est pas loin où une hypothèse à propos du Pentateuque — le modèle documen-taire — s’est retrouvée canonisée dans les introductions et les notes en question. Dans d’autres cas, c’est la séquence du texte canonique qui a été réordonnée au nom d’hypothèses savantes (voir par exemple l’ordre bouleversé des chapitres 24 à 27 du livre de Job dans la Bible de Jérusalem [1998]). Il semble que l’on soit revenu de tels excès.

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 3 la Torah4. De manière répétée l’histoire racontée est celle d’une enquête sur la véracité d’autorisations et de statuts; l’établissement des faits procède régulièrement par des recherches dans les écrits (ainsi en Esd 4,15.19; 5,17; 6,1; 7,14). En Esd 5,17, il s’agit, pour les Juifs, inquiétés par Tathnaï, gouverneur de Transeuphratène, et ses collègues à propos de la légitimité de la reconstruction du temple, d’établir l’«historicité» de l’édit de Cyrus et de ses mesures en faveur de l’entreprise. D’où leur requête: «que l’on recherche à la trésorerie royale, là-bas à Babylone, s’il y a bien eu un ordre donné par le roi Cyrus en vue de bâtir cette Maison de Dieu à Jérusalem» (Esd 5,17). Le narrateur d’enchaîner: «Alors le roi Darius donna l’ordre de faire des recherches aux archives de la trésorerie, déposées là-bas à Babylone; et, dans la forteresse d’Ecbatane, de la province de Médie, on trouva un rouleau où il était écrit: “Archive. La première année du roi Cyrus, le roi Cyrus a donné un ordre...” » (Esd 6,1-3). Dans les livres d’Esdras et de Néhémie, le motif de l’enquête sur les sources et de la production de celles-ci est certainement partie prenante d’une intrigue théologique; toutefois, le «choix de raconter par documents interposés»5 illustre une pensée de l’histoire et une pratique de l’historiographie qui ne sont pas sans analogie avec celles de l’historien moderne. En contexte néo-testamentaire, c’est l’évangile de Luc qui illustre des réflexes similaires. Au seuil de son récit, le narrateur lucanien écrit ainsi à son destinataire (sans doute générique), Théophile: «il m’a paru bon [...], après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines, d’écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus» (Lc 1,3-4). Une telle remontée aux sources, pratiquée avec «acribie» (akribôs), et accompagnée d’une relation ordonnée, n’est pas sans évoquer la procédure de l’enquête historique et critique. La démarche critique illustrée par certains Pères de l’Église, par les humanistes de la Renaissance et par l’exégèse moderne prolonge ainsi, selon des modalités chaque fois nouvelles, une rationalité déjà biblique. La Bible est certes une littérature de tradition, mais elle inclut aussi une pensée de la vérification, de la référence à la source ou à ce qui fait office de document. Ainsi en est-il dans la référence répétée du livre des Rois aux «annales d’Israël» et «de Juda» (1R 14,19.29 et passim; cf. Est 10,2), au décret de César Auguste (Lc 2,1), aux monuments existants (le lit de Og en Dt 3,11, le tombeau d’Absalom en 2S 18,18), sans parler des coutumes et noms hérités du passé. «La Bible», écrit Meir Sternberg, «est la première à anticiper l’appel à des documents survivants du passé, qui caractérise l’historiographie

———–– 4 Voir l’étude éclairante de D. JOSEPH, «Raconter l’Histoire avec des documents. Mise en

intrigue de l’écrit dans le livre d’Esdras», NRTh 134 (2012) 531-547. 5 D. JOSEPH, «Raconter l’Histoire avec des documents», 537.

4 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. moderne»6. Et il ajoute: «Quoi qu’il en soit de la valeur de vérité des réfé-rences et des explications données, leur présence renforce la revendication du récit à la vérité historique, en ancrant le discours dans des aspects notoires de la réalité»7. Le récit biblique est bien sûr configuré par son articulation interne; cependant, loin de s’enfermer dans la clôture des signes propre à la fiction, il est aussi un index pointé vers l’histoire, ses monuments et des documents8. L’enquête historico-critique illustre certes une démarche bien plus radicale en la matière, qui reçoit sa légitimité des exigences de la raison. Les précédents bibliques permettent toutefois de ne pas mettre dos à dos raison biblique et raison critique: la Bible est traversée par une référence à l’histoire, et elle n’est pas étrangère à la pensée de l’examen9.

II. ROMA LOCUTA

C’est à la méthode historico-critique que le document de la Commission biblique de 1993 consacre sa plus longue section. Jamais un document romain n’aura été aussi explicite, épousant la démarche historique et critique comme de l’intérieur. Le chemin parcouru depuis le début du siècle dernier est dès lors impressionnant; les quinze premières années du vingtième siècle ont vu en effet se succéder, au plus chaud de la crise moderniste, des décrets formulés par la Commission en question qui prirent systématiquement le contrepied de la méthode10. Il est vrai que la commission était à l’époque autrement constituée, les biblistes n’y étant tout au plus que les conseillers des cardinaux qui la composaient. En juin 1971, Paul VI confia au contraire la commission à des experts en exégèse, travaillant sous la présidence du cardinal préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. «Par le motu ———––

6 M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Narrative and the Drama of Reading, Bloomington 1985, 31 (je traduis).

7 STERNBERG, Poetics, p. 31 (je traduis). 8 Dans l’écrit tardif qu’est le second livre des Maccabées s’explicite également le proces-

sus de l’écriture de l’histoire; il y prend la forme de l’adaptation d’une œuvre historique: «Tous ces faits ayant été développés en cinq livres par Jason de Cyrène, nous essaierons de les résumer en un seul ouvrage [...]. Pénétrer dans le sujet, en faire le tour, en examiner avec curiosité le détail appartient à celui qui compose l’histoire, mais s’appliquer à la recherche de la concision et renoncer à l’exposé complet des faits est une concession qu’il convient de faire à l’auteur d’une adaptation» (2Mc 2,23.30-31).

9 Qohélet en est sans doute la figure tutélaire: «J’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. C’est une occupation funeste que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent» (Qo 1,13).

10 On peut mentionner ainsi les décrets sur l’authenticité mosaïque du Pentateuque (1906), sur l’unité d’auteur du livre d’Isaïe (1908), sur le caractère historique des trois premiers cha-pitres de la Genèse (1909), sur les auteurs et sur la composition des Psaumes (1910), sur la question synoptique, en écartant l’hypothèse des deux sources (1912), sur l’authenticité pauli-nienne de toutes les lettres pastorales (1913) ou encore de la lettre aux Hébreux (1914).

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 5 proprio Sedula cura», commente Joseph Ratzinger, «Paul VI restructura complètement la Commission biblique de manière à ce qu’elle ne soit plus un organe du Magistère mais un lieu de rencontre entre Magistère et exégètes, un lieu de dialogue dans lequel puissent se rencontrer des représentants du Magistère et des exégètes qualifiés [...]. Ce n’est plus le Magistère qui, d’en haut, impose des normes aux exégètes, mais ce sont ces derniers qui cherchent à déterminer eux-mêmes les critères qui doivent indiquer la route pour une interprétation adéquate de ce livre spécial »11. Le passage de l’une à l’autre forme de la commission traduit le tournant du magistère face à l’exégèse critique, marqué notamment par l’encyclique Divino afflante Spi-ritu du Pape Pie XII (1943) et par la constitution dogmatique Dei Verbum (1965)12. Le recours progressivement généralisé de l’exégèse catholique aux procé-dures historico-critiques s’est toutefois accompagné d’une série de caveat, notamment exprimés par Ratzinger. Dans sa préface au document de 1993, le cardinal Ratzinger assortit le recours nécessaire aux méthodes et en particulier à la méthode historico-critique d’une exigence d’autocritique permanente: «Tout ce qui aide à mieux connaître la vérité et à discipliner les idées personnelles apporte à la théologie une contribution valable. En ce sens, il était juste que la méthode historico-critique soit acceptée dans le travail théologique. Mais tout ce qui rétrécit notre horizon et nous empêche de porter notre regard et notre écoute au-delà de ce qui est simplement humain doit être rejeté, afin de maintenir l’ouverture. C’est pourquoi l’apparition de la méthode historico-critique a aussitôt suscité un débat au sujet de son utilité et de sa juste configuration, débat qui n’est pas encore terminé, d’aucune façon»13. Dix ans plus tard, lors d’une intervention à l’occasion du centenaire de la création de la Commission biblique, le même Ratzinger salua les corrections apportées aux décisions disciplinaires du début du vingtième

———–– 11 J. RATZINGER, «Il rapporto tra Magistero della Chiesa ed esegesi a 100 anni dalla costitu-

zione della Pontificia Commissione Biblica», in PONTIFICIA COMMISSIONE BIBLICA, Atti della Giornata celebrativa per il 100° anniversario di fondazione della Pontificia Commissione Biblica. Roma, 2 maggio 2003, Città del Vaticano 2003, 54-55 (je traduis).

