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538 CHAPITRE 5. La casuistique. “Few intellectual activities have been more reviled than casuistry ; yet few practical activities are (…) more indispensable” JONSEN, TOULMIN 1 . Avec la casuistique, deuxième figure des morales du cas, s’accélère le mouvement vers la confusion des situations difficiles présentes avec des situations humaines analogues, en même temps que s’amenuise la force obligatoire des normes prescrivant l’exécution d’un contenu d’action. D’un point de vue conceptuel, l’originalité de cette figure casuistique tient dans l’organisation des médiations qu’elle propose entre les énoncés, les personnes et les situations. Cette fois - ci, l’évaluation morale de la situation difficile s’effectue par la relation posée entre une situation typique et la situation soumise à examen. En effet, et rien ne le montrera mieux que les Dictionnaires de cas de conscience, les situations soumises à la sagacité des casuistes sont résolues par leur confrontation à des situations factices dans lesquelles se trouvent évidemment des normes de conduite à suivre ou à proscrire. Une situation est donc jugée par une autre situation, laquelle selon les procédés adoptés par les casuistes, est tantôt factice, tantôt empruntée à l’histoire biblique, tantôt empruntée à l’un des auteurs graves dont se moquera PASCAL. Dans son principe, le travail du casuiste sera de mettre en relation la situation vécue avec l’une des situations typiques, déjà résolues ou aisément et clairement traitables, de sorte que la solution puisse lui être empruntée. Les genres livresques du recueil, du dictionnaire, trouvent ici leur pleine mesure : il ne s’agit que de trouver dans le livre ce qui peut rendre un écho, mais un écho intelligible, à la vie. Cela bouleverse la place et la fonction des autres médiations. La médiation entre les hommes perd l’acuité qu’elle avait dans la parénèse antique ; il ne s’agit, avec le “bon Père” des Provinciales que d’entrer dans la bibliothèque, de trouver le bon auteur et le bon livre. La floraison des auteurs n’a rien de scandaleux pour le Père jésuite ; même, elle répond parfaitement aux exigences du projet casuistique. Plus saisissante est la médiation entre les énoncés : la confrontation des situations s’effectue par celle des énoncés qui les décrivent. L’énoncé descriptif de la situation vécue est déterminant puisqu’il guidera la recherche dans les Index des ouvrages les cas analogues. Davantage, décrire la situation vécue c’est la constituer, ou la re - constituer. Evénement capital puisqu’il ne s’agira plus de savoir si la situation vécue examinée est juste, mais de proposer les techniques de description normative 1 Cf. JONSEN, TOULMIN (1988), p. 11.

CHAPITRE 5. La casuistique (Thèse. Propositions pour une éthique descriptive)

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CHAPITRE 5. La casuistique.

“Few intellectual activities have been more reviled than

casuistry ; yet few practical activities are (…) more indispensable” JONSEN, TOULMIN1 .

Avec la casuistique, deuxième figure des morales du cas, s’accélère le mouvement vers la confusion des situations

difficiles présentes avec des situations humaines analogues, en même temps que s’amenuise la force obligatoire des normes

prescrivant l’exécution d’un contenu d’action. D’un point de vue conceptuel, l’originalité de cette figure casuistique tient

dans l’organisation des médiations qu’elle propose entre les énoncés, les personnes et les situations. Cette fois - ci,

l’évaluation morale de la situation difficile s’effectue par la relation posée entre une situation typique et la situation soumise

à examen. En effet, et rien ne le montrera mieux que les Dictionnaires de cas de conscience, les situations soumises à la

sagacité des casuistes sont résolues par leur confrontation à des situations factices dans lesquelles se trouvent évidemment

des normes de conduite à suivre ou à proscrire. Une situation est donc jugée par une autre situation, laquelle selon les

procédés adoptés par les casuistes, est tantôt factice, tantôt empruntée à l’histoire biblique, tantôt empruntée à l’un des

auteurs graves dont se moquera PASCAL. Dans son principe, le travail du casuiste sera de mettre en relation la situation

vécue avec l’une des situations typiques, déjà résolues ou aisément et clairement traitables, de sorte que la solution puisse lui

être empruntée. Les genres livresques du recueil, du dictionnaire, trouvent ici leur pleine mesure : il ne s’agit que de trouver

dans le livre ce qui peut rendre un écho, mais un écho intelligible, à la vie. Cela bouleverse la place et la fonction des autres

médiations. La médiation entre les hommes perd l’acuité qu’elle avait dans la parénèse antique ; il ne s’agit, avec le “bon

Père” des Provinciales que d’entrer dans la bibliothèque, de trouver le bon auteur et le bon livre. La floraison des auteurs n’a

rien de scandaleux pour le Père jésuite ; même, elle répond parfaitement aux exigences du projet casuistique. Plus saisissante

est la médiation entre les énoncés : la confrontation des situations s’effectue par celle des énoncés qui les décrivent.

L’énoncé descriptif de la situation vécue est déterminant puisqu’il guidera la recherche dans les Index des ouvrages les cas

analogues. Davantage, décrire la situation vécue c’est la constituer, ou la re - constituer. Evénement capital puisqu’il ne

s’agira plus de savoir si la situation vécue examinée est juste, mais de proposer les techniques de description normative

1 Cf. JONSEN, TOULMIN (1988), p. 11.

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capable de la rendre analogue à un cas consigné dans les livres et admirable quant à lui de justice. Enfin, la situation typique,

pierre de touche de l’évaluation et de la détermination des normes à appliquer, n’est pas exposée par un énoncé descriptif

ordinaire mais par un énoncé DNE. Juger d’une situation, ce sera pour la casuistique, confronter un énoncé descriptif d’une

situation vécue à un énoncé DNE d’une situation typique.

Nul travail complet n’a encore été rédigé sur l’histoire de la casuistique2 ; la tâche est immense. Nulle époque3 ,

nulle religion, nulle culture n’ont ignoré la casuistique4 qui peut être définie : l’art de la résolution des difficultés provenant

de l’application des lois morales dans un ensemble de circonstances données (conflit des devoirs), et l’art du discernement

de la loi morale à appliquer dans tel ensemble de circonstances (aporie morale). La casuistique est sans doute aussi ancienne

que la morale elle - même puisqu’elle naît des difficultés rencontrées de l’application des devoirs moraux dans les

circonstances toujours singulières de l’action morale5 . La formule de BRUNETIERE qui résume le principe de toute

casuistique conserve toute son actualité6 . Ont été retenues et traitées, dans l’exposé qui suit, les casuistiques stoïcienne et

chrétienne. Certes, le judaïsme7 , le bouddhisme, l’Islam8 , le confucianisme (pour ne nommer que ces religions) connaissent

une pratique casuistique. Mais un travail exhaustif sur la casuistique, ses formes, son histoire exigerait la collaboration de

2 Cf. L’article de CARRAUD, CHALINE in DEPM (1996) aborde les siècles d’or de la casuistique jésuite. Cf. DEPM (1996), pp. 213 - 222. Les auteurs estiment que la casuistique est une invention de la scolastique tardive : “La casuistique en tant qu’elle organise l’application d’une norme (connue a priori) à des moyens de choisir et mettre en œuvre, ne pouvait être qu’une invention de la scolastique tardive”, DEPM (1996), p. 214. 3 Cf. : “(…) l’étude des cas particuliers a été pratiquée depuis une haute antiquité”, LECLERCQ (1977), p. 254. 4 Cf. : “(…) la casuistique est à peu près indistinctement de tous les temps, de tous les lieux, et de toutes les religions”, BRUNETIERE (1885), p. 201. Cf. : “(…) partout où des hommes ont reçu ou se sont donné à eux - mêmes la charge d’enseigner aux autres la morale, ils ont été entraînés plus ou moins à étudier les cas difficiles et à en indiquer la solution”, LICHTENBERGER (1877), p. 681. 5 Cf. : “(…) le fondateur même de la morale nous semble être, ou peu s’en faut, le fondateur de la casuistique”, THAMIN (1884), p. 275. 6 Cf. : “Les principes généraux servent à tout, mais ne suffisent à rien”, BRUNETIERE (1885), p. 204. 7 Cf. : “La Torah, étant pour Israël l’unique règle des mœurs et la source de vie, la vertu consistait à se conformer à ses préceptes - réglementant surtout l’attitude extérieure - et d’abord à ses interdictions ; elle s’identifiait par conséquent à un juridisme de la lettre et pratiquement à une casuistique s’exprimant dans la formule stéréotypée : Est - il permis ou non (…) ? c’est - à - dire : est - ce légal, autorisé, conforme aux dispositions de Moïse, de la tradition, de la coutume, d’agir de telle ou telle manière ?”, SPICQ (1965), p. 667. SPICQ (1965), n. 5, p. 667 donne l’exemple du procès de Jésus. “Les Juifs lui répliquèrent : “Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir parce qu’il s’est fait Fils de Dieu!””, Jn. 19 : 7 et : “Les Juifs lui dirent : “Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort !””, Jn. 18 : 31. Cf. : “Le Talmud présente un développement de casuistique qui a presque tous les fâcheux caractères qui distinguèrent plus tard cette science : on y voit une multitude de cas imaginés et résolus ; l’autorité des docteurs mise à la place de la loi divine et de la conscience, et les contradictions des rabbins servant à légitimer le relâchement moral (probabilisme)”, LICHTENBERGER (1877), p. 681. Cf. : “The doctrin of original sin was the starting point, and the prmugation of the Torah or Sacred Law was the answer to it. The Law, as laid doxn in the Pentateuch, was both too abstract to be immediately applicable in most cases, and, especially in its ceremonial regulations, too minute and too full of perplexities not to generate a desire to maket it, on occasions, less sif and brdensome. Both facts stimulated the evolution of casuistical thinking, even in the earlier stages on Hebrew history”, STARK in WIENER (1973, I), p. 258. 8 Cf. : “In the three ethical modern monotheisms, Judaism, Christianity, and Islam, certain persons have assumed the role of interpreting to the faithful the overarching moral injunctions of the Lord God”, ER (1987, III), p. 112. Cf. : “The Koran embodied law which claimed to be divine, i. e., of a validity beyond doubt and discussion. Yet it was too simple not to need specification, and when its rule was extended over large areas, it was not easily applied to all the circumstances which it encountered. Law schools appeared, and had to appear, which prepared the universal imperatives for local use, and in the process they added a very rich and varied case law to the original revelation. The science which they founded and greatly developed was thoroughly casuistical”, STARK in WIENER (1973, I), p. 258.

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plusieurs chercheurs ; une encyclopédie des casuistiques serait souhaitable : la dimension nécessairement modeste de cette

étude ne peut pas prétendre se substituer à cet effort encore à faire. Par delà ces considérations inhérentes à toute recherche,

le choix du développement de cette casuistique sous ses deux formes gréco - romaine et judéo - chrétienne se justifie, d’une

part, par l’originalité du développement historique de ces casuistiques9 , par leur prospérité et leur fécondité, et, d’autre part,

par la richesse des méthodes, des moyens mis en œuvre pour la résolution de cas de conscience. Enfin, comme une éthique

descriptive est une éthique nécessairement inscrite dans un ensemble a priori possible et pertinent de situations humaines, se

découpant sur le fond d’une culture, l’étude des formes historiques du passé de notre culture permettra de comprendre

comment une éthique descriptive peut s’appliquer dans cette même culture.

Le Chapitre 5 présentera donc plus particulièrement les formes gréco - romaines de la casuistique (SECTION I ), la

naissance de la casuistique chrétienne, son essor, le frein que lui opposèrent la polémique des Provinciales, et le renouveau

apporté par l’équiprobabilisme de LIGUORI (SECTION II ), la forme contemporaine adoptée par la casuistique catholique

sous l’ensemble des systèmes d’éthique de la situation où trouveront plus particulièrement à se confronter la casuistique et la

notion ici défendue d’éthique descriptive (SECTION III ). Mais le développement historique correspond à une nécessité

conceptuelle de la tendance casuistique, - et il ne doit rien au hasard. La casuistique stoïcienne trouve la situation typique à

rapporter aux situations difficiles rencontrées dans la nature et, ainsi, dans l’immanence et l’ordre des affaires humaines. La

casuistique catholique trouve cette situation matricielle dans le plan de l’ordre divin et, ainsi, dans la transcendance : les

situations difficiles ne trouvent de solution que si elles entrent dans le catalogue des situations conformes aux normes

prescrites par le catholicisme. L’éthique de la situation réalise la synthèse de ces deux premières tendances : la situation

présente rencontrée doit répondre à l’appel singulier adressé par la divinité.

SECTION I. LA CASUISTIQUE DANS L’ANTIQUITE GRECO - ROMAINE.

Bien qu’elle soit mieux connue, la casuistique ne se résume pas à l’ère chrétienne : elle fut présente dès l’Antiquité

dans les morales stoïciennes10 et cyniques11 . Parfois contestée en raison de l’absence, dans le monde grec, de principes de

9 Cf. : “La conduite de la vie privée a été particulièrement influencée, notamment chaque fois que le clergé a conjugué une casuistique éthique avec un système rationnel de pénitence ecclésiastique, comme l’a fait en virtuose l’Eglise occidentale formée à l’école du droit romain. Et ce sont surtout ces tâches pratiques de la prédication et de la cure d’âmes qui ont maintenu vivant dans le clergé le travail de systématisation casuistique des commandements éthiques et des vérités de la foi qui ont contraint les prêtres à prendre position à l’égard des innombrables problèmes concrets auxquels la révélation ne donne pas de solution”, WEBER (1995, II), p. 220. 10 Cf. : “In der Ethik entwickelte erst die mittlere Stoa eine ausfürhliche K. [Kasuistik]”, RITTER, GRÜNDER (1976), c. 704.

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conduites prescrits à la manière de lois12 , l’existence d’une paléo - casuistique apparaît cependant dans les textes. La

casuistique antique gréco - romaine se trouve présente avant les développements des thèses stoïciennes (§ 1), mais le moyen

stoïcisme avec PANETIUS, dont CICERON se fait l’écho, lui feront une place importante (§ 2), que le stoïcisme impérial

avec SENEQUE agrandira encore (§ 3). Ces efforts casuistiques partagent un même point commun : les situations difficiles

rencontrées ne peuvent être résolues qu’à la condition d’être rapportées à une situation typique dont elles seraient un

échantillon ; mais cette situation typique procède d’un ordre naturel et immanent. Résoudre une tension morale demande de

faire appel à l’ordre naturel ; le raisonnement casuistique rapporte le monde au monde et rattache le monde dévoyé par

l’opinion au monde conforme à la raison immanente.

§ 1. La casuistique avant les Stoïciens.

L’existence d’une casuistique antique est attestée dans le stoïcisme, - au moins dans le moyen stoïcisme et dans le

stoïcisme impérial. A vrai dire, les questions casuistiques apparaissent également chez les poètes et les tragiques grecs13 ; la

tradition gnomique n’en manque pas non plus14 . Mais des arguments et des situations casuistiques fleurissent chez

SOCRATE (A) et PLATON (B). ARISTOTE occupe une place privilégiée dans la mesure où il s’intéresse le premier au

raisonnement pratique qu’il ne se contente pas de mentionner mais dont il élabore une théorie. Le monde de l’action devient

avec le Stagirite un monde rationnel. Les questions casuistiques apparaissent avec sa conception de la prudence (C) ; l’ équité

fournit un terrain propice à l’éclosion des embarras moraux (D).

A. La casuistique de SOCRATE.

11 Cf. : “Ebbero una C. [Casistica] nell’antichità i Cinici e gli Stoici”, ABBAGNANO (1961), p. 109. 12 Cf. : “It was because legalism was well - nigh lacking in Greece that casuistry, too, was largely unknown. A sharp distinction between the Is and the Ought was alien to the ethos of the Greeks ; and the grand aim of education was to inculcate the moral rule, or rather a moral character, in the heart of the individual : correspondingly, there was no formulation of moral codes which would confront man from the outside, as something essentially alien to him ; and therefore there was non desire to wriggle out the clutches of a law, be it law in the narrow sense of the word or moral law. Everything was, so to speak, elastic. In an atmosphere of this kind, casuistry, does not unfold ; there is just no call for it”, STARK in WIENER (1973, I), p. 257 - 258. 13 EURIPIDE présente un exemple de restriction mentale que les jésuites n’auraient pas réprouvé : “Ma bouche a juré ; mon cœur ne s’est pas engagé”, Eur. Hyp. 612 in EURIPIDE (1966), p. 191. Cf. ARISTOPHANE. Gren. 102 in ARISTOPHANE (1966), p. 237. 14 Cf. : “Celui qui volontairement commet une injustice est un méchant ; mais s’il agit par nécessité, je ne me prononcerai pas définitivement ; c’est l’intention de chacun qui est jugée”, PS. - PHOC. Sent. 151 - 52 in PSEUDO - PHOCYLIDE (1986), p. 6.

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De son maître, XENOPHON rapporte deux exemples où il use d’un raisonnement de casuistique15 (Mém. IV, 2, 13 -

18 et 31 - 36). Pourtant la casuistique ne jouit d’aucune indépendance chez SOCRATE ; elle s’inscrit dans une démarche

parénétique. La preuve en est donnée par le contexte : SOCRATE s’approche, par des voies détournées,

d’EUTHYDEMOS16 , jeune homme érudit et prometteur17 .

