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Catin Basile

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Charles LE BLANC

catin basile

Quand Basile ouvrit sa taverne clandestine et qu'il vit l'intérêtque certains portaient à Marie, il se mit à monnayer sescharmes.

C'est de cette façon que la jeune Marie Gagnon dit adieu àl'enfance et devint une catin, la « catin à Basile » comme ondit d'abord au bas de la rue de la Citerne puis, en haut, celadevint : Catin Basile. On avait ainsi baptisé la métisse duprénom de l'infamie et du nom de l'outrage. La méta -morphose du mal était complète.

Roman à épisodes, nouvelles romancées, cet ouvrage montre,sur plusieurs générations d’une même famille, les consé -quences fatales d’un mal en marche, d’un mal qui nous voit,d’un mal qui nous connait d’autant mieux qu’il est en nous.Catin Basile est l’un des noms de la nature humaine.

Charles Le Blanc est auteur et traducteur de plusieurs ouvrages.

Illustration: Ophelia (détail), 1851-1852, Sir John Everett Millais,1829-1896. Oil paint on canvas, 762 x 1118 mm.Photographie © Tate, London, 2014.

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ISBN 978-2-89537-435-0

La collection « Rafales » est dirigéepar Jacques Michaud, Pierre Grégoire et Jeanne Duhaime

Catin Basile

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Rafales

nouvelles

Vents d’Ouest

Charles LE BLANC

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programmede publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canadapar l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Nousremercions également la Société de développement des entreprises culturelles, la Villede Gatineau ainsi que le CLD Gatineau de leur appui.

Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2014Bibliothèque et Archives Canada, 2014

Direction littéraire : Pierre GrégoireRévision : Jeanne Duhaime

© Charles Le Blanc et les Éditions Vents d’Ouest inc., 2014

Éditions Vents d’Ouest inc.109, rue WrightBureau 202Gatineau QC J8X 2G7Téléphone : 819 770-6377Télécopieur : 819 770-0559Courriel : [email protected] Internet : www.ventsdouest.ca

Diffusion au Canada : PROLOGUE INC.Téléphone : 450 434-0306Télécopieur : 450 434-2627

Diffusion en France : Distribution du Nouveau Monde (DNM)Téléphone : 01 43 54 49 02Télécopieur : 01 43 54 39 15

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québecet Bibliothèque et Archives Canada

Le Blanc, Charles, 1965-

Catin Basile

(Rafales. Nouvelles)

ISBN 978-2-89537-435-0 (PDF)

I. Titre. II. Collection : Rafales. Nouvelles.

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I bambini vedono il tutto nel nulla, gli adulti il nulla nel tuttoLeopardi

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L des hommes cherchent le bonheur dans la vérité, maisil leur est plus facile de le trouver dans le mensonge. Cette

recherche est le fait de l’éducation ; cette facilité à mentir, elle, un traitde leur nature. En effet, l’enfant, qui est si près de l’imagination et durêve, s’exerce naturellement au bonheur des extravagances. Il distinguemal ce qui est de ce qui n’est pas. Tout lui apparaît naturel. Le langagede l’enfance ignore la censure qui vient avec l’âge. Les enfants nepeuvent mettre en scène la vérité et le mensonge. Ils n’ont pas suffisam -ment vécu pour cela. Tout est feinte chez eux, car tout n’est que jeu.

Quand on y regarde de près, cependant, la vie humaine, étriquéeentre le vrai et le faux, incertaine quant à leur valeur respective, se perddans cette indécision. Elle regrette la simplicité des premières années,elle soupire après l’innocence de la nature et la primeur ingénue ducaractère, si bien que l’âge de raison n’est souvent rien d’autre qu’uneenfance navrée. On vieillit parce que l’on ne sait se consoler de ne plusêtre un enfant, parce que le temps qui fuit enseigne la légèreté dumensonge, la vanité des certitudes et le poids du mal.

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Le lieu où nous sommes nés, et qui a vu les pas nus de notreenfance, est celui qui retient dans ses chemins l’empreinte de ce quenous sommes vraiment. L’endroit dont on parle ici avait déjà connumaintes marmailles. Il n’était cher qu’à ceux qui y avaient grandi. Iln’était pas accroché à un fragile éperon rocheux. Il ne reposait pas aufond d’un col étroit dont les arêtes auraient pu retenir les éléphants deCarthage. Sa végétation était quelconque. Ni les vignes ni les oléandresn’égayaient de fruits ou de fleurs ses douces collines. On n’y voyait nullesomptueuse forteresse, nul manoir antique, nulle cour aux marbresémaillés, nulle ruelle pittoresque, rien de ce qui aurait contenté unpeintre ou satisfait un artiste. C’était un pays commun, quelconquedans sa banalité, et, puisqu’il était comme tous les autres, il pouvaitaccueillir l’universalité des intrigues humaines.

