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Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste
Claudine Tiercelin
Éditeur : Collège de FranceDate de mise en ligne : 4 avril 2013Collection : Philosophie de laconnaissanceISBN électronique : 9782722601888
http://books.openedition.org
Référence électronique :TIERCELIN, Claudine. Hilary Putnam,l’héritage pragmatiste. Nouvelle édition [enligne]. Paris : Collège de France, (n.d.)(généré le 16 janvier 2014). Disponible surInternet : <http://books.openedition.org/cdf/2010>. ISBN : 9782722601888.
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© Collège de France, Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540
Né en 1926 à Chicago, Hilary Putnam est l’une des grandes figures de la
philosophie contemporaine, dont l’œuvre diversifiée traverse la philosophie des
mathématiques, des sciences, de l’esprit et du langage, mais également
l’éthique et la métaphysique. Critique de l’empirisme logique, ne cessant
d’affirmer son réalisme interne, Putnam s’est peu à peu rapproché du
pragmatisme, qui constitue à ses yeux la meilleure parade, théorique et
pratique, au relativisme.
C’est cet itinéraire que l’on retrace ici. La finesse de la lecture des pragmatistes
classiques – Peirce, James, Dewey, ou encore Wittgenstein – ainsi que l’extension
proposée du concept de pragmatisme permettent d’apprécier l’ambivalence de
l’œuvre de Putnam mais aussi de l’un des courants philosophiques majeurs du
xxe siècle.
CLAUDINE TIERCELIN
Professeur du Collège de France, chaire de métaphysique et de philosophie de la
connaissance
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 1
SOMMAIRE
Introduction
Chapitre 1. Un point de départ anti-pragmatiste ?Un brin d’histoireLa critique du positivisme en philosophie des mathématiques et en logiqueLe rejet du positivisme en philosophie des sciencesL’anti-vérificationnisme en philosophie du langage. La théorie causale de la référenceLe réalisme scientifique et l’hypothèse fonctionnaliste en philosophie de l’espritVers le réalisme métaphysiqueUn réalisme anti-pragmatiste donc ?
Chapitre 2. Vers le réalisme interne ou « pragmatique »L’impossible dichotomie fait/valeurDe la critique du réalisme métaphysique à l’affirmation du réalisme interneLe réalisme interne et l’anti-réalisme dummettienLes pragmatistes classiques et la vérité
Chapitre 3. Pragmatisme et réalisme à visage humainLa relativité conceptuelle et le recul de la définition peircienne de la véritéUn nouveau modèle de l’esprit : le rejet du mentalisme et du fonctionnalismeL’élargissement de la notion de rationalitéLe primat de la pratique : le modèle pragmatiste
Chapitre 4. Vers le réalisme naturelLa menace relativisteLe réalisme naturel et la perceptionLes implications du réalisme naturelLa parade pragmatiste à la crainte de la perte du monde
Conclusion
Bibliographie
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 2
NOTE DE L’ÉDITEUR
Ce livre a été publié initialement en 2002, sous le même titre, aux Presses Universitaires
de France dans la collection 'Philosophies'. Il est ici réédité intégralement. Le texte est
identique, y compris pour ce qui est des références et de la bibliographie. Outre quelques
corrections d'orthographe et de style, les seules modifications sont typographiques
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 3
Introduction
1 Le pragmatisme a près d’un siècle et demi d’existence. C’est assez pour marquer l’histoire
intellectuelle d’un pays, trop peu sans doute pour marquer l’histoire de la philosophie
tout court. Il semble bien pourtant que va en augmentant le nombre de ceux pour qui le
pragmatisme n’est plus seulement « la tradition la plus significative de la philosophie
américaine »1, mais une approche philosophique à part entière, voire pour certains, « la »
position philosophique correcte.
2 Bonnes ou mauvaises, à l’image des lectures et des contresens qui entourent depuis
toujours le pragmatisme2, les raisons de ce regain d’intérêt sont aussi diffuses que
diversifiées, et difficiles à évaluer : elles passent d’abord, depuis une trentaine d’années,
par une meilleure connaissance des pragmatistes classiques, mal jugés (James ou Dewey),
voire ignorés y compris chez eux (Peirce), et par une quantité de travaux éminents sur le
plan de la simple histoire de la philosophie. Mais elles procèdent aussi, chez certains
philosophes de la tradition analytique – héritière, puis critique (à partir des années 1960)
de l’empirisme logique –, de la déception suscitée par leur propre courant, jugé incapable
d’adapter aux fins humaines (éthiques et politiques) ses indéniables succès en philosophie
des sciences, du langage ou de l’esprit. Le pragmatisme serait ce nouveau souffle, « une
voie médiane »3 qui permettrait aussi la réconciliation de deux courants majeurs de la
philosophie contemporaine : les continentaux (plus volontiers lecteurs de Heidegger,
Foucault ou Derrida) et les analytiques (plus proches de Quine, Davidson ou Fodor). Mais
l’engouement pour le pragmatisme relève aussi parfois de l’idéologie nostalgique du
« retour aux sources », vers une tradition, « typiquement » américaine certes, mais dont
on se prend à rêver qu’elle pourrait réapprendre aux Européens ce qu’ils lui avaient
appris hier et ont eu le tort d’oublier4. D’où l’insistance sur les liens profonds qui
uniraient le pragmatisme avec le terroir transcendantaliste américain aux racines si
européennes (propre à des auteurs comme Emerson, remis à l’honneur par Stanley
Cavell), mais aussi avec certains auteurs (au premier rang desquels, Wittgenstein et
Austin) qui, sans tomber dans l’illusion métaphysique du « réalisme robuste », n’en ont
pas moins prôné le retour à l’« esprit réaliste5 » – entendons : un esprit qui se sent chez lui
(at home, down to earth) et qui sait voir, en séjournant dans le banal et l’ordinaire.
3 À des degrés divers, l’appartenance aujourd’hui revendiquée par Hilary Putnam au
courant pragmatiste relève de ces trois grands registres : d’abord parce que celui qui, né
en 1926 à Chicago, fut l’élève de Reichenbach6 et le jeune collègue de Carnap, n’est pas
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 4
seulement, avec Quine, Davidson ou Rawls, l’une des grandes figures de la philosophie
analytique du XXe siècle : il est aussi un remarquable historien du pragmatisme classique.
Sur son fondateur, Peirce – et à une époque où il semblait aller de soi qu’il n’y avait pas
d’autre tradition logique en dehors de Frege et Russell –, on doit, entre autres, à Putnam
des articles sur le vague et la logique trivalente, ou plus récemment, en philosophie des
mathématiques, sur le traitement du continu7 ; sur James, souvent présenté comme « la
figure majeure du pragmatisme », ce sont de minutieuses analyses consacrées à la théorie
de la vérité, mais aussi, en collaboration avec Ruth Anna Putnam, à la perception, ou à
l’éthique ; sur Dewey, enfin, dont Putnam se dit de plus en plus proche, se multiplient les
hommages et les textes (ici encore en collaboration avec R. A. Putnam) sur l’épistémologie
ou sur le rôle de l’éducation dans l’accès à la démocratie8.
4 Mais, aussi bien dans Renewing Philosophy que dans Words and Life ou, plus nettement
encore, dans ses Dewey Lectures comme dans la préface de Pragmatism an open question,
Putnam dit aussi avoir été progressivement conduit au pragmatisme par sa prise de
conscience d’une difficulté centrale : comment continuer à promouvoir les idées de
tolérance et de pluralisme inhérentes à la société ouverte (ou des Lumières) sans sombrer
dans « le scepticisme épistémologique, voire le scepticisme moral corrosif, qui vont
nécessairement de pair avec cette tolérance et ce pluralisme, et qui risquent toujours
d’amener l’autoritarisme moral »9 ? Face au réalisme métaphysique et scientiste – à cette
« métaphysique réactionnaire » issue, selon lui, d’une certaine interprétation de la
tradition empiriste (et analytique), présente par exemple chez Hartry Field ou Graham
Harman, mais aussi, comme on le verra, chez Quine et Putnam lui-même –, et face aux
réactions « relativistes » tout aussi « irresponsables »10 que ce réalisme a engendrées
(dont Richard Rorty est l’une des figures), le pragmatisme semble désormais à Putnam la
meilleure réponse à « notre crainte de la perte du monde », la meilleure manière, pour
reprendre le titre (deweyen) de Renewing Philosophy, de « renouer avec » la philosophie et
de la « renouveler ».
5 Car ce que Putnam trouve « attirant » dans le pragmatisme, ce n’est pas une « théorie
systématique », c’est plutôt « un certain groupe de thèses » – en lesquelles peuvent se
retrouver selon lui des auteurs aussi variés que Peirce, James ou Dewey, mais aussi
Wittgenstein, Austin, voire Husserl et Aristote – et qu’il résume ainsi :
(1) l’antiscepticisme […] ; (2) le faillibilisme […] ; (3) la thèse selon laquelle il n’y a pasde dichotomie fondamentale entre les « faits » et les « valeurs » ; (4) et la thèse selonlaquelle, en un certain sens, la pratique est première en philosophie11.
6 Mais à tant s’élargir, le pragmatisme ne risque-t-il pas de se vider de tout contenu ? C’est
l’une des questions qui se pose, en fait, dès sa naissance à Harvard en 1870, le concept
prenant très vite, comme le note Peirce, « une signification bien plus large que celle
initialement visée »12. Schiller allait finir par trouver autant de pragmatismes que de
pragmatistes : devient alors délicate, voire saugrenue, l’idée d’une contribution spécifique
du pragmatisme à la philosophie. Le mérite d’une analyse comme celle de Putnam est
sûrement au départ – sans négliger les différences, y compris chez les fondateurs – de se
concentrer sur les points communs et, surtout, de se les réapproprier. Aussi, plus encore
que l’appréciation du pragmatisme, est-ce l’itinéraire philosophique qui est ici précieux,
ce « voyage du familier au familier », ou cet « aller-retour du réalisme au réalisme », ainsi
que Putnam décrit lui-même son évolution vers le réalisme « naturel » ou
« pragmatique »13.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 5
7 Ce sont les grandes étapes de ce parcours que nous nous proposons, dans ce qui suit, de
présenter. Il ne s’agira évidemment pas de détailler les contributions aussi multiples que
considérables de Putnam aux mathématiques, à la physique quantique, à la philosophie
des sciences, à la philosophie du langage ou à la philosophie de l’esprit, ou encore à la
philosophie morale et politique14. Simplement, à la lumière des transformations du
réalisme et de l’interprétation du pragmatisme qui est proposée, on tentera de saisir le
sens de cet héritage chez le philosophe Putnam, afin de mieux cerner, chemin faisant, par
ce qui est mis en évidence et peut-être aussi par ce qui est tu, la nature de la possible
contribution du pragmatisme à la philosophie. Sans refuser d’emblée d’envisager que le
terme « pragmatisme » puisse se révéler n’être en définitive qu’une coquille vide.
NOTES
1. RHF, 15.
2. Cf. Tiercelin, 1993a, p. 5 ; Cometti, 1994, p. 439sq.
3. DL, 447.
4. D’où une exhortation conjointe, parfois, à revenir aux authentiques « pionniers » (ou
interprètes) du positivisme logique, Européens exilés aux Amériques, que la philosophie anglo-
saxonne des quarante dernières années a trop vite décriés.
5. Par ex. C. Diamond, The Realistic Spirit, Wittgenstein, Philosophy, and the Mind, Cambridge (Mass.),
MIT Press, 1991 ; S. Laugier, Du réel à l’ordinaire, Paris, Vrin, 1999.
6. Putnam a soutenu sa thèse sur les probabilités en 1951 avec H. Reichenbach, The Meaning of
Probability in Application to Finite Sequences, New York and London, Garland, 1990.
7. Cf. « Peirce le logicien » (1982), repris dans RHF, 450-463 ; « Vagueness and alternative logic »
(1983), repris dans PP-3, 271-282 ; l’introduction (en collaboration avec K. Ketner) à C. S. Peirce, Le
raisonnement et la logique des choses, 1995.
8. Cf. « William James’s Theory of Truth », in R. A. Putnam (éd.),The Cambridge Companion to
William James, Cambridge UP, 1997, 166-185 ; RHF, chap. 16-17 ; POP, chap. 1 ; les Dewey Lectures ;
WL, chap. 8. – Les références à Dewey se multiplient à partir de 1989 : « Dewey’s Logic :
Epistemology as Hypothesis », Transactions of the C. S. Peirce Society, XXVI, 1989, p. 407-434, repris
in WL, chap. 10 ; RHF, chap. 11 ; Ph, chap. 9, p. 180-200. – Sur l’apport du pragmatisme en général,
voir le chapitre : « The Inheritance of Pragmatism », WL, 151-244.
9. POP, 2.
10. DL, 447.
11. WL, 152.
12. Peirce, 5.414 (The Collected Papers of C. S. Peirce, auxquels nous renvoyons, selon l’usage, par
numéro de volume puis de paragraphe.)
13. La recherche obstinée par Putnam de « ce qui peut être sauvé de la tradition Réaliste » est ce
que Rorty, qui s’est souvent étonné que Putnam juge si différents leurs pragmatismes respectifs,
tient finalement pour leur vrai point de désaccord. Cf. R. Rorty, « Réponses à Hilary Putnam », in
Cometti, 1992, p. 249.
14. On se fera une petite idée de l’amplitude de l’œuvre putnamienne en consultant la liste des
quelque 200 articles et 16 ouvrages recensés par les éditeurs de POQ (pour la période 1964-1994).
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 6
INDEX
Mots-clés : Hilary Putnam, pragmatisme
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 7
Chapitre 1. Un point de départ anti-pragmatiste ?
Un brin d’histoire
1 Un étudiant à qui l’on demanderait de revenir sur les cinquante dernières années qui ont
marqué l’histoire de la philosophie américaine pourrait, suggère Putnam, les raconter,
comme suit :
Jusque dans les années 1930, la philosophie américaine était informe et vide. Puisvinrent les positivistes logiques et, depuis près de cinquante ans, la plupart desphilosophes américains sont devenus positivistes. Ce développement eut le mérited’introduire en la matière de « hautes exigences de précision » ; la philosophie estdevenue « claire » et chacun a dû se mettre un tant soit peu à la logique. Mais celaeut aussi d’autres conséquences. Les points de doctrine (supposés) centraux despositivistes logiques étaient faux – selon le stéréotype, les positivistes logiquessoutenaient que tous les énoncés doués de sens sont soit (1) des énoncés vérifiablesrelatifs à des sense data soit (2) des énoncés « analytiques », tels que les énoncés dela logique et des mathématiques. Ils croyaient en une distinction tranchée entre lesaffirmations synthétiques (i.e. les affirmations empiriques, qu’ils identifiaient à desaffirmations sur des sense data) et les énoncés analytiques : ils ne comprenaient pasque les concepts sont chargés de théorie ou qu’il existe quelque chose comme desrévolutions scientifiques. Ils pensaient qu’on peut faire de la philosophie dessciences d’une manière parfaitement anhistorique. Quine montra que des questionsontologiques, telles que celle de savoir si les nombres existent réellement, ont unsens, contrairement à la thèse positiviste selon laquelle toutes les questionsmétaphysiques sont des non-sens – et contribua par là à la renaissance de lamétaphysique réaliste aux États-Unis. Peu de temps après1, il déterminait que ladistinction analytique-synthétique est intenable. Plus tard, Quine montrait quel’épistémologie pouvait devenir une partie des sciences de la nature2. Et moi jecontribuais à démolir plus avant le positivisme logique en démontrant que ladichotomie entre « termes observationnels » et « termes théoriques » est intenable.Ce qui traçait la voie d’un robuste réalisme métaphysique auquel je renonçai (àregret) au milieu des années 19703.
2 Cette histoire est certes « en partie fictive », sans nuance sur la diversité des positions, et
exagère l’influence réelle exercée par le positivisme à la fin des années 19404. Mais elle
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 8
comporte aussi maints éléments justes, à commencer par la mise en évidence du rôle
important qu’y jouent Quine et Putnam lui-même, d’abord héritiers du positivisme
logique avant d’en devenir les plus ardents critiques5. Quant au « vide » des années
1920-1930 décrit par l’histoire et qui vise la période au cours de laquelle le pragmatisme a
occupé la scène philosophique, associé surtout à la figure de John Dewey (plus encore que
de William James), il en dit long aussi sur le mépris dans lequel la nouvelle philosophie
tient le pragmatisme.
3 Car la position de Putnam, dans les années 1960-1970, n’est guère différente de celle
qu’exprime Quine en 19756, quand il dégage ce que pourrait être l’apport spécifique du
pragmatisme à la philosophie. Sur les cinq points marqués par l’empirisme au cours des
deux derniers siècles et jugés par lui décisifs – le passage des idées aux mots, celui des
mots aux énoncés, celui des énoncés aux systèmes d’énoncés, l’abandon du dualisme
analytique-synthétique, le naturalisme7 et l’abandon corrélatif de l’aspiration à une
philosophie première supérieure à la science – à l’exception du dernier, on ne trouve,
selon Quine, aucun apport vraiment propre aux pragmatistes8. Au point qu’on pourrait
aussi bien rayer le mot du vocabulaire. Sans doute, sur les trois premiers points au moins,
Peirce mérite-t-il d’être pris en considération : il a tenté par sa maxime pragmatiste9 de
développer une « sémantique behavioriste »10 qui est en partie réussie. Mais il reste
confus, et sa théorie de la vérité invite à un « idéalisme » anthropocentrique, un
« protagoréanisme social », justifiant la lecture « humaniste » qu’en fera F. C. S. Schiller.
Dans le meilleur des cas, sa maxime n’est rien de plus que la théorie vérificationniste de la
signification proposée par le Cercle de Vienne11, dont Quine considère par ailleurs qu’il
faut la rejeter.
4 En présentant Peirce comme « l’un des premiers vérificationnistes », Putnam émet un
diagnostic voisin. Au pire, les pragmatistes (au premier rang desquels Dewey) ont une
épistémologie trop confuse pour qu’on envisage de la sauvegarder ; au mieux, le
pragmatisme n’est qu’un double du vérificationnisme et de l’opérationnalisme des
positivistes logiques12.
5 Or dans les quatre domaines où s’exerce sa réflexion entre 1964 et 197413 –
mathématiques et logique, philosophie des sciences, philosophie de l’esprit, et
philosophie du langage –, et en dépit de son admiration pour Carnap et Reichenbach14,
Putnam prend bientôt ses distances avec ses maîtres et devient, avec Quine, l’un de leurs
plus violents critiques.
6 Si le « robuste » réalisme scientifique adopté alors va donc de pair avec un « réalisme
métaphysique » ou avec « l’idée que la manière de résoudre les problèmes philosophiques, est
de construire une meilleure image scientifique du monde » et que la tâche du philosophe
consiste « à anticiper pour nous comment la science résoudra nos problèmes
philosophiques »15, on ne s’étonnera pas que, pour Putnam et quelques autres alors,
« être un réaliste », ce soit simplement « rejeter le positivisme » ou encore « l’idée que les
énoncés des sciences naturelles nécessitent une réinterprétation philosophique »16.
La critique du positivisme en philosophie desmathématiques et en logique
7 À la suite de Quine, en adoptant le « principe d’indispensabilité », on peut montrer que
certaines questions discréditées par les positivistes (telles que : « les nombres existent-
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 9
ils ? ») ne sont pas de pseudo-questions métaphysiques17, qu’elles ont un sens et ne sont
pas « linguistiquement déviantes »18. À condition « d’enrégimenter » comme il faut notre
langage dans la notation quantificationnelle, on peut pratiquer une ontologie
« inoffensive » qui revient moins à poser l’existence d’un monde platonicien séparé
d’entités abstraites qu’à le « justifier en dernière analyse par l’utilité de ce qui est ainsi
posé dans ce monde »19. Adopter une « perspective réaliste » (peut-être déconcertante,
voire incompatible avec la plupart des philosophies réalistes des sciences)20, ce n’est donc
pas choisir entre platonisme et nominalisme21, ni s’occuper de la question des
« fondements des mathématiques », qui n’a pas grand sens22. C’est s’intéresser, comme
Kreisel l’a montré, à l’objectivité, en s’aidant de « l’élégante formulation » donnée par
Michael Dummett du réalisme, qui n’oblige pas du tout à « s’engager envers l’existence
d’objets mathématiques » : un réaliste (relativement à une théorie ou à un discours
donné) est quelqu’un qui soutient (1) que les phrases de cette théorie ou de ce discours
sont vraies ou fausses, et (2) que ce qui les rend vraies ou fausses est quelque chose
d’extérieur23. Ainsi, contre le vérificationnisme positiviste, « les éléments de la science
sont soit vrais soit faux (même s’il arrive souvent que nous ne sachions pas quel est le
cas) » et contre l’opérationnalisme et le conventionnalisme positivistes, « leur vérité ou
fausseté ne consiste pas dans le fait d’être des manières extrêmement dérivées de décrire
des régularités dans l’expérience humaine »24.
8 Ainsi défini, le réalisme sera sans réserve et unifié.
Il n’est pas possible d’être réaliste relativement à une théorie physique etnominaliste relativement à une théorie mathématique25.Un réaliste cohérent doit l’être non seulement relativement à l’existence des objetsmatériels, au sens usuel, mais aussi relativement à l’objectivité de la nécessitémathématique et de la possibilité mathématique (ou, ce qui est équivalent, del’existence des objets mathématiques) et aux entités qui ne sont ni des objetsmatériels ni des objets mathématiques, en particulier les champs et les grandeursphysiques26.[Car] une interprétation raisonnable de l’application des mathématiques au mondephysique exige une interprétation réaliste 27. En réalité, les restrictions du nominalisme sont aussi désastreuses pour les sciencesempiriques que pour les sciences formelles ; ce n’est pas seulement les« mathématiques », mais aussi la physique que nous devrions alors abandonner28.
Dans Philosophie de la logique, Putnam prend l’exemple de la loi newtonienne de la
gravitation29 et montre qu’elle « transcende tout à fait ce qui peut être exprimé en
langage nominaliste ». Pour dire que cette loi est vraie, il faut non seulement quantifier
sur des entités telles que forces, masses, distances, mais, si l’on veut que « la mesure » ait
un sens30, accepter des notions telles que celles de fonction et de nombre réel.
9 Mais être réaliste, c’est avoir aussi un nouveau regard sur les concepts d’a priori et d’
analytique, et sur la logique et les mathématiques, conçues désormais comme des sciences
empiriques.
10 Sa réflexion sur l’histoire de la géométrie montre à Putnam que l’a priori ne peut être
entendu en un sens « absolu »31, i.e. indépendamment du corps de connaissances dans
lequel il s’inscrit :
Que les axiomes de la géométrie d’Euclide impliquent des énoncés tels que « On nepeut revenir au même endroit en se déplaçant en ligne droite » est certes une vériténécessaire ; mais il y a toute la différence au monde entre dire que cet énoncé seraitvrai si l’espace était euclidien, et dire que l’énoncé est nécessairement vrai32.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 10
Ce qui donne l’illusion que les axiomes de la géométrie sont a priori et analytiques33, c’est,
d’une part, qu’on omet de voir en la géométrie euclidienne une théorie de l’espace
physique, une théorie sur le monde (donc synthétique), qui n’avait le statut de paradigme
absolu que parce qu’on n’avait pas encore conçu un autre paradigme ; et c’est, d’autre
part, qu’on se trompe sur le sens des entités physiques ; or celles-ci ne sont pas
littéralement définies opérationnellement, comme le veut l’imagerie positiviste : elles
sont en un sens très compliqué « définies » par des systèmes de lois34.
11 Il faut donc rejeter l’idée que les « énoncés factuels » sont tous et toujours « empiriques »,
susceptibles de test expérimental ou observationnel35, et revenir sur la distinction
exagérée entre mathématiques et sciences empiriques. Certes, les mathématiques ne sont
pas une science expérimentale ; elles sont plus a priori que la physique (non que « ses
théorèmes soient des conventions ou des règles de langage, qui, par conséquent, ne disent
rien »). Mais il y a bien en mathématiques « un mélange de postulation, de test quasi
empirique et de révolution conceptuelle conduisant à la formation de paradigmes
contextuellement a priori »36. Il faut en dire autant de la logique, et en tirer les
conséquences. Rien en mathématiques ni en logique n’est en droit non révisable.
Convaincu du reste par le physicien David Finkelstein que la meilleure interprétation de
la mécanique quantique implique (comme l’avait avancé von Neumann) l’abandon d’une
loi logique traditionnelle, la loi distributive de la logique propositionnelle37, Putnam
soutient que, de même que la géométrie euclidienne a été remplacée par la relativité
générale (on a montré qu’elle était empiriquement fausse), de même, la logique
aristotélicienne s’est révélée empiriquement fausse et semblablement balayée par la
mécanique quantique38.
12 Mais les choses sont plus complexes, comme en témoigne l’analyse de la distinction
analytique-synthétique39. Car, s’il suit le rejet quinien, Putnam admet l’existence d’une
classe « triviale » d’énoncés analytiques40 : certes, si un terme est pris dans une famille de
lois (comme c’est le cas des concepts de la physique), aucun des énoncés dans lesquels il
figure n’est analytique. Mais le terme « célibataire » dans la phrase (a) « aucun célibataire
n’est marié » semble bien analytique (i.e. invérifiable et irréfutable) 41, puisqu’il semble
n’avoir à première vue aucun lien systématique avec une famille de lois, et qu’on peut
raisonnablement prédire qu’il en sera toujours ainsi. Sans avoir pour autant de preuves
décisives, on prend donc appui sur les connaissances dont on dispose, qui donnent des
« raisons » de dire que, sauf à adopter une nouvelle « définition » du mot célibataire, on
ne rencontrera aucun « fait expérimental » conduisant à changer d’opinion sur la valeur
de vérité de cette phrase. Partant, on peut sans remords qualifier (a) d’« analytique », et la
traiter au fond comme un point inamovible de notre langage. « Les énoncés analytiques
sont des énoncés que nous acceptons tous et pour lesquels nous ne donnons pas de
raisons42. » Toutefois, que (a) soit analytique est désormais une assertion elle-même
réfutable, qui serait par exemple réfutée si l’on découvrait qu’une loi scientifique
s’applique à tous les célibataires et à eux seuls : qu’ils souffrent par exemple d’une
névrose de frustration sexuelle qui leur est propre. Prédire que (a) est analytique, c’est
donc faire un pari sur l’avenir de la science, pari à la fois « rationnel » et révisable43.
13 Comme on le voit, ce qui caractérise l’attitude réaliste est déjà lié chez Putnam à ce qui va
constituer un élément clé de son pragmatisme : une certaine idée de la rationalité. D’une
part, en effet, affirmer que logique et mathématiques sont proches de la connaissance
empirique, c’est dire que « le critère de la vérité en mathématiques, juste autant qu’en
physique, c’est le succès de nos idées en pratique »44, et que « la connaissance mathématique
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 11
est corrigible et non absolue »45 ; mais c’est aussi prendre au sérieux le fait qu’on ne peut
s’empêcher de voir une distinction, quel que soit par ailleurs le bien-fondé des arguments
démontrant le contraire, et qu’il faut donc ici aussi se demander :
Qu’est-ce qui se passe dans un énoncé quand il est analytique ? Qu’est-ce que lesgens font avec ? […] À quoi cela sert-il d’avoir une distinction ? Que fait-on de cesénoncés ainsi délimités ? […] Le vrai problème n’est pas de décrire le jeu de langageque nous jouons avec des mots tels que “signification” et “compréhension”, mais derépondre à la question plus profonde : « À quoi rime le jeu46 ? »
Le rejet du positivisme en philosophie des sciences
14 Mais il faut aussi revenir sur la distinction entre termes observationnels et termes
théoriques, et affirmer que les énoncés de la science sont soit vrais soit faux (et pas
seulement confirmés ou non).