12 Voir notamment la présentation de M. GILBERT, «L’herméneutique biblique de Léon XIII à Pie XII», in ID., Il a parlé par les prophètes. Thèmes et figures bibliques, Le livre et le rouleau 2, Bruxelles 1998, 29-53. Le recours nécessaire à l’enquête historique, a indiqué Ratzinger, procède non seulement d’une exigence rationnelle mais aussi d’une raison théolo-gique: «Cette nécessité est la conséquence du principe chrétien formulé dans l’Évangile selon saint Jean 1,14: “le Verbe s’est fait chair”. Le fait historique est une dimension constitutive de la foi chrétienne. L’histoire du salut n’est pas une mythologie, mais une véritable histoire et pour cela elle est à étudier avec les méthodes de la recherche historique sérieuse» (BENOÎT XVI, Verbum Domini. Exhortation apostolique sur la Parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l’Église, Città del Vaticano 2010, § 98 [accès: 19.4.2013], www.vatican.va).

13 J. RATZINGER, «Préface au document de la Commission biblique», in COMMISSION BIBLIQUE, Interpétation, 19.

6 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. siècle, «qui avaient empiété sur des questions purement historiques»; il ajouta toutefois que ces décisions «ne furent pas les seules à avoir été corrigées; nous avons aussi appris quelque chose de nouveau sur les modalités et les limites de la connaissance historique». Ratzinger faisait par-là référence à la prise de conscience de l’incidence de l’observateur dans la connaissance scientifique. Ainsi, indiqua-t-il, le «principe d’indétermination» formulé par Werner Heisenberg en physique quantique révèle que «notre connaissance ne reflète pas seulement ce qui est objectif mais qu’elle est toujours déterminée par la participation du sujet, par la perspective dans laquelle il pose ses questions et par sa capacité de perception. Tout cela, naturellement, vaut dans une mesure incomparablement plus grande là où entre en jeu l’homme lui-même et là où se rend perceptible le mystère de Dieu»14. Ce sont donc essentiellement les présupposés épistémologiques de la méthode historique qui, au dire de Ratzinger, appellent la prudence et une réflexion critique15. Dans la récente exhortation post-synodale Verbum Domini, Benoît XVI met ainsi en garde contre une «une herméneutique sécularisée, positiviste» qui peut gagner la méthode si elle n’est pas à tout moment repensée; il redoute que s’impose «une herméneutique philoso-phique, qui nie la possibilité de l’entrée et de la présence du Divin dans l’his-toire. L’acceptation d’une telle herméneutique dans les études théologiques introduit inévitablement un dualisme pesant entre l’exégèse, qui s’établit uniquement sur [un] premier niveau, et la théologie qui s’ouvre à la dérive d’une spiritualisation du sens des Écritures qui ne respecte pas le caractère historique de la Révélation»16. En conséquence, il invite à «élargir les espaces de la rationalité elle-même»17. Il y a toujours profit à interroger les concepts et modèles mis en œuvre dans une analyse; c’est là d’ailleurs l’une des conditions du caractère critique

———–– 14 RATZINGER, «Il rapporto tra Magistero della Chiesa ed esegesi», 60 (je traduis). 15 La crainte de voir tarder une «relève» théologique des données exégétique a été égale-

ment, et régulièrement, formulée; voir notamment Verbum Domini, § 34: «Toutefois, alors que l’exégèse académique actuelle, y compris catholique, travaille à un haut niveau sur le plan de la méthodologie historico-critique en intégrant les apports les plus récents, on ne peut pas en dire autant pour ce qui concerne l’étude de la dimension théologique des textes bibliques. L’approfondissement théologique selon les [...] éléments indiqués par la Constitution dogma-tique Dei Verbum semble, trop souvent, presque absent» (cf. déjà à ce propos COMMISSION BIBLIQUE, L’interprétation de la Bible, 118: «Préoccupée, en effet, de bien fixer le sens des textes en les situant dans leur contexte historique d’origine, cette méthode se montre parfois insuffisamment attentive à l’aspect dynamique de la signification et aux possibilités de déve-loppement du sens. Lorsqu’elle ne va pas jusqu’à l’étude de la rédaction, mais s’absorbe uniquement dans les problèmes de sources et de stratification des textes, elle ne remplit pas complètement la tâche exégétique»).

16 BENOÎT XVI, Verbum Domini, § 35. 17 BENOÎT XVI, Verbum Domini, § 36.

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 7 de l’analyse en question18. L’étude historique et critique du phénomène qu’est la Bible requiert des catégories rationnelles, qui ressortissent de la rationalité commune (et s’adressent au scholarship le plus large), mais qui soient également appropriées au phénomène en question, au sens où elles n’excluraient a priori certaines de ses dimensions constitutives. Ces pages se termineront sur la présentation de deux modèles intellectuels — l’«hermé-neutique de l’innovation» et la «mémoire culturelle» — qui s’inscrivent dans une telle refonte méthodologique. D’origine non théologique, ces catégories sont plus ouvertes que d’autres au phénomène historique et littéraire qu’est la Bible, et elles s’offrent ainsi davantage à un dialogue avec la raison théo-logique. Dans une section préalable, je manifesterai toutefois une exigence concomitante, celle d’un recours toujours plus décidé à des analogies empi-riques, qui seules permettent de prendre la mesure de l’histoire et de la penser dans sa particularité. Mais il sera sans doute intéressant d’entendre d’abord — dans la section qui suit immédiatement — quelques nouvelles du front de la recherche, dans une attention particulière au Pentateuque, dont l’investigation constitue le paradigme de l’entreprise historico-critique. Cette présentation permettra de mieux mesurer les tâches nouvelles qui s’imposent aux uns et aux autres.

III. LE PENTATEUQUE TOUJOURS EN QUESTION Comment caractériser les développements récents de l’enquête historico-critique sur le Pentateuque? Un titre est significatif: Le Pentateuque en ques-tion19. Publié sous la direction d’Albert de Pury et de Thomas Römer, l’ou-vrage fut édité successivement en 1989, 1991 et 2002. La première édition de cette collection d’essais marqua l’entrée de l’exégèse francophone dans le questionnement généralisé qui, en Europe, suivit l’effritement du consensus lié à l’hypothèse documentaire (en sa forme classique). La troisième édition du volume a été enrichie d’une mise à jour intitulée «Le Pentateuque toujours en question». Toutes prometteuses qu’elles soient, les nouvelles perspectives ouvertes par la recherche font en effet reculer d’autant l’émergence d’un

———–– 18 Il est permis, par contre, de ne pas souscrire au jugement du même Ratzinger dans le

second tome de son Jésus de Nazareth: «En deux cents ans de travail exégétique, l’interpré-tation historico-critique a désormais donné tout ce qu’elle avait d’essentiel à donner» (J. RATZINGER, Jésus de Nazareth II. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Paris 2011, 8). C’est le théologien qui s’exprime ainsi, dans un discours qui se veut en dialogue avec la com-munauté des chercheurs; il est permis de croire que l’interprétation historique et critique a au contraire encore énormément à donner — notamment si elle est attentive au discernement épistémologique rappelé par le même Ratzinger.