Dire cependant que c’était un village serait méprisant. Toutefois, leterme de « ville » ne lui convenait peut-être pas encore, hormis pourl’honneur d’avoir été le plus vieil établissement de la région. Il manquaità ce bourg quelques infrastructures pour se déclarer chef-lieu, et sesroutes étaient surtout de terre battue. En 1914, on avait construit lagrande église de la ville après de nombreux efforts et maints sacrificesdes colons. Elle élevait ses deux clochers bien au-dessus des pins et desbouleaux. Sur un petit promontoire, elle dominait physiquement laville. Tout autour, les habitations de bois de la fin du siècle précédent,dispersées de façon anarchique, avaient cédé leur place à l’ordretranquille des maisons briquetées des nouveaux notables. Ceux-cis’étaient regroupés dans deux rues qui se coupaient à angle droit,étreignant alors l’église. Le médecin, le notaire, le pharmacien, ledirecteur d’une petite scierie ; quelques fermiers ayant délaissé lesmauvaises terres de ce pays glacé, écœurés des mouches noires, dessouches et de la solitude, s’y étaient faits artisans. Ainsi le cordonnier,le forgeron, le menuisier habitaient-ils dans ce nouveau centre, près del’église, bien que dans des maisons modestes, dans la cour, derrière lesboutiques qui, elles, s’ouvraient sur les rues. Une certaine aisance y avaitaussi attiré un marchand, prospère grâce aux monopoles concédés pourla colonisation de ce vaste territoire et, surtout, scandaleusement enrichi

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par l’usure. Il avait ouvert un magasin général dans la rue principale,celle qui faisait face à l’église et qui portait le nom du saint, là où ellecroisait l’autre route importante. La situation du commerce, le manquede concurrence, les droits exclusifs accordés par la Couronne, tout celaassurait l’arrogante prospérité de l’entreprise. On y vendait de tout,mais surtout de l’alcool. Dans un lieu aussi rude, où l’hiver devient unehabitude de vie, où les rêves sont limités par le chantier, la papetière, lesresponsabilités d’une famille nombreuse, l’étouffante ségrégation desconsciences par la religion, l’alcool est nécessaire.

Les routes étaient mauvaises, mais plusieurs automobiles lesparcouraient déjà depuis longtemps. Notre marchand en avait une touteneuve : une Ford. Les automobiles neuves, toutefois, étaient généra -lement conduites par des Anglais qui habitaient dans un lieu à part,une ville construite par l’entreprise américaine détenant les droits decoupe du bois dans cette région et qui, avec la terre, fournissaitl’essentiel de l’emploi aux Canadiens français. On avait le téléphonedans ces deux rues, pas au-delà. L’électricité était à peu près générale,hormis dans les rangs les plus éloignés, par intermittence dans lesmaisons les plus pauvres.

Face à cet ensemble, la grande église apparaissait encore plus impo -sante, plus majestueuse. Elle écrasait littéralement tout ce quil’entourait. Un archéologue qui la découvrira dans deux mille anspensera qu’il avait dû s’agir d’un temple égal en prestige à ceuxd’Épidaure ou de Delphes. Il s’étonnera toutefois de la solitudedésolante du lieu et qu’il n’y ait rien eu tout autour. C’est une constanteque les témoignages de l’histoire en disent souvent plus long sur lesdieux que sur leurs adorateurs. On connaît mieux les cathédrales queceux qui les ont construites, et leurs ex-voto ont conservé le souvenir desguérisons, mais perdu la mémoire des souffrances.

Le marchand possédait une vaste demeure victorienne avec une touret des dentelles aux pignons. C’était alors la dernière maison au bout decette rue, de loin la plus imposante. Elle était tout en brique. Le terraind’une acre était paysagé. L’intimité de la cour était assurée par des haiesde thuyas. On avait planté des peupliers trembles, des ormes, des frênes,tout cela sans ordre, à la façon d’un jardin anglais. L’été, on regroupaitdes chaises Adirondack autour de parterres de fleurs sans nom. Cette