15 Pour la plupart des positivistes, en effet, un énoncé scientifique doit pouvoir s’exprimer
dans un langage qui n’emploie (en plus du vocabulaire logique) que des termes
observationnels comme « rouge », « touche », etc. (termes pouvant faire référence à des
« expériences subjectives » [des sense-data] plutôt qu’à des objets physiques). La science
n’est dès lors rien d’autre qu’un dispositif permettant de prédire des régularités dans le
comportement de ces « observables », les inobservables (les microbes, par exemple)
n’étant que des « constructions » introduites pour nous aider à prédire le comportement
des observables.
16 Contre l’« idéalisme berkeleyen » qu’il voit ainsi se profiler, Putnam réagit dans « Ce que
les théories ne sont pas » et dans « Explication et Référence »47. Dans le premier texte, il
montre que la dichotomie positiviste entre « observationnel » et « théorique » « n’a pas
les reins bien solides »48. (1) Si un terme observationnel ne peut s’appliquer à une entité
non observable, autant dire qu’il n’y en a aucun. Qui ne voit en effet que, dans l’histoire
des sciences, les termes dénotant des entités non observables ont toujours été expliqués à
l’aide de locutions déjà disponibles et dénotant aussi des entités non observables ? Même
un enfant de trois ans est capable de comprendre une histoire de « gens trop petits pour
qu’on puisse les voir ». Or pas un seul terme théorique n’est intervenu dans cette
expression49. (2) Maints termes dénotant principalement ce que Carnap rangerait parmi
les « entités non observables » ne sont pas des termes théoriques. De plus, il existe
certains termes théoriques qui dénotent principalement des entités observables. (3) Des
comptes rendus observationnels peuvent contenir et contiennent souvent des termes
théoriques. (4) Une théorie scientifique peut ne dénoter que des entités observables (par
ex. la théorie darwinienne de l’évolution, lors de sa formulation originelle)50. 5) Enfin, il
n’existe pas un seul terme dont il soit vrai de dire qu’il ne pourrait pas être utilisé (sans
changer ou étendre sa signification) pour dénoter des entités non observables. « Rouge »,
par exemple, « fut utilisé par Newton, lorsqu’il postula que la lumière rouge est formée de
corpuscules rouges »51. De même on n’a aucune peine à montrer que les énoncés
observationnels peuvent contenir des termes théoriques, ou à imaginer une situation où
l’on aurait la phrase suivante : « Nous avons ainsi observé la création de deux paires
d’électron-positron »52. Sans nier qu’on ait besoin d’une notion comme celle de « compte
rendu observationnel », Putnam nie « qu’on puisse tracer une ligne de démarcation entre
les comptes rendus observationnels et les énoncés théoriques »53, et conclut qu’il faut
renoncer à se représenter les théories comme des « calculs partiellement interprétés »
dans lesquels seuls « les termes observationnels sont directement interprétés » (les
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 12
termes théoriques étant seulement « partiellement interprétés » ou, comme le disent
même certains, « partiellement compris »)54.
17 Mais l’on doit pouvoir dire aussi des énoncés de la science qu’ils sont vrais ou faux. Or
pour les positivistes, comme le notent Putnam et Smart, « seule la science formalisée dans
son ensemble a un contenu empirique » 55.
Il peut donc fort bien se faire qu’un énoncé scientifique individuel, S, soit en lui-même vide de contenu empirique, au sens où cela ne changerait rien dans nosprédictions (étant donné le corps des énoncés acceptés) que nous acceptions S ouque nous acceptions sa négation. Par exemple, il se peut que la théorie scientifiqued’une époque donnée, en 1970 par exemple, soit telle qu’en lui associant, soitl’énoncé que la température en un certain endroit du soleil est A, soit l’énoncé quela température en ce lieu est B (A et B étant des températures très différentes), iln’en résulte aucune nouvelle prédiction. […] Ces deux énoncés seraient toutsimplement dénués de valeur de vérité, donc ni vrais ni faux56.
Or supposons que, quelques années plus tard, la théorie scientifique change : ces énoncés
deviennent testables et ont désormais des valeurs de vérité, deviennent vrais ou faux au vu
des nouvelles observations.
18 On sait qu’à l’objection selon laquelle un même énoncé ne peut à la fois posséder et ne pas
posséder de valeur de vérité, les positivistes ont une parade : « ce n’est pas tout à fait le
même énoncé », le changement dans la théorie a changé la signification du terme
« température ». Mais c’est précisément à cette idée, qui selon lui « fait violence à toutes
celles que nous pouvons avoir sur l’identité et le changement de signification », que
Putnam s’attaque dans « Explication et Référence », en en dégageant les deux difficultés
majeures : si chaque nouvelle théorie sur les atomes, les gènes, la sclérose en plaques ou
le virus du sida doit changer la signification même de ces termes, alors l’idée même d’en
« apprendre plus » sur les atomes, les gènes ou le sida devient impensable. Toute théorie
qui prétend accroître notre connaissance est bien une découverte sur quelque chose dont
nous n’avons jamais parlé ou à quoi nous n’avions jamais pensé.
19 Ensuite, puisque les termes observationnels sont eux-mêmes chargés de théorie, ils
devraient eux aussi changer de signification au gré des changements de théorie ; on serait
alors conduit à la conclusion kuhnienne que des théories scientifiques différentes ont une
signification incommensurable : c’est rendre inintelligible le simple fait de pouvoir
comprendre les théories scientifiques antérieures.
20 De ces analyses, Putnam tire un réalisme sans compromis : la référence des termes
théoriques est fixée indépendamment des théories dans lesquelles ils figurent. Les
changements intervenant dans la théorie n’entraînent donc pas ipso facto de changement
d’ontologie : les sciences décrivent une réalité indépendante de nous, et le changement de
sens des termes théoriques (comme « masse » dans la théorie newtonienne et dans la
théorie de la relativité) n’implique pas que l’on cesse de parler d’une seule et même
réalité au-delà de nos théories.
À quelques exceptions près (comme Paul Feyerabend), les réalistes pensent que lesthéories scientifiques successives portent sur les mêmes choses : sur la chaleur, surl’électricité, sur les électrons, et ainsi de suite. Ce qui implique qu’on donne auxtermes comme « électricité » le statut de termes trans-théoriques (pour utiliser lenom que leur a donné Dudley Shapere), à savoir des termes ayant la mêmeréférence dans des théories différentes57.
Autant dire que les analyses menées au cours de la même période, en philosophie du
langage, sur la signification et la référence ne sont pas sans rapport avec le réalisme
défendu en philosophie des sciences58.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 13
L’anti-vérificationnisme en philosophie du langage. Lathéorie causale de la référence59
21 De même que l’introduction au volume 1 des Philosophical Papers revendiquait la
perspective réaliste, l’introduction au volume 2 dit bien qu’il s’agit de défendre une
« théorie non vérificationniste de la signification» et de critiquer toute philosophie
« vérificationniste » de l’esprit60.
22 La conception positiviste de la signification est, en effet, confuse : si on identifie la
signification (meaning) avec les preuves empiriques (evidence)61, et si, de surcroît, on
soutient que ce qui constitue la preuve d’un énoncé est fonction de la théorie totale dans
laquelle il se trouve, alors tout changement significatif dans la théorie devient un
changement dans la signification de tous les termes et énoncés constituants de la théorie.
Peirce, note Putnam, a vu la difficulté et admis que seul un changement dans
l’« information » dont quelqu’un dispose est un changement dans « la signification de ses
mots ». Mais la distinction entre la signification des mots de quelqu’un et ce qu’il croit des
faits, la distinction entre le désaccord sur le sens des mots et le désaccord sur les faits est
précisément centrale à tout concept de signification linguistique. Peut-être vaut-il donc
mieux, comme le suggère Quine, renoncer une fois pour toutes à la notion de
signification ?
23 C’est ce que fait, dans un premier temps, Putnam : quels que soient en effet les
changements pouvant intervenir, par exemple, dans notre théorie de la charge électrique,
il y a un élément dans la signification du terme « charge électrique » qui, lui, n’a pas
changé, et c’est la référence. La « charge électrique » fait référence à la même grandeur
même si notre théorie de cette grandeur a énormément changé. Il faut donc commencer
par substituer au problème de la signification celui de la référence62, puis réfléchir sur ce
qui peut bien « fixer » cette dernière.
24 Dès 1962, dans « Dreaming and “depth grammar” », Putnam refuse de définir un nom
général par tels ou tels critères a priori, censés être nécessaires et suffisants. Soit
l’exemple de la sclérose en plaques :
Ce que nous aimerions pouvoir dire, c’est qu’il y a (présumons-nous) dans le mondequelque chose – disons, un virus – qui cause normalement tels ou tels symptômes.Peut-être d’autres maladies produisent-elles à l’occasion (rarement) ces mêmessymptômes chez quelques patients. Lorsqu’un patient a ces symptômes, nous disonsqu’il a la « sclérose en plaques » – mais, bien sûr, nous sommes prêts à dire que nousnous trompons, si l’étiologie se révèle avoir été anormale. Et nous sommes prêts àclassifier des maladies comme des cas de sclérose en plaques, même si lessymptômes sont relativement déviants, s’il s’avère que la condition sous-jacente étaitle virus qui cause la sclérose en plaques, et que la déviance dans les symptômesétait, par exemple, une variation aléatoire. Selon cette conception, la questionintéressante n’est pas, pourrait-on dire, l’« extension » du terme « sclérose enplaques », mais qu’est-ce qui, si c’est le cas, répond à notre notion de sclérose enplaques. Lorsque nous saurons ce qui répond à nos critères (plus ou moinsparfaitement), c’est cela – quoi que ce soit – qui sera l’« extension » de « sclérose enplaques63.
25 Commentant ce texte dans « Reference and Truth »64, Putnam rappelle qu’on y trouve
l’une des idées centrales de la « nouvelle théorie de la référence » :
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 14
L’extension de certaines sortes de termes (des termes d’espèces naturelles, c’est-à-dire des noms affectés à des choses telles que les substances naturelles, les espèces,les grandeurs physiques) n’est pas fixée par une série de « critères » posés àl’avance, mais est, en partie, fixée par le monde, c’est-à-dire, par un réseau de lois65. Il y a des lois objectives auxquelles obéissent la sclérose en plaques, l’or, les chevaux,l’électricité ; et ce qu’il est rationnel d’inclure dans ces classes dépendra de ce quese révèlent être ces lois66.
C’est du reste parce que l’on ne connaît pas exactement ces lois à l’avance qu’il faut
laisser ouverte l’extension de ces classes.
26 Mais ce sont dès lors aussi les paradigmes et les programmes de recherche pour trouver
ces lois (ou améliorer l’exactitude de celles que nous avons) qui remplacent l’idée de
conditions nécessaires et suffisantes. Dire que la référence des termes théoriques et des
termes d’espèces naturelles est généralement fixée par un réseau de lois, c’est rappeler que
la liaison entre le réseau et le terme théorique ou d’espèce naturelle n’est pas représentée
par une définition analytique ordinaire de la forme : « x est de l’eau (ou de la sclérose en
plaques, etc.) si et seulement si x obéit (ou obéit approximativement) à la plupart des lois
suivantes : (liste des lois) »67.
27 Dans « Is Semantics Possible ? »68, puis dans « The Meaning of “Meaning” »69, Putnam va
bientôt détailler sa position, parvenant ainsi, indépendamment de Saul Kripke, à des
analyses proches de celles que propose ce dernier dans « Identity and Necessity » et
« Naming and Necessity » (1971)70. Lorsque nous pensons à de « l’eau », nous pensons
bien à des lois que nous connaissons. Mais, si nous devions partir pour une autre planète
(Terre Jumelle), identique à la nôtre en tous points (ses paysages, ses habitants qui
parleraient la même langue que nous, etc.) à l’exception d’un seul : le liquide que les
Terre-Jumelliens appellent « eau » a une autre composition chimique (XYZ) que la nôtre
(H2O), « nous ne pourrions déterminer une fois pour toutes si tel liquide qui remplit les
lacs et les rivières sur cette planète est de l’eau, en nous contentant de demander s’il obéit
(ou obéit approximativement) ou pas à ces lois, ou s’il possède ces caractéristiques
observables. Ce qui règlerait en définitive la question, ce serait de savoir s’il possède la
composition chimique – que nous connaissions cette composition chimique ou pas, qu’il obéisse à
ces lois ou pas, que nous les connaissions toutes ou pas – que possède et auxquelles obéit la
matière que, sur cette Terre, nous appelons “eau” »71. L’usage d’un mot comme « eau » ou
« or » dépend donc « de notre possession de paradigmes, d’exemples standards qu’on s’est
accordé à reconnaître comme des modèles de l’espèce. Assurément, certains d’entre eux
peuvent, au fil de la recherche, se révéler différer en nature de la plupart des autres ;
auquel cas ils ne comptent plus comme des paradigmes. Mais ce qui fait que quelque
chose est de l’or, c’est qu’il est de même nature que les paradigmes ou, dans la théorie
physique courante, qu’il a la même composition puisque c’est la composition atomique
qui détermine le comportement nomologique d’une substance »72. Un citron est ce qu’il
est, parce qu’il a la même nature (le même ADN) que des citrons paradigmes, et non pas
parce qu’il obéit à un ensemble de critères (couleur jaune, peau épaisse, goût de tarte…)
posés à l’avance. « Les espèces naturelles n’ont pas de définitions analytiques73. »
28 Comme dans la théorie kripkéenne des noms propres, ce sont donc des choses données
existentiellement, et non par des critères, qui contribuent à fixer la référence. Les choses
réelles, quelle que soit leur description, qui ont joué un certain rôle causal dans notre
acquisition et notre usage des termes, déterminent ce à quoi les termes font référence. Un
terme réfère à quelque chose s’il est dans la bonne relation – continuité causale avec la
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 15
personne ou la chose originellement « baptisée » avec le nom, pour les noms propres ;
identité de « nature », pour les termes d’espèces74.
29 C’est donc l’évolution de nos théories sur la nature des personnes et des espèces, et non
des critères a priori, qui permet d’indiquer la bonne continuité causale75, ce que veut dire
« partager une nature ». Ainsi, une fois qu’on a découvert que l’eau est H2O, on ne peut
plus appeler « eau » des substances dont la composition chimique est différente, même si
elles ressemblent superficiellement à de l’eau76.
30 En niant que les noms propres et les termes d’espèces naturelles soient synonymes de
descriptions définies ou se réduisent à des conjonctions de critères, la théorie réhabilite
donc, en un sens, l’idée que les choses et les espèces ont des « essences » : qu’elles doivent
avoir certaines caractéristiques pour être les choses (ou la sorte de choses) qu’elles sont.
Mais elle « libère » cette notion de ses liens avec une épistémologie aprioriste77. Elle rompt
aussi avec la conception traditionnelle qui veut que la signification soit donnée par des
« représentations mentales » ou par des « concepts » : « Les significations ne sont pas
dans la tête78. » Nous croyons à tort que ce qui se passe dans notre tête détermine ce que
nous voulons dire et ce que désignent nos mots. Des indexicaux ordinaires (je, ici,
maintenant) en sont des contre-exemples : je me trouve peut-être dans le même état
mental que mon frère jumeau Henri lorsque je pense : « Je suis en retard à mon travail »,
mais c’est moi que désigne l’occurrence du mot « je » qui accompagne mes pensées, et
Henri, l’occurrence du mot « je » qui accompagne les siennes. Je me trouve peut-être dans
le même état mental lorsque mardi je pense : « Je suis en retard » et lorsque mercredi je
pense : « Je suis en retard » ; mais, dans chaque cas, le verbe « être » désigne un temps
différent79. Supposons encore que ni vous ni moi ne sachions distinguer un orme d’un
hêtre. Nous dirons quand même que la référence de « orme » dans mon parler est la
même que dans le parler de tout un chacun, i.e. l’ensemble des ormes, et que, dans votre
parler comme dans le mien, l’extension du mot « hêtre » est l’ensemble de tous les hêtres
(i.e. l’ensemble des choses dont le mot « hêtre » peut être prédiqué véridiquement). Est-il
vraiment plausible de prétendre que cette différence dans nos référents d’« orme » et de
« hêtre » résulte d’une différence dans nos concepts80 ?
31 Un autre trait important de la théorie ressort déjà (souligné à la fois par Kripke et par
Putnam) : la référence est déterminée socialement, et non pas individuellement. Pour
savoir si quelque chose est ou non de l’or, un locuteur peut avoir besoin de consulter un
expert qui connaît mieux que le premier venu la nature de l’or. La fixation de la référence
exige donc une chaîne de transmissions historiques (Kripke), ou tout simplement une
forme de coopération sociale (ce que Putnam va appeler « la division linguistique du
travail »)81.
Le réalisme scientifique et l’hypothèse fonctionnalisteen philosophie de l’esprit
32 S’il s’agit bien d’abord dans les années 1960 de critiquer le positivisme, et si les thèses
défendues dès 1966-1967 en philosophie du langage et de l’esprit ne sont pas issues du
« réalisme scientifique », mais plutôt déjà d’une réaction négative aux thèses que Putnam
avait soutenues lors de son séjour au MIT82, les thèses en question, en l’occurrence
l’hypothèse fonctionnaliste, procèdent bien sinon d’un « panscientisme » (tous les
problèmes philosophiques sont destinés à être un jour résolus par la science), du moins du désir
général de voir comment les sciences de la nature pourraient résoudre certains
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 16
problèmes philosophiques. En fondant le programme de recherche, en relation avec
Judith Jarvis Thompson, Jerry Fodor et Jerrold Katz (proches de Chomsky), il s’agit bien
dans l’esprit de Putnam et de chacun – l’influence de Quine sur le groupe est là encore
présente – de tenter de résoudre les problèmes de la philosophie de l’esprit et du langage
à partir d’une modélisation informatique de l’esprit, de la grammaire générative et de la
« sémantique », « ou, du moins, de les reformuler comme des problèmes directement
scientifiques »83. Putnam le redira dans Représentation et réalité, soulignant du reste les
espoirs « humanistes » suscités par ce projet84.
33 À peu près au même moment où il critique les dichotomies positivistes, Putnam poursuit
donc ses travaux, dans ses cours de logique mathématique, sur le concept de « machine
de Turing » et sur la théorie de la calculabilité. C’est aussi l’époque où Noam Chomsky et
Paul Ziff publient respectivement Structures syntaxiques (1957) et Semantic Analysis (1960).
L’image chomskienne d’un langage comme système « récursif » (un système de structures
dont un ordinateur est capable en principe de donner la liste)85fait désormais partie du
vocabulaire, de même que l’image, due à Ziff, des significations comme système récursif
de conditions associées aux phrases du langage86.
34 En présentant à ses étudiants le concept de « machine de Turing », quelque chose frappe
Putnam : dans les travaux de Turing, comme dans la théorie contemporaine de la calcula
bilité, les « états » de la machine sont décrits d’une manière très différente de celle à
laquelle on est habitué en physique. L’état d’une machine de Turing est identifié par son
rôle dans certains états computationnels, indépendamment de la manière dont elle est
physiquement réalisée. Un ordinateur, un humain travaillant avec du papier et un crayon,
une machine à calculer mécanique du genre de celles qu’on construisait au XIXe siècle,
tous peuvent être dans le même état computationnel relativement au calcul particulier
qu’ils exécutent, sans être dans le même état physique. Putnam applique alors les images
suggérées par la théorie de la calculabilité à la philosophie de l’esprit et, dans une
(désormais célèbre) conférence en 1960 « Minds and Machines »87, il émet une hypothèse
qui sera très influente : le fonctionnalisme, dont Putnam dit qu’elle fut « une réaction à
l’idée que notre matière est plus importante que notre fonction », que notre quoi est plus
important que notre comment88. D’après ce modèle, les états mentaux d’un être humain
(« croire que p », « désirer que p », etc.) ne sont que des états « computationnels » du
cerveau. Se représenter correctement ce dernier, c’est se le représenter comme un
ordinateur digital. Notre psychologie doit être décrite comme le logiciel de cet
ordinateur, son « organisation fonctionnelle ». Pour comprendre les états mentaux (dans
la psychologie scientifique), il faut simplement s’abstraire des détails de la neurologie,
tout comme on fait abstraction des détails du matériel (le hardware) quand on programme
ou utilise des ordinateurs, et décrire les états mentaux dans les termes des calculs où ils
sont impliqués ; bref, considérer les états mentaux comme des logiciels (software). Un mot,
une machine (un robot), une créature composée de silicium et un esprit désincarné
peuvent tous marcher de la même manière, à condition d’être décrits au niveau
d’abstraction qui convient89.
Vers le réalisme métaphysique
35 On comprend mieux, dès lors, pourquoi le réalisme pouvait prendre des allures
« métaphysiques ». Non pas au sens de l’« engagement ontologique » interprété au sens
quinien, mais dans une certaine manière de comprendre les relations entre les mots et le
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 17
monde (déjà en germe dans la théorie causale de la référence) comme une forme de
correspondance unique90. Car quelle est, dans tout cela, « la position épistémologique du
philosophe » ? Comment notamment tenir compte de l’évolution de la rationalité dans
l’histoire – question à laquelle Putnam devient de plus en plus sensible91 – et, par ailleurs,
comment le langage s’accroche-t-il au monde ?
36 C’est surtout cette dernière interrogation – liée une fois encore à un problème mis en
évidence par Quine : comment (ou simplement : si) les mots peuvent avoir une référence
déterminée ? – qui va vraiment, à partir de 1972, creuser la brèche déjà ouverte dans le
réalisme scientifique. Quel est en effet le problème92 ? Pour quelqu’un qui, comme
Putnam, souscrit alors à un modèle computationnel de l’esprit :
Voir et entendre des événements dans le monde, c’est avoir certains sense-data visuels ou auditifs produits dans notre esprit/cerveau. Ces sense-data sont ce quel’esprit/cerveau traite cognitivement. Les relations entre les tables et les chaises quenous percevons et les sense-data se ramènent simplement à des impacts causaux surla rétine et sur le tympan, et à des signaux causaux venus de la rétine et du tympanvers les objets de la perception. Nos sense-data sont, en quelque sorte, l’interfaceentre nos processus cognitifs et le monde. (Tel est ce que devient l’imagecartésienne de l’esprit quand l’esprit est identifié au cerveau.) La possibilité desoutenir que ce que dont nous sommes immédiatement conscients dans laperception véridique, ce sont des propriétés authentiques des choses extérieures, etnon des « représentations », était quelque chose que je rejetais absolument. Seloncette image néo-cartésienne de l’esprit, savoir comment l’esprit (conçu comme unordinateur) peut bien connaître les « expériences subjectives » (les sense-data)n’avait rien d’un problème, puisque celles-ci étaient pensées comme desévénements à l’intérieur de l’ordinateur lui-même et, par là même, « disponibles »pour l’ordinateur. Mais qu’est-ce que cela signifie de dire que ces expériences« représentent » des objets à l’extérieur de l’esprit/ordinateur ? […] Sans doute peut-on comprendre comment l’esprit, conçu comme un ordinateur, peut« comprendre » une théorie scientifique, en d’autres termes, sait l’utiliser commeun instrument de prédiction ; mais comment peut-il comprendre une théoriescientifique « de façon réaliste », comprendre que des termes comme « atome » et« microbe » font référence à des choses réelles – question que je posais depuis monessai « Ce que les théories ne sont pas »93 ?
37 Or le problème ne vient pas de ce que l’on accepte telle théorie (humienne, gestaltiste, ou
fonctionnaliste) des phénomènes mentaux. Quelle que soit la théorie, elle ne peut
expliquer comment se fixe la correspondance entre un mot ou une « représentation » et
quelque chose d’extérieur à l’esprit (ou au cerveau). Peut-on donc raisonnablement
continuer à soutenir ce qui est pourtant au cœur de la position réaliste, à savoir que « nos
mots “correspondent” à des objets déterminés, étant entendu que par “objet” on entend :
possédant une référence déterminée qui est indépendante du schème conceptuel94 ?»
C’est ainsi, dit Putnam dans les Dewey Lectures, qu’il en était venu à se débattre dans des
antinomies désespérées95. En effet, « le réalisme scientifique semble davantage exacerber
que résoudre ces problèmes profonds parce que, pour les réalistes scientifiques, il n’y a
que deux possibilités : soit réduire la référence à des notions employées dans les sciences
physiques, ce qui paraît impossible ; soit dire (avec Quine) que l’existence d’une relation
déterminée de référence est une illusion »96.
38 Or Putnam refuse ces deux réponses. La première, parce qu’une réponse de type
causaliste ne fait qu’aiguiser le problème97.
Prétendre que la référence est fixée par la causalité elle-même, c’est prendre laposition que l’on occupe pour la position absolue. C’est ensuite revenir à unessentialisme médiéval, à l’idée que la nature elle-même détermine ce pour quoi nos
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 18
mots sont mis, qu’une relation-signe est inscrite dans la nature, retomber dans lesespèces thomistes et autres. Dans le contexte du XXe siècle, dire d’un ton pénétré« je crois que les connexions causales déterminent ce à quoi nos motscorrespondent », c’est seulement dire que l’on croit en un je ne sais quoi qui résoutnotre problème on ne sait comment98.
39 Dans « Models and Reality »99, puis dans « Realism and Reason »100 – premiers textes où il
dit prendre vraiment conscience de la « profondeur » du problème du réalisme101 –,
Putnam entreprend moins de « résoudre » le problème (comment est « fixée » la
référence ?) que d’en vérifier l’existence. Ce qui l’y conduit, c’est le « paradoxe de Skolem-
Löwenheim » en philosophie des mathématiques, qui veut que toute théorie consistante a
un nombre considérable d’interprétations différentes possibles, y compris des
interprétations non isomorphes102 ; ainsi, la totalité des vérités relatives aux « objets
mathématiques » exprimables dans le langage des mathématiques ne peut fixer quels
sont les objets auxquels on fait référence, même pas de façon isomorphe103. Admettant
qu’il est possible d’appliquer ces résultats au langage, Putnam démontre que, quelles que
soient les contraintes opérationnelles et théoriques que notre pratique peut imposer à
notre usage d’un langage, il y a toujours toutes sortes de relations de référence infiniment
nombreuses (des relations de « satisfaction » différentes, au sens de la sémantique
formelle, ou différentes « correspondances ») qui satisfont toutes les contraintes.
S’il y a une correspondance entre les termes d’un langage et les choses du monde (àsavoir, la relation de référence que nous sommes tous censés avoir dans l’esprit),alors il y en a une infinité qui rendent les mêmes phrases vraies (et pas seulement dansle monde réel, mais dans tous les mondes possibles)104.
Il s’ensuit immédiatement ques’il y a un fait décisif (a fact of the matter) permettant de dire quelle correspondanceest la relation de « référence » entre les mots de ma théorie et tels ou tels élémentsdu monde, ce fait ne peut être établi simplement en faisant des prédictions et en lestestant. Si A et B sont deux correspondances différentes telles que cela ne feraitaucune différence quant à la vérité de n’importe quelle phrase (dans n’importe quelmonde possible) que A ou B soit la relation de référence, alors il est absolumentimpossible qu’aucun test empirique puisse déterminer si A ou B est la « bonne » relation.L’idée même de « bonne relation » menace de devenir désespérément métaphysique105.Si le réaliste veut être un réaliste métaphysique – s’il veut maintenir l’image de larelation de référence comme (1) unique, (2) associée à une théorie vraie unique (onnotera qu’il y a deux sortes d’unicité dans le réalisme métaphysique : unicité de lathéorie vraie et unicité de la relation de référence), et (3) radicalement nonépistémique (au sens où même une théorie idéale peut être fausse, sous la relationde référence) –, alors il doit souligner que c’est quelque chose d’autre que descontraintes opérationnelles et théoriques qui choisit la relation de référence. Maisc’est là, comme je l’ai montré, une idée incohérente106.