19 A. DE PURY – T. RÖMER, ed., Le Pentateuque en question, Le Monde de la Bible, Genève 1989, 1991, 2002.

8 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. nouveau consensus: «Il n’existe certes pas de consensus et il est vain d’en espérer un pour demain ou après-demain», écrit Jean-Louis Ska dans une recension de l’ouvrage20. Sur des questions particulières, des avancées s’observent, par corrections progressives. En même temps, le chassé-croisé de la recherche a pour effet de différer l’émergence du nouveau modèle général souhaité par tous; des hypothèses anciennes sont dès lors revisitées21, et des hypothèses totalement nouvelles sont introduites22. Heureuse en soi, cette efflorescence laisse toutefois perplexes lecteurs et étudiants, qui peinent à identifier un discours de la méthode élaboré de manière commune et mis en œuvre avec constance23. À l’absence d’une méthodologie commune s’ajoute la divergence d’inté-rêts régionaux. Dans les trois foyers de la recherche que sont l’Amérique du Nord, l’Europe et Israël, en effet, «les chercheurs en viennent à travailler à partir de prémisses si différentes, à employer des méthodes si divergentes et à atteindre des résultats si discordants que l’obtention de progrès significatifs en devient impossible. Si les modèles continuent à proliférer, la communi-cation de la recherche ne fait, apparemment, que diminuer»24. Tel est le constat que formule avec lucidité le groupe de chercheurs qui a réuni un colloque en mai 2013 à l’Université Hébraïque de Jérusalem: «Convergences et divergences dans la recherche du Pentateuque». Leur analyse de la situa-tion, foyer de recherche par foyer de recherche, est formulée comme suit:

• Dans le scholarship israélien, l’hypothèse documentaire, dans l’une ou l’autre de ses formes classiques, fait toujours l’objet d’une haute estime. Pour certains chercheurs (travaillant à l’Université Hébraïque), le futur de la recherche se trouve dans l’affinement — et non dans l’abandon — des sources J, E, P et D, en vue de la reconstruction de l’histoire compositionnelle du Pentateuque. Ils font preuve d’un intérêt particulier pour les textes sacerdotaux du Pentateuque ainsi que pour la législation du Code de Sainteté. Ce corpus littéraire a fait de leur part l’objet d’un examen plus profond qu’en aucun autre foyer d’études bibliques, et les résul-tats sont révolutionnaires. L’étude de cet ensemble d’écrits, sur l’arrière-fond de matériaux cultuels et légaux du Proche-Orient ancien mis au jour, a permis une nouvelle appréciation de l’intégrité historique, de l’ancienneté, de la créativité et

———–– 20 NRTh 126 (2004) 294. 21 Voir par exemple l’étude récente de J.S. BADEN, The Composition of the Pentateuch.

Renewing the Documentary Hypothesis, New Haven 2012. 22 Ainsi D. CARR, The Formation of the Hebrew Bible. A New Reconstruction, Oxford

2011. 23 Les propositions méthodologiques de Jan Joosten, Michaela Bauks et Christophe Nihan

réunies dans M. BAUKS – C. NIHAN, ed., Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament, Le Monde de la Bible 61, Genève 2008, sont en ce sens une heureuse exception.

24 B.M. LEVINSON – K. SCHMID – B. SCHWARTZ, texte de présentation de la conférence «Convergence and Divergence in Pentateuchal Theory. Bridging the Academic Cultures of Israel, North America, and Europe» (Université Hébraïque de Jérusalem, 12-13 mai 2013) (je traduis).

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 9

de la signification culturelle de la source sacerdotale. Une réévaluation minutieuse des étapes de la composition de la littérature sacerdotale a débouché sur une appro-che entièrement nouvelle de la formation de ce corpus et de la relation mutuelle de ses parties constitutives. • Le débat européen a pris une direction à ce point différente qu’elle en est deve-nue inintelligible pour les milieux académiques israéliens. Les chercheurs travail-lant sur le continent européen voient essentiellement le Pentateuque comme composé de blocs thématiques (l’histoire des origines, l’histoire patriarcale, l’histoire de Moïse et de l’exode), plutôt que dans des sources documentaires. En effet, les deux sources qui, dans le cadre du modèle ancien, fournissaient l’accès le plus fiable à la période la plus ancienne de la religion d’Israël — le Yahwiste et l’Élohiste — sont à présent traitées avec un extrême scepticisme par la plupart des chercheurs européens, qui contestent leur ancienneté, quand ce n’est pas leur existence elle-même. Les scholars européens se centrent plutôt sur la différen-ciation entre ensembles textuels sacerdotaux et non-sacerdotaux. Enfin, un certain nombre de chercheurs européens soutiennent qu’il n’y avait pas de connexion entre la Genèse et l’Exode dans tous les textes pré-sacerdotaux, et reportent la date d’une bonne partie du Pentateuque à l’époque perse (539-331 B.C.E.). • En Amérique du Nord, tout comme en Israël, le scholarship soutient toujours largement l’hypothèse documentaire, et fait remonter un grand nombre de complexes textuels à la période préexilique. À cause de la structure de l’ensei-gnement supérieur nord-américain, les chercheurs de ce continent ont le réflexe de se référer à la littérature du Proche-Orient ancien et à la période du second temple (comme par exemple aux manuscrits de la Mer Morte) dans leur effort de construction de modèles explicatifs. Ils soutiennent volontiers que la prolifération actuelle d’hypothèses en Europe est une forme d’auto-génération d’origine théorique, sans prise en compte de données littéraires comparatives25.

Un sérieux travail d’harmonisation et d’attention aux traditions intellec-tuelles voisines est donc encore nécessaire; il ne pourra que relancer la recherche commune. Beaucoup se jouera sans doute dans la manière de penser le rapport des textes non sacerdotaux (deutéronomistes et autres) aux textes de la tradition sacerdotale, qui offrent apparemment le point d’appui le plus sûr. Toutefois, même sur ce terrain, il y aura à prêter davantage d’attention à une loi littéraire rarement prise en compte: toute écriture inclut une part de mimétisme. «Aussi ancien que l’art qu’il vise, le mimétisme accompagne le geste créatif comme son ombre»26. Parce que l’écriture et la réécriture des auteurs bibliques sont rhétoriques, et toujours en relation avec d’autres textes (bibliques et non bibliques) plus ou moins autorisés, ces écrivains mettent en œuvre des logiques mimétiques: ils imitent, citent (sans guillemets), réuti-

———–– 25 Ibid (je traduis). 26 Texte de présentation du colloque «le mimétisme littéraire» (2008); voir les actes publiés

dans D. BILOUS, ed., L’écriture mimétique, in Modèles linguistiques 30-31 (2009).

10 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. lisent ou encore détournent des textes antérieurs ou parallèles. Une tournure linguistique apparemment archaïque peut être un archaïsme introduit à dessein dans un écrit récent, comme le sont probablement les formes verbales mises sur les lèvres de Noémi en Rt 3,3-4 et de Booz en Rt 4,5. Si de nom-breuses tournures apparentent le livre de Ruth aux cycles patriarcaux, qu’il s’agisse de noms de lieux et de personnes (dont l’appellatif divin «Shadday»), de verbes et de substantifs («visiter», «famine», «récompense») ou encore d’une expression comme «Tels sont les engendrements de»27, ces usages n’impliquent pas que le livre émane des cercles rédactionnels responsables des cycles patriarcaux. Il peut s’agir d’une forme de pastiche, créant une ambiance patriarcale dans un récit qui entend prolonger la généalogie de Peretz en Gn 46,12 (voir Rt 4,18-22). Ce qui est aisément détectable ici doit être présumé ailleurs, et ceci affecte d’un coefficient d’incertitude bien des attributions fondées sur des critères lexicaux ou stylistiques. Le Ps 45 loue l’habilité des scribes (Ps 45,2) et Jérémie dénonce leur pouvoir «mensonger» (Jr 8,8): les écritures et réécritures bibliques se sont produites dans «le plein jeu» de la création littéraire, selon des logiques mimétiques variées et en vue d’effets multiformes, et non pas en vue des reconstructions savantes du futur. Sur fond de ces données et des défis qu’elles représentent émergent certaines priorités méthodologiques que les sections suivantes chercheront à caractériser. Il s’agira de privilégier les enquêtes sur des phénomènes circon-scrits (à préférer aux hypothèses d’ensemble), sur la base d’analogies empiri-ques, et dans une attention redoublée à l’herméneutique, ou encore à la rhétorique, impliquée dans les phénomènes d’écriture.

IV. DES PROCÉDURES EMPIRIQUES Dans un ouvrage publié en 1962, l’exégète suédois d’Uppsala Ivan Engnell critiqua la Literarkritik (la reconstitution analytique de la genèse du texte biblique) comme «le reflet d’une vision livresque moderne, anachronique, une tentative d’interpréter l’ancienne littérature biblique selon des catégories modernes, une interpretatio europeica moderna»28. C’est à cette dérive toujours possible que répond l’anthologie publiée en 1985 (et rééditée en 2005) par Jeffrey Tigay, professeur à l’université de Pennsylvania (Philadelphie), Empirical Models for Biblical Criticism; les essais réunis dans l’ouvrage explorent la voie «empirique» que représentent, pour l’étude de la ———––

27 «Shadday»: Rt 1,20.21, cf. Gn 17,1; 28,3; 35,11; 43,14; 48,3; 49,25; «famine»: Rt 1,1, cf. Gn 12,10; 26,1; 41,54 et 15 autres occurrences; «récompense»: Rt 2,12, cf. Gn 29,15; 31,7.41; «visiter»: Rt 1,6, cf. notamment Gn 21,1; Gn 50,24.25; «telles sont les engendre-ments de»: Rt 4,18, cf. les 10 occurrences de l’expression qui structurent la Genèse.