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maison comptait un salon d’apparat, logé dans le rez-de-chaussée de latour, un salon commun, en face, et qui communiquait avec la salle àmanger. Quand on entrait dans cette maison, on trouvait au fond d’unlarge vestibule un grand escalier de chêne qui menait aux huitchambres. Le marchand avait une famille nombreuse et les plus vieuxdes enfants s’affairaient au magasin où ils effectuaient divers travaux. Ladécoration, confiée à « Madame », ainsi qu’on surnommait la maîtressede maison, dont le goût avait été formé par les Ursulines, respectait lescanons les plus classiques. On avait fait venir d’Italie de petitessculptures de marbre qui représentaient des enfants, de France destrépieds pour les lampes torchères. Dans le salon, un tapis deCasablanca, une rareté en ce lieu, rehaussait de ses couleurs chaudes lablondeur tempérée du parquet. Un meuble de bois abritait la stéréoaméricaine et les 78 tours du Songs Book, musique prisée par Madame,qui aimait danser, quand elle n’était pas de nouveau enceinte. Lemédecin, un parent de Madame, disait avec humour qu’il fallait unpasseport pour entrer dans ce salon, tant il y avait de choses venant depays étrangers. Madame, qui ne connaissait rien à l’Angleterre, sepiquait cependant de prendre le thé en après-midi dans des tasses duStaffordshire, depuis qu’elle avait entendu dire que les femmes descontremaîtres, dans la ville anglaise voisine, faisaient ainsi. Elle veillaità ce que ses enfants fussent toujours vêtus de façon impeccable, ce quiétait chose aisée avec le magasin qui comptait des articles de mercerie.Pour le travail de maison, en partie à cause de son embourgeoisement,en partie à cause de ses couches fréquentes, Madame avait l’aide dedomestiques. Il s’agissait de jeunes filles pauvres de la rue qui bordaitleur maison, à droite.

Cette rue, la rue de la Citerne, allait jusqu’à un réservoir d’eau et,de là, par une pente dangereuse et accentuée, à une rivière. Plus onhabitait en haut, près de la rue principale, moins la détresse économiqueet morale était pressante. Les gens les plus à l’aise de cette rue pentuehabitaient dans des maisons aux façades de brique. Quand ondescendait, le lustre relatif des maisons s’estompait. La brique cédait laplace au bois peint, le bois peint au bois rustre, puis à un étrangerevêtement d’asphalte qui imitait la brique et qui couvrait impar -faitement les devantures. Dans l’une de ces maisons habitaient deux

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des trois domestiques de Madame. Plus bas encore, en face de la citerne,et presque au bord de la rivière, quelques cabanes décentrées par rapportà la rue, déglinguées, pitoyables, en partie faites de planches, en partiede rondins humides ramassés dans la rivière au mépris des interdictions.Peu d’électricité, pas d’égout.

C’est de ce hameau de misère et d’indigence que venait l’une desdomestiques de Madame : Catin Basile.

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Catin n’était pas son prénom. Elle était la fille de Basile Gagnon,un journalier désœuvré, menteur, soûlon, ladre dans sa gêne constante,que l’on soupçonnait d’avoir tué sa femme – mais ce n’était qu’un ragotpour le rendre plus méprisable encore ; sa femme était morte enaccouchant d’un avorton peu après avoir mis au monde Marie, leurpremier enfant. Basile Gagnon, veuf et sans le sou, boiteux, exhalantcontinuellement une odeur rance à mi-chemin entre la sueur, l’urineet le rye, n’avait pu se remarier. Ses premières noces d’ailleurs n’avaientjamais été célébrées, feue madame Gagnon ayant été, en fait, unesauvagesse qu’il avait ramassée dans les mauvaises terres, quand ilsentait encore bon la jeunesse et la résine de pin. C’est seul qu’il avaitélevé la petite Marie, dans cette cabane au bord de la rivière, dont laconstruction lui avait coûté un pied, écrasé par un billot. Infirme, iln’avait pu trouver de travail stable. Le jour, Basile gagnait son pain leplus souvent en faisant des travaux de lettrage sur des voitures ou surdes enseignes publicitaires. Il avait fait les travaux de peinture dupresbytère et de quelques maisons. On lui devait d’avoir peint en lettresd’or l’inscription Domus Dei, Porta Cœli au-dessus du chœur del’église.

