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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION p. 6
PREMIÈRE PARTIE L’ANTHROPOLOGIE COMME VISION DU MONDE
Chapitre 1 Race, histoire et UNESCO p. 13
Chapitre 2 Race, culture et scandale p. 26
Chapitre 3 Un sombre avenir p. 40
Chapitre 4 L’anthropologie entre salut et sagesse p. 52
Chapitre 5 La voie du milieu p. 61
SECONDE PARTIE DU SOCIALISME ÉTHIQUE À L’HUMANISME GÉNÉRALISÉ
Chapitre 6 « L’homme qui assassina Karl Marx » p. 76
Chapitre 7 Une eschatologie socialiste p. 95
Chapitre 8 Une métaphysique au service de la Révolution p. 109
Chapitre 9 La transformation de Gobineau p. 129
Chapitre 10 Portrait de Lévi-Strauss en démographe p. 149
Chapitre 11 Une cosmologie dans le temps p. 171
Chapitre 12 Culture, histoire, nature p. 201
ÉPILOGUE Deux ordres de vérités p. 214
Références bibliographiques des travaux cités de Claude Lévi-Strauss p. 236
4
Remerciements
Mes remerciements vont avant tout à Claude Lévi-Strauss qui, avec son affabilité
coutumière, a bien voulu relire et commenter l’article qui fut à l’origine de cet ouvrage : ses
critiques et observations m’ont été d’une grande utilité, apportant un éclairage précieux sur
plusieurs éléments de sa vision du monde et m’évitant quelques erreurs d’interprétation que
j’aurais immanquablement commises sans son aide.
Je remercie également le personnel des archives de l’UNESCO, du Conseil
International des Sciences Sociales et de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste, dont
la compétence et l’aide ont été extrêmement appréciables.
Ma reconnaissance particulière va à Jeanne Ben Brika-Lemaine, qui m’a assisté dans
l’exploration des archives ; elle a aussi relu à plusieurs reprises le manuscrit de ce livre, grâce
à quoi il a été grandement amélioré. Il a également profité des remarques généreusement
prodiguées par Daniel Dubuisson. Les discussions avec Anne Collinot m’ont permis de
clarifier ma démonstration et de lui donner une expression plus judicieuse.
5
INTRODUCTION
L’enquête présentée dans ce livre prend comme point de départ et comme fil directeur
l’énigme interprétative que posent les deux publications de Claude Lévi-Strauss consacrées à
la question des races humaines. En 1952, à la demande de l’UNESCO, Lévi-Strauss rédigea la
brochure Race et histoire, qui devait rapidement connaître un grand succès et prendre une
place de choix dans le canon de la littérature antiraciste 1. Dix-neuf ans plus tard, en 1971,
invité par l’UNESCO à inaugurer l’Année internationale de lutte contre le racisme, il
prononça une conférence intitulée Race et culture, qui fit scandale : on lui reprocha de
justifier – voire d’approuver – des comportements racistes, après les avoir si brillamment
pourfendus en 1952 2.
L’énigme de la contradiction entre ces deux textes a déjà exercé la perspicacité de
maints esprits parmi les plus pénétrants, sans qu’ils soient parvenus à en proposer une solution
satisfaisante. S’agirait-il d’un simple revirement d’opinion ? Rien n’est plus ordinaire dans la
pensée des savants, et les anthropologues sont bien placés pour le savoir : après avoir été
longtemps autant des « inventeurs » que des découvreurs de systèmes de pensée à cohérence
parfaite – dans les autres cultures –, ils se font aujourd’hui forts d’y déceler toutes les
contradictions et variations individuelles, bel et bien réelles et dont il serait étonnant qu’elles
soient absentes de la pensée académique occidentale. Pourtant, dans ce cas précis l’énigme
demeure intacte, car Lévi-Strauss continue de clamer avec une constance imperturbable que
son Race et culture, jugé raciste, ne contredit nullement Race et histoire, reconnu antiraciste,
l’un et l’autre exprimant selon lui un même ensemble de convictions 3.
Alors de deux choses l’une : soit un penseur aussi subtil que Lévi-Strauss est incapable
de saisir les principes qui organisent sa propre pensée, soit les anthropologues qui
1 Voici la liste des éditions en langue française : Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Éditions UNESCO, 1952 ;
Claude Lévi-Strauss, « Race et histoire », dans Le Racisme devant la science, Paris, Éditions UNESCO, 1960, pp. 241-281 ;
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, suivi de « L’œuvre de Claude Lévi-Strauss » par Jean Pouillon, Paris, Éditions
Gonthier, 1961 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et histoire », dans Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, pp. 377-
222 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et histoire », dans Race et histoire. Race et culture, textes réunis et préfacés par Michel
Izard, Paris, Albin Michel/Éditions UNESCO, 2001, pp. 31-120. 2 Les éditions en langue française : Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », Revue Internationale des Sciences Sociales, vol.
23, n° 4, 1971, pp. 647-666 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », dans Claude Lévi-Strauss, textes réunis par Raymond
Bellour et Catherine Clément, Paris, Gallimard, 1979, pp. 427-462 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », dans Le Regard
éloigné, Paris, Plon, 1983, pp. 22-48 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », dans Race et histoire. Race et culture, textes
réunis et préfacés par Michel Izard, Paris, Albin Michel/Éditions UNESCO, 2001, pp. 123-172.
3 Lévi-Strauss, 1990a/1988, De près et de loin, p. 207.
6
commentent ses écrits ne parviennent pas à en appréhender la cohérence. Il me semble que la
difficulté des anthropologues à déchiffrer les conceptions d’un de leurs pairs, tient moins à
l’insuffisance de leurs méthodes interprétatives, qu’au peu d’empressement dont ils font
montre à employer, dans l’étude de leur propre collectif culturel et social, les procédés qu’ils
utilisent avec succès pour étudier des peuples lointains. Je fais donc l’hypothèse que ce
mystère interprétatif, dont la persistance opiniâtre jette un doute sur notre capacité à
comprendre l’ensemble de l’œuvre lévi-straussienne, ne pourra être percé sans que l’on se
décide à appliquer à la haute Culture occidentale une approche que les anthropologues ont
conçue pour analyser les cultures.
Le pari que j’ai fait est d’élucider les idées de Claude Lévi-Strauss non seulement
comme celles de l’inventeur d’une théorie anthropologique, mais aussi comme celles d’un
penseur qui propose à ses lecteurs, en deçà d’un système théorique, une vision du monde dont
les postulats offrent la véritable clé interprétative de l’ensemble de ses écrits. Pour débrouiller
la logique de cette vaste construction conceptuelle, je me suis bien gardé de me tourner
d’emblée vers les principes théoriques du structuralisme que Lévi-Strauss avait lui-même
énoncés et qui attirent, non sans les égarer, tous ceux qui s’efforcent d’y assimiler sa pensée.
En partant d’une modeste énigme interprétative que posent deux publications en apparence
marginales de Lévi-Strauss, j’ai été amené à élargir progressivement mon analyse à
l’ensemble de son œuvre, m’intéressant non seulement à ses ouvrages principaux, mais aussi à
des textes prétendument secondaires où l’anthropologue s’autorisait à dévoiler quelque peu le
fond de ses convictions.
Pour mener à bien cette enquête, je ne me suis pas contenté de mettre à profit les textes
publiés de Lévi-Strauss ni de reprendre la foisonnante littérature exégétique qui lui a été
consacrée et dont la majeure partie véhicule son lot inextricable de lieux communs. Mes
analyses s’appuient sur des données nouvelles. D’une part, j’ai pu m’entretenir avec Claude
Lévi-Strauss à plusieurs reprises et obtenir de lui des informations inédites. D’autre part, j’ai
retrouvé de nombreux matériaux d’archives que personne n’avait encore exploités, et qui
jettent une lumière neuve sur le parcours intellectuel de Lévi-Strauss, dont lui-même avait
toujours préféré laisser dans l’ombre certains aspects.
L’intérêt de la démonstration exposée dans ce livre est double. Premièrement, elle
aboutit à une interprétation nouvelle de la pensée qui n’a pourtant jamais manqué de
commentateurs et qui, ayant marqué une époque, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt.
7
Deuxièmement, elle offre une méthode d’analyse des théories académiques, laquelle consiste
à replacer les raisonnements qui nous paraissent au premier abord énigmatiques ou
incohérents, dans le contexte de la vision cosmologique qui leur sert d’infrastructure
axiomatique. Cette approche m’a conduit à constater que l’œuvre de Claude Lévi-Strauss,
réfractant la plupart des drames devenus tristement emblématiques du siècle passé, est
profondément irriguée par une réflexion sur le problème des imperfections du monde humain.
Par conséquent, à travers l’analyse de ce cas particulier, j’ai tenté de démêler l’écheveau de
quelques conceptions qui, au XXe siècle, relevèrent le défi de ces deux questions parmi les
plus obsédantes auxquelles les hommes eussent à faire face dans notre tradition culturelle :
celle de la présence du mal et celle des remèdes à y apporter 4.
* * *
L’injonction d’orienter l’anthropologie vers elle-même, afin d’élaborer une
connaissance de ses fondations culturelles, n’est guère nouvelle et semble même être en passe
de devenir un lieu commun du discours disciplinaire. Il suffit en effet d’accepter l’évidence,
difficilement contestable, que l’anthropologie – autant que les autres sciences de l’homme –
est le produit de conditions culturelles et sociales particulières, pour reconnaître qu’elle
devrait faire partie de ses propres objets d’étude et appliquer ses méthodes aussi bien à la
culture des anthropologues qu’à celle de toute autre collectivité 5.
Deux approches réflexives ont gagné une assez large reconnaissance depuis bientôt un
quart de siècle : l’anthropologie comme écriture et l’anthropologie comme critique culturelle.
La première consiste à analyser les discours anthropologiques comme un ensemble de
dispositifs rhétoriques destinés à emporter la conviction du lecteur 6. La seconde aspire à faire
4 Cf. par example Susan Neiman, Evil in modern thought : an alternative history of philosophy ? Princeton, Princeton
University Press, 2002.
5 Par exemple : Fredrik Barth, Cosmologies in the making. A generative approach to cultural variation in inner New Guinea,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 18 ; Malcolm R. Crick, « Anthropology of knowledge », Annual Review of
Anthropology, 1982, vol. 11, pp. 287-313 [p. 307].
6 Par exemple James Clifford, The Predicament of culture. Twentieth-century ethnography, literature, and art, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1988 ; James Clifford & George E. Marcus, Writing cultures : the poetics and politics of
anthropology, Berkeley, California University Press, 1986 ; Vincent Crapanzano, « On the writing of ethnography »,
Dialectical Anthropology, 1977, vol. 2, n° 1, pp. 69-73 ; Clifford Geertz, Works and lives. The anthropologist as author,
Stanford, Stanford University Press, 1988 ; George E. Marcus, « Rhetorics and the ethnographic genre in the anthropological
8
de cette discipline un instrument de critique culturelle capable de déconstruire les certitudes
fondatrices auxquelles sont assujettis à la fois l’Occident et l’anthropologie classique produite
par l’Occident 7.