40 Mais Putnam n’accepte pas non plus la seconde réponse, celle de Quine : il n’y a tout
bonnement pas de fait décisif permettant de dire à quoi les mots font référence (« relativité de
l’ontologie »). L’accepter serait faire de la notion d’objet une notion totalement
métaphysique. Or, dit Putnam :
Je sais ce que sont les tables et ce que sont les chats et ce que sont les trous noirs.Mais que vais-je bien pouvoir faire de la notion d’un X qui est une table ou un chatou un trou noir (ou le nombre trois, ou…) ? Un objet qui n’a pas du tout depropriétés en soi et qui a n’importe quelle propriété « dans un modèle » est uneDing an sich inconcevable. La doctrine de la relativité de l’ontologie évite lesproblèmes de la philosophie médiévale (du réalisme classique), mais pour récupérerà la place les problèmes de la métaphysique kantienne. De plus, on ne peut accepter
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 19
la doctrine pour des langages autres que le mien ; la situation humaine estsymétrique. Si les mots d’autres personnes n’ont pas de référence déterminée, alorsles miens non plus »107.
À en croire Quine, lorsque je pense que je fais référence à mon chat Tabitha, il n’y a pas de
fait décisif qui permette de dire si mes mots désignent Tabitha ou « l’univers entier moins
le chat »108. Or « il m’a toujours semblé, note Putnam, qu’une conception qui est si
contraire au sentiment que nous avons d’être en contact intellectuel et perceptuel avec le
monde ne peut pas être juste »109.
41 Il faut donc abandonner « la notion d’une correspondance particulière entre ce qui est “à
l’intérieur” de l’esprit ou du cerveau (y compris le langage) et ce qui est “à l’extérieur” :
elle conduit à la fiction métaphysique d’un “monde tout fait” avec des objets auto-
identifiants, une structure « inscrite”, des essences ou autres » ; mais il faut aussi
renoncer à « l’image modifiée de l’esprit ou du cerveau comme se contentant d’accepter
tout un ensemble de correspondances différentes sans essayer d’en “fixer” une en
particulier comme étant la correspondance entre mot et objet : cela conduit à la fiction
métaphysique d’un monde nouménal, sans aucune relation déterminée avec le monde de
notre expérience ». Tout ceci est l’indice que le problème « doit se situer à un niveau plus
profond ; il doit résider dans le postulat commun à ces deux conceptions : que nous
comprenons des notions telles que “fait référence à” et “correspond à” en associant ces
notions à des objets platoniciens (“des correspondances”). Mais peut-on éviter ce postulat110
? »
Le problème est isolé. Mais comment le résoudre ?
Un réalisme anti-pragmatiste donc ?
42 Au cours de ces années, le pragmatisme est sûrement, dans l’esprit de Putnam, aux
antipodes du réalisme. Pourtant, un examen comparé des textes pourrait occasionner des
surprises. À titre d’exemples : n’est-ce pas son fondateur, Peirce qui, loin de proposer une
analyse vérificationniste de la signification prône l’irréductible indétermination de celle-
ci, et refuse de réduire le sens comme la pensée à la pratique ou à l’action111 ? Ou qui
souligne la nécessité d’index pour ancrer causalement nos énoncés dans une réalité que les
symboles ne peuvent que « décrire », et celle aussi de l’information collatérale donnée par
l’environnement physique et social pour « fixer » la référence de nos mots ? Qui envisage
un modèle sémiotique du mental (que l’on a pu comparer au modèle fonctionnaliste)
assez large et non psychologique pour rendre compte des phénomènes mentaux, sans les
limiter à la seule pensée humaine112 ? Qui reprend sur d’autres bases la distinction
analytique-synthétique comme celle entre mathématiques et sciences empiriques113 ? Qui
envisage une révision de la logique et la possibilité d’une logique triadique? N’est-ce pas
lui, enfin, qui considère que « jamais le pragmaticisme n’aurait pu entrer dans la tête de
quelqu’un qui n’eût pas déjà été convaincu de la réalité des universaux »114 ? En vérité,
rien ne ressemble peut-être plus au Putnam de ces vingt premières années que le réaliste
scientifique et métaphysicien Peirce, à une illusion près en moins : le réalisme
métaphysique, que Peirce a d’emblée dénoncé pour lui opposer un réalisme scotiste115.
Mais est-il dès lors si surprenant que ce soit justement par l’abandon du réalisme
métaphysique que le « réaliste » Putnam s’achemine justement, dans les années 1980, vers
une forme de plus en plus déclarée de « pragmatisme » ?
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 20
NOTES
1. W. V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », 1951 ; « Les deux dogmes de l’empirisme », in P.
Jacob (éd.), 1980, p. 87-112.
2. W. V. O. Quine, « The Scope and Language of Science », 1957 ; « Le domaine et le langage de la
science », in P. Jacob (éd.), 1980, p. 200-219.
3. HC, 175-176.
4. En fait, la scène intellectuelle est alors dominée encore par les discussions associées à l’essor et
au déclin du pragmatisme, celles des Nouveaux Réalistes, du Réalisme Critique (conduit par Roy
Wood Sellars), ou de l’idéalisme absolu (représenté par Josiah Royce). Carnap (qui n’a pas de
thésard durant les dix ans passés à l’université de Chicago), Herbert Feigl au Minnesota, Hans
Reichenbach à UCLA sont peu lus et quasiment pas enseignés. Même Quine, note Putnam, n’eut
pas d’« alliés permanents » à la faculté avant 1948, lorsque Morton White rejoignit le
département (cf. HC, p. 176-177).
5. Cf. P. Engel, « Les postquiniens : réalisme et anti-réalisme », in Meyer (dir.), 1994, p. 348-368.
6. W. V. O. Quine, « The Pragmatists’ Place in Empiricism », 1975, repris in R. J. Mulvaney & P. M.
Zeltner (éd.), Pragmatism, its Sources and Prospects, Univ. of South Carolina Press, 1981, p. 23-39.
7. Pour Quine, tous les problèmes philosophiques doivent être traités « de l’intérieur » des
sciences de la nature : l’épistémologie elle-même est « assimilée » à la « psychologie empirique »,
nos informations sur le monde « se limitant à des irritations de notre surface » (id, p. 28).
8. Pour un commentaire de ce texte de Quine, cf. Cometti, 1994, p. 441-445.
9. Revue philosophique, 1878 : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons
pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la
conception complète de l’objet. » Sur les liens et différences entre cette maxime et le critère de
vérifiabilité des positivistes, cf. Tiercelin, 1993a, p. 34-35.
10. Une analyse de la signification à partir, non pas de ce qui est « dans la tête », mais des
comportements ou des dispositions à l’action.
11. Cette lecture est alors monnaie courante. Ainsi, C. G. Hempel lie vérificationnisme,
opérationnalisme et pragmatisme. « Car on peut aisément faire dire à la maxime pragmatiste une
différence doit faire la différence pour être une différence que toute différence verbale entre deux
énoncés ne sera considérée comme une différence de signification que si elle se traduit par une
différence entre leurs implications expérimentales. » (C. G. Hempel, « Les critères empiristes de
la signification cognitive : problèmes et changements », in P. Jacob (éd.), 1980a, p. 61.
12. « La signification de tout concept est synonyme de l’ensemble de ses opérations. » (P. W.
Bridgman, The Logic of Modern Physics, New York, The Macmillan Co, 1927, p. 5.)
13. Cf. PL, 1971, et les articles réunis dans PP-1 (pour la philosophie des mathématiques, de la
logique et des sciences) et PP-2 (plus spécifiquement centrés sur la philosophie du langage et de
l’esprit). Dans les textes traduits, voir aussi in P. Jacob (dir.), 1980, « Ce que les théories ne sont
pas », p. 221-238 ; « Explication et référence », p. 307-330 ; (avec P. Oppenheim) : « L’unité de la
science : une hypothèse de travail », p. 337-378. Et, un peu plus tardif : « Il y a au moins une vérité
a priori », trad. T. Morran, Revue de métaphysique et de morale, 1979, 2, p. 195-208.
14. Cf. le deuxième chapitre de WL, « The Legacy of Positivism », 85-150 ; mais aussi sur Carnap :
RR, 111-119. Quelques rappels biographiques : à l’université de Pennsylvanie où il étudie de 1944 à
1948, bien que formé par des professeurs s’inscrivant dans la tradition pragmatiste (C. West
Churchman, Sidney Morgenbesser ou Morton White), Putnam est plutôt attiré par le positivisme
(par la lecture de A. J. Ayer, Language, Truth and Logic). Quand il rejoint Harvard en 1948-1949 pour
y étudier surtout les mathématiques et la logique mathématique, il commence à se sentir proche
des réflexions de Quine sur l’ontologie, à partager son scepticisme à l’égard de la distinction
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 21
analytique-synthétique, et il reste convaincu que « les grands problèmes de la philosophie se sont
révélés être des pseudo-problèmes », au point d’hésiter entre la philosophie et les
mathématiques (on lui doit une cinquantaine d’articles sur le sujet). C’est Reichenbach (qui
refusait le qualificatif de « positiviste », associé pour lui à l’échec du phénoménisme, et se disait
« empiriste logique ») qui, à UCLA entre 1949 et 1951, va diriger sa thèse sur le concept de
probabilité et lui apprendre « qu’être un « philosophe analytique » ne signifie pas simplement
rejeter les grands problèmes » (WL, 100). C’est à Princeton, où il restera de 1953 à 1961, dans un
département réunissant Gregory Vlastos, Ledger Wood et un C. G. Hempel convaincu, dès 1955,
que les attaques de Quine visant la distinction analytique-synthétique sont correctes (HC, 180),
que Putnam rencontre aussi Carnap, J. C. Smart, ainsi que P. Ziff et N. Chomsky.
15. RR, 176-177.
16. HC, 181. Non sans humour, Putnam rappelle que l’influence de Carnap sur lui fut telle qu’il eut
d’abord tendance, en dépit d’un séjour à Oxford en 1960, où il apprend à apprécier Austin ou
Strawson, à rejeter avec mépris cette philosophie du langage ordinaire et à défendre la
« reconstruction rationnelle », i.e. l’idée selon laquelle la méthode correcte en philosophie est de
construire des langages formalisés, capables de remédier à l’imprécision du langage ordinaire par
les substitutions formelles appropriées. Il y renonce toutefois, n’ayant pu trouver plus de deux ou
trois exemples de « reconstructions rationnelles » réussies. « Je me souviens de ce qui m’a alors
traversé l’esprit : “Si Carnap a raison, alors la véritable tâche de la philosophie c’est de faire cette
chose qu’on appelle ‘explication’. Mais quelle raison y a-t-il de penser que ‘l’explication’ soit
possible ? En outre, même si l’on pouvait parvenir à des explications réussies, qui, en dehors de
Carnap, peut croire que les savants accepteraient vraiment ces explications ou adopteraient ce
langage artificiel pour résoudre les controverses, et tout cela ?” » (HC, 178-179).
17. « Truth and necessity in mathematics », PP-1, 1.
18. PL, 17, 54sq.
19. HC, 175, 186.
20. PP-1, VIII.
21. PP-1, IX.
22. « Mathematics without foundations », PP-I, 43-59.
23. « What is mathematical truth ? », PP-1, 60-78, p. 69-70.
24. PP-1, 60, et PP-1, VII.
25. PP-1, 74.
26. Cf. « On properties », PP-1, 305-322 ; « An examination of Grünbaum’s philosophy of
geometry », PP-1, 93-129.
27. PP-1, 74.
28. PL, 36.
29. PL, 37sq.
30. PL, 43.
31. Voir « It ain’t necessarily so », PP-1, 237-249 ; et aussi « The analytic and the synthetic », PP-2,
33-69.
32. PP-1, IX.
33. Le deuxième principe clé de Carnap est, en effet, que « les théorèmes des sciences formelles
sont analytiques, pas exactement au sens kantien, mais au sens où ils “ne disent rien” et
n’expriment que nos règles linguistiques » (« Truth and necessity in mathematics », PP-1, 1).
34. PP-1, X.
35. PP-1, VII.
36. PP-1, XI.
37. Voir « Is Logic empirical ? » (1968), repris sous le titre : « The Logic of Quantum Mechanics »,
PP-1, 174-197. « Est-ce que certaines des “vérités nécessaires” de la logique pourraient se révéler
fausses pour des raisons empiriques ? Je soutiendrai que la réponse à cette question est oui, et que
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 22
la logique est, en un certain sens, une science de la nature » (p. 174). « La logique est aussi
empirique que la géométrie » (p. 184).
38. Putnam reviendra par la suite sur ce point. Sur les difficultés techniques que cela pose, voir
l’importante « Reply to M. Redhead on Quantum Logic », RP, 265-280. En 1978, dans « There is at
least one a priori truth », PP-3, 98-114 (« Il y a au moins une vérité a priori », Revue de métaphysique
et de morale, 1979, 2, p. 195-208), Putnam reprend notamment la question de savoir s’il est
« rationnel » d’affirmer que tous les énoncés sont révocables, et montre pourquoi il est moins
facilement « concevable » ou « rationnel » d’envisager de modifier le principe minimal de non-
contradiction que ce le fut de changer d’opinion sur l’espace (voir sur ce point le commentaire de
P. Jacob, 1980b, p. 207-209).
39. « The analytic and the synthetic », 1962, PP-2, 33-69.
40. PP-2, 34.
41. PP-2, 68.
42. PP-2, 69.
43. Cf. l’analyse de P. Jacob, 1980b, p. 205-207.
44. On retrouve cette idée de façon constante : « L’argument positif en faveur du réalisme est que
c’est la seule philosophie qui ne fait pas du succès de la science un miracle » (PP-1, 73).
45. « What is mathematical truth ? », PP-1, 61.
46. « The analytic and the synthetic », PP-2, 35-36.
47. In Jacob, 1980a, 221-238 et 307-330 – au même moment, comme il le rappelle (HC, 182), que le
philosophe J. C. Smart, né en 1920, auteur de Philosophy and Scientific Realism (Londres, Routledge
& Kegan Paul, 1963).
48. « Ce que les théories ne sont pas », in Jacob, 1980a, p. 223.
49. Id., p. 225.
50. Id., p. 223.
51. Id., p. 225.
52. Id., p. 227.
53. Id., p. 227.
54. Id., p. 221.
55. HC, 182-183.
56. HC, 182.
57. « Explication et référence », in Jacob, 1980a, p. 308.
58. Aussi la lecture du volume 1 des Philosophical Papers suppose-t-elle celle des textes (plus
directement consacrés à la philosophie du langage et de l’esprit) réunis dans le volume 2, même
si, y insiste Putnam, la théorie causale de la référence développée dans « The Meaning of
“Meaning” » en 1972, s’est élaborée indépendamment du projet « panscientiste » qui était par
ailleurs le sien à cette époque – voire en partie contre lui, du moins tel qu’il s’incarnait dans son
fonctionnalisme, puisque ce texte se démarque déjà des thèses dont Putnam s’était d’abord senti
proche, au contact de Chomsky, Fodor et Katz, lors de son séjour au MIT entre 1961 et 1965 (cf. HC
, 195-196).
59. Cf. « Explication et référence », in Jacob, 1980a, 310-321 ; « Some issues in the theory of
grammar », PP-2, 85-106 ; « The “innateness hypothesis” and explanatory models in linguistics »,
PP2, 107-116 ; « How not to talk about meaning », PP-2, 117-131 ; « Dreaming and “depth-
grammar” », PP-2, 304-324 ; « Is Semantics possible ? », PP-2, 139-152 ; « The Meaning of
“Meaning” », PP-2, 215-271 ; et les chapitres 1 à 4 de RR.
60. PP-2, VIII.
61. PP-2, VII. Selon Putnam, Peirce, pour qui le sens d’un « concept intellectuel » est identique à
« la somme de ses conséquences pratiques », serait à l’origine de cette fâcheuse définition
(« Language and Reality », PP-2, 272-273).
62. PP-2, IX-X.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 23
63. PP-2, 310-311.
64. PP-3, 71sq.
65. C’est la position adoptée par exemple dans « The analytic and the synthetic », PP-2, 33-69.
66. PP-3, 71.
67. RHF, 186 et « Brains and Behavior », PP-2, 325-341, note de la p. 328.
68. PP-2, 139-152.
69. PP-2, 215-271. « The Meaning of “Meaning” », PP-2, 223sq. où se trouve développée la célèbre
expérience de pensée de « Terre-Jumelle » ; cf. RR, 65sq. ; RTH, 33sq. ; RHF, 188sq.
70. Saul Kripke, La logique des noms propres, traduit par P. Jacob et F. Récanati, Paris, Minuit, 1982.
Sur les rapports avec Kripke, cf. RHF, chap. 4 ; PP-3, 218sq.
71. RHF, 187.
72. « Reference and Truth », PP-3, 73.
73. PP-3, 73.
74. PP-3, 73.
75. La nature de quelque chose peut donc déterminer la référence d’un terme avant même que
cette nature soit découverte (WL, 443-443 ; RR, 76-77) ; mais, de même, aucun ensemble de
critères opérationnels ne peut totalement fixer la signification du mot « or » car, au fur et à
mesure que nous développons de meilleures théories de la constitution de l’or et des tests plus
élaborés du comportement des substances, nous pouvons toujours découvrir des défauts dans les
tests précédents. « Ainsi, le fait que l’environnement même contribue à fixer la référence est
aussi une des raisons pour lesquelles l’opérationnalisme et le vérificationnisme naïfs sont de
mauvaises explications de la signification des termes d’espèce naturelle » (RR, 77).
76. Voir aussi RR, 66sq.
77. PP-3, 74. En abandonnant le réalisme métaphysique, Putnam cherchera à minimiser tout ce
qui peut, de près ou de loin, avoir donné l’impression qu’il faisait appel à une forme
d’essentialisme substantialiste ou à une nécessité métaphysique. Cf. « Why there isn’t a ready-
made world », 1981, PP-3, 220-228, où il rattache son « essentialisme », non pas à quelque chose
d’inscrit dans le monde, mais aux « intentions » ou « pratiques référentielles » des locuteurs
(p. 221). Voir aussi RHF, chap. 4, « L’eau est-elle nécessairement H2O ? », p. 179-215, où Putnam se
démarque de Kripke comme de toute interprétation « métaphysique » de la nécessité.
78. Dès 1966, Putnam a des doutes sur le programme mentaliste de ses collègues du MIT et sur
l’idée implicite selon laquelle la connaissance qu’a le locuteur du sens des mots se ramène
simplement à la connaissance tacite d’une batterie de « règles sémantiques » stockée « à
l’intérieur de son esprit ».
79. RTH, 33.
80. RTH, 29 ; cf. RR, 59sq.
81. PP-2, 227sq. ; RTH, 29sq. ; RR, 53sq. Dans RR, pour contrer encore plus la thèse fodorienne de
l’innéité inhérente au programme mentaliste, Putnam ajoutera un nouvel élément : la
contribution de l’environnement (RR, 43 et 65sq.).
82. HC, 195-196.
83. HC, 186.
84. RR, 29sq. « La force du “mentalisme” (inhérent au programme de Chomsky, de Fodor et,
jusqu’à un certain point, du fonctionnalisme) venait, en effet, de ce qu’il mettait à mal non
seulement une conception matérialiste de l’esprit, mais aussi le béhaviorisme, en rappelant la
solidité du schéma d’explication de nos opérations mentales (en termes de croyances et de
désirs). Associé au modèle computationnel de l’esprit (l’esprit comme cryptographe, pensant ses
pensées en mentalais, les encodant dans un langage naturel local et les transmettant alors, en les
parlant pour ainsi dire à haute voix), il permettait de faire revivre l’espoir (avec notamment cette
idée d’une “grammaire universelle”) que l’humanité tout entière a une seule et même nature,
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 24
ainsi que le croyaient les penseurs du XVIIe siècle. Chomsky a souligné ce lien avec les Lumières et
avec les idéaux politiques de liberté, d’égalité et de fraternité » (RR, 30).
85. Les fonctions récursives sont une classe de fonctions qui, conformément à une thèse due à
Church et défendue par Church et Turing dans les années 1930, comprend exactement les
fonctions que peut en principe calculer un ordinateur.
86. HC, 180.
87. PP-2, 362-385. Outre ce texte, pour mieux se faire une idée du « fonctionnalisme » de Putnam
(parfois présenté par lui comme « la théorie matérialiste moderne des états mentaux »), le
lecteur lira avec profit dans le même volume, les textes de référence (chap. 14, 18, 19, 20 et 21) :
« Robots : machines or artificially created life ? » ; « The mental life of some machines » ; « The
nature of mental states » ; « Logical positivism and the philosophy of mind », mais aussi
« Reference and Understanding », MMS, 97-122. Sur l’importance du fonctionnalisme dans la
philosophie contemporaine de l’esprit, sur ses différentes versions et leurs difficultés, voir
P. Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit, Paris, La Découverte, 1994, p. 30sq.
88. RR, 15. Même quand il renoncera au fonctionnalisme, Putnam ne retombera pas dans l’erreur
« de ramener l’essence de notre esprit à notre composition matérielle ». En témoigne son éloge
appuyé, dans WL, du modèle aristotélicien de l’esprit.
89. Putnam renoncera à cette hypothèse, cf. ici le chapitre 2 « Vers le réalisme interne ou
pragamtique ».
90. Cf. « Language and reality », PP-2, 272-290.
91. « Convention : a theme in philosophy », PP-3, 170-183 ; « Beyond Historicism », PP-3, 1983,
287-303.
92. On suit ici la présentation de Putnam dans HC, 196-198.
93. HC, 197.
94. PP-3, VIII-IX.
95. DL, 459.
96. HC, 198.
97. Cf. « Why there isn’t a ready-made world », PP-3, 205-228.
98. PP-3, VII
99. PP-3, 1-25.
100. MMS, 123-140.
101. DL, 457.
102. Un système est isomorphe à un autre s’il y a une correspondance bi-univoque entre ses
propriétés et celles de l’autre système (si elles partagent la même structure).
103. DL, 459. Outre les formulations de l’argument modèle-théorique que l’on doit à Putnam (par
ex. la parabole utilisée dans l’introduction à PP-3, IX-X, son analyse dans DL, 459sq., le chapitre 18
de WL, 351sq.) et les versions moins techniques (comme celle des cerveaux dans une cuve,
chapitre 1 et 2 de RHT), on trouvera une reconstruction de l’argument par C. Wright, 1994 (RP,
216-241) et la réponse de Putnam (RP, 283-295). Voir aussi B. van Fraassen, « Putnam’s paradox :
Metaphysical Realism revamped and evaded », Philosophical Perspectives, 11, Mind, Causation and
World, 1997, 17-42 ; et Igor Douwen, « Putnam’s Model-theoretic Argument Reconstructed »,
Journal of Philosophy, septembre 1999, vol. XCVI, no 9, 479-490.
104. PP-3, IX-X ; WL, 352-354.
105. HC, 198.
106. WL, 354.
107. PP-3, XIII.
108. W. v. O. Quine, Pursuit of Truth, Harvard UP, 1990, p. 33 (La poursuite de la vérité, traduit par
M. Clavelin, Le Seuil, 1993, p. 60).
109. HC, 198. Si telle est la raison principale pour laquelle Putnam a commencé à s’éloigner du
réalisme scientifique pur et dur, une autre était qu’il découvrait les travaux d’un philosophe « qui
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 25
avait toujours insisté sur le fait que comprendre les arts est aussi important que comprendre la
science pour comprendre la connaissance » : Nelson Goodman (HC, 198). Sur un point décisif,
Putnam s’accordait avec lui : l’insistance de Goodman sur le fait que le monde n’a pas une
description « toute faite » ou « préinscrite » ; que de nombreuses descriptions « conviennent » (
fit) selon les intérêts et les buts qui sont les nôtres. Mais Putnam refuse la thèse goodmanienne
qu’il n’y a pas qu’un « monde » mais plusieurs, et que ceux-ci sont le produit de notre création.
Sur Goodman, voir RHF, chap. 19.
110. PP-3, XIII.
111. Tiercelin, 1993a, p. 31-36.
112. Tiercelin, 1993b, chap. 4.
113. C. Tiercelin, « Peirce’s realistic approach to mathematics : or can one be a realist without
being a Platonist ? », in E. C. Moore (éd.), C. S. Peirce and the Philosophy of Science, The University of
Alabama Press, 1993 ; C. Chauviré, « Schématisme et analyticité chez C. S. Peirce », Archives de
philosophie, 1987, t. 50, 413-438.
114. Peirce, 5.503.
115. Tiercelin, 1993a, 11-17.
INDEX
Mots-clés : Hilary Putnam, pragmatisme, positivisme, réalisme métaphysique, réalisme
scientifique, théorie causale de la référence, vérificationnisme
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 26
Chapitre 2. Vers le réalisme interne ou« pragmatique »
1 C’est en 1981, dans Raison, vérité et histoire, qu’est formulé le « réalisme interne », cette
voie médiane recherchée entre l’anti-réalisme des positivistes logiques et le réalisme
métaphysique. Revenant dans Représentation et réalité sur la perspective énoncée alors,
Putnam indique qu’il « aurait mieux fait de l’appeler simplement réalisme pragmatique »1.
Tâchons de comprendre pourquoi.
L’impossible dichotomie fait/valeur
2 Putnam prend désormais de plus en plus au sérieux l’idée mise en avant par ses
professeurs pragmatistes à l’université de Pennsylvanie (Edgard A. Singer, élève de James)2 et à UCLA : loin d’être dénués de « signification cognitive », les « jugements de valeur »
sont, en réalité, présupposés dans toute connaissance ; fait et valeur s’interpénètrent3.
