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2002-2014 (out of print book online) Hilary Putnam et l'héritage pragmatiste

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Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste

Claudine Tiercelin

Éditeur : Collège de FranceDate de mise en ligne : 4 avril 2013Collection : Philosophie de laconnaissanceISBN électronique : 9782722601888

http://books.openedition.org

Référence électronique :TIERCELIN, Claudine. Hilary Putnam,l’héritage pragmatiste. Nouvelle édition [enligne]. Paris : Collège de France, (n.d.)(généré le 16 janvier 2014). Disponible surInternet : <http://books.openedition.org/cdf/2010>. ISBN : 9782722601888.

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Né en 1926 à Chicago, Hilary Putnam est l’une des grandes figures de la

philosophie contemporaine, dont l’œuvre diversifiée traverse la philosophie des

mathématiques, des sciences, de l’esprit et du langage, mais également

l’éthique et la métaphysique. Critique de l’empirisme logique, ne cessant

d’affirmer son réalisme interne, Putnam s’est peu à peu rapproché du

pragmatisme, qui constitue à ses yeux la meilleure parade, théorique et

pratique, au relativisme.

C’est cet itinéraire que l’on retrace ici. La finesse de la lecture des pragmatistes

classiques – Peirce, James, Dewey, ou encore Wittgenstein – ainsi que l’extension

proposée du concept de pragmatisme permettent d’apprécier l’ambivalence de

l’œuvre de Putnam mais aussi de l’un des courants philosophiques majeurs du

xxe siècle.

CLAUDINE TIERCELIN

Professeur du Collège de France, chaire de métaphysique et de philosophie de la

connaissance

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 1

SOMMAIRE

Introduction

Chapitre 1. Un point de départ anti-pragmatiste ?Un brin d’histoireLa critique du positivisme en philosophie des mathématiques et en logiqueLe rejet du positivisme en philosophie des sciencesL’anti-vérificationnisme en philosophie du langage. La théorie causale de la référenceLe réalisme scientifique et l’hypothèse fonctionnaliste en philosophie de l’espritVers le réalisme métaphysiqueUn réalisme anti-pragmatiste donc ?

Chapitre 2. Vers le réalisme interne ou « pragmatique »L’impossible dichotomie fait/valeurDe la critique du réalisme métaphysique à l’affirmation du réalisme interneLe réalisme interne et l’anti-réalisme dummettienLes pragmatistes classiques et la vérité

Chapitre 3. Pragmatisme et réalisme à visage humainLa relativité conceptuelle et le recul de la définition peircienne de la véritéUn nouveau modèle de l’esprit : le rejet du mentalisme et du fonctionnalismeL’élargissement de la notion de rationalitéLe primat de la pratique : le modèle pragmatiste

Chapitre 4. Vers le réalisme naturelLa menace relativisteLe réalisme naturel et la perceptionLes implications du réalisme naturelLa parade pragmatiste à la crainte de la perte du monde

Conclusion

Bibliographie

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 2

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce livre a été publié initialement en 2002, sous le même titre, aux Presses Universitaires

de France dans la collection 'Philosophies'. Il est ici réédité intégralement. Le texte est

identique, y compris pour ce qui est des références et de la bibliographie. Outre quelques

corrections d'orthographe et de style, les seules modifications sont typographiques

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 3

Introduction

1 Le pragmatisme a près d’un siècle et demi d’existence. C’est assez pour marquer l’histoire

intellectuelle d’un pays, trop peu sans doute pour marquer l’histoire de la philosophie

tout court. Il semble bien pourtant que va en augmentant le nombre de ceux pour qui le

pragmatisme n’est plus seulement « la tradition la plus significative de la philosophie

américaine »1, mais une approche philosophique à part entière, voire pour certains, « la »

position philosophique correcte.

2 Bonnes ou mauvaises, à l’image des lectures et des contresens qui entourent depuis

toujours le pragmatisme2, les raisons de ce regain d’intérêt sont aussi diffuses que

diversifiées, et difficiles à évaluer : elles passent d’abord, depuis une trentaine d’années,

par une meilleure connaissance des pragmatistes classiques, mal jugés (James ou Dewey),

voire ignorés y compris chez eux (Peirce), et par une quantité de travaux éminents sur le

plan de la simple histoire de la philosophie. Mais elles procèdent aussi, chez certains

philosophes de la tradition analytique – héritière, puis critique (à partir des années 1960)

de l’empirisme logique –, de la déception suscitée par leur propre courant, jugé incapable

d’adapter aux fins humaines (éthiques et politiques) ses indéniables succès en philosophie

des sciences, du langage ou de l’esprit. Le pragmatisme serait ce nouveau souffle, « une

voie médiane »3 qui permettrait aussi la réconciliation de deux courants majeurs de la

philosophie contemporaine : les continentaux (plus volontiers lecteurs de Heidegger,

Foucault ou Derrida) et les analytiques (plus proches de Quine, Davidson ou Fodor). Mais

l’engouement pour le pragmatisme relève aussi parfois de l’idéologie nostalgique du

« retour aux sources », vers une tradition, « typiquement » américaine certes, mais dont

on se prend à rêver qu’elle pourrait réapprendre aux Européens ce qu’ils lui avaient

appris hier et ont eu le tort d’oublier4. D’où l’insistance sur les liens profonds qui

uniraient le pragmatisme avec le terroir transcendantaliste américain aux racines si

européennes (propre à des auteurs comme Emerson, remis à l’honneur par Stanley

Cavell), mais aussi avec certains auteurs (au premier rang desquels, Wittgenstein et

Austin) qui, sans tomber dans l’illusion métaphysique du « réalisme robuste », n’en ont

pas moins prôné le retour à l’« esprit réaliste5 » – entendons : un esprit qui se sent chez lui

(at home, down to earth) et qui sait voir, en séjournant dans le banal et l’ordinaire.

3 À des degrés divers, l’appartenance aujourd’hui revendiquée par Hilary Putnam au

courant pragmatiste relève de ces trois grands registres : d’abord parce que celui qui, né

en 1926 à Chicago, fut l’élève de Reichenbach6 et le jeune collègue de Carnap, n’est pas

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 4

seulement, avec Quine, Davidson ou Rawls, l’une des grandes figures de la philosophie

analytique du XXe siècle : il est aussi un remarquable historien du pragmatisme classique.

Sur son fondateur, Peirce – et à une époque où il semblait aller de soi qu’il n’y avait pas

d’autre tradition logique en dehors de Frege et Russell –, on doit, entre autres, à Putnam

des articles sur le vague et la logique trivalente, ou plus récemment, en philosophie des

mathématiques, sur le traitement du continu7 ; sur James, souvent présenté comme « la

figure majeure du pragmatisme », ce sont de minutieuses analyses consacrées à la théorie

de la vérité, mais aussi, en collaboration avec Ruth Anna Putnam, à la perception, ou à

l’éthique ; sur Dewey, enfin, dont Putnam se dit de plus en plus proche, se multiplient les

hommages et les textes (ici encore en collaboration avec R. A. Putnam) sur l’épistémologie

ou sur le rôle de l’éducation dans l’accès à la démocratie8.

4 Mais, aussi bien dans Renewing Philosophy que dans Words and Life ou, plus nettement

encore, dans ses Dewey Lectures comme dans la préface de Pragmatism an open question,

Putnam dit aussi avoir été progressivement conduit au pragmatisme par sa prise de

conscience d’une difficulté centrale : comment continuer à promouvoir les idées de

tolérance et de pluralisme inhérentes à la société ouverte (ou des Lumières) sans sombrer

dans « le scepticisme épistémologique, voire le scepticisme moral corrosif, qui vont

nécessairement de pair avec cette tolérance et ce pluralisme, et qui risquent toujours

d’amener l’autoritarisme moral »9 ? Face au réalisme métaphysique et scientiste – à cette

« métaphysique réactionnaire » issue, selon lui, d’une certaine interprétation de la

tradition empiriste (et analytique), présente par exemple chez Hartry Field ou Graham

Harman, mais aussi, comme on le verra, chez Quine et Putnam lui-même –, et face aux

réactions « relativistes » tout aussi « irresponsables »10 que ce réalisme a engendrées

(dont Richard Rorty est l’une des figures), le pragmatisme semble désormais à Putnam la

meilleure réponse à « notre crainte de la perte du monde », la meilleure manière, pour

reprendre le titre (deweyen) de Renewing Philosophy, de « renouer avec » la philosophie et

de la « renouveler ».

5 Car ce que Putnam trouve « attirant » dans le pragmatisme, ce n’est pas une « théorie

systématique », c’est plutôt « un certain groupe de thèses » – en lesquelles peuvent se

retrouver selon lui des auteurs aussi variés que Peirce, James ou Dewey, mais aussi

Wittgenstein, Austin, voire Husserl et Aristote – et qu’il résume ainsi :

(1) l’antiscepticisme […] ; (2) le faillibilisme […] ; (3) la thèse selon laquelle il n’y a pasde dichotomie fondamentale entre les « faits » et les « valeurs » ; (4) et la thèse selonlaquelle, en un certain sens, la pratique est première en philosophie11.

6 Mais à tant s’élargir, le pragmatisme ne risque-t-il pas de se vider de tout contenu ? C’est

l’une des questions qui se pose, en fait, dès sa naissance à Harvard en 1870, le concept

prenant très vite, comme le note Peirce, « une signification bien plus large que celle

initialement visée »12. Schiller allait finir par trouver autant de pragmatismes que de

pragmatistes : devient alors délicate, voire saugrenue, l’idée d’une contribution spécifique

du pragmatisme à la philosophie. Le mérite d’une analyse comme celle de Putnam est

sûrement au départ – sans négliger les différences, y compris chez les fondateurs – de se

concentrer sur les points communs et, surtout, de se les réapproprier. Aussi, plus encore

que l’appréciation du pragmatisme, est-ce l’itinéraire philosophique qui est ici précieux,

ce « voyage du familier au familier », ou cet « aller-retour du réalisme au réalisme », ainsi

que Putnam décrit lui-même son évolution vers le réalisme « naturel » ou

« pragmatique »13.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 5

7 Ce sont les grandes étapes de ce parcours que nous nous proposons, dans ce qui suit, de

présenter. Il ne s’agira évidemment pas de détailler les contributions aussi multiples que

considérables de Putnam aux mathématiques, à la physique quantique, à la philosophie

des sciences, à la philosophie du langage ou à la philosophie de l’esprit, ou encore à la

philosophie morale et politique14. Simplement, à la lumière des transformations du

réalisme et de l’interprétation du pragmatisme qui est proposée, on tentera de saisir le

sens de cet héritage chez le philosophe Putnam, afin de mieux cerner, chemin faisant, par

ce qui est mis en évidence et peut-être aussi par ce qui est tu, la nature de la possible

contribution du pragmatisme à la philosophie. Sans refuser d’emblée d’envisager que le

terme « pragmatisme » puisse se révéler n’être en définitive qu’une coquille vide.

NOTES

1. RHF, 15.

2. Cf. Tiercelin, 1993a, p. 5 ; Cometti, 1994, p. 439sq.

3. DL, 447.

4. D’où une exhortation conjointe, parfois, à revenir aux authentiques « pionniers » (ou

interprètes) du positivisme logique, Européens exilés aux Amériques, que la philosophie anglo-

saxonne des quarante dernières années a trop vite décriés.

5. Par ex. C. Diamond, The Realistic Spirit, Wittgenstein, Philosophy, and the Mind, Cambridge (Mass.),

MIT Press, 1991 ; S. Laugier, Du réel à l’ordinaire, Paris, Vrin, 1999.

6. Putnam a soutenu sa thèse sur les probabilités en 1951 avec H. Reichenbach, The Meaning of

Probability in Application to Finite Sequences, New York and London, Garland, 1990.

7. Cf. « Peirce le logicien » (1982), repris dans RHF, 450-463 ; « Vagueness and alternative logic »

(1983), repris dans PP-3, 271-282 ; l’introduction (en collaboration avec K. Ketner) à C. S. Peirce, Le

raisonnement et la logique des choses, 1995.

8. Cf. « William James’s Theory of Truth », in R. A. Putnam (éd.),The Cambridge Companion to

William James, Cambridge UP, 1997, 166-185 ; RHF, chap. 16-17 ; POP, chap. 1 ; les Dewey Lectures ;

WL, chap. 8. – Les références à Dewey se multiplient à partir de 1989 : « Dewey’s Logic :

Epistemology as Hypothesis », Transactions of the C. S. Peirce Society, XXVI, 1989, p. 407-434, repris

in WL, chap. 10 ; RHF, chap. 11 ; Ph, chap. 9, p. 180-200. – Sur l’apport du pragmatisme en général,

voir le chapitre : « The Inheritance of Pragmatism », WL, 151-244.

9. POP, 2.

10. DL, 447.

11. WL, 152.

12. Peirce, 5.414 (The Collected Papers of C. S. Peirce, auxquels nous renvoyons, selon l’usage, par

numéro de volume puis de paragraphe.)

13. La recherche obstinée par Putnam de « ce qui peut être sauvé de la tradition Réaliste » est ce

que Rorty, qui s’est souvent étonné que Putnam juge si différents leurs pragmatismes respectifs,

tient finalement pour leur vrai point de désaccord. Cf. R. Rorty, « Réponses à Hilary Putnam », in

Cometti, 1992, p. 249.

14. On se fera une petite idée de l’amplitude de l’œuvre putnamienne en consultant la liste des

quelque 200 articles et 16 ouvrages recensés par les éditeurs de POQ (pour la période 1964-1994).

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 6

INDEX

Mots-clés : Hilary Putnam, pragmatisme

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 7

Chapitre 1. Un point de départ anti-pragmatiste ?

Un brin d’histoire

1 Un étudiant à qui l’on demanderait de revenir sur les cinquante dernières années qui ont

marqué l’histoire de la philosophie américaine pourrait, suggère Putnam, les raconter,

comme suit :

Jusque dans les années 1930, la philosophie américaine était informe et vide. Puisvinrent les positivistes logiques et, depuis près de cinquante ans, la plupart desphilosophes américains sont devenus positivistes. Ce développement eut le mérited’introduire en la matière de « hautes exigences de précision » ; la philosophie estdevenue « claire » et chacun a dû se mettre un tant soit peu à la logique. Mais celaeut aussi d’autres conséquences. Les points de doctrine (supposés) centraux despositivistes logiques étaient faux – selon le stéréotype, les positivistes logiquessoutenaient que tous les énoncés doués de sens sont soit (1) des énoncés vérifiablesrelatifs à des sense data soit (2) des énoncés « analytiques », tels que les énoncés dela logique et des mathématiques. Ils croyaient en une distinction tranchée entre lesaffirmations synthétiques (i.e. les affirmations empiriques, qu’ils identifiaient à desaffirmations sur des sense data) et les énoncés analytiques : ils ne comprenaient pasque les concepts sont chargés de théorie ou qu’il existe quelque chose comme desrévolutions scientifiques. Ils pensaient qu’on peut faire de la philosophie dessciences d’une manière parfaitement anhistorique. Quine montra que des questionsontologiques, telles que celle de savoir si les nombres existent réellement, ont unsens, contrairement à la thèse positiviste selon laquelle toutes les questionsmétaphysiques sont des non-sens – et contribua par là à la renaissance de lamétaphysique réaliste aux États-Unis. Peu de temps après1, il déterminait que ladistinction analytique-synthétique est intenable. Plus tard, Quine montrait quel’épistémologie pouvait devenir une partie des sciences de la nature2. Et moi jecontribuais à démolir plus avant le positivisme logique en démontrant que ladichotomie entre « termes observationnels » et « termes théoriques » est intenable.Ce qui traçait la voie d’un robuste réalisme métaphysique auquel je renonçai (àregret) au milieu des années 19703.

2 Cette histoire est certes « en partie fictive », sans nuance sur la diversité des positions, et

exagère l’influence réelle exercée par le positivisme à la fin des années 19404. Mais elle

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 8

comporte aussi maints éléments justes, à commencer par la mise en évidence du rôle

important qu’y jouent Quine et Putnam lui-même, d’abord héritiers du positivisme

logique avant d’en devenir les plus ardents critiques5. Quant au « vide » des années

1920-1930 décrit par l’histoire et qui vise la période au cours de laquelle le pragmatisme a

occupé la scène philosophique, associé surtout à la figure de John Dewey (plus encore que

de William James), il en dit long aussi sur le mépris dans lequel la nouvelle philosophie

tient le pragmatisme.

3 Car la position de Putnam, dans les années 1960-1970, n’est guère différente de celle

qu’exprime Quine en 19756, quand il dégage ce que pourrait être l’apport spécifique du

pragmatisme à la philosophie. Sur les cinq points marqués par l’empirisme au cours des

deux derniers siècles et jugés par lui décisifs – le passage des idées aux mots, celui des

mots aux énoncés, celui des énoncés aux systèmes d’énoncés, l’abandon du dualisme

analytique-synthétique, le naturalisme7 et l’abandon corrélatif de l’aspiration à une

philosophie première supérieure à la science – à l’exception du dernier, on ne trouve,

selon Quine, aucun apport vraiment propre aux pragmatistes8. Au point qu’on pourrait

aussi bien rayer le mot du vocabulaire. Sans doute, sur les trois premiers points au moins,

Peirce mérite-t-il d’être pris en considération : il a tenté par sa maxime pragmatiste9 de

développer une « sémantique behavioriste »10 qui est en partie réussie. Mais il reste

confus, et sa théorie de la vérité invite à un « idéalisme » anthropocentrique, un

« protagoréanisme social », justifiant la lecture « humaniste » qu’en fera F. C. S. Schiller.

Dans le meilleur des cas, sa maxime n’est rien de plus que la théorie vérificationniste de la

signification proposée par le Cercle de Vienne11, dont Quine considère par ailleurs qu’il

faut la rejeter.

4 En présentant Peirce comme « l’un des premiers vérificationnistes », Putnam émet un

diagnostic voisin. Au pire, les pragmatistes (au premier rang desquels Dewey) ont une

épistémologie trop confuse pour qu’on envisage de la sauvegarder ; au mieux, le

pragmatisme n’est qu’un double du vérificationnisme et de l’opérationnalisme des

positivistes logiques12.

5 Or dans les quatre domaines où s’exerce sa réflexion entre 1964 et 197413 –

mathématiques et logique, philosophie des sciences, philosophie de l’esprit, et

philosophie du langage –, et en dépit de son admiration pour Carnap et Reichenbach14,

Putnam prend bientôt ses distances avec ses maîtres et devient, avec Quine, l’un de leurs

plus violents critiques.

6 Si le « robuste » réalisme scientifique adopté alors va donc de pair avec un « réalisme

métaphysique » ou avec « l’idée que la manière de résoudre les problèmes philosophiques, est

de construire une meilleure image scientifique du monde » et que la tâche du philosophe

consiste « à anticiper pour nous comment la science résoudra nos problèmes

philosophiques »15, on ne s’étonnera pas que, pour Putnam et quelques autres alors,

« être un réaliste », ce soit simplement « rejeter le positivisme » ou encore « l’idée que les

énoncés des sciences naturelles nécessitent une réinterprétation philosophique »16.

La critique du positivisme en philosophie desmathématiques et en logique

7 À la suite de Quine, en adoptant le « principe d’indispensabilité », on peut montrer que

certaines questions discréditées par les positivistes (telles que : « les nombres existent-

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 9

ils ? ») ne sont pas de pseudo-questions métaphysiques17, qu’elles ont un sens et ne sont

pas « linguistiquement déviantes »18. À condition « d’enrégimenter » comme il faut notre

langage dans la notation quantificationnelle, on peut pratiquer une ontologie

« inoffensive » qui revient moins à poser l’existence d’un monde platonicien séparé

d’entités abstraites qu’à le « justifier en dernière analyse par l’utilité de ce qui est ainsi

posé dans ce monde »19. Adopter une « perspective réaliste » (peut-être déconcertante,

voire incompatible avec la plupart des philosophies réalistes des sciences)20, ce n’est donc

pas choisir entre platonisme et nominalisme21, ni s’occuper de la question des

« fondements des mathématiques », qui n’a pas grand sens22. C’est s’intéresser, comme

Kreisel l’a montré, à l’objectivité, en s’aidant de « l’élégante formulation » donnée par

Michael Dummett du réalisme, qui n’oblige pas du tout à « s’engager envers l’existence

d’objets mathématiques » : un réaliste (relativement à une théorie ou à un discours

donné) est quelqu’un qui soutient (1) que les phrases de cette théorie ou de ce discours

sont vraies ou fausses, et (2) que ce qui les rend vraies ou fausses est quelque chose

d’extérieur23. Ainsi, contre le vérificationnisme positiviste, « les éléments de la science

sont soit vrais soit faux (même s’il arrive souvent que nous ne sachions pas quel est le

cas) » et contre l’opérationnalisme et le conventionnalisme positivistes, « leur vérité ou

fausseté ne consiste pas dans le fait d’être des manières extrêmement dérivées de décrire

des régularités dans l’expérience humaine »24.

8 Ainsi défini, le réalisme sera sans réserve et unifié.

Il n’est pas possible d’être réaliste relativement à une théorie physique etnominaliste relativement à une théorie mathématique25.Un réaliste cohérent doit l’être non seulement relativement à l’existence des objetsmatériels, au sens usuel, mais aussi relativement à l’objectivité de la nécessitémathématique et de la possibilité mathématique (ou, ce qui est équivalent, del’existence des objets mathématiques) et aux entités qui ne sont ni des objetsmatériels ni des objets mathématiques, en particulier les champs et les grandeursphysiques26.[Car] une interprétation raisonnable de l’application des mathématiques au mondephysique exige une interprétation réaliste 27. En réalité, les restrictions du nominalisme sont aussi désastreuses pour les sciencesempiriques que pour les sciences formelles ; ce n’est pas seulement les« mathématiques », mais aussi la physique que nous devrions alors abandonner28.

Dans Philosophie de la logique, Putnam prend l’exemple de la loi newtonienne de la

gravitation29 et montre qu’elle « transcende tout à fait ce qui peut être exprimé en

langage nominaliste ». Pour dire que cette loi est vraie, il faut non seulement quantifier

sur des entités telles que forces, masses, distances, mais, si l’on veut que « la mesure » ait

un sens30, accepter des notions telles que celles de fonction et de nombre réel.

9 Mais être réaliste, c’est avoir aussi un nouveau regard sur les concepts d’a priori et d’

analytique, et sur la logique et les mathématiques, conçues désormais comme des sciences

empiriques.

10 Sa réflexion sur l’histoire de la géométrie montre à Putnam que l’a priori ne peut être

entendu en un sens « absolu »31, i.e. indépendamment du corps de connaissances dans

lequel il s’inscrit :

Que les axiomes de la géométrie d’Euclide impliquent des énoncés tels que « On nepeut revenir au même endroit en se déplaçant en ligne droite » est certes une vériténécessaire ; mais il y a toute la différence au monde entre dire que cet énoncé seraitvrai si l’espace était euclidien, et dire que l’énoncé est nécessairement vrai32.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 10

Ce qui donne l’illusion que les axiomes de la géométrie sont a priori et analytiques33, c’est,

d’une part, qu’on omet de voir en la géométrie euclidienne une théorie de l’espace

physique, une théorie sur le monde (donc synthétique), qui n’avait le statut de paradigme

absolu que parce qu’on n’avait pas encore conçu un autre paradigme ; et c’est, d’autre

part, qu’on se trompe sur le sens des entités physiques ; or celles-ci ne sont pas

littéralement définies opérationnellement, comme le veut l’imagerie positiviste : elles

sont en un sens très compliqué « définies » par des systèmes de lois34.

11 Il faut donc rejeter l’idée que les « énoncés factuels » sont tous et toujours « empiriques »,

susceptibles de test expérimental ou observationnel35, et revenir sur la distinction

exagérée entre mathématiques et sciences empiriques. Certes, les mathématiques ne sont

pas une science expérimentale ; elles sont plus a priori que la physique (non que « ses

théorèmes soient des conventions ou des règles de langage, qui, par conséquent, ne disent

rien »). Mais il y a bien en mathématiques « un mélange de postulation, de test quasi

empirique et de révolution conceptuelle conduisant à la formation de paradigmes

contextuellement a priori »36. Il faut en dire autant de la logique, et en tirer les

conséquences. Rien en mathématiques ni en logique n’est en droit non révisable.

Convaincu du reste par le physicien David Finkelstein que la meilleure interprétation de

la mécanique quantique implique (comme l’avait avancé von Neumann) l’abandon d’une

loi logique traditionnelle, la loi distributive de la logique propositionnelle37, Putnam

soutient que, de même que la géométrie euclidienne a été remplacée par la relativité

générale (on a montré qu’elle était empiriquement fausse), de même, la logique

aristotélicienne s’est révélée empiriquement fausse et semblablement balayée par la

mécanique quantique38.

12 Mais les choses sont plus complexes, comme en témoigne l’analyse de la distinction

analytique-synthétique39. Car, s’il suit le rejet quinien, Putnam admet l’existence d’une

classe « triviale » d’énoncés analytiques40 : certes, si un terme est pris dans une famille de

lois (comme c’est le cas des concepts de la physique), aucun des énoncés dans lesquels il

figure n’est analytique. Mais le terme « célibataire » dans la phrase (a) « aucun célibataire

n’est marié » semble bien analytique (i.e. invérifiable et irréfutable) 41, puisqu’il semble

n’avoir à première vue aucun lien systématique avec une famille de lois, et qu’on peut

raisonnablement prédire qu’il en sera toujours ainsi. Sans avoir pour autant de preuves

décisives, on prend donc appui sur les connaissances dont on dispose, qui donnent des

« raisons » de dire que, sauf à adopter une nouvelle « définition » du mot célibataire, on

ne rencontrera aucun « fait expérimental » conduisant à changer d’opinion sur la valeur

de vérité de cette phrase. Partant, on peut sans remords qualifier (a) d’« analytique », et la

traiter au fond comme un point inamovible de notre langage. « Les énoncés analytiques

sont des énoncés que nous acceptons tous et pour lesquels nous ne donnons pas de

raisons42. » Toutefois, que (a) soit analytique est désormais une assertion elle-même

réfutable, qui serait par exemple réfutée si l’on découvrait qu’une loi scientifique

s’applique à tous les célibataires et à eux seuls : qu’ils souffrent par exemple d’une

névrose de frustration sexuelle qui leur est propre. Prédire que (a) est analytique, c’est

donc faire un pari sur l’avenir de la science, pari à la fois « rationnel » et révisable43.

13 Comme on le voit, ce qui caractérise l’attitude réaliste est déjà lié chez Putnam à ce qui va

constituer un élément clé de son pragmatisme : une certaine idée de la rationalité. D’une

part, en effet, affirmer que logique et mathématiques sont proches de la connaissance

empirique, c’est dire que « le critère de la vérité en mathématiques, juste autant qu’en

physique, c’est le succès de nos idées en pratique »44, et que « la connaissance mathématique

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 11

est corrigible et non absolue »45 ; mais c’est aussi prendre au sérieux le fait qu’on ne peut

s’empêcher de voir une distinction, quel que soit par ailleurs le bien-fondé des arguments

démontrant le contraire, et qu’il faut donc ici aussi se demander :

Qu’est-ce qui se passe dans un énoncé quand il est analytique ? Qu’est-ce que lesgens font avec ? […] À quoi cela sert-il d’avoir une distinction ? Que fait-on de cesénoncés ainsi délimités ? […] Le vrai problème n’est pas de décrire le jeu de langageque nous jouons avec des mots tels que “signification” et “compréhension”, mais derépondre à la question plus profonde : « À quoi rime le jeu46 ? »

Le rejet du positivisme en philosophie des sciences

14 Mais il faut aussi revenir sur la distinction entre termes observationnels et termes

théoriques, et affirmer que les énoncés de la science sont soit vrais soit faux (et pas

seulement confirmés ou non).

