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LA REVUE POUR L’HISTOIRE DU CNRS / N° 27-28 / AUTOMNE-HIVER 2010 / 79 E n 1946, le CNRS avait constitué en ré- gion parisienne un grand centre de ma- thématiques appliquées, en groupant sous le nom d’Institut Blaise-Pascal (IBP) deux laboratoires voués l’un, au calcul analogique, et l’autre, au calcul numérique. Ce deuxième labo- ratoire fut confié à Louis Couffignal dont le pro- jet de développer un calculateur électronique programmable échoua en 1951 et porta un coup d’arrêt à l’ambition du CNRS de tenir le rôle principal sur la scène du calcul électronique en France 1 . À partir du milieu des années 1950, tan- dis que les mathématiques appliquées et l’em- ploi des calculateurs se développent dans MISE EN HISTOIRE DE LA RECHERCHE Forteresse ou carrefour : l’Institut Blaise-Pascal et la naissance de l’informatique universitaire parisienne Anne Collinot (CNRS UMR 8560, Centre Alexandre Koyré) Pierre-Éric Mounier-Kuhn (CNRS et Université Paris-Sorbonne, UMR 8596) Au cours des années 1960, l’Institut Blaise-Pascal du CNRS et l’Institut de programmation de la Faculté des sciences de Paris se sont développés en symbiose pour construire un domaine de recherche et un ensemble de formations techniques ou académiques, en associant des disciplines variées sous la bannière de l’informatique. Cet article décrit l’articulation des logiques institutionnelles et des parcours individuels, qui recompose une partie du paysage scientifique autour de cet objet-sujet nouveau, l’ordinateur. In the 1960s, the CNRS’ computer laboratory (Institut Blaise- Pascal) and the Software Institute of the Paris faculty of science expanded jointly to develop a new research field and a set of technical or academic curricula through the convergence of various disciplines and intellectual agenda under the name “informatique”. This paper describes the combination of institutional dynamics and of individual trajectories which reshaped part of the scientific landscape around this new object and this new issue: The computer. Anne Collinot est chargée de recherche au CNRS. Après une formation en Intelligence artificielle, elle poursuit, depuis 2005, ses travaux au Centre Alexandre Koyré, dans le domaine des Science Studies. Pierre Mounier-Kuhn, ingénieur CNRS, a consacré sa thèse et plus de soixante articles à l’histoire de l’informatique en France (Science, Industrie, Politiques publiques). Il a publié L’Informatique en France, de la seconde guerre mondiale au Plan Calcul. L’émergence d’une science (préface de J.-J. Duby, Presses de l’Université Paris- Sorbonne, 2010, 718 p.) et prépare un livre sur l’industrie informatique.

Anne Collinot & Pierre Mounier-Kuhn, « Forteresse ou carrefour : l’Institut Blaise Pascal et la naissance de l’informatique universitaire parisienne »

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LA REVUE POUR L’HISTOIRE DU CNRS / N° 27-28 / AUTOMNE-HIVER 2010 / 79

En 1946, le CNRS avait constitué en ré-gion parisienne un grand centre de ma-thématiques appliquées, en groupant

sous le nom d’Institut Blaise-Pascal (IBP) deuxlaboratoires voués l’un, au calcul analogique, etl’autre, au calcul numérique. Ce deuxième labo-ratoire fut confié à Louis Couffignal dont le pro-

jet de développer un calculateur électroniqueprogrammable échoua en 1951 et porta un coupd’arrêt à l’ambition du CNRS de tenir le rôleprincipal sur la scène du calcul électronique enFrance1. À partir du milieu des années 1950, tan-dis que les mathématiques appliquées et l’em-ploi des calculateurs se développent dans

MISE EN HISTOIRE DE LA RECHERCHE

Forteresse ou carrefour :l’Institut Blaise-Pascal et la naissance de l’informatique universitaire parisienneAnne Collinot (CNRS UMR 8560, Centre Alexandre Koyré)Pierre-Éric Mounier-Kuhn (CNRS et Université Paris-Sorbonne, UMR 8596)

Au cours des années 1960, l’Institut Blaise-Pascal du CNRS et l’Institut

de programmation de la Faculté des sciences de Paris se sont

développés en symbiose pour construire un domaine de recherche et

un ensemble de formations techniques ou académiques, en associant

des disciplines variées sous la bannière de l’informatique. Cet article

décrit l’articulation des logiques institutionnelles et des parcours

individuels, qui recompose une partie du paysage scientifique autour

de cet objet-sujet nouveau, l’ordinateur.

In the 1960s, the CNRS’ computer laboratory (Institut Blaise-

Pascal) and the Software Institute of the Paris faculty of

science expanded jointly to develop a new research field and

a set of technical or academic curricula through the

convergence of various disciplines and intellectual agenda

under the name “informatique”. This paper describes the

combination of institutional dynamics and of individual

trajectories which reshaped part of the scientific landscape

around this new object and this new issue: The computer.

Anne Collinot estchargée de rechercheau CNRS. Après uneformation enIntelligence artificielle,elle poursuit, depuis2005, ses travaux auCentre Alexandre Koyré,dans le domaine desScience Studies.

Pierre Mounier-Kuhn,ingénieur CNRS, aconsacré sa thèse etplus de soixante articlesà l’histoire del’informatique enFrance (Science,Industrie, Politiquespubliques). Il a publiéL’Informatique en France,de la seconde guerremondiale au Plan Calcul.L’émergence d’unescience (préface de J.-J. Duby, Presses del’Université Paris-Sorbonne, 2010, 718 p.)et prépare un livre surl’industrie informatique.

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quelques universités de province, notamment àGrenoble, Toulouse et Nancy, ce domaine porteurde la modernisation scientifique de la Francereste en souffrance dans la capitale.