Premier exemple de casuistique socratique. Comme EUTHYDEMOS avoue se destiner à la conduite des

affaires18 , SOCRATE lui fait subir l’épreuve de la compétence en matière de justice19 . SOCRATE demande à

EUTHYDEMOS de placer dans deux colonnes les actions justes et les actions injustes. Parmi les premières,

EUTHYDEMOS range : le mensonge, la tromperie, la malfaisance, la vente d’hommes libres20 . Mais le général qui asservit

une cité injuste, qui trompe et vole ses ennemis fait acte de justice21 : les circonstances de la guerre font changer le sens

moral des actes posés comme injustes. C’est ce que rétorque EUTHYDEMOS : ces actes injustes sont toujours injustes avec

les amis22 . Le mensonge peut cependant être juste envers les amis : le général peut faire croire à un renfort imminent pour

ressaisir l’armée abattue23 , le père peut présenter comme un aliment le médicament que son fils refuse24 . La dissimulation

est juste quand il s’agit de retirer à un ami désespéré son arme25 . Les exemples proposés ont plusieurs points communs : les

15 Cf. THAMIN (1884), p. 275 - 277. 16 Cf. : “Remarquant qu’à cause de sa jeunesse il n’entrait pas encore dans l’agora et, que s’il s’intéressait au succès d’une affaire, il venait s’asseoir dans la boutique d’un sellier, voisine de l’agora, il commença par s’y rendre, lui aussi avec quelques - uns de ses amis”, Mém. IV, 2, 1 in XENOPHON (1967), p. 385 ; “(…) dès qu’il s’aperçut que le jeune homme était plus disposé à supporter la discussion et l’écoutait plus volontiers, il se rendit seul à la boutique du sellier”, Mém. IV, 2, 8 in XENOPHON (1967), p. 386 - 387. 17 Cf. : “Il [ Socrate] avait appris que le bel Euthydèmos avait ramassé un grand nombre d’ouvrages des poètes, et des sophistes les plus réputés, et que, pour cette raison, il se croyait déjà supérieur en savoir à ceux de son âge et nourrissait de grandes espérances de les surpasser tous dans la parole et dans l’action”, Mém. IV, 2, 1 in XENOPHON (1967), p. 385. 18 Cf. Mém. IV, 2, 11. 19 Cf. : “Mais poursuivit - il [Socrate], t’es- tu demandé s’il est possible d’y exceller sans être juste ? - Certainement, dit - il, et je ne pense pas qu’il soit possible sans justice d’être un bon citoyen. - Alors, demanda Socrate, tu es déjà parvenu à la justice ? - Je crois, Socrate, répondit - il, que, pour la justice, je ne paraîtrai inférieur à personne”, Mém. IV, 2, 11 - 12 in XENOPHON (1967), p. 387. 20 Cf. Mém. IV, 2, 13 - 14. 21 Cf. Mém. IV, 2, 15. 22 Cf. : “Alors veux - tu, demanda Socrate, qu’après avoir ainsi placé ces actions, nous révisions notre classification et que nous disions que des actions comme celles - là sont justes à l’égard des ennemis et injustes à l’égard des amis, et qu’il faut avec eux - ci se comporter avec la plus grande droiture possible. - C’est tout à fait mon avis, dit Euthydèmos”, Mém. IV, 2, 16 in XENOPHON (1967), p. 388. 23 Cf. : “(…) supposons qu’un général, voyant son arme découragée lui fasse accroire qu’il va recevoir des renforts et que, par ce renfort, il relève le courage de ses soldats, de quel côté mettrons - nous cette tromperie ? - A mon avis, dit - il, du côté de la justice”, Mém. IV, 2, 17 in XENOPHON (1967), p. 388 - 389. 24 Cf. : “Supposons encore qu’un enfant ait besoin d’un remède et qu’il refuse de le prendre, qu’ensuite son père le trompe en lui donnant ce remède comme un aliment et que, par ce mensonge, il lui rende la santé, où placerons - nous aussi cette tromperie ? - A la même place, il me semble, répondit le jeune homme”, Mém. IV, 2, 17 in XENOPHON (1967), p. 389. 25 Cf. : “Et si, voyant un ami désespéré et craignant qu’il ne se suicide, on lui dérobe ou lui arrache, soit une épée, soit n’importe quelle arme, de quel côté faut - il placer encore cette action ? - Celle - là aussi, dit - il, il faut par Zeus, la mettre du côté de la justice”, Mém. IV, 2, 17 in XENOPHON (1967), p. 389.

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situations sont désespérées et urgentes, - il s’agit de vie ou de mort ; le mensonge et la tromperie vont dans le sens de

l’intérêt de l’ami ; ils se substituent à une vérité préférable certes, mais impossible à entendre dans ce moment d’urgence.

Deuxième exemple de casuistique socratique. Le second passage casuistique tient dans le classement des

biens et des maux. Même présomption de la part d’EUTHYDEMOS26 . La santé et ses causes sont des biens ; la maladie et

ses causes, des maux27 . Les causes forment une réalité intermédiaire, neutre et variable, selon les effets qu’elles produisent.

La santé peut être un mal en étant la cause d’un mal et la maladie peut être un bien quand elle est la cause d’un bien28 . La

santé peut porter un homme à des missions guerrières funestes, alors que la maladie l’en aurait empêché29 . La science est -

elle un bien, comme le croit EUTHYDEMOS30 ? Et SOCRATE de citer les exemples fâcheux de DEDALE, PALAMEDE,

capturés ou mis à mort par les jaloux. Et le bonheur31 ? - Il faut en retirer ce qui en fait le prix : la beauté, la force, la

richesse et la gloire32 qui peuvent tout aussi bien procurer le malheur33 . La casuistique est ici l’évocation de l’inconstance

des biens comme de la connaissance prétendue de ces biens. SOCRATE montre des exceptions ou des conséquences des

assertions d’EUTHYDEMOS.

Conclusion de A. La casuistique demeure un moment parénétique et un passage vers la sagesse socratique. Au

terme de cet examen commun, EUTHYDEMOS avoue son ignorance34 , prend conscience de son insuffisance35 , avant de

26 Cf. : “Tu connais fort bien, je pense, les biens et les maux et leur véritable nature ? - Oui, par Zeus, dit - il ; si je ne savais pas même cela, je serais au dessous des esclaves”, Mém. IV, 2, 31 in XENOPHON (1967), p. 391. 27 Cf. : “Je tiens tout d’abord la santé en elle - même pour un bien et la maladie pour un mal, puis les causes de ces deux états, boissons, aliments, occupations pour autant de biens, quand elles contribuent à la santé, pour autant de maux quand elles contribuent à la maladie”, Mém. IV, 2, 31 in XENOPHON (1967), p. 391 - 392. 28 Cf. : “En conséquence, dit Socrate, la santé et la maladie elles - mêmes sont des biens, quand elles sont cause de quelque bien, et des maux, quand elles causent du mal”, Mém. IV, 2, 32 in XENOPHON (1967), p. 392. 29 Cf. : “Mais dans quel cas, demanda Euthydèmos, a santé peut - elle causer du mal, et la maladie du bien ? - Lorsque, par Zeus, les uns, confiants dans leur force, prennent part à une honteuse expédition, à une navigation funeste et aux nombreuses entreprises du même genre et qu’ils y trouvent la mort, et que les autres, se défiant de leur faiblesse, restent en arrière et se sauvent”, Mém. IV, 2, 32 in XENOPHON (1967), p. 392. 30 Cf. : “Mais au moins la science, Socrate, est incontestablement un bien ; car y a - t - il une affaire où le savant ne fasse pas mieux que l’ignorant ?”, Mém. IV, 2, 33 in XENOPHON (1967), p. 392. 31 Cf. : “Il y a grande apparence, Socrate, reprit - il, que le bonheur est un bien incontestable”, Mém. IV, 2, 34 in XENOPHON (1967), p. 392. 32 Cf. : “Oui, Euthydèmos, repartit Socrate, s’il ne se compose pas de biens contestables. - Et que peut - il y avoir de contestable dans les éléments du bonheur ? demanda Euthydèmos. - Rien, dit Socrate, si nous n’y enfermons pas la beauté, la force, la richesse, la gloire ou quelque autre chose du même genre. - Mais, par Zeus, dit - il, il faut les y enfermer ; car comment être heureux sans cela ?”, Mém. IV, 2, 34 in XENOPHON (1967), p. 392. 33 Cf. : “Que de gens en effet sont corrompus à cause de leur beauté par des amoureux dont la vue d’une belle personne trouble la raison ! Que de gens, confiants dans leur force, entreprennent des travaux trop grands et tombent dans des maux redoutables ! Combien, amollis par la richesse périssent dans les embûches où elle les expose ! Combien à qui la gloire et le pouvoir ont valu d’affreux malheurs !”, Mém. IV, 2, 35 in XENOPHON (1967), p. 392 - 393. 34 Cf. : “A cela EUTHYDEMOS répondit : “Je suis forcé d’avouer que tu as encore raison, et je ne sui s évidemment qu’un sot. Aussi je me demande si je ne ferai pas mieux de me taire ; car je crains bien de ne rien savoir du tout””, Mém. IV, 2, 39 in XENOPHON (1967), p. 393.

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rejoindre le rang des disciples de SOCRATE36. La casuistique n’a pas de statut propre ; elle apparaît comme une étape, en

elle - même inessentielle, préalable à l’élection de SOCRATE comme maître.

B. La casuistique de PLATON.

Avec PLATON, la casuistique accède à un autre rang que celui de propédeutique. Certains dialogues de PLATON

font état de questions casuistiques ; les unes sont rapportées par PLATON (Euthyp. 3 e - 5 c ; Gorg. 456 c - 457 c), les autres

font partie du corpus platonicien (Rép. I, 331 c - d ; V, 459 c - 460 b). Il faudrait distinguer une casuistique dans PLATON et

une casuistique selon PLATON, - à défaut d’évoquer une casuistique de PLATON. Toute l’ontologie de PLATON se dresse,

en effet, contre la constitution d’une discipline autonome de l’action singulière.

Les raisons du refus de la casuistique. PLATON ne peut en effet accepter, dans son principe même, une

casuistique. L’Idéalisme platonicien qui place toute la réalité des vertus dans une Forme unique, et qui trouve dans la

participation à ces Formes la solution au problème de la réalité du monde sensible, ruine a priori la possibilité de la

casuistique et en récuse tout aussi a priori la légitimité. A la moindre tentative pour considérer la diversité des états et des

conditions, comme préalable à la définition d’une qualité morale, le personnage SOCRATE consacre ses efforts à la

réfutation d’une thèse toute contraire à l’unité de l’Idée. Ainsi, le passage du Mén. (71 e) multiplie - t - il les vertus : vertu de

l’homme37 , vertu de la femme38 , vertu de l’enfant selon qu’il est garçon ou fille, vertu de l’esclave et vertu de l’homme

libre39 . La vertu se disperse selon les âges, le sexe et la condition40 . Cette division ou cette reconnaissance de la diversité

35 Cf. : “Et il s’en alla tout découragé, dégoûté de lui - même et convaincu qu’il n’était réellement qu’un esclave”, Mém. IV, 2, 39 in XENOPHON (1967), p. 393. 36 Cf. : “EUTHYDEMOS, au contraire, sentit qu’il ne pouvait devenir considéré qu’en fréquentant Socrate aussi assidûment que possible. Aussi ne le quittait - il plus, à moins d’y être forcé. Il adopta même certaines pratiques familières à Socrate, qui, le voyant, dans ces dispositions, ne le harcela plus et lui expliqua très simplement et très clairement ce qu’il était, selon lui, indispensable de savoir et de ce qu’il y avait de mieux à pratiquer”, Mém. IV, 2, 40 in XENOPHON (1967), p. 393 - 394. 37 Cf. : “(…) ceci constitue la vertu d’un homme : être ce qu’il faut être pour gérer les affaires de l’Etat, et, dans cette gestion, pour faire le bien de ses amis et le mal de ses ennemis, en se gardant soi - même d’avoir, en rien, pareil mal à subir”, Mén. 71 e in PLATON (1950, I), p. 515. 38 Cf. : “Souhaites - tu maintenant la vertu d’une femme ? Il n’est pas difficile d’expliquer que cette dernière a le devoir de bien administrer la maison, en veillant à l’entretien de ce que referme la maison, en étant docile aux instructions de son mari”, Mén. 71 e in PLATON (1950, I), p. 515. 39 Cf. : “De plus autre est la vertu de l’enfant, selon que c’est une fille ou un garçon, autre est celle de l’homme plus âgé, d’un homme libre si tu veux, d’un esclave si tu préfères”, Mén. 71 e in PLATON (1950, I), p. 515. 40 Cf. : “Comme il existe une prodigieuse quantité d’autres vertus,on n’est pas embarrassé, au sujet de la vertu, pour dire en quoi elle consiste : par rapport à chaque activité et à chaque âge, la vertu existe pour chacun de nous par rapport à chaque ouvrage”, Mén. 72 a in PLATON (1950, I), p. 515.

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des vertus, provient de l’enseignement de GORGIAS41 . La nature de la vertu consiste pour Ménon dans une relation de la

personne à sa fonction et à sa place. La casuistique apparaît comme le pendant du pluralisme social et du nominalisme

ontologique : il n’existe que des individus ; la vertu de chaque individu est inscrite a priori dans une structure sociale et

historique. La réponse de SOCRATE tend à ramener le pluralisme42 à l’unité raisonnable, définissable, unité qui donne aux

vertus leur réalité43 . Le refus platonicien de la casuistique tient dans l’affirmation de l’unité de la réalité dans la seule

unité44 . L’unité de la vertu est première, antérieure à ses spécifications, et elle est seule réelle45 . La casuistique ne saurait

être légitime lorsque le pluralisme résulte de la participation à l’Idée, - car l’Idée ne peut résider tout entière dans le participé

(Pm. 131 b) -, où la diversité est une image qui n’a pas de consistance propre.

La casuistique dans les dialogues platoniciens. Les dialogues platoniciens ne manquent pourtant pas de

questions casuistiques. Mais elles sont évoquées par les interlocuteurs de SOCRATE. Ainsi, EUTHYPHRON traîne en

justice son propre père pour le meurtre d’un esclave, lui - même meurtrier. Le cas examiné est celui de la justice d’un acte

selon sa nature, selon les motifs qui l’ont déterminé, selon les motifs qui peuvent le condamner. EUTHYPHRON excipe de

deux principes pour justifier sa plainte devant le tribunal : toute vie se vaut46 ; l’autorité juridique de l’homicide décide de la

nature exacte de la culpabilité47 . Les principes invoqués par le prêtre ne s’appuient pas sur l’universalité morale de la faute

ou sur l’universalité juridique du crime, mais sur l’ineffaçabilité de la souillure : le motif est religieux48 et il cherche la

41 Cf. : “Ainsi donc, essaie, puisque la vertu est chez tous la même vertu, de me dire, en rappelant tes souvenirs, ce que Gorgias, et toi avec lui, vous prétendez qu’elle est”, Mén. 73 c in PLATON (1950, I), p. 517. Cf. Mén. 70 b - c in PLATON (1950, I), p. 513, Mén. 71 c - d in PLATON (1950, I), p. 514. 42 Cf. Ah ! Ménon, quelle bonne fortune extraordinaire c’est pour moi, semble - t - il, si, étant en quête d’une unique vertu, j’ai trouvé, placé sous ta main, un essaim de vertus !”, Mén. 72 a in PLATON (1950, I), p. 515. 43 Cf. : “Quand bien même elles [les vertus] seraient de beaucoup de sortes, toutes sans exception possèdent au loins un certain caractère identique, qui est unique, en vertu duquel elles sont des vertus, et vers lequel aura& tourné son regard celui qui, en réponse à la question qu’on lui a posé, est, je pense, convenablement en état de faire voir quelle peut bien être la réalité de la vertu”, Mén. 72 c in PLATON (1950, I), p. 516. 44 Cf. : “(…) alors que nous sommes en quête d’une unique vertu, c’en est une pluralité que, cette fois encore, nous venons de trouver, d’une autre façon que tout à l’heure. Mais celle dont l’unicité parcourt toutes ces autres vertus, nous sommes impuissants à la découvrir ! - MEN. : Effectivement, Socrate, je ne puis encore, selon ce que tu cherches, mettre la main sur une vertu dont l’unité se retrouve en toutes, ainsi que cela avait lieu dans les autres cas”, Mén. 74 a - b in PLATON (1950, I), p. 518. 45 Cf. : “(…) et, comme disent à chaque fois, de ceux qui cassent quelque chose les gens qui se moquent d’eux, cesse de faire beaucoup de choses avec une seule ! Dis moi au contraire ce que c’est que la vertu, en laissant à celle - ci le droit d’être entière et bien intacte (…)”, Mén. 77 a in PLATON (1950, I), p. 523. 46 Cf. : “Il est risible, Socrate, de te voir admettre une différence, selon que le mort est un étranger ou bien un parent !”, Euthyp. 4 b in PLATON (1950, I), p. 354. 47 Cf. : “N’y a - t - il pas, bien plutôt, cet unique principe à observer : celui qui a tué était - il juridiquement fondé à tuer, ou ne l’était - il pas ? et, s’il y est juridiquement fondé, abandonner : mais, s’il ne l’est pas, poursuivre (…)”, Euthyp. 4 b in PLATON (1950, I), p. 354. 48 Cf. : “C’est qu’ils savent mal, Socrate, ce qu’il en est du point de vue religieux, concernant la piété comme l’impiété !”, Euthyp. 4 e in PLATON (1950, I), p. 355.

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salubrité privée du plaignant49 . Les détracteurs d’EUTHYPHRON invoquent la fatalité d’une mort involontaire, la qualité

de meurtrier de l’esclave défunt, l’impiété à poursuivre en justice son propre père50 . SOCRATE n’examine pas le cas dans

sa singularité : il cherchera la nature de la piété51 et cette définition donnera la réponse à la difficulté52 . L’unité de la piété

est là encore affirmée comme un a priori à partir duquel tous les cas de conscience seront aplanis53 .

Deux autres questions casuistiques sont soulevées dans Gorg. 456 c - 457 c où le sophiste défend l’art oratoire contre

les accusations d’usages abusifs et de méfaits54 : l’art n’est pas en lui - même pernicieux mais ses applications peuvent

prêter à des abus ; la responsabilité incombe à l’utilisateur de l’art mais non au maître55. Là aussi, à son habitude,

SOCRATE examine la nature et la valeur de la persuasion de la rhétorique56 : la rhétorique est dangereuse en elle - même et

en toutes les circonstances57 . Bien définir, c’est tracer les frontières exactes qui rejettent les exceptions. A l’ontologie des

Idées répond le rigorisme du tout ou rien du monde pratique de l’action : ce qui échappe à la définition n’est pas susceptible

de variations de degré.