15 Pour la plupart des positivistes, en effet, un énoncé scientifique doit pouvoir s’exprimer

dans un langage qui n’emploie (en plus du vocabulaire logique) que des termes

observationnels comme « rouge », « touche », etc. (termes pouvant faire référence à des

« expériences subjectives » [des sense-data] plutôt qu’à des objets physiques). La science

n’est dès lors rien d’autre qu’un dispositif permettant de prédire des régularités dans le

comportement de ces « observables », les inobservables (les microbes, par exemple)

n’étant que des « constructions » introduites pour nous aider à prédire le comportement

des observables.

16 Contre l’« idéalisme berkeleyen » qu’il voit ainsi se profiler, Putnam réagit dans « Ce que

les théories ne sont pas » et dans « Explication et Référence »47. Dans le premier texte, il

montre que la dichotomie positiviste entre « observationnel » et « théorique » « n’a pas

les reins bien solides »48. (1) Si un terme observationnel ne peut s’appliquer à une entité

non observable, autant dire qu’il n’y en a aucun. Qui ne voit en effet que, dans l’histoire

des sciences, les termes dénotant des entités non observables ont toujours été expliqués à

l’aide de locutions déjà disponibles et dénotant aussi des entités non observables ? Même

un enfant de trois ans est capable de comprendre une histoire de « gens trop petits pour

qu’on puisse les voir ». Or pas un seul terme théorique n’est intervenu dans cette

expression49. (2) Maints termes dénotant principalement ce que Carnap rangerait parmi

les « entités non observables » ne sont pas des termes théoriques. De plus, il existe

certains termes théoriques qui dénotent principalement des entités observables. (3) Des

comptes rendus observationnels peuvent contenir et contiennent souvent des termes

théoriques. (4) Une théorie scientifique peut ne dénoter que des entités observables (par

ex. la théorie darwinienne de l’évolution, lors de sa formulation originelle)50. 5) Enfin, il

n’existe pas un seul terme dont il soit vrai de dire qu’il ne pourrait pas être utilisé (sans

changer ou étendre sa signification) pour dénoter des entités non observables. « Rouge »,

par exemple, « fut utilisé par Newton, lorsqu’il postula que la lumière rouge est formée de

corpuscules rouges »51. De même on n’a aucune peine à montrer que les énoncés

observationnels peuvent contenir des termes théoriques, ou à imaginer une situation où

l’on aurait la phrase suivante : « Nous avons ainsi observé la création de deux paires

d’électron-positron »52. Sans nier qu’on ait besoin d’une notion comme celle de « compte

rendu observationnel », Putnam nie « qu’on puisse tracer une ligne de démarcation entre

les comptes rendus observationnels et les énoncés théoriques »53, et conclut qu’il faut

renoncer à se représenter les théories comme des « calculs partiellement interprétés »

dans lesquels seuls « les termes observationnels sont directement interprétés » (les

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 12

termes théoriques étant seulement « partiellement interprétés » ou, comme le disent

même certains, « partiellement compris »)54.

17 Mais l’on doit pouvoir dire aussi des énoncés de la science qu’ils sont vrais ou faux. Or

pour les positivistes, comme le notent Putnam et Smart, « seule la science formalisée dans

son ensemble a un contenu empirique » 55.

Il peut donc fort bien se faire qu’un énoncé scientifique individuel, S, soit en lui-même vide de contenu empirique, au sens où cela ne changerait rien dans nosprédictions (étant donné le corps des énoncés acceptés) que nous acceptions S ouque nous acceptions sa négation. Par exemple, il se peut que la théorie scientifiqued’une époque donnée, en 1970 par exemple, soit telle qu’en lui associant, soitl’énoncé que la température en un certain endroit du soleil est A, soit l’énoncé quela température en ce lieu est B (A et B étant des températures très différentes), iln’en résulte aucune nouvelle prédiction. […] Ces deux énoncés seraient toutsimplement dénués de valeur de vérité, donc ni vrais ni faux56.

Or supposons que, quelques années plus tard, la théorie scientifique change : ces énoncés

deviennent testables et ont désormais des valeurs de vérité, deviennent vrais ou faux au vu

des nouvelles observations.

18 On sait qu’à l’objection selon laquelle un même énoncé ne peut à la fois posséder et ne pas

posséder de valeur de vérité, les positivistes ont une parade : « ce n’est pas tout à fait le

même énoncé », le changement dans la théorie a changé la signification du terme

« température ». Mais c’est précisément à cette idée, qui selon lui « fait violence à toutes

celles que nous pouvons avoir sur l’identité et le changement de signification », que

Putnam s’attaque dans « Explication et Référence », en en dégageant les deux difficultés

majeures : si chaque nouvelle théorie sur les atomes, les gènes, la sclérose en plaques ou

le virus du sida doit changer la signification même de ces termes, alors l’idée même d’en

« apprendre plus » sur les atomes, les gènes ou le sida devient impensable. Toute théorie

qui prétend accroître notre connaissance est bien une découverte sur quelque chose dont

nous n’avons jamais parlé ou à quoi nous n’avions jamais pensé.

19 Ensuite, puisque les termes observationnels sont eux-mêmes chargés de théorie, ils

devraient eux aussi changer de signification au gré des changements de théorie ; on serait

alors conduit à la conclusion kuhnienne que des théories scientifiques différentes ont une

signification incommensurable : c’est rendre inintelligible le simple fait de pouvoir

comprendre les théories scientifiques antérieures.

20 De ces analyses, Putnam tire un réalisme sans compromis : la référence des termes

théoriques est fixée indépendamment des théories dans lesquelles ils figurent. Les

changements intervenant dans la théorie n’entraînent donc pas ipso facto de changement

d’ontologie : les sciences décrivent une réalité indépendante de nous, et le changement de

sens des termes théoriques (comme « masse » dans la théorie newtonienne et dans la

théorie de la relativité) n’implique pas que l’on cesse de parler d’une seule et même

réalité au-delà de nos théories.

À quelques exceptions près (comme Paul Feyerabend), les réalistes pensent que lesthéories scientifiques successives portent sur les mêmes choses : sur la chaleur, surl’électricité, sur les électrons, et ainsi de suite. Ce qui implique qu’on donne auxtermes comme « électricité » le statut de termes trans-théoriques (pour utiliser lenom que leur a donné Dudley Shapere), à savoir des termes ayant la mêmeréférence dans des théories différentes57.

Autant dire que les analyses menées au cours de la même période, en philosophie du

langage, sur la signification et la référence ne sont pas sans rapport avec le réalisme

défendu en philosophie des sciences58.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 13

L’anti-vérificationnisme en philosophie du langage. Lathéorie causale de la référence59

21 De même que l’introduction au volume 1 des Philosophical Papers revendiquait la

perspective réaliste, l’introduction au volume 2 dit bien qu’il s’agit de défendre une

« théorie non vérificationniste de la signification» et de critiquer toute philosophie

« vérificationniste » de l’esprit60.

22 La conception positiviste de la signification est, en effet, confuse : si on identifie la

signification (meaning) avec les preuves empiriques (evidence)61, et si, de surcroît, on

soutient que ce qui constitue la preuve d’un énoncé est fonction de la théorie totale dans

laquelle il se trouve, alors tout changement significatif dans la théorie devient un

changement dans la signification de tous les termes et énoncés constituants de la théorie.

Peirce, note Putnam, a vu la difficulté et admis que seul un changement dans

l’« information » dont quelqu’un dispose est un changement dans « la signification de ses

mots ». Mais la distinction entre la signification des mots de quelqu’un et ce qu’il croit des

faits, la distinction entre le désaccord sur le sens des mots et le désaccord sur les faits est

précisément centrale à tout concept de signification linguistique. Peut-être vaut-il donc

mieux, comme le suggère Quine, renoncer une fois pour toutes à la notion de

signification ?

23 C’est ce que fait, dans un premier temps, Putnam : quels que soient en effet les

changements pouvant intervenir, par exemple, dans notre théorie de la charge électrique,

il y a un élément dans la signification du terme « charge électrique » qui, lui, n’a pas

changé, et c’est la référence. La « charge électrique » fait référence à la même grandeur

même si notre théorie de cette grandeur a énormément changé. Il faut donc commencer

par substituer au problème de la signification celui de la référence62, puis réfléchir sur ce

qui peut bien « fixer » cette dernière.

24 Dès 1962, dans « Dreaming and “depth grammar” », Putnam refuse de définir un nom

général par tels ou tels critères a priori, censés être nécessaires et suffisants. Soit

l’exemple de la sclérose en plaques :

Ce que nous aimerions pouvoir dire, c’est qu’il y a (présumons-nous) dans le mondequelque chose – disons, un virus – qui cause normalement tels ou tels symptômes.Peut-être d’autres maladies produisent-elles à l’occasion (rarement) ces mêmessymptômes chez quelques patients. Lorsqu’un patient a ces symptômes, nous disonsqu’il a la « sclérose en plaques » – mais, bien sûr, nous sommes prêts à dire que nousnous trompons, si l’étiologie se révèle avoir été anormale. Et nous sommes prêts àclassifier des maladies comme des cas de sclérose en plaques, même si lessymptômes sont relativement déviants, s’il s’avère que la condition sous-jacente étaitle virus qui cause la sclérose en plaques, et que la déviance dans les symptômesétait, par exemple, une variation aléatoire. Selon cette conception, la questionintéressante n’est pas, pourrait-on dire, l’« extension » du terme « sclérose enplaques », mais qu’est-ce qui, si c’est le cas, répond à notre notion de sclérose enplaques. Lorsque nous saurons ce qui répond à nos critères (plus ou moinsparfaitement), c’est cela – quoi que ce soit – qui sera l’« extension » de « sclérose enplaques63.

25 Commentant ce texte dans « Reference and Truth »64, Putnam rappelle qu’on y trouve

l’une des idées centrales de la « nouvelle théorie de la référence » :

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 14

L’extension de certaines sortes de termes (des termes d’espèces naturelles, c’est-à-dire des noms affectés à des choses telles que les substances naturelles, les espèces,les grandeurs physiques) n’est pas fixée par une série de « critères » posés àl’avance, mais est, en partie, fixée par le monde, c’est-à-dire, par un réseau de lois65. Il y a des lois objectives auxquelles obéissent la sclérose en plaques, l’or, les chevaux,l’électricité ; et ce qu’il est rationnel d’inclure dans ces classes dépendra de ce quese révèlent être ces lois66.

C’est du reste parce que l’on ne connaît pas exactement ces lois à l’avance qu’il faut

laisser ouverte l’extension de ces classes.

26 Mais ce sont dès lors aussi les paradigmes et les programmes de recherche pour trouver

ces lois (ou améliorer l’exactitude de celles que nous avons) qui remplacent l’idée de

conditions nécessaires et suffisantes. Dire que la référence des termes théoriques et des

termes d’espèces naturelles est généralement fixée par un réseau de lois, c’est rappeler que

la liaison entre le réseau et le terme théorique ou d’espèce naturelle n’est pas représentée

par une définition analytique ordinaire de la forme : « x est de l’eau (ou de la sclérose en

plaques, etc.) si et seulement si x obéit (ou obéit approximativement) à la plupart des lois

suivantes : (liste des lois) »67.

27 Dans « Is Semantics Possible ? »68, puis dans « The Meaning of “Meaning” »69, Putnam va

bientôt détailler sa position, parvenant ainsi, indépendamment de Saul Kripke, à des

analyses proches de celles que propose ce dernier dans « Identity and Necessity » et

« Naming and Necessity » (1971)70. Lorsque nous pensons à de « l’eau », nous pensons

bien à des lois que nous connaissons. Mais, si nous devions partir pour une autre planète

(Terre Jumelle), identique à la nôtre en tous points (ses paysages, ses habitants qui

parleraient la même langue que nous, etc.) à l’exception d’un seul : le liquide que les

Terre-Jumelliens appellent « eau » a une autre composition chimique (XYZ) que la nôtre

(H2O), « nous ne pourrions déterminer une fois pour toutes si tel liquide qui remplit les

lacs et les rivières sur cette planète est de l’eau, en nous contentant de demander s’il obéit

(ou obéit approximativement) ou pas à ces lois, ou s’il possède ces caractéristiques

observables. Ce qui règlerait en définitive la question, ce serait de savoir s’il possède la

composition chimique – que nous connaissions cette composition chimique ou pas, qu’il obéisse à

ces lois ou pas, que nous les connaissions toutes ou pas – que possède et auxquelles obéit la

matière que, sur cette Terre, nous appelons “eau” »71. L’usage d’un mot comme « eau » ou

« or » dépend donc « de notre possession de paradigmes, d’exemples standards qu’on s’est

accordé à reconnaître comme des modèles de l’espèce. Assurément, certains d’entre eux

peuvent, au fil de la recherche, se révéler différer en nature de la plupart des autres ;

auquel cas ils ne comptent plus comme des paradigmes. Mais ce qui fait que quelque

chose est de l’or, c’est qu’il est de même nature que les paradigmes ou, dans la théorie

physique courante, qu’il a la même composition puisque c’est la composition atomique

qui détermine le comportement nomologique d’une substance »72. Un citron est ce qu’il

est, parce qu’il a la même nature (le même ADN) que des citrons paradigmes, et non pas

parce qu’il obéit à un ensemble de critères (couleur jaune, peau épaisse, goût de tarte…)

posés à l’avance. « Les espèces naturelles n’ont pas de définitions analytiques73. »

28 Comme dans la théorie kripkéenne des noms propres, ce sont donc des choses données

existentiellement, et non par des critères, qui contribuent à fixer la référence. Les choses

réelles, quelle que soit leur description, qui ont joué un certain rôle causal dans notre

acquisition et notre usage des termes, déterminent ce à quoi les termes font référence. Un

terme réfère à quelque chose s’il est dans la bonne relation – continuité causale avec la

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 15

personne ou la chose originellement « baptisée » avec le nom, pour les noms propres ;

identité de « nature », pour les termes d’espèces74.

29 C’est donc l’évolution de nos théories sur la nature des personnes et des espèces, et non

des critères a priori, qui permet d’indiquer la bonne continuité causale75, ce que veut dire

« partager une nature ». Ainsi, une fois qu’on a découvert que l’eau est H2O, on ne peut

plus appeler « eau » des substances dont la composition chimique est différente, même si

elles ressemblent superficiellement à de l’eau76.

30 En niant que les noms propres et les termes d’espèces naturelles soient synonymes de

descriptions définies ou se réduisent à des conjonctions de critères, la théorie réhabilite

donc, en un sens, l’idée que les choses et les espèces ont des « essences » : qu’elles doivent

avoir certaines caractéristiques pour être les choses (ou la sorte de choses) qu’elles sont.

Mais elle « libère » cette notion de ses liens avec une épistémologie aprioriste77. Elle rompt

aussi avec la conception traditionnelle qui veut que la signification soit donnée par des

« représentations mentales » ou par des « concepts » : « Les significations ne sont pas

dans la tête78. » Nous croyons à tort que ce qui se passe dans notre tête détermine ce que

nous voulons dire et ce que désignent nos mots. Des indexicaux ordinaires (je, ici,

maintenant) en sont des contre-exemples : je me trouve peut-être dans le même état

mental que mon frère jumeau Henri lorsque je pense : « Je suis en retard à mon travail »,

mais c’est moi que désigne l’occurrence du mot « je » qui accompagne mes pensées, et

Henri, l’occurrence du mot « je » qui accompagne les siennes. Je me trouve peut-être dans

le même état mental lorsque mardi je pense : « Je suis en retard » et lorsque mercredi je

pense : « Je suis en retard » ; mais, dans chaque cas, le verbe « être » désigne un temps

différent79. Supposons encore que ni vous ni moi ne sachions distinguer un orme d’un

hêtre. Nous dirons quand même que la référence de « orme » dans mon parler est la

même que dans le parler de tout un chacun, i.e. l’ensemble des ormes, et que, dans votre

parler comme dans le mien, l’extension du mot « hêtre » est l’ensemble de tous les hêtres

(i.e. l’ensemble des choses dont le mot « hêtre » peut être prédiqué véridiquement). Est-il

vraiment plausible de prétendre que cette différence dans nos référents d’« orme » et de

« hêtre » résulte d’une différence dans nos concepts80 ?

31 Un autre trait important de la théorie ressort déjà (souligné à la fois par Kripke et par

Putnam) : la référence est déterminée socialement, et non pas individuellement. Pour

savoir si quelque chose est ou non de l’or, un locuteur peut avoir besoin de consulter un

expert qui connaît mieux que le premier venu la nature de l’or. La fixation de la référence

exige donc une chaîne de transmissions historiques (Kripke), ou tout simplement une

forme de coopération sociale (ce que Putnam va appeler « la division linguistique du

travail »)81.

Le réalisme scientifique et l’hypothèse fonctionnalisteen philosophie de l’esprit

32 S’il s’agit bien d’abord dans les années 1960 de critiquer le positivisme, et si les thèses

défendues dès 1966-1967 en philosophie du langage et de l’esprit ne sont pas issues du

« réalisme scientifique », mais plutôt déjà d’une réaction négative aux thèses que Putnam

avait soutenues lors de son séjour au MIT82, les thèses en question, en l’occurrence

l’hypothèse fonctionnaliste, procèdent bien sinon d’un « panscientisme » (tous les

problèmes philosophiques sont destinés à être un jour résolus par la science), du moins du désir

général de voir comment les sciences de la nature pourraient résoudre certains

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 16

problèmes philosophiques. En fondant le programme de recherche, en relation avec

Judith Jarvis Thompson, Jerry Fodor et Jerrold Katz (proches de Chomsky), il s’agit bien

dans l’esprit de Putnam et de chacun – l’influence de Quine sur le groupe est là encore

présente – de tenter de résoudre les problèmes de la philosophie de l’esprit et du langage

à partir d’une modélisation informatique de l’esprit, de la grammaire générative et de la

« sémantique », « ou, du moins, de les reformuler comme des problèmes directement

scientifiques »83. Putnam le redira dans Représentation et réalité, soulignant du reste les

espoirs « humanistes » suscités par ce projet84.

33 À peu près au même moment où il critique les dichotomies positivistes, Putnam poursuit

donc ses travaux, dans ses cours de logique mathématique, sur le concept de « machine

de Turing » et sur la théorie de la calculabilité. C’est aussi l’époque où Noam Chomsky et

Paul Ziff publient respectivement Structures syntaxiques (1957) et Semantic Analysis (1960).

L’image chomskienne d’un langage comme système « récursif » (un système de structures

dont un ordinateur est capable en principe de donner la liste)85fait désormais partie du

vocabulaire, de même que l’image, due à Ziff, des significations comme système récursif

de conditions associées aux phrases du langage86.

34 En présentant à ses étudiants le concept de « machine de Turing », quelque chose frappe

Putnam : dans les travaux de Turing, comme dans la théorie contemporaine de la calcula

bilité, les « états » de la machine sont décrits d’une manière très différente de celle à

laquelle on est habitué en physique. L’état d’une machine de Turing est identifié par son

rôle dans certains états computationnels, indépendamment de la manière dont elle est

physiquement réalisée. Un ordinateur, un humain travaillant avec du papier et un crayon,

une machine à calculer mécanique du genre de celles qu’on construisait au XIXe siècle,

tous peuvent être dans le même état computationnel relativement au calcul particulier

qu’ils exécutent, sans être dans le même état physique. Putnam applique alors les images

suggérées par la théorie de la calculabilité à la philosophie de l’esprit et, dans une

(désormais célèbre) conférence en 1960 « Minds and Machines »87, il émet une hypothèse

qui sera très influente : le fonctionnalisme, dont Putnam dit qu’elle fut « une réaction à

l’idée que notre matière est plus importante que notre fonction », que notre quoi est plus

important que notre comment88. D’après ce modèle, les états mentaux d’un être humain

(« croire que p », « désirer que p », etc.) ne sont que des états « computationnels » du

cerveau. Se représenter correctement ce dernier, c’est se le représenter comme un

ordinateur digital. Notre psychologie doit être décrite comme le logiciel de cet

ordinateur, son « organisation fonctionnelle ». Pour comprendre les états mentaux (dans

la psychologie scientifique), il faut simplement s’abstraire des détails de la neurologie,

tout comme on fait abstraction des détails du matériel (le hardware) quand on programme

ou utilise des ordinateurs, et décrire les états mentaux dans les termes des calculs où ils

sont impliqués ; bref, considérer les états mentaux comme des logiciels (software). Un mot,

une machine (un robot), une créature composée de silicium et un esprit désincarné

peuvent tous marcher de la même manière, à condition d’être décrits au niveau

d’abstraction qui convient89.

Vers le réalisme métaphysique

35 On comprend mieux, dès lors, pourquoi le réalisme pouvait prendre des allures

« métaphysiques ». Non pas au sens de l’« engagement ontologique » interprété au sens

quinien, mais dans une certaine manière de comprendre les relations entre les mots et le

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 17

monde (déjà en germe dans la théorie causale de la référence) comme une forme de

correspondance unique90. Car quelle est, dans tout cela, « la position épistémologique du

philosophe » ? Comment notamment tenir compte de l’évolution de la rationalité dans

l’histoire – question à laquelle Putnam devient de plus en plus sensible91 – et, par ailleurs,

comment le langage s’accroche-t-il au monde ?

36 C’est surtout cette dernière interrogation – liée une fois encore à un problème mis en

évidence par Quine : comment (ou simplement : si) les mots peuvent avoir une référence

déterminée ? – qui va vraiment, à partir de 1972, creuser la brèche déjà ouverte dans le

réalisme scientifique. Quel est en effet le problème92 ? Pour quelqu’un qui, comme

Putnam, souscrit alors à un modèle computationnel de l’esprit :

Voir et entendre des événements dans le monde, c’est avoir certains sense-data visuels ou auditifs produits dans notre esprit/cerveau. Ces sense-data sont ce quel’esprit/cerveau traite cognitivement. Les relations entre les tables et les chaises quenous percevons et les sense-data se ramènent simplement à des impacts causaux surla rétine et sur le tympan, et à des signaux causaux venus de la rétine et du tympanvers les objets de la perception. Nos sense-data sont, en quelque sorte, l’interfaceentre nos processus cognitifs et le monde. (Tel est ce que devient l’imagecartésienne de l’esprit quand l’esprit est identifié au cerveau.) La possibilité desoutenir que ce que dont nous sommes immédiatement conscients dans laperception véridique, ce sont des propriétés authentiques des choses extérieures, etnon des « représentations », était quelque chose que je rejetais absolument. Seloncette image néo-cartésienne de l’esprit, savoir comment l’esprit (conçu comme unordinateur) peut bien connaître les « expériences subjectives » (les sense-data)n’avait rien d’un problème, puisque celles-ci étaient pensées comme desévénements à l’intérieur de l’ordinateur lui-même et, par là même, « disponibles »pour l’ordinateur. Mais qu’est-ce que cela signifie de dire que ces expériences« représentent » des objets à l’extérieur de l’esprit/ordinateur ? […] Sans doute peut-on comprendre comment l’esprit, conçu comme un ordinateur, peut« comprendre » une théorie scientifique, en d’autres termes, sait l’utiliser commeun instrument de prédiction ; mais comment peut-il comprendre une théoriescientifique « de façon réaliste », comprendre que des termes comme « atome » et« microbe » font référence à des choses réelles – question que je posais depuis monessai « Ce que les théories ne sont pas »93 ?

37 Or le problème ne vient pas de ce que l’on accepte telle théorie (humienne, gestaltiste, ou

fonctionnaliste) des phénomènes mentaux. Quelle que soit la théorie, elle ne peut

expliquer comment se fixe la correspondance entre un mot ou une « représentation » et

quelque chose d’extérieur à l’esprit (ou au cerveau). Peut-on donc raisonnablement

continuer à soutenir ce qui est pourtant au cœur de la position réaliste, à savoir que « nos

mots “correspondent” à des objets déterminés, étant entendu que par “objet” on entend :

possédant une référence déterminée qui est indépendante du schème conceptuel94 ?»

C’est ainsi, dit Putnam dans les Dewey Lectures, qu’il en était venu à se débattre dans des

antinomies désespérées95. En effet, « le réalisme scientifique semble davantage exacerber

que résoudre ces problèmes profonds parce que, pour les réalistes scientifiques, il n’y a

que deux possibilités : soit réduire la référence à des notions employées dans les sciences

physiques, ce qui paraît impossible ; soit dire (avec Quine) que l’existence d’une relation

déterminée de référence est une illusion »96.

38 Or Putnam refuse ces deux réponses. La première, parce qu’une réponse de type

causaliste ne fait qu’aiguiser le problème97.

Prétendre que la référence est fixée par la causalité elle-même, c’est prendre laposition que l’on occupe pour la position absolue. C’est ensuite revenir à unessentialisme médiéval, à l’idée que la nature elle-même détermine ce pour quoi nos

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 18

mots sont mis, qu’une relation-signe est inscrite dans la nature, retomber dans lesespèces thomistes et autres. Dans le contexte du XXe siècle, dire d’un ton pénétré« je crois que les connexions causales déterminent ce à quoi nos motscorrespondent », c’est seulement dire que l’on croit en un je ne sais quoi qui résoutnotre problème on ne sait comment98.

39 Dans « Models and Reality »99, puis dans « Realism and Reason »100 – premiers textes où il

dit prendre vraiment conscience de la « profondeur » du problème du réalisme101 –,

Putnam entreprend moins de « résoudre » le problème (comment est « fixée » la

référence ?) que d’en vérifier l’existence. Ce qui l’y conduit, c’est le « paradoxe de Skolem-

Löwenheim » en philosophie des mathématiques, qui veut que toute théorie consistante a

un nombre considérable d’interprétations différentes possibles, y compris des

interprétations non isomorphes102 ; ainsi, la totalité des vérités relatives aux « objets

mathématiques » exprimables dans le langage des mathématiques ne peut fixer quels

sont les objets auxquels on fait référence, même pas de façon isomorphe103. Admettant

qu’il est possible d’appliquer ces résultats au langage, Putnam démontre que, quelles que

soient les contraintes opérationnelles et théoriques que notre pratique peut imposer à

notre usage d’un langage, il y a toujours toutes sortes de relations de référence infiniment

nombreuses (des relations de « satisfaction » différentes, au sens de la sémantique

formelle, ou différentes « correspondances ») qui satisfont toutes les contraintes.

S’il y a une correspondance entre les termes d’un langage et les choses du monde (àsavoir, la relation de référence que nous sommes tous censés avoir dans l’esprit),alors il y en a une infinité qui rendent les mêmes phrases vraies (et pas seulement dansle monde réel, mais dans tous les mondes possibles)104.

Il s’ensuit immédiatement ques’il y a un fait décisif (a fact of the matter) permettant de dire quelle correspondanceest la relation de « référence » entre les mots de ma théorie et tels ou tels élémentsdu monde, ce fait ne peut être établi simplement en faisant des prédictions et en lestestant. Si A et B sont deux correspondances différentes telles que cela ne feraitaucune différence quant à la vérité de n’importe quelle phrase (dans n’importe quelmonde possible) que A ou B soit la relation de référence, alors il est absolumentimpossible qu’aucun test empirique puisse déterminer si A ou B est la « bonne » relation.L’idée même de « bonne relation » menace de devenir désespérément métaphysique105.Si le réaliste veut être un réaliste métaphysique – s’il veut maintenir l’image de larelation de référence comme (1) unique, (2) associée à une théorie vraie unique (onnotera qu’il y a deux sortes d’unicité dans le réalisme métaphysique : unicité de lathéorie vraie et unicité de la relation de référence), et (3) radicalement nonépistémique (au sens où même une théorie idéale peut être fausse, sous la relationde référence) –, alors il doit souligner que c’est quelque chose d’autre que descontraintes opérationnelles et théoriques qui choisit la relation de référence. Maisc’est là, comme je l’ai montré, une idée incohérente106.