Toutefois, ces deux courants semblent avoir échoué en tant que démarches réflexives,
puisqu’elles n’ont pas réussi à adresser, à l’anthropologie, les questionnements que cette
discipline réserve traditionnellement à ses objets. Ainsi, les analyses de l’anthropologie
comme écriture, bien qu’éclairantes à plusieurs égards, ont mobilisé surtout des procédés
classiques de la critique et de l’histoire littéraires. L’anthropologie comme critique culturelle,
quant à elle, se confond sans réticence avec la philosophie politique et la philosophie morale,
n’hésitant pas, occasionnellement, à user des recettes éprouvées de la propagande
idéologique. Ses philippiques inlassablement réitérées contre impérialisme, colonialisme,
capitalisme, machisme, nationalisme, scientisme et autres vilaines formes d’oppression,
opèrent comme le perpetum mobile d’une indignation infatuée de sa droiture, sans accroître
particulièrement notre intelligence de la société occidentale ou de l’anthropologie : on se
contente trop souvent d’en dénoncer les ignominies au lieu d’essayer d’en comprendre le
fonctionnement. Ces critiques de l’Occident peuvent être parfois justifiées. Cependant, leur
intention d’accomplir un retour réflexif sur soi paraît peu crédible dès lors que persiste la
dissymétrie entre, d’un côté, la posture de compréhension et l’impératif de suspendre les
jugements de valeur, recommandés dans l’étude des cultures non-occidentales et, de l’autre
côté, la hargne critique systématiquement adoptée envers sa propre société.
On ne saura accomplir une véritable réversion réflexive de l’anthropologie sans
respecter le principe de symétrie anthropologique, qui consiste à adopter une même attitude
heuristique à l’égard de tous les objets culturels, qu’ils nous soient familiers ou étrangers 8.
Certes, il serait naïf de demander aux anthropologues de parvenir toujours à la parfaite
neutralité axiologique que préconise une certaine épistémologie désuète. On doit en revanche
research », Current Anthropology, 1980, vol. 21, n° 4, pp. 507-510 ; George E. Marcus & Dick Cushman, « Ethnographies as
texts », Annual Review of Anthropology, 1982, vol. 11, pp. 25-69 ; Marilyn Strathern, « Out of context. The persuasive
fictions of anthropology », Current Anthropology, 1987, vol. 28, n° 3, pp. 251-281.
7 Par exemple Norma Haan et al. (éd.), Social science as moral inquiry, New York, Columbia University Press, 1983 ;
George E. Marcus & Michael M. J. Fischer, Anthropology as cultural critique. An experimental moment in the human
sciences, Chicago, The University of Chicago Press, 1986.
8 Il faut le distinguer d’avec la symétrie que le sociologue des sciences David Bloor prônait pour sa discipline, en appelant à
expliquer les croyances « vraies » (reconnues comme scientifiques) par les causes tenues pour responsables des croyances
« fausses » (rejetées hors de la science). Ce programme fort, comme Bloor l’a baptisé, a pu séduire naguère par son
radicalisme, mais sa portée reste limitée, car les phénomènes culturels sont trop variés pour que nous puissions espérer leur
trouver toujours des causes identiques (David Bloor, Knowledge and social imagery, Londres, Routledge and Kegan Paul,
1976, p. 8).
9
exiger que les rigueurs traditionnellement associées – sur des terrains exotiques – à
l’obligation de s’informer, d’observer, de décrire, de vérifier les données et de valider les
interprétations, ne cèdent la place à la tentation de porter des jugements de valeur, à laquelle
nombre d’anthropologues succombent dès qu’ils se penchent sur leur propre culture, peut-être
parce qu’ils croient la connaître sans l’avoir étudiée, à partir de leur seule expérience
indigène, pourtant estimée insuffisante comme source de connaissance ethnologique ailleurs
qu’en Occident. Immense est la différence, en effet, entre la représentation des phénomènes
culturels que l’on juge après les avoir étudiés, et la représentation de ceux que l’on juge au
lieu de les étudier. Une véritable anthropologie réflexive risque de ne pas voir le jour avant
que les anthropologues ne remplacent, dans l’attitude à l’égard de leur propre culture,
l’anthropologie comme critique culturelle par l’anthropologie comme… anthropologie.
Le principe de symétrie anthropologique reste suffisamment œcuménique pour laisser
la porte ouverte à une multiplicité d’orientations théoriques qui ont actuellement cours dans ce
champ disciplinaire. Celle que j’ai choisie pour conduire mon enquête adopte une conception
particulière des phénomènes culturels. Pour la définir, il est utile de partir d’une constatation
simple, mais incontestable. L’anthropologie comme écriture a pris comme point de départ une
vérité première : l’anthropologue passe le plus clair de son temps à écrire 9. Ensuite,
imperturbablement, elle en a tiré toutes les conséquences. Commençons, nous aussi, par une
observation à la fois triviale et indubitable : le savant pense.
La généralité de ce constat est grande, si bien qu’il permet la rencontre de perspectives
par ailleurs divergentes, comme celles de l’épistémologie, de l’histoire, de la sociologie des
sciences ou encore de l’analyse littéraire. L’anthropologie ne doit pas dédaigner ces approches
dont chacune donne un éclairage singulier des phénomènes culturels. Elle y adjoint cependant
son propre point de vue, consacré par une longue tradition. Pour l’anthropologie, l’être
humain qui pense déploie ses raisonnements dans le cadre d’une vision du monde, plus ou
moins cohérente, selon les cas, qui porte sur les êtres, les objets et les puissances censés
peupler le réel, sur leurs propriétés, leurs rapports, leur origine et leur devenir. Donnant à ces
visions du monde le nom de cosmologies, les anthropologues parient sur l’hypothèse selon
laquelle les représentations cosmologiques traversent de part en part toute cognition, comme
elles traversent toute culture, nous livrant une matrice générale d’intelligibilité des faits
empiriquement observables, qu’ils soient de l’ordre des pratiques, des institutions ou des
9 « What does the ethnograper do ? – He writes » (Clifford Geertz, The Interpretation of cultures, New York, Basic Books,
1973, p. 19).
10
idées 10
. À partir de l’analyse, de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, je m’emploierai à montrer
que des représentations cosmologiques sous-tendent également la pensée académique
contemporaine et qu’il est nécessaire de les prendre en compte pour saisir la logique des
savoirs que les savants échafaudent.
Ma démonstration se déroulera en trois temps. Premièrement, je situerai chacun des
deux discours de Claude Lévi-Strauss sur la race dans le contexte des circonstances
historiques qui ont accompagné sa rédaction et sa réception immédiate. Deuxièmement, je
replacerai l’un et l’autre sur le fond de la conception cosmologique qui leur sert
d’infrastructure axiomatique commune. Troisièmement, je reconstituerai le processus d’une
lente évolution de la cosmologie lévi-straussienne dans une période qui va des années 1920
jusqu’au début du XXIe siècle, afin d’en dégager à la fois ses invariants et ses
transformations, dont la connaissance conjointe est indispensable pour saisir la cohérence de
la pensée de Lévi-Strauss et pour élucider ses prises de positions qui ont tant déconcerté les
lecteurs amenés à comparer Race et histoire et Race et culture.
Je me garderai bien de recourir ici à la figure d’un auteur démiurgique et solitaire qui,
n’obéissant qu’à ses propres lois, invente ex nihilo une philosophie secrète dont il tire ensuite
la substance d’une œuvre unique, destinée à être placée hors culture (au sens anthropologique)
du simple fait d’être constitutive de la Culture (au sens de la haute culture de l’Occident).
Bien qu’elle reflète les penchants idiosyncrasiques de Lévi-Strauss, sa cosmologie reste
également une création collective, élaborée à partir de représentations partagées antérieures,
ce qui l’inscrit dans une trame faite de plusieurs visions du monde, plus ou moins répandues,
qui s’opposent et se complètent dans notre tradition culturelle. C’est donc cette dimension
collective que je tenterai de mettre au jour interrogeant l’œuvre d’un anthropologue singulier
dont la pensée, comme celle de tout être humain, appartient à ce déconcertant champ des
possibles qu’aucun individu ne crée séparément des autres, et que nous appelons culture.
10 Marshall Sahlins a brillamment illustré les potentialités d’une telle approche, en l’appliquant à certaines conceptions de la
tradition philosophique occidentale qui pose les cadres généraux de la cosmologie occidentale et, à ce titre, exerce une
influence puissante sur les théories des sciences sociales, y compris l’anthropologie (Marshall Sahlins, « The sadness of
sweetness. The native anthropology of Western cosmology », Current Anthropology, 1996, vol. 37, n° 3, pp. 395-428).
Daniel Dubuisson avait auparavant suivi une voie quelque peu similaire, en analysant de grandes théories des sciences
humaines en tant que forme particulière des systèmes cosmographiques (par exemple : Daniel Dubuisson, Mythologies du
XXe siècle. Dumézil, Lévi-Strauss, Eliade, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993 ; Daniel Dubuisson, « Contributions à
une poétique de l’œuvre », Strumenti Critici, 1997, vol. 85, pp. 449-466). L’anthropologue américain Stanley Diamond a été
le premier, en 1974, à envisager la possibilité d’interpréter la théorie lévi-straussienne comme une conception à caractère
cosmologique (Stanley Diamond, « The inauthenticity of anthropology : the myth of structuralism », dans In Search of the
primitive. A critique of civilization, New Brunswick, Transaction Books, 1974, pp. 318-319).
11
EPILOGUE
DEUX ORDRES DE VÉRITÉS
En 1988, interrogé sur ce qu’il ferait si l’UNESCO lui proposait une autre conférence
sur le thème du racisme, Claude Lévi-Strauss répondit sans hésiter : « Pas de danger ! » 11
. Et
pourtant, dix-sept ans plus tard, le 16 novembre 2005, lors des célébrations du soixantième
anniversaire de l’Organisation, il monta à nouveau sur l’estrade du grand auditorium de la
Maison de l’UNESCO, invité à prononcer une allocution qui allait devenir son troisième
discours sur la race, la culture et l’histoire 12
. Rassemblé au complet, le personnel de
l’UNESCO remplissait cette grande salle, dont les premiers rangs étaient occupés par
plusieurs anciens directeurs généraux. Cette fois-ci la conférence suscita une réaction
diamétralement opposée à celle qui avait accueilli Race et culture en 1971 : à la fin, le public
se leva pour une longue ovation.