La casuistique comme moment éristique dans les dialogues platoniciens. Place est pourtant faite à

des questions casuistiques et à des considérations casuistiques dans les dialogues platoniciens. La casuistique n’a pas pour

49 Cf. : “La souillure en effet est égale dans le cas où, étant au courant de la chose, tu continues de vivre avec un pareil homme et ne procèdes pas, en le poursuivant en justice, à ta propre purification, en même temps qu’à la sienne, selon ce qu’exige la piété”, Euthyp. 4 c in PLATON (1950, I), p. 354. 50 Cf. : “Voilà donc l’affaire à propos de laquelle s’indignent mon père et le reste de mes proches, de ce que, à propos d’un meurtrier, je poursuis mon père pour crime de meurtre ; alléguant, eux, et qu’il ne l’avait pas tué, et que, l’eût - il tout ce qu’il y a de plus tué, le défunt étant en vérité un meurtrier, ce genre d’affaire ne devait pas donner lieu à question litigieuse ; qu’il est, en fait impie, de la part d’un fils, de poursuivre pour meurtre son propre père”, Euthyp. 4 d in PLATON (1950, I), p. 354 - 355. 51 Cf. : “Ainsi donc, apprends moi, au nom de Zeus ! ce que tout à l’heure, avec force tu affirmais savoir de façon certaine : en quoi consistent, selon toi, et le religieux et l’irréligieux, tant dans le cas de meurtre que dans tous les autres ?”, Euthyp. 5, c - d in PLATON (1950, I), p. 356. 52 Cf. : “Alors, toi, Euthyphron, tu penses donc, au nom de Zeus, connaître ce qu’il en est de la religion, de la piété comme de l’impiété, avec une telle exactitude que, tout cela s’étant fait comme tu dis, tu n’as pas peur, en intentant contre ton père une action en justice, de te mettre, à ton tour, dans le cas de commettre une impiété !”, Euthyp. 4 e in PLATON (1950, I), p. 355. 53 Cf. : “(…) ou bien, la piété n’est - elle pas, en soi, identique à elle - même en chaque action, et, inversement, l’impiété, toujours le contraire de la piété, mais en soi pareille à elle - même et possédant une certaine unique propriété essentielle, sous le rapport de l’impiété et quel que doive être, en chaque cas, l’acte impie ?”, Euthyp. 5 d in PLATON (1950, I), p. 356. 54 Cf. : “A la vérité, Socrate, avec l’art oratoire, il faut en user comme on le fait avec tout autre compétition qui nous met aux prises avec quelqu’un”, Gorg. 456 c in PLATON (1950, I), p. 388. 55 Cf. : “S’il arrive cependant que quelqu’un, une fois devenu habile à parler, emploie ce pouvoir et cet art à commettre l’injustice, ce n’est pas celui qui lui a donné l’enseignement qu’il faut haïr, qu’il faut chasser des cités ; car c’est en vue d’une utilisation juste qu’il a communiqué son savoir, tandis que l’autre en use à l’opposé : conséquemment, c’est celui qui n’en use pas avec rectitude qu’il est juste de haïr, de chasser, de mettre à mort, mais ce n’est pas celui qui a donné l’enseignement”, Gorg. 457 b - c in PLATON (1950, I), p. 389. 56 Cf. : “Ce que sont en elles - mêmes les choses, quelle est leur manière d’être, voilà quelque chose que l’art oratoire n’a pas du tout besoin de savoir ; mais il a besoin d’avoir découvert un certain procédé de persuasion qui permet de donner à ceux qui ne savent pas l’impression qu’ils ont plus de savoir que ceux qui savent”, Gorg. 458 b - c in PLATON (1950, I), p. 392. 57 Cf. : “En outre, Gorgias, dans nos propos du début, il était dit que l’art oratoire avait rapport à des discours : non point à ceux qui concernent le pair et l’impair, mais à ceux qui concernent le juste et l’injuste : n’est ce pas la vérité ? (…) Eh bien ! au moment où tu as dit cela, j’ai supposé que jamais l’art oratoire ne serait une chose injuste, étant donné que toujours la justice est le sujet de ses discours”, Gorg. 460 e - 461 a in PLATON (1950, I), p. 394.

547

cela de statut : elle ne vaut jamais que comme moment. Moment dans la réfutation d’une thèse : après qu’ALCIBIADE a

prétendu diriger les affaires des athéniens, SOCRATE énumère quelles sont les circonstances alors à considérer58 ; à

CHARMIDE qui définit la sagesse comme l’action posée, SOCRATE rétorque par les références aux circonstances qui font

de la promptitude une action sage et belle59 ; contre la définition donnée par LACHES du courage comme impassibilité dans

la bataille, SOCRATE objectera le changement des circonstances et des armes, en citant les tactiques des SCYTHES,

d’ENEE, des Lacédémoniens60 ; à la définition de la justice comme restitution61 , SOCRATE oppose ce qui deviendra un

topos : la restitution de l’arme à son propriétaire devenu fou est un acte injuste62 . Moment dans l’application d’un principe

qui détient à lui seul toute la valeur morale : le mensonge proscrit par PLATON sera le moyen de l’application d’une norme

morale et sociale dans la Cité, l’eugénisme. Le mensonge est un remède63 qui préviendra les effets socialement néfastes du

tirage au sort des futurs époux64 . Il est utilisé par les gouvernants pour le bien de l’Etat65 . La fausseté n’a jamais de valeur

propre ; elle est utilisée par défaut. Même ici, la casuistique est évincée en droit : il n’y a pas d’hésitation sur la nature de

l’action à accomplir, comme sur sa valeur. Certes, l’interrogation sur le mensonge apparaît bien d’abord comme

casuistique66 . La réponse n’est pas suspendue à un discernement des circonstances, à une comparaison de normes, - qui sont

les deux conditions d’une considération casuistique d’une situation. Les circonstances n’ont pas d’indépendance : en vertu

de l’ontologie platonicienne, elles ne sont que participations mouvantes à des Formes qui disposent, seules, de l’Etre. Les

normes ne peuvent pas entrer en conflit : elles sont toutes suspendues à l’Idée du Bien (Rép. VI, 509 b) ; les ordres politique

58 Cf. : “Tu veux dire quand ils délibéreront sur le point de savoir avec qui il faut faire la paix, contre qui il faut entrer en guerre et de quelle façon ? (…) Ne faut - il pas que ce soit avec et contre qui il vaudra mieux le faire ? (…) et au moment où cela vaudra le mieux ? (…) Et pour autant de temps qu’il sera préférable de la faire ?”, Alc. 107 d - e in PLATON (1950, I), p. 209. 59 Cf. : “(…) à vivre d’une façon posée on ne serait pas plus sage qu’à ne pas vivre d’une façon posée, puisque c’est au compte des belles choses que nous avons porté la sagesse, et que, d’un autre côté, les actes prompts nous ont révélé une beauté qui n’est pas inférieure à celle des actes accomplis bien posément”, Ch. 160 d in PLATON (1950, I), p. 262. Cf. Ch. 159 b - 160 d. 60 Cf. Lac. 190 e - 191 c. 61 Cf. : “Ceci même, cependant, la justice, dirons - nous comme cela, tout uniment, qu’elle consiste à dire la vérité et à remettre à autrui ce qu’on a bien pu recevoir de lui ? Ou bien est - il possible encore que ces actes mêmes soient parfois accomplis avec justice et parfois sans justice ?”, Rép. I, 331 c in PLATON (1950, I), p. 862. 62 Cf. : “(…) voici un exemple de ce que je veux dire et qu’on serait, je pense, unanime à affirmer : si l’on a reçu des armes d’un ami qui a toute sa raison et que celui - ci les redemande alors qu’il est devenu fou, voilà un genre de dépôt qu’il n’y a pas d’obligation de remettre, qu’il y aurait injustice à remettre ; pas plus d’ailleurs qu’à accepter de dire toute la vérité à un homme dont l’état est celui - là”, Rép. I, 331 c in PLATON (1950, I), p. 862 - 863. 63 Cf. : “Car, si nous avons eu raison de dire tout à l’heure que, en réalité, tandis que la fausseté est inutilisable par les Dieux, elle est utilisable par les hommes sous la forme d’un remède, il est dès lors manifeste qu’une telle utilisation doit être réservée à des médecins, et que des particuliers incompétents n’y doivent pas toucher”, Rép. III, 389 b in PLATON (1950, I), p. 939. 64 Cf. : “(…) très souvent il faudra que ceux qui commandent aient recours à la fausseté et à la tromperie, dans l’intérêt de ceux qui sont commandés. Or, nous disions, je crois bien, que toutes ces choses - là sont utilisables à la façon de certains remèdes…”, Rép. V, 459 c - d in PLATON (1950, I), p. 1032. 65 Cf. : “C’est donc aux gouvernants de l’Etat qu’il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper, soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l’intérêt de l’Etat ; toucher à pareille matière ne doit appartenir à personne d’autre”, Rép. III, 389 b in PLATON (1950, I), p. 939. 66 Cf. : “Quand et par qui est - elle utilisable de manière à ne pas mériter la haine ?”, Rép. II, 381 c in PLATON (1950, I), p. 933.

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et moral ne font qu’un chez PLATON67 ; toutes les conduites humaine, conformément au principe socratique selon lequel

nul n’est méchant volontairement, tendent vers le bien68 . C’est pourquoi le mensonge est non une solution dans des

situations difficiles, - mais un remède69 : la mouvance des phénomènes exige un rappel à l’ordre. Le moment casuistique est

le moment de la prescription, au double sens de : détermination de l’exécution d’un contenu d’action, et de : médication, du

monde phénoménal altéré.

Conclusion de B. Le refus de la casuistique se justifie chez PLATON par une conception ontologique qui ne

laisse aucun être en dehors de l’Idée : la réalité n’appartient qu’à l’individualité ; l’individualité est l’apanage de l’Idée. Du

coup, le monde de l’action n’a pas d’autonomie : le pratique se résume toujours, ontologiquement, à de l’Idéal,

épistémologiquement, à du conceptuel. L’action n’a d’efficacité que si elle procède de la connaissance de l’Idée ; elle n’a de

réalité que si elle en participe aussi peu que ce soit. Par là s’éclaire le double mouvement de l’allégorie de la Caverne : les

philosophes sont rois parce qu’ils ont vu le monde des Idées qui détient tout l’Etre et qui ne laisse rien en dehors de lui sinon

des apparences. La casuistique n’aurait pas d’autre statut que celui de sauver les apparences, de choisir entre les apparences

celles qui répondent aux nécessités de l’action bonne.

C. Casuistique et prudence chez ARISTOTE.

ARISTOTE accorde un statut ontologique au monde sublunaire et une indépendance, qui n’est pas une autonomie,

au monde pratique. La reconnaissance d’un individuel qui ne se confond plus avec l’universel de l’Idée ouvre l’espace d’une

réflexion sur l’action et ses méandres. Cependant, l’Eth. Nic. ne contient pas d’analyses explicites sur la casuistique ; elle

n’est jamais traitée comme méthode ou comme discipline morale. En revanche, les conceptions aristotéliciennes de la

science et de l’action rendent nécessaire la présence de la casuistique70. Il est donc légitime d’évoquer une casuistique

67 Cf. : “(…) commençons par rechercher dans la société quelle est la nature de la justice ; ensuite procédons dans chaque individu, à un semblable examen : examen qui dans les caractères du plus petit, nous donnera l’image ressemblante du plus grand”, Rép. II, 369 a in PLATON (1950, I), p. 914. Cf. Rép. II, 368 d - 369 a. 68 Cf. : “Cela donc, que recherche toute âme, c’est aussi en vue de cela qu’elle fait tout ce qu’elle fait, conjecturant que c’est vraiment quelque chose, mais embarrassée et incapable de saisir suffisamment ce que ce peut bien être (…)”, Rép. VI, 505 d - e in PLATON (1950, I), p. 1093. Cf. Phn. 97 b - c, 98 b - 99 a. 69 Cf. : “Est - ce qu’elle [la fausseté] ne l’est pas à l’égard de nos ennemis, aussi bien qu’à l’égard de ceux que nous nous nommons amis, quand il arrive à l’un de ceux - ci, sous l’influence du délire ou d’une démence quelconque, d’entreprendre d’accomplir quelque action mauvaise : utilisable pour servir de dérivatif, à la façon d’un remède”, Rép. II, 381 c in PLATON (1950, I), p. 933. 70 Cf. : “Toute la philosophie d’ARISTOTE en effet le prédispose à la casuistique. N’est - ce pas lui qui à côté de l’universel considère l’individuel, et à qui les lois ne cachent pas les faits ?”, THAMIN (1884), p. 277.

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aristotélicienne tant à propos de la science de l’action, qui prendra le nom de prudence71 , qu’à propos de ses applications

comme, dans le domaine judiciaire, l’équité.

Impossible science, nécessaire action : la loi et le singulier. La réflexion casuistique s’impose au

Stagirite en raison de ses conceptions de la science, de l’action humaine et de l’individualité. ARISTOTE soutient, d’une

part, qu’il n’y a de science que du général ; d’autre part, il reconnaît à l’action le caractère de la contingence qui s’oppose en

tout point au caractère démonstratif des sciences. Enfin, non seulement l’action est nécessaire, mais encore une pensée et une

pensée scientifique de l’action est nécessaire pour le Stagirite : la politique est cette science72 .

Les actes humains sont contingents : ils font l’objet de la délibération humaine73 ; ils échappent de ce fait aux lois74

. La connaissance des essences abstraites, possible en mathématiques, se heurte à la singularité de l’expérience humaine : les

jeunes gens peuvent se former aux mathématiques, mais non point aux sciences qui appellent à l’expérience, ou aux

connaissances de l’expérience75 . La complexité des faits humains ne permet pas davantage la réduction des actes aux lois

(Phys. II, 2). Ainsi les prescriptions juridiques sont - elles à l’égard des actions humaines dans le même rapport que

l’universel par rapport au singulier76 ; les lois politiques et juridiques, elles aussi, sont générales77 . La loi ne peut pas

71 Cf. DEPM (1996) récuse la notion de casuistique aristotélicienne du fait de l’absence chez ARISTOTE de norme transcendante extérieure au monde de l’action. La prudence supposant la connaissance du singulier rend inutile, faute d’une irréductibilité de l’action à la connaissance, et impossible, faute d’un écart entre universel et singulier, la casuistique : “Cette éthique de la phronèsis, qui est indissolublement réflexion et action (…)ne saurait donc se dire dans les termes d’une application d’un universel normatif à des cas”, DEPM (1996), p. 214.72 Cf. : “On sera d’avis qu’il [le Souverain Bien] dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique (…)”, Eth. Nic. I, 1, 1094 a in ARISTOTE (1983 a), p. 34. 73 Cf. : “(…) chaque classe d’hommes délibère sur les choses qu’ils peuvent réaliser par eux - mêmes”, Eth. Nic. III, 5, 1112 a in ARISTOTE (1983 a), p. 134. 74 Cf. : “Dans le domaine des sciences, celles qui sont précises et pleinement constituées ne laissent pas place à la délibération : par exemple, en ce qui concerne les lettres de l’alphabet(…)”, Eth. Nic. III, 5, 1112 a - b in ARISTOTE (1983 a), p. 134. Cf. :“(…) sur les entités éternelles il n’y a jamais de délibération : par exemple, l’ordre du Monde ou l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré”, Eth. Nic. III, 5, 1112 a in ARISTOTE (1983 a), p. 133. 75 Cf. : “On pourrait même se demander pourquoi un enfant, qui peut faire un mathématicien, est incapable d’être philosophe ou même physicien. Ne serait - ce pas que, parmi ces sciences, les premières s’acquièrent par abstraction, tandis que les autres ont leurs principes dérivés de l’expérience, et que, dans ce dernier cas, les jeunes gens ne se sont formés aucune conviction et se contentent de paroles, tandis que les notions mathématiques, au contraire, ont une essence dégagée de toute obscurité ?”, Eth. Nic. VI, 9, 1142 a in ARISTOTE (1983 a), p. 295 - 296. 76 Cf. : “Les différentes prescriptions juridiques et légales sont, à l’égard des actions qu’elles déterminent, dans le même rapport que l’universel aux cas particuliers : en effet, les actions accomplies sont multiples, et chacune de ces prescriptions est une, étant universelle”, Eth. Nic. V, 10, 1135 a in ARISTOTE (1983 a), p. 252. 77 Cf. : “(…) les lois ne peuvent prescrire que le général sans pouvoir rien prescrire concernant les situations particulières”, Pol. III, 15, 1286 a in ARISTOTE (1990 b), p. 262.

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inclure a priori l’ensemble des cas particuliers78 : l’irrégularité du cours des affaires humaines empêche la réduction du

singulier à l’universel, de l’inconstant à l’immuable, du passager à l’éternel.

L’examen clinique de chaque cas et la détermination casuistique de ce qui est à faire sont imposés par la nature

même des choses : AUBENQUE (1993) évoque un “obstacle ontologique” qui frappe la loi dans sa prétention à

l’universalité79 . La seule règle est celle de LESBOS80 . Il n’est pas possible en effet de déterminer exactement par la loi et

la science, ce qui de soi n’est pas déterminé81 . Il s’agit donc pour trouver les règles de l’action de déterminer quelle est la

science de l’action, ses caractères et son degré de certitude. Or il apparaît déjà que la même certitude ne saurait être exigée

des mathématiques que de cette science de l’action : la rigueur nécessaire et exigible dépend du domaine et de l’objet de la

science82 .

La vertu de prudence. La connaissance qui se rapporte à l’action est la prudence. La prudence intervient à deux

moments de la pensée morale d’ARISTOTE. Elle est une vertu intellectuelle83 , et elle est ainsi étudiée dans Eth. Nic. VI, 5.

Mais elle est une vertu qui occupe une place singulière : elle est définie par l’existence d’un homme, le phronimos . Le

phronimos définit à la fois la vertu en général84 et toutes les vertus morales dans leurs détails. L’étude de la prudence occupe

le livre VI de l’Eth. Nic. ARISTOTE cherche à définir la droite règle qui doit déterminer le but de l’action de l’homme85 .