40 Mais Putnam n’accepte pas non plus la seconde réponse, celle de Quine : il n’y a tout

bonnement pas de fait décisif permettant de dire à quoi les mots font référence (« relativité de

l’ontologie »). L’accepter serait faire de la notion d’objet une notion totalement

métaphysique. Or, dit Putnam :

Je sais ce que sont les tables et ce que sont les chats et ce que sont les trous noirs.Mais que vais-je bien pouvoir faire de la notion d’un X qui est une table ou un chatou un trou noir (ou le nombre trois, ou…) ? Un objet qui n’a pas du tout depropriétés en soi et qui a n’importe quelle propriété « dans un modèle » est uneDing an sich inconcevable. La doctrine de la relativité de l’ontologie évite lesproblèmes de la philosophie médiévale (du réalisme classique), mais pour récupérerà la place les problèmes de la métaphysique kantienne. De plus, on ne peut accepter

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 19

la doctrine pour des langages autres que le mien ; la situation humaine estsymétrique. Si les mots d’autres personnes n’ont pas de référence déterminée, alorsles miens non plus »107.

À en croire Quine, lorsque je pense que je fais référence à mon chat Tabitha, il n’y a pas de

fait décisif qui permette de dire si mes mots désignent Tabitha ou « l’univers entier moins

le chat »108. Or « il m’a toujours semblé, note Putnam, qu’une conception qui est si

contraire au sentiment que nous avons d’être en contact intellectuel et perceptuel avec le

monde ne peut pas être juste »109.

41 Il faut donc abandonner « la notion d’une correspondance particulière entre ce qui est “à

l’intérieur” de l’esprit ou du cerveau (y compris le langage) et ce qui est “à l’extérieur” :

elle conduit à la fiction métaphysique d’un “monde tout fait” avec des objets auto-

identifiants, une structure « inscrite”, des essences ou autres » ; mais il faut aussi

renoncer à « l’image modifiée de l’esprit ou du cerveau comme se contentant d’accepter

tout un ensemble de correspondances différentes sans essayer d’en “fixer” une en

particulier comme étant la correspondance entre mot et objet : cela conduit à la fiction

métaphysique d’un monde nouménal, sans aucune relation déterminée avec le monde de

notre expérience ». Tout ceci est l’indice que le problème « doit se situer à un niveau plus

profond ; il doit résider dans le postulat commun à ces deux conceptions : que nous

comprenons des notions telles que “fait référence à” et “correspond à” en associant ces

notions à des objets platoniciens (“des correspondances”). Mais peut-on éviter ce postulat110

? »

Le problème est isolé. Mais comment le résoudre ?

Un réalisme anti-pragmatiste donc ?

42 Au cours de ces années, le pragmatisme est sûrement, dans l’esprit de Putnam, aux

antipodes du réalisme. Pourtant, un examen comparé des textes pourrait occasionner des

surprises. À titre d’exemples : n’est-ce pas son fondateur, Peirce qui, loin de proposer une

analyse vérificationniste de la signification prône l’irréductible indétermination de celle-

ci, et refuse de réduire le sens comme la pensée à la pratique ou à l’action111 ? Ou qui

souligne la nécessité d’index pour ancrer causalement nos énoncés dans une réalité que les

symboles ne peuvent que « décrire », et celle aussi de l’information collatérale donnée par

l’environnement physique et social pour « fixer » la référence de nos mots ? Qui envisage

un modèle sémiotique du mental (que l’on a pu comparer au modèle fonctionnaliste)

assez large et non psychologique pour rendre compte des phénomènes mentaux, sans les

limiter à la seule pensée humaine112 ? Qui reprend sur d’autres bases la distinction

analytique-synthétique comme celle entre mathématiques et sciences empiriques113 ? Qui

envisage une révision de la logique et la possibilité d’une logique triadique? N’est-ce pas

lui, enfin, qui considère que « jamais le pragmaticisme n’aurait pu entrer dans la tête de

quelqu’un qui n’eût pas déjà été convaincu de la réalité des universaux »114 ? En vérité,

rien ne ressemble peut-être plus au Putnam de ces vingt premières années que le réaliste

scientifique et métaphysicien Peirce, à une illusion près en moins : le réalisme

métaphysique, que Peirce a d’emblée dénoncé pour lui opposer un réalisme scotiste115.

Mais est-il dès lors si surprenant que ce soit justement par l’abandon du réalisme

métaphysique que le « réaliste » Putnam s’achemine justement, dans les années 1980, vers

une forme de plus en plus déclarée de « pragmatisme » ?

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 20

NOTES

1. W. V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », 1951 ; « Les deux dogmes de l’empirisme », in P.

Jacob (éd.), 1980, p. 87-112.

2. W. V. O. Quine, « The Scope and Language of Science », 1957 ; « Le domaine et le langage de la

science », in P. Jacob (éd.), 1980, p. 200-219.

3. HC, 175-176.

4. En fait, la scène intellectuelle est alors dominée encore par les discussions associées à l’essor et

au déclin du pragmatisme, celles des Nouveaux Réalistes, du Réalisme Critique (conduit par Roy

Wood Sellars), ou de l’idéalisme absolu (représenté par Josiah Royce). Carnap (qui n’a pas de

thésard durant les dix ans passés à l’université de Chicago), Herbert Feigl au Minnesota, Hans

Reichenbach à UCLA sont peu lus et quasiment pas enseignés. Même Quine, note Putnam, n’eut

pas d’« alliés permanents » à la faculté avant 1948, lorsque Morton White rejoignit le

département (cf. HC, p. 176-177).

5. Cf. P. Engel, « Les postquiniens : réalisme et anti-réalisme », in Meyer (dir.), 1994, p. 348-368.

6. W. V. O. Quine, « The Pragmatists’ Place in Empiricism », 1975, repris in R. J. Mulvaney & P. M.

Zeltner (éd.), Pragmatism, its Sources and Prospects, Univ. of South Carolina Press, 1981, p. 23-39.

7. Pour Quine, tous les problèmes philosophiques doivent être traités « de l’intérieur » des

sciences de la nature : l’épistémologie elle-même est « assimilée » à la « psychologie empirique »,

nos informations sur le monde « se limitant à des irritations de notre surface » (id, p. 28).

8. Pour un commentaire de ce texte de Quine, cf. Cometti, 1994, p. 441-445.

9. Revue philosophique, 1878 : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons

pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la

conception complète de l’objet. » Sur les liens et différences entre cette maxime et le critère de

vérifiabilité des positivistes, cf. Tiercelin, 1993a, p. 34-35.

10. Une analyse de la signification à partir, non pas de ce qui est « dans la tête », mais des

comportements ou des dispositions à l’action.

11. Cette lecture est alors monnaie courante. Ainsi, C. G. Hempel lie vérificationnisme,

opérationnalisme et pragmatisme. « Car on peut aisément faire dire à la maxime pragmatiste une

différence doit faire la différence pour être une différence que toute différence verbale entre deux

énoncés ne sera considérée comme une différence de signification que si elle se traduit par une

différence entre leurs implications expérimentales. » (C. G. Hempel, « Les critères empiristes de

la signification cognitive : problèmes et changements », in P. Jacob (éd.), 1980a, p. 61.

12. « La signification de tout concept est synonyme de l’ensemble de ses opérations. » (P. W.

Bridgman, The Logic of Modern Physics, New York, The Macmillan Co, 1927, p. 5.)

13. Cf. PL, 1971, et les articles réunis dans PP-1 (pour la philosophie des mathématiques, de la

logique et des sciences) et PP-2 (plus spécifiquement centrés sur la philosophie du langage et de

l’esprit). Dans les textes traduits, voir aussi in P. Jacob (dir.), 1980, « Ce que les théories ne sont

pas », p. 221-238 ; « Explication et référence », p. 307-330 ; (avec P. Oppenheim) : « L’unité de la

science : une hypothèse de travail », p. 337-378. Et, un peu plus tardif : « Il y a au moins une vérité

a priori », trad. T. Morran, Revue de métaphysique et de morale, 1979, 2, p. 195-208.

14. Cf. le deuxième chapitre de WL, « The Legacy of Positivism », 85-150 ; mais aussi sur Carnap :

RR, 111-119. Quelques rappels biographiques : à l’université de Pennsylvanie où il étudie de 1944 à

1948, bien que formé par des professeurs s’inscrivant dans la tradition pragmatiste (C. West

Churchman, Sidney Morgenbesser ou Morton White), Putnam est plutôt attiré par le positivisme

(par la lecture de A. J. Ayer, Language, Truth and Logic). Quand il rejoint Harvard en 1948-1949 pour

y étudier surtout les mathématiques et la logique mathématique, il commence à se sentir proche

des réflexions de Quine sur l’ontologie, à partager son scepticisme à l’égard de la distinction

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 21

analytique-synthétique, et il reste convaincu que « les grands problèmes de la philosophie se sont

révélés être des pseudo-problèmes », au point d’hésiter entre la philosophie et les

mathématiques (on lui doit une cinquantaine d’articles sur le sujet). C’est Reichenbach (qui

refusait le qualificatif de « positiviste », associé pour lui à l’échec du phénoménisme, et se disait

« empiriste logique ») qui, à UCLA entre 1949 et 1951, va diriger sa thèse sur le concept de

probabilité et lui apprendre « qu’être un « philosophe analytique » ne signifie pas simplement

rejeter les grands problèmes » (WL, 100). C’est à Princeton, où il restera de 1953 à 1961, dans un

département réunissant Gregory Vlastos, Ledger Wood et un C. G. Hempel convaincu, dès 1955,

que les attaques de Quine visant la distinction analytique-synthétique sont correctes (HC, 180),

que Putnam rencontre aussi Carnap, J. C. Smart, ainsi que P. Ziff et N. Chomsky.

15. RR, 176-177.

16. HC, 181. Non sans humour, Putnam rappelle que l’influence de Carnap sur lui fut telle qu’il eut

d’abord tendance, en dépit d’un séjour à Oxford en 1960, où il apprend à apprécier Austin ou

Strawson, à rejeter avec mépris cette philosophie du langage ordinaire et à défendre la

« reconstruction rationnelle », i.e. l’idée selon laquelle la méthode correcte en philosophie est de

construire des langages formalisés, capables de remédier à l’imprécision du langage ordinaire par

les substitutions formelles appropriées. Il y renonce toutefois, n’ayant pu trouver plus de deux ou

trois exemples de « reconstructions rationnelles » réussies. « Je me souviens de ce qui m’a alors

traversé l’esprit : “Si Carnap a raison, alors la véritable tâche de la philosophie c’est de faire cette

chose qu’on appelle ‘explication’. Mais quelle raison y a-t-il de penser que ‘l’explication’ soit

possible ? En outre, même si l’on pouvait parvenir à des explications réussies, qui, en dehors de

Carnap, peut croire que les savants accepteraient vraiment ces explications ou adopteraient ce

langage artificiel pour résoudre les controverses, et tout cela ?” » (HC, 178-179).

17. « Truth and necessity in mathematics », PP-1, 1.

18. PL, 17, 54sq.

19. HC, 175, 186.

20. PP-1, VIII.

21. PP-1, IX.

22. « Mathematics without foundations », PP-I, 43-59.

23. « What is mathematical truth ? », PP-1, 60-78, p. 69-70.

24. PP-1, 60, et PP-1, VII.

25. PP-1, 74.

26. Cf. « On properties », PP-1, 305-322 ; « An examination of Grünbaum’s philosophy of

geometry », PP-1, 93-129.

27. PP-1, 74.

28. PL, 36.

29. PL, 37sq.

30. PL, 43.

31. Voir « It ain’t necessarily so », PP-1, 237-249 ; et aussi « The analytic and the synthetic », PP-2,

33-69.

32. PP-1, IX.

33. Le deuxième principe clé de Carnap est, en effet, que « les théorèmes des sciences formelles

sont analytiques, pas exactement au sens kantien, mais au sens où ils “ne disent rien” et

n’expriment que nos règles linguistiques » (« Truth and necessity in mathematics », PP-1, 1).

34. PP-1, X.

35. PP-1, VII.

36. PP-1, XI.

37. Voir « Is Logic empirical ? » (1968), repris sous le titre : « The Logic of Quantum Mechanics »,

PP-1, 174-197. « Est-ce que certaines des “vérités nécessaires” de la logique pourraient se révéler

fausses pour des raisons empiriques ? Je soutiendrai que la réponse à cette question est oui, et que

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 22

la logique est, en un certain sens, une science de la nature » (p. 174). « La logique est aussi

empirique que la géométrie » (p. 184).

38. Putnam reviendra par la suite sur ce point. Sur les difficultés techniques que cela pose, voir

l’importante « Reply to M. Redhead on Quantum Logic », RP, 265-280. En 1978, dans « There is at

least one a priori truth », PP-3, 98-114 (« Il y a au moins une vérité a priori », Revue de métaphysique

et de morale, 1979, 2, p. 195-208), Putnam reprend notamment la question de savoir s’il est

« rationnel » d’affirmer que tous les énoncés sont révocables, et montre pourquoi il est moins

facilement « concevable » ou « rationnel » d’envisager de modifier le principe minimal de non-

contradiction que ce le fut de changer d’opinion sur l’espace (voir sur ce point le commentaire de

P. Jacob, 1980b, p. 207-209).

39. « The analytic and the synthetic », 1962, PP-2, 33-69.

40. PP-2, 34.

41. PP-2, 68.

42. PP-2, 69.

43. Cf. l’analyse de P. Jacob, 1980b, p. 205-207.

44. On retrouve cette idée de façon constante : « L’argument positif en faveur du réalisme est que

c’est la seule philosophie qui ne fait pas du succès de la science un miracle » (PP-1, 73).

45. « What is mathematical truth ? », PP-1, 61.

46. « The analytic and the synthetic », PP-2, 35-36.

47. In Jacob, 1980a, 221-238 et 307-330 – au même moment, comme il le rappelle (HC, 182), que le

philosophe J. C. Smart, né en 1920, auteur de Philosophy and Scientific Realism (Londres, Routledge

& Kegan Paul, 1963).

48. « Ce que les théories ne sont pas », in Jacob, 1980a, p. 223.

49. Id., p. 225.

50. Id., p. 223.

51. Id., p. 225.

52. Id., p. 227.

53. Id., p. 227.

54. Id., p. 221.

55. HC, 182-183.

56. HC, 182.

57. « Explication et référence », in Jacob, 1980a, p. 308.

58. Aussi la lecture du volume 1 des Philosophical Papers suppose-t-elle celle des textes (plus

directement consacrés à la philosophie du langage et de l’esprit) réunis dans le volume 2, même

si, y insiste Putnam, la théorie causale de la référence développée dans « The Meaning of

“Meaning” » en 1972, s’est élaborée indépendamment du projet « panscientiste » qui était par

ailleurs le sien à cette époque – voire en partie contre lui, du moins tel qu’il s’incarnait dans son

fonctionnalisme, puisque ce texte se démarque déjà des thèses dont Putnam s’était d’abord senti

proche, au contact de Chomsky, Fodor et Katz, lors de son séjour au MIT entre 1961 et 1965 (cf. HC

, 195-196).

59. Cf. « Explication et référence », in Jacob, 1980a, 310-321 ; « Some issues in the theory of

grammar », PP-2, 85-106 ; « The “innateness hypothesis” and explanatory models in linguistics »,

PP2, 107-116 ; « How not to talk about meaning », PP-2, 117-131 ; « Dreaming and “depth-

grammar” », PP-2, 304-324 ; « Is Semantics possible ? », PP-2, 139-152 ; « The Meaning of

“Meaning” », PP-2, 215-271 ; et les chapitres 1 à 4 de RR.

60. PP-2, VIII.

61. PP-2, VII. Selon Putnam, Peirce, pour qui le sens d’un « concept intellectuel » est identique à

« la somme de ses conséquences pratiques », serait à l’origine de cette fâcheuse définition

(« Language and Reality », PP-2, 272-273).

62. PP-2, IX-X.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 23

63. PP-2, 310-311.

64. PP-3, 71sq.

65. C’est la position adoptée par exemple dans « The analytic and the synthetic », PP-2, 33-69.

66. PP-3, 71.

67. RHF, 186 et « Brains and Behavior », PP-2, 325-341, note de la p. 328.

68. PP-2, 139-152.

69. PP-2, 215-271. « The Meaning of “Meaning” », PP-2, 223sq. où se trouve développée la célèbre

expérience de pensée de « Terre-Jumelle » ; cf. RR, 65sq. ; RTH, 33sq. ; RHF, 188sq.

70. Saul Kripke, La logique des noms propres, traduit par P. Jacob et F. Récanati, Paris, Minuit, 1982.

Sur les rapports avec Kripke, cf. RHF, chap. 4 ; PP-3, 218sq.

71. RHF, 187.

72. « Reference and Truth », PP-3, 73.

73. PP-3, 73.

74. PP-3, 73.

75. La nature de quelque chose peut donc déterminer la référence d’un terme avant même que

cette nature soit découverte (WL, 443-443 ; RR, 76-77) ; mais, de même, aucun ensemble de

critères opérationnels ne peut totalement fixer la signification du mot « or » car, au fur et à

mesure que nous développons de meilleures théories de la constitution de l’or et des tests plus

élaborés du comportement des substances, nous pouvons toujours découvrir des défauts dans les

tests précédents. « Ainsi, le fait que l’environnement même contribue à fixer la référence est

aussi une des raisons pour lesquelles l’opérationnalisme et le vérificationnisme naïfs sont de

mauvaises explications de la signification des termes d’espèce naturelle » (RR, 77).

76. Voir aussi RR, 66sq.

77. PP-3, 74. En abandonnant le réalisme métaphysique, Putnam cherchera à minimiser tout ce

qui peut, de près ou de loin, avoir donné l’impression qu’il faisait appel à une forme

d’essentialisme substantialiste ou à une nécessité métaphysique. Cf. « Why there isn’t a ready-

made world », 1981, PP-3, 220-228, où il rattache son « essentialisme », non pas à quelque chose

d’inscrit dans le monde, mais aux « intentions » ou « pratiques référentielles » des locuteurs

(p. 221). Voir aussi RHF, chap. 4, « L’eau est-elle nécessairement H2O ? », p. 179-215, où Putnam se

démarque de Kripke comme de toute interprétation « métaphysique » de la nécessité.

78. Dès 1966, Putnam a des doutes sur le programme mentaliste de ses collègues du MIT et sur

l’idée implicite selon laquelle la connaissance qu’a le locuteur du sens des mots se ramène

simplement à la connaissance tacite d’une batterie de « règles sémantiques » stockée « à

l’intérieur de son esprit ».

79. RTH, 33.

80. RTH, 29 ; cf. RR, 59sq.

81. PP-2, 227sq. ; RTH, 29sq. ; RR, 53sq. Dans RR, pour contrer encore plus la thèse fodorienne de

l’innéité inhérente au programme mentaliste, Putnam ajoutera un nouvel élément : la

contribution de l’environnement (RR, 43 et 65sq.).

82. HC, 195-196.

83. HC, 186.

84. RR, 29sq. « La force du “mentalisme” (inhérent au programme de Chomsky, de Fodor et,

jusqu’à un certain point, du fonctionnalisme) venait, en effet, de ce qu’il mettait à mal non

seulement une conception matérialiste de l’esprit, mais aussi le béhaviorisme, en rappelant la

solidité du schéma d’explication de nos opérations mentales (en termes de croyances et de

désirs). Associé au modèle computationnel de l’esprit (l’esprit comme cryptographe, pensant ses

pensées en mentalais, les encodant dans un langage naturel local et les transmettant alors, en les

parlant pour ainsi dire à haute voix), il permettait de faire revivre l’espoir (avec notamment cette

idée d’une “grammaire universelle”) que l’humanité tout entière a une seule et même nature,

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 24

ainsi que le croyaient les penseurs du XVIIe siècle. Chomsky a souligné ce lien avec les Lumières et

avec les idéaux politiques de liberté, d’égalité et de fraternité » (RR, 30).

85. Les fonctions récursives sont une classe de fonctions qui, conformément à une thèse due à

Church et défendue par Church et Turing dans les années 1930, comprend exactement les

fonctions que peut en principe calculer un ordinateur.

86. HC, 180.

87. PP-2, 362-385. Outre ce texte, pour mieux se faire une idée du « fonctionnalisme » de Putnam

(parfois présenté par lui comme « la théorie matérialiste moderne des états mentaux »), le

lecteur lira avec profit dans le même volume, les textes de référence (chap. 14, 18, 19, 20 et 21) :

« Robots : machines or artificially created life ? » ; « The mental life of some machines » ; « The

nature of mental states » ; « Logical positivism and the philosophy of mind », mais aussi

« Reference and Understanding », MMS, 97-122. Sur l’importance du fonctionnalisme dans la

philosophie contemporaine de l’esprit, sur ses différentes versions et leurs difficultés, voir

P. Engel, Introduction à la philosophie de l’esprit, Paris, La Découverte, 1994, p. 30sq.

88. RR, 15. Même quand il renoncera au fonctionnalisme, Putnam ne retombera pas dans l’erreur

« de ramener l’essence de notre esprit à notre composition matérielle ». En témoigne son éloge

appuyé, dans WL, du modèle aristotélicien de l’esprit.

89. Putnam renoncera à cette hypothèse, cf. ici le chapitre 2 « Vers le réalisme interne ou

pragamtique ».

90. Cf. « Language and reality », PP-2, 272-290.

91. « Convention : a theme in philosophy », PP-3, 170-183 ; « Beyond Historicism », PP-3, 1983,

287-303.

92. On suit ici la présentation de Putnam dans HC, 196-198.

93. HC, 197.

94. PP-3, VIII-IX.

95. DL, 459.

96. HC, 198.

97. Cf. « Why there isn’t a ready-made world », PP-3, 205-228.

98. PP-3, VII

99. PP-3, 1-25.

100. MMS, 123-140.

101. DL, 457.

102. Un système est isomorphe à un autre s’il y a une correspondance bi-univoque entre ses

propriétés et celles de l’autre système (si elles partagent la même structure).

103. DL, 459. Outre les formulations de l’argument modèle-théorique que l’on doit à Putnam (par

ex. la parabole utilisée dans l’introduction à PP-3, IX-X, son analyse dans DL, 459sq., le chapitre 18

de WL, 351sq.) et les versions moins techniques (comme celle des cerveaux dans une cuve,

chapitre 1 et 2 de RHT), on trouvera une reconstruction de l’argument par C. Wright, 1994 (RP,

216-241) et la réponse de Putnam (RP, 283-295). Voir aussi B. van Fraassen, « Putnam’s paradox :

Metaphysical Realism revamped and evaded », Philosophical Perspectives, 11, Mind, Causation and

World, 1997, 17-42 ; et Igor Douwen, « Putnam’s Model-theoretic Argument Reconstructed »,

Journal of Philosophy, septembre 1999, vol. XCVI, no 9, 479-490.

104. PP-3, IX-X ; WL, 352-354.

105. HC, 198.

106. WL, 354.

107. PP-3, XIII.

108. W. v. O. Quine, Pursuit of Truth, Harvard UP, 1990, p. 33 (La poursuite de la vérité, traduit par

M. Clavelin, Le Seuil, 1993, p. 60).

109. HC, 198. Si telle est la raison principale pour laquelle Putnam a commencé à s’éloigner du

réalisme scientifique pur et dur, une autre était qu’il découvrait les travaux d’un philosophe « qui

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 25

avait toujours insisté sur le fait que comprendre les arts est aussi important que comprendre la

science pour comprendre la connaissance » : Nelson Goodman (HC, 198). Sur un point décisif,

Putnam s’accordait avec lui : l’insistance de Goodman sur le fait que le monde n’a pas une

description « toute faite » ou « préinscrite » ; que de nombreuses descriptions « conviennent » (

fit) selon les intérêts et les buts qui sont les nôtres. Mais Putnam refuse la thèse goodmanienne

qu’il n’y a pas qu’un « monde » mais plusieurs, et que ceux-ci sont le produit de notre création.

Sur Goodman, voir RHF, chap. 19.

110. PP-3, XIII.

111. Tiercelin, 1993a, p. 31-36.

112. Tiercelin, 1993b, chap. 4.

113. C. Tiercelin, « Peirce’s realistic approach to mathematics : or can one be a realist without

being a Platonist ? », in E. C. Moore (éd.), C. S. Peirce and the Philosophy of Science, The University of

Alabama Press, 1993 ; C. Chauviré, « Schématisme et analyticité chez C. S. Peirce », Archives de

philosophie, 1987, t. 50, 413-438.

114. Peirce, 5.503.

115. Tiercelin, 1993a, 11-17.

INDEX

Mots-clés : Hilary Putnam, pragmatisme, positivisme, réalisme métaphysique, réalisme

scientifique, théorie causale de la référence, vérificationnisme

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 26

Chapitre 2. Vers le réalisme interne ou« pragmatique »

1 C’est en 1981, dans Raison, vérité et histoire, qu’est formulé le « réalisme interne », cette

voie médiane recherchée entre l’anti-réalisme des positivistes logiques et le réalisme

métaphysique. Revenant dans Représentation et réalité sur la perspective énoncée alors,

Putnam indique qu’il « aurait mieux fait de l’appeler simplement réalisme pragmatique »1.

Tâchons de comprendre pourquoi.

L’impossible dichotomie fait/valeur

2 Putnam prend désormais de plus en plus au sérieux l’idée mise en avant par ses

professeurs pragmatistes à l’université de Pennsylvanie (Edgard A. Singer, élève de James)2 et à UCLA : loin d’être dénués de « signification cognitive », les « jugements de valeur »

sont, en réalité, présupposés dans toute connaissance ; fait et valeur s’interpénètrent3.