Cet enthousiasme fut passablement paradoxal, car Lévi-Strauss reprit en 2005 la
plupart des thèses de la conférence qui avait provoqué un scandale en 1971. Après un
hommage à ses anciens amis et collaborateurs à l’UNESCO, Alfred Métraux et Otto
Klineberg, suivi d’un court rappel de ses propres missions effectuées pour le compte de
l’Organisation, Lévi-Strauss aborda la question de la diversité biologique et culturelle de
l’homme. Il répéta que l’explosion démographique est une catastrophe responsable de nos
maux ; qu’elle conduit à un appauvrissement de la diversité culturelle ; que pour maintenir
cette dernière il est nécessaire que les peuples limitent leurs échanges et se tiennent
mutuellement à distance ; que les problèmes de l’humanité ne peuvent être résolus sans
modifier profondément les rapports entre l’homme et les autres espèces vivantes ; que le
respect que nous souhaitons obtenir de chacun envers les cultures différentes de la sienne
n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de vie ; que
nous devons nous affranchir de l’humanisme occidental hérité de l’Antiquité et de la
Renaissance dont l’influence nous isole du reste de la création et permet que soient rejetées,
hors de frontières arbitrairement tracées, des fractions chaque fois plus proches de l’humanité,
auxquelles on refuse la même dignité qu’au reste ; enfin, que ces vérités étaient d’évidence
11 Lévi-Strauss, 1990a/1988, De près et de loin, p. 208. 12 Pour être précis, il convient de signaler que Lévi-Strauss a donné son « troisième discours sur la race » en 1986, lors d’un
cycle de trois conférences à Tokyo, qui sont demeurées inédites. L’une d’elles offrait une synthèse de Race et histoire et de
Race et culture (Lévi-Strauss, 1986b, Anthropologie face aux problèmes du monde moderne. Troisième conférence, pp. 72-
103). L’allocution de 2005 n’est donc que le troisième discours publié sur la race.
12
pour les peuples étudiés par les ethnologues et que l’Occident devrait s’en inspirer 13
. Si cette
reprise du message de 1971 fut concise, elle n’en restait pas moins complète.
Comment se fit-il alors que les idées jugées choquantes en 1971 aient pu recevoir à
l’UNESCO une réception aussi chaleureuse en 2005 ? Il y eut plusieurs raisons à cela.
D’abord, Lévi-Strauss s’efforça de mettre explicitement l’accent sur les points d’accord entre
sa vision du monde et les missions de l’UNESCO : une partie importante de son allocution
prit la forme d’une énumération de ces concordances, alors que le second discours sur la race,
en 1971, insistait principalement sur les différences et les incompatibilités. Ensuite, Lévi-
Strauss non seulement se donna la peine de chercher ces connivences, mais il les trouva bel et
bien. Par quel miracle les divergences qui paraissaient insurmontables en 1971 se
transformèrent-elles en convergences une trentaine d’années plus tard ? C’est parce que la
doctrine de l’Organisation avait évolué durant les trois dernières décennies, se rapprochant de
la vision dont Claude Lévi-Strauss avait été l’un des premiers défenseurs. Le projet fondateur
de l’UNESCO prévoyait de déployer une action éducative à l’échelle planétaire, avec
l’intention d’édifier une « nouvelle unité humaine » 14
. En fait, cela revenait à vouloir imposer
partout, au moyen de l’éducation, le même modèle culturel, conçu essentiellement par les
Occidentaux. À la fin des années 1940, un tel mouvement unificateur était tenu pour
révolutionnaire, progressiste et salvateur. En 2005, la perspective de l’UNESCO s’était bien
éloignée de cette conception initiale. L’unification portait désormais le nom lugubre de
« mondialisation » et on voyait en elle une menace contre la diversité perçue non plus comme
un obstacle au progrès, mais comme un précieux patrimoine à préserver. Au fil des années, la
notion de patrimoine ne cessait d’élargir son acception, passant progressivement des chefs-
d’œuvre de l’architecture ancienne au modeste « folklore » contemporain, puis à la « culture
traditionnelle » et au « patrimoine culturel immatériel ». Ces deux derniers concepts
englobaient la langue, la littérature, la musique, la danse, les jeux, la mythologie, les rites, les
coutumes et l’artisanat, c’est-à-dire l’ensemble des phénomènes culturels, presque au sens
anthropologique du terme 15
. L’évolution de la doctrine unescienne s’accéléra à l’aube du
nouveau siècle, lorsque plusieurs documents officiels placèrent la sauvegarde de la diversité
13 Claude Lévi-Strauss, « Communication de M. Claude Lévi-Strauss à l’occasion du 60e anniversaire de l’UNESCO, le 16
novembre 2005 », le texte tapuscrit de l’allocution est conservé aux archives du Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège
de France, CLS. 240, pp. 1-6. Il a été publié l’année suivante, sans modification : Lévi-Strauss, 2006, « Pour le 60e
anniversaire de l’UNESCO », pp. 3-10. Une version numérique est disponible en ligne sur le site de l’UNESCO :
http://unesdoc.unesco.org/images/0015/ 001541/154122F.pdf. 14 L’Éducation de base, fonds commun de l’humanité, Paris, UNESCO, 1947, cf. en particulier le chapitre 5, « Suggestions
pour un plan d’action », pp. 265-266. 15 Plusieurs textes qui jalonnent cette évolution de la doctrine de l’UNESCO sont reproduits dans le chapitre « Protéger et
préserver » du livre édité par Roger Pol-Droit, L’Humanité toujours à construire. Regard sur l’histoire intellectuelle de
l’UNESCO, 1945-2005, Paris, UNESCO, 2005, pp. 131-149.
13
culturelle au cœur des missions de l’Organisation : Déclaration universelle de l’UNESCO sur
la diversité culturelle, adoptée par la 31e session de la Conférence Générale, le 2 novembre
2001 ; Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17
octobre 2003, Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles, adoptée par la 33e session de la Conférence Générale, le 20 octobre
2005. Plus anciens furent les efforts pour définir la notion de patrimoine naturel et pour
l’adjoindre à celle de patrimoine culturel. Ce fut le vœu le plus cher de Julian S. Huxley, mais
ses initiatives rencontrèrent au début une résistance de la part des instances dirigeantes de
l’UNESCO, qui tenaient la protection de la nature pour peu conforme à la vocation des
organisations internationales.
Cette attitude finit par changer. En novembre 1972, la 17e session de la Conférence
Générale de l’UNESCO adopta la Convention concernant la protection du patrimoine
mondial culturel et naturel, dont le texte soulignait les menaces de destruction pesant non
seulement sur des formes culturelles, mais aussi sur les « formations physiques, biologiques,
géologiques et physiographiques » pourvues d’une valeur exceptionnelle du point de vue
esthétique ou scientifique. L’UNESCO proposait de prendre des mesures à l’échelle
internationale afin de préserver pour les générations futures ces « biens uniques et
irremplaçables », considérés dorénavant comme un « élément du patrimoine mondial de
l’humanité tout entière » 16
. Lévi-Strauss défendait ces idées depuis bien longtemps. À l’orée
du vingt-et-unième siècle, il pouvait constater que l’UNESCO l’avait rejoint. Il était donc en
mesure de dresser une liste des concordances entre les missions imparties actuellement à
l’UNESCO et les tâches que lui-même assignait de longue date à l’anthropologie ; il pouvait
également citer plusieurs documents officiels de l’Organisation, dont les termes
correspondaient parfaitement au vocabulaire qui était usuellement le sien 17
.
Ces deux raisons eussent déjà amplement suffi pour que l’allocution de Lévi-Strauss
pût être applaudie par le personnel de l’UNESCO. Mais Lévi-Strauss décida d’aller encore
plus loin dans l’identification avec l’Organisation. Comme pour mieux exorciser l’accusation,
souvent portée contre lui, de vouloir présenter une vision décourageante de l’avenir, Lévi-
16 Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel, Paris, UNESCO, 1972, p. 1. 17 Lévi-Strauss mentionna en particulier la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel de
1972, et les Propositions pour 2006-2007, signées par l’actuel Directeur général de l’UNESCO, Koïchiro Matsuura. La
bonne connaissance des documents internes de l’UNESCO, dont Lévi-Strauss fait montre, ne saurait étonner, car son fils,
Laurent Lévi-Strauss, occupe à l’UNESCO le poste de Directeur adjoint de la Division du patrimoine culturel et de Chef de
la Section du patrimoine matériel.
14
Strauss plaça au milieu de son discours une incise où apparaissait une lueur d’espoir.
L’uniformisation délétère qu’entraîne la mondialisation contemporaine – disait-il – présente
une lointaine ressemblance avec la période que les historiens de l’art appellent le gothique
international et dont l’uniformisation décadente fut suivie d’une renaissance inattendue :
« Pendant quelques décennies qui couvrent le dernier quart du XIVe siècle et la
première moitié du XVe siècle environ, la multiplication des échanges, le zèle des
collectionneurs et des marchands rendirent les provenances des œuvres picturales
pratiquement indiscernables. Diffusé dans toute l’Europe, résultat d’influences
réciproques, ce style international s’appliquait à déformer l’aspect du corps humain en
faussant certaines proportions, ou par le port de vêtements extravagants et une
surabondance d’ornements et de parures. En même temps, il se montrait obsédé par la
mort et ses aspects effrayants. N’y a-t-il pas là, avec certaines tendances de nos arts
contemporains, une ressemblance non pas seulement formelle, mais de fond ? On
observe dans les deux cas un zèle pour dénaturer le corps humain, que ce soit par
l’apparence – costume ou représentation figurée – ou par le traitement du corps lui-
même comme un objet ; d’autre part la volonté d’inclure dans le champ de l’art
jusqu’aux côtés les plus repoussants de la condition humaine. Le parallèle est si
frappant qu’on serait tenté, sur la base de ces seuls exemples, de formuler une loi des
conséquences culturelles de la mondialisation. Je ne m’y risquerai pas. Si j’ai évoqué
le cas du gothique international, c’est pour souligner que cet état d’indistinction, loin
de s’étendre, fut le milieu d’où surgirent et divergèrent, tout en maintenant des
contacts, les écoles de peinture flamande d’une part, italienne de l’autre ; soit les
formes les plus accusées de la diversité que connut l’art occidental » 18
.
La conclusion à tirer de ce rapprochement est que le temps ne marche pas toujours
dans le même sens. Ainsi, « au règne envahissant de l’uniformité peuvent succéder des
retournements imprévus. Cela s’est produit dans le passé et il est permis d’espérer qu’au sein
même de la mondialisation en cours soient en gestation de nouvelles diversités dont nous ne
18 Lévi-Strauss, 2006, « Pour le 60e anniversaire de l’UNESCO », pp. 7-8.
15
soupçonnons pas la nature » 19
. C’est une raison sinon pour « être modérément optimiste », du
moins pour « échapper au pessimisme que l’état présent du monde peut inspirer » 20
.