28 I. ENGNELL, A Rigid Scrutiny. Critical Essays on the Old Testament, Nashville 1969, 6 (je traduis).

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 11 Bible, les analogies littéraires du Proche-Orient ancien ou encore de la tradition biblique ancienne29. «Une étude du style et des réflexes littéraires [de ces écrits], attentive aux écarts entre nos attentes et leur manière de s’exprimer», avait déjà insisté Moshe Greenberg, «fournira une base solide à qui entend se prononcer sur ce qu’il faut attendre et ne pas attendre d’une œuvre littéraire du Proche-Orient ancien [...]. Sans une étude conséquente de ces littératures, comment pouvons-nous décréter, à propos des écrits de la Bible, que tel phénomène est ou n’est pas selon les normes, qu’il représente une excroissance éditoriale ou une forme (à nos yeux) bizarre mais partie prenante du texte original?»30. De telles analogies, précise toutefois Tigay, ne sont valables qu’en tant qu’analogies: «elles nous sont utiles en ceci qu’elles montrent ce qui est plausible ou réaliste en révélant ce qui s’est produit ailleurs»31; il n’en reste pas moins qu’elles détiennent un pouvoir heuristique de première importance dans le domaine de la critique biblique. Il est impossible de passer ici en revue tous les essais de l’anthologie, qui font jouer des appuis offerts par la littérature sumérienne et akkadienne, par les textes de Qumran, la Septante, le Pentateuque Samaritain et certaines sources juives et chrétiennes anciennes. Des phénomènes déjà connus de l’exégèse biblique (ainsi la conflation, la Wiederaufnahme — la reprise encadrant une insertion secondaire — ou l’harmonisation) y trouvent des confirmations; des pratiques rédactionnelles moins familières à l’exégèse (ainsi l’assimilation) y reçoivent non moins d’attention. Trois des essais seront rapidement présentés ci-dessous; ils manifestent la diversité des accès ouverts. Le premier essai est signé par Tigay lui-même, et s’intitule «L’évolution des récits du Pentateuque à la lumière de l’évolution de l’épopée de Gilgamesh»32. L’évolution littéraire de l’épopée de Gilgamesh, qui s’étend sur plus de 1.500 ans, fournit en effet une analogie majeure nous éclairant sur des scénarios possible de la croissance du corpus biblique. L’analogie est empirique parce que des versions successives de l’épopée de Gilgamesh sont accessibles dans des documents exhumés: les contes sumériens du 21e siècle avant notre ère, la version accadienne ancienne de l’épopée (2000-1600), la version de l’époque babylonienne intermédiaire (1600-1000), la version «standard» du premier millénaire (vers 1250) connue notamment grâce à la

———–– 29 J.H. TIGAY, ed., Empirical Models for Biblical Criticism, Philadelphia 1985; Eugene

2005. 30 M. GREENBERG, «Response to Roland de Vaux’s Method in the Study of Early Hebrew

History», in J.P. HYATT, ed., The Bible in Modern Scholarship, Nashville 1965, 41-43 (je traduis).

31 TIGAY, Empirical Models, 17 (je traduis). 32 J.F. TIGAY, «The Evolution of the Pentateuchal Narrative in the Light of the Evolution

of the Gilgamesh Epic», in TIGAY, Empirical Models, 21-52; cf. l’étude plus ample publiée par le même auteur, The Evolution of the Gilgamesh Epic, Philadelphia 1982.

12 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. bibliothèque d’Assurbanipal (Ninive). Les multiples phénomènes de crois-sance observables d’une version à l’autre (l’addition du prologue, l’insertion de l’histoire du déluge empruntée à l’épopée d’Atrahasis et de l’épisode de la descente aux enfers de Gilgamesh et Enkidu dans la tablette XII, la révision partielle de versions antérieures, les variations de noms de certains personnages, les changements de localisation de certains épisodes, la force intégratrice de l’intrigue de la recherche de l’immortalité, etc.) permettent de présumer des phénomènes analogues du côté biblique. La contribution de M. Cogan porte sur l’usage de la chronologie dans le livre des Chroniques à la lumière des inscriptions royales néo-assyriennes33. Lorsqu’on compare les biographies des rois d’Israël et de Juda du livre des Rois à celles du livre des Chroniques, on s’aperçoit que ce dernier renforce de manière répétée la piété des rois justes en anticipant les hauts-faits royaux dès les premières années de leur règne (ainsi en est-il pour Ézéchias en 2Ch 29,3, pour Josias en 2Ch 34,1-8 et pour David en 1Ch 11, pour ce qui est du transfert de l’arche). Un phénomène analogue s’observe dans les inscriptions royales assyriennes ou, par exemple, des événements qui prirent place au cours du règne d’Asarhaddon sont datés de l’année de son accession au trône pour souligner la dévotion du jeune roi. Dans le cas du phénomène rédactionnel décrit par Yair Zakovitch sous le nom d’«assimilation», les analogies ne sont plus trouvées en amont mais en aval du texte de la Bible hébraïque. Selon Zakovitch, il y a assimilation «lorsqu’un agent de la tradition textuelle ou un éditeur augmente l’affinité entre deux histoires déjà similaires en elles-mêmes en ajoutant à l’une d’entre elles des matériaux empruntés à la tradition parallèle ou composés par lui sous l’influence de cette tradition parallèle»34. L’évolution des figures de Samson et de Samuel dans la réception ancienne de la Bible hébraïque offre un bel exemple en la matière. Ces deux figures présentent une simi-larité de départ: à propos de l’un et de l’autre, il est précisé que «le rasoir ne touchera pas sa tête» (Jg 13,5 et 1S 1,11). Cette ressemblance porta Ben Sira (Sir 46,33), la LXX, dans sa traduction de 1S 1,11 et Rabbi Nehorai dans la Mishna (m. Nazir 9,5) à considérer que Samuel était nazir, non moins que Samson (Jg 13,5). Il est permis de supposer, poursuit Zakovitch, que des rédacteurs bibliques aient, de manière analogue, accentué la ressemblance entre deux épisodes, et il passe en revue une série de cas où l’«intrusion» d’un motif peut s’expliquer par un emprunt à un épisode parallèle. L’intérêt du phénomène repéré par Zakovitch est qu’il enrichit la gamme des procé-

———–– 33 M. COGAN, «The Chronicler’s Use of Chronology as Illuminated by Neo-Assyrian

Royal Inscriptions», in TIGAY, Empirical Models, 197-209. 34 Y. ZAKOVITCH, «Assimilation in Biblical Narratives», in TIGAY, Empirical Models, 175-

196, cit. p. 176 (je traduis).

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 13 dures habituellement repérées par les exégètes; il offre en ce sens un aperçu du caractère polymorphe de pratiques rédactionnelles en contexte biblique. Le recours aux précédents de la littérature ancienne illustré par l’ouvrage de Tigay a fait école et l’on peut espérer qu’il devienne un réflexe élémen-taire en toute recherche historico-critique35. Il est le premier garde-fou contre toute forme d’interpretatio moderna en roue libre (qu’elle soit européenne, américaine ou israélienne), reconduisant l’enquête à la culture scribale et littéraire dans laquelle la Bible s’est écrite. La note empirique (qui, en soi, n’implique en rien un positivisme philosophique) est ce qui maintient la méthode, aussi critique soit-elle, dans la particularité de la pensée ancienne36.

V. L’HERMÉNEUTIQUE DE L’INNOVATION

Comment penser le développement d’un corpus scripturaire en contexte de révélation? Quel est le type de réécriture induit par la dimension normative des Écritures bibliques, reçues comme «Parole de Dieu» aux différentes étapes de leur croissance? Les perspectives ouvertes par Michael Fishbane, professeur à l’Université de Chicago, dans l’ouvrage publié en 1985, Biblical Interpretation in Ancient Israel, sont de première importance en la matière37. Le front de recherche ouvert par cette étude est l’un des plus passionnants de l’exégèse contemporaine et l’un de ceux qui, par ailleurs, tend à rapprocher les foyers régionaux évoqués plus haut. L’exégète américain a eu certes des précurseurs, et il ne manque pas de saluer la pionnière que fut Renée Bloch, qui publia en 1954 une étude au titre significatif: Écriture et tradition dans le

———–– 35 Voir par exemple H.J. TERTEL, Text and Transmission. An Empirical Model for the Lite-

rary Development of Old Testament Narratives, BZAW 221, Berlin 1994; R.P. GORDON, «Compositeness, Conflation and the Pentateuch», in ID. Hebrew Bible and Ancient Versions. Selected Essays of Robert P. Gordon, SOTSMS, Aldershot 2006, 47-56.