Pour cela il distingue, conformément aux objets auxquels chacune d’elles se rapporte, deux parties de l’âme rationnelle : la

partie scientifique qui contemple les réalités nécessaires ; la partie calculative, ou délibérative, qui connaît les réalités

78 Cf. : “La loi n’en est pas moins sans reproches, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 79 Cf. : “Là où Platon voyait une défaillance psychologique, due à l’ignorance des hommes, Aristote reconnaît, à son habitude, un obstacle ontologique, un hiatus qui affecte la réalité elle - même et qu’aucune science elle - même ne pourra jamais surmonter”, AUBENQUE (1993), p. 43. 80 Cf. Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 268. 81 Cf. : “Il est absurde, en effet, de penser que l’art politique ou la prudence soit la forme la plus élevée du savoir, s’il est vrai que l’homme n’est pas ce qu’il y a de plus excellent dans le Monde. Si dès lors sain et bon est une chose différente pour des hommes, tandis que blanc et rectiligne est toujours invariable, on reconnaîtra chez tous les hommes que ce qui est sage est la même chose, mais que ce qui est prudent est variable (…)”, Eth. Nic. VI, 7, 1141 a in ARISTOTE (1983 a), p. 290 - 291. 82 Cf. : “(…) nous devons aussi nous souvenir de ce que nous avons dit précédemment et ne pas chercher une égale précision en toutes choses, mais au contraire, en chaque cas particulier tendre à l’exactitude que comporte la matière traitée, et seulement dans une mesure appropriée à notre investigation”, Eth. Nic. I, 7, 1098 a in ARISTOTE (1983 a), p. 60 - 61. 83 Cf. : “(…) la sagesse, l’intelligence, la prudence sont des vertus intellectuelles (…)”, Eth. Nic. I, 13, 1103 a in ARISTOTE (1983 a), p. 86. 84 Cf. : “On ne peut se contenter, en effet, de déterminer la prudence comme une spécification de la vertu en général, pour cette raison essentielle que l’existence de l’homme prudent est déjà impliquée par la définition générale de la vertu”, AUBENQUE (1993), p. 39. Cf. Eth. Nic. II, 6, 1106 b - 1107 a in ARISTOTE (1983 a), p. 86. 85 Cf. : “Dans toutes les dispositions morales dont nous avons parlé, aussi bien que dans les autres domaines, il y a un certain but, sur lequel fixant son regard, l’homme qui est en possession de la droite règle intensifie ou relâche son effort (…)”, Eth. Nic. VI, 1, 1138 b in ARISTOTE (1983 a), p. 273.

551

contingentes86 . La meilleure disposition pour chacune consiste dans la vérité87 : vérité spéculative pour la première88 ,

désir correct pour la seconde89 .

Cinq états de l’âme90 lui permettent d’énoncer ce qui est vrai ou ce qui est faux : l’art, la science, la prudence, la

raison intuitive qui saisit les principes de la science (Eth. Nic. VI, 6), la sagesse qui associe science et raison intuitive91 .

L’objet de la science est le nécessaire, l’éternel, ou, - ce qui est tout un pour ARISTOTE -, l’incorruptible et l’inengendré92 ;

sa caractéristique en tant que connaissance est la capacité à démontrer93 ; elle peut donc être enseignée94 . L’objet de l’art

est contingent ; l’art est la disposition à produire accompagnée de règle exacte ; il est un principe de mouvement extérieur à

la chose produite95 . L’art partage deux propriétés avec la prudence : ils portent tous deux sur le contingent96 ; il font

advenir quelque chose, - mais ce quelque chose est une réalité extérieure à l’agent, pour l’art, alors que la prudence sera une

disposition à agir.

Vient alors la définition de la prudence, et la procédure argumentative change alors d’aspect. D’une part,

ARISTOTE constate l’existence de personnes prudentes97 . D’autre part, il s’appuie sur le sens obvie et communément

donné quand il est question de l’homme prudent98 . ARISTOTE s’aidera du portrait dressé de la personne prudente ; il

procédera par analyse régressive à partir d’un exemple99 . Il ressort que de l’avis général, le prudent sait délibérer

86 Cf. : “Prenons pour base de discussion que les parties rationnelles sont au nombre de deux, l’une par laquelle nous contemplons ces sortes d’êtres dont les principes ne peuvent être autrement qu’ils ne sont, et l’autre par laquelle nous connaissons les choses contingentes (…)”, Eth. Nic. VI, 2, 1139 a in ARISTOTE (1983 a), p. 275. 87 Cf. : “(…) les deux parties intellectuelles de l’âme ont pour tâche la vérité”, Eth. Nic. VI, 2, 1139 b in ARISTOTE (1983 a), p. 279. 88 Cf. : “(…) quant à la pensée contemplative, qui n’est ni pratique, ni poétique, son bon et son mauvais état consiste dans le vrai et le faux auxquels son activité aboutit, puisque c’est là l’œuvre de toute partie intellective (…)”, Eth. Nic. VI, 2, 1139 a in ARISTOTE (1983 a), p. 277. 89 Cf. : “(…) pour la partie de l’intellect pratique, son bon état consiste dans la vérité correspondant au désir, au désir correct”, Eth. Nic. VI, 2, 1138 a in ARISTOTE (1983 a), p. 277 - 278. 90 Cf. : “Admettons que les états par lesquels l’âme énonce ce qui est vrai sous une forme affirmative ou négative sont au nombre de cinq : ce sont l’art, la science, la prudence, la sagesse et la raison intuitive, car par le jugement et l’intuition il peut arriver que nous soyons induits en erreur”, Eth. Nic. VI, 3, 1139 b in ARISTOTE (1983 a), p. 280. 91 Cf. : “La sagesse sera à la fois raison intuitive et science, science munie en quelque sorte d’une tête et portant sur les réalités les plus hautes”, Eth. Nic. VI, 7, 1141 a in ARISTOTE (1983 a), p. 290. 92 Cf. : “L’objet de la science existe donc nécessairement ; il est par suite éternel, car les êtres qui existent d’une nécessité absolue sont tous éternels ; et les êtres éternels sont inengendrés et incorruptibles”, Eth. Nic. VI, 3, 1139 b in ARISTOTE (1983 a), p. 281. 93 Cf. : “Ainsi la science est une disposition capable de démontrer (…)”, Eth. Nic. VI, 3, 1139 b in ARISTOTE (1983 a), p. 282. 94 Cf. : “De plus, on pense d’ordinaire que toute science est susceptible d’être enseignée, et que l’objet de science peut s’apprendre”, Eth. Nic. VI, 3, 1139 b in ARISTOTE (1983 a), p. 281. 95 Cf. : “(…) il y aura identité entre art et disposition à produire accompagnée de règle exacte. L’art concerne toujours un devenir, et s’appliquer à un art, c’est considérer la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de n’être pas, mais dont le principe d’existence réside dans l’artiste et non dans la chose produite (…)”, Eth. Nic. VI, 4, 1140 a in ARISTOTE (1983 a), p. 283. 96 Cf. : “Les choses qui peuvent être autres qu’elles ne sont comprennent à la fois celles qu’on fabrique et les actions qu’on accomplit”, Eth. Nic. VI, 4, 1140 a in ARISTOTE (1983 a), p. 282 - 283. 97 Cf. : “Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la prudence, c’est de considérer quelles sont les personnes que nous appelons prudentes”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 a in ARISTOTE (1983 a), p. 284. 98 Cf. : “De l’avis général, le propre d’un homme prudent (…)”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 a in ARISTOTE (1983 a), p. 284. 99 Cf. : “(…) le propre d’un homme prudent c’est d’être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui - même, non pas sur un point partiel (comme par exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps),

552

correctement sur ce qui lui est personnellement avantageux et cela d’une manière générale. Parce que la prudence

délibère100 , il s’ensuit qu’elle n’est ni une science puisqu’elle se rapporte aux choses contingentes ni un art quoiqu’elle

concerne les actions humaines101 . Regardant aux affaires humaines, elle n’est pas le savoir le plus haut, apanage du sage102

. La démarche analytico - inductive aboutit à la définition de la prudence : une disposition accompagnée de règle vraie pour

l’action en vue de choses bonnes pour l’homme103 . Un exemple, celui de PERICLES104 et le recours à l’étymologie de la

sophrôsunè105 valent confirmation106 . Elle est enfin une vertu107 , ou plutôt la droite règle qui accompagne l’exercice de

chaque vertu108 : il n’est alors pas surprenant que la vertu soit définie par l’appel à la prudence109 .

Les caractères de la prudence. Les caractères distinctifs de la prudence font d’elle une vertu qui concerne les

affaires humaines, qui se rapporte à l’action110 , qui est un savoir utile, ce qui la distingue de la sagesse111 , un savoir

mais d’une façon générale, quelles sortes de choses par exemple conduisent à la vie heureuse”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 a in ARISTOTE (1983 a), p. 284 - 285. 100 Cf. : “Mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, ni sur celles qu’il nous est impossible d’accomplir (…)”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 a in ARISTOTE (1983 a), p. 285. 101 Cf. : “(…) la prudence ne saurait être ni une science, ni un art : une science, parce que l’objet de l’action peut être autrement qu’il n’est ; un art, parce que le genre de l’action est autre que celui de la production”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 b in ARISTOTE (1983 a), p. 285. 102 Cf. : “Il est absurde, en effet, de penser que l’art politique ou la prudence soit la forme la plus élevée du savoir, s’il est vrai que l’homme n’est pas ce qu’il y a de plus excellent dans le Monde”, Eth. Nic. VI, 7, 1141 a in ARISTOTE (1983 a), p. 290. 103 Cf. : “Reste que la prudence est une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 b in ARISTOTE (1983 a), p. 285. 104 Cf. : “C’est pourquoi nous estimons que PERICLES et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux - mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général, et tels sont aussi, pensons - nous, les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 b in ARISTOTE (1983 a), p. 286. 105 Cf. : “De là vient aussi le nom par lequel nous désignons la tempérance ([sophrôsunè]), pour signifier qu’elle conserve la prudence ([sôdousa tèn phronèsin]) (…)”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 b in ARISTOTE (1983 a), p. 286. 106 Cf. : “Par conséquent, la prudence est nécessairement une disposition, accompagnée d’une règle exacte, capable d’agir, dans la sphère des biens humains”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 b in ARISTOTE (1983 a), p. 286. 107 Cf. : “En outre, dans l’art on peut parler d’excellence, mais non dans la prudence. Et dans le domaine de l’art, l’homme qui se trompe volontairement est préférable à celui qui se trompe involontairement, tandis que dans le domaine de la prudence c’est l’inverse qui a lieu, tout comme dans le domaine des vertus également. On voit donc que la prudence est une excellence et non un art”, Eth. Nic. VI, 5, 1140 b in ARISTOTE (1983 a), p. 287. 108 Cf. : “(…) ce n’est pas seulement la disposition conforme à la droite règle qui est vertu, il faut encore que la disposition soit intimement unie à la droite règle : or dans ce domaine la prudence est une droite règle”, Eth. Nic. VI, 13, 1144 b in ARISTOTE (1983 a), p. 312. Cf. : “(…) la rectitude des vertus morales [dépend] de la prudence”, Eth. Nic. X, 8, 1178 a in ARISTOTE (1983 a), p. 516. 109 Cf. : “(…) la vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme le déterminerait l’homme prudent”, Eth. Nic. II, 6, 1106 b - 1107 a in ARISTOTE (1983 a), p. 106. 110 Cf. : “La prudence étant de l’ordre de l’action (…)”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 293. 111 Cf. : “C’est pourquoi nous disons qu’ANAXAGORE, THALES et ceux qui leur ressemblent, possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont profitables à eux - mêmes, et nous reconnaissons qu’ils ont un savoir hors de pair, admirable, difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne sont pas les biens proprement humains qu’ils recherchent”, Eth. Nic. VI, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 291 - 292.

553

personnellement utile112 , un savoir vital que les animaux peuvent en ce sens partager113 . Elle désigne la rectitude dans la

bonne délibération en vue de l’utile114 .

La prudence délibère : elle est une forme de connaissance et de pratique de la contingence115 . Pour délibérer, elle

doit connaître la singularité ; elle s’applique au concret car elle est directive116 . La prudence est une procédure casuistique :

elle doit déterminer quand la connaissance générale trouve sa juste application. Elle implique une connaissance de

l’universel et du singulier117 ; elle applique dans l’action118 , comme le suggérait déjà le choix de l’exemple de PERICLES,

et pour l’action, l’universel au singulier119 ; elle discerne les moyens d’atteindre les buts fixés par la sagesse théorique120 .

Les deux connaissances sont requises, mais tout particulièrement la connaissance du singulier121 . La connaissance du

particulier est indispensable au prudent122 .

Elle exige une vue nette des circonstances de l’action123 , une perception du singulier124 , une vue exercée125 , que

l’ expérience seule peut donner126 . Au contraire de la science donc, elle ne se démontre pas et elle ne transmet pas. La

112 Cf. : “Dans l’opinion commune, la prudence aussi est prise sous la forme où elle ne concerne que la personne privée, c’est - à - dire un individu (…)”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 294. 113 Cf. : “De là vient que certaines bêtes sont qualifiées de prudentes : ce sont celles qui, en tout ce qui touche à leur propre vie, possèdent manifestement une capacité de prévoir”, Eth. Nic. VI, 7, 1141 a in ARISTOTE (1983 a), p. 291. 114 Cf. : “Si donc les hommes prudents ont pour caractère propre le fait d’avoir bien délibéré, la bonne délibération sera une rectitude en ce qui concerne ce qui est utile à la réalisation d’une fin, utilité dont la véritable conception est la prudence même”, Eth. Nic. VI, 10, 1142 b in ARISTOTE (1983 a), p. 301. 115 Cf. : “(…) la prudence a rapport aux choses humaines et aux choses qui admettent la délibération : car le prudent, disons - nous, a pour œuvre principale de bien délibérer (…)”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 292. 116 Cf. : “La prudence est en effet directive (car elle a pour fin de déterminer ce qu’il est de notre devoir de faire ou de ne pas faire) (…)”, Eth. Nic. VI, 10, 1143 a in ARISTOTE (1983 a), p. 302. 117 Cf. : “La prudence n’a pas non plus seulement pour objet les universels, mais elle doit aussi avoir la connaissance des faits particuliers, car elle est de l’ordre de l’action, et l’action a trait aux choses singulières”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 292. 118 Cf. : “La sagesse politique et la prudence sont une seule et même disposition, bien que leur essence ne soit cependant pas la même”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 293. 119 Cf. : “C’est pourquoi aussi certaines personnes ignorantes sont plus qualifiées pour l’action que d’autres qui savent : c’est le cas, notamment des gens d’expérience : si, tout en sachant que les viandes légères sont faciles à digérer et bonnes pour la santé, on ignore quelles sortes de viandes sont légères, on ne produira pas la santé, tandis que si on sait que la chair de volaille est légère, on sera plus capable de produire la santé”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 292 - 293. 120 Cf. : “(…) la vertu morale, en effet, assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens pour parvenir à ce but”, Eth. Nic. VI, 13, 1144 a in ARISTOTE (1983 a), p. 308. 121 Cf. : “La prudence étant de l’ordre de l’action, il en résulte qu’on doit posséder les deux sortes de connaissances, et de préférence celle qui porte sur le singulier”, Eth. Nic. VI, 8, 1141 b in ARISTOTE (1983 a), p. 293. 122 Cf. : “(…) elle porte, en effet, sur ce qu’il y a de plus particulier, comme nous l’avons dit, car l’action à accomplir est elle - même particulière”, Eth. Nic. VI, 9, 1142 a in ARISTOTE (1983 a), p. 296. Cf. : “(…) l’homme prudent doit connaître les faits particuliers (…)”, Eth. Nic. VI, 12, 1143 a in ARISTOTE (1983 a), p. 305. 123 Cf. : “(…) car c’est l’être qui a une vue nette des diverses choses qui l’intéressent personnellement”, Eth. Nic. VI, 7, 1141 a in ARISTOTE (1983 a), p. 291. 124 Cf. : “(…) la prudence est la connaissance de ce qu’il y a de plus individuel, lequel n’est pas objet de science mais de perception (…)”, Eth. Nic. VI, 9, 1142 a in ARISTOTE (1983 a), p. 296. 125 Cf. : “(…) une vue exercée qui leur permet de voir correctement les choses”, Eth. Nic. VI, 12, 1143 b in ARISTOTE (1983 a), p. 306. 126 Cf. : “(…) on n’admet pas communément qu’il puisse exister de jeune homme prudent. La cause en est que la prudence a rapport aussi aux faits particuliers, qui ne nous deviennent familiers que par l’expérience, dont un jeune homme est toujours dépourvu (car c’est à force de temps que l’expérience s’acquiert)”, Eth. Nic. VI, 9, 1142 a in ARISTOTE (1983 a), p. 295.

554

prudence s’acquiert avec l’expérience, par la répétition du même127 , par l’exercice non seulement réitéré mais aussi

transformateur de soi128 des facultés nécessaires au prudent. ARISTOTE nomme généralement habileté l’ensemble des

qualités du prudent129 . Savoir vénérable130 , la prudence n’est pas indissociable de la personne : la prudence ne saurait

effectivement se détacher de la personne du phronimos131 . Elle rend vertueux celui qui s’applique et s’implique dans son

action132 , et non pas celui qui appliquerait les recettes d’un autre homme, fût - il prudent133 .

Conclusion de C. Il y a une connaissance de l’action qui ne réduit pas l’action à n’être qu’un simple point

d’application de la connaissance. ARISTOTE entérine l’indépendance du monde pratique de l’action morale. La prudence

dispose d’un statut qui la distingue et de la connaissance qui porte sur le nécessaire, et de l’art, producteur de réalités

détachées de l’agent. La prudence est une connaissance vitale de la vie : elle sert à guider dans l’existence et elle ne

s’acquiert que par le parcours de cette existence. Etrange savoir que celui qui ne se partage pas, qui ne s’apprend que par soi

- même et que pour soi - même. Dans la personne du phronimos, le savoir de la vie se dépose. La prudence exerce une

procédure casuistique sans l’inclure : elle n’est ni acquise ni mise en œuvre par des raisonnements quoique l’action du

prudent applique l’universel au singulier des circonstances rencontrées.