On comprend aisément la réaction enthousiaste du personnel de l’UNESCO, à qui le
grand anthropologue apportait cette fois-ci non plus le doute et le découragement, mais la plus
obligeante approbation, d’autant plus bienvenue qu’elle était agrémentée d’une note
d’optimisme quant à l’avenir de l’humanité, sans lequel la doctrine de l’UNESCO ne saurait
se concevoir. Tout le monde apprécia le caractère hautement symbolique de cette tardive mais
heureuse réconciliation, et l’impressionnante performance oratoire de Lévi-Strauss, dont la
perfection fit oublier à tous qu’il était dans sa quatre-vingt-dix-septième année, paracheva de
subjuguer l’assistance.
Quelques mois plus tard, j’ai sollicité un entretien avec Claude Lévi-Strauss, pour le
questionner sur sa nouvelle prise de position qui pouvait signifier que non seulement
l’UNESCO avait changé, mais que lui-même avait pu faire une partie du chemin nécessaire
pour aboutir à cette réconciliation. Une surprise m’attendait.
Interrogé sur sa déclaration inopinée d’optimisme, Lévi-Strauss m’a répondu qu’il
s’agissait de simples « propos de circonstance », et qu’il avait été plus près de la vérité
lorsqu’il évoquait, dans la même allocution, le pessimisme que l’état présent du monde
pouvait inspirer 21
. Ce double langage a de quoi désarçonner tout interprète qui souhaite
comprendre la pensée de Lévi-Strauss et qui n’a d’autre moyen pour le faire que d’analyser
ses dires. Si ceux-ci ne possèdent pas tous la même valeur de vérité du point de vue de leur
auteur, cela complique formidablement les choses. Il faut pourtant prendre le parti d’en tirer
des enseignements utiles, autant que faire se peut. La dissimulation, l’équivoque, l’obscurité
méthodique, la métaphore systématique et l’écriture allégorique sont de vieilles ruses du
monde lettré, et il n’est pas excessivement surprenant d’en retrouver quelques artifices chez
un penseur appartenant à une génération d’intellectuels pour qui la pratique du second degré
et de l’écriture allusive constituait une partie importante de leur équipement mental, comme
en témoignent ne fût-ce que les articles publiés dans L’Étudiant Socialiste par Lévi-Strauss et
ses camarades 22
. Des anthropologues étrangers, surtout anglo-saxons, ont souvent déploré les
ambiguïtés sophistiquées de l’écriture lévi-straussienne, mais ils n’y ont vu, la plupart du
temps, qu’une entorse aux principes de l’art rhétorique qui était le leur, au lieu d’y discerner
une application réglée de la forme d’expression propre à un collectif social très singulier. 19 Ibidem, p. 8. 20 Ibidem, p. 8. 21 Entretien de l’auteur avec Claude Lévi-Strauss, le 27 juin 2006. 22 Michel Panoff a rappelé fort pertinemment le pli de cet habitus générationnel : Michel Panoff, Les Frères ennemis. Roger
Caillois et Claude Lévi-Strauss, Paris, Payot, 1993, p. 17.
16
Lévi-Strauss a eu l’obligeance de me tirer partiellement d’embarras en m’assurant
charitablement qu’il n’avait jamais essayé de construire des conceptions « ésotériques » dont
il se serait refusé à divulguer le contenu 23
. Cependant, il a ajouté qu’il s’était confectionné
deux types de vérités : « Celles pour l’usage intime se réduisent à un scepticisme allant
jusqu’au nihilisme philosophique. Les vérités de convenance sont celles qui me permettent la
vie en société, le dialogue avec mes contemporains, et la jouissance des quelques agréments
qu’offre le passage sur cette terre » 24
. Le nihilisme, selon Lévi-Strauss, « c’est la certitude
que fondamentalement nous sommes incapables de connaître quelque chose » et de découvrir
un sens dans la réalité 25
. Pourtant, il s’est empressé d’insister sur l’utilité limitée, du point de
vue pratique, d’une telle conviction sceptique : « on ne peut pas vivre tous les jours et penser
que la vie n’a aucun sens : je me suiciderais alors ou je me retirerais dans les montagnes
comme un ermite, mais à cela, je n’ai jamais songé ; je suis trop attaché, disons
sensuellement, aux divers biens de ce monde » 26
. La vérité pour l’usage intime affleure dans
de rares moments de lucidité, qui dévoilent l’inanité de tout désir de connaissance ; les vérités
de convenance sont les compagnes de la vie quotidienne, indispensables pour ne pas renoncer
à l’existence ordinaire, voire à l’existence tout court.
Comme bon nombre de confessions que l’on recueille de la bouche de Lévi-Strauss,
celle-ci n’était pas entièrement inédite. Lévi-Strauss m’a indiqué qu’elle avait été présente en
filigrane dans certaines pages de Tristes tropiques, d’abord sous la forme d’une vague
intuition, avant qu’il ne la formulât explicitement au début des années 1990. Pour juger de sa
position actuelle (« et probablement la dernière », ajoutait-il), Lévi-Strauss m’a recommandé
de relire le chapitre XVIII, sur Montaigne, dans son Histoire de lynx 27
. C’est un chapitre bien
étrange, situé à la fin du livre consacré à l’armature dualiste de la mythologie amérindienne
dont l’analyse devient, pour Lévi-Strauss, prétexte à une réflexion sur la place que la pensée
des hommes du Nouveau Monde réservait jadis à l’Autre, cependant que l’Ancien Monde
peinait alors à en trouver une pour ceux auxquels la conquête venait de le confronter.
Montaigne y intervient comme un alter ego de Lévi-Strauss, pour autant qu’il condamne les
ravages de la conquista et prône le relativisme culturel qui rejette « tout critère absolu dont
une culture pourrait s’autoriser pour en juger une autre » 28
. Mais Lévi-Strauss ne s’arrête pas
23 Entretien de l’auteur avec Claude Lévi-Strauss, le 27 juin 2006. 24 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 22 novembre 2004. 25 Entretien de l’auteur avec Claude Lévi-Strauss, le 27 juin 2006. 26 Entretien de l’auteur avec Claude Lévi-Strauss, le 27 juin 2006. 27 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 9 novembre 2004. Cf. Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, pp.
277-297. 28 Ibidem, p. 281.
17
à ces considérations et, soudainement, décide de quitter à la fois l’Amérique et les mythes,
pour instruire sur plusieurs pages un véritable procès de la raison, à quoi la voix de Montaigne
lui est utile. Ce faisant, il se penche sur l’Apologie de Raimond Sebond, le plus long des
Essais, qui occupe près d’un tiers du Livre Second 29
. On y trouve une clé de la pensée de
Montaigne. Lévi-Strauss y fait appel pour livrer au lecteur l’une des voies d’accès à la sienne.
L’Apologie de Raimond Sebond a suscité un nombre considérable d’exégèses, où les
contradictions abondent. L’interprétation du texte n’est certes pas facile, car il s’agit d’une
construction à double sens : présentée par Montaigne comme l’expression d’un fidéisme
orthodoxe, l’Apologie a souvent égaré ses lecteurs et leur a fait croire à un revirement dans la
pensée de l’auteur, alors qu’elle constituait en réalité l’affirmation la plus éclatante de son
constant scepticisme, dont la feinte apologie des vérités révélées offrait paradoxalement une
synthèse. Le masque fidéiste n’était qu’un vieux stratagème que d’autres libres penseurs de
l’époque avaient déjà employé avec succès avant Montaigne. Au terme de la démonstration,
Montaigne affirmait avec force son pyrrhonisme. Mais le scepticisme n’était pour lui qu’un
moyen. Il permettait au vrai pyrrhonien de se libérer de l’esclavage du dogmatisme et de
retrouver une vérité authentique, qui consiste à connaître sa nature véritable et les limites de la
raison.
De la raison, Montaigne en fut à la fois un contempteur et un grand laudateur. Mais ce
n’était certainement pas la même « raison » dont Montaigne parlait à chaque fois : tandis que
la raison dogmatique peut nous rendre esclaves de la coutume et de ses fausses évidences, la
raison sceptique est capable de nous en affranchir. C’est bien elle que nous aide à prendre
conscience du caractère éphémère de l’existence humaine ; c’est également elle qui nous
instruit de la fatalité des malheurs que la vie nous réserve. Face à ces impitoyables certitudes
rationnelles, le scepticisme est la seule philosophie qui puisse offrir à l’homme un bonheur
relatif : le doute le délivre de l’inquiétude de l’esprit, et la morale sceptique, en lui enseignant
la futilité de toute ambition, lui apprend à se résigner à jouir de ce qu’il possède. Nous avons
donc chez Montaigne une conception sotériologique qui appartient à la classe des théories que
j’ai qualifiées ici d’adaptatives. L’adepte de la théorie adaptative ne caresse aucun espoir de
corriger les imperfections du monde, jugées inévitables, préconisant plutôt de s’y accomoder,
afin de parvenir, dans ce monde vicié, à un état d’apaisement et de tranquillité de l’âme. Cela
ne veut pas dire que l’adhésion à une théorie adaptative du salut équivaut à accepter ou à
29 Ibidem, pp. 281-292. Michel de Montaigne, « Apologie de Raimond de Sebonde », dans Les Essais, d’après l’édition de
1595, établie par Jean Balsamo, Michel Mangien & Catherine Mangien-Simonon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 2007, pp. 458-642.
18
justifier le mal dont on perçoit la présence dans le monde. Quant à Montaigne, c’est après
avoir laissé le doute creuser un vide profond autour de notre esprit, qu’il essaye de nous
révéler sa « sagesse pratique » : ce qui sauve alors sa philosophie, c’est le sens moral élevé
qui l’anime et que Montaigne considère comme l’un des instincts dont la nature nous a
pourvus. Cette morale n’a rien à voir avec la tradition chrétienne : elle est autonome, pure et
se suffit à elle-même. Le scepticisme n’est donc qu’un instrument de la rédemption que
chacun peut conquérir pour son propre compte, s’il en est capable : seuls les esprits détachés
des chimères et des ambitions du dogmatisme pourront goûter à la sagesse de la « morale
aimable » que Montaigne enseigne.
Quel est l’usage que Lévi-Strauss fait de Montaigne et de son Apologie ? Il endosse
d’abord le scepticisme de Montaigne. « ’Nous n’avons aucune communication à l’être’ : tout
se résume dans ces paroles décisives » – affirme Lévi-Strauss en citant la conclusion de
l’Apologie 30
. La formule de Montaigne, calquée sur celle de Plutarque, dans la traduction
française d’Amyot (« Nous n’avons aucune participation du vray estre » 31
) fait passer le
problème du plan ontologique au plan épistémologique. Lévi-Strauss tient à mettre en relief
surtout cette seconde acception, bien que Montaigne lui conservât également la première 32
.