36 Voir, dans la même perspective, le chapitre exemplaire de J.L. SKA, «Les caractéristi-ques fondamentales de la littérature antique», in ID., Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, Le livre et le rouleau 5, Bruxelles 2000, 235-261; le même auteur explore de manière renouvelée les analogies entre le Deutéronome et le traité néo-assyrien de Esarhaddon (672): «Qui est, dans le Deutéronome, le successeur de Moïse?», in J.A. NORATTO, ed., Gustavo Baena, s.j. Una vida consagrada al a Palabra, Teología Hoy 74, Bogota 2012, 127-151.

37 M. FISHBANE, Biblical Interpretation in Ancient Israel, Oxford 1985; pour une présen-tation succincte de cette approche, voir, du même auteur, «Inner-biblical Exegesis. Types and Strategies of Interpretation in Ancient Israel», dans ID, The Garments of Torah. Essays in Biblical Hermeneutics, Bloomington 1989, 3-18; voir également B. D. SOMMER, «Inner-Biblical Interpretation», in A. BERLIN – M. Z. BRETTLER, The Jewish Study Bible, New York 2004, 1829-1835; J.-P. SONNET, «Inscrire le nouveau dans l’ancien. Exégèse intra-biblique et herméneutique de l’innovation», NRTh 128 (2006) 3-17.

14 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. Judaïsme. Aperçus sur l’origine [biblique] du midrash38. L’intérêt pour les formes intra-bibliques de réinterprétation a été également illustré en français, à la même époque, par André Robert, qui parlait de «procédé antholo-gique»39, et par Albert Gelin, qui introduisit le terme de «relectures» — que l’on songe au Deutéro-Isaïe relisant l’Exode ou encore au Chroniste revisitant le livre des Rois40. Fishbane donne à ces perspectives une dimension critique sans précédent en abordant le phénomène non seulement comme relecture mais aussi comme réécriture d’un donné antérieur — une réécriture dont il met à jour les voies et moyens, dans leur aspect technique mais aussi dans leur dimension herméneutique. Il caractérise l’ensemble comme inner-biblical exegesis, «exégèse intra-biblique». Bien avant de devenir extra-biblique, et de porter, de l’extérieur, sur l’Écriture canonique, l’exégèse s’est exercée à l’intérieur même du canon: la croissance du corpus scripturaire, et d’abord du corpus légal de la Bible, s’est faite par réécritures successives, dans une dynamique de Fortschreibung tout à la fois conservatrice et inno-vatrice. L’herméneutique des scribes, inscrivant le nouveau dans l’ancien, s’est exercée dans la Bible de manière récurrente et pointue, si bien qu’on peut dire avec Bernard M. Levinson que la Bible hébraïque nous fait assister à la naissance de l’esprit critique — et ce au sein même d’une tradition religieuse. Nous parlons de canon des Écritures, en nous référant à son état final. La dimension canonique n’est cependant pas liée uniquement au stade ultime de la croissance de la Bible. Elle concerne également la phase initiale, et chaque phase intermédiaire, du développement en question. À chaque moment de cette histoire, un corpus scripturaire déterminé a été reçu comme Parole de Dieu «canonique» dans l’Israël ancien, et a fait autorité en cette qualité. Un signe de l’ancienneté de la pensée du canon se lit dans ce qu’on appelle la «formule du canon», attestée notamment dans la littérature mésopota-mienne41. La formule apparaît dans la Bible hébraïque sur les lèvres de Moïse: «Toutes les paroles des commandements que je vous donne, vous veillerez à les mettre en pratique. Tu n’y ajouteras rien et tu n’y enlèveras rien» (Dt 13,1; cf. également Dt 5,22 mais aussi Ap 22,18-19). Un texte ———––

38 R. BLOCH, Écriture et tradition dans le Judaïsme. Aperçus sur l’origine du midrash, in Cahiers Sioniens 8 (1954) 9-34; voir également ID., «Midrash», Supplément au Dictionnaire de la Bible, 4 (1957) 1263-1281.

39 Voir A. ROBERT, «Les genres littéraires», Supplément au Dictionnaire de la Bible, 5, 1957, 405-421.

40 A. GÉLIN, «La question des “relectures” bibliques à l’intérieur d’une tradition vivante», in Sacra Pagina 1 (1959) 303-315; voir les pages intéressantes du document de 1993 à ce pro-pos: COMMISSION BIBLIQUE, L’interprétation de la Bible, 78-84 (§ III.A).

41 Cf. B.M. LEVINSON, «Die neuassyrischen Ursprünge der Kanonformel in Deuterono-mium 13,1», in S. BEYERLE – A. GRAUPNER – U. RÜTERSWÖRDEN, ed., Viele Wege zu dem Einen. Historische Bibelkritik — Die Vitalität der Glaubensüberlieferung in der Moderne, BTS 121, Neukirchen-Vluyn 2012, 23-59.

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 15 canonique est donc un texte clôturé, dont il est exclu qu’on puisse le remanier en l’abrégeant ou en l’allongeant. Il y va de l’autorité de la Parole de Dieu: il n’appartient pas à l’homme de retoucher ce que Dieu a dit «une fois pour toutes». Le Code de l’Alliance en Ex 20,22-23 a ainsi représenté pour un temps le corpus légal «autorisé» en Israël, normatif pour la vie du peuple; il est au départ de la tradition légale d’Israël. Toutefois, si le texte est arrêté, comment répondre aux besoins changeants des générations qui se succèdent? Celles-ci font face à des réalités nouvelles, que ce soit dans la vie matérielle, politique, intellectuelle, éthique ou reli-gieuse. Comment faire pour que l’antique Parole de Dieu ne devienne pas obsolète, suspendue dans le vide? Comment donner à cette Parole de soutenir, encore et toujours, la vie du peuple? Lorsque les déterminations légales ne sont pas reçues comme des lois révélées mais comme des dispositions humaines, le changement de la loi ne pose pas trop problème. Ainsi, les lois hittites, qui ne sont dotées ni d’un prologue (comme dans le cas du Code d’Hammurabi) ni d’un cadre narratif (comme dans le cas du corpus légal biblique), s’énoncent impersonnellement, mettent à jour les lois en précisant qu’«autrefois» on procédait de telle façon et qu’«à présent» par contre, on procède de telle autre manière42. Une loi d’origine divine, par contre, ne pourrait être déclarée obsolète, sinon par Dieu lui-même. Pour rendre raison des changements légaux, les auteurs bibliques ont dès lors développé des stratégies et des techniques rédactionnelles leur permettant d’introduire des points nouveaux au sein de la révélation et comme révélation. Ils ont bel et bien «ajouté» et parfois «omis», en déjouant la loi du canon: en tirant jusqu’à eux la «couverture» du texte canonique. Inscrivant le nouveau dans l’ancien, ils ont, comme l’écrit Levinson, pratiqué l’«herméneutique de l’innovation»43. Dans son ouvrage Biblical Interpretation in Ancient Israel, M. Fishbane a passé en revue les subtiles stratégies rédactionnelles grâces auxquelles les scribes ont donné des déterminations nouvelles aux textes reçus — et notamment aux commandements. Dans certains cas, ces stratégies se font explicites et mettent en jeu des formules conventionnelles d’extension de lois antérieures («Ainsi tu feras dans le cas de...») ou de restriction de celles-ci («Toutefois garde toi de...»). Le plus souvent, toutefois, la procédure est implicite; elle fait jouer, sous le manteau de la lettre ancienne, des opérations subtiles de recontextualisation, de spécialisation sémantique ou même de subversion des textes reçus. Dans l’un et l’autre cas, la Fortschreibung met en

———–– 42 En 1906 a été retrouvé à Boghazköy (Anatolie), capitale de l’empire hittite (entre 1700

et 1200 avant J.-C.), un corpus de lois de quelques deux cents paragraphes, en plusieurs copies d’époques différentes.