On descendait mal volontiers la rue de la Citerne pour l’aller voir,car la pente, raide au bas, transformait le chemin en un petit torrent lesjours de pluie, cloaque de vase qui ne s’asséchait pas, et où l’on risquaitde s’embourber même par beau temps. De plus, en aval de la citerne,près des cabanes, on avait enfoui un tuyau qui dirigeait dans la rivièreune partie des eaux usées provenant du haut de la ville. Les

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débordements, fréquents durant les orages, atteignaient commodémentles cabanes. L’hiver, avec les éperons de neige et les crêtes de terre gelée,on aurait dit un cimetière de glace. Tout ce tableau, qui n’avait rien desscènes de Kreighoff, faisait peine à ceux tout juste sortis d’une semblablemisère. C’est pourquoi ils évitaient le bas de cette rue. Ils voulaient sedélester du souvenir de leurs origines, comme s’ils redoutaient que lepoids du passé ne chargeât le présent ; ils vivaient dans une amnésied’eux-mêmes et ne voyaient dans la mémoire qu’un lest les empêchantde s’élever. Nombreux étaient donc ceux qui évitaient la rue de laCiterne. La nuit, toutefois, c’était une autre affaire. Le père Basile s’étaitfabriqué un alambic et transformait son taudis en taverne, où le haut dela rue de la Citerne et même au-delà venait s’encanailler pour deux sous.Mais ce n’était pas le méchant distillé de genièvre qui encourageaitquelques jeunes ouvriers du moulin à bois à braver l’escarpement troprapide. C’était la jeune Marie.

Marie Gagnon avait grandi sans l’affection de sa mère. Elle n’avaitque le souvenir vague d’un visage se penchant avec tendresse vers elle,un visage aux profonds yeux noirs et aux longs cheveux de jais. Toutavait été englouti dans l’oubli de la petite enfance. Les caresses, lesbisous, les bains, l’allaitement où s’entremêlaient leurs regards, jusqu’àla berceuse en langue sauvage, si douce et poignante, tout cela qui, aufond, avait été la vie même de la mère et de sa fille pendant deux ans,tout cela était comme si ça n’avait jamais été. Marie fut profondémentheureuse, mais n’en avait pas conservé le souvenir. Peut-être en valait-il mieux ainsi, car ces souvenirs n’auraient servi qu’à narguer sa détresseprésente et à ajouter aux maux qui la détruisaient.

Elle était aussi sans images de la mort de sa mère. Le froid cadavres’était décomposé dans sa petite tête bien avant que de disparaître dansle sol humide. Elle ne conservait rien non plus du désespoir de Basile,ni de ses larmes, ces larmes qui nous sculptent comme les torrentscreusent les montagnes. Mais pour Basile, à la longue, elles l’avaientrendu méconnaissable, excavant en lui des espaces de sombres solitudes,où son esprit s’était finalement égaré. Marie, trop jeune, trop faible, futvictime de cet égarement. Elle voyait bien qu’il y avait des espaces delumière, au loin, ailleurs, mais c’était sur des sommets qu’elle ne sesentait pas la force de conquérir et qu’elle cessa bientôt de contempler,

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quand elle se convainquit qu’ils étaient inaccessibles. La détresse dupère atteignit la fille et éteignit toute joie en elle.

Elle grandit. L’enfant qu’elle était conservait la beauté farouche desa mère, mais domptée par le père, tempérée par lui. Les mêmes yeuxnoirs et profonds, les mêmes cheveux de jais, mais le visage adouci, lestraits atténués. Tout chez elle était moins dur que chez sa mère, plusnoble que chez son père ; elle était cette beauté métisse à la séductionrésolue, parce qu’hésitant entre deux mondes.

Le monde de son enfance fut d’avoir été contrainte de jouer à labonne de son père, de souffrir ses colères, de laver le linge à la rivière,entre les billots, de regarder son cours plein de lenteur glisser sous lepont couvert et continuer sa route, au loin, vers des lieux qu’elle neverrait jamais. Elle fréquenta l’école assez pour lire et écrire, assez pourapprendre à y détester la discipline, à connaître la cruauté d’autrui, lamesquinerie des mauvais maîtres. Assez pour savoir les punitions, assezpour vivre les premiers attouchements, assez pour comprendre que lesogres ne sont pas tous dans les fables, mais qu’ils aiment tous les enfants.Elle n’en avait jamais parlé à son père et s’était évertuée à effacer cesouvenir, à ramasser consciencieusement tous les cailloux blancs qui ymenaient, à en éliminer toute trace, afin qu’il se perdît pour de bondans la forêt de sa mémoire. Marie était une enfant qui ne l’avait jamaisété, une femme qui n’avait jamais été fille. C’était la métisse, la fille deBasile Gagnon, celle qui était belle et dont la séduction était un prodige,là-bas, tout au fond de la rue de la Citerne.