Cela conduit Lévi-Strauss à retenir de Montaigne une forme extrême de la thèse
pyrrhonienne, selon laquelle « nous sommes impuissants à rien connaître » 33
. C’est cette
conviction que Lévi-Strauss rangera désormais parmi les vérités pour son usage intime.
Pourtant, le constat que la raison peut être amenée à faire sur sa propre déficience est
dépourvu de valeur pratique : « …s’il fallait régler sur ce scepticisme radical toutes nos
pensées et tous nos actes, il deviendrait impossible de vivre. Un scepticisme conséquent ne
pourrait mener qu’au suicide ou au plus farouche ascétisme, s’il ne se heurtait à une
constatation empirique : sans avoir besoin de les justifier d’autre façon, l’homme trouve des
satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle
assure qu’il n’en est rien » 34
. Ce n’est plus Montaigne qui parle, c’est Lévi-Strauss. Et c’est
lui qui continue à témoigner lorsqu’il dit que la connaissance et l’action sont prises dans deux
30 Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, p. 286. Montaigne, 2007/1595, « Apologie de Raimond de Sebonde », op. cit.,
p. 639. 31 Les œuvres morales de Plutarque, traduction de Jaques Amiot, Paris, Michel de Vascosan, 1572. 32 « Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre et
le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous
fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il
serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus, il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. Ainsi veu que
toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance se trouve deceue, ne
pouvant rien apprehender de subsistant et permanent : par ce que tout ou vient en estre, et n’est pas encore du tout, ou
commence à mourir avant qu’il soit nay » (Montaigne, 2007/1595, « Apologie de Raimond de Sebonde », op. cit., p. 639). 33 Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, p. 285. 34 Ibidem, pp. 286-287.
19
systèmes de référence mutuellement exclusifs, où la confiance accordée à l’une d’elles sape
automatiquement la validité de l’autre. Confronté à cette contradiction insurmontable,
l’homme peut au mieux essayer de s’en accommoder : « La vie est courte : c’est l’affaire d’un
peu de patience. Le sage trouve son hygiène intellectuelle et morale dans la gestion lucide de
cette schizophrénie » 35
. Lévi-Strauss se range ainsi explicitement du côté de l’idéal de la
sagesse adaptative, en quoi il est bien fidèle au choix montanien qui inclinait vers la « vertu
Stoïque » (tout en feignant de lui préférer la foi chrétienne) 36
.
Pourtant, Montaigne n’a jamais posé le problème en termes de relation entre la raison
et l’action. L’Apologie est construite autour de la contradiction entre les vérités de la raison et
les vérités de la révélation. Lévi-Strauss vit à une autre époque, et cette antinomie-là ne le
trouble pas. Il préfère y substituer l’opposition entre les vérités de la raison et les vérités de
coutume auxquelles notre société nous propose de croire. Chez Montaigne, c’était la
profession de foi religieuse qui se réduisait à une convenance à respecter ; chez Lévi-Strauss,
le même type de respect conventionnel est accordé aux usages de sa propre culture,
conduisant à une attitude qui – comme il le précise – « prend superficiellement couleur de
conservatisme » 37
.
En parlant de Montaigne, c’est par procuration que Lévi-Strauss nous livre une
confession sur lui-même : « Par-delà la morale de convenance il y a certes chez Montaigne
une morale pour l’usage intime : de même qu’il est sage de vivre en accord avec la société où
l’on est né, il est sage aussi de vivre en accord avec soi » 38
. C’est grâce à cette attitude que
Montaigne a pu dire qu’il s’est « conservé pur et entier, sans agitation et trouble de
conscience » 39
. Le choix de Lévi-Strauss semble être celui que Marcel Conche, cité dans une
note en bas de page d’Histoire de lynx, prête à Montaigne : il s’agit d’une sagesse tragique
empreinte d’un pessimisme absolu, dont seule est sauvée la certitude de pouvoir s’assurer la
meilleure vie possible, non dans l’espoir du salut transcendant, mais dans la perspective du
néant. Comme Conche l’affirme de Montaigne, la joie – ou l’apaisement – tragique que la
sagesse lui offre, c’est « la joie de l’homme qui affirme les contraires, qui, sachant
l’indissociabilité de la mort et de la vie, de l’ordre et de la dissolution, et qu’il est impossible
35 Ibidem, p. 288. 36 Montaigne, 2007/1595, « Apologie de Raimond de Sebonde », op. cit., p. 642. 37 Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, pp. 288-289. 38 Ibidem, p. 287, note de bas de page. 39 Cité par Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, p. 289.
20
d’avoir l’un des côtés sans l’autre, affirme l’un et l’autre côté ; et comme il sait qu’il ne peut y
avoir d’existence sans la tragédie de l’existence, il veut la vie et avec elle la tragédie » 40
.
Comment interpréter, chez Lévi-Strauss, une conception qui distingue la sagesse à
usage intime d’avec les vérités de convenance à usage social ? Le message bien-pensant de
Race et histoire relèverait-il de celles-ci, alors que la vision non-conformiste de Race et
culture participerait-elle de celle-là ? Évitons de tirer des conclusions avant de débrouiller
l’écheveau du scepticisme lévi-straussien. Quelle signification le terme de scepticisme revêt-il
à ses yeux ?
Récemment, en 2004, dans une interview avec Marcel Hénaff, Lévi-Strauss a rappelé
sa fascination juvénile pour Kant, et en particulier pour l’idée que le réel est inconnaissable et
que nous ne le saisissons qu’à travers le prisme déformant de la sensibilité et de
l’entendement. Et Lévi-Strauss d’ajouter : « Beaucoup plus tard, quand j’ai ressenti le besoin
de me confectionner une morale, qu’ai-je fait d’autre […] sinon, infidèle au kantisme mais
toujours sous son inspiration, étendre pour mon usage personnel les antinomies de la raison
pure à la raison pratique ? » 41
. Cela revenait à adopter une épistémologie double, qui
complète la double morale auparavant évoquée : « Dans la vie pratique et pour la satisfaction
de ses besoins intellectuels, l’homme doit être convaincu qu’il peut connaître quelque chose
du monde. Mais, en même temps, il ne doit pas lui échapper que chaque progrès de son savoir
élargit dans des proportions beaucoup plus grandes le champ de son ignorance, de sorte qu’il
ne sait même pas si ce savoir en est un. La sagesse consiste à prendre conscience de cette
contradiction, à pouvoir se conduire et penser sincèrement sur un plan et sur l’autre sans se
dissimuler qu’ils sont incompatibles » 42
.
Le « scepticisme radical » de Lévi-Strauss prend donc une forme relativement
modérée. Il ne discrédite pas toutes les connaissances. Sa revendication dans le chapitre XVIII
d’Histoire de lynx n’empêche pas Lévi-Strauss de déclarer, dans la préface du même livre,
que la grandeur de l’Occident réside dans la pensée scientifique et que certains chercheurs –
les vrais – accèdent par le calcul à une réalité inimaginable qui reste hors d’atteinte pour
l’homme de la rue, c’est-à-dire « nous tous » 43
. On est loin ici d’un pyrrhonisme total du
postmodernisme, pour lequel Lévi-Strauss ne trouve aucune circonstance atténuante ; « c’est 40 Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, Paris, Éditions de Mégare, 1987, p. 65. Cité par Lévi-Strauss, 1994/1991,
Histoire de lynx, p. 287, note de bas de page. 41 Lévi-Strauss, 2004, « 1963-2003 : l’anthropologue face à la philosophie », p. 105.
42 Ibidem, p. 104. 43 Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, p. 11.
21
des foutaises », m’a-t-il énergiquement confié 44
. Pourtant, aussi admirables soient-ils, les
progrès des sciences ne font qu’épaissir les mystères de la nature. Qui plus est, la véritable
connaissance reste le monopole de l’infime minorité que Montaigne appelait les « gens
d’entendement », tandis que la majorité se contente d’une vague pop-science, tantôt
entièrement fausse, tantôt – dans le meilleur cas – dénaturée par une traduction en
métaphores, à l’issue de l’opération que les scientifiques eux-mêmes lui font subir pour mettre
les théories scientifiques à la portée de la raison commune, ce qui en altère le contenu au point
de le rendre plus proche du mythe que du savoir 45
. Ainsi, le scepticisme prôné par Lévi-
Strauss depuis les années 1990 n’est certainement pas une remise en question de toute son
œuvre, qui fut une œuvre de connaissance, ni de sa vie, vouée à la connaissance. Il peut
signifier plus simplement que toute entreprise de savoir est inexorablement partielle, inaboutie
et destinée à rencontrer l’incompréhension du plus grand nombre.
Cependant, le scepticisme de Lévi-Strauss n’est pas exclusivement épistémologique. Il
porte non seulement sur l’explication de la réalité, mais aussi – et peut-être même davantage –
sur la compréhension du sens de la réalité. Cela lui confère une dimension morale, et c’est sur
celle-ci que Lévi-Strauss a l’habitude d’insister dans les entretiens récents, au détriment du
scepticisme cognitif passé souvent sous silence. Par exemple, dans un échange avec Catherine
Clément, publié en 1993, Lévi-Strauss faisait allusion à sa « morale ultime », laquelle consiste
à dénier un sens aux choses, et lui opposait une « morale provisoire », indispensable à la vie
quotidienne, mais qui n’était à ses yeux qu’une « morale de deuxième ordre » 46
. Lévi-Strauss
construit ainsi une double aporie, épistémologique et morale. La vérité ultime de la
connaissance est que toute connaissance est incertaine ; la vérité ultime de la morale est que la
réalité est dépourvue de signification. La vérité provisoire de la connaissance est que l’homme
peut connaître quelque chose du monde ; la vérité provisoire de la morale recommande de
respecter les valeurs de la société où l’on est né.
L’hygiène intellectuelle et morale du sage est de savoir inévitable la contradiction
entre ces deux ordres de vérités, car ce savoir le préserve de se laisser asservir par aucune, et
lui permet – chose plus difficile – de s’obliger « jour après jour à se régler sur les deux » 47
.
La sagesse que Lévi-Strauss préconise cherche donc à s’accommoder de l’antinomie de la
44 Entretien de l’auteur avec Claude Lévi-Strauss, le 25 mars 2003.
45 Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, p. 13. 46 Lévi-Strauss, 2003b/1993, « ’De Poussin à Rameau, à Chabanon, à Rimbaud’ », pp. 85-88.
47 Lévi-Strauss, 1994/1991, Histoire de lynx, p. 288.
22
double vérité : elle exhorte à vivre conformément aux vérités ultimes, ce qui autorise à être en
accord avec soi-même, et à vivre conformément aux vérités provisoires, ce qui permet de
rester en accord avec sa société.