43 B. M. LEVINSON, Deuteronomy and the Hermeneutics of Legal Innovation, Oxford 1997.

16 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. jeu des unités lexicales (ou «lemmes») du texte ancien, qui sont le point d’appui et la couverture de ses innovations44. Ainsi dans le livre des Chroniques, on apprend que les fils d’Israël «firent bouillir au feu l’agneau pascal, selon la règle» (2Ch 35,13); cette règle quel-que peu paradoxale s’explique comme une réécriture de deux textes légaux plus anciens. Ex 12,9 stipulait que l’agneau soit rôti «au feu», et Dt 16,7 demandait au contraire qu’il soit «bouilli». La règle nouvelle détourne ainsi à son profit l’autorité attachée au phrasé canonique des déterminations qu’elle reformule. Dans son étude Deuteronomy and the Hermeneutics of Legal Innovation, B.M. Levinson a caractérisé certains phénomènes de réécriture du Code de l’Alliance (Ex 20,22-23) dans le Deutéronome. Ainsi, l’antique loi sur l’autel en Ex 20,24 stipulait: «Tu me feras un autel de terre où tu immoleras (wezābahtā) tes holocaustes et tes sacrifices de communion, ton petit et ton gros bétail. En-tout-le-lieu où je rappellerai mon nom, je viendrai à toi et je te bénirai». Mettant à profit la singularité de l’expression «en-tout-le-lieu» (l’article défini est excédentaire), les scribes deutéronomiques ont habilement reformulé les choses, distinguant sacrifice cultuel («holocaustes et sacrifices de communion») désormais réservé au lieu unique choisi par Yhwh («dans-le-lieu») et abattage des animaux en vue de la consommation («petit et gros bétail»), qui reste prescrit «en-tout-lieu»: «Garde-toi d’offrir tes holo-caustes en- tout-lieu que tu verras, c’est seulement dans-le-lieu choisi par Yhwh dans l’une de tes tribus que tu offriras tes holocaustes. Cependant, tu pourras, comme tu le voudras, immoler (tizbah) des bêtes et manger de la viande dans toutes tes villes, selon la bénédiction que Yhwh ton Dieu t’aura donnée» (Dt 12,13-15). Les rédacteurs du Deutéronome ont dès lors «spécia-lisé» le sens du verbe zbh (qui, en Ex 20,24, désignait et l’abattage en vue du sacrifice et l’abattage en vue de la consommation). Le verbe et l’activité correspondante sont à présent dégagés du lien à l’autel et acquièrent une qualité «profane ». Ex 20,24 «tes holocaustes et tes sacrifices de communion, ton petit et ton gros bétail»

«en-tout-le-lieu»

Dt 12,13-15 dans-le-lieu en-tout-lieu (sacrifice cultuel) (abattage rituel)

———–– 44 Voir B.M. LEVINSON, «The Birth of the Lemma: The Restrictive Reinterpretation of the

Covenant Code’s Manumission Law by the Holiness Code (Leviticus 25:44-46)», JBL 124 (2005) 617-639.

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 17 Cette herméneutique créatrice des scribes, «tirant le neuf de l’ancien», est mise sur les lèvres de Moïse. Celui-ci, loin de mettre Dieu en contradiction d’une loi à l’autre, apparaît dès lors comme l’interprète véridique de ce que Dieu avait voulu dire à l’origine: dans la lettre du Code de l’Alliance, il y avait déjà place pour la réforme du Deutéronome. Si les perspectives ouvertes par Fishbane et Levinson (et explorées aujour-d’hui par de nombreux exégètes45) sont parmi les plus stimulantes de l’exé-gèse contemporaine, c’est parce que l’attention à la lettre (et aux précédents ou encore aux analogies dans la culture littéraire du Proche-Orient ancien, et notamment à Qumran) s’y double d’une grande attention à l’herméneutique impliquée dans les procédures de réécriture. L’intelligence des rédacteurs bibliques se trouve honorée par la finesse de l’investigation critique. Ce front de la recherche s’est développé en contexte vétéro-testamentaire, mais on devine sa pertinence en contexte néo-testamentaire: le Nouveau Testament est, pour une bonne part, un phénomène de réécriture de l’Ancien. Dans l’évangile de Matthieu, Jésus loue le scribe qui tire de son trésor «du neuf et de l’ancien» (Mt 13,52). L’herméneutique de l’innovation — cet art d’inscrire le neuf dans l’ancien — a trouvé en lui un de ses maîtres (comme le furent à sa suite les rédacteurs évangéliques)46. Paul en est un autre47. Le premier intérêt de l’approche, on l’aura deviné, est qu’elle se déploie à l’intérieur de paramètres proprement bibliques — celui de la révélation, de la canonicité de la parole, de son autorité de Parole de Dieu. En ceci, l’exégèse attentive à l’exégèse qui l’a précédée au sein même des Écritures est exemplaire d’une réforme de la méthode historico-critique en clé proprement biblique.

VI. MÉMOIRE CULTURELLE

Une dernière perspective mérite d’être mentionnée. Elle est sans doute la plus neuve depuis la parution du document de 1993; elle s’est développée à l’intersection de l’enquête historique et d’autres sciences humaines, mais elle a eu d’emblée partie liée avec les Écritures d’Israël. Elle est liée au concept de «mémoire culturelle» développé par l’égyptologue allemand Jan Assmann,

———–– 45 Voir la bibliographie commentée dans B. LEVINSON, L’herméneutique de l’innovation.

Canon et exégèse dans l’Israël biblique, Le livre et le rouleau 24, Bruxelles 2005, 67-94, et mise à jour dans ID., Legal Revision and Religious Renewal in Ancient Israel, Cambridge 2008, 95-181, et ID., Fino alla quarta generazione. Revisione di leggi e rinnovamento religio-so nell’Israele antico, Lectio 2, Roma 2012, 106-187. Voir également H. VON WEISSENBERG – J. PAKKALA – M. MARTTILA, ed., Changes in Scripture. Rewriting and Interpreting Authori-tative Traditions in the Second Temple Period, BZAW 419, Berlin 2011.

46 Voir COMMISSION BIBLIQUE, L’interprétation de la Bible, 79-82 (§ III.A.2). 47 Voir par exemple R.B. HAYS, Echoes of Scripture in the Literature of Paul, New Haven

1993.

18 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. longtemps titulaire de la chaire d’égyptologie à l’université de Heidelberg. Pour construire la catégorie de «mémoire culturelle» dans son essai Das kulturelle Gedächtnis (1992)48, Assmann a repris à Maurice Halbwachs (né en 1877 et décédé en 1945 à Buchenwald) les notions de «mémoire collec-tive» et de «construction sociale du passé», introduites par le sociologue français dans son étude Les cadres sociaux de la mémoire (1925). La mémoire culturelle est celle qui porte sur le passé fondateur d’un groupe social, dont elle retient avant tout des figures symboliques, les «figures-souvenirs» dans lesquelles et autour desquelles se cristallise l’expérience collective. La transmission d’une telle mémoire se produit essentiellement à l’occasion de fêtes et de rites grâce à la médiation de spécialistes — chamans, aèdes, scribes, érudits — qui ont précisément pour rôle de perpétuer le souvenir. Ce qui importe dans une telle forme de mémoire, écrit l’historien John Elsner,

n’est pas que [tel compte-rendu du passé] soit correct selon nos standards ou selon les standards de quelque tiers que ce soit, mais qu’il soit convaincant pour le groupe particuliers d’individus [...] à qui il sert d’explication du monde qu’ils habitent [...]. Ce qui importe dans le cas d’une version particulière de l’histoire est qu’elle soit significative pour la subjectivité collective du groupe spécifique qu’elle concerne, qui y trouve son identité. En d’autres mots, on a affaire ici non pas à des «faits réels» ou encore à une méthodologie cohérente, mais au consensus de présuppositions et de présomptions que partagent l’historien et son public49.

Assmann a en outre emprunté à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) une autre idée-force de sa théorie: la distinction entre les socié-tés dont le passé est figé et celles qui entretiennent un rapport dynamique à ce passé. Les premières privilégient les souvenirs qui les inscrivent dans une permanence; c’est le cas de l’Égypte ancienne dont les monuments sont la marque d’un temps figé, inscrit dans une continuité rituelle. Les secondes sont caractérisées par des «figures-souvenirs» liées à des ruptures fondatrices, qui élicitent le changement; c’est le cas de l’Israël biblique et de la Grèce

———–– 48 J. ASSMANN, Das kulturelle Gedächtnis: Schrift, Erinnerung und politische Identität in

frühen Hochkulturen, München 20076; trad. française: La mémoire culturelle. Écriture, sou-venir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris 2010; ID., Religion and Cultural Memory. Ten Studies, Stanford 2006; voir également P. NORA, ed., Les lieux de mémoire, 7 volumes, Paris 1984-1992; P. CONNERTON, How Societies Remember, Cambridge 1989; D. MIDDLETON – E. DEREK, Collective Remembering, London 1990; M. SMITH, The Memoirs of God. History, Memory and the Experience of the Divine, Minneapolis 2004; E. ZERUBAVEL, Time Maps. Collective Memory and the Social Shape of the Past, Chicago 2003.