3 Raison, vérité et histoire reprend et amplifie les analyses menées dans « Ce que les théories

ne sont pas » contre la dichotomie observationnel/théorique, et généralise la critique du

positivisme logique4 : tout d’abord, il n’y a pas de « faits » physiques bruts qu’il soit

possible de décrire dans un « jargon physicaliste de bureaucrate ». Quiconque émet une

hypothèse physique sait que les raisons qui guident son choix sont des raisons de

simplicité et de cohérence qu’à moins de sombrer dans un relativisme autoréfutant le

physicaliste doit tenir pour objectives. Ensuite, les vérités que la science a pour but de

découvrir sont des vérités pertinentes, profondes, non triviales5. En un mot, tous les

choix scientifiques reposent sur des normes et sur des valeurs, valeurs pas seulement

cognitives mais éthiques. Les questions scientifiques sont toujours mêlées à des enjeux

philosophiques et culturels, et les préjugés métaphysiques y jouent aussi un rôle6. Il faut

donc (1) rejeter l’opposition positiviste entre, d’une part, les faits ou les propositions

« physiques », les raisons qui guident les choix scientifiques, et, de l’autre, les valeurs ou

les jugements éthiques ; (2) cesser de réduire la rationalité à celle en vigueur dans les

sciences, au premier rang desquelles la physique, à l’exclusion d’autres formes de

connaissance non scientifiques (par exemple philosophique) ; (3) refuser le relativisme

éthique7.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 27

4 Pour les positivistes, en effet, les jugements éthiques relèvent non pas de propriétés mais

d’attitudes émotives ou subjectives8, qui rendent impossible la justification objective des

préférences éthiques. Pour Putnam, il faut conjointement « discréditer la dichotomie

tranchée entre faits et valeurs et faire valoir l’objectivité de certaines opinions éthiques »9, montrer donc que les opinions et les choix éthiques peuvent, au même titre que les

choix épistémologiques, être soumis à des critères et justifiés, en évitant que ce

cognitivisme éthique entraîne ce qui va souvent de pair avec lui, « l’autoritarisme

éthique » : on n’attend pas d’un individu qui préfère la glace à la vanille à la glace au

chocolat qu’il justifie par des raisons objectives sa préférence pour la première, notamment

parce que cette préférence (trop périphérique dans l’ensemble de ses croyances éthiques)

ne nous permet de rien déduire ou prédire concernant le reste de ses croyances. « En

revanche, nous attendons du “nazi rationnel” qu’il justifie sa préférence pour la

persécution des Juifs, à la fois en raison de sa centralité dans le système d’opinions

éthiques nazies, et en raison du fait que la plupart d’entre nous tiennent pour

objectivement répugnante la préférence nazie pour la persécution des juifs10. »

5 La frontière entre fait et valeur est ténue : les termes censés avoir une fonction

d’évaluation éthique ont aussi une fonction descriptive, explicative et prédictive. Quand

on qualifie quelqu’un de « scrupuleux », tout en l’évaluant on décrit son caractère. La

compréhension d’un être humain est donc un mixte d’estimation de son caractère,

d’explication et de prédiction de ses actions11. Soit à démontrer que le choix de vie du

nazi rationnel est mauvais et irrationnel. Supposons que le nazi soutienne que les

objectifs du nazisme sont justes et bons. Alors il « racontera n’importe quoi. Il affirmera

toutes sortes de propositions factuellement fausses, par exemple, que les démocraties sont

dirigées par une « conspiration juive », et il avancera des propositions morales (par

exemple, que lorsqu’on est « aryen, on a le devoir de soumettre les races non aryennes à la

“race des maîtres”) pour lesquelles il ne dispose pas de bons arguments ». Bref, « si le nazi

cherche à se justifier de l’intérieur du discours moral ordinaire », il en sera incapable12.

Si, à présent, il « répudie globalement les notions morales ordinaires », alors il se privera

de toute possibilité de « décrire les relations personnelles ordinaires, les événements

sociaux et les événements politiques d’une manière claire et adéquate pour nos lumières

actuelles »13. À moins qu’il n’apporte la preuve qu’il a construit un système d’évaluation et

de description supérieur au système ordinaire. Mais, à cela, il y a non seulement une

impossibilité dont témoignent les faits – par exemple, tous ceux qui, comme Nietzsche,

ont prétendu créer un système moral à la fois supérieur et extérieur à toute la tradition

(en extrayant arbitrairement certaines valeurs de leur contexte et en en ignorant d’autres)

« n’ont produit que des aberrations »14 – , mais il y a plus encore une impossibilité

logique, qui tient cette fois à la deuxième partie de l’argumentation que développe

Putnam dans Raison, vérité et histoire : l’impossibilité d’adopter un point de vue

« externaliste » ou « réaliste métaphysique ».

De la critique du réalisme métaphysique à l’affirmationdu réalisme interne

6 À partir de Raison, vérité et histoire, Putnam lutte contre trois fronts qu’il juge aller de pair15, avec le réalisme métaphysique :

(1) Le monde est constitué d’un ensemble fixe d’objets indépendants de l’esprit. (2)Il n’existe qu’une seule description vraie de « comment est fait le monde ». (3) La

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 28

vérité est une sorte de relation de correspondance entre des mots ou des symbolesde pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures16.

7 Soit l’expérience de pensée suivante : imaginons que les êtres humains soient des

cerveaux dans une cuve, remplie de liquide nutritif17. Un savant fou transplante le

cerveau d’une personne dans une cuve et relie les terminaisons nerveuses de son cerveau

à un superordinateur qui « procure à la personne-cerveau l’illusion que tout est normal »18. Comment savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation ? (Ce qui n’est qu’une

version du problème classique du scepticisme.) L’univers ne serait finalement qu’une

immense machine automatique, une cuve remplie de liquide nutritif dans laquelle

baignent des cerveaux. Putnam démontre que cette hypothèse est autoréfutante19 :

Même si les gens dans ce monde possible peuvent penser et « dire » tout ce que nous, nous pouvons penser et dire, je prétends qu’ils ne peuvent pas faire référence à ce àquoi nous, nous pouvons faire référence. Plus précisément, ils ne peuvent paspenser ou dire qu’ils sont des cerveaux dans une cuve (même en pensant la phrase :« nous sommes des cerveaux dans une cuve »)20.

8 La théorie causale de la référence a montré, en effet, qu’il ne suffit pas que deux

personnes soient dans le même état mental ou aient le même « concept » pour être dites

faire référence à la même chose : « L’état mental ne détermine pas la référence21. » Pour

qu’il y ait référence, il faut qu’existe une interaction causale entre moi et le monde : si

j’étais moi-même un cerveau dans une cuve et voulais décrire mon état en employant

l’expression « dans une cuve », on ne pourrait pas plus dire que je fais référence à des

choses dans le monde qu’on ne peut dire d’une fourmi qui trace par hasard sur le sable

une ligne ressemblant à une caricature de Churchill qu’elle a représenté Churchill22. « Les

signes eux-mêmes ne désignent pas intrinsèquement quelque chose23. » C’est l’un des

enseignements de Wittgenstein dans les Recherches philosophiques24. Et de Peirce aussi, qui

soulignait la non-suffisance des icônes ou des index pour faire, à eux seuls, référence :

« N’importe quelle forme de discours ne signifie ce qu’elle signifie qu’en vertu de ce que

l’on comprend qu’elle a cette signification25. » Le dessin de la fourmi ne peut pas plus

désigner intrinsèquement quelque chose que le dessin évoqué par Wittgenstein de

l’homme sur une pente ne peut à lui seul nous dire si l’homme monte ou descend la pente

en question. Supposer le contraire, c’est souscrire à une théorie « magique » de la

référence. Supposons que je sois un cerveau dans une cuve : l’énoncé par lequel

j’exprimerais ma pensée que je le suis, ferait alors référence non à la cuve dans laquelle je

baignerais, mais à la cuve-dans-l’image. Dès lors, si je suis un cerveau dans une cuve, mon

énoncé : « Je suis un cerveau dans une cuve» est faux. Si, en effet, l’hypothèse est vraie,

alors ce qui rend vrai mon énoncé est non pas : je suis un cerveau dans une cuve, mais je suis

un cerveau dans une cuve-dans-l’image. Mais, d’après l’hypothèse, je dois être un cerveau

dans une cuve, et non dans une cuve-dans-l’image. Si l’hypothèse est vraie, alors elle est

fausse. Donc elle est fausse.

9 La conclusion de cette démonstration, associée à d’autres arguments « modèle-

théoriques » (notamment dans « Models and Reality »), est simple : le fait que la valeur de

vérité de phrases entières soit fixée ne suffit pas à fixer la référence des constituants des

phrases26.

10 De tout cela, Putnam conclut que des éléments de ce que nous appelons le langage de

l’esprit pénètrent si profondément dans ce que nous appelons la « réalité » que le projet

même qui consisterait à nous représenter comme des « cartographes » de quelque chose

d’indépendant du langage est compromis dès le départ. Le réaliste métaphysique –

surtout s’il s’appuie, comme c’est le plus souvent le cas, sur une interprétation

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 29

physicaliste du monde, selon laquelle la relation de référence correcte est une relation

« physique » que la physique seule peut décrire – s’abrite derrière une représentation

magique du monde puisqu’il en vient à doter la réalité « physique » d’un pouvoir cognitif

ou de propriétés mentales, comme si, dans un univers d’objets à la fois indépendants de

l’esprit et auto-identifiants, c’était « le monde, et non les penseurs, qui trierait les choses

en espèces »27. « La » relation de référence devient dès lors « une sorte de métaphysique

ineffable »28.

11 À cette perspective externaliste, Putnam oppose celle qu’il appelle « internaliste » : la

question « De quels objets le monde est-il fait ? » n’a de sens que dans une théorie ou

description « vraie » du monde ; il n’y a aucun « point de vue de Dieu » ; il n’y a que

« différents points de vue de différentes personnes, qui reflètent les intérêts et les

objectifs de leurs descriptions et leurs théories ». Sur cette thèse du réalisme interne,

Putnam ne variera pas ; au contraire, il ne cessera de la souligner.

Cela n’a aucun sens de penser que le monde se divise en « objets » (ou « entités »)indépendamment de notre usage du langage. C’est nous qui divisons « le monde » –à savoir, les événements, états de choses, et systèmes physiques, sociaux, etc., dontnous parlons – en des « objets », « propriétés » et « relations », et ce, de toutessortes de manières.29 Nous pouvons en partie décrire le contenu d’une pièce en disant qu’il y a une chaiseen face d’un bureau, et en partie décrire le contenu de la même pièce en disant qu’ily a des particules et des champs de certaines sortes qui sont présents. Maisdemander quelle est de ces descriptions celle qui décrit la pièce telle qu’elle est« indépendamment de la perspective », ou « en soi », n’a aucun sens. Elles sonttoutes deux des descriptions de la pièce telle qu’elle est réellement30.

12 Tout jugement comporte donc une double composante, descriptive et évaluative : il n’y a

pas de jugements de faits qui soient séparables d’évaluations cognitives, voire éthiques :

Tout choix d’un cadre conceptuel présuppose des valeurs, et le choix d’un cadrepour décrire les relations personnelles ordinaires et les faits sociaux, et encore pluspour penser ses propres projets d’existence, met en jeu, entre autres, nos propresvaleurs morales. On ne peut choisir un cadre qui se contente de « copier » les faits,parce qu’aucun cadre conceptuel n’est qu’une simple « copie » du monde ». Lecontenu de la notion même de vérité dépend de nos normes d’acceptabilitérationnelle, qui, elles, présupposent nos valeurs. Dit schématiquement et beaucouptrop rapidement : la théorie de la vérité présuppose la théorie de la rationalité, quià son tour présuppose notre théorie du bien31.

13 Dès lors, comment justifier que ces normes rationnelles sont bien, plutôt que d’autres, les

normes « acceptables » ?

Nous ne pouvons espérer produire une conception plus rationnelle de la rationalitéou une meilleure conception de la morale que si nous œuvrons dans notre tradition32

.

Mais comment être sûr alors qu’il existe « une conception vraie de la rationalité, une

morale vraie, même si nous, nous n’en avons jamais que des conceptions33 ? »

14 Le double refus du réalisme métaphysique et de la dichotomie fait/valeur – thèse de la

« relativité conceptuelle »34 – impose une nouvelle « image » de la vérité :

L’internaliste voit en la vérité une sorte d’acceptabilité rationnelle (idéalisée) – unesorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences tellesqu’elles sont représentées dans notre système de croyances – et non unecorrespondance avec des « états de choses » indépendants de l’esprit ou du discours35.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 30

Au point de vue internaliste sont dès lors associés le «non-réalisme », la « théorie de la

vérité-cohérence », et … le « pragmatisme », même si, ajoute Putnam, ces noms « ont tous

des connotations inacceptables, du fait de leurs autres applications historiques »36.

15 Le pragmatisme n’est donc pas d’emblée assumé comme tel. Assurément parce que

Putnam le lie encore au vérificationnisme strict, mais aussi parce que deux autres

approches semblent de prime abord prometteuses pour éviter les incohérences du

réalisme métaphysique : celle d’Alfred Tarski d’une part, celle de Michael Dummett

d’autre part.

Le réalisme interne et l’anti-réalisme dummettien

16 Pour un réaliste interne qui refuse la correspondance et qui n’en continue pas moins de

tenir à la vérité, ce que Putnam appelle alors la théorie sémantique de Tarski37 a de quoi

séduire. On sait que, pour Tarski, nous comprenons le mot « vrai » non pas en associant ce

mot à une propriété ou une correspondance, mais en apprenant des faits aussi évidents que

« “la neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche ».

17 Apprendre de telles phrases-T (des phrases de la forme « “p” est vrai si et seulement si p

»), c’est comprendre le mot « vrai ». Comme à aucune étape de l’acquisition nous n’avons

à associer le mot « vrai » à un « objet », l’idée de « correspondance » n’a pas lieu d’être38.

Mais très vite39, Putnam se dit troublé par plusieurs aspects de la conception tarskienne :

d’abord, et même si ce n’est pas un reproche majeur40, elle ne permet pas de rendre

compte des phrases qui ne sont ni vraies ni fausses (par ex. « le nombre d’arbres au

Canada est pair »), ou de celles qui contiennent des indexicaux (« maintenant », « ici »,

« je »)41. Ensuite, comme le pensent certains physicalistes (H. Field), elle définit les

notions sémantiques de référence et de vérité dans les termes de la notion sémantique de

référence primitive, en en faisant une notion causale physicaliste explicative42. Loin de

rendre claires les notions de vérité et de référence, « la convention-T emploie les notions

de “nommer” une phrase ou de “découler de”, notions étroitement liées et demandant

autant à être clarifiées que la vérité et la référence elles-mêmes »43. Enfin, et surtout, on

est en droit d’exiger d’une telle théorie qu’elle ait un pouvoir explicatif et qu’elle nous

dise quelque chose sur l’assertion : car comprendre notre langue maternelle, ce n’est pas

apprendre des conditions de vérité, c’est intérioriser des conditions d’assertabilité44. La

théorie tarskienne de la vérité présuppose qu’on puisse séparer le problème de la vérité

de celui de la connaissance et de la croyance garantie45 ; mais elle ne nous dit rien sur ce

que c’est que « comprendre »46. Elle nous délivre donc des affres métaphysiques de la

théorie de la correspondance, mais pour ne nous laisser d’autre choix qu’une forme de

« réductionnisme décitationnel »47.

18 Absente, pour finir, chez Tarski, l’analyse conceptuelle de la vérité se trouve en revanche

dans les écrits de Dummett, où Putnam dit trouver la première indication d’une solution

cohérente à l’alternative correspondance/ décitation48.

19 Tout d’abord, en effet, Dummett considère qu’apprendre un langage, c’est apprendre une

pratique et non un ensemble de correspondances : la connaissance qu’a le locuteur de sa

langue maternelle consiste dans la connaissance implicite des conditions dans lesquelles

les phrases de cette langue sont assertables (une sorte d’aptitude à la recognition). Mais

Dummett rejette aussi l’identification physicaliste consistant à identifier « asserter » (

asserting) avec le fait de « prononcer des mots » (uttering), assorti de tel ou tel programme

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 31

de conditionnement ou de telle ou telle histoire causale. Pour lui, savoir quand une

phrase est assertable, c’est savoir quand elle serait justifiée49.

20 L’usage d’un mot n’est donc pas simplement le signe qu’une phrase est « réaffirmée »,

comme c’est le cas dans la théorie de la décitation. Être vrai, c’est être justifié. La

référence n’est donc pas quelque chose d’antérieur à la vérité : elle « surgit » en quelque

sorte du discours50.

21 Mais Dummett est encore trop vérificationniste. La formule (que Putnam refuse pour sa

part d’utiliser) « La vérité c’est la justification » suggère (1) que l’on peut spécifier de

manière effective ce que sont les conditions de justification pour toutes les phrases d’un

langage naturel et (2) qu’il existe quelque chose comme une justification concluante,

même dans le cas des phrases empiriques51. D’une part, en effet, et même si Dummett voit

bien que l’on apprend les conditions de vérité et d’assertabilité d’un énoncé par

l’acquisition d’une pratique, il tend à faire comme si cette acquisition avait quelque chose

d’algorithmique : or on ne peut « passer en revue » les conditions de vérité d’une phrase

donnée. L’impossibilité (du moins pratique) de formaliser les conditions d’assertabilité

pour des phrases données n’est en réalité que l’impossibilité de formaliser l’intelligence

générale elle-même52.

22 Mais le « réalisme interne » implique aussi que la vérité soit identifiée à la justification

idéalisée, et non à la justification effectuée sur la base des preuves empiriques présentes.

Et si l’assertabilité (au sens de l’assertabilité garantie) n’est pas formalisable,

« l’assertabilité garantie idéalisée (vérité) le sera encore moins, car la notion de

conditions plus ou moins bonnes (pour un jugement particulier), dont il dépend, est

révisable au fur et à mesure que progresse notre connaissance empirique »53.

23 Dummett a donc parfaitement raison de lier vérité et assertabilité garantie (ou

acceptabilité rationnelle), mais on ne peut réduire l’une à l’autre sans perdre deux

propriétés que, s’agissant de la vérité, Putnam veut maintenir54 : sa stabilité et son

absence de degré.

La proposition « la terre est plate » était certainement rationnellement acceptable,il y a trois mille ans, alors qu’elle ne l’est plus aujourd’hui ; pourtant il serait fauxde dire que « la terre est plate » était vraie il y a trois mille ans ; car cela voudraitdire qu’entre-temps la terre a changé de forme. En fait, l’acceptabilité rationnelleest à la fois marquée par le temps et la personne55.

Que faut-il en conclure ? Non pas que « le point de vue externaliste est juste », mais que

« la vérité est une idéalisation de l’acceptabilité rationnelle ». On fait comme s’il existait

des conditions épistémiques idéales, et on dit qu’une proposition est vraie si elle est

justifiée dans de telles conditions. Les « conditions épistémiques idéales » sont comme les

« plans sans frottement » : on ne peut pas plus atteindre les conditions épistémiques

idéales ni être certain de s’en être approché suffisamment qu’on ne peut obtenir de

véritables plans sans frottement. « Il est pourtant payant de parler de plans sans

frottement parce qu’on peut les approximer de très près56. »

24 Mais on comprend mieux aussi pourquoi le « réalisme interne » aurait pu, aux dires

mêmes de Putnam, s’intituler « réalisme pragmatique ». Car, entre autres thèmes

caractéristiques du pragmatisme classique, c’est la définition peircienne de la vérité, du

moins telle que Putnam croit possible de l’interpréter57, en termes de « limite idéale de

l’enquête », qui sert de modèle à la définition de la vérité comme « acceptabilité

rationnelle idéalisée ». Encore convient-il de rectifier les contresens dont les pragmatistes

ont été victimes, auxquels, au demeurant, Putnam a commencé par ne pas échapper.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 32

Les pragmatistes classiques et la vérité

25 On reconnaîtra sans peine, dans la perspective qui se dessine, des thèmes constants du

pragmatisme. Le refus du réalisme métaphysique est, dès le début, le leitmotiv de Peirce,

dont le refus du « réalisme platonicien » est au point de départ de sa position sur le

problème des universaux. L’illusion fondamentale, que cet outil de clarification

conceptuelle qu’est la maxime pragmatiste est chargé d’éradiquer, consiste à donner une

définition de l’universel en dehors de la pensée et du langage et à croire que l’on peut

concevoir l’existence des choses « indépendamment de toute relation à la conception

qu’en a l’esprit »58. La seule position cohérente est de rejoindre une forme de « réalisme

scolastique », dont les premiers effets sont de montrer que « nous n’avons pas de

conception de l’absolument inconnaissable » et que « nous n’avons pas le pouvoir de

penser sans signes »59. Comme Peirce et James, Dewey récusera la quête d’un fondement

absolu, le modèle d’une raison qui déterminerait a priori les possibilités de la recherche, et

il rejettera plus fortement encore les dualismes philosophiques traditionnels, les

dichotomies selon lui stériles entre sujet et objet, fait et valeur, théorie et pratique, etc.60.

L’un des effets notoires de cette « attitude » est de privilégier l’expérience et de se

présenter comme une philosophie pratique, opposée au dogmatisme des rationalistes

portés au monisme et à l’admission de touts et d’absolus61, le pragmatiste détournant ses

regards « de tout ce qui est chose première, premier principe, catégorie, nécessité

supposée, pour les tourner vers les choses dernières, vers les résultats, les conséquences,

les faits » et l’action62.

26 Mais le pragmatisme classique, ce sont aussi des réflexions sur le sens à donner à la

signification, à l’enquête, et tout d’abord à la vérité, réflexions dont Putnam va de mieux

en mieux cerner la complexité et s’inspirer. Mais qu’entendre par là ? Car il est risqué de

confondre sous une même appellation des pragmatistes aussi différents que Peirce, James,

Dewey, Schiller, Papini, Vailati, etc., ou une théorie de la vérité de James. On peut

cependant, pense Putnam, dégager certains traits communs.

27 D’abord, l’idée partagée par Peirce, James (mais aussi Dewey) que la vérité doit être

soumise à un examen de sa signification, faire l’objet d’une définition, non pas nominale ou

abstraite, mais réelle63 : la vérité n’est pas une propriété, « statique, inerte » de nos idées64,

ou une « copie » de la réalité correspondante. À quoi pourrait bien mener une telle

duplication ? C’est un instrument de recherche, qui nous permet à l’occasion de « refaire le

monde »65.

28 Ensuite, expliquer la vérité, c’est la rapporter à des croyances. Comme Peirce, James

rappelle que la méthode pragmatique interprète chaque conception d’après ses

conséquences pratiques : la seule fonction de la pensée étant d’établir une croyance, c’est-

à-dire une habitude d’action, « les différentes croyances se distinguent par les différents

modes d’action qu’elles produisent »66. Il ne saurait donc y avoir « de nuance de

signification assez fine qui ne puisse produire une différence dans la pratique »67. Les

seules différences non illusoires sont donc celles qui font la différence ; la vérité se

concevant « en action ». Comme le suggère Putnam, « ce que James et Peirce veulent nier,

c’est que la vérité aille plus vite que ce que les humains ou d’autres êtres sensibles

pourraient vérifier ou découvrir ». Si « pratique » a un sens plus individualiste, vital et

émotionnel pour James68 – là où Peirce, refusant cette lecture « nominaliste », lui donne

le sens de but ou de visée rationnelle (au sens kantien)69 –, James n’est pas allé aussi loin

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 33

qu’on le dit en ce sens : certes, les croyances ont avant tout une importance vitale, et elles

n’auraient jamais acquis le nom de croyances vraies si elles n’avaient pas d’abord été

utiles. Les croyances bonnes ou « avantageuses » sont donc bien celles qui ne risquent pas

d’être contredites par l’expérience, nous prémunissant ainsi contre des échecs ultérieurs ;

mais ce sont aussi celles qui nous permettent de maximiser nos vieilles croyances tout en

préservant la consistance (la cohérence est donc aussi un élément décisif) : « Par-dessus

tout, nous trouvons la consistance satisfaisante. 70 » C’est du reste la raison pour laquelle,

ayant fait observer qu’une croyance dans l’Absolu lui offrirait comme des « vacances

morales » et serait bonne, au sens de « agréable à croire », James ne l’en rejette pas moins

parce qu’elle est non consistante avec d’autres croyances, et il estime (comme Peirce, qui

se dit ici proche de lui71) que c’est réduire le sens de pratique que de l’opposer à

« théorique », là où il entendait pour l’essentiel l’opposer à « vague ou abstrait »72.

29 Mais la vérité a aussi, comme James et Peirce y insistent – l’impact de Darwin est ici

présent – un aspect dynamique (James dit « génétique »), même si Peirce (et Dewey après

lui) se soucie plus que James des modalités et de la méthode régissant ce processus d’

enquête. La seule définition ou signification réelle de la vérité est donc celle qui permet de

déterminer, dans le cadre d’une enquête (inquiry) celles qui, parmi nos croyances,

résistent au doute et sont stables73 : et c’est ici la méthode scientifique (à l’inverse des

méthodes d’autorité, de ténacité ou a priori74) qui est seule à même de « fixer » la

croyance. Elle seule, en effet, tire sa force, non d’une supériorité magique de la science,

mais de la contrainte qu’exerce sur elle la réalité, capable d’opérer, par l’indépendance

qui est la sienne par rapport aux esprits, le consensus de la communauté des individus.

Pour Peirce, la vérité est donc indissociable d’une forme de réalisme et de consensus. Dewey

suivra Peirce : la vérité est la fin visée de l’enquête ; c’est « la meilleure définition qui ait

été donnée de la vérité », la méthode de l’enquête permettant d’asserter de façon garantie

(warranted assertibiliy) et de faire de nos croyances des connaissances.

30 Si James s’intéresse moins que Peirce et Dewey à l’enquête elle-même, il insiste autant

qu’eux (comme le voit bien Putnam) sur le pouvoir contraignant de la réalité, avec lequel

nos croyances doivent non pas correspondre (vision des choses moins fausse pour tous

deux qu’inutile) mais être en accord (agree).

31 Aussi Putnam juge-t-il que l’interprétation populaire ridiculisant le pragmatisme (comme

l’ont fait Moore ou Russell) en le présentant comme une idéologie américaine de

marchands et d’ingénieurs, obnubilée par l’équation (notamment jamésienne) « le vrai

c’est l’utile, c’est ce qui paye », s’est faite au mépris des textes et de leur contexte75.

L’enquête ne s’achevant que par l’acquisition d’une croyance stable, le vrai est bien (pour

Peirce comme pour James) ce qu’il est satisfaisant de croire. Et, comme être satisfait par

une croyance c’est avant tout ne pas être gêné par un doute, la vérité est donc un peu

redondante par rapport à la croyance. Mais ce n’est pas dire que la vérité soit un faux-

problème, que vérité et satisfaction soient deux termes synonymes, ou qu’il faille

interpréter satisfaisant comme « émotionnellement » confortable. Dans un texte de 190876, James récuse l’interprétation de Russell selon laquelle il assimilerait les conséquences

utiles ou avantageuses d’une croyance à un simple critère de vérité77. Ces conséquences,

écrit James, « sont proposées, comme la causa existendi de nos croyances, non pas comme

leur prémisse ou leur base logique, moins encore comme la chose qu’elles énoncent ou

leur contenu objectif. Elles assignent la seule signification pratique intelligible à la

différence que comporte, entre nos croyances, notre habitude de les appeler vraies ou

fausses »78.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 34

32 Si sont donc en partie injustifiées les critiques visant la définition de la vérité en termes

d’utilité ou de satisfaction, reste la difficulté majeure qui a trait à la notion de

vérification. Toutefois même ici79, et même si James s’intéresse plus aux vérités

particulières que l’on vérifie à court terme qu’à la totalité constituée par les vérités

individuelles obtenues à long terme,

(1) il ne limite pas les idées vraies à celles qui sont effectivement vérifiées mais aux idées

dont il est possible de dire qu’elles le seront, donc aux idées vérifiables et à long terme

(l’influence de Peirce, comme le dit Putnam, est ici évidente) ;

(2) il reconnaît que la plupart des croyances que nous jugeons vraies ne sont au mieux

vérifiées que de manière indirecte : « Un processus indirect ou simplement virtuel de

vérification peut donc être aussi vrai qu’un processus direct et complet » ; ce pourquoi

« la vérité vit à crédit, la plupart du temps. Nos pensées et nos croyances » passent

« comme monnaie ayant cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les

billets de banque, tant que personne ne les refuse »80 ;

(3) certaines propositions peuvent être dites vraies ou fausses, même si personne ne les a

jamais vérifiées ou falsifiées, ou même simplement envisagées : simplement, cette

manière de s’exprimer n’a qu’un intérêt relatif. Le vérificationnisme pragmatiste est bien

différent de celui des positivistes, « plus généreux »81. Il permet de déclarer, non pas tant

que le vrai est le vérifiable, mais (comme le fait Peirce) que la signification d’une

proposition est sa conformité avec l’expérience possible, ou sa vérification idéale. Et c’est

du reste ce qui confère à la signification, Peirce ne cesse d’y insister, une indétermination

irréductible.