Quel impact cette conception pouvait-elle avoir sur les opinions que Lévi-Strauss a
exprimées au sujet de la diversité biologique et culturelle de l’espèce humaine ? Nous
sommes réduits ici à des conjectures difficilement vérifiables, auxquelles les textes publiés et
les déclarations publiques de Lévi-Strauss n’apportent que des confirmations indirectes,
fournissant parfois de simples indices dont l’interprétation demeure mal assurée. Une
incertitude continue de planer également sur la chronologie, car nous ne savons pas à quelle
date précise remonte cette conception de la double vérité. Formulée explicitement au début
des années 1990, elle semble avoir été présente en germe dans Tristes tropiques, mais cela ne
signifie pas qu’elle n’aurait pas pu être intuitivement appliquée avant la rédaction de cet
ouvrage. On soupçonne que Lévi-Strauss ait pu la mettre en pratique déjà dans Race et
histoire, où nous avons constaté une incompatibilité entre un certain nombre de convictions
qui rendaient Lévi-Strauss sceptique quant aux missions de l’UNESCO, mais dont il s’est
bien gardé de parler autrement que par allusions, pour se mettre au diapason de la doctrine
officielle de l’Organisation. Race et culture semble plus homogène, car Lévi-Strauss – ayant
décidé de parler alors « en toute franchise » 48
– semble y avoir énoncé des idées qui
correspondaient davantage à ses « vérités pour l’usage intime ». Il serait pourtant risqué – et
très probablement injuste – de prêter à Lévi-Strauss une sorte de duplicité qui lui aurait fait
dissimuler en 1952 ce qu’il finit par révéler en 1971. Il est fort probable que les doutes,
masqués dans Race et histoire par des ellipses de style, témoignent non seulement d’une
occultation, mais aussi d’une amorce de l’évolution que sa réflexion avait déjà entamée à cette
époque et dont l’aboutissement allait se manifester dans Race et culture.
Race et culture laisse toutefois ouverte une question. Les périls qui menacent l’avenir
de l’humanité y sont clairement définis : ils se ramènent tous aux conséquences de la
croissance démographique et à la destruction de la diversité naturelle et culturelle qui en
découle, la haine raciale n’étant – selon Lévi-Strauss – qu’une pauvre anticipation du
« régime d’intolérance exacerbée qui risque de s’instaurer demain » 49
. En revanche, Lévi-
Strauss est moins précis quant au remède à administrer. Certes, la voie est indiquée : c’est
48 Lévi-Strauss, 1983a, Le Regard éloigné, p. 4. 49 Lévi-Strauss, 1971a, « Race et culture », p. 666.
23
celle de l’extension de la communauté de la loi morale à l’ensemble des êtres vivants 50
. La
solution est donc imaginable, mais est-elle praticable ? Lévi-Strauss se borne à dire qu’elle lui
paraît plus difficile à mettre en pratique que l’action éducative dont l’UNESCO souhaitait
entreprendre la réalisation. Race et culture s’achève sur cette conclusion : « nous ne pouvons
mettre notre espérance que dans un changement du cours de l’histoire » 51
.
On pourrait méditer longtemps sur la signification de cette énigmatique conclusion.
Une chose est sûre : un espoir existe, du moins en puissance. Le changement du cours de
l’histoire semble être un leitmotiv de la pensée lévi-straussienne. En analysant les conceptions
de Lévi-Strauss dans la période 1945-1960, Christopher Johnson suggère que, pour
l’anthropologue français, l’histoire humaine est ponctuée de tournants où les hommes se
retrouvent à chaque fois à la croisée des chemins qui bifurquent et entre lesquels ils doivent
choisir. Les autres voies possibles que l’humanité a laissées de côté dans le passé seraient
toujours virtuellement présentes et leur utilisation resterait possible 52
. En réalité, Lévi-Strauss
laisse persister une ambiguïté quant à cette question. Ainsi, dans Race et culture, il dit d’une
part : « l’Extrême-Orient bouddhiste reste dépositaire de préceptes dont on souhaiterait que
l’humanité dans son ensemble continuât ou apprît à s’inspirer » 53
, comme si cette vision du
monde, dont l’humanité primitive aurait été détentrice et dont le bouddhisme aurait préservé
le message, pouvait être reprise par la nouvelle culture mondiale qui s’est égarée dans les
dédales du progrès technique. Mais d’autre part, il ajoute : « le retour au passé est
impossible » 54
.
Cette ambiguïté peut se comprendre si l’on garde à l’esprit que Race et culture n’était
qu’une étape de la longue évolution intellectuelle de Lévi-Strauss, au cours de laquelle sa
conception historiographique, d’une importance majeure pour sa sotériologie, s’est
profondément transformée. Ses premiers textes dans l’Étudiant Socialiste laissaient apparaître
une vision de l’histoire non linéaire, faite de tournants, marquée par des ruptures inattendues
que les hommes peuvent façonner à leur guise. L’espoir de l’avenir était aussi grand que le
déterminisme historique était réduit. Ensuite, dans Race et histoire, le mouvement historique
se faisait toujours par bonds et par mutations qui n’allaient pas tous dans la même direction.
En même temps, les cultures étaient poussées vers l’unification par un processus qui, lui,
50 Ibidem, p. 664. 51 Ibidem, p. 666. 52 Christopher Johnson, « Les années de formation », dans Claude Lévi-Strauss, éd. par Michel Izard, Paris, Édition de
l’Herne, 2004, p. 139. 53 Lévi-Strauss, 1971a, « Race et culture », p. 665. 54 Ibidem, pp. 665-666.
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semblait unilinéaire et déterministe. Comme cette tendance éloignait l’humanité de l’équilibre
de l’« optimum de diversité », l’espoir d’un avenir meilleur s’en trouvait diminué, et Lévi-
Strauss préconisait de recourir à l’entremise des organisations internationales pour rectifier le
déroulement spontané de l’histoire humaine.
Cette solution ne lui semblait plus crédible au moment où il rédigea Race et culture.
Envisageait-il une autre solution ? Les textes des entretiens qu’il a accordés à des journaux en
1971, l’année de la conférence à l’UNESCO, attestent que Lévi-Strauss hésitait alors sur la
possibilité de trouver un remède à l’explosion démographique qu’il présentait à la presse
comme « le seul problème véritable qui se pose aujourd’hui à la civilisation » 55
,
« responsable des catastrophes qui se sont abattues sur nous depuis quelques décennies et de
toutes celles qui s’annoncent » 56
. D’une part, il pouvait déclarer qu’il est nécessaire de
convaincre l’humanité, « si on espère la sauver », qu’elle est dans son ensemble sa pire
ennemie 57
. D’autre part, il soulignait que l’espoir était mince, car « …imaginer qu’inspirées
par une suprême sagesse, les nations sauront un jour se concerter pour restreindre leurs
populations et aménager les progrès techniques déjà acquis pour qu’un niveau de vie moyen
et suffisant s’établisse, c’est une utopie que Gobineau avait déjà caressée pour la reconnaître
irréalisable » 58
. Il est difficile de savoir si l’idée d’un salut possible pour l’humanité portée
par son erre vers l’autodestruction – qui apparaît par intermittence chez Lévi-Strauss dans les
années 1970 –, participe d’une véritable espérance ou si elle n’est qu’une vérité de
convenance pour l’usage public, concédée à la société qui cultive un optimisme béat et se
refuse à entendre une vérité tragique dont le message l’incommode, l’agresse et l’effraie.
Quoi qu’il en fût, toute hésitation quant à l’avenir de l’humanité disparaît chez Lévi-
Strauss dans la dernière période. Dans une lettre datée du 22 novembre 2004, il m’écrivit :
« Un monde dont j’ai vu la population sextupler m’apparaît sans espoir… » 59
. L’optimisme
modéré de l’allocution donnée en 2005 à la Maison de l’UNESCO n’était donc qu’un
optimisme de façade, qui avait sa place dans un discours public dont les règles ne sont pas
celles de la conviction intime, Lévi-Strauss me l’a explicitement confirmé 60
. En acceptant
cette nouvelle invitation, Lévi-Strauss tenait à montrer qu’il ne reniait pas tout ce qu’il avait
55 Lévi-Strauss, 1971c, « L’Express va plus loin…», p. 149. 56 Lévi-Strauss, 1971d, « Le problème ultime… », p. 27. 57 Lévi-Strauss, 1971c, « L’Express va plus loin… », p. 149. 58 Ibidem. 59 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 22 novembre 2004. 60 Entretien de l’auteur avec Claude Lévi-Strauss, le 27 juin 2006.
25
autrefois accompli à l’UNESCO et avec l’UNESCO 61
. Il y avait pourtant dans cette même
allocution également des vérités pour l’usage intime. Lévi-Strauss m’a dit : « La note
d’optimiste était purement de circonstance, la chose que j’ai prise vraiment au sérieux, du
moins de mon point de vue, c’était d’avoir rappelé l’attention sur Vico et sur les spirales,
parce que c’était quelque chose que je n’ai jamais développée, et j’aimerais bien que d’autres
le fassent à ma place… » 62
.
Le passage que Lévi-Strauss évoque portait sur la vision de l’histoire, ce qui témoigne
éloquemment de l’importance qu’il accorde à celle-ci. Dans sa conférence, il rappelait la
conception de l’histoire que Giambattista Vico avait proposée au XVIIIe siècle. Sa théorie des
corsi e ricorsi – disait Lévi-Strauss – invitait à « voir dans chaque période de l’histoire la
projection sur un autre plan d’un modèle déjà présent dans un précédent cycle. De sorte que
l’histoire se déroulerait en spirale » 63
. D’où l’apologue sur l’épisode du « gothique
international », destiné à montrer que l’uniformisation croissante peut connaître une inversion
relative, qui pour un temps substitue une vitalité créative à un ressassement machinal de
formes dénaturées et morbides. Si, en ccordant une place importante à une certaine périodicité
dans ses analyses historiques, Lévi-Strauss retrouve une modeste raison d’espérer, ce n’est
pas parce qu’il voit un salut possible pour l’humanité ; c’est plutôt parce que le cheminement
de l’humanité vers l’ossification, l’épuisement et le néant lui semble pouvoir connaître des
retournements imprévus qui, sans arrêter le processus inexorable, suffisent pour y introduire
quelques reflux temporaires. Contrairement à la vision qu’il se faisait de l’histoire dans les
années 1920-1930, peu déterminée et obtempérant à la volonté réformatrice des hommes
animés d’un espoir millénariste, Lévi-Strauss a fini par adopter une conception fortement
déterministe de l’histoire, où les processus immanquables ne laissent plus beaucoup de place
ni à l’espoir ni à l’aspiration humaine vers un monde meilleur. Ceci n’est pourtant pas une
propriété ontologique de l’histoire, mais une propriété accidentelle, fruit des progrès matériels
réalisés depuis l’invention de l’agriculture, de l’élevage et, surtout, de l’industrialisation dont
les conséquences ont abouti à un monde surpeuplé où l’humanité subit des déterminismes
implacables, auparavant inconnus 64
. C’est dans ce monde-là que Lévi-Strauss dit se découvrir
à présent « déporté » 65
. On le sait manier les mots avec une maîtrise consommée, et le choix
de celui-ci en dit long du jugement qu’il porte sur le monde d’aujourd’hui. Ce monde-là,
61 Ibidem. 62 Ibidem. 63 Lévi-Strauss, 2006, « Pour le 60e anniversaire de l’UNESCO », p. 8. 64 Lévi-Strauss, 1986a, Anthropologie face aux problèmes du monde moderne. Première conférence, p. 35. 65 Lévi-Strauss, 2004, « 1963-2003 : l’anthropologue face à la philosophie », p. 107.