3 Raison, vérité et histoire reprend et amplifie les analyses menées dans « Ce que les théories
ne sont pas » contre la dichotomie observationnel/théorique, et généralise la critique du
positivisme logique4 : tout d’abord, il n’y a pas de « faits » physiques bruts qu’il soit
possible de décrire dans un « jargon physicaliste de bureaucrate ». Quiconque émet une
hypothèse physique sait que les raisons qui guident son choix sont des raisons de
simplicité et de cohérence qu’à moins de sombrer dans un relativisme autoréfutant le
physicaliste doit tenir pour objectives. Ensuite, les vérités que la science a pour but de
découvrir sont des vérités pertinentes, profondes, non triviales5. En un mot, tous les
choix scientifiques reposent sur des normes et sur des valeurs, valeurs pas seulement
cognitives mais éthiques. Les questions scientifiques sont toujours mêlées à des enjeux
philosophiques et culturels, et les préjugés métaphysiques y jouent aussi un rôle6. Il faut
donc (1) rejeter l’opposition positiviste entre, d’une part, les faits ou les propositions
« physiques », les raisons qui guident les choix scientifiques, et, de l’autre, les valeurs ou
les jugements éthiques ; (2) cesser de réduire la rationalité à celle en vigueur dans les
sciences, au premier rang desquelles la physique, à l’exclusion d’autres formes de
connaissance non scientifiques (par exemple philosophique) ; (3) refuser le relativisme
éthique7.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 27
4 Pour les positivistes, en effet, les jugements éthiques relèvent non pas de propriétés mais
d’attitudes émotives ou subjectives8, qui rendent impossible la justification objective des
préférences éthiques. Pour Putnam, il faut conjointement « discréditer la dichotomie
tranchée entre faits et valeurs et faire valoir l’objectivité de certaines opinions éthiques »9, montrer donc que les opinions et les choix éthiques peuvent, au même titre que les
choix épistémologiques, être soumis à des critères et justifiés, en évitant que ce
cognitivisme éthique entraîne ce qui va souvent de pair avec lui, « l’autoritarisme
éthique » : on n’attend pas d’un individu qui préfère la glace à la vanille à la glace au
chocolat qu’il justifie par des raisons objectives sa préférence pour la première, notamment
parce que cette préférence (trop périphérique dans l’ensemble de ses croyances éthiques)
ne nous permet de rien déduire ou prédire concernant le reste de ses croyances. « En
revanche, nous attendons du “nazi rationnel” qu’il justifie sa préférence pour la
persécution des Juifs, à la fois en raison de sa centralité dans le système d’opinions
éthiques nazies, et en raison du fait que la plupart d’entre nous tiennent pour
objectivement répugnante la préférence nazie pour la persécution des juifs10. »
5 La frontière entre fait et valeur est ténue : les termes censés avoir une fonction
d’évaluation éthique ont aussi une fonction descriptive, explicative et prédictive. Quand
on qualifie quelqu’un de « scrupuleux », tout en l’évaluant on décrit son caractère. La
compréhension d’un être humain est donc un mixte d’estimation de son caractère,
d’explication et de prédiction de ses actions11. Soit à démontrer que le choix de vie du
nazi rationnel est mauvais et irrationnel. Supposons que le nazi soutienne que les
objectifs du nazisme sont justes et bons. Alors il « racontera n’importe quoi. Il affirmera
toutes sortes de propositions factuellement fausses, par exemple, que les démocraties sont
dirigées par une « conspiration juive », et il avancera des propositions morales (par
exemple, que lorsqu’on est « aryen, on a le devoir de soumettre les races non aryennes à la
“race des maîtres”) pour lesquelles il ne dispose pas de bons arguments ». Bref, « si le nazi
cherche à se justifier de l’intérieur du discours moral ordinaire », il en sera incapable12.
Si, à présent, il « répudie globalement les notions morales ordinaires », alors il se privera
de toute possibilité de « décrire les relations personnelles ordinaires, les événements
sociaux et les événements politiques d’une manière claire et adéquate pour nos lumières
actuelles »13. À moins qu’il n’apporte la preuve qu’il a construit un système d’évaluation et
de description supérieur au système ordinaire. Mais, à cela, il y a non seulement une
impossibilité dont témoignent les faits – par exemple, tous ceux qui, comme Nietzsche,
ont prétendu créer un système moral à la fois supérieur et extérieur à toute la tradition
(en extrayant arbitrairement certaines valeurs de leur contexte et en en ignorant d’autres)
« n’ont produit que des aberrations »14 – , mais il y a plus encore une impossibilité
logique, qui tient cette fois à la deuxième partie de l’argumentation que développe
Putnam dans Raison, vérité et histoire : l’impossibilité d’adopter un point de vue
« externaliste » ou « réaliste métaphysique ».
De la critique du réalisme métaphysique à l’affirmationdu réalisme interne
6 À partir de Raison, vérité et histoire, Putnam lutte contre trois fronts qu’il juge aller de pair15, avec le réalisme métaphysique :
(1) Le monde est constitué d’un ensemble fixe d’objets indépendants de l’esprit. (2)Il n’existe qu’une seule description vraie de « comment est fait le monde ». (3) La
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 28
vérité est une sorte de relation de correspondance entre des mots ou des symbolesde pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures16.
7 Soit l’expérience de pensée suivante : imaginons que les êtres humains soient des
cerveaux dans une cuve, remplie de liquide nutritif17. Un savant fou transplante le
cerveau d’une personne dans une cuve et relie les terminaisons nerveuses de son cerveau
à un superordinateur qui « procure à la personne-cerveau l’illusion que tout est normal »18. Comment savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation ? (Ce qui n’est qu’une
version du problème classique du scepticisme.) L’univers ne serait finalement qu’une
immense machine automatique, une cuve remplie de liquide nutritif dans laquelle
baignent des cerveaux. Putnam démontre que cette hypothèse est autoréfutante19 :
Même si les gens dans ce monde possible peuvent penser et « dire » tout ce que nous, nous pouvons penser et dire, je prétends qu’ils ne peuvent pas faire référence à ce àquoi nous, nous pouvons faire référence. Plus précisément, ils ne peuvent paspenser ou dire qu’ils sont des cerveaux dans une cuve (même en pensant la phrase :« nous sommes des cerveaux dans une cuve »)20.
8 La théorie causale de la référence a montré, en effet, qu’il ne suffit pas que deux
personnes soient dans le même état mental ou aient le même « concept » pour être dites
faire référence à la même chose : « L’état mental ne détermine pas la référence21. » Pour
qu’il y ait référence, il faut qu’existe une interaction causale entre moi et le monde : si
j’étais moi-même un cerveau dans une cuve et voulais décrire mon état en employant
l’expression « dans une cuve », on ne pourrait pas plus dire que je fais référence à des
choses dans le monde qu’on ne peut dire d’une fourmi qui trace par hasard sur le sable
une ligne ressemblant à une caricature de Churchill qu’elle a représenté Churchill22. « Les
signes eux-mêmes ne désignent pas intrinsèquement quelque chose23. » C’est l’un des
enseignements de Wittgenstein dans les Recherches philosophiques24. Et de Peirce aussi, qui
soulignait la non-suffisance des icônes ou des index pour faire, à eux seuls, référence :
« N’importe quelle forme de discours ne signifie ce qu’elle signifie qu’en vertu de ce que
l’on comprend qu’elle a cette signification25. » Le dessin de la fourmi ne peut pas plus
désigner intrinsèquement quelque chose que le dessin évoqué par Wittgenstein de
l’homme sur une pente ne peut à lui seul nous dire si l’homme monte ou descend la pente
en question. Supposer le contraire, c’est souscrire à une théorie « magique » de la
référence. Supposons que je sois un cerveau dans une cuve : l’énoncé par lequel
j’exprimerais ma pensée que je le suis, ferait alors référence non à la cuve dans laquelle je
baignerais, mais à la cuve-dans-l’image. Dès lors, si je suis un cerveau dans une cuve, mon
énoncé : « Je suis un cerveau dans une cuve» est faux. Si, en effet, l’hypothèse est vraie,
alors ce qui rend vrai mon énoncé est non pas : je suis un cerveau dans une cuve, mais je suis
un cerveau dans une cuve-dans-l’image. Mais, d’après l’hypothèse, je dois être un cerveau
dans une cuve, et non dans une cuve-dans-l’image. Si l’hypothèse est vraie, alors elle est
fausse. Donc elle est fausse.
9 La conclusion de cette démonstration, associée à d’autres arguments « modèle-
théoriques » (notamment dans « Models and Reality »), est simple : le fait que la valeur de
vérité de phrases entières soit fixée ne suffit pas à fixer la référence des constituants des
phrases26.
10 De tout cela, Putnam conclut que des éléments de ce que nous appelons le langage de
l’esprit pénètrent si profondément dans ce que nous appelons la « réalité » que le projet
même qui consisterait à nous représenter comme des « cartographes » de quelque chose
d’indépendant du langage est compromis dès le départ. Le réaliste métaphysique –
surtout s’il s’appuie, comme c’est le plus souvent le cas, sur une interprétation
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 29
physicaliste du monde, selon laquelle la relation de référence correcte est une relation
« physique » que la physique seule peut décrire – s’abrite derrière une représentation
magique du monde puisqu’il en vient à doter la réalité « physique » d’un pouvoir cognitif
ou de propriétés mentales, comme si, dans un univers d’objets à la fois indépendants de
l’esprit et auto-identifiants, c’était « le monde, et non les penseurs, qui trierait les choses
en espèces »27. « La » relation de référence devient dès lors « une sorte de métaphysique
ineffable »28.
11 À cette perspective externaliste, Putnam oppose celle qu’il appelle « internaliste » : la
question « De quels objets le monde est-il fait ? » n’a de sens que dans une théorie ou
description « vraie » du monde ; il n’y a aucun « point de vue de Dieu » ; il n’y a que
« différents points de vue de différentes personnes, qui reflètent les intérêts et les
objectifs de leurs descriptions et leurs théories ». Sur cette thèse du réalisme interne,
Putnam ne variera pas ; au contraire, il ne cessera de la souligner.
Cela n’a aucun sens de penser que le monde se divise en « objets » (ou « entités »)indépendamment de notre usage du langage. C’est nous qui divisons « le monde » –à savoir, les événements, états de choses, et systèmes physiques, sociaux, etc., dontnous parlons – en des « objets », « propriétés » et « relations », et ce, de toutessortes de manières.29 Nous pouvons en partie décrire le contenu d’une pièce en disant qu’il y a une chaiseen face d’un bureau, et en partie décrire le contenu de la même pièce en disant qu’ily a des particules et des champs de certaines sortes qui sont présents. Maisdemander quelle est de ces descriptions celle qui décrit la pièce telle qu’elle est« indépendamment de la perspective », ou « en soi », n’a aucun sens. Elles sonttoutes deux des descriptions de la pièce telle qu’elle est réellement30.
12 Tout jugement comporte donc une double composante, descriptive et évaluative : il n’y a
pas de jugements de faits qui soient séparables d’évaluations cognitives, voire éthiques :
Tout choix d’un cadre conceptuel présuppose des valeurs, et le choix d’un cadrepour décrire les relations personnelles ordinaires et les faits sociaux, et encore pluspour penser ses propres projets d’existence, met en jeu, entre autres, nos propresvaleurs morales. On ne peut choisir un cadre qui se contente de « copier » les faits,parce qu’aucun cadre conceptuel n’est qu’une simple « copie » du monde ». Lecontenu de la notion même de vérité dépend de nos normes d’acceptabilitérationnelle, qui, elles, présupposent nos valeurs. Dit schématiquement et beaucouptrop rapidement : la théorie de la vérité présuppose la théorie de la rationalité, quià son tour présuppose notre théorie du bien31.
13 Dès lors, comment justifier que ces normes rationnelles sont bien, plutôt que d’autres, les
normes « acceptables » ?
Nous ne pouvons espérer produire une conception plus rationnelle de la rationalitéou une meilleure conception de la morale que si nous œuvrons dans notre tradition32
.
Mais comment être sûr alors qu’il existe « une conception vraie de la rationalité, une
morale vraie, même si nous, nous n’en avons jamais que des conceptions33 ? »
14 Le double refus du réalisme métaphysique et de la dichotomie fait/valeur – thèse de la
« relativité conceptuelle »34 – impose une nouvelle « image » de la vérité :
L’internaliste voit en la vérité une sorte d’acceptabilité rationnelle (idéalisée) – unesorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences tellesqu’elles sont représentées dans notre système de croyances – et non unecorrespondance avec des « états de choses » indépendants de l’esprit ou du discours35.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 30
Au point de vue internaliste sont dès lors associés le «non-réalisme », la « théorie de la
vérité-cohérence », et … le « pragmatisme », même si, ajoute Putnam, ces noms « ont tous
des connotations inacceptables, du fait de leurs autres applications historiques »36.
15 Le pragmatisme n’est donc pas d’emblée assumé comme tel. Assurément parce que
Putnam le lie encore au vérificationnisme strict, mais aussi parce que deux autres
approches semblent de prime abord prometteuses pour éviter les incohérences du
réalisme métaphysique : celle d’Alfred Tarski d’une part, celle de Michael Dummett
d’autre part.
Le réalisme interne et l’anti-réalisme dummettien
16 Pour un réaliste interne qui refuse la correspondance et qui n’en continue pas moins de
tenir à la vérité, ce que Putnam appelle alors la théorie sémantique de Tarski37 a de quoi
séduire. On sait que, pour Tarski, nous comprenons le mot « vrai » non pas en associant ce
mot à une propriété ou une correspondance, mais en apprenant des faits aussi évidents que
« “la neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche ».
17 Apprendre de telles phrases-T (des phrases de la forme « “p” est vrai si et seulement si p
»), c’est comprendre le mot « vrai ». Comme à aucune étape de l’acquisition nous n’avons
à associer le mot « vrai » à un « objet », l’idée de « correspondance » n’a pas lieu d’être38.
Mais très vite39, Putnam se dit troublé par plusieurs aspects de la conception tarskienne :
d’abord, et même si ce n’est pas un reproche majeur40, elle ne permet pas de rendre
compte des phrases qui ne sont ni vraies ni fausses (par ex. « le nombre d’arbres au
Canada est pair »), ou de celles qui contiennent des indexicaux (« maintenant », « ici »,
« je »)41. Ensuite, comme le pensent certains physicalistes (H. Field), elle définit les
notions sémantiques de référence et de vérité dans les termes de la notion sémantique de
référence primitive, en en faisant une notion causale physicaliste explicative42. Loin de
rendre claires les notions de vérité et de référence, « la convention-T emploie les notions
de “nommer” une phrase ou de “découler de”, notions étroitement liées et demandant
autant à être clarifiées que la vérité et la référence elles-mêmes »43. Enfin, et surtout, on
est en droit d’exiger d’une telle théorie qu’elle ait un pouvoir explicatif et qu’elle nous
dise quelque chose sur l’assertion : car comprendre notre langue maternelle, ce n’est pas
apprendre des conditions de vérité, c’est intérioriser des conditions d’assertabilité44. La
théorie tarskienne de la vérité présuppose qu’on puisse séparer le problème de la vérité
de celui de la connaissance et de la croyance garantie45 ; mais elle ne nous dit rien sur ce
que c’est que « comprendre »46. Elle nous délivre donc des affres métaphysiques de la
théorie de la correspondance, mais pour ne nous laisser d’autre choix qu’une forme de
« réductionnisme décitationnel »47.
18 Absente, pour finir, chez Tarski, l’analyse conceptuelle de la vérité se trouve en revanche
dans les écrits de Dummett, où Putnam dit trouver la première indication d’une solution
cohérente à l’alternative correspondance/ décitation48.
19 Tout d’abord, en effet, Dummett considère qu’apprendre un langage, c’est apprendre une
pratique et non un ensemble de correspondances : la connaissance qu’a le locuteur de sa
langue maternelle consiste dans la connaissance implicite des conditions dans lesquelles
les phrases de cette langue sont assertables (une sorte d’aptitude à la recognition). Mais
Dummett rejette aussi l’identification physicaliste consistant à identifier « asserter » (
asserting) avec le fait de « prononcer des mots » (uttering), assorti de tel ou tel programme
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 31
de conditionnement ou de telle ou telle histoire causale. Pour lui, savoir quand une
phrase est assertable, c’est savoir quand elle serait justifiée49.
20 L’usage d’un mot n’est donc pas simplement le signe qu’une phrase est « réaffirmée »,
comme c’est le cas dans la théorie de la décitation. Être vrai, c’est être justifié. La
référence n’est donc pas quelque chose d’antérieur à la vérité : elle « surgit » en quelque
sorte du discours50.
21 Mais Dummett est encore trop vérificationniste. La formule (que Putnam refuse pour sa
part d’utiliser) « La vérité c’est la justification » suggère (1) que l’on peut spécifier de
manière effective ce que sont les conditions de justification pour toutes les phrases d’un
langage naturel et (2) qu’il existe quelque chose comme une justification concluante,
même dans le cas des phrases empiriques51. D’une part, en effet, et même si Dummett voit
bien que l’on apprend les conditions de vérité et d’assertabilité d’un énoncé par
l’acquisition d’une pratique, il tend à faire comme si cette acquisition avait quelque chose
d’algorithmique : or on ne peut « passer en revue » les conditions de vérité d’une phrase
donnée. L’impossibilité (du moins pratique) de formaliser les conditions d’assertabilité
pour des phrases données n’est en réalité que l’impossibilité de formaliser l’intelligence
générale elle-même52.
22 Mais le « réalisme interne » implique aussi que la vérité soit identifiée à la justification
idéalisée, et non à la justification effectuée sur la base des preuves empiriques présentes.
Et si l’assertabilité (au sens de l’assertabilité garantie) n’est pas formalisable,
« l’assertabilité garantie idéalisée (vérité) le sera encore moins, car la notion de
conditions plus ou moins bonnes (pour un jugement particulier), dont il dépend, est
révisable au fur et à mesure que progresse notre connaissance empirique »53.
23 Dummett a donc parfaitement raison de lier vérité et assertabilité garantie (ou
acceptabilité rationnelle), mais on ne peut réduire l’une à l’autre sans perdre deux
propriétés que, s’agissant de la vérité, Putnam veut maintenir54 : sa stabilité et son
absence de degré.
La proposition « la terre est plate » était certainement rationnellement acceptable,il y a trois mille ans, alors qu’elle ne l’est plus aujourd’hui ; pourtant il serait fauxde dire que « la terre est plate » était vraie il y a trois mille ans ; car cela voudraitdire qu’entre-temps la terre a changé de forme. En fait, l’acceptabilité rationnelleest à la fois marquée par le temps et la personne55.
Que faut-il en conclure ? Non pas que « le point de vue externaliste est juste », mais que
« la vérité est une idéalisation de l’acceptabilité rationnelle ». On fait comme s’il existait
des conditions épistémiques idéales, et on dit qu’une proposition est vraie si elle est
justifiée dans de telles conditions. Les « conditions épistémiques idéales » sont comme les
« plans sans frottement » : on ne peut pas plus atteindre les conditions épistémiques
idéales ni être certain de s’en être approché suffisamment qu’on ne peut obtenir de
véritables plans sans frottement. « Il est pourtant payant de parler de plans sans
frottement parce qu’on peut les approximer de très près56. »
24 Mais on comprend mieux aussi pourquoi le « réalisme interne » aurait pu, aux dires
mêmes de Putnam, s’intituler « réalisme pragmatique ». Car, entre autres thèmes
caractéristiques du pragmatisme classique, c’est la définition peircienne de la vérité, du
moins telle que Putnam croit possible de l’interpréter57, en termes de « limite idéale de
l’enquête », qui sert de modèle à la définition de la vérité comme « acceptabilité
rationnelle idéalisée ». Encore convient-il de rectifier les contresens dont les pragmatistes
ont été victimes, auxquels, au demeurant, Putnam a commencé par ne pas échapper.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 32
Les pragmatistes classiques et la vérité
25 On reconnaîtra sans peine, dans la perspective qui se dessine, des thèmes constants du
pragmatisme. Le refus du réalisme métaphysique est, dès le début, le leitmotiv de Peirce,
dont le refus du « réalisme platonicien » est au point de départ de sa position sur le
problème des universaux. L’illusion fondamentale, que cet outil de clarification
conceptuelle qu’est la maxime pragmatiste est chargé d’éradiquer, consiste à donner une
définition de l’universel en dehors de la pensée et du langage et à croire que l’on peut
concevoir l’existence des choses « indépendamment de toute relation à la conception
qu’en a l’esprit »58. La seule position cohérente est de rejoindre une forme de « réalisme
scolastique », dont les premiers effets sont de montrer que « nous n’avons pas de
conception de l’absolument inconnaissable » et que « nous n’avons pas le pouvoir de
penser sans signes »59. Comme Peirce et James, Dewey récusera la quête d’un fondement
absolu, le modèle d’une raison qui déterminerait a priori les possibilités de la recherche, et
il rejettera plus fortement encore les dualismes philosophiques traditionnels, les
dichotomies selon lui stériles entre sujet et objet, fait et valeur, théorie et pratique, etc.60.
L’un des effets notoires de cette « attitude » est de privilégier l’expérience et de se
présenter comme une philosophie pratique, opposée au dogmatisme des rationalistes
portés au monisme et à l’admission de touts et d’absolus61, le pragmatiste détournant ses
regards « de tout ce qui est chose première, premier principe, catégorie, nécessité
supposée, pour les tourner vers les choses dernières, vers les résultats, les conséquences,
les faits » et l’action62.
26 Mais le pragmatisme classique, ce sont aussi des réflexions sur le sens à donner à la
signification, à l’enquête, et tout d’abord à la vérité, réflexions dont Putnam va de mieux
en mieux cerner la complexité et s’inspirer. Mais qu’entendre par là ? Car il est risqué de
confondre sous une même appellation des pragmatistes aussi différents que Peirce, James,
Dewey, Schiller, Papini, Vailati, etc., ou une théorie de la vérité de James. On peut
cependant, pense Putnam, dégager certains traits communs.
27 D’abord, l’idée partagée par Peirce, James (mais aussi Dewey) que la vérité doit être
soumise à un examen de sa signification, faire l’objet d’une définition, non pas nominale ou
abstraite, mais réelle63 : la vérité n’est pas une propriété, « statique, inerte » de nos idées64,
ou une « copie » de la réalité correspondante. À quoi pourrait bien mener une telle
duplication ? C’est un instrument de recherche, qui nous permet à l’occasion de « refaire le
monde »65.
28 Ensuite, expliquer la vérité, c’est la rapporter à des croyances. Comme Peirce, James
rappelle que la méthode pragmatique interprète chaque conception d’après ses
conséquences pratiques : la seule fonction de la pensée étant d’établir une croyance, c’est-
à-dire une habitude d’action, « les différentes croyances se distinguent par les différents
modes d’action qu’elles produisent »66. Il ne saurait donc y avoir « de nuance de
signification assez fine qui ne puisse produire une différence dans la pratique »67. Les
seules différences non illusoires sont donc celles qui font la différence ; la vérité se
concevant « en action ». Comme le suggère Putnam, « ce que James et Peirce veulent nier,
c’est que la vérité aille plus vite que ce que les humains ou d’autres êtres sensibles
pourraient vérifier ou découvrir ». Si « pratique » a un sens plus individualiste, vital et
émotionnel pour James68 – là où Peirce, refusant cette lecture « nominaliste », lui donne
le sens de but ou de visée rationnelle (au sens kantien)69 –, James n’est pas allé aussi loin
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 33
qu’on le dit en ce sens : certes, les croyances ont avant tout une importance vitale, et elles
n’auraient jamais acquis le nom de croyances vraies si elles n’avaient pas d’abord été
utiles. Les croyances bonnes ou « avantageuses » sont donc bien celles qui ne risquent pas
d’être contredites par l’expérience, nous prémunissant ainsi contre des échecs ultérieurs ;
mais ce sont aussi celles qui nous permettent de maximiser nos vieilles croyances tout en
préservant la consistance (la cohérence est donc aussi un élément décisif) : « Par-dessus
tout, nous trouvons la consistance satisfaisante. 70 » C’est du reste la raison pour laquelle,
ayant fait observer qu’une croyance dans l’Absolu lui offrirait comme des « vacances
morales » et serait bonne, au sens de « agréable à croire », James ne l’en rejette pas moins
parce qu’elle est non consistante avec d’autres croyances, et il estime (comme Peirce, qui
se dit ici proche de lui71) que c’est réduire le sens de pratique que de l’opposer à
« théorique », là où il entendait pour l’essentiel l’opposer à « vague ou abstrait »72.
29 Mais la vérité a aussi, comme James et Peirce y insistent – l’impact de Darwin est ici
présent – un aspect dynamique (James dit « génétique »), même si Peirce (et Dewey après
lui) se soucie plus que James des modalités et de la méthode régissant ce processus d’
enquête. La seule définition ou signification réelle de la vérité est donc celle qui permet de
déterminer, dans le cadre d’une enquête (inquiry) celles qui, parmi nos croyances,
résistent au doute et sont stables73 : et c’est ici la méthode scientifique (à l’inverse des
méthodes d’autorité, de ténacité ou a priori74) qui est seule à même de « fixer » la
croyance. Elle seule, en effet, tire sa force, non d’une supériorité magique de la science,
mais de la contrainte qu’exerce sur elle la réalité, capable d’opérer, par l’indépendance
qui est la sienne par rapport aux esprits, le consensus de la communauté des individus.
Pour Peirce, la vérité est donc indissociable d’une forme de réalisme et de consensus. Dewey
suivra Peirce : la vérité est la fin visée de l’enquête ; c’est « la meilleure définition qui ait
été donnée de la vérité », la méthode de l’enquête permettant d’asserter de façon garantie
(warranted assertibiliy) et de faire de nos croyances des connaissances.
30 Si James s’intéresse moins que Peirce et Dewey à l’enquête elle-même, il insiste autant
qu’eux (comme le voit bien Putnam) sur le pouvoir contraignant de la réalité, avec lequel
nos croyances doivent non pas correspondre (vision des choses moins fausse pour tous
deux qu’inutile) mais être en accord (agree).
31 Aussi Putnam juge-t-il que l’interprétation populaire ridiculisant le pragmatisme (comme
l’ont fait Moore ou Russell) en le présentant comme une idéologie américaine de
marchands et d’ingénieurs, obnubilée par l’équation (notamment jamésienne) « le vrai
c’est l’utile, c’est ce qui paye », s’est faite au mépris des textes et de leur contexte75.
L’enquête ne s’achevant que par l’acquisition d’une croyance stable, le vrai est bien (pour
Peirce comme pour James) ce qu’il est satisfaisant de croire. Et, comme être satisfait par
une croyance c’est avant tout ne pas être gêné par un doute, la vérité est donc un peu
redondante par rapport à la croyance. Mais ce n’est pas dire que la vérité soit un faux-
problème, que vérité et satisfaction soient deux termes synonymes, ou qu’il faille
interpréter satisfaisant comme « émotionnellement » confortable. Dans un texte de 190876, James récuse l’interprétation de Russell selon laquelle il assimilerait les conséquences
utiles ou avantageuses d’une croyance à un simple critère de vérité77. Ces conséquences,
écrit James, « sont proposées, comme la causa existendi de nos croyances, non pas comme
leur prémisse ou leur base logique, moins encore comme la chose qu’elles énoncent ou
leur contenu objectif. Elles assignent la seule signification pratique intelligible à la
différence que comporte, entre nos croyances, notre habitude de les appeler vraies ou
fausses »78.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 34
32 Si sont donc en partie injustifiées les critiques visant la définition de la vérité en termes
d’utilité ou de satisfaction, reste la difficulté majeure qui a trait à la notion de
vérification. Toutefois même ici79, et même si James s’intéresse plus aux vérités
particulières que l’on vérifie à court terme qu’à la totalité constituée par les vérités
individuelles obtenues à long terme,
(1) il ne limite pas les idées vraies à celles qui sont effectivement vérifiées mais aux idées
dont il est possible de dire qu’elles le seront, donc aux idées vérifiables et à long terme
(l’influence de Peirce, comme le dit Putnam, est ici évidente) ;
(2) il reconnaît que la plupart des croyances que nous jugeons vraies ne sont au mieux
vérifiées que de manière indirecte : « Un processus indirect ou simplement virtuel de
vérification peut donc être aussi vrai qu’un processus direct et complet » ; ce pourquoi
« la vérité vit à crédit, la plupart du temps. Nos pensées et nos croyances » passent
« comme monnaie ayant cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les
billets de banque, tant que personne ne les refuse »80 ;
(3) certaines propositions peuvent être dites vraies ou fausses, même si personne ne les a
jamais vérifiées ou falsifiées, ou même simplement envisagées : simplement, cette
manière de s’exprimer n’a qu’un intérêt relatif. Le vérificationnisme pragmatiste est bien
différent de celui des positivistes, « plus généreux »81. Il permet de déclarer, non pas tant
que le vrai est le vérifiable, mais (comme le fait Peirce) que la signification d’une
proposition est sa conformité avec l’expérience possible, ou sa vérification idéale. Et c’est
du reste ce qui confère à la signification, Peirce ne cesse d’y insister, une indétermination
irréductible.