33 De plus en plus attentif aux contresens effectués par ses détracteurs sur la définition

pragmatiste (et notamment jamesienne) de la vérité, Putnam s’attache à montrer que la

grandeur des pragmatistes consiste dans l’interdépendance qu’ils ont su voir entre le vrai

et l’utile, la pratique, ce qu’il est satisfaisant de croire, ce qu’il faut vérifier, confirmer, ou

ce dont il faut donner des conditions d’assertabilité, et non dans la réduction de celui-ci à

ceux-là. Quels que soient les défauts finalement « désastreux » de sa position, James n’a

pas confondu vérité et vérification ou confirmation, et il a su mieux que quiconque

montrer le lien entre la vérité et l’évaluation sans en tirer de conclusions relativistes.

34 Putnam voit désormais le parti qu’il peut tirer du pragmatisme, mais il mesure aussi la

fragilité de l’entreprise. Sous le poids des objections diverses82, il comprend que les

conclusions auxquelles le fait parvenir ce « réalisme interne » constituent une menace

sceptique : outre les difficultés liées à l’identification de la vérité d’un énoncé à ce qu’il

serait idéalement rationnel de croire à la limite de l’enquête, la relativité conceptuelle

semble réduire le monde à nos schèmes conceptuels et à des normes moins idéalement

rationnelles que purement et simplement culturelles, bref, ramener la « relativité

conceptuelle » à un vulgaire « relativisme »83. Comment dès lors, tout en refusant le

réalisme métaphysique, maintenir l’intuition réaliste d’une irréductibilité du monde à

nos schèmes conceptuels et linguistiques, et éviter le relativisme qui, ne cesse de le dire

Putnam, n’est, avec le réalisme physicaliste et positiviste, que l’envers et l’endroit d’une

même pièce et tout aussi autoréfutant ? Tel est désormais l’enjeu.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 35

NOTES

1. RR, 187.

2. Putnam raconte qu’un élève de Singer écrivit un jour au tableau quatre principes (qu’il

attribua à Singer) : « 1/ La connaissance des faits présuppose la connaissance des théories ; 2/ la

connaissance des théories présuppose la connaissance des faits ; 3/ La connaissance des faits

présuppose la connaissance des valeurs ; 4/ la connaissance des valeurs présuppose la

connaissance des faits. » Putnam commente : « Je suis sûr que le professeur de Singer, William

James, aurait approuvé ! » (POQ, 14)

3. POQ, 13-14.

4. Cf. l’analyse de cette critique dans Jacob, 1988.

5. RTH, 155.

6. PQQ, 15.

7. Jacob, 1988, p. 216.

8. Un subjectiviste (par ex. J. Mackie, Ethics : Inventing Right and Wrong, Penguin, 1977) dira qu’un

énoncé affirmant d’une action qu’elle est bonne sert à exprimer l’approbation subjective de

l’action par le locuteur et peut être dit vrai ou faux selon que le locuteur a ou non le sentiment en

question. Pour l’émotiviste (par ex. A. J. Ayer (Language, Truth and Logic, 1936), un énoncé

contenant un terme évaluatif ou déontique (éthique ou esthétique) n’exprime aucune

proposition authentique.

9. Jacob, 1988, 218-223.

10. Id., 219.

11. Id, 221-222.

12. RTH, 234.

13. RTH, 235.

14. RTH, 238.

15. On peut toutefois estimer que ces trois thèses sont relativement indépendantes l’une de

l’autre ; cf. Hartry Field, 1982.

16. RTH, 61.

17. RTH, 15-32. Voir le résumé de l’argument dans Jacob, 1988, p. 224-225, ainsi que l’étude de

C. Wright, 1994 (RP, 216-241) et les réponses de Putnam (RP, 283-288).

18. RTH, 16.

19. C’est-à-dire telle que sa vérité implique sa propre fausseté. Exemple : tous les énoncés

généraux sont faux. C’est un énoncé général, donc s’il est vrai, il doit être faux (RTH, 18).

20. RTH, 18.

21. RTH, 36.

22. RTH, 24.

23. RTH, 29.

24. RTH, 32.

25. Pierce, 2.304.

26. RTH, 46 et P. Jacob, 1988, p. 226. Certains ont contesté la pertinence de l’emprunt à la théorie

des modèles d’arguments de ce type : peut-on appliquer au langage naturel des théorèmes valant

pour le langage scientifique ? Il s’agit en fait pour Putnam de reprendre, en les généralisant, les

arguments quiniens en faveur de l’inscrutabilité de la référence et ceux développés par Nelson

Goodman dont Putnam s’est toujours senti proche.

27. RTH, 65-66, cf. P. Jacob, 1988, p. 227. C’est là une objection que Putnam ne cessera d’adresser

(par ex. RHF, 156-157) à tous ceux qui lui reprocheront, ce faisant, d’abandonner l’externalisme

qu’il soutenait dans les années 1970 en matière de signification, et lui opposeront la nécessité

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 36

d’une fixation de la référence par un certain nombre de « contraintes causales ». Sur ces

critiques, voir notamment G. Harman, « Metaphysical Realism and Moral Relativism », The Journal

of Philosophy, no°79, 568-575 ; Clark Glymour, « Conceptual Scheming or Confessions of a

Metaphysical Realist », Synthese, 51, 169-180. Mais Putnam considère que ce que prouve

l’indétermination de la référence, ce n’est pas la fausseté de l’externalisme (qu’il continue à

soutenir), c’est la fausseté d’une conception réaliste (physicaliste) de la référence : « Si rien dans

la vision du monde physicaliste ne correspond au fait évident que “chat” désigne les chats et non

les cerises, alors c’est une raison sérieuse de rejeter l’exigence que toutes les notions que nous

utilisons soient réductibles à des termes physiques. Car la référence et la vérité ne sont pas des

notions que nous pouvons abandonner si nous voulons rester cohérents. Si je pense : “Un chat est

sur le paillasson”, je m’engage à croire que mon emploi du mot “chat” fait référence à quelque

chose (mais je ne m’engage pas à une explication réaliste métaphysique de la “référence”) et je

m’engage à croire que “Un chat est sur le paillasson” est vrai (même si je ne m’engage pas à une

explication réaliste métaphysique de la vérité) » (RTH, 162).

28. RTH, 58. On peut toutefois se demander (cf. Field, 1982, p. 556) si l’argument de Putnam réfute

bien le réaliste métaphysique sur ce plan, ou s’il ne montre pas plutôt, plus modestement, qu’il

est impossible d’affirmer dans le même temps des énoncés dont on a montré qu’ils sont

incompatibles.

29. RP, 243.

30. RP, 247. Cf. aussi RR, 186sq. sur l’emprise exercée par la métaphore de « l’emporte-pièce », qui

nie (plutôt qu’elle n’explique) le phénomène de relativité conceptuelle, puisqu’elle semble

suggérer qu’il existe une pâte totalement informe avant même que les objets viennent y apposer

leur empreinte.

31. RTH, 238.

32. RTH, 238.

33. RTH, 239.

34. Les illustrations du phénomène en sont nombreuses. Signalons notamment (outre les

chapitres évoqués de RTH), TMFR, p. 18-19, et RHF, chap. 6.

35. RTH, 61.

36. RTH, 62.

37. « Realism and Reason », 1976, PP-2, 70sq., repris dans MMS, 1978, 9-17 ; RHF, 122sq., 478 ; voir

aussi PP-3, 75sq. ; RR, 111sq.; et WL, « On truth », 316sq. Les reproches changent selon les textes et

au gré des évolutions de Putnam sur la vérité.

38. Thèse dite de la « neutralité » ontologique, même s’il y a une ambiguïté dans la position de

Tarski et qu’elle peut apparaître aussi comme « la » théorie de la correspondance par excellence.

39. Cf. « Do true assertions correspond to reality ? », PP-2, 71 ; « Language and reality », 1974, PP-2

, 272-290.

40. MMS, 14-15.

41. PP2, 71.

42. MMS, 14.

43. PP2, 284 ; RHF, 123-124.

44. PP3, XIV.

45. MMS, 9.

46. RHF, 479. Dans « Vagueness and alternative logic », Putnam redira que « les philosophes qui

acceptent une analyse décitationnelle de la vérité ne nous en doivent pas moins une analyse de

ce que veut dire pour un locuteur : comprendre son langage » (PP-3, 27). Cf. WL, 318, où Putnam

souligne que « la propriété L-vrai est définie d’une manière qui ne fait pas référence à des

locuteurs ou à des usages de mots » et n’est donc pas « une propriété “sémantique” ni même

“pragmatique” des énonciations ».

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 37

47. PP-3, XVI. Putnam tendra de plus en plus à assimiler la théorie tarskienne à une simple théorie

« décitationnelle », lui reprochant de ne pas tenir compte de la propriété de vérité et du lien

nécessaire entre une théorie de la vérité et une théorie de la connaissance et de la croyance. Voir

RR, 11sq., et surtout WL, 96, 274, 279, 322 & 332, où Putnam dit carrément qu’il aurait mieux valu

parler de la conception « non sémantique » de la vérité ou « de la Look No Semantics ! conception

de la vérité » de Tarski (WL, 332-333).

48. PP-3, 82sq.

49. PP-3, XVI.

50. Idée dont Putnam note qu’elle a fait sa réapparition au XXe siècle, dans la tradition

« analytique » comme dans la tradition « continentale » (Gadamer, par exemple, parle d’objets

comme « émergeant » du discours), PP-3, XVI.

51. PP3, xvi-xvii.

52. PP3, XVIII.

53. PP-3, XVIII.

54. Cf. Wright, 1992, p. 38.

55. RTH, 67.

56. RTH, 67.

57. Voir les réserves de C. Misak, « Deflating truth : pragmatism vs. minimalism », The Monist, 81,

407-425, et de C. Hookway, 2000, p. 48-50 ; C. Wright (1992, p. 45) commet ici les mêmes erreurs

que Putnam. Peirce fait certes appel, dans sa théorie de la vérité, à ce qui serait cru dans des

situations épistémiques idéales. De même d’ailleurs que James qui, expliquant « sa » notion

peircienne de vérité absolue (« La vérité que nulle expérience ne viendra jamais altérer »), fait

référence à « ce point idéal, toujours à perte de vue, vers lequel nous imaginons que toutes nos

vérités temporaires effectueront un jour ou l’autre, leur convergence » (P, 157) Mais ce type

d’idéalisation – « La vérité est cette concordance d’un énoncé abstrait avec la limite idéale vers

laquelle tendrait une recherche infinie pour parvenir à une croyance scientifique, concordance

que l’énoncé abstrait peut posséder en confessant son inexactitude et son unilatéralité, cette

confession étant un ingrédient essentiel de la vérité. » (Peirce, 5.565) – n’est pas celui

qu’invoquent Putnam et Wright : Peirce n’exige pas que nous atteignions jamais, ou même que

nous donnions sens à, un état où nous aurions toutes les données ; il demande seulement qu’on

puisse parvenir à un état où aucune nouvelle donnée ne troublerait la croyance à laquelle nous

sommes parvenus (la vérification d’affirmations probabilistes a une structure semblable). Le vrai

est avant tout ce qui nous met à l’abri du doute (2.773 ; 1.609) et des surprises bonnes ou

mauvaises (2.757n. 1 ; 2.775). La vérité n’est donc ni limite, ni convergence, mais plus proche d’un

consensus, pensé de manière conditionnelle. Il se peut que des questions auxquelles on pourrait

en droit apporter une réponse n’en trouvent pas en fait, et qu’on n’atteigne jamais sur elles la

vérité (6.610 ; 8.43 ; 8.225 ; 8.237) : il restera des « secrets cachés » ; cf. C. Tiercelin, 1993a,

p. 110-111.

58. 8.13 ; 5.470 ; 5.503 ; 1.21 ; 2.115. Cf. Tiercelin, 1993a, p. 11sq. et 1993b, p. 56sq.

59. 5.265.

60. Cf. The Quest for Certainty, New York, Minton, Batch, 1929, p. 196 ; ou Reconstruction in

Philosopby, Boston, Beacon Press, 1948, p. 123.

61. Attitude surtout prônée par James, à laquelle il oppose le « tempérament » plus « sceptique »

des empiristes (P, 29), voire un certain « anti-intellectualisme » (P, 54).

62. P, 54.

63. P, 52.

64. P, 142-143.

65. P, 53.

66. Pierce, 5.398.

67. 5.400.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 38

68. Aussi James est-il prêt à dire (ce que refuse Peirce) que, si l’on n’a pas de preuves nous

permettant de décider entre deux conceptions rivales, le choix peut se faire en termes

esthétiques (et donc subjectifs) de goût, d’« élégance », ou d’« économie » (P, 154).

69. Pierce, 8.322 ; 5.412.

70. James, MT, 105.

71. Pierce, 5.494.

72. James, MT, 112-113 (fr., 182).

73. Pierce, 5.416 ; 5.375.

74. Sur les raisons de l’instabilité de ces méthodes, voir Tiercelin, 1993a, p. 89sq.

75. Cf. « James’ theory of truth », CCWJ, 166.

76. James, « Two English Critics », Albany Review, janvier 1908, repris dans MT, fr., 237-248.

77. Russell, 1997, p. 173sq.

78. MT, fr., 238.

79. Cf. S. Haack, « The pragmatist theory of truth », British Journal of Phil. of Sc., 27, 1976, 231-249,

p. 234 ; et A. J. Ayer, introductions à James, Works 1 & 2.

80. James, P, 148.

81. RHF, 12.

82. Par ex. Crispin Wright, 1994, (RP, 216-241) ; Hartry Field, 1982 ; M. Johnston, « Objectivity

refigured : Pragmatism without Verificationism », in J. Haldane & C. Wright (éd.), Reality,

Representation and Projection, Oxford UP, 85-132.

83. TMFR, 17.

INDEX

Mots-clés : anti-réalisme, dichotomie fait valeur, Michael Dummett, Hilary Putnam,

pragmatisme, réalisme interne, réalisme métaphysique, vérité

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 39

Chapitre 3. Pragmatisme et réalisme àvisage humain

1 Il s’agit donc désormais de « combiner le réalisme avec une concession à un

vérificationnisme modéré », ce qui entraîne (1) qu’il ne peut y avoir de vérité totalement

transcendante à nos capacités de la reconnaître, et (2) qu’il faut comprendre le lien

existant entre la vérité, la manière dont on utilise des mots (y compris l’acte de langage de

l’assertion), et les notions d’acceptabilité rationnelle et de conditions épistémiques

suffisamment bonnes1. On doit donc simultanément maintenir la fragilité de la

distinction fait et valeur, et retenir l’intuition forte du réaliste. Le monde n’est pas

réductible à ce que nous en faisons : « Les dinosaures existaient avant que nous y

pensions » ; « le monde n’est pas un produit : c’est le monde tout simplement ». Il faut

donc préciser la nature de la relativité conceptuelle, mais aussi repenser le modèle de

l’esprit et de la rationalité, en intégrant mieux les réflexions des pragmatistes classiques

sur la pratique : donner en quelque sorte au réalisme interne, ou pragmatique, un visage

humain.

La relativité conceptuelle et le recul de la définitionpeircienne de la vérité

2 À tort ou à raison, Putnam juge correctes les objections adressées à la conception

peircienne de conditions idéales. La vérité comme la limite à laquelle tend l’esprit dans

des conditions idéales, conduit, semble-t-il, à l’absurdité que la communauté serait en

position de justifier tout énoncé vrai et d’infirmer tout énoncé faux. Putnam affirme

n’avoir jamais rien soutenu de tel. En tout état de cause, les conditions « idéales » se

muent en « conditions épistémiques suffisamment bonnes »2.

3 Le second écueil consiste à éviter d’identifier purement et simplement vérité et

justification : « Si je suis sincèrement convaincu que j’ai eu des œufs à mon petit déjeuner,

cela a un sens de demander si je suis dans le vrai (if I am right) ; mais cela n’a aucun sens

de demander si j’ai une justification3. »

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 40

4 Putnam tire de ces deux amendements une nouvelle définition de son réalisme, qu’il

entend rattacher à l’héritage pragmatiste et aussi distinguer nettement du relativisme de

Rorty (dont il ne cesse de souligner le caractère autoréfutant)4 :

(1) Dans des circonstances ordinaires, il y a habituellement un fait décisif quipermet de dire si les énoncés que font les gens sont garantis ou non. (2) Qu’unénoncé soit garanti ou non ne dépend pas de la question de savoir si la majorité ousi l’un de nos pairs culturels serait prêt à dire qu’il est garanti ou non garanti. (3)Nos normes et modèles d’assertabilité sont des produits historiques ; ils évoluentavec le temps. (4) Nos normes et modèles reflètent toujours nos intérêts et nosvaleurs. Notre conception de l’épanouissement intellectuel fait partie (et n’a de sensqu’en faisant partie) de notre conception de l’épanouissement humain en général.(5) Nos normes et modèles de quoi que ce soit – y compris d’assertabilité garantie –sont susceptibles d’être réformés. Il y a des normes et des modèles plus ou moinsbons5.

5 C’est certainement ce cinquième et dernier principe qui constitue le changement le plus

net de Putnam par rapport à ses formulations antérieures, et qui les détache aussi des

accents peirciens, désormais qualifiés de « fantaisistes », qu’elles pouvaient avoir :

Par situations épistémiques idéales, j’entends quelque chose de ce genre : si je dis,« il y a une chaise dans mon bureau », une situation épistémique idéale serait unesituation où je serais dans mon bureau, avec la lumière allumée, ou la lumière dujour passant à travers les vitres, où il n’y aurait rien à redire à ma vue, où je n’auraispas l’esprit confus, où je n’aurais pas pris de médicaments ou été soumis àl’hypnose, et ainsi de suite, et où je me mettrais à chercher à voir s’il y a bien unechaise dans la pièce. Ou bien, en laissant complètement tomber la notion d’idéalpuisque c’est seulement une métaphore, je pense qu’il y a des situationsépistémiques plus ou moins bonnes relativement à certains énoncés particuliers.Ainsi, ce que je viens de décrire est une situation épistémique excellenterelativement à l’énoncé: « Il y a une chaise dans mon bureau »6.

Ainsi, de même qu’on doit insister sur le fait que la vérité fonctionne toujours à l’intérieur

d’un langage, de même dans le cas présent la description de la situation épistémique

correcte est celle qui se fait dans le langage des objets matériels parce que l’on ne peut

pas dire ce que sont des situations plus ou moins bonnes dans le discours que tient le sens

commun sur les objets matériels « sans utiliser le langage du sens commun relatif aux

objets »7.

Un nouveau modèle de l’esprit : le rejet du mentalismeet du fonctionnalisme

6 Les analyses menées dès les années 1970 sur la référence et la signification (ou encore aux

chapitres 1 et 2 de Raison, vérité et histoire) avaient convaincu Putnam de la fausseté d’un

modèle « internaliste » du mental. « Nous n’avons pas le pouvoir de penser sans signes. […

] Toute notre connaissance du monde intérieur est dérivée par un raisonnement

hypothétique de notre connaissance des faits extérieurs », écrivait aussi Peirce en 1868,

avant d’élaborer sa sémiotique philosophique. Putnam ne va cesser de contester la thèse

qui voudrait que le langage soit quelque chose d’« intérieur à l’esprit ». Dans

Représentation et réalité, il apporte de nouveaux arguments contre le mentalisme, en

insistant sur trois points à son sens capitaux :

(1) le caractère holistique de la signification8 : si quelqu’un vous dit, par exemple, que le

voleur est entré par cette fenêtre et que le sol est boueux à l’extérieur, vous en « déduirez » qu’il

y a des empreintes dans la boue. Mais ce n’est pas une conséquence logique des faits établis, car

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 41

vous avez manifestement recouru à une hypothèse auxiliaire qui n’a pas été établie, à

savoir que, si le voleur est entré par cette fenêtre, il a marché sur le sol pour aller à la fenêtre,

ainsi qu’à d’autres informations générales. Ce qui a valeur expérimentale, c’est donc le

groupe d’énoncés, et cette valeur, n’est pas la simple somme des énoncés individuels9. C’est

du reste un des éléments qui distingue le langage ordinaire du langage formalisé.

(2) La signification est en partie une notion normative, non réductible à une notion

physicaliste10, qui fait intervenir l’intelligence générale, le principe du « bénéfice du

doute » ou de la « charité dans l’interprétation » – présent par exemple dans notre

décision de traiter, dans des théories différentes, les occurrences d’« électron » comme

synonymes et non comme des « changements de signification »11, ou encore d’identifier

la « plante » décrite dans un roman à une époque où nous ignorions que les plantes

contiennent de la chlorophylle, etc., comme « la plante actuelle que nous connaissons »12.

(3) Les significations « dépendent de notre environnement physique et social d’une

manière que l’Évolution (qui fut achevée pour ce qui est de nos cerveaux, il y a près de

trente mille ans) ne pouvait prévoir ». La version fodorienne de l’innéité est donc fausse :

« Pour être en mesure de nous donner un stock inné de notions parmi lesquelles

carburateur, bureaucrate, potentiel quantique, etc., l’évolution aurait dû être capable

d’anticiper toutes les contingences des environnements physiques et culturels futurs. Ce

qu’à l’évidence elle n’a pas fait ni ne pouvait faire13. »

7 Cela suppose aussi de la part de Putnam un mea culpa : le fonctionnalisme, auquel il avait

cru comme modèle d’explication du mental, ne peut être correct14. Comme « The

Meaning of “Meaning” » le laissait pressentir, « les attitudes propositionnelles – par

exemple : croire que la neige est blanche, être sûr qu’il y a un chat sur le tapis, etc. – ne

sont pas des “états” du cerveau humain et du système nerveux qui peuvent être

considérés isolément de l’environnement social et non humain »15. « A fortiori, ce ne sont

pas des états fonctionnels, c’est-à-dire des états que l’on pourrait définir à l’aide de

paramètres qui entreraient dans une description de l’organisme sous forme de logiciel »16

. Certes, « il faut se trouver dans un état physique et dans un état computationnel

appropriés, etc., pour croire qu’il y a un chat sur le tapis, mais pas au sens où il faudrait

un seul et unique état physique ou un seul et unique état computationnel pour croire que le

chat est sur le tapis »17.

Je peux savoir, par exemple, qu’un paysan thaï pense que son chat est sur le tapis.Mais il ne s’ensuit pas que le paysan thaï qui croit que son « meew » est sur le tapisest dans le même « état psychologique » que le locuteur français qui croit qu’un« chat » est sur le tapis, en quelque sens de « état psychologique » qu’on puisseexpliquer sans référence à ce que le paysan thaï et le locuteur français veulent dire.Après tout, le paysan thaï n’a pas le même prototype perceptuel de chat que lefrançais (le sien est un siamois) et il y a peu de chance que le français le tienne pourson stéréotype de chat, même s’il se trouve qu’il possède un siamois. Le locuteurthaï peut avoir à se fier à d’autres pour être sûr que le chat du locuteur français estbien un « meew » ; les croyances de thaï sur les meews (surtout dans un village)pourraient fort bien être très différentes de celles d’un français sur les « chats »,etc.18

8 On ne saurait donc limiter les propriétés fonctionnelles à des cerveaux individuels

(« solipsisme méthodologique »). Mais pas davantage à des organismes dans leur

environnement, comme le prônent certaines tentatives sociofonctionnalistes19. Si l’on

admet, comme le fonctionnaliste a raison de le faire, que l’attribution de signification aux

représentations de quelqu’un et l’interprétation de son langage se font en même temps

que l’attribution de croyances et de désirs à la personne que l’on interprète, on se heurte

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 42

aux problèmes de synonymie et de coréférentialité dont on voit mal comment une

définition fonctionnaliste (un maître-algorithme de l’interprétation) pourrait les

formaliser20. Il faudrait alors une définition adéquate de ce qu’est une théorie « idéale »

de l’interprétation, de ce qu’est l’« adéquation », la rationalité, etc.21. Autant proposer de

faire un tour d’horizon de la nature humaine in toto22:

Passer en revue tous les états dans lesquels un seul être humain particulier pourraitse trouver quand il croit qu’il y a de nombreux chats dans le voisinage est une tâche quin’est pas moins illimitée que de passer en revue toutes les cultures humaines ettous les modes de fixation de la croyance23.

L’élargissement de la notion de rationalité

9 L’illusion d’un modèle de l’organisation fonctionnelle de l’être humain24 en rejoint une

autre : celle visant à concevoir la rationalité comme pouvant être libérée de son aspect

normatif et intentionnel, en élucidant par exemple le rationnel en termes biologiques25

comme croit pouvoir le faire l’épistémologie évolutionniste. Certes, « nos conceptions de

la cohérence et de l’acceptabilité sont profondément ancrées dans notre psychologie ».

Elles dépendent de notre biologie et de notre culture26. Mais la propriété consistant à être

une procédure rationnelle n’est pas la même que la propriété d’être une procédure

promouvant la survie humaine27. « Si la rationalité était mesurée à sa capacité à

permettre la survie, alors les proto-croyances du cafard, qui nous préexiste depuis des

dizaines de millions d’années, pourraient bien plus sûrement prétendre à la rationalité

que la somme totale du savoir humain. » D’ailleurs, « il n’est nullement contradictoire

d’imaginer un monde dont les habitants ont des croyances totalement irrationnelles qui,

pour une raison quelconque, leur permettent de survivre, et un monde dans lequel les

croyances les plus rationnelles conduisent à une rapide extinction »28. Se représenter la

rationalité comme une espèce naturelle ou la réduire à son ancrage biologique relève

donc, pour Putnam, du « suicide mental »29 :

Le problème des discours sur la « naturalisation » de l’épistémologie est que bonnombre de notions clés – comprendre quelque chose, que quelque chose fasse sens,que quelque chose puisse être confirmé ou infirmé, ou dont on puisse découvrir quec’est vrai ou faux, ou même la notion de quelque chose de susceptible d’être énoncé– sont des notions normatives, et l’on n’a jamais vu clairement ce que cela veut direde naturaliser une notion normative ou partiellement normative30.

10 D’où la virulence de Putnam contre les tentatives physicalistes (ou matérialistes) de

réduction de la référence ou de la rationalité, que l’on retrouve dans son analyse de la

causalité : la relation de cause à effet ne se laisse pas décrire en termes uniquement

physiques ; c’est une notion conceptuellement relative. Supposons que la valve

permettant l’évaporation d’un autocuiseur se coince et que l’appareil explose : que

dirons-nous spontanément ? Que la cause de l’explosion vient de ce que la valve s’est

coincée. Nous ne dirons pas, par exemple, que « Delta est la cause de l’explosion », Delta

étant, par exemple, une irrégularité à la surface de l’autocuiseur de 0,1 cm de surface.

Pourtant, dans la « physique » de l’explosion, le rôle joué par la valve coincée et par Delta

est exactement le même. Pourquoi choisissons-nous pourtant de dire que le premier

énoncé est la « cause » de l’explosion, et tenons l’autre pour une simple « condition

d’arrière-plan » ? Parce que notre enquête sur la cause n’est pas désintéressée et que le

coincement de la valve joue un rôle décisif dans l’explication causale générale que nous

recherchons. Cette « relativité des causes par rapport à nos intérêts » indique clairement

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 43

que la causalité est, comme la référence, une notion épistémique qu’il est illusoire de

songer à réduire à des termes physicalistes d’où seraient éliminées l’intentionnalité et la

rationalité31.

11 Si la rationalité repose sur des « talents » (skills) complexes plus que sur des

« dispositions », on comprend qu’il soit difficile d’en faire la théorie32, d’en rechercher

quelque « essence platonicienne » qui en serait le « fond »33, ou que nos chances de

parvenir à « une théorie idéale de la rationalité, qui nous dirait quelles sont les conditions

nécessaires et suffisantes pour qu’une croyance soit rationnelle semblent très minces »34.