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l’humanité aurait pu l’éviter. Depuis qu’elle s’y engagea – résolument et aveuglement –, il
devint inévitable, se refermant sur nous comme un piège se referme sur un animal qui a
l’imprudence de s’y aventurer. La seule issue est une discipline morale dont l’exigence est si
haute que l’humanité ne semble pas pouvoir y répondre. Après avoir été un gage de
rédemption collective, le même idéal éthique devient le garant de notre déchéance.
* * *
La question du racisme est de celles qui incitent particulièrement à faire étalage de
bons sentiments. On ne saurait s’en étonner. Pourtant, il n’est pas certain que l’habitude
répandue de saturer les textes anthropologiques de considérations morales, dont la fonction est
d’attribuer des blâmes, augmente sensiblement notre intelligence de ce que nous réprouvons :
il est malheureusement trop fréquent que l’empressement à juger éclipse le devoir d’étudier,
de réfléchir et de comprendre 66
.
La démarche que j’ai proposée dans ce livre se situe aux antipodes d’une telle posture
moralisatrice. En choisissant d’analyser deux textes qui, jusqu’à présent, avaient fait surtout
l’objet de jugements de valeur – positifs dans le cas de Race et histoire, négatifs pour ce qui
est de Race et culture –, j’ai renoncé à donner mon propre point de vue normatif sur les idées
qui y sont exposées, afin d’essayer de comprendre celui de leur auteur. En procédant ainsi, je
n’ai fait qu’assumer la tâche, bien banale en anthropologie depuis Malinowski, de saisir le
point de vue de l’indigène. Nul ne s’aviserait de contester l’intérêt de cette visée : toutefois,
on y renonce d’entrée de jeu pour peu qu’il s’agisse de comprendre non pas des « indigènes »,
mais les anthropologues eux-mêmes.
L’injonction à « pénétrer à l’intérieur de l’esprit de l’indigène » garde un sens pour les
anthropologues, puisqu’ils espèrent trouver, dans cet esprit, une culture. Par contre, on n’a
plus le même espoir lorsqu’on se penche sur l’esprit d’un anthropologue. On s’attend à y
découvrir – selon ses propres prédilections interprétatives – des idiosyncrasies individuelles,
des ressorts ineffables de la création, des théories disciplinaires arrimées à des données
empiriques, des artifices rhétoriques et stylistiques, des mécanismes universels de la
66 Voir une critique de cette attitude dans Roy D’Andrade, « Moral models in anthropology », Current Anthropology, 1995,
vol. 36, n° 2, pp. 399-408 ; sa défense dans Nancy Scheper-Hughes, « The primacy of the ethical. Propositions for a militant
anthropology », Current Anthropology, 1995, vol. 36, n° 2, pp. 409-420.
27
cognition, les habitus d’une catégorie sociale, des superstructures idéologiques moulées sur
l’armature des rapports collectifs, d’agressives stratégies de carrière déployées dans des
réseaux d’acteurs mais escamotées sous le voile pudique d’euphémismes iréniques, autant de
phénomènes réels – et parfois imaginaires – qui intéressent diverses disciplines des sciences
sociales, mais qui restent quelque peu étrangers aux compétences traditionnelles de
l’anthropologie et à sa vision – sans doute limitée mais éprouvée – de la culture.
Chacune de ces pistes interprétatives aurait pu être explorée ici pour jeter un éclairage
partiel sur la pensée de Claude Lévi-Strauss. J’ai décidé pourtant de suivre une autre voie, non
par orthodoxie disciplinaire, et pas seulement dans l’intention d’appliquer à l’anthropologie
l’une des interrogations que l’anthropologie elle-même adresse usuellement à ses objets
traditionnels, mais surtout parce que ce choix me semblait offrir, comparativement aux autres,
un regard nouveau et une force explicative relativement plus ample. J’ai donc émis
l’hypothèse que la conception lévi-straussienne du racisme, comme tout fait culturel, pouvait
trouver ses principes d’intelligibilité dans une vision cosmologique sous-jacente.
Reste à savoir si l’intérêt pour la conception cosmologique échafaudée par un auteur
singulier ne conduit pas automatiquement à quitter le terrain de l’anthropologie, qui accorde
sa préférence à la dimension collective des phénomènes humains. La théorie lévi-straussienne
du racisme et la cosmologie qui la soutient sont indéniablement la création d’un homme, dont
elles portent la marque individuelle. Est-ce à dire qu’elles relèvent exclusivement de la
compétence des disciplines intéressées par les œuvres uniques de la Culture, et qu’elles
échappent, de ce fait, à la discipline qui prend pour objet les cultures ?
D’aucuns seront enclins à le penser. En effet, la conviction reste toujours répandue que
la parole des savants témoigne de leur capacité à s’affranchir de la tradition et de créer des
œuvres singulières, alors que la parole indigène recueillie sur des terrains exotiques ou sur les
marges de notre propre société, n’exprimerait que des convictions collectives, véhiculées par
des êtres génériques dont l’individualité, fragile et incertaine, s’efface devant l’omnipotence
d’une tradition censée produire en série comportements, idées et discours. Une telle certitude
conduit à sous-estimer la causalité collective dans le premier cas, et à la surestimer dans le
second. En fait, dans toutes les cultures, les caractéristiques individuelles s’entrelacent avec
les composantes collectives, et il n’en est pas autrement dans la haute culture occidentale à
laquelle appartiennent les conceptions anthropologiques. La cosmologie lévi-straussienne est
certes une œuvre singulière, mais elle constitue également un fait social similaire à ceux qui
occupent l’anthropologie, et ce à plusieurs titres.
28
D’abord, comme toute création individuelle, la cosmologie lévi-straussienne est
construite à partir de matériaux antérieurs, déjà au préalable dotés d’une existence sociale.
Ainsi, d’une part, s’y trouvent mises à contribution des doctrines anciennes, comme le
bouddhisme (réinterprété par l’Occident), la philosophie hellénistique (revue par les
Modernes), la libre pensée de la Renaissance (à la manière de Montaigne), l’histoire
conjecturale des Lumières (retravaillée par Rousseau), le kantisme (tel qu’il fut adopté dans
l’enseignement de la philosophie en France). D’autre part, on y découvre de nombreuses
traces des conceptions philosophiques et politiques qui avaient cours dans les milieux
socialistes des années 1920-1930, comme le marxisme et le demanisme. Enfin, on y discerne
l’influence de théories plus récentes, situées dans la zone équivoque entre science et
spéculation métaphysique, qui connaissaient un fort succès dans les premières décennies de
l’après-guerre : l’humanisme biologisant de Julian S. Huxley, une vision thermodynamique
transposée à la nature vivante par Erwin Schrödinger, les implications philosophiques de la
théorie de l’information de Claude E. Shannon, les développements spéculatifs de la théorie
générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy et de la cybernétique de Norbert Wiener, ou
encore les réflexions de biologistes sur l’avenir démographique de la planète, qui ont acquis le
statut de représentations largement partagées à partir de la fin des années soixante 67
. Il n’est
pas lieu ici de reconstituer l’ensemble du réseau des filiations intellectuelles et des modalités
précises de leur fonctionnement : bornons-nous à retenir qu’elles existaient et que les
matériaux conceptuels travaillés par la pensée de Lévi-Strauss appartenaient à une tradition
culturelle pourvue d’une existence collective.
Nous avons également vu que la cosmologie de Lévi-Strauss était inscrite dans un
système de relations embrassant un champ structuré de la spéculation cosmologique. Les
grandes lignes de cet espace conceptuel sont dessinées par le millénarisme judéo-chrétien et
par sa tardive réinterprétation morale dans la veine déiste, par les philosophies de la sagesse
d’origine hellénistique, par la philosophie des Lumières dont héritait indirectement le projet
67 Erwin Schrödinger, What is life ? Cambridge, Cambridge University Press, 1945 ; Claude Elwood Shannon & Warren
Weaver, The Mathematical theory of communication, Urbana, University of Illinois Press, 1949 ; Ludwig von Bertalanffy,
General system theory : foundations, development, applications, New York, George Braziller, 1969 ; Norbert Wiener, The
Human use of human beings. Cybernetics and society, Boston, Houghton Mifflin, 1950 (cf. à ce propos : Mauro W. Barbosa
de Almeida, « Symmetry and entropy: mathematical metaphors in the work of Lévi-Strauss », Current Anthropology, 1990,
vol. 31, n° 4, pp. 367-385 ; David Mindell, Jérôme Ségal, & Slava Gerovitch, « From communications engineering to
communication science. Cybernetics and information theory in the United States, France, and the Soviet Union », in Science
and ideology. A comparative history, éd. par M. Walker, Londres, Routledge, 2003, pp. 66-96) ; Paul R. Ehrlich, The
Population bomb, New York, Ballantine Books, 1968 ; Garrett Hardin, « The tragedy of commons », Science, 1968, vol. 162,
n° 3859, pp. 1243-1248 ; Donella H. Meadows et al., Limits to growth : a report for the Club of Rome’s project on the
predicament of mankind, New York, Universe Books, 1972.
29
de l’UNESCO, par l’idéologie du progrès technique chère aux positivistes, par la doctrine
marxiste avec son idée de lutte libératrice des classes, par le socialisme éthique d’Henri De
Man, ou encore par l’humanisme scientifique de Huxley. Un tel espace, où chaque conception
individuelle n’acquiert sa signification que relativement, par le truchement de la position
qu’elle prend au sein de l’ensemble, est par excellence une création collective.