D. Casuistique et équité chez ARISTOTE.

Parce que la prudence détermine la vertu, elle concerne d’une autre façon la casuistique. La vertu consiste dans le

juste milieu. La décision du phronimos pour chaque circonstance singulière décrète quel est ce juste milieu134 . Ainsi la

127 Cf. : “L’expérience est déjà connaissance : elle suppose une sommation du particulier et est donc sur la voie de l’universel”, AUBENQUE (1993), p. 58. 128 Cf. : “L’expérience n’est pas la répétition indéfinie du particulier ; mais elle entre déjà dans l’élément de la permanence : elle est ce savoir vécu plus qu’appris, profond parce que non déduit, que nous reconnaissons à ceux dont nous disons qu’ils “ont de l’expérience””, AUBENQUE (1993), p. 59. 129 Cf. : “Or la vertu morale assure bien la rectitude du choix, mais accomplir les actes tendant naturellement à la réalisation de la fin que nous avons choisie, c’est là une chose que ne relève plus de la vertu, mais d’une autre potentialité”, Eth. Nic. VI, 13, 1144 a in ARISTOTE (1983 a), p. 309. 130 Cf. : “Par conséquent, les paroles et les opinions indémontrées des gens d’expérience, des vieillards et des personnes douées de sagesse pratique sont tout aussi dignes d’attention que celles qui s’appuient sur des démonstrations, car l’expérience leur a donnée une vue exercée qui leur permet de voir correctement les choses”, Eth. Nic. VI, 12, 1143 b in ARISTOTE (1983 a), p. 305 - 306. 131 Cf. : “(…) la définition, quelle qu’elle soit, de l’essence de la prudence présuppose, non seulement en fait (comme c’est le cas pour les vertus éthiques), mais en droit, l’existence de l’homme prudent et la description de cette existence. Ici, le recours au portrait n’est pas un pis - aller, mais une exigence même de la chose”, AUBENQUE (1993), p. 39. 132 Cf. : “le rapport entre la prudence du père et celle des fils n’est pas de l’ordre de la transmission, mais de la reprise. C’est au fils de recommencer le père et de devenir vieillard à son tour”, AUBENQUE (1993), p. 60. 133 Cf. : “(…) l’incommunicabilité de l’expérience n’est que l’envers de sa singularité irremplaçable, singularité qu’il appartient à chacun de reconquérir pour soi - même, dans la patience et le travail”, AUBENQUE (1993), p. 59. 134 Cf. : “(…) la vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme le déterminerait l’homme prudent”, Eth. Nic. II, 6, 1106 b - 1107 a in ARISTOTE (1983 a), p. 106.

555

libéralité se situera entre les deux extrémités de la prodigalité et de la parcimonie135 ; le libéral aura égard aux circonstances

comme aux manières de donner136 . Mais la vertu de l’équité offre un exemple plus saisissant. Elle montre mieux les

rapports entre la loi et la singularité ; elle met en œuvre une invention normative pour les cas non prévus par la loi.

L’exemple de l’équité permet de situer la prudence entre la casuistique et la jurisprudence puisqu’elles entendent l’une et

l’autre remédier aux lacunes ou aux égarements de la loi.

La justice, la loi et la singularité. La loi en effet est générale : elle ne saurait s’étendre à tout ni s’entendre en

tout137 . Elle a une portée si générale qu’il n’est pas toujours possible d’y ranger le singulier : la royauté serait pour

PLATON (Pol. III, 15) le remède au relâchement de la loi qui ne peut pas prévoir l’ensemble des situations possibles138 .

Les autres arts, comme la médecine, se donnent la latitude de déroger aux lois écrites afin de répondre au mieux aux

exigences des circonstances singulières139 . L’exemple montre que les limites sont moins celles de la loi que de la loi écrite

qui souffre, comme tout écrit, d’immuabilité, de fixité (Phr. 275 d) ; les défauts proviennent moins de la loi que de la

confiance aveugle dans la loi. Deux questions demeurent en suspens : la loi ne peut pas tout trancher140 ; la loi peut ne pas

bien trancher141 . Sa justesse comme sa justice sont alors mises en doute142 . Pour ARISTOTE, l’écart entre la loi et le cas

est aussi inévitable qu’il est ontologiquement fondé. Cela tient certes à la nature générale de la loi143 ; cela tient davantage à

la nature des choses. La loi ne peut prétendre régler que les cas les plus fréquents avec les erreurs inévitables possibles144 .

135 Cf. : “(…) la prodigalité et la parcimonie constituent l’une et l’autre des modes de l’excès et du défaut dans les affaires d’argent”, Eth. Nic. IV, 1, 1119 b in ARISTOTE (1983 a), p. 170. 136 Cf. : “(…) l’homme libéral donnera donc en vue du bien ; et il donnera d’une façon correcte, c’est - à - dire à ceux à qui il faut, dans la mesure et au moment convenables (…)”, Eth. Nic. IV, 2, 1120 a in ARISTOTE (1983 a), p. 172. Cf. : “Si donc la libéralité est une médiété en ce qui concerne l’action de donner et d’acquérir de l’argent, l’homme libéral à la fois donnera et dépensera pour les choses qui conviennent et dans la mesure qu’il faut, pareillement dans les petites choses et dans les grandes, et tout cela avec plaisir ; d’autre part, il ne prendra qu’à des sources licites et dans une mesure convenable”, Eth. Nic. IV, 2, 1120 b in ARISTOTE (1983 a), p. 174. 137 Cf. : “(…) la loi est toujours quelque chose de général (…)”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 138 Cf. : “Ceux qui sont d’avis qu’il est avantageux d’être gouverné par un roi pensent que les lois ne peuvent énoncer que le général sans pouvoir rien prescrire concernant les situations particulières”, Pol. III, 15, 1286 a in ARISTOTE (1990 b), p. 262. 139 Cf. : “Ainsi dans n’importe quel art est - il stupide de se diriger seulement d’après des règles écrites, et en Egypte il est permis au bout de quatre jours aux médecins de s’écarter des traitements prescrits par les manuels, mais s’ils le font avant c’est à leurs risques et périls. Il est donc manifeste que la constitution qui se conforme aux lois écrites n’est pas, pour la même raison, la meilleure”, Pol. III, 15, 1286 a in ARISTOTE (1990 b), p. 262. 140 Cf. : “(…) une personne délibérera mieux à propos des cas particuliers”, Pol. III, 15, 1286 a in ARISTOTE (1990 b), p. 262. 141 Cf. : “(…) elles [les lois] ne doivent pas être souveraines là où elles dévient de ce qui est bon (…)”, Pol. III, 15, 1286 a in ARISTOTE (1990 b), p. 262. 142 Cf. : “(…) jamais une loi ne serait capable d’embrasser avec exactitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. Entre les hommes en effet, comme entre les actes, il y a des dissemblances, sans compter que jamais, pour ainsi dire, aucune des choses humaines ne demeure en repos (…)”, Pol. 294 a - b in PLATON (1950, II), p. 399. 143 Cf. : “La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 144 Cf. : “(…) la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267.

556

L’ordre des affaires humaines est soumis par leur essence à l’irrégularité145 , - sur la nature et les causes de laquelle

ARISTOTE ne s’explique pas.

La justice et l’équité. L’équité est précisément le correctif de la loi défaillante146 . Lorsque le cas échappe à la

loi écrite reconnue valide, il faut rectifier, interpréter l’intention du législateur autorisé147, interroger son intention 148 . La

désobéissance à l’égard de la loi écrite est même permise selon Rhét. I, XIII : l’équitable devient le correctif de la loi écrite

au nom d’une justice non écrite149 . Pourtant, même ici, l’équitable demeure en dehors de la loi écrite faute d’avoir été

prévu, la cas ayant échappé aux législateurs150 . La loi n’est pas récusée : elle est en réalité confirmée ; l’équité cherche elle

aussi à généraliser151 . L’équité donne à l’esprit de la loi la lettre qui lui manquait. L’homme équitable est législateur non

pas à la place du législateur, mais tout au contraire, en lieu et place du seul législateur autorisé mais en l’occurrence

absent152 . L’équitable est supérieur à la justice seulement lorsque le juste légal fait défaut en raison des circonstances153 .

A travers l’homme équitable, c’est encore le législateur qui parle154 .

Cet effort d’invention normative illustre ce qu’une éthique descriptive nommera une opération d’inférence -

référence normative. L’équité est la règle indéterminée des situations indéterminées. Le décret corrige la loi dans le sens de

145 Cf. : “La loi n’en est pas moins sans reproches, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 146 Cf. : “(…) un correctif de la justice légale”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 147 Cf. : “Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là - dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui - même (…)”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 148 Cf. : “Une chose équitable, c’est encore d’excuser les actions humaines ; c’est de considérer non pas la loi, mais le législateur ; non pas la lettre de cette loi, mais la pensée du législateur ; non pas l’action, mais l’intention”, Rhét. I, XIII, XVII, 1374 b in ARISTOTE (1991 b), p. 166. 149 Cf. : “L’équitable, c’est le juste, pris indépendamment de la loi écrite. Or ce caractère se manifeste tantôt avec, tantôt sans le consentement des législateurs (…)”, Rhét. I, XIII, XIII, 1374 a in ARISTOTE (1991 b), p. 165. 150 Cf. : “(…) sans leur consentement, lorsque le cas leur a échappé ; avec, lorsqu’ils ne peuvent déterminer l’espèce, étant forcés de généraliser, ou du moins, de beaucoup étendre les applications possibles ; ou encore quand il s’agit de choses que, faute de précédents, il est difficile de déterminer avec précision, comme, par exemple, étant donné le cas de blessures faites avec un instrument en fer, de déterminer les dimensions et la nature de cet instrument ; car la vie ne suffirait pas à cette énumération”, Rhét. I, XIII, XIII, 1374 a in ARISTOTE (1991 b), p. 165. 151 Cf. : “C’est [l’équité] de ne pas s’arrêter au cas particulier, mais à l’application générale (…)”, Rhét. I, XIII, XVIII, 1374 a in ARISTOTE (1991 b), p. 166 152 Cf. : “(…) et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui - même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans la loi s’il avait connu le cas en question”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267. 153 Cf. : “De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolu de la règle”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 267 - 268. 154 Cf. : “Si donc le cas est resté indéterminé et qu’il soit nécessaire d’établir une loi, il faut s’exprimer en termes généraux. Ainsi, qu’il s’agisse d’un individu qui, portant la main sur quelqu’un ou se met à le frapper ; cet individu est justiciable de la loi écrite et commet une injustice, et pourtant en réalité, il n’en commet pas, et cet acte est conforme à l’équité”, Rhét. I, XIII, XIV, 1374 a in ARISTOTE (1991 b), p. 165 - 166.

557

la loi comme dans le sens des faits qui ne sauraient être exhaustivement prévus, dénombrés155 . L’équité supplée

nécessairement par le décret aux lacunes nécessaires de la loi. Si le décret est nécessaire, c’est parce que la limite de la loi est

nécessaire156 . L’arbitre tranche le cas d’espèce comme le juge l’aurait fait s’il avait prévu tous les cas ; l’arbitre est institué

en vue de l’équité lorsque le juge n’y est plus et que la justice même du juge est en péril157 .

Casuistique et équité. L’équité illustre bien une casuistique aristotélicienne : la casuistique consiste aussi à

déterminer quelle action est nécessaire dans des circonstances inédites, action conforme aux lois à l’égard desquelles ces

circonstances sont inédites. L’équité est la règle indéterminée des situations indéterminées158 , - mais c’est une règle. Cette

règle interprète le cas, comme la loi l’aurait interprété si elle avait pu le prévoir, comme la loi l’aurait interprété alors qu’elle

ne pouvait pas le prévoir. L’analyse de l’équité aristotélicienne anticipe, outre la notion d’opération d’inférence normative,

deux thèses de l’éthique descriptive : un décret conforme à l’esprit de la loi absente peut s’appliquer à l’ordre humain parce

que l’ordre humain est a priori déterminable par cette loi. De même l’éthique descriptive entendra montrer qu’il n’existe pas

de vide normatif éthique absolu159 . Le décret est pris par l’équitable, or l’équitable, en retour, n’est tel que par la qualité du

décret qui peut appliquer aux circonstances inédites la loi absente. De même, l’éthique descriptive défendra l’idée d’une

compétence éthique160 par laquelle chaque membre d’une culture peut, par un acte de performance normative éthique,

proposer une norme capable de résoudre une difficulté éthique au sein de cette situation, - et cela de manière cohérente et

satisfaisante pour la culture.

Conclusion de D. L’équitable réside dans la loi non promulguée qui retrouve et prolonge la loi promulguée, mais

insuffisante ou absente dans un ensemble inédit, imprévu voire imprévisible, de circonstances. Comme pour la prudence,

l’équité suppose un mouvement casuistique sans être explicitement une casuistique : l’équité veut donner corps à l’esprit de

la loi sans que soit élaborée une théorie des raisonnements aboutissant à cette incarnation de la loi hic et nunc.

155 Cf. En fait, la raison pour laquelle tout n’est pas défini par la loi, c’est qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu’un décret est indispensable”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 268. 156 Cf. : “Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer en raison de sa généralité”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 268. 157 Cf. : “(…) l’arbitre considère l’aspect équitable des choses, tandis que le juge ne considère que la loi, et l’arbitre a été institué précisément dans le but de faire valoir le point de vue de l’équité”, Rhét. I, XIII, XIX, 1374 b in ARISTOTE (1991 b), p. 167. 158 Cf. : “De ce qui est, en effet, indéterminé la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la pierre et n’est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits”, Eth. Nic. V, 14, 1137 b in ARISTOTE (1983 a), p. 268. 159 Cf. Chapitre 11. Section II. § 1. B. sur la question du vide éthique. 160 Cf. Chapitre 12. Section I. § 1. sur la question de la compétence éthique.

558

Conclusion du § 1. Avant le stoïcisme, les formes de casuistique empruntent des chemins communs avec la

casuistique, - sans être vraiment ou explicitement une casuistique. SOCRATE n’en fait qu’un moyen propédeutique : elle

n’est qu’une des armes de l’éristique socratique pour amener à soi un disciple. PLATON ne saurait reconnaître d’autres

fonctions à la casuistique que celle d’un remède pour sauver les apparences dans le sens de la loi. Plus prompt à accorder

l’indépendance du pratique, ARISTOTE fait de la prudence un processus d’invention de la loi singulière de l’action, et de

l’équité la vertu de l’invention d’une loi pour des circonstances sans loi. Pour autant, la prudence est avant tout le fait du

prudent en qui la vie dépose un savoir singulier, approprié à sa vie et à sa personne, et qui ne s’enseigne pas. L’équité

cherche à rétablir les droits de la loi chaque fois que le législateur manque à sa tâche. L’équitable fait de nécessité vertu : sa

vertu consiste à trouver ce qui serait nécessairement posé par la loi si elle avait pu prévoir le coup du sort qui l’enfreint. Pour

qu’il y ait casuistique, l’autonomie du réel singulier devait être posée : ARISTOTE n’affirme que son indépendance. Les

événements du monde sublunaire n’obéissent pas à des lois propres. Le conflit critique, celui que s’efforce de résoudre la

casuistique, doit opposer une norme extérieure au fait et un fait soumis à une autre norme que celle dont il devrait pourtant

relever. Pour que la casuistique se dégage, les faits ne doivent plus être amarrés à des normes extérieures ; ils doivent eux -

mêmes être reliés par des normes propres. Il incombera au stoïcisme de franchir ce pas supplémentaire et de poser les

fondements d’une authentique casuistique en faisant du logos la raison et l’identité des choses singulières de ce monde. De

sorte que l’on peut dire avec JANET : “La casuistique (…) est d’invention stoïcienne”161 .

§ 2. La casuistique stoïcienne : CICERON.

La casuistique a connu avec le stoïcisme un essor croissant et un effort de théorisation162 . Particulièrement le

moyen stoïcisme et son implantation romaine ont infléchi la philosophie morale stoïcienne dans le sens de l’application aux

situations concrètes. CICERON se fait le porte - parole de l’introduction de la philosophie stoïcienne dans les deux traités

Des biens et Des devoirs. Le premier a l’avantage de présenter les raisons pour lesquelles le stoïcisme s’est rapproché de

cette morale pratique de tous les jours ; le second se fait le compte rendu des thèses de PANETIUS et de la littérature des

Questions qui semblent avoir été florissantes. Implantée à ROME, la philosophie prend un tour nouveau. L’accueil à ROME

de la philosophie par un peuple davantage porté à l’action qu’à la spéculation163, n’a pas été sans retentissements sur la

161 Cf. JANET cité in THAMIN (1884), p. 275. 162 Cf. : “Si, avant les stoïciens nous trouvons des traces de casuistique, nous ne trouvons pas une casuistique systématisée [THAMIN (1884), p. 275 sq]. Celle - ci est l’œuvre propre des stoïciens”, TATAKIS (1931), p. 188. 163 Cf. les répliques du théâtre comique de PLAUTE : “Chez Plaute, le verbe philosophari désigne les bavardages métaphysiques et les subtilités dialectiques”, ANDRE (1977), p. 14. Cf. : “le voilà qui philosophe à présent, il ne lui suffit pas de mentir”, PLAUTE.

559

philosophie164, et le stoïcisme ne sera pas la seule école altérée. Il reste cependant plus d’une affinité entre le stoïcisme et

Rome qui explique la facilité et la profondeur de son accueil165 et qui justifierait le mot de HEGEL166 .

GRŒTHUYSEN (1980) évoque une “nouvelle attitude anthropologique” pour la philosophie gréco - romaine de la vie : la

philosophie ne se sépare pas de la vie167 . A ce point que ce serait le signe distinctif de ce moment de la philosophie168 .

Une attente autre que celle de la seule spéculation se fait ressentir169, et les philosophes stoïciens deviennent des conseillers

ou des directeurs de conscience attachés à des familles170 ; le stoïcisme entre dans le monde171 . La République de

CICERON met en scène le cercle de SCIPION EMILIEN172 où LÆLIUS figure le disciple de DIOGENE DE BABYLONE,

et dans lequel une majorité de participants sont des disciples stoïciens.

Les raisons pour lesquelles la casuistique est nécessaire seront exposées (A) ; la conception stoïcienne de la morale

moyenne sera rappelée (B) ; les principes de la casuistique du traité Des Devoirs seront analysés (C) ; les principales

questions casuistiques débattues au troisième livre du De Of. seront résumées (D).