33 De plus en plus attentif aux contresens effectués par ses détracteurs sur la définition
pragmatiste (et notamment jamesienne) de la vérité, Putnam s’attache à montrer que la
grandeur des pragmatistes consiste dans l’interdépendance qu’ils ont su voir entre le vrai
et l’utile, la pratique, ce qu’il est satisfaisant de croire, ce qu’il faut vérifier, confirmer, ou
ce dont il faut donner des conditions d’assertabilité, et non dans la réduction de celui-ci à
ceux-là. Quels que soient les défauts finalement « désastreux » de sa position, James n’a
pas confondu vérité et vérification ou confirmation, et il a su mieux que quiconque
montrer le lien entre la vérité et l’évaluation sans en tirer de conclusions relativistes.
34 Putnam voit désormais le parti qu’il peut tirer du pragmatisme, mais il mesure aussi la
fragilité de l’entreprise. Sous le poids des objections diverses82, il comprend que les
conclusions auxquelles le fait parvenir ce « réalisme interne » constituent une menace
sceptique : outre les difficultés liées à l’identification de la vérité d’un énoncé à ce qu’il
serait idéalement rationnel de croire à la limite de l’enquête, la relativité conceptuelle
semble réduire le monde à nos schèmes conceptuels et à des normes moins idéalement
rationnelles que purement et simplement culturelles, bref, ramener la « relativité
conceptuelle » à un vulgaire « relativisme »83. Comment dès lors, tout en refusant le
réalisme métaphysique, maintenir l’intuition réaliste d’une irréductibilité du monde à
nos schèmes conceptuels et linguistiques, et éviter le relativisme qui, ne cesse de le dire
Putnam, n’est, avec le réalisme physicaliste et positiviste, que l’envers et l’endroit d’une
même pièce et tout aussi autoréfutant ? Tel est désormais l’enjeu.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 35
NOTES
1. RR, 187.
2. Putnam raconte qu’un élève de Singer écrivit un jour au tableau quatre principes (qu’il
attribua à Singer) : « 1/ La connaissance des faits présuppose la connaissance des théories ; 2/ la
connaissance des théories présuppose la connaissance des faits ; 3/ La connaissance des faits
présuppose la connaissance des valeurs ; 4/ la connaissance des valeurs présuppose la
connaissance des faits. » Putnam commente : « Je suis sûr que le professeur de Singer, William
James, aurait approuvé ! » (POQ, 14)
3. POQ, 13-14.
4. Cf. l’analyse de cette critique dans Jacob, 1988.
5. RTH, 155.
6. PQQ, 15.
7. Jacob, 1988, p. 216.
8. Un subjectiviste (par ex. J. Mackie, Ethics : Inventing Right and Wrong, Penguin, 1977) dira qu’un
énoncé affirmant d’une action qu’elle est bonne sert à exprimer l’approbation subjective de
l’action par le locuteur et peut être dit vrai ou faux selon que le locuteur a ou non le sentiment en
question. Pour l’émotiviste (par ex. A. J. Ayer (Language, Truth and Logic, 1936), un énoncé
contenant un terme évaluatif ou déontique (éthique ou esthétique) n’exprime aucune
proposition authentique.
9. Jacob, 1988, 218-223.
10. Id., 219.
11. Id, 221-222.
12. RTH, 234.
13. RTH, 235.
14. RTH, 238.
15. On peut toutefois estimer que ces trois thèses sont relativement indépendantes l’une de
l’autre ; cf. Hartry Field, 1982.
16. RTH, 61.
17. RTH, 15-32. Voir le résumé de l’argument dans Jacob, 1988, p. 224-225, ainsi que l’étude de
C. Wright, 1994 (RP, 216-241) et les réponses de Putnam (RP, 283-288).
18. RTH, 16.
19. C’est-à-dire telle que sa vérité implique sa propre fausseté. Exemple : tous les énoncés
généraux sont faux. C’est un énoncé général, donc s’il est vrai, il doit être faux (RTH, 18).
20. RTH, 18.
21. RTH, 36.
22. RTH, 24.
23. RTH, 29.
24. RTH, 32.
25. Pierce, 2.304.
26. RTH, 46 et P. Jacob, 1988, p. 226. Certains ont contesté la pertinence de l’emprunt à la théorie
des modèles d’arguments de ce type : peut-on appliquer au langage naturel des théorèmes valant
pour le langage scientifique ? Il s’agit en fait pour Putnam de reprendre, en les généralisant, les
arguments quiniens en faveur de l’inscrutabilité de la référence et ceux développés par Nelson
Goodman dont Putnam s’est toujours senti proche.
27. RTH, 65-66, cf. P. Jacob, 1988, p. 227. C’est là une objection que Putnam ne cessera d’adresser
(par ex. RHF, 156-157) à tous ceux qui lui reprocheront, ce faisant, d’abandonner l’externalisme
qu’il soutenait dans les années 1970 en matière de signification, et lui opposeront la nécessité
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 36
d’une fixation de la référence par un certain nombre de « contraintes causales ». Sur ces
critiques, voir notamment G. Harman, « Metaphysical Realism and Moral Relativism », The Journal
of Philosophy, no°79, 568-575 ; Clark Glymour, « Conceptual Scheming or Confessions of a
Metaphysical Realist », Synthese, 51, 169-180. Mais Putnam considère que ce que prouve
l’indétermination de la référence, ce n’est pas la fausseté de l’externalisme (qu’il continue à
soutenir), c’est la fausseté d’une conception réaliste (physicaliste) de la référence : « Si rien dans
la vision du monde physicaliste ne correspond au fait évident que “chat” désigne les chats et non
les cerises, alors c’est une raison sérieuse de rejeter l’exigence que toutes les notions que nous
utilisons soient réductibles à des termes physiques. Car la référence et la vérité ne sont pas des
notions que nous pouvons abandonner si nous voulons rester cohérents. Si je pense : “Un chat est
sur le paillasson”, je m’engage à croire que mon emploi du mot “chat” fait référence à quelque
chose (mais je ne m’engage pas à une explication réaliste métaphysique de la “référence”) et je
m’engage à croire que “Un chat est sur le paillasson” est vrai (même si je ne m’engage pas à une
explication réaliste métaphysique de la vérité) » (RTH, 162).
28. RTH, 58. On peut toutefois se demander (cf. Field, 1982, p. 556) si l’argument de Putnam réfute
bien le réaliste métaphysique sur ce plan, ou s’il ne montre pas plutôt, plus modestement, qu’il
est impossible d’affirmer dans le même temps des énoncés dont on a montré qu’ils sont
incompatibles.
29. RP, 243.
30. RP, 247. Cf. aussi RR, 186sq. sur l’emprise exercée par la métaphore de « l’emporte-pièce », qui
nie (plutôt qu’elle n’explique) le phénomène de relativité conceptuelle, puisqu’elle semble
suggérer qu’il existe une pâte totalement informe avant même que les objets viennent y apposer
leur empreinte.
31. RTH, 238.
32. RTH, 238.
33. RTH, 239.
34. Les illustrations du phénomène en sont nombreuses. Signalons notamment (outre les
chapitres évoqués de RTH), TMFR, p. 18-19, et RHF, chap. 6.
35. RTH, 61.
36. RTH, 62.
37. « Realism and Reason », 1976, PP-2, 70sq., repris dans MMS, 1978, 9-17 ; RHF, 122sq., 478 ; voir
aussi PP-3, 75sq. ; RR, 111sq.; et WL, « On truth », 316sq. Les reproches changent selon les textes et
au gré des évolutions de Putnam sur la vérité.
38. Thèse dite de la « neutralité » ontologique, même s’il y a une ambiguïté dans la position de
Tarski et qu’elle peut apparaître aussi comme « la » théorie de la correspondance par excellence.
39. Cf. « Do true assertions correspond to reality ? », PP-2, 71 ; « Language and reality », 1974, PP-2
, 272-290.
40. MMS, 14-15.
41. PP2, 71.
42. MMS, 14.
43. PP2, 284 ; RHF, 123-124.
44. PP3, XIV.
45. MMS, 9.
46. RHF, 479. Dans « Vagueness and alternative logic », Putnam redira que « les philosophes qui
acceptent une analyse décitationnelle de la vérité ne nous en doivent pas moins une analyse de
ce que veut dire pour un locuteur : comprendre son langage » (PP-3, 27). Cf. WL, 318, où Putnam
souligne que « la propriété L-vrai est définie d’une manière qui ne fait pas référence à des
locuteurs ou à des usages de mots » et n’est donc pas « une propriété “sémantique” ni même
“pragmatique” des énonciations ».
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 37
47. PP-3, XVI. Putnam tendra de plus en plus à assimiler la théorie tarskienne à une simple théorie
« décitationnelle », lui reprochant de ne pas tenir compte de la propriété de vérité et du lien
nécessaire entre une théorie de la vérité et une théorie de la connaissance et de la croyance. Voir
RR, 11sq., et surtout WL, 96, 274, 279, 322 & 332, où Putnam dit carrément qu’il aurait mieux valu
parler de la conception « non sémantique » de la vérité ou « de la Look No Semantics ! conception
de la vérité » de Tarski (WL, 332-333).
48. PP-3, 82sq.
49. PP-3, XVI.
50. Idée dont Putnam note qu’elle a fait sa réapparition au XXe siècle, dans la tradition
« analytique » comme dans la tradition « continentale » (Gadamer, par exemple, parle d’objets
comme « émergeant » du discours), PP-3, XVI.
51. PP3, xvi-xvii.
52. PP3, XVIII.
53. PP-3, XVIII.
54. Cf. Wright, 1992, p. 38.
55. RTH, 67.
56. RTH, 67.
57. Voir les réserves de C. Misak, « Deflating truth : pragmatism vs. minimalism », The Monist, 81,
407-425, et de C. Hookway, 2000, p. 48-50 ; C. Wright (1992, p. 45) commet ici les mêmes erreurs
que Putnam. Peirce fait certes appel, dans sa théorie de la vérité, à ce qui serait cru dans des
situations épistémiques idéales. De même d’ailleurs que James qui, expliquant « sa » notion
peircienne de vérité absolue (« La vérité que nulle expérience ne viendra jamais altérer »), fait
référence à « ce point idéal, toujours à perte de vue, vers lequel nous imaginons que toutes nos
vérités temporaires effectueront un jour ou l’autre, leur convergence » (P, 157) Mais ce type
d’idéalisation – « La vérité est cette concordance d’un énoncé abstrait avec la limite idéale vers
laquelle tendrait une recherche infinie pour parvenir à une croyance scientifique, concordance
que l’énoncé abstrait peut posséder en confessant son inexactitude et son unilatéralité, cette
confession étant un ingrédient essentiel de la vérité. » (Peirce, 5.565) – n’est pas celui
qu’invoquent Putnam et Wright : Peirce n’exige pas que nous atteignions jamais, ou même que
nous donnions sens à, un état où nous aurions toutes les données ; il demande seulement qu’on
puisse parvenir à un état où aucune nouvelle donnée ne troublerait la croyance à laquelle nous
sommes parvenus (la vérification d’affirmations probabilistes a une structure semblable). Le vrai
est avant tout ce qui nous met à l’abri du doute (2.773 ; 1.609) et des surprises bonnes ou
mauvaises (2.757n. 1 ; 2.775). La vérité n’est donc ni limite, ni convergence, mais plus proche d’un
consensus, pensé de manière conditionnelle. Il se peut que des questions auxquelles on pourrait
en droit apporter une réponse n’en trouvent pas en fait, et qu’on n’atteigne jamais sur elles la
vérité (6.610 ; 8.43 ; 8.225 ; 8.237) : il restera des « secrets cachés » ; cf. C. Tiercelin, 1993a,
p. 110-111.
58. 8.13 ; 5.470 ; 5.503 ; 1.21 ; 2.115. Cf. Tiercelin, 1993a, p. 11sq. et 1993b, p. 56sq.
59. 5.265.
60. Cf. The Quest for Certainty, New York, Minton, Batch, 1929, p. 196 ; ou Reconstruction in
Philosopby, Boston, Beacon Press, 1948, p. 123.
61. Attitude surtout prônée par James, à laquelle il oppose le « tempérament » plus « sceptique »
des empiristes (P, 29), voire un certain « anti-intellectualisme » (P, 54).
62. P, 54.
63. P, 52.
64. P, 142-143.
65. P, 53.
66. Pierce, 5.398.
67. 5.400.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 38
68. Aussi James est-il prêt à dire (ce que refuse Peirce) que, si l’on n’a pas de preuves nous
permettant de décider entre deux conceptions rivales, le choix peut se faire en termes
esthétiques (et donc subjectifs) de goût, d’« élégance », ou d’« économie » (P, 154).
69. Pierce, 8.322 ; 5.412.
70. James, MT, 105.
71. Pierce, 5.494.
72. James, MT, 112-113 (fr., 182).
73. Pierce, 5.416 ; 5.375.
74. Sur les raisons de l’instabilité de ces méthodes, voir Tiercelin, 1993a, p. 89sq.
75. Cf. « James’ theory of truth », CCWJ, 166.
76. James, « Two English Critics », Albany Review, janvier 1908, repris dans MT, fr., 237-248.
77. Russell, 1997, p. 173sq.
78. MT, fr., 238.
79. Cf. S. Haack, « The pragmatist theory of truth », British Journal of Phil. of Sc., 27, 1976, 231-249,
p. 234 ; et A. J. Ayer, introductions à James, Works 1 & 2.
80. James, P, 148.
81. RHF, 12.
82. Par ex. Crispin Wright, 1994, (RP, 216-241) ; Hartry Field, 1982 ; M. Johnston, « Objectivity
refigured : Pragmatism without Verificationism », in J. Haldane & C. Wright (éd.), Reality,
Representation and Projection, Oxford UP, 85-132.
83. TMFR, 17.
INDEX
Mots-clés : anti-réalisme, dichotomie fait valeur, Michael Dummett, Hilary Putnam,
pragmatisme, réalisme interne, réalisme métaphysique, vérité
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 39
Chapitre 3. Pragmatisme et réalisme àvisage humain
1 Il s’agit donc désormais de « combiner le réalisme avec une concession à un
vérificationnisme modéré », ce qui entraîne (1) qu’il ne peut y avoir de vérité totalement
transcendante à nos capacités de la reconnaître, et (2) qu’il faut comprendre le lien
existant entre la vérité, la manière dont on utilise des mots (y compris l’acte de langage de
l’assertion), et les notions d’acceptabilité rationnelle et de conditions épistémiques
suffisamment bonnes1. On doit donc simultanément maintenir la fragilité de la
distinction fait et valeur, et retenir l’intuition forte du réaliste. Le monde n’est pas
réductible à ce que nous en faisons : « Les dinosaures existaient avant que nous y
pensions » ; « le monde n’est pas un produit : c’est le monde tout simplement ». Il faut
donc préciser la nature de la relativité conceptuelle, mais aussi repenser le modèle de
l’esprit et de la rationalité, en intégrant mieux les réflexions des pragmatistes classiques
sur la pratique : donner en quelque sorte au réalisme interne, ou pragmatique, un visage
humain.
La relativité conceptuelle et le recul de la définitionpeircienne de la vérité
2 À tort ou à raison, Putnam juge correctes les objections adressées à la conception
peircienne de conditions idéales. La vérité comme la limite à laquelle tend l’esprit dans
des conditions idéales, conduit, semble-t-il, à l’absurdité que la communauté serait en
position de justifier tout énoncé vrai et d’infirmer tout énoncé faux. Putnam affirme
n’avoir jamais rien soutenu de tel. En tout état de cause, les conditions « idéales » se
muent en « conditions épistémiques suffisamment bonnes »2.
3 Le second écueil consiste à éviter d’identifier purement et simplement vérité et
justification : « Si je suis sincèrement convaincu que j’ai eu des œufs à mon petit déjeuner,
cela a un sens de demander si je suis dans le vrai (if I am right) ; mais cela n’a aucun sens
de demander si j’ai une justification3. »
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 40
4 Putnam tire de ces deux amendements une nouvelle définition de son réalisme, qu’il
entend rattacher à l’héritage pragmatiste et aussi distinguer nettement du relativisme de
Rorty (dont il ne cesse de souligner le caractère autoréfutant)4 :
(1) Dans des circonstances ordinaires, il y a habituellement un fait décisif quipermet de dire si les énoncés que font les gens sont garantis ou non. (2) Qu’unénoncé soit garanti ou non ne dépend pas de la question de savoir si la majorité ousi l’un de nos pairs culturels serait prêt à dire qu’il est garanti ou non garanti. (3)Nos normes et modèles d’assertabilité sont des produits historiques ; ils évoluentavec le temps. (4) Nos normes et modèles reflètent toujours nos intérêts et nosvaleurs. Notre conception de l’épanouissement intellectuel fait partie (et n’a de sensqu’en faisant partie) de notre conception de l’épanouissement humain en général.(5) Nos normes et modèles de quoi que ce soit – y compris d’assertabilité garantie –sont susceptibles d’être réformés. Il y a des normes et des modèles plus ou moinsbons5.
5 C’est certainement ce cinquième et dernier principe qui constitue le changement le plus
net de Putnam par rapport à ses formulations antérieures, et qui les détache aussi des
accents peirciens, désormais qualifiés de « fantaisistes », qu’elles pouvaient avoir :
Par situations épistémiques idéales, j’entends quelque chose de ce genre : si je dis,« il y a une chaise dans mon bureau », une situation épistémique idéale serait unesituation où je serais dans mon bureau, avec la lumière allumée, ou la lumière dujour passant à travers les vitres, où il n’y aurait rien à redire à ma vue, où je n’auraispas l’esprit confus, où je n’aurais pas pris de médicaments ou été soumis àl’hypnose, et ainsi de suite, et où je me mettrais à chercher à voir s’il y a bien unechaise dans la pièce. Ou bien, en laissant complètement tomber la notion d’idéalpuisque c’est seulement une métaphore, je pense qu’il y a des situationsépistémiques plus ou moins bonnes relativement à certains énoncés particuliers.Ainsi, ce que je viens de décrire est une situation épistémique excellenterelativement à l’énoncé: « Il y a une chaise dans mon bureau »6.
Ainsi, de même qu’on doit insister sur le fait que la vérité fonctionne toujours à l’intérieur
d’un langage, de même dans le cas présent la description de la situation épistémique
correcte est celle qui se fait dans le langage des objets matériels parce que l’on ne peut
pas dire ce que sont des situations plus ou moins bonnes dans le discours que tient le sens
commun sur les objets matériels « sans utiliser le langage du sens commun relatif aux
objets »7.
Un nouveau modèle de l’esprit : le rejet du mentalismeet du fonctionnalisme
6 Les analyses menées dès les années 1970 sur la référence et la signification (ou encore aux
chapitres 1 et 2 de Raison, vérité et histoire) avaient convaincu Putnam de la fausseté d’un
modèle « internaliste » du mental. « Nous n’avons pas le pouvoir de penser sans signes. […
] Toute notre connaissance du monde intérieur est dérivée par un raisonnement
hypothétique de notre connaissance des faits extérieurs », écrivait aussi Peirce en 1868,
avant d’élaborer sa sémiotique philosophique. Putnam ne va cesser de contester la thèse
qui voudrait que le langage soit quelque chose d’« intérieur à l’esprit ». Dans
Représentation et réalité, il apporte de nouveaux arguments contre le mentalisme, en
insistant sur trois points à son sens capitaux :
(1) le caractère holistique de la signification8 : si quelqu’un vous dit, par exemple, que le
voleur est entré par cette fenêtre et que le sol est boueux à l’extérieur, vous en « déduirez » qu’il
y a des empreintes dans la boue. Mais ce n’est pas une conséquence logique des faits établis, car
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 41
vous avez manifestement recouru à une hypothèse auxiliaire qui n’a pas été établie, à
savoir que, si le voleur est entré par cette fenêtre, il a marché sur le sol pour aller à la fenêtre,
ainsi qu’à d’autres informations générales. Ce qui a valeur expérimentale, c’est donc le
groupe d’énoncés, et cette valeur, n’est pas la simple somme des énoncés individuels9. C’est
du reste un des éléments qui distingue le langage ordinaire du langage formalisé.
(2) La signification est en partie une notion normative, non réductible à une notion
physicaliste10, qui fait intervenir l’intelligence générale, le principe du « bénéfice du
doute » ou de la « charité dans l’interprétation » – présent par exemple dans notre
décision de traiter, dans des théories différentes, les occurrences d’« électron » comme
synonymes et non comme des « changements de signification »11, ou encore d’identifier
la « plante » décrite dans un roman à une époque où nous ignorions que les plantes
contiennent de la chlorophylle, etc., comme « la plante actuelle que nous connaissons »12.
(3) Les significations « dépendent de notre environnement physique et social d’une
manière que l’Évolution (qui fut achevée pour ce qui est de nos cerveaux, il y a près de
trente mille ans) ne pouvait prévoir ». La version fodorienne de l’innéité est donc fausse :
« Pour être en mesure de nous donner un stock inné de notions parmi lesquelles
carburateur, bureaucrate, potentiel quantique, etc., l’évolution aurait dû être capable
d’anticiper toutes les contingences des environnements physiques et culturels futurs. Ce
qu’à l’évidence elle n’a pas fait ni ne pouvait faire13. »
7 Cela suppose aussi de la part de Putnam un mea culpa : le fonctionnalisme, auquel il avait
cru comme modèle d’explication du mental, ne peut être correct14. Comme « The
Meaning of “Meaning” » le laissait pressentir, « les attitudes propositionnelles – par
exemple : croire que la neige est blanche, être sûr qu’il y a un chat sur le tapis, etc. – ne
sont pas des “états” du cerveau humain et du système nerveux qui peuvent être
considérés isolément de l’environnement social et non humain »15. « A fortiori, ce ne sont
pas des états fonctionnels, c’est-à-dire des états que l’on pourrait définir à l’aide de
paramètres qui entreraient dans une description de l’organisme sous forme de logiciel »16
. Certes, « il faut se trouver dans un état physique et dans un état computationnel
appropriés, etc., pour croire qu’il y a un chat sur le tapis, mais pas au sens où il faudrait
un seul et unique état physique ou un seul et unique état computationnel pour croire que le
chat est sur le tapis »17.
Je peux savoir, par exemple, qu’un paysan thaï pense que son chat est sur le tapis.Mais il ne s’ensuit pas que le paysan thaï qui croit que son « meew » est sur le tapisest dans le même « état psychologique » que le locuteur français qui croit qu’un« chat » est sur le tapis, en quelque sens de « état psychologique » qu’on puisseexpliquer sans référence à ce que le paysan thaï et le locuteur français veulent dire.Après tout, le paysan thaï n’a pas le même prototype perceptuel de chat que lefrançais (le sien est un siamois) et il y a peu de chance que le français le tienne pourson stéréotype de chat, même s’il se trouve qu’il possède un siamois. Le locuteurthaï peut avoir à se fier à d’autres pour être sûr que le chat du locuteur français estbien un « meew » ; les croyances de thaï sur les meews (surtout dans un village)pourraient fort bien être très différentes de celles d’un français sur les « chats »,etc.18
8 On ne saurait donc limiter les propriétés fonctionnelles à des cerveaux individuels
(« solipsisme méthodologique »). Mais pas davantage à des organismes dans leur
environnement, comme le prônent certaines tentatives sociofonctionnalistes19. Si l’on
admet, comme le fonctionnaliste a raison de le faire, que l’attribution de signification aux
représentations de quelqu’un et l’interprétation de son langage se font en même temps
que l’attribution de croyances et de désirs à la personne que l’on interprète, on se heurte
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 42
aux problèmes de synonymie et de coréférentialité dont on voit mal comment une
définition fonctionnaliste (un maître-algorithme de l’interprétation) pourrait les
formaliser20. Il faudrait alors une définition adéquate de ce qu’est une théorie « idéale »
de l’interprétation, de ce qu’est l’« adéquation », la rationalité, etc.21. Autant proposer de
faire un tour d’horizon de la nature humaine in toto22:
Passer en revue tous les états dans lesquels un seul être humain particulier pourraitse trouver quand il croit qu’il y a de nombreux chats dans le voisinage est une tâche quin’est pas moins illimitée que de passer en revue toutes les cultures humaines ettous les modes de fixation de la croyance23.
L’élargissement de la notion de rationalité
9 L’illusion d’un modèle de l’organisation fonctionnelle de l’être humain24 en rejoint une
autre : celle visant à concevoir la rationalité comme pouvant être libérée de son aspect
normatif et intentionnel, en élucidant par exemple le rationnel en termes biologiques25
comme croit pouvoir le faire l’épistémologie évolutionniste. Certes, « nos conceptions de
la cohérence et de l’acceptabilité sont profondément ancrées dans notre psychologie ».
Elles dépendent de notre biologie et de notre culture26. Mais la propriété consistant à être
une procédure rationnelle n’est pas la même que la propriété d’être une procédure
promouvant la survie humaine27. « Si la rationalité était mesurée à sa capacité à
permettre la survie, alors les proto-croyances du cafard, qui nous préexiste depuis des
dizaines de millions d’années, pourraient bien plus sûrement prétendre à la rationalité
que la somme totale du savoir humain. » D’ailleurs, « il n’est nullement contradictoire
d’imaginer un monde dont les habitants ont des croyances totalement irrationnelles qui,
pour une raison quelconque, leur permettent de survivre, et un monde dans lequel les
croyances les plus rationnelles conduisent à une rapide extinction »28. Se représenter la
rationalité comme une espèce naturelle ou la réduire à son ancrage biologique relève
donc, pour Putnam, du « suicide mental »29 :
Le problème des discours sur la « naturalisation » de l’épistémologie est que bonnombre de notions clés – comprendre quelque chose, que quelque chose fasse sens,que quelque chose puisse être confirmé ou infirmé, ou dont on puisse découvrir quec’est vrai ou faux, ou même la notion de quelque chose de susceptible d’être énoncé– sont des notions normatives, et l’on n’a jamais vu clairement ce que cela veut direde naturaliser une notion normative ou partiellement normative30.
10 D’où la virulence de Putnam contre les tentatives physicalistes (ou matérialistes) de
réduction de la référence ou de la rationalité, que l’on retrouve dans son analyse de la
causalité : la relation de cause à effet ne se laisse pas décrire en termes uniquement
physiques ; c’est une notion conceptuellement relative. Supposons que la valve
permettant l’évaporation d’un autocuiseur se coince et que l’appareil explose : que
dirons-nous spontanément ? Que la cause de l’explosion vient de ce que la valve s’est
coincée. Nous ne dirons pas, par exemple, que « Delta est la cause de l’explosion », Delta
étant, par exemple, une irrégularité à la surface de l’autocuiseur de 0,1 cm de surface.
Pourtant, dans la « physique » de l’explosion, le rôle joué par la valve coincée et par Delta
est exactement le même. Pourquoi choisissons-nous pourtant de dire que le premier
énoncé est la « cause » de l’explosion, et tenons l’autre pour une simple « condition
d’arrière-plan » ? Parce que notre enquête sur la cause n’est pas désintéressée et que le
coincement de la valve joue un rôle décisif dans l’explication causale générale que nous
recherchons. Cette « relativité des causes par rapport à nos intérêts » indique clairement
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 43
que la causalité est, comme la référence, une notion épistémique qu’il est illusoire de
songer à réduire à des termes physicalistes d’où seraient éliminées l’intentionnalité et la
rationalité31.
11 Si la rationalité repose sur des « talents » (skills) complexes plus que sur des
« dispositions », on comprend qu’il soit difficile d’en faire la théorie32, d’en rechercher
quelque « essence platonicienne » qui en serait le « fond »33, ou que nos chances de
parvenir à « une théorie idéale de la rationalité, qui nous dirait quelles sont les conditions
nécessaires et suffisantes pour qu’une croyance soit rationnelle semblent très minces »34.