Toutefois, le fait que toute représentation procède d’une transformation des
conceptions antérieures et qu’elle reste reliée à celles-ci par un système de rapports
d’opposition, d’homologie et d’inférence, ne suffit pas à caractériser complètement son
caractère social, visible également au travers des contraintes formelles, propres à chaque
tradition culturelle et qui semblent étroitement associées à la finalité qui leur est assignée dans
leur contexte local. Comme la plupart des cosmologies occidentales, celle de Lévi-Strauss
possède deux attributs frappants mais si récurrents que nous avons probablement perdu la
capacité de les juger étonnants : sa préoccupation pour le problème du mal et son intérêt pour
l’attitude à adopter face aux tares dont la réalité est censée porter la marque.
À cet égard, les conceptions classées comme « scientifiques », car produites par des
chercheurs patentés, ne se distinguent nullement des systèmes philosophiques, théologiques,
politiques ou « pseudo-scientifiques » 68
. Ce n’est pas que la même place y soit toujours
accordée aux données d’observation, aux hypothèses vérifiables ou à des opérations logiques
rigoureuses. Pourtant, toutes ces conceptions débordent du domaine de l’observable pour
basculer dans une spéculation sur les propriétés ontologiques des choses. Et cette spéculation
se trouve invariablement assujettie à l’interrogation sur les imperfections du monde, dont
l’ambition est de déterminer si ces défectuosités constituent des attributs essentiels de la
réalité ou plutôt ses caractéristiques accidentelles, donc modifiables, susceptibles d’être
amendées par une action salvatrice. Le christianisme, les Lumières, le nazisme,
l’évolutionnisme culturel, le marxisme, le socialisme demanien, l’humanisme de Huxley, la
doctrine de l’UNESCO, l’idéologie de la Nouvelle Droite française, se rejoignaient dans leur
aspiration commune à épurer et à régénérer le monde, en accord avec les critères axiologiques
que chacune de ces conceptions s’était donnés. C’est à cette ambition sotériologique
qu’étaient inféodées leurs visions respectives de la nature humaine, dont les propriétés tenues
pour invariables devaient indiquer et délimiter la voie de rédemption. S’opposant ou se
complétant, ces cosmologies divergent nettement quant à leur projet de salut et à leur
68 Les conceptions qualifiées dédaigneusement de « pseudo-scientifiques », mais qui appartiennent en réalité à une tradition
autonome et aussi ancienne que la science, sont également organisées autour du questionnement sotériologique, comme je
l’ai montré dans mon précédent livre (Wiktor Stoczkowski, Des Hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une
croyance moderne, Paris, Flammarion, 1999).
30
représentation des propriétés essentielles du réel. En revanche, elles convergent quant à
l’articulation identique qu’elles établissent entre une conception du mal, une ontologie et une
sotériologie. Des données empiriques dûment contrôlées peuvent y occuper une place plus ou
moins importante, selon le cas, sans y jouer pour autant le rôle clé, accordé de préférence à
des présupposés métaphysiques qui servent d’infrastructure axiomatique à partir de laquelle
chaque cosmologie construit des raisonnements destinés à interpréter les choses du monde
observable.
En réfléchissant, dans « La Finale » des Mythologiques, sur le caractère collectif de la
création culturelle, Lévi-Strauss reconnaissait qu’au départ toute création ne peut être
qu’individuelle 69
. Ensuite, lorsqu’elle entre dans la circulation sociale, tour à tour reprise,
transmise et modifiée, sa forme se met à changer, chacun de ses utilisateurs successifs y
laissant une empreinte de sa personnalité et de son inventivité. Il arrive pourtant qu’au fil de
ces métamorphoses certaines caractéristiques des créations devenues collectives demeurent
stables, dégageant progressivement de leur masse ce que Lévi-Strauss appelle leur « partie
cristalline » 70
. Si l’on parvient à découvrir cette partie, on met le doigt sur un composant de la
culture à la fois substantiel et si élusif que certains anthropologues commencent à douter de sa
consistance empirique, même s’ils sont prêts à reconnaître que dans chaque groupe social qui
retient notre attention, la production des discours, pratiques, institutions et objets est soumise
à une variabilité interne, sans que cette variabilité, aussi grande soit-elle, ne dépasse certaines
limites, comme si cette entité mystérieuse que nous nommons culture permettait à la variation
individuelle de ne se développer que dans un espace circonscrit, lui interdisant d’en déborder
les frontières, signe que l’engendrement des formes culturelles ne dépend pas exclusivement
des décisions individuelles. Notre longue exploration, qui était l’occasion de passer en revue
plusieurs visions du monde dans la haute culture occidentale, nous a permis de mettre en
évidence l’une de ces caractéristiques récurrentes qui lui donne sa forme particulière. Dans ce
cas précis, la « partie cristalline » c’est l’ambition rédemptrice de ces cosmologies, laquelle
trouve son expression la plus limpide dans l’effort qu’elles mettent toutes à diagnostiquer les
maux dont l’humanité souffre, à les inscrire dans la bipartition ontologique entre les attributs
essentiels et accidentels du réel, et à envisager la possibilité d’une issue rédemptrice.
Claude Lévi-Strauss m’a écrit récemment, après avoir lu une partie de ce livre, que
« le mot salut n’a pas de place dans [son] vocabulaire » 71
. Il m’a aussi fait savoir que la
notion de salut lui répugnait, car « elle relève de la foi religieuse, est imprégnée de 69 Lévi-Strauss, 1971b, L’Homme nu, p. 560. 70 Ibidem. 71 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 9 novembre 2004.
31
mysticisme et implique directement ou indirectement une référence à l’au-delà » 72
. La notion
de sagesse, étant « cantonnée dans l’ici-bas », lui semble plus appropriée pour désigner ses
convictions 73
.
Je ne peux que m’incliner devant ces mises au point. Il convient toutefois de souligner
que le mot salut n’était pas initialement absent du vocabulaire lévi-straussien, nous avons pu
le constater. Dans les années 1920-1930, il était couramment employé à la fois par les jeunes
socialistes et par les jeunes chrétiens, partageant tous le même sentiment de vivre une époque
charnière d’une crise qui devrait trouver son dénouement dans une transformation salvatrice.
L’attente de cette transformation nourrissait un espoir millénariste qui portait sur un avenir
immédiat et dont la représentation restait dépourvue de toute connotation transcendante. Le
monde nouveau que les socialistes et les chrétiens appelaient alors de leurs vœux devait être
un monde humain, social, économique, réalisé ici-bas, sans nulle intervention surnaturelle. Ce
qui devait le rendre nouveau, c’était surtout le soubassement moral qu’il fallait donner à son
organisation. Les socialistes pouvaient aller jusqu’à reconnaître que leur morale à venir
présentait de fortes affinités chrétiennes. Ce qui séparait les jeunes socialistes des jeunes
chrétiens ce n’était donc ni l’attente d’un salut collectif, ni l’exigence morale, mais plutôt
l’instance de justification de la morale rédemptrice : pour les chrétiens, la morale nécessaire à
la métamorphose de la société était celle des vérités révélées dont il fallait rappeler
l’enseignement ; pour les socialistes, la morale qui devait servir de levier à la révolution était
celle d’un humanisme inédit dont la raison et le sentiment pouvaient découvrir les principes
par leurs propres moyens, à travers la création artistique et l’expérience du contact avec la
nature, comme Lévi-Strauss l’avait affirmé au début des années trente.
L’homologie entre ces deux conceptions du salut, qui se côtoyaient et dialoguaient
dans l’entre-deux-guerres, justifie que l’on donne à la notion de salut une signification plus
large que celle des problèmes typiquement chrétiens de l’effacement du péché originel et du
sort de l’âme dans l’au-delà. Dans cette acception étendue, la problématique du salut renvoie
à l’évaluation par l’homme de sa propre condition existentielle et du destin futur de
l’humanité. L’idée de salut ainsi définie implique donc la conviction que la vie humaine,
individuelle et collective, est marquée dans le présent par une déficience qui appelle une
attitude active, laquelle peut prendre soit une tournure abrogative, tributaire de la croyance
que la déficience saura être abolie car elle est accidentelle, soit une tournure adaptative,
redevable de la certitude que l’homme doit se résigner à vivre avec cette imperfection,
72 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 22 novembre 2004. 73 Ibidem.
32
puisqu’elle demeure inscrite dans la nature invariable des choses. L’attitude sotériologique
peut donc emprunter deux voies divergentes : celle de l’abolition ou celle de
l’accommodation. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit de proposer, face au problème
du mal, des moyens (d’ordre rituel, spirituel, intellectuel ou pratique) permettant l’obtention
d’un état qui peut être certes celui de plénitude et de béatitude dans l’au-delà, mais qui tout
aussi bien peut n’être que celui de sérénité et d’équilibre ici-bas. La décision d’emprunter
l’une ou l’autre voie se fait en fonction de la représentation des propriétés inhérentes à la
condition humaine et de la place de l’homme dans le système du cosmos.
Lévi-Strauss pense qu’une telle extension de la notion de salut, trop marquée par son
origine chrétienne, peut conduire à une équivoque malsaine pour ce qui concerne ses propres
positions 74
. Il préfère distinguer entre le salut, nécessairement transcendant, et la sagesse qui,
selon lui, « se réduit à faire comme si la vie avait un sens tout en sachant qu’elle n’en a
pas » 75
. L’objection est compréhensible et tout à fait recevable. Je ne voudrais pas l’écarter
sous le prétexte spécieux que Lévi-Strauss lui-même, dans certaines déclarations récentes, où
il évoque sa « morale intime », avoue que lorsque ses certitudes l’envahissent par bouffés, il
ressent ces états comme « salutaires » 76
.
Si j’ai fait le pari d’englober sous la notion de salut à la fois la sotériologie abrogative
et la sagesse du salut adaptatif, c’est parce que, dans notre tradition culturelle, les hommes
qui optent pour l’une ou pour l’autre, se mesurent exactement au même problème, celui des
limitations de l’existence individuelle et collective. Et ce problème n’admet que deux
solutions : le dépassement ou la résignation. Caressant d’abord l’espoir du dépassement, Lévi-
Strauss parvint finalement à accepter une résignation relative. Si les solutions sont différentes,
la quête reste la même. Ce fut aussi celle de Marc Aurèle, de Montaigne, de Rousseau, de
Marx, de De Man, de Huxley et de tant d’autres.
« Unis, ignorant de l’être, ils pensaient à la fois, comme un seul esprit au sommet
d’une seule délibération avec soi-même » 77
. Car c’est ainsi que les hommes sécrètent la
culture.
74 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 22 novembre 2004. 75 Lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, datée du 9 novembre 2004. 76 Lévi-Strauss, 2003b/1993, « ‘De Poussin à Rameau, à Chabanon, à Rimbaud’ », p. 88.
77 Paul Valéry, « Histoires brisées », dans Paul Valéry, Œuvres, vol. II, édition établie par Jean Hyatier, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 464.