Au début des années 1960, les recherches surle calcul et le traitement de l’information repren-nent leur essor à Paris dans un jeu d’interactionsentre le CNRS, la Faculté des sciences de Paris etd’autres institutions publiques ou privées2. L’IBPet la Faculté des sciences s’associent pour créer unInstitut de programmation (IP) en 1963. Les deuxinstituts engendreront une pléiade de laboratoireset de structures d’enseignement dans le cadre desnouvelles universités parisiennes instaurées en1969. Ces logiques institutionnelles se combinentavec des parcours individuels : des scientifiques ve-nus de disciplines aussi variées que la philosophie,la logique, les mathématiques, l’astronomie ou lamédecine et porteurs d’agenda intellectuels diverssont attirés par les possibilités des ordinateurs oupar les problèmes inédits qu’ils posent, ainsi quepar l’ambiance de bouillon de culture qui carac-térise l’IBP. Leur rencontre forme une petite com-munauté temporaire et débouche sur une réalisa-tion collective : la construction, autour d’uninstrument scientifique, d’une nouvelle disciplineà l’identité controversée. Au-delà de ses particula-rités, la micro-histoire de ce groupe est assez re-présentative du processus général d’émergence del’informatique.

L’Institut Blaise-Pascal de René de PosselAprès les déboires de Couffignal, c’est du côté

de l’Institut Henri-Poincaré que l’espoir renaît en1956. L’Université de Paris confie au professeurJean Ville, un statisticien-probabiliste qui est aussil’un des premiers Français à s’intéresser à la théo-rie de l’information, la responsabilité d’un ensei-gnement de «Calcul automatique» avec un assis-tant chargé des travaux pratiques sur unemachine Bull, Claude-F. Picard. Ce dernier partrapidement dans l’industrie et Jean Ville se consa-cre de plus en plus à d’autres branches des mathé-matiques appliquées. Avec cette tentative avorte,une seconde fois, l’ambition de la recherche pari-sienne de reprendre la main dans ce domaine.Mais il reste le calculateur électronique Bull et lestechniciens – souvent des techniciennes – qui enassurent le service, ainsi que l’ordinateur Elliott402 qui équipe l’annexe de l’IBP à Chatillon de-puis 1955.

Nommé directeur général du CNRS en1957, Jean Coulomb veut remplacer Couffignal,

toujours à l’IBP, et fait venir d’Alger son anciencamarade de classes préparatoires, René de Pos-sel (ENS, 1923), un brillant mathématicien re-converti du bourbakisme aux mathématiquesappliquées3. Coulomb l’impose d’abord à la têtedu laboratoire de calcul numérique de l’InstitutHenri-Poincaré, qui vient de perdre son direc-teur, puis comme successeur de Couffignal àl’Institut Blaise-Pascal. C’est pour De Possel, en-fin, qu’une chaire d’analyse numérique estcréée en 1959 à la Sorbonne. Cette décision estfacilitée du fait que Joseph Pérès, alors patron del’IBP, est aussi le doyen de la Faculté des sciencesde Paris. De Possel peut ainsi donner un nou-veau souffle à l’IBP en y attirant des étudiants eten ouvrant ce laboratoire propre du CNRS surl’Université, six ans avant la création des labo-ratoires associés.

Jean Ville devient professeur sur une chaired’économétrie (économie mathématique) et restedans le dispositif informatique naissant, en bonneentente avec De Possel4. Il continue jusqu’en 1964d’assurer, à l’Institut de statistique de l’universitéde Paris (Isup), son certificat de calcul automa-tique et son enseignement de recherche opéra-tionnelle, qui devient une option du troisième cy-cle d’analyse numérique dirigé par De Possel.Celui-ci confie d’ailleurs les services de calcul del’IBP à deux élèves de Ville, qui commencent aus-sitôt à y développer des recherches : Jean Porte, sta-tisticien intéressé par la théorie du calcul, quipoursuit des travaux de logique mathématique etd’algorithmique ; Louis Nolin, enseignant douépour rendre attractifs les sujets les plus abscons,qui organise des cours de programmation à l’Ins-titut Henri-Poincaré. De Possel lui-même s’initiepar curiosité à la programmation sur l’Elliott 402,mais passera vite à d’autres sujets et ne deviendrajamais « informaticien»5.

C’est en dirigeant la thèse de Roland Fraïsséque De Possel s’est intéressé à la logique, une dis-cipline alors déconsidérée par les mathématiciensfrançais6. Lors d’un colloque de logique à Paris en1955, il a fait la connaissance de Nolin, alorsjeune philosophe étudiant l’algèbre des prédicats7.Trois ans plus tard, il a exercé sa séduction intel-lectuelle pour l’attirer dans le calcul électro-nique8. Nolin devient un expert en programma-tion, apprend à tester les performances desordinateurs des grands constructeurs mondiauxet à négocier avec ceux-ci, tout en jonglant avecles lourdes contraintes économiques et adminis-tratives d’un centre de calcul.

1. Ramunni G., «La non-construction du premier calculateurélectronique au CNRS», Cahiers pourl’histoire du CNRS, nº 4, 1989.Mounier-Kuhn P., «The InstitutBlaise-Pascal : From Couffignal’sMachine to Artificial Intelligence»,Annals of the History of Computing,vol. 11/4, décembre 1989 ; «L’InstitutBlaise-Pascal du CNRS (1946-1969)»,dans J. Sakarovitch (dir.), DeBourbaki à la machine à lire.Journée d’hommage à René dePossel (1905-1974), Paris,Publications de l’Institut Blaise-Pascal, 1994, p. 15-29.

2. Note de P. Mounier-Kuhn : Undossier sur l’Institut Blaise-Pascal estconservé aux archives du CNRS, à Gif,sous la référence 040082 STIC, article7 (GDR 0922, 1988-1991). On trouveaussi des cotes aux Archives nationalesà Fontainebleau (versements 78-0361et 80/0284). L’essentiel des archives del’IBP étaient entreposées, dans lesannées 1980, dans un réduit obscurd’une tour de Jussieu. Hélas, leschantiers de désamiantage en ontensuite eu raison. Les documents sontallés de cave en cave, suivantl’avancement des travaux, puis lescaves ont été inondées. On s’efforceactuellement de reconstituer ce fondsen rassemblant des documents épars.

3. Coulomb J., «Notice nécrologiquede René de Possel-Deydier (1905-1974», Annuaire des anciens élèvesde l’ENS, Paris, 1975.