Toute chose a son prix. La troublante beauté de Marie en avait un.Il était élevé. Un soir de sa première adolescence, son père, qui avaitencore trop bu, encore trop pleuré, qui avait cherché en vain duréconfort au fond d’une bouteille, vit Marie comme il ne l’avait jamaisvue. Elle avait alors quatorze ans. Elle lui rappela sa femme. Il éprouvale besoin de l’étreindre, de chercher le réconfort contre une poitrine,comme autrefois. Marie se débattit, refusa l’enlacement. Tout lui disaitque cela était contre nature. Elle ne put crier. Dans l’effarement, Basilel’empoigna violemment, lui ferma la bouche avec sa grosse mainpoisseuse. Marie sentit alors quelque chose de dur contre sa cuisse. Ellese braqua, se démena avec force. Elle comprit qu’elle était perduelorsqu’elle éprouva une violente douleur entre ses jambes, comme si on

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la déchirait. Elle cessa alors de lutter. Elle venait d’abdiquer soninnocence. Il y eut de nombreuses nuits d’horreur comme celle-là.Quand Basile ouvrit sa taverne clandestine et qu’il vit l’intérêt quecertains portaient à Marie, il se mit à monnayer cette horreur. Il n’yavait plus d’innocence, et la douleur n’était plus physique, mais au fondde l’âme.

C’est de cette façon que la jeune Marie Gagnon dit adieu à l’enfanceet devint une catin, la « catin à Basile » comme on dit d’abord au basde la rue de la Citerne puis, en haut, cela devint : Catin Basile. On avaitainsi baptisé la métisse du prénom de l’infamie et du nom de l’outrage.La métamorphose du mal était complète.

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Au haut de la rue de la Citerne, la maison tout juste voisine de celledu marchand appartenait au professeur. Elle inaugurait la pente, douceencore à cet endroit. Bien plus modeste que celle du marchand, lamaison du professeur était en brique, mais sur trois côtés, l’arrière de lamaison étant en planches et donnait sur un petit jardin sans entretienoù poussaient la rhubarbe et les baies sauvages. Une cabane, au fond,servait de remise, et les enfants du professeur allaient s’y cacher quandil pleuvait, d’abord pour jouer, puis pour étudier à présent qu’ils étaientgrands. On accédait à la maison par une imposante galerie sur laquellele professeur écrivait ses pensées dans un carnet relié de toile verte et oùil aimait lire les livraisons du National Geographic les soirs d’été. Cettemaison aurait été confortable si elle avait été moins exiguë. La fille duprofesseur et ses deux fils occupaient les trois chambres du haut. Pourleurs besoins, les parents avaient transformé le salon en chambre àcoucher. Lorsque l’on recevait, c’était dans la cuisine, spacieuse, maisrendue néanmoins modeste par les meubles, le poêle à bois et la glacière.Comme bien des habitants de cette ville, le professeur venait desmontagnes le long du grand fleuve. Excellent élève, mais peu fait pourla vie religieuse, il n’était pas allé au séminaire et avait plutôt fréquentél’École normale, où il obtint un brevet d’enseignement. C’était un espritcurieux, fait pour étreindre le monde entier. Grand lecteur de

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Montaigne, enthousiaste de Lamartine, il conservait néanmoins uneplace secrète dans sa bibliothèque pour le sulfureux André Gide, dontcertaines œuvres étaient à l’index. Il l’avait pu lire au sanatorium où ilavait passé quelques années pour soigner sa tuberculose, dont il étaitrevenu. C’est là d’ailleurs qu’il avait fait la connaissance de sa femme,comme plusieurs hommes de sa génération. Une amourette desanatorium qui dut se solder par un mariage, la belle malade ayant prisdes rondeurs et du carmin aux joues, qui n’étaient le résultat ni du grandair, ni des traitements médicaux. Comme plusieurs, il se retrouva mariéavec son premier amour. Comme plusieurs, il voulut voir s’il pouvait yen avoir un second. Comme peu, il n’y en eut pas. Maintenant qu’il luiavait fait trois enfants, il se demandait ce qui l’avait attiré chez safemme. Cela avait été un mélange d’interdits et de licences. À présentqu’il n’y avait plus d’interdits et plus aucune licence entre eux, elle nel’intéressait plus. Ce n’était que la mère de ses enfants et lui, quipourtant voulait embrasser le monde, n’étreignait plus que ses enfants,enfants qui formaient en soi un monde, mais un monde, dont niMontaigne, ni Lamartine, ni Gide ne lui avaient jamais parlé.