Certes, « le fait même que nous puissions parler de nos conceptions comme de

conceptions différentes de la rationalité suggère l’existence d’un Grenzebegriff, un concept

limite de la vérité idéale »35 ; mais cela revient bien à dire que « nous ne pouvons espérer

produire une conception plus rationnelle de la rationalité ou une meilleure conception de la

morale que si nous œuvrons dans notre tradition »36, et que la meilleure manière de la

« cerner est d’essayer d’en forger de meilleures conceptions philosophiques »37. Cela

implique aussi que toute théorie qui se la représenterait comme une méthode de tests et

d’algorithmes est vouée à l’échec. On ne saurait définir la rationalité à partir d’une liste

de critères, de canons ou d’algorithmes38.

Toute discussion sur la nature de la rationalité (qui est par excellence la tâche de laphilosophie) présuppose une notion de justification rationnelle plus large que lanotion positiviste et, en fait, plus large que la notion de rationalité critérielleinstitutionnalisée39.

12 Mais tout aussi réductionniste est la conception des relativistes contemporains, tels Paul

Feyerabend ou Thomas Kuhn, pour qui la rationalité se ramène à « ce que dit notre

culture locale »40. « Que la raison soit ce que les normes d’une culture locale la

déterminent chaque fois à être est une vision naturaliste inspirée par les sciences sociales,

l’histoire y compris »41, vision qui fait du relativisme une « tendance culturelle plus

dangereuse que le matérialisme » car il y a, à sa base, « un rejet de la possibilité de penser

»42.

La théorie selon laquelle la réalité est définie par un programme d’ordinateur idéalest une théorie scientiste inspirée par les sciences exactes ; la théorie selon laquelleelle est définie par les normes culturelles locales est une théorie scientiste inspiréepar l’anthropologie43.

13 Tout cela demande que nous revenions sur l’image que nous nous faisons de la science et

sur la supposée stricte démarcation entre science et non-science comme sur la supposée

suprématie de la science par rapport à d’autres formes de connaissance.

14 Il y a, en fait, beaucoup de vague dans le concept de « science empirique » et dans l’idée

qu’on s’en fait : comme limitée à la formulation de systèmes de lois d’où l’on dériverait

des énoncés fondamentaux ; ou comme décrivant des objets « observés » ou la réalité elle-

même ; ou encore comme suivant une méthode unique qui serait nécessairement

formalisée ou algorithmique44. Il n’y a pas d’ensemble de propriétés essentielles que

toutes les sciences auraient en commun45. Souvent on accepte une théorie en l’absence

d’autre possibilité sérieuse46. Un coup d’œil à l’histoire montre que le modèle de la

rationalité qui s’y exerce n’est pas le seul modèle du test, de la confirmation ou de

l’infirmation : croire qu’il n’y a qu’une méthode scientifique, c’est s’abriter derrière le

« fétichisme » de la méthode47. Il est donc temps de cesser d’espérer « un seul et unique

patron qui s’adapte à toutes les théories [...] ; si l’on veut faire de la philosophie de

manière informative, il faut descendre à un niveau plus “local” et moins “global” »48.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 44

15 Au demeurant, ignore-t-on que la science ne saurait se soustraire à des présupposés

métaphysiques ou esthétiques ? Qu’elle obéit à des valeurs telles que la « cohérence » ou

la « simplicité », et présuppose toujours des connaissances non scientifiques

« informelles » ? Qu’elle recherche dans ses explications non seulement la vérité mais la

pertinence ? Qu’elle est toujours « relative à nos intérêts » ? Bref, qu’elle s’inscrit toujours

dans un « espace pragmatique » où elle déploie toutes les ressources de l’imagination ?

Tant il est vrai que, dans le raisonnement, on doit faire place aux évidences

impondérables, « travailler sur des images » qui sont souvent, faute de théories, la seule

chose dont nous disposions, faire appel au besoin à des procédés littéraires (comme on le

fit toujours Darwin pour présenter ses théories), apprendre à « corriger notre jugement »49. La science implique donc tout autant une connaissance pratique qu’une connaissance

théorique : « La physique peut reposer sur le Verstehen tout autant que les sciences

sociales » ; ce pourquoi il est si nécessaire de lier la science à sa signification pratique et

sociale50.

16 Rendre possible le concept de « connaissance non scientifique », appliqué à la

philosophie, à l’esthétique, à la littérature, telle est la grande idée de Putnam ; mais

montrer aussi que, si la connaissance déborde la science, c’est parce que le domaine

pratique surgit dans un contexte de critique et de justification : s’il n’y a pas une « science

du bien-vivre », il y a bien une objectivité de l’éthique, et chaque personne saine d’esprit

croit qu’il y a des problèmes humains universels51 :

La croyance en l’existence de quelque chose comme la justice n’est pas unecroyance en l’existence de fantômes, et « le sens de la justice » n’est pas un « sixièmesens » qui nous permet de percevoir ces fantômes. La justice n’est pas quelquechose que l’on se propose d’ajouter à la liste des objets reconnus par la physique,comme les chimistes proposaient d’ajouter « phlogistique » à la liste des objetsreconnus par la théorie chimique. L’éthique n’est pas en conflit avec la physique, cequi est suggéré par le terme « non scientifique » ; il se trouve tout simplement que« juste », « bon » et « sens de la justice » sont des concepts d’un discours qui n’estpas réductible au discours physique [...] D’autres types fondamentaux de discours nesont pas réductibles au discours physique et ne sont pas pour autant illégitimes. Onpeut être a-scientifique en parlant de « justice » ou de « référence », sans être pourautant « non scientifique52.

Le primat de la pratique : le modèle pragmatiste

17 Or, que nous ne « cessions jamais d’apprendre sur la raison », que « l’intérêt pratique se

dégage de l’investigation en même temps aussi que l’intérêt cognitif », c’est ce qui ressort

d’abord des écrits de Kant, que Peirce avait déjà loué d’avoir su voir « le lien inséparable

qui existe entre connaissance rationnelle et finalité rationnelle », avant de se décrire

comme « un pur kantien, progressivement conduit de force, par étapes successives,

jusqu’au pragmaticisme »53. De même, Putnam dénonce le dénigrement dont Kant fait

l’objet : Kant ne mène pas « une réflexion irréaliste et a priori » ; il cherche moins à nous

« délivrer des règles détaillées » qu’à « nous donner une image normative de l’activité qui

consiste à parvenir à de telles règles ». Ce qui est pour lui « suprêmement important »,

« c’est la recherche du summum bonum, qu’on ne doit pas laisser dégénérer en une éthique

conséquentialiste »54. Aussi Kant n’est-il pas seulement le premier à indiquer la voie à

suivre en métaphysique55, en montrant l’incohérence de l’idée d’une « réalité

indépendante des concepts et de toute perspective »56, inaugurant ainsi une conception

« internaliste de la vérité »57 ; c’est aussi celui qui – en donnant un contenu nouveau à

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 45

l’égalité « par son concept profond d’autonomie, montrant ainsi le lien étroit entre

éthique et métaphysique », et le nécessaire rejet de toute « intuition rationnelle » pour ce

qui est des questions morales – a été le premier à introduire une conception de ce qui est

objectif, non pas d’un point de vue absolu mais « humainement parlant », « ouvrant ainsi

la voie d’une sorte de “réalisme interne” en philosophie morale »58.

18 Mais après tout, Peirce n’avait-il pas déjà dit de Kant qu’il n’était qu’« un pragmatiste un

peu confus »59 ? Putnam juge, pour sa part, que l’une de ses erreurs tient à sa conception

du bonheur comme « récompense » morale60. Et c’est vers ses « fils spirituels » qu’il se

tourne, les pragmatistes, revendiquant désormais l’appellation et leur dédiant de

multiples études de fond, même s’il dit davantage « argumenter dans l’esprit des

pragmatistes américains » que « présenter leurs arguments tels qu’ils se trouvent dans

leurs pages »61.

19 Appliquant à l’éthique l’argument d’indispensabilité appliqué par Quine à l’ontologie

scientifique, tous les pragmatistes, quels que soient leurs désaccords, ont souligné qu’il

n’existe pas de « philosophie première supérieure à la pratique, pas de point d’Archimède

à partir duquel nous pourrions soutenir que ce qui est indispensable dans la vie gilt nicht

in der Philosophie »62. Pour eux, en effet, parler du juste et de l’injuste, du bien et du mal,

du meilleur et du pire, est pareillement indispensable en science et dans la vie sociale et

privée. Mais ces jugements de valeur que nous ne pouvons manquer de faire ne sont pas

de pures questions de goût : dans nos délibérations, nous argumentons, nous avons

recours aux même lois logiques que celles que nous utilisons lorsque nous raisonnons sur

une question de théorie des ensembles.

20 Le pragmatisme va donc bien de pair « avec la critique d’un certain style de

métaphysique », mais pas avec son rejet systématique ; et il se soucie bien de vérité, et pas

seulement de ce qui « réussit en pratique »63. Il nous demande de ne pas confondre avec

de véritables arguments les « intuitions » erronées des métaphysiciens64 – comme celle (à

laquelle James et Dewey n’ont jamais cédé) d’une « opposition entre une philosophie

concernée par la question de savoir comment vivre et une philosophie concernée par des

questions techniques difficiles »65, qui a souvent pour effet le « fétichisme d’une méthode

qui suivrait des canons et des critères algorithmiques » et, corollairement, le scepticisme

à l’égard de l’objectivité des valeurs éthiques. En montrant que « fait, théorie, valeur et

interprétation sont tous interdépendants », l’idée centrale du « tempérament »

pragmatiste est de promouvoir une « vision tout simplement plus réaliste que la vision de

ceux qui essaient de nous convaincre que les dualismes familiers doivent être corrects »66.

21 Pour Dewey, « il n’y a pas de fondements : nous pouvons seulement partir de là où nous

sommes »67. Mais l’abandon de l’absolutisme ou de « impérialisme culturel » n’offre pas

comme seul choix possible-le relativisme68. Réfutant la conception de Bernard Williams

selon laquelle « l’idée d’objectivité éthique est métaphysiquement inacceptable », Putnam

défend l’idée, apprise de Dewey et de Peirce, que « les vraies questions doivent avoir un

contexte et un enjeu précis »69, et que la voie autre que le scientisme ou le scepticisme est

d’accepter la position « que nous sommes voués à occuper de toute façon, celle d’êtres qui

ne peuvent avoir un point de vue sur le monde qui ne réfléchisse pas nos intérêts et nos

valeurs, mais qui ne peuvent malgré tout s’empêcher de trouver que certaines visions du

monde – et, en l’occurrence, que certains intérêts et certaines valeurs – sont meilleures

que d’autres. Cela veut peut-être dire que l’on renonce à une certaine image

métaphysique de l’objectivité ; mais cela ne signifie pas que l’on renonce à penser

qu’existent ce que Dewey appelait “des résolutions objectives de situations

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 46

problématiques” – des résolutions à des problèmes qui sont situés en temps et lieu, par

opposition à une réponse “absolue” à des questions indépendantes de toute perspective.

Et cela suffit pour qu’il y ait de l’objectivité »70.

22 Il faut donc rejeter « l’idée d’une seule et unique théorie qui explique tout », « le rêve

d’une conception absolue unique du monde »71 et adopter une méthode qui n’a plus rien à

voir avec celle présente, par exemple, dans la conception inductiviste de l’enquête de

Carnap72 :

Pour Peirce ou pour Dewey, l’enquête est une interaction humaine coopérative avecun environnement, et ces deux aspects – intervention active ou manipulation activede l’environnement, et coopération avec d’autres êtres humains – sont vitaux. […]Les idées doivent être mises à l’épreuve si elles veulent démontrer ce qu’ellesvalent. Dewey et James ont suivi Peirce sur ce point73.

C’est l’expérience qui nous a appris, note Peirce, que la méthode d’autorité, la méthode de

ténacité et la méthode de ce qui est agréable à la raison ne marchent pas. Dans une veine

semblable, la Logique de Dewey conçoit la théorie de l’enquête comme un produit de

l’épistémologie comme hypothèse : nous avons appris quelque chose sur la manière de conduire

l’enquête en général, et que ce qui s’applique à l’enquête intelligemment menée s’applique à

l’enquête éthique en particulier74.

23 Ce caractère expérimental de la démarche explique, au demeurant, pourquoi en éthique

on ne « résout pas des problèmes » : on rend plutôt des « arrêts » ; on fait des « lectures »

(d’où l’aide apportée en ce domaine par la littérature). Si Putnam reproche à Dewey de

conclure trop vite du chevauchement des valeurs scientifiques et éthiques à une

continuité entre science pure et science appliquée, science et éthique75, là où, suivant

davantage Peirce, il voit un risque relativiste à ne pas maintenir une distinction entre les

deux, à renoncer à l’idée d’une « connaissance pure »76 et à s’en tenir à des « demi-

vérités »77, ou s’il estime que Dewey, par exemple dans sa critique des sciences sociales,

tend lui-même parfois à céder à une « métaphysique de la valeur »78, il n’en salue pas

moins le souci fondamental qui explique sur ce point l’attitude de Dewey :

La justification épistémologique de la démocratie, [laquelle est] non pas simplementune forme de vie sociale parmi d’autres formes de vie sociale envisageables, mais laprécondition à l’application pleine et entière de l’intelligence à la solution desproblèmes sociaux79.

Bref, l’idée que le besoin d’institutions démocratiques aussi fondamentales que la liberté

de pensée et d’expression découle des exigences de la procédure scientifique en général80.

L’un des soucis constants de Dewey a été cette « recherche d’une voie médiane entre la

métaphysique réactionnaire et le relativisme irresponsable »81.

24 C’est pourtant Peirce que Putnam crédite d’une perception aiguë de la « profondeur » du

problème de l’objectivité en éthique : il a montré que, si les justifications qui y ont cours

ne peuvent s’entendre en un sens uniquement instrumental, c’est parce qu’elles

présupposent une norme de la rationalité82. Dans The Doctrine of Chances83, Peirce fait voir

que « la rationalité instrumentale serait impossible s’il n’y avait pas des normes neutres

dont la prétention à l’acceptabilité rationnelle n’est pas simplement dérivée du fait qu’elles

nous aident à atteindre des buts particuliers un certain pourcentage de fois »84. Le cas

envisagé est le suivant : on doit choisir entre deux arrangements probabilistes. Dans

chaque arrangement, il faut choisir une carte dans un paquet de 25, qui ont été bien

mélangées et dont l’une a été spécialement désignée. Le résultat dépend dans les deux cas

de ce que l’on tire ou non la carte spécialement désignée. Dans l’arrangement A, on gagne

un désespoir éternel si c’est la carte en question que l’on tire, et le bonheur éternel dans

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 47

tous les autres cas, en sorte que les chances de parvenir à ce dernier état sont de 24

contre 1 ; dans le second arrangement, au contraire, c’est l’inverse, si bien que les chances

de gagner le désespoir éternel sont de 24 contre 1. Nous croyons tous qu’une personne

rationnelle choisirait l’arrangement A. Mais pourquoi, demande Peirce85 ? Sa réponse

consiste à dire que, même si en termes probabilistes (fréquentistes) nous n’avons aucune

raison de choisir plutôt l’un que l’autre dans un seul cas isolé, nous raisonnons en

fonction de ce qu’il serait raisonnable de croire à long terme et dans l’intérêt de la

communauté dans son ensemble. Ce qui nous guide dans notre choix, c’est donc sans

doute la norme utilitariste : agis toujours de manière à maximiser l’utilité estimée (règle

fameuse de la théorie de la décision qui s’applique à la majorité de cas de ce genre)86 ;

mais on ne pourrait comprendre le recours à cette règle si l’on ne présupposait pas que ce

que poursuit une personne rationnelle dans une action quelconque, c’est non pas son

propre bénéfice mais d’agir en accord avec la politique qui bénéficierait au bien-être de

tous les êtres rationnels dans l’infiniment long terme. Quelqu’un qui ne s’y intéresserait

pas serait, dit Peirce, « illogique dans toutes ses inférences »87. En d’autres termes, « on

ne peut être rationnel que si l’on s’identifie psychologiquement à toute une communauté,

en fait potentiellement infinie, de chercheurs »88. Même si Putnam avoue être un peu

« dérouté » par la solution de Peirce, et doute que dans toutes nos actions (par exemple si

l’on est soumis à la torture)89 cette perspective altruiste et personnellement désintéressée

(qui cadre bien, par ailleurs, avec les vertus « bouddhistes » d’abnégation que prônait

Peirce) puisse valoir, il n’en conclut pas moins que Peirce a vu la profondeur du

problème :

Même lorsque je cherche à parvenir à un but (dans une situation où il y a de toutefaçon un risque), la décision rationnelle quant à ce que je dois faire pour atteindremon but pratique dépend de ce que je reconnais la force contraignante de normesqui ne possèdent pas une justification instrumentale satisfaisante dans les termesde mes propres buts. […]. Les normes, comme la règle d’utilité estimée, ont étédécouvertes non pas par simples essais et erreurs, mais par la réflexion normative surnotre pratique90.Dire que quelque chose est rationnel n’est pas « simplement » le décrire en accordavec quelque algorithme ou autre. Si je dis que croire quelque chose ou agir d’unecertaine manière est rationnel, alors, toutes choses égales par ailleurs, je« recommande » cette croyance ou ce genre d’action91.

25 C’est pourtant chez James que Putnam dit trouver parfaitement développée cette double

nécessité de faire appel, dans nos choix pratiques, à « une obligation non dérivée,

primitive, de quelque espèce d’être raisonnable »92 et de faire le lien entre les obligations

et les personnes concrètes93. Si « la figure de William James [...] est une figure qui, tout

bonnement, ne s’en ira pas », et s’il est « le plus grand défenseur du pragmatisme », c’est

certes parce qu’il a déployé des arguments intéressants sur l’humanisation possible de la

vérité, et élaboré avec son empirisme radical une conception de la perception que Punam

juge de plus en plus féconde94. Mais c’est peut-être par-dessus tout parce que ce qui guide

James, tant en épistémologie qu’en métaphysique, ce sont des « faims réelles », le souci

qu’il a des êtres humains, et cette vision remarquable (exprimée dans sa « religion

mélioriste »95) qu’il a eue d’un lien profond entre vérité, réalité et communauté96 : James

a su montrer que si la vérité présuppose la communauté, la communauté ne suffit pas.

La “vérité” d’une secte khomeyniste n’est pas digne de ce nom, parce qu’elle neréagit à rien si ce n’est à la volonté du leader97.

26 « Du début jusqu’à la fin, la motivation de James fut en dernière analyse éthique98. » Il a

su montrer « l’impossibilité de constituer à l’avance le dogme d’une éthique » et rappeler

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 48

qu’il « ne saurait exister de vérité finale, aussi bien dans le domaine moral que dans le

domaine physique, tant que le dernier homme n’aura point terminé le cours de ses

expériences et tant qu’il n’aura point dit son dernier mot »99. Bien qu’il n’y ait pas de

« nature morale des choses », d’ordre moral abstrait, et que le philosophe moral ne

puisse, dans son enquête, introduire l’un ou l’autre de ses idéaux100, James ne cède

pourtant pas au pessimisme. Comme le rappelle Putnam, « la philosophie morale de James

a un principe fondamental qui est quasiment a priori : […] les faits relatifs à ce qui rendra

ou non heureux les êtres humains sont importants pour déterminer ce que sont dans le

détail nos obligations »101. Ce principe est que « non seulement une obligation ne saurait

exister sans une revendication réelle faite par une personne concrète, mais qu’il y a

obligation partout où il y a revendication »102. Or ce n’est pas quelque algorithme qui

satisfera ces demandes : nous devons plutôt chercher à « attribuer le degré le plus élevé

aux idéaux qui triomphent au prix des moindres sacrifices, ou dont la réalisation entraîne la

destruction du plus petit nombre possible d’autres idéaux »103. Cela suppose que nous

soumettions constamment nos principes à la correction, au vu des expériences nouvelles

que nous faisons104. Quels que soient nos choix, quelle que soit la sincérité de nos efforts,

nous devons donc toujours « écouter les cris des blessés » : chercher « une conception du

monde, c’est-à-dire une position métaphysique et épistémologique, qui fasse place et

donne sens à notre vie morale », c’est en cela que réside « l’impulsion morale » de James105.

27 Ainsi, même en épistémologie et en éthique, c’est d’abord le souci qu’a James des êtres

humains comme de membres interdépendants d’une communauté qui guide chacun de

ses pas106. Aussi, plus que Peirce, le nominaliste humaniste qu’est James est-il soucieux de

montrer l’accessibilité plus que l’indépendance du vrai. Là où Peirce refuse d’appliquer à

l’éthique les conclusions de son épistémologie, James considère qu’il n’y a pas lieu de

distinguer la vérité en morale (ou humainement parlant) et la vérité dans les sciences : la

vérité humainement parlant est tout ce dont nous disposons. D’où l’accent mis par James

sur la nécessité d’éviter l’autoritarisme, d’écouter les cris des blessés, mais aussi d’être

passionné (sans fanatisme) lorsqu’il s’agit de promouvoir des conceptions morales,

religieuses et politiques. James essaie de « changer notre sensibilité philosophique »107,

convaincu que tout est affaire de tempérament108 – et de tempérament pluraliste, ce qui

chez lui a moins des connotations irrationalistes (le pluralisme est soumis à l’épreuve de

la critique, à l’expérimentation) que ce n’est censé montrer à quel point la barbarie et

l’indélicatesse peuvent rendre aveugles à certains traits importants de la réalité. Comme

le note Putnam, de même que « Peirce était convaincu que la science continuerait à

progresser si seulement nous restions fidèles à l’esprit du faillibilisme et continuions à

nous livrer à l’abduction et à l’éthique », de même « James n’est pas moins convaincu que

le progrès social résultera de ce même esprit de faillibilisme et des efforts constants que

nous consacrerons à l’élaboration et à la défense passionnée d’“idéaux” »109. Le

pragmatisme de James a, en ce sens, des aspects proches de l’existentialisme : le vrai est

de faciendo et non de facto ; nous sommes soumis au double impératif de prendre

personnellement parti, et d’essayer de faire partager nos idéaux, sans croire toutefois

qu’ils sont dans la nature des choses ou définitifs. C’est là, comme le souligne Putnam110,

le tour américain donné par le pragmatisme à l’existentialisme : penser qu’on peut, avec

le progrès de l’espèce, aller vers le meilleur.

28 On peut juger qu’il s’agit d’une version trop « romantique » (termes mêmes de James) du

pragmatisme, soit (avec Putnam) qu’il n’est pas de réponse plus profonde au scepticisme

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 49

que cette perspective jamesienne de l’expérience humaine partagée. Mais le pragmatisme

a décidément pris un visage humain.

NOTES

1. RP, 242.

2. RP, 242.

3. Putnam, « Richard Rorty et le relativisme », in Cometti (dir.), Lire Rorty, 1992, p. 131.

4. « Que le relativisme (total) soit incohérent est un truisme chez les philosophes. Après tout,

n’est-il pas évidemment contradictoire de soutenir un point de vue tout en prétendant qu’aucun

point de vue n’est meilleur qu’un autre ? […] Si tous les points de vue se valent, pourquoi le point

de vue que le relativisme est faux ne vaut-il pas tous les autres ? » (RTH, 135-136) ; cf. PNNR, 24-25 ;

« Beyond Historicism », PP-3, 288 ; RPh, 67, 89 et 177.

5. RHF, 134-135.

6. RHF, 10.

7. RHF, 11.

8. RR, 31sq.

9. RR, 32.

10. RR, 37sq.

11. RR, 39.

12. RR, 40.

13. RR, 43.

14. Il explique son rejet des machines de Turing comme modèle de l’esprit dans « Philosophy and

Our Mental Life », chapitre 14 de PP-2 ; cf. les chapitres 5 et 6 de RR, et p. 190sq. ; WL, chap. 20-24.

15. WL, 444.

16. RR, 128.

17. RR, 128.

18. WL, 445 ; RR, 88sq.

19. Putnam rejette pareillement (1) la division proposée par Fodor et Block entre contenu

« étroit » (ou contenu mentaliste, s’identifiant avec le « rôle conceptuel » (RR, 88-89) qu’il joue

dans les phrases, lequel peut être entièrement décrit de manière syntaxique) et contenu large (la

composante référentielle), et (2) les tentatives sociofonctionnalistes (R. Boyd) étendant la notion

d’état computationnel à des aspects de l’environnement (RR, 90-103).

20. RR, 131sq.

21. RR, 155.

22. RR, 150-158. Cela vaut aussi pour les théories plus sophistiquées (celle de Putnam lui-même)

ou de Lewis (qui fait appel à la psychologie populaire) examinées au chap. 5 de Représentation et

réalité.

23. RR, 169 & 174.

24. MMS, 62.

25. WL, 493.

26. RTH, 66-67 ; MMS, 105. Les réserves à l’égard de l’épistémologie évolutionniste (RHF, 125-126,

WL, LXIII, 466sq.) n’enlèvent rien aux mérites de Darwin, qui a su rompre avec le cadre rigide des

« espèces » pour souligner les « variations individuelles » (RHF, 424-425) et le caractère

« historique des espèces » (WL, 75-78), permettant moins de rompre avec l’aristotélisme, dont

« l’intuition selon laquelle les objets ont une structure est juste », que de souligner que « ce qui

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 50

compte comme structure est relatif aux manières dont nous interagissons avec elle », que

« l’intentionalité et la structure du monde et la structure du langage sont toutes intimement

liées » ; en conséquence de quoi « l’espoir de réduire la notion d’intentionnalité à une notion

métaphysique de structure ou de “forme” qui serait elle-même dénuée de présupposé

intentionnel est illusoire » (WL, 79). Putnam y voit notamment la supériorité de la théorie de

l’évolution sur la perspective « moléculariste », qui considère la « nature » en fonction du type

d’ADN incarné (WL, 77-79).

27. Putnam est aussi critique à l’égard des tentatives de définition de l’acceptabilité rationnelle

en termes de fiabilité (est rationnelle une croyance à laquelle on parvient en recourant à une

méthode fiable) (PNNR, 21) comme celle d’Alvin Goldman, Justification and Knowledge, Cornell 1978.

28. PNNR, 19-20.

29. RTH, 143 ; PNNR, 39 & 41.

30. WL, 260.

31. TMFR, 37-39 ; RPh, 48 ; WL, 492-493. Voir aussi RHF, chap. 5, et, dans un registre assez voisin, le

retour que prône Putnam à un modèle aristotélicien de l’esprit (chap. 2 et 3 de WL, 284sq., 358sq.).

On peut toutefois se demander s’il suffit d’insister sur le nécessaire découpage effectué au niveau

des causes par l’esprit pour démontrer la moindre (voire la non-)réalité de la cause.

32. MMS, 70.

33. C’est une des raisons pour lesquelles Putnam considère qu’en dépit des points communs qu’il

reconnaît entre sa démarche et celle d’auteurs comme Habermas ou Apel (que Putnam appelle

Monsieur a priori, PNNR, 72-73), il y a entre eux et lui une différence profonde (PNNR, 72sq.) :

« Vouloir énoncer quelque chose comme la “raison communicationnelle”, c’est, à mes yeux,

encore vouloir donner le fond de la raison », en un mot entrer dans une démarche métaphysique.