A. Les raisons de la casuistique stoïcienne d’après le traité Des fins.

Captifs. v. 282 et sq. cité par ANDRE (1977), p. 14. Cf. ANDRE (1977), p. 27 - 49 sur les “Etapes d’une difficile pénétration” de la philosophie à Rome. 164 Cf. : “On pouvait attendre d’un peuple pratique et efficient une synthèse de la pensée et de l’action, l’art de mettre la pensée en action, qui avait manqué à la Grèce classique. Rome a retenu les systèmes qui réconcilient la pensée et l’action, et forgé une conception culturelle qui met la pensée au service de l’action, la doctrine du loisir fécond”, ANDRE (1977), p. 203. 165 Cf. : “Ce qui séduit le plus les chefs romains, c’est évidemment la capacité du stoïcisme à assimiler, en la vivifiant et en l’élargissant, la tradition romaine, religieuse, politique et morale”, ANDRE (1977), p. 41. 166 Cf. : “Dans le monde romain, le stoïcisme s’est trouvé dans sa maison”, cité in MARTHA (1883), p. 91. 167 Cf. : “La philosophie est là pour la vie humaine”, GRŒTHUYSEN (1980), p. 63 ; “La philosophie et la vie ne sauraient se séparer”, GRŒTHUYSEN (1980), p. 63 ; “(…) la liaison entre la la réflexion philosophique et l’activité vitale est toujours maintenue”, GRŒTHUYSEN (1980), p. 66 ; “Quelles que soient les choses que puisse dire le philosophe, elles doivent être mises en rapport avec l’expérience même de la vie”, GRŒTHUYSEN (1980), p. 69. 168 Cf. : “La philosophie gréco - romaine de la vie est le premier grand essai de comprendre la vie en partant de la vie”, GRŒTHUYSEN (1980), p. 87. 169 Cf. : “Voilà bien assez d’exemples qui prouvent que la philosophie n’est plus comme autrefois une simple recherche scientifique, un luxe de l’esprit, une distraction élégante et un exercice d’école. On y cherche un refuge, on lui demande de plus en plus des lumières pour la conduite de la vie, un appui, des leçons de courage, des espérances. Dans les malheurs publics et privés, c’est elle qu’on implore”, MARTHA (1881), p. 7. 170 Cf. : “A Rome, surtout, où la philosophie devint plus pratique en s’accommodant au caractère romain, les sages ne se contentaient pas de donner au public le fruit de leurs spéculations, mais le plus souvent ils s’attachaient des disciples pour les former à la vertu. Les plus illustres vivaient dans les grandes maisons, devenaient les conseillers de la famille, surveillaient l’éducation des enfants (…)”, MARTHA (1881), p. 2. Cf. : “Les stoïciens se donnant, (…) comme des pédagogues de l’humanité, ont de très bonne heure voulu procéder à la réglementation de la vie quotidienne. Conseillers ou maîtres de conscience des princes, ils devaient méditer tous les cas qui pouvaient se poser à la conscience et en chercher une solution convenable. Les stoïciens s’appliquèrent à cette tâche avec leur sagacité et leur assiduité habituelles”, TATAKIS (1931), p. 138. 171 Cf. : “Le stoïcisme est sorti des écoles pour se répandre dans le monde, il ne tend plus qu’à la pratique : il a l’ambition de parler aux consciences, de façonner les âmes, et ses préceptes, adoptés avec ferveur, sont devenus des règles de conduite, souvent même des mots de ralliement politique, espèce de protestation superbe contre les mœurs du siècle et le despotisme impérial”, MARTHA (1881), p. 103. 172 Cf. : “SCIPION : Que je voudrai que notre ami Panétius fût ici (…)”, CICERON. Rép. I, X in CICERON (1965), p. 18.

560

Le troisième livre du Traité des Fins expose les principes de la morale stoïcienne avec cet avantage remarqué d’une

césure au chapitre XV173 . L’auteur, qui place les propos stoïciens dans la bouche de CATON, ne considère plus la seule

sagesse et les actions droites, mais la conduite de l’homme en progrès et des conduites convenables, - des offices ou des

devoirs. Les quinze premiers chapitres du traité des Fins présentent les principes de la morale stoïcienne. Leur examen

comme celui de leurs conséquences permettront de comprendre pourquoi la casuistique est devenue nécessaire dans le

stoïcisme. Une précision s’impose : la casuistique n’était pas absente des anciens maîtres du Portique174 et elle s’étendra

ailleurs que dans le stoïcisme romain impérial (PHILON175 ; la rédaction du droit romain176 ).

Adaptation d’une morale étrangère. La première difficulté que rencontre CICERON dans le traité Des fins

est celle du vocabulaire. Le stoïcisme est une pensée de langue étrangère177 . Il n’existe pas de termes exacts pour rendre les

originaux grecs. Pis : le stoïcisme est lui - même friand de néologismes, - CICERON impute à ZENON, comme à

CHRYSIPPE178, l’invention de mots nouveaux davantage que d’idées nouvelles179 . Enfin, de tous les systèmes

philosophiques, le stoïcisme est le plus subtil180 . Il faudra recourir à des néologismes181, à des adaptations (pour les mots

pathê182, kakia183 par exemple), à des expressions composées pour rendre un seul mot grec184, et ne pas hésiter à reprendre

173 Cf. : “Le traité se divise nettement en deux parties (XV, 50) qu’on pourrait, d’une manière très approchée, intituler morale générale et morale appliquée. La première, en effet, décrit l’idéal du sage, son indépendance à l’égard des choses extérieures ; la seconde montre le sage dans la vie c concrète et “usant” de ces mêmes choses “comme n’en usant pas””, SCHUHL (1962), p. 257. 174 Cf. : “La casuistique qui s’occupe de ces circonstances, a eu de bonne heure une grande importance dans le stoïcisme”, BREHIER (1951), p. 232. 175 Cf. : “Dans un passage du De Plantatione (100 - 110), Philon analyse assez longuement des exemples comment la restitution du dépôt, les témoignages d’amitié, les actes du culte peuvent devenir mauvais dans certains cas, être rendus impurs par la flatterie ou la superstition. Ces exemples paraissent être classiques : une liste presque identique est citée dans un passage de la traduction latine anonyme des Questions [Quest. in Gen., IV, 210, 413]”, BREHIER (1908), p. 256 176 Cf. : “Ce travail [de casuistique]fut d’un très grand intérêt ; il releva, en même temps que la diversité inépuisable de la vie, la possibilité de lui donner une direction générale, et prépara plus que tout autre, l’élaboration du droit romain”, TATAKIS (1931), p. 188 - 189.177 Cf. : “Il m’apparaît que tu apprends le latin à la philosophie et que tu lui donnes droit de cité ; jusqu’ici elle semblait être à Rome en étrangère ; elle ne venait pas d’elle - même dans la conversation, surtout la tienne, à cause d’une certaine recherche de subtilité dans les idées et dans les mots”, CICERON. Des fins. III, XII, 40 in SCHUHL (1962), p. 276. 178 Cf. : “Dans ce qui vient de Chrysippe, en effet, jamais la grandeur, la grandiloquence n’a fait défaut ; il a son style à lui et, en toute matière, il s’attache au poids des mots, plus qu’à celui des choses”, CICERON. Rép. III, VIII in CICERON (1965), p. 79. 179 Cf. : “(…) de tous les philosophes, ce sont les Stoïciens qui ont fait le plus d’innovations ; Zénon, leur chef, a inventé moins d’idées nouvelles que de mots nouveaux”, CICERON. Des fins. III, II, 5 in SCHUHL (1962), p. 262. 180 Cf. : “Mais les Stoïciens ! tu sais combien est subtile et même épineuse leur manière de discuter même pour les Grecs (…)”, CICERON. Des fins. III, 1, 3 in SCHUHL (1962), p. 261 - 262. 181 Cf. : “(…) nous qui devons créer un langage et imposer des noms nouveaux à des idées nouvelles”, CICERON. Des fins. III, I, 3 in SCHUHL (1962), p. 262. 182 Cf. : “(…) on dit en grec pathê ; j’aurais pu traduire mot à mot par maladie ; mais le mot ne conviendrait pas à toutes [les passions] (…) ; le grec dit pathos ; disons “trouble”, terme qui, par lui - même, indique une disposition vicieuse (…)”, CICERON. Des fins. III, X, 35 in SCHUHL (1962), p. 274. 183 Cf. : “Vice, c’est ce qu’on appelle en grec kakia, que j’aime mieux traduire par “vices” que par “méchancetés””, CICERON. Des fins. III, XI, 39 in SCHUHL (1962), p. 276. 184 Cf. : “Pour moi j’ai l’habitude, quand je ne puis faire autrement, là où le grec emploie un seul mot, de l’expliquer par plusieurs mots latins”, CICERON. Des fins. III, IV, 15 in SCHUHL (1962), p. 266. Cf. : “(…) décidons - nous, comme tu l’as voulu, à traduire

561

des termes grecs passés désormais en usage185, la langue latine n’ayant ni la même richesse ni la même souplesse que la

grecque186 . De loisir dans la bibliothèque du jeune LUCULLUS, entouré d’ouvrages stoïciens187, Marcus CATON se fera

le porte - parole de leur pensée188 .

Les fondements de la morale stoïcienne d’après CICERON. Le principe de la morale stoïcienne, selon

CATON, c’est l’identité du bien et de l’honnête, identité qui est la cause du bonheur189 et dont le fondement est la nature.

Agissent avec plus de justesse ceux qui suivent la nature plutôt que les leçons des philosophes190 . CATON expose les

principes de la morale ; ils serviront au parfait, au sage.

Dès sa naissance, des tendances naturelles dirigent le vivant vers sa conservation et sa protection191 : ces tendances

procèdent de l’amour de soi192 . Ces premières tendances ne portent pas le vivant vers la recherche du plaisir193 mais vers

l’intégrité de l’être vivant : le plaisir semble plutôt le signe du maintien ou de l’obtention de cette intégrité194 . Les

représentations ou catalepseis plaisent pour elles - mêmes, pour la connaissance qu’elles procurent195 . Le vrai concorde

en plusieurs mots, pour nous faire comprendre, ce que nous ne pourrons dire en un seul (…)”, CICERON. Des fins. III, XVI, 55 in SCHUHL (1962), p. 282. 185 Cf. : “Pourtant des mots dont l’emploi à la place de mots latins vient d’une habitude ancienne, tels que philosophie, dialectique, grammaire, musique (ce qui aurait pu se dire en latin), doivent être considérés comme nôtres, puisque, grâce à l’usage, on les comprend”, CICERON. Des fins. III, II, 5 in SCHUHL (1962), p. 262 - 263. Cf. : “(…) on doit nous permettre, je pense, d’employer un mot grec, quand le mot latin ne se présente pas (…)”, CICERON. Des fins. III, IV, 15 in SCHUHL (1962), p. 266. 186 Cf. : “(…) car dans cette langue grecque, qui est si riche, il [Zénon] usait pourtant de mots nouveaux qu’il créait, ce qui nous est interdit dans notre langue, qui est pauvre, bien que tu la prétendes souvent plus riche que la langue grecque”, CICERON. Des fins. III, XV, 51 in SCHUHL (1962), p. 281. 187 Cf. : “Arrivé là, je vis, M. Caton, que j’ignorais y être, assis dans la bibliothèque, entouré de livres stoïciens”, CICERON. Des fins. III, II, 7 in SCHUHL (1962), p. 263. 188 Cf. : “(…) puisque nous sommes de loisir, j’exposerai dans son ensemble, à moins que cela ne te convienne pas, la pensée de Zénon et des Stoïciens”, CICERON. Des fins. III, IV, 14 in SCHUHL (1962), p. 266. 189 Cf. : “(…) dès qu’on ne s’en tient pas à ce principe : le seul bien, c’est l’honnête, on ne peut estimer que le bonheur résulte de la vertu (…)”, CICERON. Des fins. III, III, 11 in SCHUHL (1962), p. 265. 190 Cf. : “Nous avons connu par ouï - dire ou nous avons vu nous - mêmes aux affaires publiques des hommes honnêtes, courageux, justes, mesurés qui, sans avoir reçu aucun enseignement, ont accompli bien des actions méritoires en suivant seulement la nature (…)”, CICERON. Des fins. III, III, 11 in SCHUHL (1962), p. 265. 191 Cf. : “(…) l’être vivant, dès sa naissance (car c’est par là qu’il faut commencer), uni à lui - même et confié à lui - même, est enclin à se conserver, à aimer sa propre constitution ainsi que tout ce qui peut la conserver : mais il déteste l’anéantissement et tout ce qui peut y conduire”, CICERON. Des fins. III, V, 16 in SCHUHL (1962), p. 267. 192 Cf. : “(…) le principe de leurs actions est l’amour de soi”, CICERON. Des fins. III, V, 16 in SCHUHL (1962), p. 267. 193 Cf. : “(…) les Stoïciens ne sont pas d’avis de placer le plaisir dans les principes d’action issus de la nature (…)”, CICERON. Des fins. III, V, 17 in SCHUHL (1962), p. 267. 194 Cf. : “Ce qui montre assez pourquoi nous aimons les premiers dons que nous avons reçus de la nature, c’est qu’il n’est personne qui ne préfère, quand il a le choix, garder ses organes corporels intacts et bien disposés plutôt que de les voir, même en en conservant l’usage, affaiblis et contrefaits”, CICERON. Des fins. III, V, 17 in SCHUHL (1962), p. 267. 195 Cf. : “Les connaissances qu’on peut appeler compréhensions ou perceptions, ou bien si ces mots ne conviennent pas ou sont mal compris, catalepseis, doivent donc être selon moi acquises pour elles - mêmes, parce qu’elles ont la propriété de saisir en quelque sorte et de retenir la vérité ; on peut s’en apercevoir chez les petits enfants : nous les voyons se plaire à découvrir une chose en raisonnant par eux - mêmes, même si elle ne leur sert à rien”, CICERON. Des fins. III, V, 17 in SCHUHL (1962), p. 267. Est - ce un rappel de la thèse d’ARISTOTE. Poét. IV, 1448 b 5 - 19 ?

562

avec l’intention de la nature ; le faux est discordance196 : la représentation vraie, à laquelle l’assentiment est donné, est

nécessairement représentation du réel197 . Du non - être, nulle représentation n’est possible198 . La connaissance, selon

Zénon, procède par étapes successives : la représentation, l’assentiment, la compréhension, la science199 . Elles sont en

continuité200 et les deux premières sont communes à tous les vivants201 . L’image de la main ouverte laisse croire que la

représentation est passive202 (CLEANTHE prendra l’image du cachet), alors que l’image du repliement de la main droite

indique plus nettement l’activité du sujet. Le recouvrement du poing droit par la main gauche peut signifier d’une part la

cohésion de la compréhension, d’autre part un redoublement du savoir propre à la science : savoir c’est savoir que l’on sait.

Ces données de la dialectique zénonienne se retrouvent dans la présentation des tendances du traité Des fins. Les

tendances sont d’abord partagées en estimables et en non - estimables203 . Les tendances estimables, dont le point commun

est de remplir un office, vont être encore une fois divisées. Les premiers offices consistent à suivre les tendances conformes à

la nature, celles qui portent à la conservation204 . Viennent ensuite les offices qui discernent entre les tendances celles à

retenir et celles à rejeter205 . Leur succèdent enfin les offices qui procèdent du choix répété des tendances précédemment

196 Cf. : “D’après les Stoïciens, l’homme répugne à l’assentiment faux plus qu’à tout le reste de ce qui est contraire à la nature”, CICERON. Des fins. III, V, 18 in SCHUHL (1962), p. 267. 197 Cf. : “Dès son premier pas, la connaissance se place dans le réel et dans le réel suffisamment éclairé (…) L’objet est présent “en personne” et se fait connaître lui - même dans une représentation compréhensive”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 113. 198 Cf. : ““Ce qui est compris est une représentation (c’est le mot dont nous avons usé hier pour rendre phantasia) imprimée et formée d’après l’objet d’où elle provenait, telle qu’elle ne pourrait être si cet objet n’existait pas” (Telle est la définition de Zénon, fort juste selon nous ; comment en effet rien pourrait - il être compris et connu qui soit tel qu’il pourrait être aussi bien faux ?) (…)”, CICERON. Pr. Ac. II, VI, 18 in SCHUHL (1962), p. 196. Cf. : “Zénon la définit : “Une représentation qui, venant d’un objet réel en porte la marque, l’empreinte, l’image de cet objet.” Ici Zénon a vu avec pénétration qu’il n’y avait pas de représentation qui pût être perçue si, venant d’un objet réel, elle pouvait avoir le même caractère qu’une représentation issue d’un objet inexistant”, CICERON. Pr. Ac. II, XXIV, 77 in SCHUHL (1962), p. 222. 199 Cf. : “Zénon le démontrait par des gestes. Il montrait sa main ouverte, les doigts étendus : “Voici la représentation”, disait - il ; puis il contractait légèrement les doigts : “Voici l’assentiment.” Puis il fermait la main et serait le poing, en disant : “Voici la compréhension” ; c’est d’ailleurs d’après cette image qu’il a donné à cet acte un nom qui n’existait pas auparavant, celui de catalêpsis ; puis avec la main gauche, qu’il approchait, il serrait fortement le poing droit en disant : “Voici la science, que personne ne possède sinon le sage.””, CICERON. Pr. Ac. II, XLVII, 145 in SCHUHL (1962), p. 255. 200 Cf. : “Il y a, entre la représentation et l’assentiment, une harmonie, nécessaire, naturelle, facile, la même qui s’établit, au niveau des principia naturalia, entre la tendance à nous conserver nous - mêmes et la nature qui nous y convie”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 114 - 115. 201 Cf. : “L’assentiment est, à la fois, si nécessaire et si naturel qu’il a lieu également chez les animaux”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 115. 202 Cf. : “Ainsi nous sommes forcés de prendre à la lettre cette affirmation que la représentation est un “état passif” et de considérer le point de départ comme nettement sophistique”, BREHIER (1951), p. 85. 203 Cf. : “Poursuivons donc, dit - il ; nous étions partis des principes de la nature, auxquels doit se conformer ce qui suit. Or, ce qui vient après eux, c’est une première division que voici : ils appellent “estimable” (c’est, je pense, le mot à choisir) ou bien l’objet conforme à la nature, ou bien celui qui a un effet tel qu’il mérite d’être choisi en vue de cet effet, objet possédant une valeur qui mérite l’“estime” (je traduis ainsi axia) ; le “non - estimable” est le contraire de l’estimable”, CICERON. Des fins. III, VI, 20 in SCHUHL (1962), p. 268. 204 Cf. : “(…) le premier office (je traduis ainsi cathêkon) d’un vivant est de se conserver dans la constitution qui lui a été donnée par la nature (…)”, CICERON. Des fins. III, VI, 20 in SCHUHL (1962), p. 268. 205 Cf. : “(…) ensuite de retenir ce qui est conforme à la nature et de repousser le contraire : on trouve donc d’abord le choix et le rejet (…)”, CICERON. Des fins. III, VI, 20 in SCHUHL (1962), p. 268.