Certes, « le fait même que nous puissions parler de nos conceptions comme de
conceptions différentes de la rationalité suggère l’existence d’un Grenzebegriff, un concept
limite de la vérité idéale »35 ; mais cela revient bien à dire que « nous ne pouvons espérer
produire une conception plus rationnelle de la rationalité ou une meilleure conception de la
morale que si nous œuvrons dans notre tradition »36, et que la meilleure manière de la
« cerner est d’essayer d’en forger de meilleures conceptions philosophiques »37. Cela
implique aussi que toute théorie qui se la représenterait comme une méthode de tests et
d’algorithmes est vouée à l’échec. On ne saurait définir la rationalité à partir d’une liste
de critères, de canons ou d’algorithmes38.
Toute discussion sur la nature de la rationalité (qui est par excellence la tâche de laphilosophie) présuppose une notion de justification rationnelle plus large que lanotion positiviste et, en fait, plus large que la notion de rationalité critérielleinstitutionnalisée39.
12 Mais tout aussi réductionniste est la conception des relativistes contemporains, tels Paul
Feyerabend ou Thomas Kuhn, pour qui la rationalité se ramène à « ce que dit notre
culture locale »40. « Que la raison soit ce que les normes d’une culture locale la
déterminent chaque fois à être est une vision naturaliste inspirée par les sciences sociales,
l’histoire y compris »41, vision qui fait du relativisme une « tendance culturelle plus
dangereuse que le matérialisme » car il y a, à sa base, « un rejet de la possibilité de penser
»42.
La théorie selon laquelle la réalité est définie par un programme d’ordinateur idéalest une théorie scientiste inspirée par les sciences exactes ; la théorie selon laquelleelle est définie par les normes culturelles locales est une théorie scientiste inspiréepar l’anthropologie43.
13 Tout cela demande que nous revenions sur l’image que nous nous faisons de la science et
sur la supposée stricte démarcation entre science et non-science comme sur la supposée
suprématie de la science par rapport à d’autres formes de connaissance.
14 Il y a, en fait, beaucoup de vague dans le concept de « science empirique » et dans l’idée
qu’on s’en fait : comme limitée à la formulation de systèmes de lois d’où l’on dériverait
des énoncés fondamentaux ; ou comme décrivant des objets « observés » ou la réalité elle-
même ; ou encore comme suivant une méthode unique qui serait nécessairement
formalisée ou algorithmique44. Il n’y a pas d’ensemble de propriétés essentielles que
toutes les sciences auraient en commun45. Souvent on accepte une théorie en l’absence
d’autre possibilité sérieuse46. Un coup d’œil à l’histoire montre que le modèle de la
rationalité qui s’y exerce n’est pas le seul modèle du test, de la confirmation ou de
l’infirmation : croire qu’il n’y a qu’une méthode scientifique, c’est s’abriter derrière le
« fétichisme » de la méthode47. Il est donc temps de cesser d’espérer « un seul et unique
patron qui s’adapte à toutes les théories [...] ; si l’on veut faire de la philosophie de
manière informative, il faut descendre à un niveau plus “local” et moins “global” »48.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 44
15 Au demeurant, ignore-t-on que la science ne saurait se soustraire à des présupposés
métaphysiques ou esthétiques ? Qu’elle obéit à des valeurs telles que la « cohérence » ou
la « simplicité », et présuppose toujours des connaissances non scientifiques
« informelles » ? Qu’elle recherche dans ses explications non seulement la vérité mais la
pertinence ? Qu’elle est toujours « relative à nos intérêts » ? Bref, qu’elle s’inscrit toujours
dans un « espace pragmatique » où elle déploie toutes les ressources de l’imagination ?
Tant il est vrai que, dans le raisonnement, on doit faire place aux évidences
impondérables, « travailler sur des images » qui sont souvent, faute de théories, la seule
chose dont nous disposions, faire appel au besoin à des procédés littéraires (comme on le
fit toujours Darwin pour présenter ses théories), apprendre à « corriger notre jugement »49. La science implique donc tout autant une connaissance pratique qu’une connaissance
théorique : « La physique peut reposer sur le Verstehen tout autant que les sciences
sociales » ; ce pourquoi il est si nécessaire de lier la science à sa signification pratique et
sociale50.
16 Rendre possible le concept de « connaissance non scientifique », appliqué à la
philosophie, à l’esthétique, à la littérature, telle est la grande idée de Putnam ; mais
montrer aussi que, si la connaissance déborde la science, c’est parce que le domaine
pratique surgit dans un contexte de critique et de justification : s’il n’y a pas une « science
du bien-vivre », il y a bien une objectivité de l’éthique, et chaque personne saine d’esprit
croit qu’il y a des problèmes humains universels51 :
La croyance en l’existence de quelque chose comme la justice n’est pas unecroyance en l’existence de fantômes, et « le sens de la justice » n’est pas un « sixièmesens » qui nous permet de percevoir ces fantômes. La justice n’est pas quelquechose que l’on se propose d’ajouter à la liste des objets reconnus par la physique,comme les chimistes proposaient d’ajouter « phlogistique » à la liste des objetsreconnus par la théorie chimique. L’éthique n’est pas en conflit avec la physique, cequi est suggéré par le terme « non scientifique » ; il se trouve tout simplement que« juste », « bon » et « sens de la justice » sont des concepts d’un discours qui n’estpas réductible au discours physique [...] D’autres types fondamentaux de discours nesont pas réductibles au discours physique et ne sont pas pour autant illégitimes. Onpeut être a-scientifique en parlant de « justice » ou de « référence », sans être pourautant « non scientifique52.
Le primat de la pratique : le modèle pragmatiste
17 Or, que nous ne « cessions jamais d’apprendre sur la raison », que « l’intérêt pratique se
dégage de l’investigation en même temps aussi que l’intérêt cognitif », c’est ce qui ressort
d’abord des écrits de Kant, que Peirce avait déjà loué d’avoir su voir « le lien inséparable
qui existe entre connaissance rationnelle et finalité rationnelle », avant de se décrire
comme « un pur kantien, progressivement conduit de force, par étapes successives,
jusqu’au pragmaticisme »53. De même, Putnam dénonce le dénigrement dont Kant fait
l’objet : Kant ne mène pas « une réflexion irréaliste et a priori » ; il cherche moins à nous
« délivrer des règles détaillées » qu’à « nous donner une image normative de l’activité qui
consiste à parvenir à de telles règles ». Ce qui est pour lui « suprêmement important »,
« c’est la recherche du summum bonum, qu’on ne doit pas laisser dégénérer en une éthique
conséquentialiste »54. Aussi Kant n’est-il pas seulement le premier à indiquer la voie à
suivre en métaphysique55, en montrant l’incohérence de l’idée d’une « réalité
indépendante des concepts et de toute perspective »56, inaugurant ainsi une conception
« internaliste de la vérité »57 ; c’est aussi celui qui – en donnant un contenu nouveau à
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 45
l’égalité « par son concept profond d’autonomie, montrant ainsi le lien étroit entre
éthique et métaphysique », et le nécessaire rejet de toute « intuition rationnelle » pour ce
qui est des questions morales – a été le premier à introduire une conception de ce qui est
objectif, non pas d’un point de vue absolu mais « humainement parlant », « ouvrant ainsi
la voie d’une sorte de “réalisme interne” en philosophie morale »58.
18 Mais après tout, Peirce n’avait-il pas déjà dit de Kant qu’il n’était qu’« un pragmatiste un
peu confus »59 ? Putnam juge, pour sa part, que l’une de ses erreurs tient à sa conception
du bonheur comme « récompense » morale60. Et c’est vers ses « fils spirituels » qu’il se
tourne, les pragmatistes, revendiquant désormais l’appellation et leur dédiant de
multiples études de fond, même s’il dit davantage « argumenter dans l’esprit des
pragmatistes américains » que « présenter leurs arguments tels qu’ils se trouvent dans
leurs pages »61.
19 Appliquant à l’éthique l’argument d’indispensabilité appliqué par Quine à l’ontologie
scientifique, tous les pragmatistes, quels que soient leurs désaccords, ont souligné qu’il
n’existe pas de « philosophie première supérieure à la pratique, pas de point d’Archimède
à partir duquel nous pourrions soutenir que ce qui est indispensable dans la vie gilt nicht
in der Philosophie »62. Pour eux, en effet, parler du juste et de l’injuste, du bien et du mal,
du meilleur et du pire, est pareillement indispensable en science et dans la vie sociale et
privée. Mais ces jugements de valeur que nous ne pouvons manquer de faire ne sont pas
de pures questions de goût : dans nos délibérations, nous argumentons, nous avons
recours aux même lois logiques que celles que nous utilisons lorsque nous raisonnons sur
une question de théorie des ensembles.
20 Le pragmatisme va donc bien de pair « avec la critique d’un certain style de
métaphysique », mais pas avec son rejet systématique ; et il se soucie bien de vérité, et pas
seulement de ce qui « réussit en pratique »63. Il nous demande de ne pas confondre avec
de véritables arguments les « intuitions » erronées des métaphysiciens64 – comme celle (à
laquelle James et Dewey n’ont jamais cédé) d’une « opposition entre une philosophie
concernée par la question de savoir comment vivre et une philosophie concernée par des
questions techniques difficiles »65, qui a souvent pour effet le « fétichisme d’une méthode
qui suivrait des canons et des critères algorithmiques » et, corollairement, le scepticisme
à l’égard de l’objectivité des valeurs éthiques. En montrant que « fait, théorie, valeur et
interprétation sont tous interdépendants », l’idée centrale du « tempérament »
pragmatiste est de promouvoir une « vision tout simplement plus réaliste que la vision de
ceux qui essaient de nous convaincre que les dualismes familiers doivent être corrects »66.
21 Pour Dewey, « il n’y a pas de fondements : nous pouvons seulement partir de là où nous
sommes »67. Mais l’abandon de l’absolutisme ou de « impérialisme culturel » n’offre pas
comme seul choix possible-le relativisme68. Réfutant la conception de Bernard Williams
selon laquelle « l’idée d’objectivité éthique est métaphysiquement inacceptable », Putnam
défend l’idée, apprise de Dewey et de Peirce, que « les vraies questions doivent avoir un
contexte et un enjeu précis »69, et que la voie autre que le scientisme ou le scepticisme est
d’accepter la position « que nous sommes voués à occuper de toute façon, celle d’êtres qui
ne peuvent avoir un point de vue sur le monde qui ne réfléchisse pas nos intérêts et nos
valeurs, mais qui ne peuvent malgré tout s’empêcher de trouver que certaines visions du
monde – et, en l’occurrence, que certains intérêts et certaines valeurs – sont meilleures
que d’autres. Cela veut peut-être dire que l’on renonce à une certaine image
métaphysique de l’objectivité ; mais cela ne signifie pas que l’on renonce à penser
qu’existent ce que Dewey appelait “des résolutions objectives de situations
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 46
problématiques” – des résolutions à des problèmes qui sont situés en temps et lieu, par
opposition à une réponse “absolue” à des questions indépendantes de toute perspective.
Et cela suffit pour qu’il y ait de l’objectivité »70.
22 Il faut donc rejeter « l’idée d’une seule et unique théorie qui explique tout », « le rêve
d’une conception absolue unique du monde »71 et adopter une méthode qui n’a plus rien à
voir avec celle présente, par exemple, dans la conception inductiviste de l’enquête de
Carnap72 :
Pour Peirce ou pour Dewey, l’enquête est une interaction humaine coopérative avecun environnement, et ces deux aspects – intervention active ou manipulation activede l’environnement, et coopération avec d’autres êtres humains – sont vitaux. […]Les idées doivent être mises à l’épreuve si elles veulent démontrer ce qu’ellesvalent. Dewey et James ont suivi Peirce sur ce point73.
C’est l’expérience qui nous a appris, note Peirce, que la méthode d’autorité, la méthode de
ténacité et la méthode de ce qui est agréable à la raison ne marchent pas. Dans une veine
semblable, la Logique de Dewey conçoit la théorie de l’enquête comme un produit de
l’épistémologie comme hypothèse : nous avons appris quelque chose sur la manière de conduire
l’enquête en général, et que ce qui s’applique à l’enquête intelligemment menée s’applique à
l’enquête éthique en particulier74.
23 Ce caractère expérimental de la démarche explique, au demeurant, pourquoi en éthique
on ne « résout pas des problèmes » : on rend plutôt des « arrêts » ; on fait des « lectures »
(d’où l’aide apportée en ce domaine par la littérature). Si Putnam reproche à Dewey de
conclure trop vite du chevauchement des valeurs scientifiques et éthiques à une
continuité entre science pure et science appliquée, science et éthique75, là où, suivant
davantage Peirce, il voit un risque relativiste à ne pas maintenir une distinction entre les
deux, à renoncer à l’idée d’une « connaissance pure »76 et à s’en tenir à des « demi-
vérités »77, ou s’il estime que Dewey, par exemple dans sa critique des sciences sociales,
tend lui-même parfois à céder à une « métaphysique de la valeur »78, il n’en salue pas
moins le souci fondamental qui explique sur ce point l’attitude de Dewey :
La justification épistémologique de la démocratie, [laquelle est] non pas simplementune forme de vie sociale parmi d’autres formes de vie sociale envisageables, mais laprécondition à l’application pleine et entière de l’intelligence à la solution desproblèmes sociaux79.
Bref, l’idée que le besoin d’institutions démocratiques aussi fondamentales que la liberté
de pensée et d’expression découle des exigences de la procédure scientifique en général80.
L’un des soucis constants de Dewey a été cette « recherche d’une voie médiane entre la
métaphysique réactionnaire et le relativisme irresponsable »81.
24 C’est pourtant Peirce que Putnam crédite d’une perception aiguë de la « profondeur » du
problème de l’objectivité en éthique : il a montré que, si les justifications qui y ont cours
ne peuvent s’entendre en un sens uniquement instrumental, c’est parce qu’elles
présupposent une norme de la rationalité82. Dans The Doctrine of Chances83, Peirce fait voir
que « la rationalité instrumentale serait impossible s’il n’y avait pas des normes neutres
dont la prétention à l’acceptabilité rationnelle n’est pas simplement dérivée du fait qu’elles
nous aident à atteindre des buts particuliers un certain pourcentage de fois »84. Le cas
envisagé est le suivant : on doit choisir entre deux arrangements probabilistes. Dans
chaque arrangement, il faut choisir une carte dans un paquet de 25, qui ont été bien
mélangées et dont l’une a été spécialement désignée. Le résultat dépend dans les deux cas
de ce que l’on tire ou non la carte spécialement désignée. Dans l’arrangement A, on gagne
un désespoir éternel si c’est la carte en question que l’on tire, et le bonheur éternel dans
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 47
tous les autres cas, en sorte que les chances de parvenir à ce dernier état sont de 24
contre 1 ; dans le second arrangement, au contraire, c’est l’inverse, si bien que les chances
de gagner le désespoir éternel sont de 24 contre 1. Nous croyons tous qu’une personne
rationnelle choisirait l’arrangement A. Mais pourquoi, demande Peirce85 ? Sa réponse
consiste à dire que, même si en termes probabilistes (fréquentistes) nous n’avons aucune
raison de choisir plutôt l’un que l’autre dans un seul cas isolé, nous raisonnons en
fonction de ce qu’il serait raisonnable de croire à long terme et dans l’intérêt de la
communauté dans son ensemble. Ce qui nous guide dans notre choix, c’est donc sans
doute la norme utilitariste : agis toujours de manière à maximiser l’utilité estimée (règle
fameuse de la théorie de la décision qui s’applique à la majorité de cas de ce genre)86 ;
mais on ne pourrait comprendre le recours à cette règle si l’on ne présupposait pas que ce
que poursuit une personne rationnelle dans une action quelconque, c’est non pas son
propre bénéfice mais d’agir en accord avec la politique qui bénéficierait au bien-être de
tous les êtres rationnels dans l’infiniment long terme. Quelqu’un qui ne s’y intéresserait
pas serait, dit Peirce, « illogique dans toutes ses inférences »87. En d’autres termes, « on
ne peut être rationnel que si l’on s’identifie psychologiquement à toute une communauté,
en fait potentiellement infinie, de chercheurs »88. Même si Putnam avoue être un peu
« dérouté » par la solution de Peirce, et doute que dans toutes nos actions (par exemple si
l’on est soumis à la torture)89 cette perspective altruiste et personnellement désintéressée
(qui cadre bien, par ailleurs, avec les vertus « bouddhistes » d’abnégation que prônait
Peirce) puisse valoir, il n’en conclut pas moins que Peirce a vu la profondeur du
problème :
Même lorsque je cherche à parvenir à un but (dans une situation où il y a de toutefaçon un risque), la décision rationnelle quant à ce que je dois faire pour atteindremon but pratique dépend de ce que je reconnais la force contraignante de normesqui ne possèdent pas une justification instrumentale satisfaisante dans les termesde mes propres buts. […]. Les normes, comme la règle d’utilité estimée, ont étédécouvertes non pas par simples essais et erreurs, mais par la réflexion normative surnotre pratique90.Dire que quelque chose est rationnel n’est pas « simplement » le décrire en accordavec quelque algorithme ou autre. Si je dis que croire quelque chose ou agir d’unecertaine manière est rationnel, alors, toutes choses égales par ailleurs, je« recommande » cette croyance ou ce genre d’action91.
25 C’est pourtant chez James que Putnam dit trouver parfaitement développée cette double
nécessité de faire appel, dans nos choix pratiques, à « une obligation non dérivée,
primitive, de quelque espèce d’être raisonnable »92 et de faire le lien entre les obligations
et les personnes concrètes93. Si « la figure de William James [...] est une figure qui, tout
bonnement, ne s’en ira pas », et s’il est « le plus grand défenseur du pragmatisme », c’est
certes parce qu’il a déployé des arguments intéressants sur l’humanisation possible de la
vérité, et élaboré avec son empirisme radical une conception de la perception que Punam
juge de plus en plus féconde94. Mais c’est peut-être par-dessus tout parce que ce qui guide
James, tant en épistémologie qu’en métaphysique, ce sont des « faims réelles », le souci
qu’il a des êtres humains, et cette vision remarquable (exprimée dans sa « religion
mélioriste »95) qu’il a eue d’un lien profond entre vérité, réalité et communauté96 : James
a su montrer que si la vérité présuppose la communauté, la communauté ne suffit pas.
La “vérité” d’une secte khomeyniste n’est pas digne de ce nom, parce qu’elle neréagit à rien si ce n’est à la volonté du leader97.
26 « Du début jusqu’à la fin, la motivation de James fut en dernière analyse éthique98. » Il a
su montrer « l’impossibilité de constituer à l’avance le dogme d’une éthique » et rappeler
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 48
qu’il « ne saurait exister de vérité finale, aussi bien dans le domaine moral que dans le
domaine physique, tant que le dernier homme n’aura point terminé le cours de ses
expériences et tant qu’il n’aura point dit son dernier mot »99. Bien qu’il n’y ait pas de
« nature morale des choses », d’ordre moral abstrait, et que le philosophe moral ne
puisse, dans son enquête, introduire l’un ou l’autre de ses idéaux100, James ne cède
pourtant pas au pessimisme. Comme le rappelle Putnam, « la philosophie morale de James
a un principe fondamental qui est quasiment a priori : […] les faits relatifs à ce qui rendra
ou non heureux les êtres humains sont importants pour déterminer ce que sont dans le
détail nos obligations »101. Ce principe est que « non seulement une obligation ne saurait
exister sans une revendication réelle faite par une personne concrète, mais qu’il y a
obligation partout où il y a revendication »102. Or ce n’est pas quelque algorithme qui
satisfera ces demandes : nous devons plutôt chercher à « attribuer le degré le plus élevé
aux idéaux qui triomphent au prix des moindres sacrifices, ou dont la réalisation entraîne la
destruction du plus petit nombre possible d’autres idéaux »103. Cela suppose que nous
soumettions constamment nos principes à la correction, au vu des expériences nouvelles
que nous faisons104. Quels que soient nos choix, quelle que soit la sincérité de nos efforts,
nous devons donc toujours « écouter les cris des blessés » : chercher « une conception du
monde, c’est-à-dire une position métaphysique et épistémologique, qui fasse place et
donne sens à notre vie morale », c’est en cela que réside « l’impulsion morale » de James105.
27 Ainsi, même en épistémologie et en éthique, c’est d’abord le souci qu’a James des êtres
humains comme de membres interdépendants d’une communauté qui guide chacun de
ses pas106. Aussi, plus que Peirce, le nominaliste humaniste qu’est James est-il soucieux de
montrer l’accessibilité plus que l’indépendance du vrai. Là où Peirce refuse d’appliquer à
l’éthique les conclusions de son épistémologie, James considère qu’il n’y a pas lieu de
distinguer la vérité en morale (ou humainement parlant) et la vérité dans les sciences : la
vérité humainement parlant est tout ce dont nous disposons. D’où l’accent mis par James
sur la nécessité d’éviter l’autoritarisme, d’écouter les cris des blessés, mais aussi d’être
passionné (sans fanatisme) lorsqu’il s’agit de promouvoir des conceptions morales,
religieuses et politiques. James essaie de « changer notre sensibilité philosophique »107,
convaincu que tout est affaire de tempérament108 – et de tempérament pluraliste, ce qui
chez lui a moins des connotations irrationalistes (le pluralisme est soumis à l’épreuve de
la critique, à l’expérimentation) que ce n’est censé montrer à quel point la barbarie et
l’indélicatesse peuvent rendre aveugles à certains traits importants de la réalité. Comme
le note Putnam, de même que « Peirce était convaincu que la science continuerait à
progresser si seulement nous restions fidèles à l’esprit du faillibilisme et continuions à
nous livrer à l’abduction et à l’éthique », de même « James n’est pas moins convaincu que
le progrès social résultera de ce même esprit de faillibilisme et des efforts constants que
nous consacrerons à l’élaboration et à la défense passionnée d’“idéaux” »109. Le
pragmatisme de James a, en ce sens, des aspects proches de l’existentialisme : le vrai est
de faciendo et non de facto ; nous sommes soumis au double impératif de prendre
personnellement parti, et d’essayer de faire partager nos idéaux, sans croire toutefois
qu’ils sont dans la nature des choses ou définitifs. C’est là, comme le souligne Putnam110,
le tour américain donné par le pragmatisme à l’existentialisme : penser qu’on peut, avec
le progrès de l’espèce, aller vers le meilleur.
28 On peut juger qu’il s’agit d’une version trop « romantique » (termes mêmes de James) du
pragmatisme, soit (avec Putnam) qu’il n’est pas de réponse plus profonde au scepticisme
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 49
que cette perspective jamesienne de l’expérience humaine partagée. Mais le pragmatisme
a décidément pris un visage humain.
NOTES
1. RP, 242.
2. RP, 242.
3. Putnam, « Richard Rorty et le relativisme », in Cometti (dir.), Lire Rorty, 1992, p. 131.
4. « Que le relativisme (total) soit incohérent est un truisme chez les philosophes. Après tout,
n’est-il pas évidemment contradictoire de soutenir un point de vue tout en prétendant qu’aucun
point de vue n’est meilleur qu’un autre ? […] Si tous les points de vue se valent, pourquoi le point
de vue que le relativisme est faux ne vaut-il pas tous les autres ? » (RTH, 135-136) ; cf. PNNR, 24-25 ;
« Beyond Historicism », PP-3, 288 ; RPh, 67, 89 et 177.
5. RHF, 134-135.
6. RHF, 10.
7. RHF, 11.
8. RR, 31sq.
9. RR, 32.
10. RR, 37sq.
11. RR, 39.
12. RR, 40.
13. RR, 43.
14. Il explique son rejet des machines de Turing comme modèle de l’esprit dans « Philosophy and
Our Mental Life », chapitre 14 de PP-2 ; cf. les chapitres 5 et 6 de RR, et p. 190sq. ; WL, chap. 20-24.
15. WL, 444.
16. RR, 128.
17. RR, 128.
18. WL, 445 ; RR, 88sq.
19. Putnam rejette pareillement (1) la division proposée par Fodor et Block entre contenu
« étroit » (ou contenu mentaliste, s’identifiant avec le « rôle conceptuel » (RR, 88-89) qu’il joue
dans les phrases, lequel peut être entièrement décrit de manière syntaxique) et contenu large (la
composante référentielle), et (2) les tentatives sociofonctionnalistes (R. Boyd) étendant la notion
d’état computationnel à des aspects de l’environnement (RR, 90-103).
20. RR, 131sq.
21. RR, 155.
22. RR, 150-158. Cela vaut aussi pour les théories plus sophistiquées (celle de Putnam lui-même)
ou de Lewis (qui fait appel à la psychologie populaire) examinées au chap. 5 de Représentation et
réalité.
23. RR, 169 & 174.
24. MMS, 62.
25. WL, 493.
26. RTH, 66-67 ; MMS, 105. Les réserves à l’égard de l’épistémologie évolutionniste (RHF, 125-126,
WL, LXIII, 466sq.) n’enlèvent rien aux mérites de Darwin, qui a su rompre avec le cadre rigide des
« espèces » pour souligner les « variations individuelles » (RHF, 424-425) et le caractère
« historique des espèces » (WL, 75-78), permettant moins de rompre avec l’aristotélisme, dont
« l’intuition selon laquelle les objets ont une structure est juste », que de souligner que « ce qui
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 50
compte comme structure est relatif aux manières dont nous interagissons avec elle », que
« l’intentionalité et la structure du monde et la structure du langage sont toutes intimement
liées » ; en conséquence de quoi « l’espoir de réduire la notion d’intentionnalité à une notion
métaphysique de structure ou de “forme” qui serait elle-même dénuée de présupposé
intentionnel est illusoire » (WL, 79). Putnam y voit notamment la supériorité de la théorie de
l’évolution sur la perspective « moléculariste », qui considère la « nature » en fonction du type
d’ADN incarné (WL, 77-79).
27. Putnam est aussi critique à l’égard des tentatives de définition de l’acceptabilité rationnelle
en termes de fiabilité (est rationnelle une croyance à laquelle on parvient en recourant à une
méthode fiable) (PNNR, 21) comme celle d’Alvin Goldman, Justification and Knowledge, Cornell 1978.
28. PNNR, 19-20.
29. RTH, 143 ; PNNR, 39 & 41.
30. WL, 260.
31. TMFR, 37-39 ; RPh, 48 ; WL, 492-493. Voir aussi RHF, chap. 5, et, dans un registre assez voisin, le
retour que prône Putnam à un modèle aristotélicien de l’esprit (chap. 2 et 3 de WL, 284sq., 358sq.).
On peut toutefois se demander s’il suffit d’insister sur le nécessaire découpage effectué au niveau
des causes par l’esprit pour démontrer la moindre (voire la non-)réalité de la cause.
32. MMS, 70.
33. C’est une des raisons pour lesquelles Putnam considère qu’en dépit des points communs qu’il
reconnaît entre sa démarche et celle d’auteurs comme Habermas ou Apel (que Putnam appelle
Monsieur a priori, PNNR, 72-73), il y a entre eux et lui une différence profonde (PNNR, 72sq.) :
« Vouloir énoncer quelque chose comme la “raison communicationnelle”, c’est, à mes yeux,
encore vouloir donner le fond de la raison », en un mot entrer dans une démarche métaphysique.