34. RTH, 120.

35. RTH, 239.

36. RTH, 238.

37. RTH, 121.

38. RTH, 121.

39. RTH, 129.

40. RTH, 128sq.

41. PNNR, 23-24.

42. PNNR, 25.

43. RTH, 142-143 ; PNNR, 24-25.

44. WL, 481, 484, 471, 484-489, 482.

45. WL, 471-472.

46. WL, 468.

47. TMFR, 72.

48. WL, 478.

49. TMFR, 75-76 ; MMS, 72, 76, 84, 42, 44-45 ; WL, 270 ; PNNR, 64 ; RHF, 424.

50. MMS, 85, 74, 92.

51. MMS, 84-85 ; WL, 191.

52. RTH, 163.

53. Peirce, 5.412 ; 5.452.

54. RHF, chapitre 13, p. 374-5.

55. RTH, 60.

56. RHF, fin chap. 10.

57. RTH, 60.

58. TMFR, 44 & 52. Sur l’influence de Kant dans les écrits de Putnam, voir l’introduction à RHF par

James Conant, p. 22sq.

59. 5.525.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 51

60. RHF, 376.

61. WL, 161.

62. WL, 151sq., 154.

63. WL, 160, 155.

64. WL, 156.

65. POQ, 22.

66. POP, 19.

67. WL, 201.

68. Cf. la critique de la vision absolutiste de Mackie, WL, 156-160.

69. RHF, 349.

70. RHF, 351.

71. RPh, 2-3.

72. WL, 170-171.

73. POP, 70-71.

74. RPh, 186.

75. WL, 174, 204.

76. WL, 204-205 ; cf. Dewey, Logique, p. 536-7.

77. RHF, 221-222.

78. WL, 209 ; RPh, 196-197.

79. RPh, 180.

80. RPh, 189. Cometti, 1994, p. 419-428. Putnam salue aussi le fait que Dewey, plus que tout autre,

a été attentif aux dimensions sociales et politiques du pragmatisme ; cf. Dewey, Logique, p. 592.

81. DL, 447.

82. WL, 166. Cf. Tiercelin, 1993b, 369-384.

83. Peirce, « The Doctrines of Chances », in Writings of C. S. Peirce Indiana UP, vol. 3, 1982,

p. 276-289.

84. WL, 160.

85. Peirce, « The Doctrine of Chances », op. cit., p. 282.

86. WL, 161.

87. TMFR, 80-84.

88. TMFR, 83.

89. WL, 164.

90. WL, 168.

91. WL, 167.

92. TMFR, 84-5. Il n’est pas sûr que, sur ce point, Putnam ne sous-estime pas chez Peirce la part

que jouent l’instinct et le sentiment dans le choix pratique ; cf. Hookway, 2000, p. 236-249.

93. Depuis RTH, les textes de Putnam consacrés à l’éthique ainsi qu’au lien entre le pragmatisme

et la morale se sont multipliés : TMFR, Lectures III & IV ; RHF, chap. 10 à 16 ; RPh, chap. 5, 7 & 9 ;

WL, partie III.

94. POQ, 5, 6, 21.

95. Idée jamesienne selon laquelle morale, religion et science se rencontrent dans l’affirmation

de la variété de l’expérience et de l’activité libre de l’esprit pour une adaptation de l’homme à un

monde qui, avec le progrès de l’espèce, ne peut aller que vers le meilleur.

96. RHF, 420.

97. RHF, 420.

98. RHF, 401. Robert G. Meyers a contesté cette interprétation en notant que James n’a écrit qu’un

seul texte sur l’éthique : « Les moralistes et la vie morale » (WB, 200-229). Voir Robert G. Myers,

« Putnam and the Permanence of Pragmatism », Transactions of the C. S. Peirce Society, 1998,

vol. XXXIV, no°2, 346-365, p. 351, et la réponse de H. Putnam et R. A. Putnam, « The Real William

James : A Response to Robert Meyers », ibid., 366-381.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 52

99. WB, 200.

100. WB, 208-9, 211, 214.

101. RHF, 402.

102. James, « Les moralistes et la vie morale », WB, 210 (traduction modifiée) ; cité par Putnam (

RHF, 402), qui observe à ce propos que, si l’on trouve de fortes résonances utilitaristes dans

l’éthique jamesienne, on y trouve aussi de forts accents kantiens.

103. WB, 220.

104. Voir aussi « Le Dilemme du déterminisme », WB, 165.

105. Cf. WB, 191-192.

106. RHF, 401sq.

107. RHF, 410, 414.

108. C’est encore ce qui empêche de faire de James un « utilitariste » au sens classique du terme.

109. RHF, 411.

110. RHF, 417.

INDEX

Mots-clés : fonctionnalisme, Hilary Putnam, mentalisme, pragmatisme, rationalité,

réalisme, vérité, William James

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 53

Chapitre 4. Vers le réalisme naturel

La menace relativiste

1 En dépit du visage humain que prend dès lors le réalisme pragmatique (ou peut-être à

cause de lui), c’est bien toujours moins le réalisme métaphysique que le relativisme irra

tionaliste qui constitue le risque majeur. Car suffit-il de dire que le relativisme est

autoréfutant pour démontrer que la relativité conceptuelle est réellement différente du

« pragmatisme » d’un Rorty1 ? Pour vaincre toute tentation relativiste, il faut donc plus

que jamais atténuer la dimension épistémique de la vérité, et redire ce qu’il y a de juste

dans l’intuition réaliste :

Dans Raison, vérité et histoire – précise Putnam dans Représentation et réalité – j’aiexpliqué mon idée ainsi : « La vérité est l’acceptabilité rationnelle idéalisée. » Cetteformulation a été prise par beaucoup comme signifiant que l’« acceptabilitérationnelle » (et la notion de « situation épistémique meilleure ou pire », que j’aiégalement utilisée) était supposée (par moi) être plus fondamentale que la « vérité » ;que je proposais une réduction de la vérité à des notions épistémiques. Rien n’étaitplus éloigné de mes intentions. La suggestion est simplement que la vérité etl’acceptabilité rationnelle sont des notions interdépendantes. Malheureusement, dansRaison, vérité et histoire, je n’ai donné des exemples que d’un côté del’interdépendance : des exemples sur la manière dont la vérité dépend del’acceptabilité rationnelle. Mais il est clair à mes yeux que l’interdépendance jouedes deux côtés : qu’une situation épistémique ait ou non la moindre valeur dépendhabituellement de ce que de nombreux énoncés différents sont ou non vrais2.

En un mot, si la suggestion qui constitue l’essence du « réalisme interne », « c’est que la

vérité ne transcende pas l’usage », il importe de ne pas donner une lecture réductrice de

celui-ci3, car « c’est une propriété de la vérité que le fait qu’une phrase soit vraie est

logiquement indépendant de la question de savoir si la majorité des membres de la

culture croient qu’elle l’est »4.

2 Sans doute est-ce la raison pour laquelle, dans les Dewey Lectures, après avoir une nouvelle

fois salué l’effort de James pour montrer le lien entre le monde et les intérêts de ceux qui

le décrivent, Putnam admet qu’il ne peut se ranger complètement de son côté (mais pas

non plus du côté de son critique réaliste traditionnel) car, s’il est vrai que « le monde est

ce qu’il est, indépendamment des intérêts de ceux qui le décrivent », il n’empêche que

« ces intérêts font eux-mêmes partie du monde » et que « la vérité concernant ces

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 54

intérêts serait différente si ces intérêts étaient différents »5. Toutefois Putnam reconnaît

« être d’accord » avec ce que fait remarquer la tradition réaliste : « Lorsque je parle de

quelque chose qui n’est pas causalement touché par mes propres intérêts – par exemple,

lorsque que je fais remarquer qu’il y a des millions d’espèces de fourmis dans le monde –,

je puis aussi dire que le monde serait le même de ce point de vue, même si je n’avais pas

ces intérêts, n’avais pas donné cette description, etc. » Et c’est ce qui lui fait « déplorer la

suggestion de James selon laquelle le monde que nous connaissons est dans une mesure

indéterminée le produit de notre propre esprit »6, ou encore de ses « errements

panpsychistes ou idéalistes »7.

3 C’est ce refus du réductionnisme qui anime les critiques conjointes que fait Putnam du

relativisme culturaliste rortien et des définitions « formalistes » de la vérité, qui

s’imaginent avoir « résolu » ou « dissous » le problème de la vérité – que ce soit sous leur

forme sémantique (Tarski), redondantiste (Ramsey, Field)8, ou déflationniste (Horwich)9.

D’un côté, en effet :

Je ne crois pas que nombreux seraient les philosophes qui considéreraient leproblème de la vérité comme résolu s’ils devaient admettre que la solution impliqueque ce qui est juste (rightness), en un sens objectif quelconque, est une propriétéculturellement relative. (En particulier, les relativistes culturels eux-mêmes necessent pas de croire que leurs propres conceptions sont justes simplement parcequ’ils ne reçoivent pas l’accord de leurs « pairs culturels ».10)

Mais, de l’autre aussi, pour préserver l’intuition réaliste il faut aller plus loin. Ainsi se

confirment les réticences à l’égard de la sémantique vérificationniste, anti-réaliste de

Dummett à propos des énoncés sur le passé, ou des énoncés qui semblent bien être

totalement transcendants à la reconnaissance, par exemple : « Il ne se trouve pas y avoir

d’extraterrestre intelligent11. » Putnam va désormais émettre les plus grandes réserves à

l’égard de toute la théorie « formaliste » qui, selon lui, oublie purement et simplement

qu’il y a quelque chose de substantiel dans la notion de vérité, comme il le développe dans

deux articles de Words and Life12 . Rorty aurait-il raison d’accuser Putnam d’être devenu,

« à la fin du siècle, un réaliste métaphysique » ?

4 Tout le problème est donc à présent de maintenir l’intuition réaliste sans revenir au

réalisme métaphysique. Et c’est à quoi est censé répondre le réalisme « naturel » ou

«pragmatique », qui va se traduire (1) par une accentuation de l’appartenance au

mouvement pragmatiste ; (2) par une extension, parallèlement, du mouvement (dont les

héros sont Wittgenstein, Dewey et James, mais aussi Aristote, Husserl, ainsi que John

Austin) ; (3) par le refus de l’interprétation de Wittgenstein (notamment à la suite de

Kripke) comme philosophe sceptique, mais au contraire par l’adoption de l’interprétation

réaliste, proposée par des auteurs comme Cora Diamond ; (4) enfin, et surtout peut-être,

par l’insistance sur la nécessité d’une réflexion sur la perception pour comprendre la

manière dont le langage « s’accroche » au monde.

Le réalisme naturel et la perception

5 C’est essentiellement dans les trois Dewey Lectures que Putnam développe ce qu’il appelle

non pas une « position philosophique » mais, reprenant une expression de James, « le

réalisme naturel du commun des mortels »13. Le réalisme naturel n’est pas, en toute

rigueur, un réalisme direct, du moins si l’on entend par là le simple fait d’avoir des

expériences (visuelles, par exemple). Il implique une réforme bien plus radicale dans la

façon de penser qui a dominé la réflexion philosophique et la recherche scientifique sur la

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 55

perception depuis le XVIIe siècle : que nous rejetions l’idée « fatale » d’une « interface

entre nos facultés cognitives et le monde extérieur – ou, pour le dire autrement, l’idée

que nos facultés cognitives ne peuvent pas atteindre complètement les objets eux-

mêmes »14. Pour le réaliste naturel, « accomplissant un voyage du familier au familier »,

les choses du monde extérieur sont réellement expérimentées, et pas seulement au sens où

elles sont cause d’expériences, de qualia ou d’impressions qui seraient de simples

affections de notre subjectivité15. Putnam reprend ici des analyses de John McDowell dans

Mind and World et s’en démarque. La thèse de McDowell (inspirée de Kant, mais aussi de la

Phénoménologie de l’esprit de Hegel) est en effet que des capacités conceptuelles sont déjà à

l’œuvre dans la réceptivité elle-même. L’esprit est ce réseau de capacités, d’aptitudes à la

pensée active, critique et responsable, « un réseau qui gouverne rationnellement les

réponses en quête de compréhension que nous donnons aux impacts du monde sur la

sensibilité »16. Pour que les expériences puissent, en effet, avoir des relations rationnelles

au jugement, il faut supposer que la spontanéité est déjà incluse dans la réceptivité. Mais,

simultanément, pour donner sens à la notion même de contenu empirique, il faut que le

libre exercice de nos capacités conceptuelles soit contraint de l’extérieur par l’action de la

réalité. C’est la seule manière, pense McDowell, d’éviter les conséquences idéalistes de la

doctrine kantienne, qui a conduit au scepticisme sur le monde extérieur et au solipsisme.

6 Putnam admet à son tour que les impressions doivent être en quelque sorte

transparentes, constituer par elles-mêmes une ouverture sur le monde, et pas seulement

en vertu de la propriété qu’elles possèdent de renvoyer à des états de choses externes qui

(dans les conditions normales) en constituent les causes, mais en vertu du fait qu’elles ont

déjà, au stade le plus primitif, un contenu conceptuel. S’appuyant sur le James des Essays

in Radical Empiricism, et plus encore sur Austin dans Sense and Sensibilia17, Putnam soutient

que, pour s’en sortir, il faut retrouver une « seconde naïveté » qui apprécie pleinement

les difficultés notées par les philosophes du XVIIe siècle, mais les dépasse au lieu d’y

succomber. Une position qui soit telle que les difficultés ne nous obligent pas à rejeter

l’idée que, dans la perception, nous sommes en contact – un contact non médiatisé – avec

notre environnement. Putnam précise que le rejet du « cartésianisme cum matérialisme »

ne signifie pas le retour au dualisme cartésien lui-même. Refuser d’identifier l’esprit avec

le cerveau ne nous oblige pas à penser que c’est une partie immatérielle de nous : parler

d’esprit, c’est parler de certaines capacités que nous possédons, capacités qui dépendent

certes de notre cerveau et de toutes sortes d’interactions entre l’environnement et

l’organisme, mais qui ne doivent pas être expliquées de façon réductive en utilisant le

vocabulaire de la physique ou de la biologie, ou même le vocabulaire de l’informatique18.

7 Mais l’abandon de la conception interface de la perception doit aussi aller de pair avec

l’abandon de la conception interface liée à la conception elle-même. Imaginons un cerf en

train de brouter dans la prairie. Quelle imagerie traditionnelle s’attache à un tel

événement mental ? Imaginer le cerf, pense-t-on habituellement, c’est former une sorte

d’« image mentale », censée jouer exactement le même rôle que celui que jouaient les

impressions conçues comme interface dans l’analyse traditionnelle de la perception. On la

conçoit comme entièrement interne à l’esprit, domaine où naturellement il n’y a pas de

cerf, et comme étant en connexion, causalement ou mystérieusement, avec le cerf et la

prairie « qui sont là au-dehors ». Mais revenons sur la célèbre expérience du canard-lapin

de Wittgenstein19 : le dessin physique n’est pas, en lui-même, un dessin de canard ou de

lapin ; il peut être vu des deux façons. Il est pourtant très difficile de former une «image

mentale » qui soit ambiguë comme l’est le dessin. Ce que Wittgenstein voulait en partie

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 56

montrer par cet exemple, selon Putnam, c’est que les « images mentales que nous

pouvons former lorsque nous pensons à (ou nous souvenons de) quelque chose ne

ressemblent pas du tout à des images physiques. On ne peut pas penser à “l’image

mentale” impliquée dans le fait d’imaginer le cerf dans la prairie comme une image dans

laquelle on doit lire une interprétation, pas plus qu’on ne doit penser à l’expérience

visuelle du dessin du canard-lapin comme si c’était un second dessin de canard-lapin, qui

se trouve être cette fois mental au lieu d’être physique »20.

8 C’est exactement la même chose s’agissant des mots et des phrases lorsque l’on pense21.

Nous savons tous que les mots et les phrases d’un langage ne tirent pas d’eux-mêmes leur

signification : les mots « la neige est blanche » pourraient avoir signifié « le carburateur

est encrassé» si l’histoire du français avait été différente. Mais nous savons en outre que,

lorsque nous connaissons bien et utilisons un langage, il devient le véhicule de notre

pensée et non quelque chose que nous traduirions mentalement dans un autre langage

plus familier. Contrairement à ce que sous-entend Rorty, nous ne faisons pas l’expérience

des mots et des phrases du langage comme de « marques et de bruits » dans lesquels il

faudrait lire une signification : « Lorsque nous entendons une phrase dans un langage que

nous comprenons, nous n’associons pas un sens à un motif de signe (sign-design) ; nous

percevons le sens dans le motif du signe.22 » Il ne faut donc pas considérer l’esprit comme

extérieur au langage, mais comme directement présent en lui, à l’opposé de la conception

du langage comme code.

Les implications du réalisme naturel

9 Tout ceci a trois implications d’importance.

10 (1) Relativement d’abord à la conception même de la signification. Si comprendre un

langage n’est autre chose que cette forme de perception immédiate du sens découlant de

notre immersion dans une pratique publique, selon une conception wittgensteinienne de

la signification comme « physionomie », alors il devient presque inutile de chercher à

rendre compte de cette capacité, à tout le moins de fonder une analyse de la signification

qui en ferait le produit de quelque théorie implicite possédée par les locuteurs : la

compréhension du langage n’a rien à voir avec une forme de connaissance fondée23. Cela

se traduit, chez Putnam, par une réinterprétation en termes wittgensteiniens des

« usages » et des « règles », désormais à entendre comme des formes de vie :

Apprendre à utiliser des mots ressemble plus à apprendre à jouer d’un instrumentde musique qu’à extraire des racines carrées. La sensibilité entre en jeu, ainsi que larationalité informelle, et il y a place pour la créativité individuelle24.

11 (2) Relativement à la conception de la vérité elle-même, Putnam revient sur l’idée encore

défendue dans Le Réalisme à visage humain, selon laquelle « s’il y a bien une intuition forte

du “réalisme” dont on ne devrait pas se défaire, c’est que la vérité est bien en effet une

propriété »25 :

L’autre solution correcte que celle qui consiste à penser à la vérité comme à une« propriété substantielle » à la réaliste métaphysique, n’est pas de penser que nosénoncés sont de simples marques ou bruits que notre communauté nous a appris àassocier à leurs conditions de vérification concluantes (comme dans la versiondummettienne de l’ « anti-réaliste global »), ou à associer à un « comportement deparis » d’une manière qui soit « une fonction des circonstances observables »(comme dans la version de Horwich). L’autre solution correcte, c’est de reconnaîtreque les énoncés empiriques font déjà certains postulats sur le monde – toutes sortes

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 57

de postulats très différents sur le monde –, qu’ils contiennent ou non les mots « estvrai ». Ce qui est erroné dans le déflationnisme, c’est qu’il ne peut à proprementparler pas intégrer le truisme selon lequel certains postulats sur le monde sont (passimplement assertables mais) vrais. Ce qui est juste dans le déflationnisme, c’estque, si j’asserte que « il est vrai que p », alors j’asserte la même chose que si j’assertesimplement p. La confiance qui est la nôtre, lorsque nous faisons des énoncés sur lepassé, que nous disons quelque chose dont le caractère juste ou erroné dépend de lamanière dont les choses étaient alors (lorsque nous soutenons, par exemple qu’« ilest vrai que Lizzie Borden a tué ses parents à la hache »), n’est pas quelque chosequi nécessite l’idée métaphysique qu’il y a une « propriété substantielle » dontl’existence sous-tend la possibilité même de notre utilisation du mot « vrai »26.

12 Ainsi voit-on Putnam interpréter encore différemment le « vérificationnisme » propre au

pragmatisme et insister sur la nécessité de l’entendre en un sens « très libéral »27,

différent de celui qu’il revêt dans le positivisme logique : le vérificationnisme

pragmatiste, comme on l’observe chez Peirce, souligne la notion de « communauté », le

refus d’un fondement « incorrigible »28, la non-nécessité d’une vérification concluante, la

possible pertinence d’énoncés métaphysiques. La maxime pragmatiste ne fut-elle pas

conçue à l’origine comme s’appliquant à des systèmes métaphysiques éthiques et

religieux, dont on ne peut espérer tester isolément les assertions, mais auxquelles on peut

espérer appliquer le principe de vérification29 ? Même si Peirce et, avec lui, les

pragmatistes restent encore trop victimes de l’idée qu’il y a quelque chose que nous

parviendrions finalement à découvrir si l’enquête était indéfiniment prolongée, il y a toutefois

une « intuition » forte dans le vérificationnisme sous sa version pragmatiste : « qu’il y a

un lien conceptuel entre le fait de saisir un concept empirique et être capable de

reconnaître une explication perceptuellement justifiée de ce concept »30. Comme Putnam

le montre à propos de James, « savoir, par exemple, ce que c’est que vérifier qu’il y a une

chaise en face de moi, implique de savoir à quoi les chaises ressemblent, pour quoi nous

les utilisons, et quel effet cela fait de s’y asseoir. Mais quelqu’un qui n’aurait pas ces

aptitudes – car ce à quoi revient cette connaissance se résume simplement à la possession

d’une série d’aptitudes pratiques — ne manquerait pas seulement de l’aptitude à confirmer

l’affirmation : “Il y a une chaise en face de moi” ; une telle personne manquerait du

concept même de chaise et, partant, manquerait de l’aptitude à comprendre ce que c’est

pour “Il y a une chaise en face de moi” que d’être vrai31. » Non qu’il faille pour

comprendre « tout » énoncé, savoir comment le confirmer. Mais :

Même si on prend un énoncé qu’on ne sait pas du tout confirmer (« il n’y a pasd’intelligence extra-terrestre »), le fait est que les concepts employés sont desconcepts qui figurent dans d’autres énoncés plus simples que nous savons commentvérifier. Notre aptitude à comprendre un tel énoncé « invérifiable » n’est pas uneaptitude autonome. Comprendre ce qu’est dans n’importe quel cas la vérité etcomprendre ce qu’est la confirmation sont des aptitudes interchangeables, et c’estlà quelque chose que les pragmatistes furent les premiers à voir. Même s’ilsformulèrent leurs idées trop simplement. Il se peut que la théorie de la vérité deJames ait été fausse, mais il savait parfaitement bien la différence entre la vérité etla confirmation, et il ne confondait pas les deux. Ce qu’il croyait, c’est que, puisquenos affirmations tirent leur substance des rôles qu’elles jouent dans notre vie, uneanalyse de la vérité tirera sa substance de l’analyse conjointe de la manière deparvenir à la vérité. Comme il le dit lui-même : « Si je vous dis comment vousarriverez à la gare, est-ce qu’implicitement je ne vous fais pas connaître ce qu’estcette gare, l’existence et la nature de cet édifice32 ? »

13 C’est pourquoi « dans la grande majorité de nos assertions quotidiennes, des assertions

portant sur les objets, les personnes et les animaux familiers avec lesquels nous

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 58

interagissons, la vérité et l’acceptabilité rationnelle idéalisée coïncident. La raison pour

laquelle elles coïncident si souvent n’est pas, toutefois, que la vérité signifie

l’acceptabilité rationnelle idéalisée, mais que, premièrement, il est inscrit dans notre

image du monde lui-même que ces énoncés peuvent être vérifiés dans des conditions

suffisamment bonnes (quand ils sont vrais) ; et, en second lieu, l’existence des énoncés de

cette sorte est un préalable à notre capacité de comprendre le moins du monde un

langage »33. Cela revient à dire, conformément à l’héritage pragmatiste34, que « les

vérités conceptuelles dépendent non seulement de l’interprétation de mots mais aussi de

l’interprétation de formes de vie »35. Les pragmatistes insistent non seulement sur

l’interdépendance de notre saisie d’énoncés de vérité et de notre saisie de la vérification,

mais aussi sur l’interdépendance de nos aptitudes conceptuelles et de nos aptitudes

pratiques ; c’est ce qui est au cœur du pragmatisme36.

14 3) Relativement cette fois, au problème de la perception : nous ne sommes plus tenus par

(et même nous devons rejeter) la théorie causale de la perception37. Il nous faut dire que

nous sommes non pas causalement mais cognitivement reliés aux objets de l’expérience.

Comme le montre, en effet, l’interpénétration ou l’imbrication fait/valeur, théorie38, il

n’y a pas lieu de faire une distinction tranchée entre observations, généralisations

inductives ou abductions. La dichotomie entre données observationnelles et

généralisations inductives ne saurait être absolue, car l’intelligibilité des énoncés des

données présuppose toujours un arrière-plan de « lois ». Même les phénoménistes le

notent. Putnam rappelle l’observation faite par C. I. Lewis lors de ses conférences de 1948

à Harvard sur la théorie de la connaissance : lorsque je dis « je vois une chaise », cela

implique que je fasse des généralisations telles que « si je déplace mes yeux vers la droite,

l’image visuelle sera déplacée vers la gauche », ou encore que j’accepte des lois telles que

« si je soulève une chaise, toutes choses demeurant égales par ailleurs, elle ne sera pas

dénuée de poids »39.

15 Il me faut donc admettre toute une série de présupposés, lesquels me servent à tel point

de « pivots » qu’il serait dépourvu de sens de seulement les mentionner, comme par

exemple : « Elle ne se transformera pas en hippopotame si je lui fais un sourire. » Comme

le dit Wittgenstein dans De la certitude, de tels présupposés sont comme les gonds qui

permettent à la porte de tourner : le reste du jeu de langage ne fonctionnerait pas sans

eux. « Parler d’“interdépendance”, ou d’“interpénétration”, c’est simplement noter le fait

que l’énoncé “je vois une chaise” dépend pour sa “justification” d’une foule de lois ; cela

ne veut pas dire que le contenu même de ces énoncés ne soit pas nettement distinguable

de ces lois40. »

La parade pragmatiste à la crainte de la perte dumonde

16 Si le pragmatisme ainsi défendu a des caractéristiques « attirantes », il présente aussi,

comme Putnam y revient dans Pragmatism, an open question, un vrai risque. Le holisme

qu’il induit peut sembler renforcer notre crainte de la « perte du monde ». Supposons que

je voie sur une table une résistance électrique. Je sais ce qu’est une résistance et à quoi

elle ressemble. Comment mon expérience visuelle diffère-t-elle de l’expérience visuelle

que j’ai eue, en voyant la même chose, mais sans savoir ce que c’était ? Comparons cela à

l’expérience de l’écoute d’une langue étrangère. La première fois, on n’entend que des

marques et des bruits, puis les phrases nous disent quelque chose ; on ne peut plus les

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 59

entendre comme des bruits. Or les sons n’ont pas changé, et il n’est pas correct de décrire

ce qu’on entend comme : les sons entendus avant, plus une interprétation. Pas davantage,

il n’est correct de décrire ce que je vois, quand je vois une résistance, comme l’expérience

visuelle que j’ai eue alors que ce n’était qu’une « chose », plus une interprétation. Il faut

dire plutôt, avec James, que la perception est « de la pensée et de la sensation qui ont

fusionné »41. En d’autres termes, l’expérience n’est pas factorisable. Putnam en tire la

même conclusion que McDowell. Dès que nous pensons que voir et entendre sont des

manières d’accéder à de l’information provenant de l’environnement – ce que l’on peut à

bon droit considérer comme un « accomplissement rationnel » –, il n’y a plus de raison

d’accepter l’idée reçue selon laquelle une perception peut seulement causer, et non pas

justifier, une pensée verbalisée.

17 Mais la menace sceptique s’en trouve renforcée ; car, si la perception est toujours

informée de contenu conceptuel, ce contenu peut n’être pas toujours bénin. Si nos

concepts peuvent informer nos perceptions, ils peuvent aussi les contaminer. Et ici, le

problème n’a pas seulement trait aux illusions traditionnelles inhérentes à toute forme de

réalisme direct, comme prendre un reflet pour une personne, une ombre pour un animal,

etc., mais au fait qu’on puisse, par exemple, voir quelqu’un comme une sorcière ou

comme un représentant d’une race inférieure. Aussi certains peuvent-ils estimer que

« McDowell n’a pas éliminé le danger de la perte du monde ; il l’a plutôt étendu à la

perception elle-même »42.