49 J. ELSNER, «From the Pyramids to Pausanias and Piglet. Monuments, Travel and Wri-ting», in S.GOLDHILL – R. OSBORNE, ed., Art and text in ancient Greek culture, Cambridge 1994, 226 (je traduis).

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 19 antique. Dans le peuple d’Israël, l’injonction «souviens-toi» constitue à la fois l’impératif de l’identité collective — liée à la rupture fondatrice et à la «figure-souvenir» qu’est l’exode — et le point de départ d’une intelligence dynamique de ce passé, par voie de commentaire, d’interprétation critique, et de réécriture50. Un phénomène analogue s’observe en Grèce, où l’Iliade («l’histoire d’une coalition, d’un front panhellénique contre l’ennemi orien-tal»51) devint progressivement la «figure-souvenir», dans une tradition assu-rée d’abord par la récitation des rhapsodes et, ensuite, par les commentaires critiques et innovants de compilateurs érudits52. La culture biblique de l’histoire peut en effet être caractérisée comme une Gedächtnisgeschichte («mnémohistoire»), indissociable d’un «souviens-toi» (voir en particulier Dt 5,15; 7,18; 8,2.18; 15,5; 16,12; 24,18.22) ou encore d’un «mémorial» (voir en particulier Ex 12,14; 13,9; 17,14; 20,8; 28,12.29; 30,16; 34,19; 39,7)53. Remémorée, l’histoire est également mémoire trans-mise, de génération en génération, comme l’explicite le Ps 78: «Ce que nous avons entendu et appris et que nos pères nous ont raconté, nous ne le tien-drons pas caché à leurs fils mais nous dirons à la génération future les louanges de Yhwh, nous raconterons sa puissance et les choses étonnantes qu’il a faites. Il a dressé un témoignage en Jacob, il a mis une loi en Israël, qu’il a ordonné à nos pères de faire connaître à leurs fils, pour que la géné-ration future sache; des fils naîtront, ils se lèveront et le raconteront à leurs fils. Ils fonderont en Dieu leur assurance, ils n’oublieront pas les actions de Dieu, ils garderont ses commandements» (Ps 78,3-7). «Le modèle de la relation mnémonique par excellence est celle entre pères et fils», écrit Marco Pavan, qui ajoute: «La mémoire en fait est étroitement liée à l’identité et à l’appartenance. On peut même dire que “se souvenir” est “appartenir”, non seulement dans le sens qu’ “on est ce dont on se souvient” mais aussi au sens où la mémoire détermine l’appartenance à un contexte donné de relations et à une tradition »54. Toutefois, à travers la relation père-fils, c’est de l’identité du peuple qu’il s’agit, d’une génération à l’autre. Cette identité a connu au retour d’exil un «remembrement» déterminant, notamment autour de la «figure-souvenir» d’Abraham, «le premier “pèlerin” venant de Mésopotamie par obéissance à

———–– 50 Voir la section précédente sur l’exégèse intra-biblique; Assmann recourt d’ailleurs régu-

lièrement à l’étude de FISHBANE, Biblical Interpretation. 51 ASSMANN, Mémoire, 243. 52 À l’apport de Halbwachs, Assmann en effet ajoute une attention à la «culture de l’écrit»,

en particulier autour du phénomène du «canon», et prolonge ainsi les travaux de l’anthro-pologue J. GOODY (La Raison graphique: la domestication de la pensée sauvage, Paris 1978; Logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris 1986).

53 Voir Y.H. YERUSHALMI, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Tel 176, Paris 1991. 54 M. PAVAN, «La memoria nel Salterio: un’interpretazione del Sal 78», in M.I. ANGELINI

– R. VIGNOLO, ed., Un libro nelle viscere. I salmi, via della vita, Milano 2011, 195.

20 JEAN-PIERRE SONNET, S.I. un ordre divin», ainsi que l’écrit Ska55. Dans son ouvrage Memories of Ancient Israel, Philip R. Davies prend l’exemple des livres d’Esdras et de Néhémie, au rôle décisif lors de ce tournant de l’histoire du peuple, et dont Davies suppose qu’ils combinent deux «mémoires» indépendants mais paral-lèles. Le cas de ces deux livres, dont la cohérence semble à tout moment menacée par des tensions et des contradictions internes, illustre le fait qu’une «mauvaise histoire» (selon les critères de l’historiographie critique) peut faire une bonne mémoire culturelle56. «L’existence de deux mémoires indé-pendants à propos du commencement du nouvel Israël implique l’existence de deux groupes, dont l’identité et les intérêts se réfléchissent dans le profil des héros et dans leurs hauts faits respectifs. L’union des deux histoires implique que ces groupes fusionnèrent leurs mémoires — ou encore qu’elles furent fusionnées pour eux! — de manière à produire une seule mémoire des commencements du judaïsme [...]. Bref, l’histoire littéraire des livres reflète de manière saisissante un processus de remembrance (remembering) et de remembrement (re-membering) de deux groupes juifs»57. L’histoire fondatrice remémorée a ses lois propres; elles ne sont pas, bien sûr, celles de l’historiographie moderne, ni même de celles de l’historio-graphie ancienne illustrée par Hérodote et Thucydide. Si elle est sous-tendue, elle aussi, par une prétention historiographique (elle entend raconter l’histoire, et non «des histoires»), elle poursuit son but à travers une rhéto-rique narrative sui generis. L’histoire biblique est en effet remémorée d’une manière particulière, qui trahit une vision du monde liée à une expérience singulière du divin. L’ouverture de la saga nationale qu’est le livre de l’Exode, fait ainsi observer Luciano Zappella, laisse Pharaon dans l’anonymat («un nouveau roi» [Ex 1,8]) alors qu’elle fait passer à la postérité deux sages-femmes en spécifiant leur nom: «l’une se nommait Shiphra et l’autre Poua» (1,6): «À quoi reconduire un tel choix: à une lacune dans les sources? À un blanc de mémoire? À une forme de damnatio memoriae à l’égard du pharaon? Il y est évident que derrière ce choix [...] se trouve une conception de l’histoire qui renverse les priorités de la mémoire: il est plus important de rapporter le nom (et donc “de faire passer à l’histoire”) de deux sages-femmes anonymes [sic] que celui de l’homme le plus puissant de la terre»58. Ou encore, comme dans le cas du Ps 78, c’est la poésie qui assure la qualité mnémonique de l’histoire en amplifiant dans des versets serrés les hauts faits divins: «au désert, il fendait les rochers et les faisait boire comme à l’abîme ———––

55 J.L. SKA, «The Call of Abraham and Israel’s Birth-certificate (Gen 12:1-4α)», in ID., The Exegesis of the Pentateuch, FAT 66, Tübingen 2009, 66 (je traduis). Voir ainsi les men-tions d’Abraham en Is 41 8; 42,1; Jr 33,25-26; Ez 33,24; 1Ch 29,18; 2Ch 20,7; 30,6.

56 P.R. DAVIES, Memories of Ancient Israel. An Introduction to Biblical History – Ancient and Modern, Louisville 2008; à propos des livres d’Esdras et Néhémie, voir 115-122.