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retenues206 . Le bien apparaît lorsque ces mêmes offices conformes à la nature sont suivis avec constance207 . Toutes ces

phases sont en continuité208 . La raison apparaît, et avec elle l’humanité car jusque là tous les vivants partagent les mêmes

tendances209, avec le choix réfléchi210 et la notion de bien. Le bien est une notion dégagée par la comparaison raisonnée des

choses211 .

Impossible sagesse. La sagesse est seule la réalisation de la tendance naturelle dans l’âme de l’homme : le sage

est l’homme accompli212 . Le sage voit dans la constance et la conformité des tendances naturelles ce qui est à

rechercher213 : il cherche cette conformité des tendances naturelles (leur fin) plutôt que les objets de ces tendances (leur

but). Le sage ne cherche pas la satisfaction des tendances pour les objets auxquels elles tendent mais pour la conformité qu’il

y voit avec l’ordre de la nature. Il y aura donc continuité entre la tendance naturelle et la sagesse214 . Tous les offices ont

certes pour but d’atteindre des objets mais ces objets sont les termes de l’action et non sa fin. Le résultat de l’action ne

détermine en rien sa valeur morale. De la sorte nul de ces offices n’est à chercher pour lui - même : la fin est au - delà du

206 Cf. : “(…) vient ensuite un choix accompagné d’office (…)”, CICERON. Des fins. III, VI, 20 in SCHUHL (1962), p. 268. 207 Cf. : “(…) et enfin un tel choix continuellement répété ; lorsque ce choix est constant et conforme à la nature jusqu’au bout, c’est en lui d’abord que réside et que commence à être saisi ce que l’on peut appeler le bien au vrai sens du mot”, CICERON. Des fins. III, VI, 20 in SCHUHL (1962), p. 268. 208 Cf. : “Ainsi, de la tendance primitive à la conduite raisonnable, il n’y a aucune “discontinuité” ; c’est par un déploiement, un “accomplissement” (effectio) que celle - ci sort de celle - là, et ne peut en sortir que parce que l’une et l’autre sont et demeurent “naturelles””, GOLDSCHMIDT (1989), p. 59 209 Cf. : “D’abord la nature a donné à tout le genre des êtres vivants une inclination à se conserver eux - même, leur vie et leur corps, à éviter tout ce qui leur paraît nuisible, à rechercher et à mettre en état tout ce qui est nécessaire à la vie, nourriture, abri et autres choses du même genre”, CICERON. Off. I, IV, 11 in SCHUHL (1962), p. 498 - 499. 210 Cf. : “La primitive inclination à soi faisait rechercher l’utile et repousser le nuisible. Alors que l’animal usait de ces choses par science innée, pour l’homme, il y a là l’objet d’un choix réfléchi. Le “premier devoir”, qui est de se conserver dans sa “constitution naturelle”, se prolonge alors dans le choix judicieux fait à l’égard des “choses conformes à la nature”, celles que favorisent cette constitution. Ce choix va acquérir une sûreté telle qu’on puisse le dire “constant et en accord avec la nature”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 129. 211 Cf. : “Les notions des choses se forment dans les âmes grâce à une connaissance qui vient ou de l’expérience ou de la composition, ou de la ressemblance ou d’une comparaison raisonnée ; c’est de cette dernière façon que se forme la notion du bien : quand l’esprit, partant des choses qui sont suivant la nature, s’élève en les confrontant rationnellement, il parvient à la notion du bien. Ce n’est ni par addition ni par agrandissement ni par rapport aux autres choses, c’est par son essence propre que nous avons conscience du bien et que nous l’appelons ainsi”, CICERON. Des fins. III, X, 33 - 34 in SCHUHL (1962), p. 273 - 274. 212 Cf. : “Comme les membres nous ont été donnés pour nous adapter à un certain mode de vie, de même l’inclination dans l’âme, qui s’appelle en grec hormê, paraît nous avoir été donnée en vue d’une forme de vie bien déterminée et non pas quelconque ; et il en est encore de même de la raison et de la raison achevée”, CICERON. Des fins. III, VII, 23 in SCHUHL (1962), p. 270. 213 Cf. : “Le premier penchant de l’homme est pour ce qui est conforme à la nature ; mais, sitôt qu’il en a eu l’idée ou plutôt la “notion” (on dit en grec ennoia), et qu’il a vu l’ordre et pour ainsi dire l’harmonie entre les actions à faire, il estime cette harmonie à bien plus haut prix que les objets qu’il avait d’abord aimés ; usant de la connaissance et du raisonnement, il est amené en conclusion à décider que c’est là qu’est situé ce fameux souverain bien de l’homme, méritoire par lui - même et à rechercher pour lui - même”, CICERON. Des fins. III, VI, 21 in SCHUHL (1962), p. 268 - 269. 214 Cf. : “De la conciliatio par tendance, à la conuenientia rationnelle, le cercle est fermé : du début à la fin, on demeure dans la “conformité avec la nature” ; de l’instinct de conservation à la “sagesse” (exercice constant et conséquent de la faculté rationnelle), il y a passage de la nature à la nature, du même au même, mais de telle sorte que dans le terme d’arrivée, le terme de départ soit transformé par une sorte de rétroaction, sans cependant être contredit”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 129.

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terme de l’action215 . CATON prend l’image de l’archer : la cible est le terme de l’action, la flèche s’y fichera ; l’adresse, la

concentration sont la fin216 . Or si le terme, la cible, peut être manqué parce que cela relève du Destin, le sage ne manquera

pas la fin qui dépend de sa seule volonté217 .

La fin est toujours atteinte par le sage même si le but est manqué : le but est l’occasion toujours réitérable qui

permettra de réaliser toujours infailliblement la fin218 . La sagesse va au delà du but fixé par les tendances naturelles ; elle

consiste en une transposition de ces tendances naturelles initiales219 . En cela, elle atteint infailliblement, elle et elle seule, la

perfection. Cela ne va pas sans conséquences. Il s’ensuit premièrement que la sagesse n’est jamais réalisée par l’exécution

des devoirs. La sagesse ne se réalise pas dans les devoirs parce que seule importe la fin220 . Si la sagesse est un art, ce n’est

pas à la manière de ceux de la médecine ou de la navigation qui produisent un effet ou qui atteignent un terme ; elle est un

art qui se tient dans l’accomplissement à tout moment de la fin221 . Elle tient tout entière en elle - même222 . Les fameux

paradoxes stoïciens223 procèdent de cette distinction stoïcienne de la fin et du terme : la totalité est réalisée dès lors que la

215 Cf. : “(…) les actes que j’ai appelés des offices et qui ont pour point de départ les principes de la nature, doivent être rapportés à ces penchants ; et l’on peut dire justement que tous les offices ont pour but d’atteindre les objets premiers de ces inclinations ; non pas que ce soit là la fin des biens, puisque l’acte honnête ne réside pas dans les premiers penchants naturels ; il suit et naît après eux, comme je l’ai dit ; il n’en est pas moins vrai qu’il est conforme à la nature et qu’il nous exhorte à le rechercher bien plus que les objets précédents ne nous attiraient vers eux”, CICERON. Des fins. III, VI, 22 in SCHUHL (1962), p. 269. 216 Cf. : “(…) supposons qu’on ait l’intention d’atteindre un but avec un javelot ou une flèche ; c’est en ce sens que nous parlons d’un terme suprême dans les biens ; dans cette comparaison, le tireur doit tout faire pour atteindre le but ; et pourtant, tout faire pour l’atteindre, c’est là en quelque sorte sa fin suprême ; c’est ainsi que nous parlons de souverain bien dans la vie ; frapper le but, c’est là ce qui est à choisir de préférence, mais non pas à rechercher”, CICERON. Des fins. III, VI, 22 in SCHUHL (1962), p. 269. 217 Cf. : “Si, pour eux aussi [les Stoïciens], le sage ressemble à l’archer, c’est seulement en ceci qu’il vise avec un art consommé u but ; mais ce but, il peut l’atteindre ou le manquer, cela ne dépend pas de lui, mais du Destin. La fin de sa visée, fin toujours atteinte, n’est que dans cette visée même”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 146. 218 Cf. : “Le [telos] est atteint à chaque instant, à l’occasion de tout [skopos] qui pourra se présenter (…)”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 153. 219 Cf. : “Tous les offices ont pour point de départ les principes de la nature, et la sagesse elle - même doit avoir même source ; mais comme il arrive à une personne recommandée à quelqu’un qu’elle fasse plus de cas de celui à qui on l’a recommandée que de celui qui l’a recommandée, il n’est pas du tout étonnant que, recommandés d’abord à la sagesse par nos inclinations naturelles, nous ayons ensuite pour la sagesse elle - même plus d’attachement que pour les penchants d’où nous sommes partis pour venir jusqu’à elle”, CICERON. Des fins. III, VII, 23 in SCHUHL (1962), p. 269 - 270. 220 Cf. : “C’est ainsi que la sagesse est, à chaque instant, capable de remplir tout devoir, sans s’épuiser dans aucun”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 153. 221 Cf. : “Comme on donne à l’acteur un rôle précis et non pas quelconque, au danseur un pas réglé d’avance, de même l’homme doit mener sa vie d’une manière déterminée sans arbitraire ; cette manière de vivre c’est celle que nous appelons harmonieuse et conséquente. La sagesse ne ressemble pas, croyons nous, à l’art du pilote et du médecin, mais plutôt, comme je viens de le dire, à un rôle de théâtre et à une danse ; le suprême de l’art, son achèvement est en lui - même et n’est demandé à rien qui lui soit extérieur”, CICERON. Des fins. III, VII, 24 in SCHUHL (1962), p. 270. 222 Cf. : “Pourtant la sagesse ne ressemble pas tout à fait à cette sorte d’arts : en eux, les actes bien réussis ne comprennent pas toutes les parties dont se composent ces arts ; ici, ce que nous appelons, si tu veux, la rectitude ou les actions droites (on dit en grec katorthomata), contient toutes les espèces de vertus que l’on peut dénombrer ; seule la sagesse est dirigée toute entière vers elle - même, ce qui n’a pas lieu dans le reste des arts”, CICERON. Des fins. III, VII, 24 in SCHUHL (1962), p. 270. 223 Cf. : “Auraient - ils [les anciens Académiciens] jamais dit que les sages sont seuls rois, seuls riches, seuls beaux, que tout ce qui existe appartient au sage, que nul n’est consul, préteur, général (peut - être même commissaire à l’urbanisme), s’il n’est sage, enfin que le sage est seul citoyen et seul libre (…)”, CICERON. Pr. Ac. II, XLIV, 136 in SCHUHL (1962), p. 251 ; “(…) le terme extrême donc étant de vivre en harmonie avec la nature, il suit nécessairement de là que tous les sages ont toujours une vie heureuse, parfaite, fortunée, qu’ils ne rencontrent ni obstacle, ni empêchement, qu’ils ne manquent de rien”, CICERON. Des fins. III, VII, 26 in SCHUHL (1962), p. 271. Cf. DL. VII, 121 - 125 in SCHUHL (1962), p. 54 - 56.

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fin est atteinte, - ce que le sage ne peut manquer. Deuxième conséquence : l’action du sage est d’emblée bonne comme

l’action de l’insensé est d’emblée une faute. L’acte du sage est complet, et cela dès l’instant qu’il commence parce qu’il

consiste dans la poursuite de la fin, parce qu’il est une tension vers elle224 . Le résultat ne le modifie pas, il ne lui apporte

rien de plus : la vertu ne connaît pas d’augmentation de degré225 . De ce fait, il est complètement bon dès le

commencement226 . Inversement, la faute peut être telle dès avant la production du résultat : elle est d’emblée une faute,

comme le sont les passions227 . Les stoïciens distinguent en effet l’action droite du convenable, de l’office et du devoir.

L’action droite est complète. Le CATON du traité cicéronien compare l’action droite au moment opportun : ce ne sont pas

des grandeurs susceptibles d’augmentation ; ces deux réalités ont en elles - mêmes leur valeur228 . Cette comparaison

suggère une autre raison pour laquelle le sage ne saurait recourir à la casuistique : outre que son action atteint infailliblement

la fin par la rectitude du vouloir, vidant en son principe une casuistique des fins (quel devoir choisir ?), elle s’exerce dans

l’instant et à chaque instant : la notion de circonstances de l’action, privée de sens, récuse a priori une casuistique des

moyens (quand agir ?). Autre comparaison : le cothurne. Dès lors qu’il est adapté au pied, le nombre de cothurnes n’importe

pas ; de même, l’action droite se suffit229 . Ultime conséquence, il n’y a pas de moyen terme entre la sagesse et la folie230 .

Qui n’est pas sage est fou231 : on se noie peu au - dessous de la surface tout aussi sûrement qu’au fond de l’eau232 . La

notion de progrès moral n’a pas de contenu233 .

224 Cf. : “Dans les autres arts, quand on dit : “c’est fait avec art”, on songe à ce qui vient après, à ce qui suit l’art, à ce qu’on appelle en grec épigennêmatikon ; mais quand nous disons : “c’est sagement fait”, nous le disons dès le début de l’acte (…)”, CICERON. Des fins. III, IX, 32 in SCHUHL (1962), p. 273. 225 Cf. : “(…) elle [la vertu] vaut par son genre propre, et non par un accroissement de degré”, CICERON. Des fins. III, X, 34 in SCHUHL (1962), p. 274. 226 Cf. : “(…) il faut juger droits les actes qui procèdent de la vertu dès qu’ils sont entrepris et avant leur achèvement”, CICERON. Des fins. III, IX, 32 in SCHUHL (1962), p. 273. 227 Cf. : “(…) la crainte, le chagrin, le désir sont des fautes, même quand ils restent sans effet ; ce n’est pas dans ce qui vient après, dans ce qui suit que ce sont des fautes ; ce sont des fautes dès l’abord”, CICERON. Des fins. III, IX, 32 in SCHUHL (1962), p. 273. 228 Cf. : “De même que l’opportunité ne grandit pas pour se prolonger dans le temps (l’à - propos gardant, à chacun de ces moments, la valeur qui lui est propre), de même la conduite droite (je traduis ainsi catorthôsis, catorthôma désignant l’action droite), la conduite droite, dis - je, et aussi conséquente et le bien lui - même qui consiste dans l’accord avec la nature, n’admettent l’addition de rien qui puisse les augmenter”, CICERON. Des fins. III, XIV, 45 in SCHUHL (1962), p. 278 - 279. 229 Cf. : “(…) ils emploient cette comparaison : si le mérite d’un cothurne est de chausser exactement le pied, il n’y a pas de raison de préférer un grand nombre de cothurnes à un petit nombre, ni les plus grands aux plus petits ; de même, si le bien est déterminé par la conséquence et l’opportunité, il n’y a pas à préférer des biens plus nombreux à de moins nombreux, leur durée à leur brièveté”, CICERON. Des fins. III, XIV, 46 in SCHUHL (1962), p. 279. 230 Cf. : “(…) il n’y a pas de milieu entre la sagesse et la folie : on sait ou on ne sait pas ; la nécessité n’est pas de ces choses qu’on peut apercevoir avec plus ou moins de clarté ; on l’aperçoit pleinement ou pas du tout”, RODIER (1969), p. 285. 231 Cf. : “(…) ceux qui ne sont pas sages sont tous des étrangers, des exilés, des esclaves, des fous (…)”, CICERON. Pr. Ac. II, XLIV, 136 in SCHUHL (1962), p. 251 ; “Tous ceux qui ne sont pas sages sont fous ; car n’ayant pas la sagesse, tous leurs actes dénotent une folie égale à leur manque de sagesse”, DL. VII, 124 in SCHUHL (1962), p. 55 - 56. Cf. CICERON. Des fins. III, XXII, 75 - 76 in SCHUHL (1962), p. 290. 232 Cf. : “Ceux qui sont plongés dans l’eau, s’ils ne sont pas loin au - dessous de la surface de manière à pouvoir d’un moment à l’autre y remonter, ne peuvent pas plus respirer que s’ils étaient au même instant au fond de l’eau (…)”, CICERON. Des fins. III, XIV, 48 in SCHUHL (1962), p. 279. 233 Cf. : “(…) celui qui fait un progrès vers les dispositions vertueuses est dans le malheur tout autant que celui qui n’a pas avancé d’un pas (…)”, CICERON. Des fins. III, XIV, 48 in SCHUHL (1962), p. 279.

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Conclusion de A. Avec le stoïcisme, la casuistique est requise, anthropologiquement, pour donner à chacun la

possibilité de parfaire sa condition, socialement pour que chacun accomplisse le rôle qui lui a été dévolu par le Destin. Or

une doctrine qui n’accorde de moralité qu’aux conditions strictes de la sagesse parfaite abandonne les hommes ordinaires. La

seconde moitié du traité Des fins reprendra à nouveau la question de la moralité et donne une autre consistance à la notion de

devoir. Mais, avec le stoïcisme, la casuistique est encore fondée ontologiquement et pratiquement : la nature donne

l’impulsion vers la moralité qui ne peut être parachevée que par les efforts de la raison retrouvant ce même élan. Agir

moralement consistera pour chacun à retrouver en chaque circonstance, selon sa position et sa condition, par la raison

l’impulsion de la nature. La dissociation, pour l’homme ordinaire, de la nature et de la raison alors qu’elles ne font qu’un en

réalité pour le sage, amène à la constitution d’une casuistique qui devra examiner quels sont les devoirs de chacun dans sa

situation.

B. Stoïcisme et casuistique : “Une honnêteté de second rang”234 .

La morale moyenne est celle que défendra PANETIUS dont le traité Des devoirs exposera les thèses. Il s’agit de

donner une morale pour ceux dont les mérites ne sauraient aller jusqu’à la perfection du sage. La nécessité de cette morale

moyenne est d’autant plus pressante que les stoïciens ne reconnaissaient pas l’existence d’un sage parmi eux235 . C’est dans

cette réalité intermédiaire des préférables que s’exerceront les convenables ou les devoirs, rendant possible une casuistique

des circonstances de l’accomplissement des devoirs.