C’était un esprit indépendant. Il avait fondé une école commercialequ’il administrait et où il enseignait lui-même l’anglais. La granderévolution de cette école était qu’elle accueillait des garçons et des fillesdans les mêmes classes. Le curé s’en était scandalisé, mais le professeuravait la dîme généreuse et l’Église, elle, l’escarcelle compatissante. Ilpouvait donc poursuivre son travail d’enseignement assez librement. Saliberté n’était pas complète toutefois, puisqu’il avait en la personne dumarchand un adversaire résolu. Cette situation était d’autant plusfâcheuse qu’ils étaient voisins. On l’a dit, ce brave marchand devait unepartie de sa fortune à l’usure. Il prêtait des denrées ou du matériel et sefaisait rembourser en argent et contre intérêt. Il n’honorait pas à leurpleine hauteur les coupons que la Couronne donnait aux habitants,puisqu’il vendait plus cher que le prix habituel ce qui était payé par cesbons, prétextant les longueurs de paiement de l’État. Bien entendu, ilne pouvait demander des intérêts au roi, ni étouffer le gouverneurgénéral comme il le faisait avec les paysans et les forestiers, mais il auraitmis le prince de Galles sur la paille si on lui en avait donné l’occasion.Le professeur ne pouvait supporter cette façon de faire, car il en voyait

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tous les jours les tristes effets. Des familles étaient expropriées de leursbiens et devaient travailler comme des bêtes au profit du marchand. Ilétait sensible à l’infortune autant qu’il aspirait au bonheur. Les livres luiavaient appris l’insignifiance du pardon par rapport à l’intense autoritédu mal. Il se scandalisait de la facilité avec laquelle le marchand écrasaitles petites gens et de l’aisance avec laquelle ces misérables se laissaientaccabler.

Peut-être enviait-il aussi chez le marchand – mais cela il ne se l’étaitpas avoué, il était trop pitoyable pour ce faire – le détachement dans lamalveillance et la frivolité devant le malheur d’autrui. Ce qui est certaincependant, c’est que le professeur ne manquait pas une occasion auConseil municipal, où ils siégeaient tous deux comme échevins, pourtémoigner de ses réserves envers les pratiques de son riche voisin. Il nedénonçait rien officiellement toutefois, car sa fille aînée, qu’il adorait,s’était éprise de l’un des fils du marchand, et l’on parlait déjà de noces ;il ne voulait pas compromettre le bonheur de sa fille, fût-ce un bonheurà rabais, tant était considérable l’affection portée à son enfant.Cependant, sans dénoncer le marchand, le professeur cultivait l’art del’allusion fine et soulignait souvent combien dommageable était pourla société qu’une partie de la population en fût réduite à la misère. C’estce parti pris à l’égard des démunis qui, auprès de la population, valaitune sorte de sympathie bienveillante à son école. Le marchand et ceuxdes haut placés qui mangeaient dans sa main n’hésitaient jamais, pourleur part, à dénoncer la « scandaleuse mixité » et réclamaient lafermeture de l’école au nom de la sauvegarde des mœurs. Parmi cesbien-pensants, il y en avait plus d’un qui descendait régulièrement la ruede la Citerne. Lorsqu’il en passait devant sa maison, le professeur qui,l’été, lisait en fumant sur son balcon, jetait un regard caustique verseux, et soulignait avec un sourire l’étouffante moiteur du temps sipropice aux baignades. Quand il les voyait remonter, essoufflés etrougeauds, le pince-sans-rire leur demandait si l’eau était froide. Maisces hommes-là allaient étouffer à la rivière un feu qui refusait des’éteindre.