57 DAVIES, Memories, 118. 58 L. ZAPPELLA, Bibbia e Storia, Torino 2012, 27.

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 21 immense; d’un roc il faisait sortir des ruisseaux et descendre des eaux comme des torrents» (Ps 78,15-16). Le rythme soutenu, la dynamique du parallélisme, les effets d’allitération: la poésie est ici au service de la mémo-risation d’une histoire «amplifiée» par l’intervention divine. Il incombera toujours à l’historien d’enquêter sur l’histoire effective, notamment pour la confronter à l’histoire transmise. Toutefois, il importe que le même historien entende pour ce qu’elle est l’ «histoire remémorée». Bien des figures et des événements — sans parler des rapports de causalité — mentionnés dans le récit biblique échappent à l’enquête historique parce qu’ils relèvent d’une sphère de la réalité distincte de celle dans laquelle opère l’historiographie critique. Toutefois, à la manière de nombreux historiens qui ont appliqué à leur domaine spécifique la perspective de l’histoire culturelle, l’historien «biblique» gagne à mieux entendre le «jeu de langage» historio-graphique spécifique de la Bible — celui de l’histoire remémorée, opératrice d’identité sociale et croyante — en se mettant à l’école des approches atten-tives à la logique de cette mémoire59. La catégorie de «mémoire culturelle», écrit Davies dans sa conclusion, «fournit un outil conceptuel meilleur que celui d’histoire, de mythe ou de tradition pour identifier la spécificité des récits bibliques à propos du passé parce qu’elle réfléchit mieux la manière selon laquelle le passé était compris et utilisé dans les anciennes sociétés. Considérer les récits bibliques comme une collection judéenne de mémoires culturelles, intégrées dans des narrations continues, permet à l’historien de mieux comprendre les problèmes qu’ils soulèvent pour la reconstruction historique conventionnelle mais projette également davantage de lumière sur l’histoire qui se trouve derrière ces mémoires et leur production littéraire»60. ———––

59 Voir par exemple N.P. LEMCHE, «Did a Reform Like Josiah’s Happen?», in P.R. DAVIES – D.V. EDELMAN, ed., The Historian and the Bible: Essays in Honour of Lester L. Grabbe, Library of Hebrew Bible/Old Testament Studies 530, New York 2010, 11-19.

60 DAVIES, Memories, p. 122 (je traduis). Le modèle de l’histoire remémorée s’applique-t-il au Nouveau Testament? Les récits de Lc et de Jn font émerger la dynamique de la mémoire pascale, sous-jacente aux quatre récits, et unifiant le personnage de Jésus de part et d’autre de sa mort-résurrection: «Et elles se souvinrent de ses paroles» (Lc 24,8); «quand donc il se fut réveillé d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il disait cela; ils crurent l’Écriture et la parole que Jésus avait dite» (Jn 2,22; cf. Jn 12,16). L’approche des récits évangéliques en termes de «mémoire culturelle» est un front de recherche vivace, comme en témoignent les deux ouvrages collectifs: A. KIRK – T. THATCHER, ed., Memory, Tradition, and Text. Uses of the Past in Early Christianity, Semeia Studies 52, Atlanta – Leiden 2005; L.T. STUCKENBRUCK – S.C. BARTON – B. G. WOLD, ed., Memory in the Bible and Antiquity, WUNT 212, Tübingen 2007; cf. également T. THATCHER, Why John Wrote a Gospel. Jesus—Memory—History, Louisville 2006; A. LE DONNE, The Historiographical Jesus. Memory, Typology, and the Son of David, Waco 2009; T. SÖDING, Die Verkündigung Jesu—Ereignis und Erinnerung, Freiburg 2011.

22 JEAN-PIERRE SONNET, S.I.

CONCLUSION

Faire œuvre d’exégèse, c’est se découvrir gardien de l’histoire dans bien des sens. C’est répondre d’abord de l’histoire racontée, en tant que forme de mémoire culturelle, c’est-à-dire en tant qu’histoire remémorée. Il faut en effet que soit respectée la revendication interne des écrits de la Bible à raconter l’histoire (à moins, évidemment, que la narration ne se présente comme «parabole», dans l’ordre de la fiction). L’histoire remémorée va de pair avec un «réalisme de l’événement» — «Pour la foi qui se fonde sur la Bible», écrit ainsi Ratzinger, «le réalisme de l’événement est une exigence constitutive»61. La stylistique de l’événement particulier et de l’enchaîne-ment des événements dans une histoire présentée comme réelle est par ailleurs un aspect remarquable de l’art biblique du récit62. On voit mal en effet la narration biblique raconter le passage de la Mer ou la résurrection de Jésus, dans une mise en scène de la réception croyante de ces prodiges (voir Ex 14,31; Mt 28,17; Lc 24,8.34-35; Jn 20,8), sans soutenir concurremment l’effectivité de ces événements dans l’histoire: ce serait rendre vaine la foi que ces récits appellent. Aussi riche que soit leur articulation littéraire, les récits de la Bible ne sont pas clos sur eux-mêmes, mais ouverts sur un réel homogène au nôtre, et donc sur une histoire homogène à la nôtre. Il n’y a en ceci aucun fondamentalisme — l’interprétation du «comment» de l’événe-ment étant de toute façon remise à l’intelligence croyante — mais bien plutôt une fidélité au pacte de lecture proposé par le récit. Faire œuvre d’exégèse, c’est développer en même temps un intérêt jaloux à l’égard du Proche-Orient ancien et du monde antique méditerranéen, c’est-à-dire du monde qui a vu la naissance de la Bible. Il y va de la perception de l’épaisseur historique des Écritures bibliques et de l’attention à la particu-larité de la révélation divine qui s’y dit. Cet intérêt portera à donner tout leur poids aux analogies empiriques qu’offrent les cultures anciennes, en raison de leur pouvoir heuristique, mais aussi parce qu’à partir d’elles se comprend mieux la spécificité biblique. Cet intérêt reconduit toujours à l’énigme de la genèse complexe des écrits de la Bible, en refusant de «niveler un texte qui a son relief et qui ne cherche pas à cacher l’existence de ses propres aspéri-tés»63; il incitera à méditer sur cette genèse à partir des hypothèses de croissance les plus raisonnables, et notamment celles qui mettent en lumière

———–– 61 RATZINGER, «Il rapporto tra Magistero della Chiesa ed esegesi», 59 (je traduis); cf.

STERNBERG, Poetics, 23-35. 62 À propos du réalisme historique, «history like», du récit biblique, voir E. AUERBACH,

Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Tel 14, Paris 1968, 11-60; H.W. FREI, The Eclipse of Biblical Narrative. A Study in Eighteenth and Nineteenth Century Hermeneutics, New Haven 1974, 1-16; J.-P. SONNET, L’alleanza della lettura. Que-stioni di poetica narrativa nella Bibbia ebraica, Roma 2011, 176-181 et 289-307.

63 J.L. SKA, «Les vertus de la méthode historico-critique», NRTh 131 (2009) 726.

LA BIBLE ET L’HISTOIRE 23 l’intelligence exégétique des rédacteurs bibliques. Faire œuvre d’exégèse devient alors répondre de leur exégèse. À travers une telle enquête, vécue dans la responsabilité croisée des chercheurs spécialisés et des lecteurs-étudiants, se prolonge le mouvement amorcé par la Bible elle-même: la «recherches dans les écrits» et dans les archives que met en scène le livre d’Esdras, ou encore la remontée attentive vers les sources et les témoins que mentionne le prologue de Luc. Car, encore et toujours, il y a à «dégager les leçons du passé» (Ps 78,2). Université Pontificale Grégorienne Jean-Pierre SONNET, S.I. Piazza della Pilotta 4 00187 Roma (Italia)

RIASSUNTO Pour le document de la Commission Biblique de 1993, la méthode historico-critique représente la voie royale de l’exégèse. Comment honorer aujourd’hui un tel «devoir d’enquête», alors que la méthode passe elle-même par un moment critique? À partir d’ouvertures récentes de la recherche, l’article fait émerger certaines priorités méthodologiques: il s’agira de privilégier les enquêtes sur des phénomènes circonscrits (à préférer aux hypothèses d’ensemble), sur la base d’analogies empiriques, dans une attention redoublée à l’herméneutique biblique et au statut du récit historiographique de la Bible en tant que «mémoire culturelle». Parole chiave: Commission biblique pontificale. L’interprétation de la Bible dans l’Église. Méthode historico-critique. Modèles empiriques. Proche-Orient ancien. Exégèse intra-biblique. Herméneutique de l’innovation. Mémoire culturelle.

ABSTRACT For the 1993 document of the Biblical Commission, the historical-critical method represents the royal way in biblical exegesis. How to implement the historical and critical inquiry nowadays, when the method itself is at a crossroads? On the basis of new fronts in current research, the article indicates some methodological priorities: the importance of local phenomena (rather than comprehensive hypotheses), based on empirical analogies, with a special attention to biblical hermeneutics and to the identity of biblical historiography as “cultural memory”. Keywords: Pontifical Biblical Commission. Interpretation of the Bible in the Church. Critical-historical method. Empirical models. Ancient Near East. Inner-biblical exegesis. Hermeneutics of Innovation. Cultural memory.