4. Témoignage de Maurice Nivat, quifut l’assistant à la fois de J. Ville et deR. de Possel.

5. Témoignages de L. Nolin etd’A. Lentin.

6. Mathias A. R. D., «Bourbaki andthe Scorning of Logic», ms., 2009.

7. Entretien de P. Mounier-Kuhn avecL. Nolin, 24 juin 1986. Il s’agit ducolloque de philosophie sur leraisonnement mathématique,organisé en 1955 à Paris par le CNRSet présidé par Albert Chatelet.

8. L., Nolin a laissé un témoignagepersonnel de ses aventures lors d’unhommage à André Lentin, «Des cavesde l’Institut Henri-Poincaré à la terrepromise de la rue du Maroc», Math.Inf. Sci. hum., nº 141, 1998, p. 5-10.

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L’IBP a reçu en 1959 la tutelle de deux nou-veaux laboratoires voués aux recherches en tra-duction et en documentation automatiques9. Cesentreprises scientifiques ne visent plus le calcul : sileurs promoteurs nourrissent un optimisme ex-cessif quant à l’applicabilité rapide de ces projets,elles conduisent à étudier le traitement de l’infor-mation non numérique, donc à développer uneinformatique distincte des mathématiques appli-quées. Il en va de même pour les langages de pro-grammation qui se diffusent au cours des années1960, et qui font l’objet d’études aux frontières dela linguistique.

C’est l’âge d’or de l’Institut Blaise-Pascal quibénéficie du soutien de la direction du CNRS, ac-quiert un ordinateur par an de 1957 à 1966, attirede nombreux étudiants et exerce un rayonnementinternational certain, dans une atmosphère degrande liberté intellectuelle. Il en reçoit lesmoyens : le IVe Plan (1960-1964) attribue à l’Ins-titut Blaise-Pascal 24 MF, soit la moitié des créditsd’équipement informatique du CNRS, ou près duquart de tout l’ensemble « Enseignement supé-rieur et CNRS». Une puissante machine IBM 704,achetée à moitié prix, est enfin installée… etbientôt saturée, fonctionnant 23h/24. Elle seraencore en service fin 1965, malgré des pannes fré-quentes : le blocage des crédits, suite à l’actiongouvernementale contre l’inflation, retarde sonremplacement par un supercalculateur ControlData 3600. L’effectif de l’IBP, 40 personnes en1961, dépasse 140 en 1965, dont une centaine detechniciens : c’est une véritable usine à calcul. En1962, les ordinateurs sont extraits de la cave del’Institut Henri-Poincaré et du site de Châtillon etregroupés rue du Maroc, dans une ancienne fa-brique de radars CSF.

René de Possel a ses entrées chez le Premierministre Michel Debré, lequel voit en lui l’un deces savants qui contribuent à moderniser laFrance, à l’égal des mathématiciens tels que Car-tan, Lelong ou Lichnérowicz. Il reçoit des contratsde divers organismes français (DGRST, DRME) etétrangers (RAND Corp.), est élu président duconseil du Centre international de calcul de Rome– les archives de l’IBP révèlent un vaste réseau derelations internationales, à l’Est comme à l’Ouest.De Possel est aussi l’un des meneurs du ComitéAudin10, présidé par le doyen Albert Chatelet, quisymbolise la « révolte de l’Université » contre lapolitique gouvernementale en Algérie. Cet émi-nent chercheur est aussi un grand seigneur origi-nal, qui porte la crinière longue bien avant que lamode n’en soit lancée par les Beatles. Son style etson intelligence séduisent, mais lorsqu’il aban-donne les mathématiques pour développer duhardware, c’est une image d’amateurisme quil’emporte et qui lui fera perdre ses principaux ap-puis.

L’Institut de programmation Dès la fin des années 1950, les responsables

du service de calcul, confrontés à un afflux de de-mandes émanant des autres laboratoires (cristal-lographes, électroniciens, etc.), qui les obligeaientà analyser les problèmes de ces utilisateurs pourles traduire en algorithmes et en programmes, ontcommencé à initier les chercheurs de toutes disci-plines à la programmation, afin de favoriser uneforme de libre-service et de dégager du temps pourleurs propres recherches11.

Complétant ce dispositif – calcul, enseigne-ment universitaire, recherche, formation conti-nue –, De Possel fonde en 1963 un Institut de pro-grammation destiné à former des techniciens etdes ingénieurs en informatique, aussi bien pour lecentre de calcul que pour les besoins de l’écono-mie12. De Possel et Nolin en ont habilement établiles fondations en profitant de règlements univer-sitaires qui permettent d’instituer des formationsprofessionnalisantes : un diplôme d’enseigne-ment supérieur technique (DEST) et une licencede sciences appliquées, mention « Programma-tion», créés en 1961-1962 à l’ombre de la chaired’analyse numérique.

Pour diriger cet ensemble, ils appellentJacques Arsac, astrophysicien qui a créé le centrede calcul électronique de l’observatoire de Meu-don et y a développé un système de programma-tion. Arsac s’active parallèlement à promouvoir le

9. Léon J., «Le CNRS et les débuts dela traduction automatique enFrance», La revue pour l’histoire duCNRS, nº 6, mai 2002. Gardin, J.-C.,«Une contribution des “Humanités” àl’informatique : de Pénélope (1955) àZethos (1974) et au-delà», Colloquesur l’histoire de l’informatique enFrance, Grenoble, INPG, vol. 2, 1988,p. 135.

10. Il dirigeait la thèse de MauriceAudin et c’est lui qui soutiendra sathèse in absentia le 2 décembre 1957

11. CNRS, Rapport d’activité 1956-1957, IBP, p. 69-73.

12. Une source précieuse pourl’histoire de l’IP est la brochurepétillante d’intelligence, écrite pourson 10e anniversaire par A. Lentin etal., L’Institut de programmation adix ans (préface d’A. Herpin),Université Paris VI, 1973. Elle résumeavec humour les démêlés desbâtisseurs d’une nouvelle disciplineavec les administrations, lespuissances et les règlements.

13. Institut de programmation,demande de création administrative,12 février 1963, Archives du Rectoratde Paris. Les cours ont commencé demanière informelle dès 1962.L’Institut de programmation est crééofficiellement par décret du26 novembre 1963.

14. Entretien de Jacques Arsac avec P.Mounier-Kuhn, 27 mai 1987.

.