18 C’est ici que des réponses pragmatistes plus traditionnelles sont précieuses et, parmi

elles, la distinction peircienne (présente aussi chez Wittgenstein) entre doute de papier et

doute réel43. Ainsi, je sais que les maux et tragédies que je vois autour de moi ne sont pas

causés par des sorcières ; je sais aussi qu’il y a quelques siècles, des gens intelligents

croyaient le contraire. Cette connaissance peut, et selon les pragmatistes doit, produire

une conscience de la faillibilité humaine, mais elle ne doit pas et, en vérité, ne peut pas

produire le doute universel. On ne peut en effet invoquer le doute réel à volonté, car

« douter n’est pas aussi facile que mentir ». Le fait que j’ai été parfois induit en erreur,

même dans des croyances fondamentales, ne suffit pas, en soi, pour me faire douter de

n’importe quelle croyance spécifique. Le doute radical est impossible : qu’il n’y ait pas de

sorcières ne me fait donc pas douter et penser que, peut-être, il n’y a pas de résistances.

19 Mais il n’y a pas non plus de raison de se fier à n’importe quelle croyance. Ce que nous

voulons, c’est une méthode qui nous dise lesquelles, parmi nos croyances, sont réellement

justifiées. Or cette méthode, ce sont aussi les pragmatistes qui nous la livrent, une

méthode qui prend en compte l’expérience et repose sur le modèle intersubjectif d’une

communauté de chercheurs travaillant à partir de maximes et non d’algorithmes, ayant

en vue les « problèmes réels pour la vie humaine » : pour un pragmatiste, même la notion

de « vérité » n’a aucun sens dans la « solitude morale »44. La force de la position

pragmatiste est, selon Putnam, dans ce juste équilibre entre un anti-scepticisme radical et

un faillibilisme non moins constant, qui tient tout entier dans ce que Peirce appelait « le

sens commun critique » (inspiré de la tradition écossaise mais aussi de Kant, et d’une

attitude critique à l’égard des certitudes dogmatiques)45. Et c’est la raison pour laquelle le

pragmatisme paraît en définitive à Putnam le meilleur rempart contre la crainte de la

« perte du monde » :

Que l’on puisse être à la fois faillibiliste et antisceptique constitue peut-être lavision de génie du pragmatisme américain46.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 60

NOTES

1. Putnam exprime en maints endroits son désaccord avec Rorty : RHF, chap. 15 et p. 132-133, 141,

149, 252, 254, 279-280, 296, 380 ; WL, 115, 284-287, 296-297, 299-303, 305-306, 330-332, 343, 345,

346, 510, 514.

2. RR, 189-190.

3. Ibid.

4. RR, 180.

5. DL, 448.

6. DL, 448.

7. Cf. la conférence VII, « Pragmatism and Humanism », dans The Meaning of Truth, où James

soutient que « nous créons les sujets de nos propositions vraies comme de nos propositions

fausses ». Et Putnam ajoute : « Je regrette d’avoir moi-même parlé de “dépendance par rapport à

l’esprit” en relation avec ces questions dans RTH, 1981 » (DL, 448n. 7). Voir aussi ses réserves à

l’égard de James (DL, 449n 10), et surtout son analyse dans CCWJ, où, après avoir souligné la

richesse de l’analyse jamesienne de la vérité, il n’en conclut pas moins qu’elle est « sérieusement

viciée » (p. 182), car elle finit par laisser penser que « la valeur de vérité de tout énoncé sur le

passé dépend de ce qui se produit dans le futur », nous conduisant finalement à un « cul de sac »

(p. 182-183).

8. RR, 109 ; WL, 322 ; RHF, 148.

9. Brièvement : sous cette rubrique, Putnam regoupe une famille de théories contemporaines de

la vérité dites « déflationnistes » ou « minimalistes », héritières de deux courants fondamentaux :

(1) Ramsey (« Truth and Probability », 1926) : dire que p est vrai, ce n’est pas dire autre chose que

p ; « vrai » est un prédicat « redondant » qui n’ajoute rien à l’assertion d’une phrase. (2) Tarski

(1932) et sa conception « sémantique » qui suit le schéma décitationnel suivant (ou Convention

T) : (T), « p » est vrai ssi p.

La « théorie décitationnelle de la vérité » consiste à dire (bien que Tarski reste pour sa part

neutre sur ce qui est dit) qu’il n’y a rien de plus dans le concept de vérité que ce que contiennent le

schéma décitationnel et la Convention T. Paul Horwich (Truth, Oxford, Blackwell, 1991) propose

une autre version (« minimaliste » ou « déflationniste »), qui part du schéma d’équivalence

suivant : il est vrai que p ssi p ; p ; la proposition que p est vraie. Ainsi, la vérité n’exprime aucune

propriété (ni de correspondance, ni de cohérence, ni d’assertabilité garantie). Ce n’est qu’un

« dispositif logique » qui a une valeur purement formelle ou triviale, ce que conteste précisément

Putnam qui, comme on l’a vu, étend le reproche à Tarski lui-même.

10. WL, 324.

11. RP, 289n 5.

12. « On Truth », et « Does the Disquotational Theory of Truth Solve All Problems ? »

13. DL, 483.

14. DL, 453.

15. Sur la position de Putnam, voir Bouveresse, 1995, p. 14sq.

16. McDowell, 1994, p. 12.

17. TTC, 207n. 23.

18. DL, 489.

19. Wittgenstein, 1953, p. 194.

20. DL, 490.

21. Wittgenstein, 1953, § 503sq.

22. DL, 491.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 61

23. Sur ce point, voir les analyses de P. Engel, « Le charme discret du quiétisme », Davidson et la

philosophie du langage, Paris, PUF, 1994, p. 211.

24. RP, 243.

25. RHF, 149.

26. DL, 502-503.

27. Voir DL ; Pr, 293.

28. Pr, 292.

29. Pr, 293.

30. Pr, 295.

31. POQ, 11-12.

32. POQ, 12. La citation de James : P, 224.

33. Pr, 299.

34. Peirce ne disait-il pas : « L’homme est un signe » ? (6.344, cité par Putnam, Pr, 302n 18)

35. Pr, 302.

36. Pr, 306.

37. Ce qui va de pair avec l’affirmation de l’impossibilité de réduire les concepts intentionnels à

des concepts causaux et d’analyser la causalité en termes uniquement physicalistes. Toute la

question est de savoir comment, dans ce contexte, Putnam peut continuer à réaffirmer que la

référence reste bel et bien soumise à certaines « contraintes causales ». Ce que sont ces

contraintes reste décidément mystérieux.

38. Terme désormais plus prudent que celui de « dichotomie » ; cf. les réserves de Ruwen Ogien à

l’égard du refus par Putnam de la « dichotomie » (Le réalisme moral, Paris, PUF, 1999, p. 140sq.).

39. POQ, 58.

40. POQ, 58. À tort ou à raison, Putnam en profite pour comparer sa position avec celle de Peirce,

qui fait un contraste « non absolu » entre les données et les hypothèses abductives parce qu’il

savait, lui aussi, que dans les sciences les théories abductives peuvent jouer le rôle de

propositions-gonds (hinge propositions) (POQ, 58).

41. Voir, par exemple, Essays in Radical Empiricism dans James, Works, vol. 3, p. 38-39, 54-55 & 63sq.

Toutefois, bien que James évoque lui-même le terme de « réalisme naturel » (ibid., 63sq.), Putnam

regrette qu’il n’ait pas étendu son réalisme direct de la perception à la conception (CCWJ, 175),

restant ici prisonnier de l’interface.

42. POQ, 68.

43. Cf. Tiercelin, 1993b, p. 342-362. Sur l’impossibilité du doute radical, voir Peirce, 5.264, 2.192,

5.524, 5.443.

44. POQ, 71-72.

45. Sur le faillibilisme, Tiercelin, 1993a, p. 111-114 ; sur le sens commun critique (inspiré et de

Thomas Reid et de Kant), Tiercelin, 1993b, p. 342-362. Brièvement : que le doute radical soit

impossible ne signifie pas qu’on ne puisse avoir des raisons réelles de douter, lorsqu’une origine

extérieure vient rompre « le déroulement paisible d’une croyance-habitude » (Peirce, 5.510) ; de

même, ce n’est pas parce qu’un certain nombre de croyances sont de facto indubitables (5.267), et

parmi elles nos croyances perceptuelles, qu’elles ne peuvent se révéler fausses (5.451). Toutes nos

croyances (y compris les croyances perceptuelles) sont faillibles (1.14). C’est pourquoi le danger

majeur réside bien toujours non dans le fait de croire trop peu, mais dans le fait de croire trop

(5.498) ; de même, « trois choses sont impossibles à atteindre par le raisonnement : la certitude

absolue, l’exactitude absolue, l’universalité absolue » (1.141), ce qui confère à notre connaissance

un aspect conjectural et provisoire.

46. WL, 152 ; POQ, 21.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 62

INDEX

Mots-clés : Hilary Putnam, perception, pragmatisme, réalisme naturel, relativisme,

scepticisme, William James

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 63

Conclusion

1 L’aller-retour d’un réalisme scientifique et métaphysique à un réalisme « interne », puis

« naturel » ou pragmatique est-il bien cette « voie médiane » appelée par Putnam de ses

vœux ? Qu’apportent ces « retrouvailles » avec une « seconde naïveté », auxquelles sont

associés Peirce, James, Dewey, mais aussi Wittgenstein et Austin ? Et ce voyage est-il en

définitive si familier et si pragmatiste ?

2 Putnam nous invite à rejeter la conception « interface » de la perception, présente dans

l’empirisme et l’idéalisme classiques ou dans les versions matérialistes contemporaines de

l’esprit. Notre relation au monde ne passe pas par des représentations, des qualia, des

sense-data : nous percevons les objets eux-mêmes directement1 en « termes

transactionnels » (Dewey)2. Mais, outre que ces conceptions sont plus sophistiquées

qu’elles ne sont « ordinaires », les difficultés rencontrées par quelque forme que ce soit de

réalisme naturel sont notoires : comment expliquer les illusions, les hallucinations ou les

rêves ? Une simple différence « qualitative » entre la veille et le rêve, une conception

disjonctive de la perception (en vertu de laquelle « voir un rat rose » serait compris comme

« sembler [seeming] voir un rat rose »), ou une conception « perspectiviste » ou

« intentionnelle » des qualités3 suffiront-elles pour lever les obstacles 4 ? Comment un

mécanisme causal peut-il devenir une justification de ce que l’on perçoit ? Parfaitement

conscient de la difficulté (« savoir où tracer la ligne »), Putnam estime que l’attitude

fatale consiste à juger nécessaire, en dépit de la difficulté reconnue, de la tracer quelque

part. Mais il n’est pas sûr qu’une attitude, même nuancée par rapport à celle de McDowell5, visant à refuser de concevoir que l’expérience puisse avoir, à quelque stade que ce soit,

un contenu non conceptuel, soit aussi « naturelle » que le pense Putnam6. Enfin, réalisme

direct et réalisme indirect sont-ils si inconciliables ? Certains suggèrent (et c’est en vérité

une ligne de pensée plus proche de celle que suit Peirce dans sa philosophie de la

perception7) que l’on peut être réaliste direct pour ce qui est du contenu perceptuel tout

en soutenant un réalisme indirect dans la description des processus intervenant dans

l’expérience perceptuelle elle-même.

3 Le bénéfice majeur du « réalisme naturel » est censé être de nous délivrer d’un dilemme

stérile : adopter l’antiréalisme dummettien ou « déflationniste » sur la vérité, ou battre en

retraite vers le réalisme métaphysique8. Or le premier fait de la vérité un concept

purement épistémique et le réduit à la justification, là où notre intuition est que la vérité

peut transcender la vérification ; quant au second, il est faux, car non seulement il repose

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 64

sur l’idée que les phrases vraies représentent la réalité, mais « il se sent obligé de faire

appel à quelque chose qui sous-tend notre jeu de langage : une propriété mystérieuse qui

se trouve à l’arrière »9. Mais la nouvelle conception de la vérité évite-t-elle le dilemme ?

D’une part, en effet, si prendre acte du fait que le vrai est en un sens « transcendant par

rapport à ce que nous pouvons reconnaître », c’est dire que « ce qui rend vrai un énoncé

comme “Lizzie Borden a tué ses parents à la haché”, c’est simplement que Lizzie Borden a

tué ses parents à la hache »10, est-ce bien différent des platitudes sur le sens et l’usage,

voire sur la correspondance, que le déflationniste lui-même est prêt à admettre ? Si,

d’autre part, « notre compréhension de ce à quoi revient la vérité, dans n’importe quel

cas [...], est donnée par notre compréhension de la proposition, ce qui est dépendant de la

maîtrise du jeu de langage »11, notre « réalisme naturel » dépend bien de nos usages et de

nos pratiques : comment comprendre alors que la vérité soit encore « transcendante »,

sauf à admettre un point de vue extérieur (de nulle part, ou métaphysique), ce qui est

exclu, ou à entendre vrai de l’intérieur de nos pratiques, de nos formes de vie, auquel cas,

le réalisme naturel se distingue-t-il vraiment de l’ancien réalisme interne et échappe-t-il

dès lors aux risques relativistes pesant sur ce dernier ?

4 Putnam a sûrement raison de penser que les pragmatistes, attentifs qu’ils étaient à

l’expérience, à la compréhension, à ce que l’évidence peut avoir d’ « impondérable »12, en

un mot, aux formes de vie, peuvent l’accompagner sur cette voie, dont il est le premier à

souligner le caractère périlleux13. Il rappelle qu’il n’a jamais perdu son désir

d’« expliquer », et ses « tiraillements » du début, qui l’attiraient vers le réalisme

scientifique et métaphysique14. Expliquer, sans réduire : tel est son souhait15. Mais le

peut-on, à moins de renoncer, d’une manière ou d’une autre, à l’explication scientifique,

aussi largement entendue soit-elle16 ? De toute évidence, les pragmatistes classiques

offraient peut-être des « maximes » plus que des « algorithmes » en matière d’enquête ;

mais ils étaient également soucieux d’en spécifier les formes (inductive, déductive, et

abductive), comme de dégager celle parmi les méthodes qui serait à même d’aider

« l’intelligence scientifique » à accéder à la vérité ; et celle-ci est bien dite « méthode

scientifique», aussi « généreuse » soit-elle, et soumise à des critiques et à des contrôles

plus stricts que ne le laisse entendre Putnam. Sans doute l’analyse pragmatiste sur la

vérité a-t-elle aussi de forts accents minimalistes. Mais si, pour un pragmatiste, il n’y a

rien à dire sur la vérité, laquelle n’est pas une propriété substantielle « lourde », cela

n’implique pas qu’elle ne soit pas une « norme ». C’est là un aspect de la vérité que

Putnam continue du reste à tenir pour fondamental17 : la vérité est bien ce que vise

l’enquête, laquelle obéit à des « normes de rationalité ». Mais s’il n’y a rien à dire sur la

vérité, n’y a-t-il pas beaucoup à dire sur l’analyse de nos croyances et de nos assertions ?

Or ici (comme en définitive sur le concept même de rationalité), Putnam reste assez

elliptique. Sur le concept de norme par exemple : l’interpénétration des faits et des valeurs

implique-t-elle qu’on doive considérer, comme le font certains, que tout est norme18 ?

Peirce lui-même, tout en insistant sur la force de l’assertion, prenait soin de distinguer,

dans sa théorie sémantique, le contenu propositionnel de l’engagement assertif lui-même19. Putnam reste aussi plutôt elliptique sur le concept de pratique, qu’il interprète selon

une lecture tantôt kantienne, tantôt wittgensteinienne, tantôt deweyenne, tantôt

peircienne. Or il est douteux que ces quatre positions soient conciliables. Dans les deux

derniers cas au moins, on est en franche opposition, Peirce ayant toujours jugé capitale la

dissociation des intérêts théoriques et des intérêts pratiques ou vitaux.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 65

5 Plus généralement, se pose le problème des relations entre le pragmatisme et la science,

et, en termes putnamiens, celui des relations entre le réalisme « naturel » et le réalisme

scientifique : les réponses apportées par l’un suffiront-elles à lever les difficultés

soulevées par l’autre ? Ainsi, jusqu’à quel point peut-on refuser la théorie causale de la

perception sans retomber dans une position aussi magique que celle qu’on est censé

renverser ?

6 Une autre difficulté a trait à la place laissée par Putnam à la métaphysique. Ainsi,

présentant le débat entre « réalistes » et « anti-réalistes » sur la nécessité mathématique,

il stigmatise la fausse alternative « qui consiste à nous faire croire que nous sommes

confrontés à un choix forcé entre soit (1) il y a quelque chose à côté de nos pratiques de

calcul et de déduction qui sous-tend ces pratiques et garantit leurs résultats ; soit (2) il n’y

a rien que ce que nous disons et faisons, et la nécessité que nous percevons dans ces

pratiques est une pure et simple illusion. Ce que nous montre Wittgenstein, ici comme

ailleurs, c’est que c’est une erreur de choisir soit le “quelque chose à côté” soit la branche

“rien que » du dilemme”.20 » Et, pour sa part, Putnam refuse lui aussi de choisir. Mais le

peut-on vraiment ? Et est-ce même là une attitude pragmatiste ? Comme Wittgenstein,

Peirce était soucieux d’éviter les pièges métaphysiques et de bannir tout réductionnisme21 ; mais il considérait quant à lui qu’il était impossible d’éluder cette question qui se pose

à tout réalisme contextuel : si, dans l’opposition des réalistes et des anti-réalistes,

l’alternative mental / non mental est une fausse alternative, ce n’est pas dire (1) qu’il n’y

ait pas d’autres solutions réalistes possibles en dehors du platonisme et, pour sa part, il

choisit le réalisme scotiste, ni (2) qu’il n’y ait pas une alternative réelle, et c’est celle qui

est commandée par la question de savoir si notre pensée porte ou non sur des objets

réels : étant donné que « le réel est ce qui signifie quelque chose de réel », comment

déterminer le fundamentum universalitatis, « la nature de l’objet de ce qui est pensé »22 ?

Est-ce à dire qu’il faille aller si loin dans l’affirmation d’un lien entre pragmatisme et

réalisme que l’on doive soutenir que « jamais le pragmaticisme n’aurait pu entrer dans la

tête de quelqu’un qui n’eût pas été convaincu de l’existence d’universaux réels »23 ? Peut-

être pas. Mais on peut toutefois se demander si Putnam ne tombe pas lui-même dans ce

travers qu’il dénonce : « Rejeter une controverse sans examiner les thèses en présence

revient pratiquement à défendre l’une d’entre elles (habituellement celle que l’on qualifie

d’“anti-métaphysique”)24. »

7 Même si Putnam semble se diriger vers une position minimaliste sur la vérité, il reste

plusieurs points obscurs : comment rend-il compte, dans sa perspective, des énoncés sur

le passé ? Quel lien fait-il au juste entre sa position sur la vérité et l’adoption du réalisme

naturel ? Car, outre les difficultés propres à une théorie « naturelle » de la perception, on

connaît celles qui ont trait à une théorie naïve de la vérité : même si nous pouvons assez

platement tomber sur le vrai, en quoi cela nous assure-t-il que nous sommes tombés sur

une connaissance ? On sait, au moins depuis le Théétète, qu’une croyance, même vraie et

justifiée, n’est pas encore, pour cela, une connaissance. Aucune entreprise intéressée par

ce qu’il y a à connaître ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le choix des meilleurs

critères et garanties épistémiques possibles. Mais depuis Le Réalisme à visage humain,

Putnam a dit l’esprit qui anime sa démarche en philosophie :

Accepter l’“image” manifeste, le Lebenswelt, le monde tel que nous en faisonsréellement l’expérience, exige de nous qui avons reçu (pour le meilleur ou pour lepire) une formation philosophique que nous regagnions et notre sens du mystère(car il est bel et bien mystérieux que quelque chose puisse être à la fois dans lemonde et à propos du monde) et notre sens de la banalité (car il est banal, après tout,

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 66

que certaines idées soient « déraisonnables » – ce sont seulement les notionsétranges d’ « objectivité » et de « subjectivité » que nous avons reçues de l’ontologieet de l’épistémologie qui nous rendent inaptes à séjourner dans le banal)25.

8 Aussi le réalisme naturel n’est-il pas en toute rigueur, une « position » ; c’est l’attitude de

l’homme du sens commun, une « image » des choses, les philosophes étant souvent

meilleurs (comme l’ont montré les pragmatistes) par ce qu’ils nient que par ce qu’ils

proposent26. Dans The Threefold Cord, Putnam conseille de ne pas voir le réalisme naturel

« comme une théorie de la perception mais comme un déni de la nécessité et de la valeur

explicative qu’il y aurait à poser des “représentations internes” dans la pensée et la

perception »27.

9 Mais, ici encore, une telle attitude est-elle finalement pragmatiste ? Au sens où le

pragmatisme s’est d’abord caractérisé comme un outil thérapeutique, sûrement. Au sens

où certaines formes du pragmatisme se sont d’abord souciées des aspects humanistes ou

anthropocentriques, plus sûrement encore. Mais on ne saurait oublier que c’est en partie

pour cela que le fondateur du mouvement jugea nécessaire en 1905 de renoncer au terme

pour en choisir un autre, le « pragmaticisme »28.

10 La grandeur intrinsèque de James, de Dewey ou de Peirce rend certes stérile toute

tentative visant à faire son choix du Vrai Représentant du Pragmatisme. La lecture aiguë

que fait Putnam de ces auteurs, qui sait mettre en valeur les points communs plus que les

différences, a l’immense mérite de le mettre au jour. Mais il y a une marge entre tolérer

les contradictoires et les favoriser. Or le terme « pragmatisme » recouvre aujourd’hui des

acceptions et des auteurs qui s’opposent point par point : certes, une méfiance commune

à l’égard du fondationnalisme, un refus de l’exigence de certitude absolue, une insistance

sur les liens que la pensée doit entretenir avec l’action. Mais un clivage en fait assez

radical, selon la réponse apportée à ce constat, selon la part que l’on est prêt à consentir

dès lors à la connaissance. À cet égard, la distinction de Susan Haack entre deux styles de

pragmatisme reste utile29 : le premier, plus « réformiste » ou « idéaliste », continue de

juger dignes d’intérêt les questions relatives à la valeur de vérité de nos pratiques

cognitives, et reste fidèle à une certaine idée de l’objectivité. Le second, plus

« révolutionnaire », ou sceptique, voire cynique, renonce à trouver une pertinence

épistémologique à toute question qui ne serait pas relative à nos conventions

« conversationnelles ». Il est facile de ranger des auteurs comme Peirce, C. I. Lewis, W.

Sellars ou F. Ramsey30 dans le premier camp ; des auteurs comme Schiller ou Rorty dans

le second. On aura compris que Putnam refuserait, pour sa part, de choisir. Mais, si

Putnam continue à se présenter comme un philosophe des Lumières et à dire son

attachement aux questions philosophiques fondamentales, l’attitude prônée par le

réalisme naturel est souvent proche d’un certain scepticisme à l’égard de la place que

joue la connaissance dans notre rapport au monde31.

11 « De même que nous pouvons aspirer à un postmodernisme dans les arts, nous pouvons

aspirer à un postmodernisme en philosophie », écrivait Putnam en 198132, et il ajoutait :

« Je ne pense pas qu’il aura la forme ou du scientisme ou du quiétisme wittgensteinien,

même si le scientisme comme le quiétisme restent des dangers pour la philosophie

comme ils le restent pour la vie de l’esprit en général. » Le réalisme pragmatique a de

toute évidence évité le premier danger ; il est moins sûr qu’il ait évité le second.

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 67

NOTES

1. C’est pourquoi, du reste, Putnam émet des réserves à l’égard de Reid, dont le réalisme n’est

« direct » qu’en apparence puisque les sensations sont pour lui des « signes » des objets réels (DL,

468).

2. TTC, 169.

3. TTC, 154.

4. TTC, 152-153 ; cf. Austin, Sense and Sensibilia, Oxford UP, 1952, p. 48-49 (Le langage de la perception

, traduit par P. Gochet, Paris, A. Colin, 1971, p. 34) ; cf. les réserves de J. Fodor, « A Science of

Tuesdays », London Review of Books, 20 juillet 2000, p. 21.

5. « Ma propre position “girondine”, écrit Putnam, est que, même s’il se peut que quelque

contenu d’expérience soit non conceptuel au sens où il n’est pas conceptualisé, un contenu aussi

épistémologiquement important que le fait de reconnaître quelque chose comme un objet d’un

certain genre est irréductiblement conceptuel » (TTC, 157).

6. Voir par ex. les arguments de Fred Dretske, Naturalizing the Mind, Cambridge (Mass.), MIT Press,

1995, chap. 5.

7. Tiercelin, 1993b, p. 119-181.

8. DL, 498.

9. DL, 500.

10. DL, 510-511.

11. DL, 513.

12. RP, 259.

13. POP, 66sq.

14. RR, 15.

15. RR, 179.

16. Cf. Bouveresse, 1995, p. 19, même si Bouveresse pense que « la direction que Putnam

emprunte dans ses réflexions sur la perception est pour l’essentiel la bonne » (p. 26). Fodor, « A

Science of Tuesdays », art. cité, considère, pour sa part, que Putnam y a totalement renoncé, au

profit d’une théorie « magique » de l’esprit.

17. RP, 243.

18. Cf. R. Brandom, Making it explicit : Reasoning, representing and discursive commitment, Cambridge

(Mass.), Harvard UP, 1994.

19. Tiercelin, 1993b, p. 280-306 ; Hookway, 2000, insiste aussi sur cet aspect de la conception

peircienne de la vérité et de l’assertion (p. 62sq.).

20. DL, 509.

21. La parenté entre les deux auteurs avait été remarquablement mise en lumière par Rorty dans

« Pragmatism, categories and language », Philosophical Review, 70, 1961, 197-223 ; cf. J. Bouveresse,

Le mythe de l’intériorité, Paris, Minuit, 1976, p. 577ssq.

22. Peirce, 6.377.

23. 5.503 ; 8.38.

24. RHF, 133.

25. RHF, 270.

26. CCWJ, 183.

27. TTC, 101]

28. Peirce, 5.414. Le même Peirce déplorait que « James accepte de donner du poids à des

considérations qui ne sont pas du tout pragmatiques » (5.494) et qu’il « accepte une philosophie si

empreinte de vie qu’elle en devient infectée de semences mortelles dans des notions comme celle

de […] la mutabilité de la vérité » (6.485).

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 68

29. Haack, « Vulgar Pragmatism : An unedifying prospect », in Haack, 1993.

30. Dokic & Engel, 2001.

31. Les références élogieuses et répétées à Stanley Cavell ne sont sans doute pas étrangères à

cette attitude, de même que l’intérêt porté par Putnam, dans ses derniers écrits, à la question du

scepticisme ; cf. « Strawson and Skepticism », in Lewis E. Hahn (éd.), The Philosophy of P. F.

Strawson, Chicago and Lasalle (Ill.), Open Court, 1998 ; « Skepticism », in Marcelo Stamm (éd.),

Philosophie in Synthetischer Absicht : Synthesis in Mind, Stuttgart, Klett-Cotta, 1998 ; « Skepticism,

Stroud and the Contextuality of Knowledge », Philosophical Explorations, vol. 4, no°1, janvier 2001,

2-16.

32. « Convention : A theme in philosophy », repris in PP-3, 180-183, p. 183.

INDEX

Mots-clés : Hilary Putnam, réalisme, pragmatisme, Wittgenstein

Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste | Claudine Tiercelin 69

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cette édition en donnant dans l’ordre le numéro du volume, puis celui du paragraphe ;

ex. : 5.13 = vol. 5, § 13.

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