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Le marchand était un bonhomme assez rond, costaud et qui avaitblanchi trop rapidement. Il était arrivé dans cette région nouvelle,accompagné de son frère. Tous deux avaient quitté la capitale où leurpère, comme avant lui son père l’avait fait, tenait un magasin. Le négoceétait donc pour le marchand une seconde nature. À son avis, tout étaitune question de transactions. Il ne comprenait pas que l’on pût agiravec désintérêt, sans motivations pécuniaires ou égoïstes. Pour lui, rienne pouvait être gratuit. L’existence était une business. Tout pour lui étaitbusiness. Il ne disait pas aux gens : « Cela ne vous concerne pas », commel’aurait dit le professeur, mais : « C’est pas ta business. » Il disait « tu »facilement. Le tutoiement est la petite monnaie par laquelle on achètela dignité d’autrui ; le vouvoiement, un billet payé au porteur. Pingrecomme il était, il n’utilisait avec les autres que la petite monnaie. Sansêtre avare, car il aimait trop bien vivre, il était pourtant économe. Sousses mains, l’argent se multipliait ; elles auraient pu tresser l’osier despaniers de la multiplication des pains. Il avait fondé son affaire avecson frère en partant de presque rien. Son premier capital, il l’avaitamassé en occupant de force le passage obligé d’une petite vallée où ildemandait un péage exorbitant aux paysans et aux forestiers quidevaient y passer pour amener leurs produits à la ville ou vers le portprochain. Cette occupation forcée était son titre de propriété. En peude temps, elle devint un droit. L’État vit qu’il avait tout à gagner àlégitimer cette situation et à percevoir une partie de la taxe demandée.Cela fut d’autant plus rapidement réglé que les deux frères avaientsoutenu le fils d’un notaire qui avait des ambitions politiques. Il devintdéputé, et les deux frères reçurent en concession le petit détroit et unebonne partie des profits du péage. Sans hésiter, ils y placèrent commecollecteur un habitant sans le sou, mais bon tireur, auquel ils donnaientun salaire de misère, bien que ce fût pour le bougre une vraie fortune.Ils achetèrent pour une bouchée de pain des droits de coupe à descolons épuisés et revendirent ces droits à prix fort à une compagnieanglaise. Puis le frère du marchand mourut, un automne, à la pêche.On avait retrouvé son corps attaché dans les aulnaies, entre les joncs etles roseaux. On accusa un Indien que l’on aurait pendu, s’il ne s’était

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réfugié au fond des bois d’où il ne ressortit plus. Un accord particulierentre les deux frères stipulait que le patrimoine de l’un devait aller ausurvivant en cas de décès. La famille du frère fut ainsi dépouillée detoutes les propriétés qui étaient communes, ce qui représentait unefortune considérable. Il ne laissa à la douairière que la maison, maiscomme elle avait été construite sur une terre commune, le marchandn’eut aucun scrupule à lui demander un loyer. Quant à ses neveux, il sedébarrassa des filles au couvent – il les maria au Seigneur, comme il ledisait toujours –, envoya le plus veule et hâve des fils au séminaire, oùla phtisie eut raison de lui, et fit des trois solides gaillards qui restaientdes débardeurs pour la business. Désormais à la tête d’un petit empire,le marchand, qui s’était marié avec la fille du premier maire de la ville,avait fait construire sa grande demeure au coin de la rue principale etde la rue de la Citerne. Il recevait dans son majestueux salon ceux quicomptaient : le député, à qui il versait des pots-de-vin, le maire, qui luidevait son poste, enfin le curé, qu’il faisait chanter.

De tous, ce dernier était le plus vil, le plus en dessous de son état.Il abusait des enfants qu’on lui confiait. Il avait tenté de profiter d’unedes filles du marchand. L’enfant avait dénoncé la chose à son père.Celui-ci avait flairé la bonne affaire. Un curé sait des choses, on s’yconfie volontiers. Cela vaut de l’or en business. Il troqua son silencecontre des informations. Il en fut ainsi longtemps. Mais il y a unefraternité dans le mal, car il n’y a pas de plaisir à errer seul. La solitudeest le bien des âmes nobles. Perdu dans le silence, le vice s’éteint. Lacompagnie lui redonne du goût. Qui sait si Dieu ne fut pas inventé parquelque esprit voyeur, qui jouissait davantage à mal accomplir sous l’œildivin ? On ne sait si le curé se tint pareil prêche, mais après un temps,il voulut faire connaître au marchand certaines délices, de fines voluptés,que n’aurait pas dédaignées un homme depuis longtemps marié. Il luiparla de la métisse au bord de la rivière. Il ne lui dit rien de bien précis,mais cela fut suffisant pour le marchand. Le talent n’a souvent besoinque d’un peu d’inspiration. Or, pour le crime, le marchand avait dugénie.

Il n’était pas question pour lui qu’il se fît voir au bas de la rue de laCiterne. Bien qu’il ne dût craindre personne – la richesse est un rempartinestimable –, il voulait éviter les ragots, moins par considération envers