Calculateur électroniqueBull, cartes perforées IBM et analyse numérique dansle sous-sol de l’Institut Henri-Poincaré, au cœur duquartier latin (vers 1960). La plupart des ordinateursde l’IBP fonctionnent sous laresponsabilité de femmesqui ont souvent commencécomme «calculatrices» dansles années 1950, puis se sontinitiées à l’emploi desnouvelles machines.

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L’Institut de programmationoffre des formations depuisle niveau du baccalauréatjusqu’au deuxième cycleuniversitaire. Le cursus est icireprésenté sous formed’algorithme, avec lessymboles familiers auxanalystes-programmeurs.(Progrès et Science, numérospécial sur l’Institut deprogrammation, 4e trim.1967).© Nicole Robinet

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«calcul électronique» dans les commissions de laDGRST et du Plan, ainsi qu’auprès de la directiondu CNRS.

On prévoit 40 étudiants dès la première an-née, 450 en 1966, et des débouchés « im-menses »13. Pour y faire face, une partie impor-tante des cours est assurée par des ingénieurs etdes mathématiciens de l’industrie ou des servicespublics, en attendant que les universitaires soienten mesure de prendre la relève. « J’avais demandéà De Possel d’exiger sept chaires d’informatique,se rappelle Arsac. On aurait été bien embarrassé sielles nous avaient été accordées !»14

L’Institut de programmation est un institutde faculté qui dispense une formation technique.C’est dans les locaux de l’IBP, dans ce quartier fortpeu académique du 19e arrondissement, qu’ontlieu la plupart des cours, plus qu’à l’IHP ou àl’Isup. L’originalité de l’Institut de programma-tion tient au choix très étendu des niveaux qu’ilpropose, choix qui le positionne entre le Cnam oules cours techniques privés et les deuxièmes cyclesuniversitaires. Les diplômes «Programmeur d’ap-plication », « Programmeur d’études », « Experten traitement de l’information», ne sont assimi-lés à aucun titre académique. Ces qualificationscorrespondent simplement à la demande du mar-ché. L’avantage est la liberté de fixer des règlesd’admission originales : l’IP recrute sans titre auniveau baccalauréat, pour donner leur chance àdes jeunes gens qui n’ont pu s’adapter à l’ensei-gnement secondaire, mais se révèlent aptes à laprogrammation15. Pour ceux qui suivent la filièrela plus longue, l’IP offre quatre options visant àcouvrir tout le champ des débouchés : analyse nu-mérique, techniques non numériques, gestion etapplications économiques, organisation d’en-semble des machines électroniques.

Quelques bases de l’enseignement préexis-tent, comme le certificat de calcul automatiqueassuré par Jean Ville à l’Isup, ainsi que diverscours de logique ou de mathématiques appli-quées. D’autres sont à créer. Toutes sont à dévelop-per et à organiser en programmes cohérents.

Une partie des cours sur le traitement de l’in-formation non numérique est assurée par AndréLentin. Excellent pédagogue, auteur d’un traitéd’algèbre traduit en plusieurs langues, Lentin estaussi passionné de linguistique, ce qui l’a conduità s’intéresser à la traduction automatique qui sedéveloppe dans le périmètre de l’IBP ; il s’est laisséconvaincre en 1959 de rejoindre l’IBP, par De Pos-sel dont il avait suivi avant la guerre les cours

d’agrégation à Marseille et qui, ayant besoin d’unsous-directeur, l’a fait nommer maître de re-cherche au CNRS.

C’est par Lentin que s’établit le contact initialavec Schützenberger, sans doute dans le cadre duParti communiste dont ces deux mathématicienssont ou ont été des militants convaincus – Lentina même écrit jadis des articles dans La Pensée,s’attaquant notamment à la cybernétique décritecomme une machine de guerre idéologique amé-ricaine16, avant de reprendre sa liberté intellec-tuelle et de quitter le parti à la suite de l’exclusionen 1956 de Pierre Hervé, philosophe et journalisteà L’Humanité17.

Professeur de statistiques à Poitiers tout enassurant des cours à l’IHP depuis 1958, Marcel-Paul Schützenberger est un algébriste de statureinternationale, connu notamment pour ses tra-vaux avec Noam Chomsky sur les grammaires gé-nératives et la théorie algébrique des langages. Lesresponsables de l’IBP, du CNRS et de l’Universités’accordent pour obtenir son détachement à Parisen 1963, d’abord sur un poste de directeur de re-cherche au CNRS, puis l’année suivante commeprofesseur à la Faculté des sciences18. Schützen-berger animera les recherches et l’enseignementdes aspects non numériques du traitement de l’in-formation, attirant par son rayonnement excep-tionnel un essaim de chercheurs de tous horizons.

Simultanément, De Possel crée à la Sorbonneun DEA d’analyse numérique, où il introduit uneoption « logique et informatique ». Celle-ciconstituera la base du DEA d’informatique de J.Arsac et de J.-C. Simon, ainsi que des cours du di-plôme d’expert en traitement de l’information del’IP.

Le point faible de l’IBP est la gestion. D’une part, le laboratoire se débat dans des

problèmes bureaucratiques sans fin. Certes la di-rection du CNRS accorde une priorité officielle àl’informatique, mais cette priorité ne peut se tra-duire que par des inflexions marginales ; de plusl’administration du personnel applique les prin-cipes à la lettre : elle refuse les autorisations de cu-muls aux nombreux chercheurs qui demandent àenseigner – alors que la formation manque dra-matiquement de cadres –, elle refuse ou retardeles crédits de missions aux informaticiens qui ontbesoin de participer aux réunions de clubs d’utili-sateurs Bull ou IBM (alors que la participation àces mutuelles du logiciel peut faire économiser delongues heures de programmation), elle ne saitpas payer les techniciens au prix du marché. Or

13. Institut de programmation,demande de création administrative,12 février 1963, Archives du Rectoratde Paris. Les cours ont commencé demanière informelle dès 1962.L’Institut de programmation est crééofficiellement par décret du26 novembre 1963.

14. Entretien de Jacques Arsac avec P.Mounier-Kuhn, 27 mai 1987.

15. Arsac J., «À propos de la réformede l’Enseignement», Progrès etScience, numéro spécial sur l’Institutde programmation, 4e trim. 1967, p. 5.