34. RTH, 120.
35. RTH, 239.
36. RTH, 238.
37. RTH, 121.
38. RTH, 121.
39. RTH, 129.
40. RTH, 128sq.
41. PNNR, 23-24.
42. PNNR, 25.
43. RTH, 142-143 ; PNNR, 24-25.
44. WL, 481, 484, 471, 484-489, 482.
45. WL, 471-472.
46. WL, 468.
47. TMFR, 72.
48. WL, 478.
49. TMFR, 75-76 ; MMS, 72, 76, 84, 42, 44-45 ; WL, 270 ; PNNR, 64 ; RHF, 424.
50. MMS, 85, 74, 92.
51. MMS, 84-85 ; WL, 191.
52. RTH, 163.
53. Peirce, 5.412 ; 5.452.
54. RHF, chapitre 13, p. 374-5.
55. RTH, 60.
56. RHF, fin chap. 10.
57. RTH, 60.
58. TMFR, 44 & 52. Sur l’influence de Kant dans les écrits de Putnam, voir l’introduction à RHF par
James Conant, p. 22sq.
59. 5.525.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 51
60. RHF, 376.
61. WL, 161.
62. WL, 151sq., 154.
63. WL, 160, 155.
64. WL, 156.
65. POQ, 22.
66. POP, 19.
67. WL, 201.
68. Cf. la critique de la vision absolutiste de Mackie, WL, 156-160.
69. RHF, 349.
70. RHF, 351.
71. RPh, 2-3.
72. WL, 170-171.
73. POP, 70-71.
74. RPh, 186.
75. WL, 174, 204.
76. WL, 204-205 ; cf. Dewey, Logique, p. 536-7.
77. RHF, 221-222.
78. WL, 209 ; RPh, 196-197.
79. RPh, 180.
80. RPh, 189. Cometti, 1994, p. 419-428. Putnam salue aussi le fait que Dewey, plus que tout autre,
a été attentif aux dimensions sociales et politiques du pragmatisme ; cf. Dewey, Logique, p. 592.
81. DL, 447.
82. WL, 166. Cf. Tiercelin, 1993b, 369-384.
83. Peirce, « The Doctrines of Chances », in Writings of C. S. Peirce Indiana UP, vol. 3, 1982,
p. 276-289.
84. WL, 160.
85. Peirce, « The Doctrine of Chances », op. cit., p. 282.
86. WL, 161.
87. TMFR, 80-84.
88. TMFR, 83.
89. WL, 164.
90. WL, 168.
91. WL, 167.
92. TMFR, 84-5. Il n’est pas sûr que, sur ce point, Putnam ne sous-estime pas chez Peirce la part
que jouent l’instinct et le sentiment dans le choix pratique ; cf. Hookway, 2000, p. 236-249.
93. Depuis RTH, les textes de Putnam consacrés à l’éthique ainsi qu’au lien entre le pragmatisme
et la morale se sont multipliés : TMFR, Lectures III & IV ; RHF, chap. 10 à 16 ; RPh, chap. 5, 7 & 9 ;
WL, partie III.
94. POQ, 5, 6, 21.
95. Idée jamesienne selon laquelle morale, religion et science se rencontrent dans l’affirmation
de la variété de l’expérience et de l’activité libre de l’esprit pour une adaptation de l’homme à un
monde qui, avec le progrès de l’espèce, ne peut aller que vers le meilleur.
96. RHF, 420.
97. RHF, 420.
98. RHF, 401. Robert G. Meyers a contesté cette interprétation en notant que James n’a écrit qu’un
seul texte sur l’éthique : « Les moralistes et la vie morale » (WB, 200-229). Voir Robert G. Myers,
« Putnam and the Permanence of Pragmatism », Transactions of the C. S. Peirce Society, 1998,
vol. XXXIV, no°2, 346-365, p. 351, et la réponse de H. Putnam et R. A. Putnam, « The Real William
James : A Response to Robert Meyers », ibid., 366-381.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 52
99. WB, 200.
100. WB, 208-9, 211, 214.
101. RHF, 402.
102. James, « Les moralistes et la vie morale », WB, 210 (traduction modifiée) ; cité par Putnam (
RHF, 402), qui observe à ce propos que, si l’on trouve de fortes résonances utilitaristes dans
l’éthique jamesienne, on y trouve aussi de forts accents kantiens.
103. WB, 220.
104. Voir aussi « Le Dilemme du déterminisme », WB, 165.
105. Cf. WB, 191-192.
106. RHF, 401sq.
107. RHF, 410, 414.
108. C’est encore ce qui empêche de faire de James un « utilitariste » au sens classique du terme.
109. RHF, 411.
110. RHF, 417.
INDEX
Mots-clés : fonctionnalisme, Hilary Putnam, mentalisme, pragmatisme, rationalité,
réalisme, vérité, William James
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 53
Chapitre 4. Vers le réalisme naturel
La menace relativiste
1 En dépit du visage humain que prend dès lors le réalisme pragmatique (ou peut-être à
cause de lui), c’est bien toujours moins le réalisme métaphysique que le relativisme irra
tionaliste qui constitue le risque majeur. Car suffit-il de dire que le relativisme est
autoréfutant pour démontrer que la relativité conceptuelle est réellement différente du
« pragmatisme » d’un Rorty1 ? Pour vaincre toute tentation relativiste, il faut donc plus
que jamais atténuer la dimension épistémique de la vérité, et redire ce qu’il y a de juste
dans l’intuition réaliste :
Dans Raison, vérité et histoire – précise Putnam dans Représentation et réalité – j’aiexpliqué mon idée ainsi : « La vérité est l’acceptabilité rationnelle idéalisée. » Cetteformulation a été prise par beaucoup comme signifiant que l’« acceptabilitérationnelle » (et la notion de « situation épistémique meilleure ou pire », que j’aiégalement utilisée) était supposée (par moi) être plus fondamentale que la « vérité » ;que je proposais une réduction de la vérité à des notions épistémiques. Rien n’étaitplus éloigné de mes intentions. La suggestion est simplement que la vérité etl’acceptabilité rationnelle sont des notions interdépendantes. Malheureusement, dansRaison, vérité et histoire, je n’ai donné des exemples que d’un côté del’interdépendance : des exemples sur la manière dont la vérité dépend del’acceptabilité rationnelle. Mais il est clair à mes yeux que l’interdépendance jouedes deux côtés : qu’une situation épistémique ait ou non la moindre valeur dépendhabituellement de ce que de nombreux énoncés différents sont ou non vrais2.
En un mot, si la suggestion qui constitue l’essence du « réalisme interne », « c’est que la
vérité ne transcende pas l’usage », il importe de ne pas donner une lecture réductrice de
celui-ci3, car « c’est une propriété de la vérité que le fait qu’une phrase soit vraie est
logiquement indépendant de la question de savoir si la majorité des membres de la
culture croient qu’elle l’est »4.
2 Sans doute est-ce la raison pour laquelle, dans les Dewey Lectures, après avoir une nouvelle
fois salué l’effort de James pour montrer le lien entre le monde et les intérêts de ceux qui
le décrivent, Putnam admet qu’il ne peut se ranger complètement de son côté (mais pas
non plus du côté de son critique réaliste traditionnel) car, s’il est vrai que « le monde est
ce qu’il est, indépendamment des intérêts de ceux qui le décrivent », il n’empêche que
« ces intérêts font eux-mêmes partie du monde » et que « la vérité concernant ces
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 54
intérêts serait différente si ces intérêts étaient différents »5. Toutefois Putnam reconnaît
« être d’accord » avec ce que fait remarquer la tradition réaliste : « Lorsque je parle de
quelque chose qui n’est pas causalement touché par mes propres intérêts – par exemple,
lorsque que je fais remarquer qu’il y a des millions d’espèces de fourmis dans le monde –,
je puis aussi dire que le monde serait le même de ce point de vue, même si je n’avais pas
ces intérêts, n’avais pas donné cette description, etc. » Et c’est ce qui lui fait « déplorer la
suggestion de James selon laquelle le monde que nous connaissons est dans une mesure
indéterminée le produit de notre propre esprit »6, ou encore de ses « errements
panpsychistes ou idéalistes »7.
3 C’est ce refus du réductionnisme qui anime les critiques conjointes que fait Putnam du
relativisme culturaliste rortien et des définitions « formalistes » de la vérité, qui
s’imaginent avoir « résolu » ou « dissous » le problème de la vérité – que ce soit sous leur
forme sémantique (Tarski), redondantiste (Ramsey, Field)8, ou déflationniste (Horwich)9.
D’un côté, en effet :
Je ne crois pas que nombreux seraient les philosophes qui considéreraient leproblème de la vérité comme résolu s’ils devaient admettre que la solution impliqueque ce qui est juste (rightness), en un sens objectif quelconque, est une propriétéculturellement relative. (En particulier, les relativistes culturels eux-mêmes necessent pas de croire que leurs propres conceptions sont justes simplement parcequ’ils ne reçoivent pas l’accord de leurs « pairs culturels ».10)
Mais, de l’autre aussi, pour préserver l’intuition réaliste il faut aller plus loin. Ainsi se
confirment les réticences à l’égard de la sémantique vérificationniste, anti-réaliste de
Dummett à propos des énoncés sur le passé, ou des énoncés qui semblent bien être
totalement transcendants à la reconnaissance, par exemple : « Il ne se trouve pas y avoir
d’extraterrestre intelligent11. » Putnam va désormais émettre les plus grandes réserves à
l’égard de toute la théorie « formaliste » qui, selon lui, oublie purement et simplement
qu’il y a quelque chose de substantiel dans la notion de vérité, comme il le développe dans
deux articles de Words and Life12 . Rorty aurait-il raison d’accuser Putnam d’être devenu,
« à la fin du siècle, un réaliste métaphysique » ?
4 Tout le problème est donc à présent de maintenir l’intuition réaliste sans revenir au
réalisme métaphysique. Et c’est à quoi est censé répondre le réalisme « naturel » ou
«pragmatique », qui va se traduire (1) par une accentuation de l’appartenance au
mouvement pragmatiste ; (2) par une extension, parallèlement, du mouvement (dont les
héros sont Wittgenstein, Dewey et James, mais aussi Aristote, Husserl, ainsi que John
Austin) ; (3) par le refus de l’interprétation de Wittgenstein (notamment à la suite de
Kripke) comme philosophe sceptique, mais au contraire par l’adoption de l’interprétation
réaliste, proposée par des auteurs comme Cora Diamond ; (4) enfin, et surtout peut-être,
par l’insistance sur la nécessité d’une réflexion sur la perception pour comprendre la
manière dont le langage « s’accroche » au monde.
Le réalisme naturel et la perception
5 C’est essentiellement dans les trois Dewey Lectures que Putnam développe ce qu’il appelle
non pas une « position philosophique » mais, reprenant une expression de James, « le
réalisme naturel du commun des mortels »13. Le réalisme naturel n’est pas, en toute
rigueur, un réalisme direct, du moins si l’on entend par là le simple fait d’avoir des
expériences (visuelles, par exemple). Il implique une réforme bien plus radicale dans la
façon de penser qui a dominé la réflexion philosophique et la recherche scientifique sur la
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 55
perception depuis le XVIIe siècle : que nous rejetions l’idée « fatale » d’une « interface
entre nos facultés cognitives et le monde extérieur – ou, pour le dire autrement, l’idée
que nos facultés cognitives ne peuvent pas atteindre complètement les objets eux-
mêmes »14. Pour le réaliste naturel, « accomplissant un voyage du familier au familier »,
les choses du monde extérieur sont réellement expérimentées, et pas seulement au sens où
elles sont cause d’expériences, de qualia ou d’impressions qui seraient de simples
affections de notre subjectivité15. Putnam reprend ici des analyses de John McDowell dans
Mind and World et s’en démarque. La thèse de McDowell (inspirée de Kant, mais aussi de la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel) est en effet que des capacités conceptuelles sont déjà à
l’œuvre dans la réceptivité elle-même. L’esprit est ce réseau de capacités, d’aptitudes à la
pensée active, critique et responsable, « un réseau qui gouverne rationnellement les
réponses en quête de compréhension que nous donnons aux impacts du monde sur la
sensibilité »16. Pour que les expériences puissent, en effet, avoir des relations rationnelles
au jugement, il faut supposer que la spontanéité est déjà incluse dans la réceptivité. Mais,
simultanément, pour donner sens à la notion même de contenu empirique, il faut que le
libre exercice de nos capacités conceptuelles soit contraint de l’extérieur par l’action de la
réalité. C’est la seule manière, pense McDowell, d’éviter les conséquences idéalistes de la
doctrine kantienne, qui a conduit au scepticisme sur le monde extérieur et au solipsisme.
6 Putnam admet à son tour que les impressions doivent être en quelque sorte
transparentes, constituer par elles-mêmes une ouverture sur le monde, et pas seulement
en vertu de la propriété qu’elles possèdent de renvoyer à des états de choses externes qui
(dans les conditions normales) en constituent les causes, mais en vertu du fait qu’elles ont
déjà, au stade le plus primitif, un contenu conceptuel. S’appuyant sur le James des Essays
in Radical Empiricism, et plus encore sur Austin dans Sense and Sensibilia17, Putnam soutient
que, pour s’en sortir, il faut retrouver une « seconde naïveté » qui apprécie pleinement
les difficultés notées par les philosophes du XVIIe siècle, mais les dépasse au lieu d’y
succomber. Une position qui soit telle que les difficultés ne nous obligent pas à rejeter
l’idée que, dans la perception, nous sommes en contact – un contact non médiatisé – avec
notre environnement. Putnam précise que le rejet du « cartésianisme cum matérialisme »
ne signifie pas le retour au dualisme cartésien lui-même. Refuser d’identifier l’esprit avec
le cerveau ne nous oblige pas à penser que c’est une partie immatérielle de nous : parler
d’esprit, c’est parler de certaines capacités que nous possédons, capacités qui dépendent
certes de notre cerveau et de toutes sortes d’interactions entre l’environnement et
l’organisme, mais qui ne doivent pas être expliquées de façon réductive en utilisant le
vocabulaire de la physique ou de la biologie, ou même le vocabulaire de l’informatique18.
7 Mais l’abandon de la conception interface de la perception doit aussi aller de pair avec
l’abandon de la conception interface liée à la conception elle-même. Imaginons un cerf en
train de brouter dans la prairie. Quelle imagerie traditionnelle s’attache à un tel
événement mental ? Imaginer le cerf, pense-t-on habituellement, c’est former une sorte
d’« image mentale », censée jouer exactement le même rôle que celui que jouaient les
impressions conçues comme interface dans l’analyse traditionnelle de la perception. On la
conçoit comme entièrement interne à l’esprit, domaine où naturellement il n’y a pas de
cerf, et comme étant en connexion, causalement ou mystérieusement, avec le cerf et la
prairie « qui sont là au-dehors ». Mais revenons sur la célèbre expérience du canard-lapin
de Wittgenstein19 : le dessin physique n’est pas, en lui-même, un dessin de canard ou de
lapin ; il peut être vu des deux façons. Il est pourtant très difficile de former une «image
mentale » qui soit ambiguë comme l’est le dessin. Ce que Wittgenstein voulait en partie
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 56
montrer par cet exemple, selon Putnam, c’est que les « images mentales que nous
pouvons former lorsque nous pensons à (ou nous souvenons de) quelque chose ne
ressemblent pas du tout à des images physiques. On ne peut pas penser à “l’image
mentale” impliquée dans le fait d’imaginer le cerf dans la prairie comme une image dans
laquelle on doit lire une interprétation, pas plus qu’on ne doit penser à l’expérience
visuelle du dessin du canard-lapin comme si c’était un second dessin de canard-lapin, qui
se trouve être cette fois mental au lieu d’être physique »20.
8 C’est exactement la même chose s’agissant des mots et des phrases lorsque l’on pense21.
Nous savons tous que les mots et les phrases d’un langage ne tirent pas d’eux-mêmes leur
signification : les mots « la neige est blanche » pourraient avoir signifié « le carburateur
est encrassé» si l’histoire du français avait été différente. Mais nous savons en outre que,
lorsque nous connaissons bien et utilisons un langage, il devient le véhicule de notre
pensée et non quelque chose que nous traduirions mentalement dans un autre langage
plus familier. Contrairement à ce que sous-entend Rorty, nous ne faisons pas l’expérience
des mots et des phrases du langage comme de « marques et de bruits » dans lesquels il
faudrait lire une signification : « Lorsque nous entendons une phrase dans un langage que
nous comprenons, nous n’associons pas un sens à un motif de signe (sign-design) ; nous
percevons le sens dans le motif du signe.22 » Il ne faut donc pas considérer l’esprit comme
extérieur au langage, mais comme directement présent en lui, à l’opposé de la conception
du langage comme code.
Les implications du réalisme naturel
9 Tout ceci a trois implications d’importance.
10 (1) Relativement d’abord à la conception même de la signification. Si comprendre un
langage n’est autre chose que cette forme de perception immédiate du sens découlant de
notre immersion dans une pratique publique, selon une conception wittgensteinienne de
la signification comme « physionomie », alors il devient presque inutile de chercher à
rendre compte de cette capacité, à tout le moins de fonder une analyse de la signification
qui en ferait le produit de quelque théorie implicite possédée par les locuteurs : la
compréhension du langage n’a rien à voir avec une forme de connaissance fondée23. Cela
se traduit, chez Putnam, par une réinterprétation en termes wittgensteiniens des
« usages » et des « règles », désormais à entendre comme des formes de vie :
Apprendre à utiliser des mots ressemble plus à apprendre à jouer d’un instrumentde musique qu’à extraire des racines carrées. La sensibilité entre en jeu, ainsi que larationalité informelle, et il y a place pour la créativité individuelle24.
11 (2) Relativement à la conception de la vérité elle-même, Putnam revient sur l’idée encore
défendue dans Le Réalisme à visage humain, selon laquelle « s’il y a bien une intuition forte
du “réalisme” dont on ne devrait pas se défaire, c’est que la vérité est bien en effet une
propriété »25 :
L’autre solution correcte que celle qui consiste à penser à la vérité comme à une« propriété substantielle » à la réaliste métaphysique, n’est pas de penser que nosénoncés sont de simples marques ou bruits que notre communauté nous a appris àassocier à leurs conditions de vérification concluantes (comme dans la versiondummettienne de l’ « anti-réaliste global »), ou à associer à un « comportement deparis » d’une manière qui soit « une fonction des circonstances observables »(comme dans la version de Horwich). L’autre solution correcte, c’est de reconnaîtreque les énoncés empiriques font déjà certains postulats sur le monde – toutes sortes
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 57
de postulats très différents sur le monde –, qu’ils contiennent ou non les mots « estvrai ». Ce qui est erroné dans le déflationnisme, c’est qu’il ne peut à proprementparler pas intégrer le truisme selon lequel certains postulats sur le monde sont (passimplement assertables mais) vrais. Ce qui est juste dans le déflationnisme, c’estque, si j’asserte que « il est vrai que p », alors j’asserte la même chose que si j’assertesimplement p. La confiance qui est la nôtre, lorsque nous faisons des énoncés sur lepassé, que nous disons quelque chose dont le caractère juste ou erroné dépend de lamanière dont les choses étaient alors (lorsque nous soutenons, par exemple qu’« ilest vrai que Lizzie Borden a tué ses parents à la hache »), n’est pas quelque chosequi nécessite l’idée métaphysique qu’il y a une « propriété substantielle » dontl’existence sous-tend la possibilité même de notre utilisation du mot « vrai »26.
12 Ainsi voit-on Putnam interpréter encore différemment le « vérificationnisme » propre au
pragmatisme et insister sur la nécessité de l’entendre en un sens « très libéral »27,
différent de celui qu’il revêt dans le positivisme logique : le vérificationnisme
pragmatiste, comme on l’observe chez Peirce, souligne la notion de « communauté », le
refus d’un fondement « incorrigible »28, la non-nécessité d’une vérification concluante, la
possible pertinence d’énoncés métaphysiques. La maxime pragmatiste ne fut-elle pas
conçue à l’origine comme s’appliquant à des systèmes métaphysiques éthiques et
religieux, dont on ne peut espérer tester isolément les assertions, mais auxquelles on peut
espérer appliquer le principe de vérification29 ? Même si Peirce et, avec lui, les
pragmatistes restent encore trop victimes de l’idée qu’il y a quelque chose que nous
parviendrions finalement à découvrir si l’enquête était indéfiniment prolongée, il y a toutefois
une « intuition » forte dans le vérificationnisme sous sa version pragmatiste : « qu’il y a
un lien conceptuel entre le fait de saisir un concept empirique et être capable de
reconnaître une explication perceptuellement justifiée de ce concept »30. Comme Putnam
le montre à propos de James, « savoir, par exemple, ce que c’est que vérifier qu’il y a une
chaise en face de moi, implique de savoir à quoi les chaises ressemblent, pour quoi nous
les utilisons, et quel effet cela fait de s’y asseoir. Mais quelqu’un qui n’aurait pas ces
aptitudes – car ce à quoi revient cette connaissance se résume simplement à la possession
d’une série d’aptitudes pratiques — ne manquerait pas seulement de l’aptitude à confirmer
l’affirmation : “Il y a une chaise en face de moi” ; une telle personne manquerait du
concept même de chaise et, partant, manquerait de l’aptitude à comprendre ce que c’est
pour “Il y a une chaise en face de moi” que d’être vrai31. » Non qu’il faille pour
comprendre « tout » énoncé, savoir comment le confirmer. Mais :
Même si on prend un énoncé qu’on ne sait pas du tout confirmer (« il n’y a pasd’intelligence extra-terrestre »), le fait est que les concepts employés sont desconcepts qui figurent dans d’autres énoncés plus simples que nous savons commentvérifier. Notre aptitude à comprendre un tel énoncé « invérifiable » n’est pas uneaptitude autonome. Comprendre ce qu’est dans n’importe quel cas la vérité etcomprendre ce qu’est la confirmation sont des aptitudes interchangeables, et c’estlà quelque chose que les pragmatistes furent les premiers à voir. Même s’ilsformulèrent leurs idées trop simplement. Il se peut que la théorie de la vérité deJames ait été fausse, mais il savait parfaitement bien la différence entre la vérité etla confirmation, et il ne confondait pas les deux. Ce qu’il croyait, c’est que, puisquenos affirmations tirent leur substance des rôles qu’elles jouent dans notre vie, uneanalyse de la vérité tirera sa substance de l’analyse conjointe de la manière deparvenir à la vérité. Comme il le dit lui-même : « Si je vous dis comment vousarriverez à la gare, est-ce qu’implicitement je ne vous fais pas connaître ce qu’estcette gare, l’existence et la nature de cet édifice32 ? »
13 C’est pourquoi « dans la grande majorité de nos assertions quotidiennes, des assertions
portant sur les objets, les personnes et les animaux familiers avec lesquels nous
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 58
interagissons, la vérité et l’acceptabilité rationnelle idéalisée coïncident. La raison pour
laquelle elles coïncident si souvent n’est pas, toutefois, que la vérité signifie
l’acceptabilité rationnelle idéalisée, mais que, premièrement, il est inscrit dans notre
image du monde lui-même que ces énoncés peuvent être vérifiés dans des conditions
suffisamment bonnes (quand ils sont vrais) ; et, en second lieu, l’existence des énoncés de
cette sorte est un préalable à notre capacité de comprendre le moins du monde un
langage »33. Cela revient à dire, conformément à l’héritage pragmatiste34, que « les
vérités conceptuelles dépendent non seulement de l’interprétation de mots mais aussi de
l’interprétation de formes de vie »35. Les pragmatistes insistent non seulement sur
l’interdépendance de notre saisie d’énoncés de vérité et de notre saisie de la vérification,
mais aussi sur l’interdépendance de nos aptitudes conceptuelles et de nos aptitudes
pratiques ; c’est ce qui est au cœur du pragmatisme36.
14 3) Relativement cette fois, au problème de la perception : nous ne sommes plus tenus par
(et même nous devons rejeter) la théorie causale de la perception37. Il nous faut dire que
nous sommes non pas causalement mais cognitivement reliés aux objets de l’expérience.
Comme le montre, en effet, l’interpénétration ou l’imbrication fait/valeur, théorie38, il
n’y a pas lieu de faire une distinction tranchée entre observations, généralisations
inductives ou abductions. La dichotomie entre données observationnelles et
généralisations inductives ne saurait être absolue, car l’intelligibilité des énoncés des
données présuppose toujours un arrière-plan de « lois ». Même les phénoménistes le
notent. Putnam rappelle l’observation faite par C. I. Lewis lors de ses conférences de 1948
à Harvard sur la théorie de la connaissance : lorsque je dis « je vois une chaise », cela
implique que je fasse des généralisations telles que « si je déplace mes yeux vers la droite,
l’image visuelle sera déplacée vers la gauche », ou encore que j’accepte des lois telles que
« si je soulève une chaise, toutes choses demeurant égales par ailleurs, elle ne sera pas
dénuée de poids »39.
15 Il me faut donc admettre toute une série de présupposés, lesquels me servent à tel point
de « pivots » qu’il serait dépourvu de sens de seulement les mentionner, comme par
exemple : « Elle ne se transformera pas en hippopotame si je lui fais un sourire. » Comme
le dit Wittgenstein dans De la certitude, de tels présupposés sont comme les gonds qui
permettent à la porte de tourner : le reste du jeu de langage ne fonctionnerait pas sans
eux. « Parler d’“interdépendance”, ou d’“interpénétration”, c’est simplement noter le fait
que l’énoncé “je vois une chaise” dépend pour sa “justification” d’une foule de lois ; cela
ne veut pas dire que le contenu même de ces énoncés ne soit pas nettement distinguable
de ces lois40. »
La parade pragmatiste à la crainte de la perte dumonde
16 Si le pragmatisme ainsi défendu a des caractéristiques « attirantes », il présente aussi,
comme Putnam y revient dans Pragmatism, an open question, un vrai risque. Le holisme
qu’il induit peut sembler renforcer notre crainte de la « perte du monde ». Supposons que
je voie sur une table une résistance électrique. Je sais ce qu’est une résistance et à quoi
elle ressemble. Comment mon expérience visuelle diffère-t-elle de l’expérience visuelle
que j’ai eue, en voyant la même chose, mais sans savoir ce que c’était ? Comparons cela à
l’expérience de l’écoute d’une langue étrangère. La première fois, on n’entend que des
marques et des bruits, puis les phrases nous disent quelque chose ; on ne peut plus les
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 59
entendre comme des bruits. Or les sons n’ont pas changé, et il n’est pas correct de décrire
ce qu’on entend comme : les sons entendus avant, plus une interprétation. Pas davantage,
il n’est correct de décrire ce que je vois, quand je vois une résistance, comme l’expérience
visuelle que j’ai eue alors que ce n’était qu’une « chose », plus une interprétation. Il faut
dire plutôt, avec James, que la perception est « de la pensée et de la sensation qui ont
fusionné »41. En d’autres termes, l’expérience n’est pas factorisable. Putnam en tire la
même conclusion que McDowell. Dès que nous pensons que voir et entendre sont des
manières d’accéder à de l’information provenant de l’environnement – ce que l’on peut à
bon droit considérer comme un « accomplissement rationnel » –, il n’y a plus de raison
d’accepter l’idée reçue selon laquelle une perception peut seulement causer, et non pas
justifier, une pensée verbalisée.
17 Mais la menace sceptique s’en trouve renforcée ; car, si la perception est toujours
informée de contenu conceptuel, ce contenu peut n’être pas toujours bénin. Si nos
concepts peuvent informer nos perceptions, ils peuvent aussi les contaminer. Et ici, le
problème n’a pas seulement trait aux illusions traditionnelles inhérentes à toute forme de
réalisme direct, comme prendre un reflet pour une personne, une ombre pour un animal,
etc., mais au fait qu’on puisse, par exemple, voir quelqu’un comme une sorcière ou
comme un représentant d’une race inférieure. Aussi certains peuvent-ils estimer que
« McDowell n’a pas éliminé le danger de la perte du monde ; il l’a plutôt étendu à la
perception elle-même »42.