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sa femme, que pour ne pas nuire à la business. Il imposa donc qu’on laprît comme domestique à la maison. Madame n’aima pas l’idée. Onracontait qu’il se passait des choses louches, le soir, au bas de la rue, deschoses auxquelles cette métisse était mêlée. La catin de Basile Gagnonn’allait pas entrer dans sa maison ! Le marchand lui expliqua qu’il nefallait pas donner foi aux racontars et que même un travail fort modeste,une ou deux fois par semaine, conviendrait. Il n’était pas question deplus : seulement d’aider une jeune femme dans le besoin. Madame étaitnaïve. Elle voyait déjà la jeune Marie devenir, comme elle, une Filled’Isabelle, consacrée à l’unité, à l’amitié, à la charité dans le saint gironde l’Église catholique. L’habitude de fermer les yeux sur les manèges deson mari l’avait rendue aveugle à ses calculs. On ne savait trop si elleétait la dupe des feintes du marchand, ou celle des marbres, des trépieds,des tapis, des porcelaines, l’ingénue de tout le confort propret quiassoupissait la longue suite de ses jours. Marie fut prise, mais n’entratoutefois jamais dans la maison. Madame l’avait confinée à la cave oùelle faisait du repassage, et où elle entrait par une trappe qui s’ouvraittoute grande vers le jardin du professeur.

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C’était un lieu sordide en terre battue. Les entrailles d’une superbedemeure. On avait aménagé un plancher de bois près d’un petit escalierraide qui conduisait à la cuisine, et où aboutissait une chose que MarieGagnon n’avait jamais vue et qui attisait sa curiosité : une chute à linge.Il s’agissait d’un puits qui traversait la maison sur toute sa hauteur et quis’ouvrait par une petite porte dérobée dans le mur à chaque étage, prèsde l’escalier de service qui reliait la cave et le grenier. On y jetait le lingesale, qui allait ensuite atterrir dans un grand panier d’osier, à la cave.Tout près, il y avait une machine à laver électrique. L’appareil à roulettesétait muni de quatre pieds en métal et d’une grosse cuve en cuivre. Elles’alimentait directement au chauffe-eau de la maison. Au-dessus de lacuve, un assemblage de deux rouleaux, le tordeur, qui servait à essorerles vêtements par compression. Instrument dangereux qui rompaitsouvent les boutons, piège pour les doigts. On rapportait aussi que des

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ménagères étaient mortes quand leur longue chevelure avait été prisedans les rouleaux – ou bien n’étaient-ce que des histoires pour épouvan -ter les servantes comme Catin Basile dans les caves sombres sentant laterre battue ? Près des rouleaux, une belle inscription en métal : BeattyBrothers – Fergus (Ont.). On expliqua à la jeune fille comment fonc -tionnait l’engin. Elle devint ainsi responsable du lavage, de l’essorage etdu repassage. Le repassage se faisait le jour après le lavage, sur unegrande table où l’on jetait une vaste couverture de laine et un drap delin. Marie connaissait le fer à repasser à semelle lourde qu’il fallaitchauffer. C’est ce qu’elle utilisait pour les deux bons habits que son pèreet elle possédaient dans leur cabane. Mais ici, tout fonctionnait àl’électricité. On lui avait bien dit cependant d’éviter d’enrouler le fil, carelle risquerait d’avoir une décharge.

Si l’environnement était glauque, elle aimait le travail, surtout lerepassage. Tous ces beaux vêtements, ces dentelles, ces festons qu’ellerepassait la faisaient rêver. Même les draps, difficiles à aplatir, ne luiapparaissaient pas une corvée, tant elle admirait les broderies et lesmotifs qui les égayaient. Ils avaient fait partie de la dot que Madameavait apportée au marchand à leur mariage, et il s’en était fallu de peuqu’il ne vendît ce qu’il appelait, avec un mépris qui se voulait ironique,ces « guenilles de riches ». Il ne l’avait pas fait, car son nom et celui deson épouse adornaient une cartouche fleurie de ces draps rares et fins.

Quand ses tâches étaient terminées, la jeune fille quittait la grandemaison par la trappe où elle était entrée, discrète et silencieuse, puisretournait au bas de la rue de la Citerne, où l’attendaient d’autressalissures, d’autres torchons. Elle paraissait faite pour les choses et leshommes. Au haut de la rue de la Citerne, elle laissait des draps propres ;au bas, des draps souillés. On la remerciait dans les deux cas. Paradoxeétrange de l’humaine nature.

Les premières semaines, le travail chez le marchand fut uneinitiation au labeur domestique tel qu’on l’entendait dans une maisonbourgeoise de cette époque. L’une des servantes lui enseigna qu’ajouterune tasse de vinaigre blanc dans l’eau de rinçage assouplissait les drapsen plus de les rendre plus faciles à repasser. Elle lui dit aussi qu’après lesavoir pliés, on insérait un petit sachet de lavande pour l’odeur. Ces petitssachets brodés venaient de France. Marie fut tout de suite fascinée par

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