16. Lentin A., «La cybernétique :problèmes réels et mystification»,La Pensée, nº 47, mars-avril 1953,p. 47-61.

17. Entretien d’A. Collinot avecA. Lentin, avril 2010.

18. « Rapport concernant la créationd’enseignements au 3e niveau del’Institut», Faculté des sciences deParis, p. 3 (an., s.d., maisvraisemblablement rédigé par J. Arsacet L. Nolin en 1964).

19. Imag : Institut d’informatique et de mathématiques appliquées deGrenoble.

20. Entretien d’A. Collinot avecJ. Arsac, 8 juin 2009.

21. Nolin L. et Lentin A.,«Historique», L’Institut deprogrammation a dix ans, brochurecommémorative, Paris, UniversitéParis VI, 1973 (l’article n’est passigné, mais on reconnaît la griffe deces deux stylistes).

22. Entretien de F.-H. Raymond avecP. Mounier-Kuhn, 8 avril 1986.

23. Entretien d’André Blanc-Lapierreavec P. Mounier-Kuhn.

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l’IBP, laboratoire propre du CNRS, n’a pas lesmarges de manœuvre d’un laboratoire universi-taire comme l’Imag19 qui peut payer des vacationssur des sources de financement plus diversifiées :enseignement supérieur, CNRS, association ADR.

D’autre part, comme c’est parfois le caslorsque l’on choisit un directeur de laboratoire, lesqualités purement scientifiques de De Possel ontcompté beaucoup plus que ses aptitudes gestion-naires. L’administration l’ennuie. Il s’est initiale-ment reposé pour cela sur Lentin, mais celui-ci aaussi ses cours et sa thèse à mener.

En fait, c’est une assistante, Nicole Zinck, qui«a tout porté, la gestion, sur son dos depuis le dé-but», se rappelle Arsac. Elle avait tout juste vingtans lorsqu’elle est arrivée à l’Institut Blaise-Pascalle 16 octobre 1961, après que Lentin lui a proposéun poste de remplacement sur les conseils avisésde Nolin qui la connaît par des relations de voisi-nage familial. Ainsi recommandée pour rempla-cer la comptable de l’IBP, alors en congé maladie,elle prend peu à peu en charge tout le travail ad-ministratif à l’Institut de programmation, bientôtsur un poste CNRS de secrétaire. Les relations fa-miliales comptent dans ce microcosme : NicoleZinck épouse un étudiant devenu assistant à l’IP,Bernard Robinet ; l’un de ses jeunes frères épou-sera une fille de Nolin. Arsac insiste sur le rôle es-sentiel de Nicole Robinet : «Quand je suis arrivé àl’Institut de programmation, j’ai trouvé unejeune fille de vingt ans qui était secrétaire et quiétait extraordinaire. Elle était bien plus qu’une se-crétaire. J’ai bénéficié de la confiance de Za-mansky et j’ai bénéficié de la compétence de Ni-cole. Elle faisait tout à l’Institut deprogrammation. […] On a fait un tandem effi-cace. Je dirais volontiers que moi j’animais l’Ins-titut de programmation et elle, elle le faisait fonc-tionner.»20

Si l’Institut de programmation est ainsi bienépaulé, il n’en va pas de même de l’IBP dans sonensemble, qui est d’abord un service de calcul auxyeux du CNRS. Le fonctionnement d’une vasteusine à calcul exige des routines bien huilées, destrictes disciplines de service et de tarification, trèsdifférentes des pratiques de la recherche mathé-matique ; les plaintes des utilisateurs du centre decalcul affluent à la direction du CNRS. Ses respon-sables, Nolin et Évelyne Andreewsky, sont pris dansune « étreinte mortelle » entre des impératifscontradictoires : répondre à la demande croissantede calculs malgré le blocage des crédits qui re-tarde le renouvellement de l’équipement au mi-

lieu des années 1960 ; garder une partie du tempsd’ordinateur pour la recherche en informatique,indispensable pour former des enseignants et dé-velopper cette nouvelle discipline ; recruter ou re-tenir des programmeurs auxquels les entreprisesoffrent des salaires bien supérieurs à ceux prévuspar la grille de traitements de la fonction publique– le compromis le plus naturel consiste à com-penser la faible rémunération par des horaires al-légés. Mais la direction du CNRS reçoit à la fois desrécriminations des physiciens qui attendent leurscalculs, et des informations selon lesquelles lestechniciens de l’IBP ne travaillent que 35h par se-maine, et en tire ses conclusions.

Par ailleurs, côté recherche, les informati-ciens, notamment les industriels avec lesquels DePossel travaille sous contrat, ont besoin non seu-lement d’idées brillantes, mais aussi de textes, deprotocoles sans lesquels les meilleures trouvaillesne sont pas reproductibles22. Ses meilleurs amisl’empêchent, pour son bien, de lancer l’InstitutBlaise-Pascal dans la fabrication de circuits inté-grés et dans le développement d’un ordinateurd’avant-garde, motivé à l’origine par les besoinsde la traduction automatique23. Son étoile pâlit àpartir de 1965, tandis que se succèdent les réorga-nisations de l’IBP imposées par la nouvelle direc-tion du CNRS.

De façon générale, le CNRS entreprend à cetteépoque de faire le tri dans ses vieux laboratoirespropres et de les convertir, autant que possible, enunités associées aux universités. Début 1967, leCNRS transforme l’IBP en une fédération de labo-ratoires et de centres de service sous le contrôled’un administrateur commun, tout en gardant lenom «Institut Blaise-Pascal» pour ne pas paraî-

Nicole Robinet dans « les caves de l’Institut Henri-Poincaré».Sous la Sorbonne desmathématiciens, «destuyauteries de tout calibres’enchevêtrent en un décorconstructiviste et diffusenten fond sonore de lamusique concrète» : tel est le décor où naîtl’informatique universitaireparisienn21.

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tre supprimer un laboratoire-phare au momentoù le gouvernement lance le Plan Calcul24. DePossel conservera dans ce cadre un petit labora-toire de « Recherches avancées en moyens infor-matiques » où il consacrera les dernières annéesde sa vie à sa nouvelle passion : expérimenter unemachine à lire.