18 C’est ici que des réponses pragmatistes plus traditionnelles sont précieuses et, parmi
elles, la distinction peircienne (présente aussi chez Wittgenstein) entre doute de papier et
doute réel43. Ainsi, je sais que les maux et tragédies que je vois autour de moi ne sont pas
causés par des sorcières ; je sais aussi qu’il y a quelques siècles, des gens intelligents
croyaient le contraire. Cette connaissance peut, et selon les pragmatistes doit, produire
une conscience de la faillibilité humaine, mais elle ne doit pas et, en vérité, ne peut pas
produire le doute universel. On ne peut en effet invoquer le doute réel à volonté, car
« douter n’est pas aussi facile que mentir ». Le fait que j’ai été parfois induit en erreur,
même dans des croyances fondamentales, ne suffit pas, en soi, pour me faire douter de
n’importe quelle croyance spécifique. Le doute radical est impossible : qu’il n’y ait pas de
sorcières ne me fait donc pas douter et penser que, peut-être, il n’y a pas de résistances.
19 Mais il n’y a pas non plus de raison de se fier à n’importe quelle croyance. Ce que nous
voulons, c’est une méthode qui nous dise lesquelles, parmi nos croyances, sont réellement
justifiées. Or cette méthode, ce sont aussi les pragmatistes qui nous la livrent, une
méthode qui prend en compte l’expérience et repose sur le modèle intersubjectif d’une
communauté de chercheurs travaillant à partir de maximes et non d’algorithmes, ayant
en vue les « problèmes réels pour la vie humaine » : pour un pragmatiste, même la notion
de « vérité » n’a aucun sens dans la « solitude morale »44. La force de la position
pragmatiste est, selon Putnam, dans ce juste équilibre entre un anti-scepticisme radical et
un faillibilisme non moins constant, qui tient tout entier dans ce que Peirce appelait « le
sens commun critique » (inspiré de la tradition écossaise mais aussi de Kant, et d’une
attitude critique à l’égard des certitudes dogmatiques)45. Et c’est la raison pour laquelle le
pragmatisme paraît en définitive à Putnam le meilleur rempart contre la crainte de la
« perte du monde » :
Que l’on puisse être à la fois faillibiliste et antisceptique constitue peut-être lavision de génie du pragmatisme américain46.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 60
NOTES
1. Putnam exprime en maints endroits son désaccord avec Rorty : RHF, chap. 15 et p. 132-133, 141,
149, 252, 254, 279-280, 296, 380 ; WL, 115, 284-287, 296-297, 299-303, 305-306, 330-332, 343, 345,
346, 510, 514.
2. RR, 189-190.
3. Ibid.
4. RR, 180.
5. DL, 448.
6. DL, 448.
7. Cf. la conférence VII, « Pragmatism and Humanism », dans The Meaning of Truth, où James
soutient que « nous créons les sujets de nos propositions vraies comme de nos propositions
fausses ». Et Putnam ajoute : « Je regrette d’avoir moi-même parlé de “dépendance par rapport à
l’esprit” en relation avec ces questions dans RTH, 1981 » (DL, 448n. 7). Voir aussi ses réserves à
l’égard de James (DL, 449n 10), et surtout son analyse dans CCWJ, où, après avoir souligné la
richesse de l’analyse jamesienne de la vérité, il n’en conclut pas moins qu’elle est « sérieusement
viciée » (p. 182), car elle finit par laisser penser que « la valeur de vérité de tout énoncé sur le
passé dépend de ce qui se produit dans le futur », nous conduisant finalement à un « cul de sac »
(p. 182-183).
8. RR, 109 ; WL, 322 ; RHF, 148.
9. Brièvement : sous cette rubrique, Putnam regoupe une famille de théories contemporaines de
la vérité dites « déflationnistes » ou « minimalistes », héritières de deux courants fondamentaux :
(1) Ramsey (« Truth and Probability », 1926) : dire que p est vrai, ce n’est pas dire autre chose que
p ; « vrai » est un prédicat « redondant » qui n’ajoute rien à l’assertion d’une phrase. (2) Tarski
(1932) et sa conception « sémantique » qui suit le schéma décitationnel suivant (ou Convention
T) : (T), « p » est vrai ssi p.
La « théorie décitationnelle de la vérité » consiste à dire (bien que Tarski reste pour sa part
neutre sur ce qui est dit) qu’il n’y a rien de plus dans le concept de vérité que ce que contiennent le
schéma décitationnel et la Convention T. Paul Horwich (Truth, Oxford, Blackwell, 1991) propose
une autre version (« minimaliste » ou « déflationniste »), qui part du schéma d’équivalence
suivant : il est vrai que p ssi p ; p ; la proposition que p est vraie. Ainsi, la vérité n’exprime aucune
propriété (ni de correspondance, ni de cohérence, ni d’assertabilité garantie). Ce n’est qu’un
« dispositif logique » qui a une valeur purement formelle ou triviale, ce que conteste précisément
Putnam qui, comme on l’a vu, étend le reproche à Tarski lui-même.
10. WL, 324.
11. RP, 289n 5.
12. « On Truth », et « Does the Disquotational Theory of Truth Solve All Problems ? »
13. DL, 483.
14. DL, 453.
15. Sur la position de Putnam, voir Bouveresse, 1995, p. 14sq.
16. McDowell, 1994, p. 12.
17. TTC, 207n. 23.
18. DL, 489.
19. Wittgenstein, 1953, p. 194.
20. DL, 490.
21. Wittgenstein, 1953, § 503sq.
22. DL, 491.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 61
23. Sur ce point, voir les analyses de P. Engel, « Le charme discret du quiétisme », Davidson et la
philosophie du langage, Paris, PUF, 1994, p. 211.
24. RP, 243.
25. RHF, 149.
26. DL, 502-503.
27. Voir DL ; Pr, 293.
28. Pr, 292.
29. Pr, 293.
30. Pr, 295.
31. POQ, 11-12.
32. POQ, 12. La citation de James : P, 224.
33. Pr, 299.
34. Peirce ne disait-il pas : « L’homme est un signe » ? (6.344, cité par Putnam, Pr, 302n 18)
35. Pr, 302.
36. Pr, 306.
37. Ce qui va de pair avec l’affirmation de l’impossibilité de réduire les concepts intentionnels à
des concepts causaux et d’analyser la causalité en termes uniquement physicalistes. Toute la
question est de savoir comment, dans ce contexte, Putnam peut continuer à réaffirmer que la
référence reste bel et bien soumise à certaines « contraintes causales ». Ce que sont ces
contraintes reste décidément mystérieux.
38. Terme désormais plus prudent que celui de « dichotomie » ; cf. les réserves de Ruwen Ogien à
l’égard du refus par Putnam de la « dichotomie » (Le réalisme moral, Paris, PUF, 1999, p. 140sq.).
39. POQ, 58.
40. POQ, 58. À tort ou à raison, Putnam en profite pour comparer sa position avec celle de Peirce,
qui fait un contraste « non absolu » entre les données et les hypothèses abductives parce qu’il
savait, lui aussi, que dans les sciences les théories abductives peuvent jouer le rôle de
propositions-gonds (hinge propositions) (POQ, 58).
41. Voir, par exemple, Essays in Radical Empiricism dans James, Works, vol. 3, p. 38-39, 54-55 & 63sq.
Toutefois, bien que James évoque lui-même le terme de « réalisme naturel » (ibid., 63sq.), Putnam
regrette qu’il n’ait pas étendu son réalisme direct de la perception à la conception (CCWJ, 175),
restant ici prisonnier de l’interface.
42. POQ, 68.
43. Cf. Tiercelin, 1993b, p. 342-362. Sur l’impossibilité du doute radical, voir Peirce, 5.264, 2.192,
5.524, 5.443.
44. POQ, 71-72.
45. Sur le faillibilisme, Tiercelin, 1993a, p. 111-114 ; sur le sens commun critique (inspiré et de
Thomas Reid et de Kant), Tiercelin, 1993b, p. 342-362. Brièvement : que le doute radical soit
impossible ne signifie pas qu’on ne puisse avoir des raisons réelles de douter, lorsqu’une origine
extérieure vient rompre « le déroulement paisible d’une croyance-habitude » (Peirce, 5.510) ; de
même, ce n’est pas parce qu’un certain nombre de croyances sont de facto indubitables (5.267), et
parmi elles nos croyances perceptuelles, qu’elles ne peuvent se révéler fausses (5.451). Toutes nos
croyances (y compris les croyances perceptuelles) sont faillibles (1.14). C’est pourquoi le danger
majeur réside bien toujours non dans le fait de croire trop peu, mais dans le fait de croire trop
(5.498) ; de même, « trois choses sont impossibles à atteindre par le raisonnement : la certitude
absolue, l’exactitude absolue, l’universalité absolue » (1.141), ce qui confère à notre connaissance
un aspect conjectural et provisoire.
46. WL, 152 ; POQ, 21.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 62
INDEX
Mots-clés : Hilary Putnam, perception, pragmatisme, réalisme naturel, relativisme,
scepticisme, William James
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 63
Conclusion
1 L’aller-retour d’un réalisme scientifique et métaphysique à un réalisme « interne », puis
« naturel » ou pragmatique est-il bien cette « voie médiane » appelée par Putnam de ses
vœux ? Qu’apportent ces « retrouvailles » avec une « seconde naïveté », auxquelles sont
associés Peirce, James, Dewey, mais aussi Wittgenstein et Austin ? Et ce voyage est-il en
définitive si familier et si pragmatiste ?
2 Putnam nous invite à rejeter la conception « interface » de la perception, présente dans
l’empirisme et l’idéalisme classiques ou dans les versions matérialistes contemporaines de
l’esprit. Notre relation au monde ne passe pas par des représentations, des qualia, des
sense-data : nous percevons les objets eux-mêmes directement1 en « termes
transactionnels » (Dewey)2. Mais, outre que ces conceptions sont plus sophistiquées
qu’elles ne sont « ordinaires », les difficultés rencontrées par quelque forme que ce soit de
réalisme naturel sont notoires : comment expliquer les illusions, les hallucinations ou les
rêves ? Une simple différence « qualitative » entre la veille et le rêve, une conception
disjonctive de la perception (en vertu de laquelle « voir un rat rose » serait compris comme
« sembler [seeming] voir un rat rose »), ou une conception « perspectiviste » ou
« intentionnelle » des qualités3 suffiront-elles pour lever les obstacles 4 ? Comment un
mécanisme causal peut-il devenir une justification de ce que l’on perçoit ? Parfaitement
conscient de la difficulté (« savoir où tracer la ligne »), Putnam estime que l’attitude
fatale consiste à juger nécessaire, en dépit de la difficulté reconnue, de la tracer quelque
part. Mais il n’est pas sûr qu’une attitude, même nuancée par rapport à celle de McDowell5, visant à refuser de concevoir que l’expérience puisse avoir, à quelque stade que ce soit,
un contenu non conceptuel, soit aussi « naturelle » que le pense Putnam6. Enfin, réalisme
direct et réalisme indirect sont-ils si inconciliables ? Certains suggèrent (et c’est en vérité
une ligne de pensée plus proche de celle que suit Peirce dans sa philosophie de la
perception7) que l’on peut être réaliste direct pour ce qui est du contenu perceptuel tout
en soutenant un réalisme indirect dans la description des processus intervenant dans
l’expérience perceptuelle elle-même.
3 Le bénéfice majeur du « réalisme naturel » est censé être de nous délivrer d’un dilemme
stérile : adopter l’antiréalisme dummettien ou « déflationniste » sur la vérité, ou battre en
retraite vers le réalisme métaphysique8. Or le premier fait de la vérité un concept
purement épistémique et le réduit à la justification, là où notre intuition est que la vérité
peut transcender la vérification ; quant au second, il est faux, car non seulement il repose
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 64
sur l’idée que les phrases vraies représentent la réalité, mais « il se sent obligé de faire
appel à quelque chose qui sous-tend notre jeu de langage : une propriété mystérieuse qui
se trouve à l’arrière »9. Mais la nouvelle conception de la vérité évite-t-elle le dilemme ?
D’une part, en effet, si prendre acte du fait que le vrai est en un sens « transcendant par
rapport à ce que nous pouvons reconnaître », c’est dire que « ce qui rend vrai un énoncé
comme “Lizzie Borden a tué ses parents à la haché”, c’est simplement que Lizzie Borden a
tué ses parents à la hache »10, est-ce bien différent des platitudes sur le sens et l’usage,
voire sur la correspondance, que le déflationniste lui-même est prêt à admettre ? Si,
d’autre part, « notre compréhension de ce à quoi revient la vérité, dans n’importe quel
cas [...], est donnée par notre compréhension de la proposition, ce qui est dépendant de la
maîtrise du jeu de langage »11, notre « réalisme naturel » dépend bien de nos usages et de
nos pratiques : comment comprendre alors que la vérité soit encore « transcendante »,
sauf à admettre un point de vue extérieur (de nulle part, ou métaphysique), ce qui est
exclu, ou à entendre vrai de l’intérieur de nos pratiques, de nos formes de vie, auquel cas,
le réalisme naturel se distingue-t-il vraiment de l’ancien réalisme interne et échappe-t-il
dès lors aux risques relativistes pesant sur ce dernier ?
4 Putnam a sûrement raison de penser que les pragmatistes, attentifs qu’ils étaient à
l’expérience, à la compréhension, à ce que l’évidence peut avoir d’ « impondérable »12, en
un mot, aux formes de vie, peuvent l’accompagner sur cette voie, dont il est le premier à
souligner le caractère périlleux13. Il rappelle qu’il n’a jamais perdu son désir
d’« expliquer », et ses « tiraillements » du début, qui l’attiraient vers le réalisme
scientifique et métaphysique14. Expliquer, sans réduire : tel est son souhait15. Mais le
peut-on, à moins de renoncer, d’une manière ou d’une autre, à l’explication scientifique,
aussi largement entendue soit-elle16 ? De toute évidence, les pragmatistes classiques
offraient peut-être des « maximes » plus que des « algorithmes » en matière d’enquête ;
mais ils étaient également soucieux d’en spécifier les formes (inductive, déductive, et
abductive), comme de dégager celle parmi les méthodes qui serait à même d’aider
« l’intelligence scientifique » à accéder à la vérité ; et celle-ci est bien dite « méthode
scientifique», aussi « généreuse » soit-elle, et soumise à des critiques et à des contrôles
plus stricts que ne le laisse entendre Putnam. Sans doute l’analyse pragmatiste sur la
vérité a-t-elle aussi de forts accents minimalistes. Mais si, pour un pragmatiste, il n’y a
rien à dire sur la vérité, laquelle n’est pas une propriété substantielle « lourde », cela
n’implique pas qu’elle ne soit pas une « norme ». C’est là un aspect de la vérité que
Putnam continue du reste à tenir pour fondamental17 : la vérité est bien ce que vise
l’enquête, laquelle obéit à des « normes de rationalité ». Mais s’il n’y a rien à dire sur la
vérité, n’y a-t-il pas beaucoup à dire sur l’analyse de nos croyances et de nos assertions ?
Or ici (comme en définitive sur le concept même de rationalité), Putnam reste assez
elliptique. Sur le concept de norme par exemple : l’interpénétration des faits et des valeurs
implique-t-elle qu’on doive considérer, comme le font certains, que tout est norme18 ?
Peirce lui-même, tout en insistant sur la force de l’assertion, prenait soin de distinguer,
dans sa théorie sémantique, le contenu propositionnel de l’engagement assertif lui-même19. Putnam reste aussi plutôt elliptique sur le concept de pratique, qu’il interprète selon
une lecture tantôt kantienne, tantôt wittgensteinienne, tantôt deweyenne, tantôt
peircienne. Or il est douteux que ces quatre positions soient conciliables. Dans les deux
derniers cas au moins, on est en franche opposition, Peirce ayant toujours jugé capitale la
dissociation des intérêts théoriques et des intérêts pratiques ou vitaux.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 65
5 Plus généralement, se pose le problème des relations entre le pragmatisme et la science,
et, en termes putnamiens, celui des relations entre le réalisme « naturel » et le réalisme
scientifique : les réponses apportées par l’un suffiront-elles à lever les difficultés
soulevées par l’autre ? Ainsi, jusqu’à quel point peut-on refuser la théorie causale de la
perception sans retomber dans une position aussi magique que celle qu’on est censé
renverser ?
6 Une autre difficulté a trait à la place laissée par Putnam à la métaphysique. Ainsi,
présentant le débat entre « réalistes » et « anti-réalistes » sur la nécessité mathématique,
il stigmatise la fausse alternative « qui consiste à nous faire croire que nous sommes
confrontés à un choix forcé entre soit (1) il y a quelque chose à côté de nos pratiques de
calcul et de déduction qui sous-tend ces pratiques et garantit leurs résultats ; soit (2) il n’y
a rien que ce que nous disons et faisons, et la nécessité que nous percevons dans ces
pratiques est une pure et simple illusion. Ce que nous montre Wittgenstein, ici comme
ailleurs, c’est que c’est une erreur de choisir soit le “quelque chose à côté” soit la branche
“rien que » du dilemme”.20 » Et, pour sa part, Putnam refuse lui aussi de choisir. Mais le
peut-on vraiment ? Et est-ce même là une attitude pragmatiste ? Comme Wittgenstein,
Peirce était soucieux d’éviter les pièges métaphysiques et de bannir tout réductionnisme21 ; mais il considérait quant à lui qu’il était impossible d’éluder cette question qui se pose
à tout réalisme contextuel : si, dans l’opposition des réalistes et des anti-réalistes,
l’alternative mental / non mental est une fausse alternative, ce n’est pas dire (1) qu’il n’y
ait pas d’autres solutions réalistes possibles en dehors du platonisme et, pour sa part, il
choisit le réalisme scotiste, ni (2) qu’il n’y ait pas une alternative réelle, et c’est celle qui
est commandée par la question de savoir si notre pensée porte ou non sur des objets
réels : étant donné que « le réel est ce qui signifie quelque chose de réel », comment
déterminer le fundamentum universalitatis, « la nature de l’objet de ce qui est pensé »22 ?
Est-ce à dire qu’il faille aller si loin dans l’affirmation d’un lien entre pragmatisme et
réalisme que l’on doive soutenir que « jamais le pragmaticisme n’aurait pu entrer dans la
tête de quelqu’un qui n’eût pas été convaincu de l’existence d’universaux réels »23 ? Peut-
être pas. Mais on peut toutefois se demander si Putnam ne tombe pas lui-même dans ce
travers qu’il dénonce : « Rejeter une controverse sans examiner les thèses en présence
revient pratiquement à défendre l’une d’entre elles (habituellement celle que l’on qualifie
d’“anti-métaphysique”)24. »
7 Même si Putnam semble se diriger vers une position minimaliste sur la vérité, il reste
plusieurs points obscurs : comment rend-il compte, dans sa perspective, des énoncés sur
le passé ? Quel lien fait-il au juste entre sa position sur la vérité et l’adoption du réalisme
naturel ? Car, outre les difficultés propres à une théorie « naturelle » de la perception, on
connaît celles qui ont trait à une théorie naïve de la vérité : même si nous pouvons assez
platement tomber sur le vrai, en quoi cela nous assure-t-il que nous sommes tombés sur
une connaissance ? On sait, au moins depuis le Théétète, qu’une croyance, même vraie et
justifiée, n’est pas encore, pour cela, une connaissance. Aucune entreprise intéressée par
ce qu’il y a à connaître ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le choix des meilleurs
critères et garanties épistémiques possibles. Mais depuis Le Réalisme à visage humain,
Putnam a dit l’esprit qui anime sa démarche en philosophie :
Accepter l’“image” manifeste, le Lebenswelt, le monde tel que nous en faisonsréellement l’expérience, exige de nous qui avons reçu (pour le meilleur ou pour lepire) une formation philosophique que nous regagnions et notre sens du mystère(car il est bel et bien mystérieux que quelque chose puisse être à la fois dans lemonde et à propos du monde) et notre sens de la banalité (car il est banal, après tout,
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 66
que certaines idées soient « déraisonnables » – ce sont seulement les notionsétranges d’ « objectivité » et de « subjectivité » que nous avons reçues de l’ontologieet de l’épistémologie qui nous rendent inaptes à séjourner dans le banal)25.
8 Aussi le réalisme naturel n’est-il pas en toute rigueur, une « position » ; c’est l’attitude de
l’homme du sens commun, une « image » des choses, les philosophes étant souvent
meilleurs (comme l’ont montré les pragmatistes) par ce qu’ils nient que par ce qu’ils
proposent26. Dans The Threefold Cord, Putnam conseille de ne pas voir le réalisme naturel
« comme une théorie de la perception mais comme un déni de la nécessité et de la valeur
explicative qu’il y aurait à poser des “représentations internes” dans la pensée et la
perception »27.
9 Mais, ici encore, une telle attitude est-elle finalement pragmatiste ? Au sens où le
pragmatisme s’est d’abord caractérisé comme un outil thérapeutique, sûrement. Au sens
où certaines formes du pragmatisme se sont d’abord souciées des aspects humanistes ou
anthropocentriques, plus sûrement encore. Mais on ne saurait oublier que c’est en partie
pour cela que le fondateur du mouvement jugea nécessaire en 1905 de renoncer au terme
pour en choisir un autre, le « pragmaticisme »28.
10 La grandeur intrinsèque de James, de Dewey ou de Peirce rend certes stérile toute
tentative visant à faire son choix du Vrai Représentant du Pragmatisme. La lecture aiguë
que fait Putnam de ces auteurs, qui sait mettre en valeur les points communs plus que les
différences, a l’immense mérite de le mettre au jour. Mais il y a une marge entre tolérer
les contradictoires et les favoriser. Or le terme « pragmatisme » recouvre aujourd’hui des
acceptions et des auteurs qui s’opposent point par point : certes, une méfiance commune
à l’égard du fondationnalisme, un refus de l’exigence de certitude absolue, une insistance
sur les liens que la pensée doit entretenir avec l’action. Mais un clivage en fait assez
radical, selon la réponse apportée à ce constat, selon la part que l’on est prêt à consentir
dès lors à la connaissance. À cet égard, la distinction de Susan Haack entre deux styles de
pragmatisme reste utile29 : le premier, plus « réformiste » ou « idéaliste », continue de
juger dignes d’intérêt les questions relatives à la valeur de vérité de nos pratiques
cognitives, et reste fidèle à une certaine idée de l’objectivité. Le second, plus
« révolutionnaire », ou sceptique, voire cynique, renonce à trouver une pertinence
épistémologique à toute question qui ne serait pas relative à nos conventions
« conversationnelles ». Il est facile de ranger des auteurs comme Peirce, C. I. Lewis, W.
Sellars ou F. Ramsey30 dans le premier camp ; des auteurs comme Schiller ou Rorty dans
le second. On aura compris que Putnam refuserait, pour sa part, de choisir. Mais, si
Putnam continue à se présenter comme un philosophe des Lumières et à dire son
attachement aux questions philosophiques fondamentales, l’attitude prônée par le
réalisme naturel est souvent proche d’un certain scepticisme à l’égard de la place que
joue la connaissance dans notre rapport au monde31.
11 « De même que nous pouvons aspirer à un postmodernisme dans les arts, nous pouvons
aspirer à un postmodernisme en philosophie », écrivait Putnam en 198132, et il ajoutait :
« Je ne pense pas qu’il aura la forme ou du scientisme ou du quiétisme wittgensteinien,
même si le scientisme comme le quiétisme restent des dangers pour la philosophie
comme ils le restent pour la vie de l’esprit en général. » Le réalisme pragmatique a de
toute évidence évité le premier danger ; il est moins sûr qu’il ait évité le second.
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 67
NOTES
1. C’est pourquoi, du reste, Putnam émet des réserves à l’égard de Reid, dont le réalisme n’est
« direct » qu’en apparence puisque les sensations sont pour lui des « signes » des objets réels (DL,
468).
2. TTC, 169.
3. TTC, 154.
4. TTC, 152-153 ; cf. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford UP, 1952, p. 48-49 (Le langage de la perception
, traduit par P. Gochet, Paris, A. Colin, 1971, p. 34) ; cf. les réserves de J. Fodor, « A Science of
Tuesdays », London Review of Books, 20 juillet 2000, p. 21.
5. « Ma propre position “girondine”, écrit Putnam, est que, même s’il se peut que quelque
contenu d’expérience soit non conceptuel au sens où il n’est pas conceptualisé, un contenu aussi
épistémologiquement important que le fait de reconnaître quelque chose comme un objet d’un
certain genre est irréductiblement conceptuel » (TTC, 157).
6. Voir par ex. les arguments de Fred Dretske, Naturalizing the Mind, Cambridge (Mass.), MIT Press,
1995, chap. 5.
7. Tiercelin, 1993b, p. 119-181.
8. DL, 498.
9. DL, 500.
10. DL, 510-511.
11. DL, 513.
12. RP, 259.
13. POP, 66sq.
14. RR, 15.
15. RR, 179.
16. Cf. Bouveresse, 1995, p. 19, même si Bouveresse pense que « la direction que Putnam
emprunte dans ses réflexions sur la perception est pour l’essentiel la bonne » (p. 26). Fodor, « A
Science of Tuesdays », art. cité, considère, pour sa part, que Putnam y a totalement renoncé, au
profit d’une théorie « magique » de l’esprit.
17. RP, 243.
18. Cf. R. Brandom, Making it explicit : Reasoning, representing and discursive commitment, Cambridge
(Mass.), Harvard UP, 1994.
19. Tiercelin, 1993b, p. 280-306 ; Hookway, 2000, insiste aussi sur cet aspect de la conception
peircienne de la vérité et de l’assertion (p. 62sq.).
20. DL, 509.
21. La parenté entre les deux auteurs avait été remarquablement mise en lumière par Rorty dans
« Pragmatism, categories and language », Philosophical Review, 70, 1961, 197-223 ; cf. J. Bouveresse,
Le mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1976, p. 577ssq.
22. Peirce, 6.377.
23. 5.503 ; 8.38.
24. RHF, 133.
25. RHF, 270.
26. CCWJ, 183.
27. TTC, 101]
28. Peirce, 5.414. Le même Peirce déplorait que « James accepte de donner du poids à des
considérations qui ne sont pas du tout pragmatiques » (5.494) et qu’il « accepte une philosophie si
empreinte de vie qu’elle en devient infectée de semences mortelles dans des notions comme celle
de […] la mutabilité de la vérité » (6.485).
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 68
29. Haack, « Vulgar Pragmatism : An unedifying prospect », in Haack, 1993.
30. Dokic & Engel, 2001.
31. Les références élogieuses et répétées à Stanley Cavell ne sont sans doute pas étrangères à
cette attitude, de même que l’intérêt porté par Putnam, dans ses derniers écrits, à la question du
scepticisme ; cf. « Strawson and Skepticism », in Lewis E. Hahn (éd.), The Philosophy of P. F.
Strawson, Chicago and Lasalle (Ill.), Open Court, 1998 ; « Skepticism », in Marcelo Stamm (éd.),
Philosophie in Synthetischer Absicht : Synthesis in Mind, Stuttgart, Klett-Cotta, 1998 ; « Skepticism,
Stroud and the Contextuality of Knowledge », Philosophical Explorations, vol. 4, no°1, janvier 2001,
2-16.
32. « Convention : A theme in philosophy », repris in PP-3, 180-183, p. 183.
INDEX
Mots-clés : Hilary Putnam, réalisme, pragmatisme, Wittgenstein
Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 69
Bibliographie
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RTH = Putnam, Reason, Truth and History, 1981
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traduit par Claudine Tiercelin, Le Seuil, 1994 [RHF, cité dans la traduction française].
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3. Ouvrages et articles cités
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cette édition en donnant dans l’ordre le numéro du volume, puis celui du paragraphe ;
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