Une nouvelle génération prend le relaisJacques-Louis Lions lui a succédé en 1965

dans la chaire d’analyse numérique. Tandis qu’ilmet ses compétences de mathématicien et d’orga-nisateur au service du CEA, Lions développe l’ana-lyse numérique à l’Université, puis à l’Iria25 et àl’École Polytechnique, formant de nombreuxélèves qui essaiment bientôt dans ces organismes.

Jacques Arsac assume déjà la responsabilitéde l’Institut de programmation. Nommé maîtrede conférences de programmation à la Facultédes sciences de Paris en 1964, puis titulaire de lachaire de programmation l’année suivante, Ar-sac en élargit progressivement le cursus à un en-seignement complet d’informatique. Le niveausupérieur d’études de l’IP commence alors à fonc-tionner, ce qui permet de former des enseignantset des chercheurs.

Devant définir diplômes et programmes decours, donc une discipline, Arsac est conduit pro-gressivement à voir dans l’informatique unescience à part entière, distincte des mathéma-tiques, et commence à batailler pour lui donnerune place à l’université : «[…] mon travail a étéde trouver le statut épistémologique de cette disci-pline nouvelle»26. C’est le sens du manifeste qu’ilécrit à la fin de la décennie, La Science informa-tique27, qui inspirera des réformes au CNRS etdans l’enseignement supérieur. L’enjeu est de faireentrer l’enseignement de la programmation dansl’enceinte de la Faculté des sciences de l’Universitéde Paris. Arsac bénéficie pour cela du soutien deRené de Possel et du doyen Marc Zamansky.

Les recherches en software se développent aucentre de calcul, où une équipe dirigée par Nolinélabore à partir de 1965 un système d’exploitationen temps partagé sur l’IBM/360-40, en attendantune machine « cinquante fois plus puissante »(sic) promise par le Ve Plan28. On réalise parallè-lement divers logiciels de base et un langage ATF(«à tout faire»…) basé sur la théorie des auto-mates et la logique combinatoire, afin de montrerl’intérêt d’une informatique qui ne serait plus unempilement de programmes bricolés, mais se fon-derait sur des bases théoriques solides.

L’IBP a reçu deux ingénieurs venus du Labo-ratoire central de l’armement, Maurice Gross etJacques Pitrat, qui mènent des recherches en lin-guistique informatique et en intelligence artifi-cielle ; d’autres polytechniciens suivent, attirés parl’encadrement doctoral de l’IBP. L’IBP compte enpermanence 10 à 15 thésards préparant des docto-rats de troisième cycle ou d’État. Un flux constantd’échanges de chercheurs avec d’autres labora-toires, français ou étrangers, contribue à cette vi-talité. Arsac partira un an au Canada en 1968,suivi de Nolin qui y terminera sa thèse.

L’Institut de programmation est le creuset oùles informaticiens parisiens élaborent les nou-veaux diplômes de sciences appliquées, profitantde la volonté de réforme du ministre de l’Éduca-tion nationale, Christian Fouchet, et de son direc-teur des enseignements supérieurs, Pierre Aigrain,qui préside le comité de direction de l’IBP. Leursprojets s’articulent ou, parfois, se heurtent à ceuxdes pôles grenoblois et toulousain. En 1966-1967,la création des IUT et de la maîtrise d’informa-tique conduit l’IP à assimiler une partie de ses for-mations supérieures à ces cursus officiels, qu’il aanticipés et contribué à mûrir. L’espoir de faire re-connaître un titre d’ingénieur en traitement del’information est toutefois déçu29.

24. PV du CA du CNRS, 27 février1967.

25. Iria : Institut de recherche eninformatique et en automatique

26. Entretien d’A. Collinot avecJ. Arsac, 8 juin 2009.

27. Arsac J., La Scienceinformatique, Paris, Dunod, 1970,p. 213-225.

28. L. Nolin, «Une expérience de“temps partagé”», Progrès et Science,n° spécial sur l’Institut deprogrammation, 4e trim. 1967, p. 21-26.

29. Le projet de faire créer le titred’ingénieur en traitement del’information figure dans un«Rapport concernant la créationd’enseignements au 3e niveau del’Institut», Faculté des sciences deParis, p. 1 (an., s.d., maisvraisemblablement rédigé par J. Arsacet L. Nolin en 1964). Arsac expliqueson abandon ultérieur par la levée deboucliers syndicale devant laperspective de créer un comité desétudes où auraient siégé desindustriels, entraînant une mainmisedu grand capital sur la formationuniversitaire (entretien de J. Arsac avecP. Mounier-Kuhn, 27 mai 1987).

30. L. Nolin, «Des caves de l’InstitutHenri-Poincaré à la terre promise dela rue du Maroc», art. cit.

MISE EN HISTOIREDE LA RECHERCHE

Forteresse ou carrefour : l’Institut Blaise-Pascal et la naissance de l’informatique universitaire parisienne

Louis Nolin et René de Possel(début des années 1960).« Il y avait heureusement la récréation journalière. À 9 heures, nous nousretrouvions dans le bureaude René de Possel encompagnie souvent deSuchard, de Nivat, un peuplus tard de Schützenberger,si tonifiant, puis de Gross. Le bon maître nous exposaitsans tarder ses nouveauxcalculs sur le lacet desboggies, ou ses trouvaillesde la nuit sur les mémoires à accès croisés ou la machineà lire. Suivaient l’ébauche deplans pour résoudre lesproblèmes courants, poursatisfaire les clients de plusen plus nombreux etimpatients. »30©

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MISE EN HISTOIREDE LA RECHERCHEForteresse ou carrefour : l’Institut Blaise-Pascal et la naissance de l’informatique universitaire parisienne

En mai 1968, l’IBP se met en grève une di-zaine de jours après le début des «événements».Les salles des machines sont cadenassées pourprotéger l’outil de travail. Parmi les revendica-tions, l’IBP essaie de faire revenir la direction duCNRS sur sa décision de séparer le service de cal-cul et les laboratoires de recherche. Un projet destatut est rédigé et voté en assemblée générale, vi-sant à reconstituer l’ensemble sous le nom de« Groupe de recherche en informatique fonda-mentale et appliquée ». Autogérépar un collectif de douze élus dupersonnel – l’esprit de Mai 68n’empêche pas de distinguer soi-gneusement entre personnels cher-cheurs et techniciens –, le labora-toire bénéficierait de l’autonomiede gestion et d’un contrôle finan-cier a posteriori ; les ordinateursserviraient en priorité à la re-cherche informatique, ensuite seu-lement aux utilisateurs exté-rieurs31. Les moyens de calculrestent donc un enjeu majeur duconflit entre la recherche et le ser-vice, entre chercheurs et gestion-naires : Mai 68 ne fait que confir-mer ce différend déjà exposé dansde longues correspondances avec ladirection du CNRS.

Quelles visions de l’informatique future et dela société qu’elle contribuera à modeler peut-onpercevoir dans ce groupe de scientifiques dontbeaucoup se classent très « à gauche » ? On peutseulement esquisser quelques pistes, car dans lesentretiens avec les anciens de l’IBP la dimensionpolitique apparaît très peu, même quand la ques-tion est posée directement32 : au moins dans leurssouvenirs, « on n’en parlait pas », parce que lesproblèmes d’ordre scientifique, technique ou ad-ministratif accaparaient suffisamment leur atten-tion. La situation change, de ce point de vue, aprèsMai 68, quand les positions politiques s’affichent,s’affirment et se durcissent. Elles se cristalliseronten séparation institutionnelle l’année suivante,quand les informaticiens parisiens se répartiront,avec les autres disciplines scientifiques, entre lesdeux universités fondées sur l’emplacement del’ancienne «halle aux vins» de Jussieu, Paris VI etParis VII : « la halle aux vins blancs et la halle auxvins rouges»33.

Louis Nolin a écrit plusieurs textes décrivantla nouvelle informatique en cours de développe-

ment, à l’IBP comme dans l’industrie : le time-sharing permet désormais d’optimiser l’emploides ordinateurs en leur connectant des terminauxdistants qui pourront se trouver dans le bureau dechaque chercheur. Ce qui implique d’initier tousles scientifiques (et, au-delà, les cadres des entre-prises) à la programmation. Rien de bien révolu-tionnaire dans ce propos, si ce n’est qu’il est enphase avec la pensée managériale, anti-taylo-rienne, qui vise à transformer les entreprises en

accélérant la communication et letraitement des informations pourles rendre plus efficaces.

Jacques Arsac, qui se décritcomme un homme de droite, a desconvictions religieuses chrétiennesqui lui font dissocier nettement cequi relève de la science et ce qui re-lève de la croyance et de la morale.Il milite à la fois pour une «alpha-bétisation » informatique généraledans tout l’enseignement supérieuret pour la construction empiriqued’une science informatique, convo-quant à plusieurs reprises, dans sesdits comme dans ses écrits, la figureemblématique de Claude Bernard.

Quant à J.-L. Lions, il ne mon-tre aucun état d’âme à placer « l’ef-

ficacité déraisonnable des mathématiques »34 auservice de l’économie et de l’État tels qu’ils sont ouplutôt tels qu’ils voudraient être, pour optimiserleur fonctionnement.

De l’Institut Blaise-Pascal aux départements universitaires

L’Institut Blaise-Pascal est dissout en 1969,éclatant en plusieurs équipes de recherche, tandisque son centre de calcul est transféré à Orsay et de-vient le Centre inter-régional de calcul électro-nique du CNRS (Circé). La Faculté des sciences deParis se transforme en deux universités installéessur le campus de Jussieu : Paris VI accueille uncursus informatique complet, avec maîtrise etDEA, tandis que Paris VII ne l’enseigne quecomme matière à option pour étudiants de ma-thématiques, dans une approche plus théorique.

L’Institut de programmation s’installe à Pa-ris VI. Il avait été question de déménager l’IP à Or-say, les locaux de la rue du Maroc étaient devenusinsuffisants. Réagissant aux événements de Mai68, le doyen Zamansky juge que l’Université doitprouver son utilité sociale et, d’accord avec Arsac,

31. Résolution de l’AG du personnelde l’IBP, 4 juin 1968 (Archives JeanDelsarte, Institut Elie Cartan, Nancy,cote 2068, 5 p.).

33. Témoignage de J. Pitrat auséminaire d’histoire de l’informatiquede l’université Paris IV-Sorbonne,12 mars 2008 ; réponse de J.-F. Perrotlors de son entretien avec A. Collinot etP. Mounier-Kuhn, 16 février 2010.

34. Le mot est de P. Aigrain, anciendirecteur général des enseignementssupérieurs, rapporté par son ami J.Arsac lors d’un entretien avec A.Collinot, 8 juin 2009.

35. A. Dahan-Dalmedico, Jacques-Louis Lions, un mathématiciend’exception entre Recherche,Industrie et Politique, Paris, LaDécouverte, 2005.

«LA SITUATION

CHANGE, DE CEPOINT DE VUE,

APRÈS MAI 68,QUAND

LES POSITIONSPOLITIQUES

S’AFFICHENT,S’AFFIRMENT ET SEDURCISSENT.»

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lui affecte des locaux quai Saint-Bernard dès l’été196835. L’IP a besoin d’espace, tant pour ses ordi-nateurs que pour ses salles de cours où les étu-diants affluent. La charge est si lourde qu’Arsac arecruté un adjoint : Claude Girault a commencécomme programmeur à l’IBP, puis est devenumaître assistant à l’IP ; ayant passé sa thèse sur lessystèmes à temps partagé, il deviendra responsa-ble du DEA «Systèmes informatiques».

À la fin de la décennie, devenu UER à déroga-tion de l’Université tout en gardant son nom dis-tinctif, l’Institut de programmation a la charge dela maîtrise d’informatique. Il compte troischaires, six maîtrises de conférences et près de2 000 étudiants – des « conditions de surchargedrastiques» pour les trop rares enseignants quali-fiés36. Il met alors en extinction la filière la pluscourte, celle des programmeurs d’application :d’une part, les progrès de l’informatique automa-tisent un nombre grandissant de tâches de pro-grammation et menacent l’avenir des emplois àce niveau ; d’autre part, la nature essentiellementtechnique de cette formation élémentaire restemal vue à l’Université, tandis que les IUT sont dés-ormais là pour prendre le relais, au grand soula-gement de l’IP. En 1971, l’Institut de programma-tion fait essaimer une poignée de jeunesenseignants vers la nouvelle université de scienceséconomiques de Paris IX-Dauphine où ils créentla Maîtrise d’informatique appliquée à la gestion(Miage), un diplôme instauré la même année parla Mission à l’informatique du ministère de l’Édu-cation nationale.

Simultanément apparaissent les premièreschaires et les premières thèses intitulées « Infor-matique».

Schützenberger, nommé en 1967 directeur àl’Iria, y a entraîné Lentin, Nivat, Nolin et d’autresqui ont fait leurs thèses sous sa direction. Cegroupe y développe un programme ambitieux derecherches fondamentales, s’affirmant en 1972sous la bannière de « l’informatique théorique»,tout en créant plusieurs équipes associées auCNRS sur le campus de Jussieu.

Le statut de l’informatique comme disciplineuniversitaire est indéniablement établi au milieudes années 1970. En une décennie, tout un corpusde nouveaux savoirs et de techniques en rapideévolution s’est implanté à l’Université.

Toutefois, sa reconnaissance académiquereste très insatisfaisante aux yeux de ses promo-teurs. Durant de longues années encore, les brasdes fauteuils de l’Académie des sciences se ten-

dront plus volontiers vers les représentants d’au-tres branches des mathématiques appliquées ouvers les tenants d’une informatique explicitementliée au monde de l’industrie. Si l’Académie dessciences élit bientôt comme membres, dans sa sec-tion de mécanique, deux savants dont l’activité ades interactions fortes avec l’informatique : J.-L.Lions (1973) et L. Malavard (1979), les acteursprincipaux de cette histoire ne seront que desmembres correspondants : M.-P. Schützenberger(1978), J. Arsac (1980), M. Nivat (1983). C’estseulement une décennie plus tard qu’un informa-ticien de l’Inria sera élu membre de l’Académiedes sciences (Gilles Kahn, 1997), dans la sectionde mécanique devenue en 2003 «de mécanique etd’informatique», alors que la création d’une Aca-démie des technologies aura modifié le contexte.Quant au Collège de France, c’est en partenariatavec l’Inria qu’une chaire d’informatique seracréée en 2008 pour Gérard Berry, directeur de re-cherches à l’Inria et créateur d’entreprise.

Les chercheurs qui ont participé à la nais-sance de l’informatique universitaire parisienneont pour la plupart gardé de leur institut la visiond’un « bunker assiégé »37, d’une « citadelle » oùl’informatique devait sans cesse se battre pour dé-fendre son existence entre les mathématiques, laphysique et l’administration, puis pour imposersa légitimité dans le paysage académique. Com-mémorant en 1973 le dixième anniversaire del’IP, deux de ses fondateurs écrivaient : « De sanaissance et de son enfance non conformistes, onlui souhaite de conserver longtemps l’horreur detoute routine38. »

Cet esprit marque la rencontre de riches par-cours personnels qui, au-delà de leurs hasards etde leurs déterminants, se sont aménagés un lieud’élection dans le contexte d’une université fran-çaise en profond renouvellement et de la révolu-tion permanente qu’était l’informatique. Nousavons tenté d’éclairer les trajectoires individuellesqui s’y croisèrent : l’IBP de René de Possel aconstitué une petite communauté où se sont rap-prochés, pendant quelques années décisives, desscientifiques venus de tous les horizons, habités dedifférentes convictions religieuses ou politiquesdans lesquelles ils ont pu puiser une énergie etpeut-être une foi nécessaires pour construire une«nouvelle science »39.

36. Témoignage de Claude Girault,21 février 2011.

37. Courriel de Maurice Nivat àP. Mounier-Kuhn, 23 janvier 2009.

38. A. Lentin, introduction deL’Institut de programmation a dixans, Université Paris VI, 1973, p VIII.

39. Nous employons ici le termeutilisé par Louis Nolin et JacquesArsac.

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ÉVOLUTION DE L’INSTITUT BLAISE-PASCAL.

1946 L’Institut Blaise-Pascal, dirigé par Joseph Pérès, est composé de deux laboratoires : - le Laboratoire de calcul mécanique, dirigé par Louis Couffignal.- le Laboratoire de calcul analogique, dirigé par Lucien Malavard.

1957 L’IBP fusionne ave le Laboratoire de calcul numérique (LCN) de l’Institut Henri-Poincaré,dirigé par R. de Possel.

1959 Départ de Couffignal. Son laboratoire est absorbé par le LCN.Création de deux chaires à la Faculté des sciences de Paris : - une chaire d’économétrie (J. Ville)- une chaire d’analyse numérique (R. de Possel)

1960 Création du Centre d’études de traduction automatique : Aimé Sestier dirige la section de Paris, et Bernard Vauquois celle de Grenoble.Création de la Section d’automatique documentaire dirigée par Jean-Claude Gardin puis par Maurice Gross (Paris et Marseille).

1962 Mort de J. PérèsR. de Possel devient directeur de l’IBP

1963 Création de l’Institut de programmation

1965 Schützenberger, Lions et Arsac sont élus titulaires de chaires à la Faculté des sciences de Paris.

1966 Réorganisation du Centre de calcul et de l’IBP.Création du laboratoire RAMI (par De Possel) au sein de l’IBP (qui devient un laboratoire propre du CNRS en 1974).

1969 Séparation du Centre de calcul qui devient le Circé, basé à Orsay.Suppression de l’IBP, structure CNRS qui éclate en quatre laboratoires universitaires :

ERA 84 J. ARSAC (1968) «Systèmes informatiques»(CNRS Paris VI) devient (dans les années 1980) ERA 592 MASI

ER CL. PICARD (1970) « Informatique théorique et IA»devient (1973) GR 22 CL. PICARD puis CL. GIRAULT «Structures de l’information»(CNRS-Paris VI)devient (dans les années 1980) LAFORIA

ERA 247 M. GROSS Laboratoire d’Automatique documentaire et linguistique(CNRS-Paris VII)

ERA 295 M. NIVAT (1972) (+ Nolin, Schützenberger) « Informatique théorique»(équipe IBP -> Iria, puis CNRS-Paris VII)devient (dans les années 1980) LITP (Paris VI- Paris VII), puis LIAFA, EPTS

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