Les préférables. Les chapitres XV et suivants du traité Des Fins accordent une place aux préférables et actions

convenables. CICERON reprend ici les thèses de la morale moyenne de PANETIUS. Parce que l’action droite du sage se

suffit en cela qu’elle tend vers la fin et qu’elle la réalise à chaque moment, toutes les autres actions devraient se trouver dans

l’indifférence axiologique. La conséquence a été tirée par ARISTON236 . La sagesse n’aurait pas d’action à faire : les objets

se vaudraient et il n’y aurait aucun moyen de faire la différence entre eux237 . Les Stoïciens distinguent des choses

234 Cf. CICERON. Off. III, IV, 15 in SCHUHL (1962), p. 591. 235 Cf. : “Et certes Chrysippe ne se donne pas pour sage, pas plus lui qu’aucun de ses disciples ou de ses maîtres”, PLUTARQUE. Contrad. XXXI in SCHUHL (1962), p. 119. 236 Cf. : “Ariston le Chauve, de Chio, surnommé la Sirène, dit que la fin consiste à vivre dans une disposition indifférente envers toutes les choses intermédiaires entre la vertu et le vice, de n’admettre aucune distinction entre elles et d’être également disposé envers toutes (…)”, DL. VII, II, 160 in SCHUHL (1962), p. 67 - 68. 237 Cf. : “Le développement concerne les différences qu’il y a entre les choses ; si nous disions qu’il n’y en a pas, la vie serait désordonnée comme dans la doctrine d’Ariston ; on ne trouverait à la sagesse aucune fonction à remplir, aucune œuvre à faire,

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moyennes : les préférables (proêgménon)238, et les choses à rejeter (apoproêgménon)239 . Les préférables n’ont de valeur

que relativement à la réalisation de la fin sans contribuer cependant à la réalisation de cette fin240 . Les Stoïciens prennent la

comparaison du jeu d’osselets : si la fin est le jet de l’osselet tel qu’il tombe droit, l’osselet lancé de façon à tomber droit est

préférable sans réaliser pour autant la fin241 . La fin est dans la rectitude de l’action de lancer et non pas dans le lancer qui a

eu lieu. La valeur morale du préférable lui vient de la rectitude de l’action. CICERON parle de choses indifférentes242 . Les

préférables se divisent eux - mêmes en préférables par eux - mêmes et en préférables en raison de leur résultat243 .

Les convenables. A l’action droite que seul le sage peut entreprendre, les Stoïciens ajoutent les convenables. Le

convenable se situe dans les choses moyennes244 ; il se définit comme l’action dont il est possible de rendre compte245 . Il

consiste dans la recherche des choses moyennes246 . Cependant l’action du sage se situe dans ce domaine d’activités des

convenables247 . Le sage et l’insensé partageront les mêmes devoirs248, quoique la signification et la portée morales de

puisqu’il n’y aurait pas du tout de distinction entre les objets qui se rapportent à la conduite de la vie ni aucun moyen de choisir entre eux”, CICERON. Des fins. III, XV, 50 in SCHUHL (1962), p. 280. 238 Cf. : “Parmi les premiers, il y a en certains d’entre eux des raisons suffisantes pour les préférer ; c’est le cas de la santé, de l’intégrité des sens, de l’absence de douleur, de la gloire, de la richesse et choses semblables (…)”, CICERON. Des fins. III, XV, 51 in SCHUHL (1962), p. 281. 239 Cf. : “(…) parmi ceux qui ont une valeur négative, il en est qui présentent des motifs suffisants pour qu’on les rejette, la douleur, la maladie, la perte des sens, la pauvreté, le déshonneur et choses semblables, et d’autres qui ne les présentent pas”, CICERON. Des fins. III, XV, 51 in SCHUHL (1962), p. 281. 240 Cf. : “(…) les préférables ont assurément un rapport avec la fin des biens, mais ne concernent pas l’essence et la nature de cette fin”, CICERON. Des fins. III, XVI, 54 in SCHUHL (1962), p. 282. 241 Cf. : “(…) supposons, disent - ils, que notre fin et notre objet dernier soit de jeter un osselet de manière qu’il reste d’aplomb ; l’osselet qui aura été lancé de façon à tomber droit sera préférable par rapport à notre fin et, dans le cas contraire, non préférable ; et pourtant, s’il est préférable qu’il tombe droit, cela n’atteint pas la fin dont j’ai parlé. De même les préférables ont assurément un rapport avec la fin des biens, mais ne concernent pas l’essence et la nature de cette fin”, CICERON. Des fins. III, XVI, 54 in SCHUHL (1962), p. 282. 242 Cf. : “Nous en donnons la définition suivante [du préférable] : une chose indifférente douée d’une valeur moyenne (il me vient à l’esprit d’appeler chose indifférente ce que les Stoïciens nomment adiaphoron). Il était bien impossible de ne rien laisser dans les choses intermédiaires qui fût conforme ou contraire à la nature, et, dans ce résidu, de ne rien placer qui eût une certaine valeur, et, cela posé, de ne point admettre que certaines fussent préférables”, CICERON. Des fins. III, XVI, 53 in SCHUHL (1962), p. 281 - 282. 243 Cf. : “Les préférables sont les uns préférables par eux - mêmes, les autres par leur résultat, d’autres pour l’une et l’autre raison : par eux - mêmes comme l’aspect des traits et de la physionomie, comme la manière de se tenir, de marcher (il y a là des choses à préférer et à rejeter) ; par les effets qu’on attend d’eux, comme l’argent ; enfin pour l’une et l’autre raison, comme l’intégrité des sens et de la santé”, CICERON. Des fins. III, XVII, 56 in SCHUHL (1962), p. 282. 244 Cf. : “(…) le convenable est parmi les choses moyennes”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 283. 245 Cf. : “Bien que, selon nous, l’honnête soit le seul bien, il est pourtant logique de s’acquitter du convenable, quoique nous ne placions le convenable ni dans les biens ni dans les maux. Dans le convenable il y a un élément raisonnable qui fait qu’on peut en rendre compte, qui fait donc qu’on peut aussi rendre compte d’une action raisonnable. Le convenable est justement une action telle qu’on puisse en rendre un compte raisonnable. On voit par là que le raisonnable est de ces choses moyennes qui ne sont ni dans les biens ni dans leurs contraires”, CICERON. Des fins. III, XVII, 58 in SCHUHL (1962), p. 283. 246 Cf. RODIER (1969), p. 288. 247 Cf. : “Il est clair que c’est dans ces choses moyennes que le sage exerce son activité ; quand il agit, il juge que son action est convenable (…)”, CICERON. Des fins. III, XVII, 58 in SCHUHL (1962), p. 283. 248 Cf. : “(…) puisque tous les hommes sont poussés par la nature à s’aimer eux - mêmes, l’insensé tout autant que le sage choisira ce qui est conforme à la nature et repoussera ce qui lui est contraire”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 284 ; “Le convenable est donc une chose commune au sage et à l’insensé ; d’où il résulte qu’il est bien dans les choses que nous appelons

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l’action ne soient pas la même pour chacun d’eux249 . L’insensé ne voit pas qu’il ne fait qu’accomplir une action

convenable250 . Ainsi, le sage et l’insensé rendront le dépôt confié ; ils s’acquitteront du même devoir ; la signification

morale de cette reddition sera pourtant fort différente : le sage rendra le dépôt par justice251 . La spécificité de l’action du

sage tient toute dans l’intention et la tension vers la fin. En revanche il devra discriminer entre les actions convenables : en

cela il n’échapperait pas à une casuistique252 . Cette casuistique ne porterait que sur les convenables, et jamais sur les

actions droites. Ainsi, le devoir pour le sage sera de se suicider quoiqu’il soit heureux, alors que le devoir de l’insensé sera

de rester en vie quoiqu’il soit malheureux253 . C’est donc avec la notion de convenable qu’apparaît la nécessité d’une

casuistique254 avec le risque de la scission irréductible de la morale en deux255 .

Conclusion de B. L’apport de PANETIUS se situe à ce point précis. La présence de l’insensé, et pour les

Stoïciens tous les hommes le sont, requiert l’existence de cette morale moyenne256 . PANETIUS détache la morale de

l’ancien stoïcisme du cadre cosmique257 et amène l’homme à agir d’après sa propre nature258 : le résultat sera dans le traité

Des devoirs la considération des caractères à des fins casuistiques. Il reconnaît la possibilité d’un progrès moral259 .

moyennes”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 284 ; “(…) les devoirs dont je parle dans ces livres, sont, comme ils disent une “honnêteté de second rang”, ils ne sont pas particuliers aux sages mais ils les ont en commun avec tout le genre humain ; chez tous ceux qui ont quelque disposition naturelle à la vertu, ils sont des motifs d’agir”, CICERON. Off. III, IV, 15 - 16 in SCHUHL (1962), p. 591. 249 Cf. : “(…) Sage et insensé tout en accomplissant le même acte, ne font pas la même chose. Le sage accomplit une action droite (…), un acte pleinement vertueux, parce qu’étant sage c’est lui qui prête à l’acte la vertu, alors que l’insensé n’ayant pas la vertu, n’accomplit qu’un acte simplement convenable (…), un acte presque indifférent qui peut à certaines conditions, s’il répond à l’ordre universel des choses, être simplement louable”, TATAKIS (1931), p. 162. 250 Cf. : “Pour le devoir qu’ils appellent “action droite”, il est parfait, il est absolu, et, comme ils disent, “il n’a aucune partie manquante” ; il ne peut échoir à personne qu’au sage. Or, un acte, qui réalise les “devoirs moyens”, peut paraître pleinement parfait, parce que le vulgaire saisit avec peine en quoi il s’éloigne de la perfection ; dans ce qu’il saisit, il ne voit rien d’oublié (…)”, CICERON. Off. III, III, 14 - 15 in SCHUHL (1962), p. 591. 251 Cf. : “(…) si c’est une action droite de rendre par justice un dépôt, la pure et simple reddition du dépôt sera mise dans les convenables ; ce sont les mots “par justice” qui indiquent la rectitude de l’action ; l’action prise seule est un convenable”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 284. 252 Cf. : “(…) les tendances naturelles primitives, sont - elles favorisées ou contrariées, voilà ce qui tombe sous le jugement du sage et l’amène à choisir ; elles sont comme la matière soumise à la sagesse”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 61 in SCHUHL (1962), p. 284. 253 Cf. : “Il apparaît donc que c’est parfois un devoir pour le sage de quitter la vie, quoiqu’il soit heureux, et pour l’insensé d’y demeurer, quoiqu’il soit malheureux”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 60 in SCHUHL (1962), p. 284. 254 Cf. : “Comme tous les convenables procèdent des choses moyennes, comme l’on dit non sans motif que toutes nos réflexions se rapportent à elles, entre autres la question de savoir si nous devons quitter la vie ou y demeurer. Sont - ce les états conformes à la nature qui dominent chez un homme, il est alors convenable de rester en vie ; si ce sont les états contraires qui paraissent dominer ou sur le point de dominer, il est alors convenable de quitter la vie”, CICERON. Des fins. III, XVIII, 60 in SCHUHL (1962), p. 284. 255 Cf. : “Il n’en est pas moins vrai que l’insensé est capable de vivre suivant ces maximes, puisque, finalement, elles sont faites pour lui. Et il se fonde ainsi, en quelque sorte, au - dessous de la morale des sages et des bienheureux, une morale universelle qui pourrait à la rigueur se développer sans elle. De là naîtront, dans le moyen stoïcisme, ces traités “sur les fonctions”, qui s’adressent à l’homme privé et au citoyen, et d’où la figure du sage est presque entièrement absente”, BREHIER (1951), p. 233 - 234. 256 Cf. : “Leur idéal n’étant pas une idée, mais un homme, le sage, ils se sont vus obligés de donner toute une réglementation de la vie de tous les jours. De là, le développement de la casuistique. L’insensé, s’il voulait devenir sage, devait avant toute décision, tout acte, se demander ce que le sage aurait fait à sa place et agir comme s’il était en réalité un sage”, TATAKIS (1931), p. 161. 257 Cf. : “C’est Panétius qui arracha complètement la conduite humaine à l’ordre cosmique”, TATAKIS (1931), p. 164.

569

C. Les principes de la casuistique du traité des Devoirs.

CICERON aurait conservé dans le troisième livre du Traité Des Devoirs les traces de la casuistique stoïcienne260

mais aussi les principes de la philosophie et de la casuistique de PANETIUS. La place respective de la pensée de

PANETIUS et de celle de CICERON a été discutée par TATAKIS (1931). L’originalité de PANETIUS est de n’être pas un

philosophe d’école mais un conseiller. Il serait, pour cette raison, plus sensible aux difficultés d’application des principes de

la morale aux circonstances de l’existence261 . Ecrire un traité des Devoirs, c’est se lancer dans une tâche de casuiste262

puisque le devoir et son exécution dépendent de la qualité de celui qui en est le sujet263 . Après avoir distingué entre les

devoirs et rappelé la distinction entre les actions droites et les devoirs264, CICERON établit les principes de la résolution des

cas. La charge de déterminer les règles des actions afin de satisfaire aux devoirs est présentée comme la plus utile de la

philosophie265 .

L’ordre des devoirs. Les devoirs ont un ordre d’importance ; ils n’engagent pas chacun de la même manière.

L’échelle des devoirs doit nous faire préférer les dieux d’abord, puis la patrie, les parents, et par degrés les autres

hommes266 . Il s’ensuit un calcul des devoirs selon les circonstances, leur utilité réelle et leur utilité escomptée, les

bénéficiaires de ces devoirs quand ils sont en concurrence267 . Parmi les devoirs en concurrence, un calcul des obligations

258 Cf. : “Par la fin morale qu’il pose, nous avons vu que Panétius nous recommande de vivre conformément aux inclinations de notre propre nature”, TATAKIS (1931), p. 163. 259 Cf. : “Nous sommes donc dans une morale où la vertu est la limite d’un progrès et où les paradoxes comme celui de l’égalité de toutes les fautes ne peuvent plus avoir de sens”, TATAKIS (1931), p. 178. 260 Cf. : “The third book of his On Duties is, in effect, the first book of casuistry in Western moral philosophy, even though it contains much material from authors of the Late Stoa”, ER (1987, III), p. 113. 261 Cf. : “(…) ce n’est pas seulement un philosophe d’école, c’est, dirions - nous aujourd’hui, le conseiller privé ou le chef de cabinet d’un des principaux hommes d’Etat romain (…)”, MICHEL in HP (1969, I), p. 776. 262 Cf. : “Un tel traité rentre presque tout entier dans le domaine de la casuistique. Quel est ce domaine ? Appliquer les lois générales de la théorie morale aux faits particuliers de tous les jours, voilà la tâche de la casuistique”, TATAKIS (1931), p. 188. 263 Cf. : “(…) un traité sur les devoirs ne considère pas l’acte moral en tant qu’acte moral, mais en tant que devant être effectué par tel ou tel homme, dans tel ou tel cas”, TATAKIS (1931), p. 189. 264 Cf. : “Le devoir parfait, je crois pouvoir l’appeler action droite (Les Grecs disent [katorthoma], et ils appellent [cathêkon] le devoir ordinaire ; et voici leurs définitions : “ce qui est droit est la définition du devoir parfait ; le devoir moyen est, disent - ils, “celui dont l’accomplissement peut être justifié par une raison probable”)”, CICERON. Off. I, III, 7 - 8 in SCHUHL (1962), p. 497 - 498. 265 Cf. : “Bien que toute la philosophie soit tout entière féconde et profitable et qu’il n’y ait en elle aucune partie qui reste inculte et délaissée, nulle question n’y est plus plus fertile, plus productive que cette question des devoirs, d’où on tire les règles d’une vie honnête et d’accord avec elle - même”, CICERON. Off. III, II, 5 in SCHUHL (1962), p. 588. 266 Cf. : “Dans les rapports sociaux eux - mêmes, il y a une échelle des devoirs qui permet de saisir ce qui revient à chacun d’eux : notre première dette est envers les dieux immortels, la seconde envers notre patrie, la troisième envers nos parents, et elle s’étend ensuite par degrés aux autres hommes”, CICERON. Off. I, XLV in SCHUHL (1962), p. 551. 267 Cf. : “Tout cela est à considérer à propos de tout devoir pour pouvoir bien calculer nos devoirs et, après addition et soustraction, voir la somme qui reste ; par là on saura combien l’on doit à chacun”, CICERON. Off. I, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 515.

570

pourra faire suivre celle qui nous nuit le moins268 . Le calcul doit prendre en considération les avantages réels prévisibles

avec les conséquences telles qu’elles étaient naguère attendues par la stricte exécution du devoir dans lequel on s’est

engagé269 . Mais ce calcul n’est pas ployable à merci au gré des intérêts particuliers : il lui faut se plier aux exigences de la

justice et de la conformité avec soi270 . Le calcul doit parvenir à mettre en accord les deux grands principes de la conduite,

l’utile et l’honnête, qui ne peuvent jamais faire qu’un, quand la pluralité des devoirs en présence peut laisser croire à une

discordance qui ne saurait être qu’apparente271 .

A ce calcul des devoirs doivent être jointe la considération des règles de l’action, puisqu’il est du propre de l’homme

de pouvoir prévoir les conséquences de ses actes272 . CICERON recense trois règles : la soumission des inclinations à la

raison, condition de l’observation des devoirs ; déterminer l’importance de l’acte ; tenir son rang273 . Enfin, les devoirs

changent selon l’âge274 : le travail est une vertu pour les jeunes ; l’effort corporel doit être moindre pour le vieillard (Off. I,

XXXIV, 122).

268 Cf. : “Il ne faut donc pas tenir les promesses qui sont nuisibles à ceux à qui on les a faites ; et également, si elles nous nuisent plus qu’elles ne servent celui à qui nous les avons faites, il n’est pas moins contraire au devoir de préférer le plus au moins : par exemple, si l’on est engagé envers quelqu’un à venir en personne pour l’assister, et si dans l’intervalle on a un fils qui tombe gravement malade, il n’est pas contraire au devoir de ne pas faire ce qu’on avait dit qu’on ferait; et c’est plutôt celui à qui l’on a fait la promesse qui s’écarterait de son devoir s’il se plaignait d’avoir été abandonné. Et qui ne voit qu’il ne faut pas tenir des promesses qu’on nous a arrachés par peur ou par ruse ? De ces promesses nous délie en général l’édit prétorien et, parfois, la loi”, CICERON. Off. I, X, 32 in SCHUHL (1962), p. 506. 269 Cf. : “Quand il s’agit des services à rendre, il faudra examiner ce qui est le plus nécessaire à ceux que nous obligeons, et les résultats qu’ils peuvent ou ne peuvent pas atteindre sans nous. Aussi le degré d’urgence des services variera avec les circonstances (…)”, CICERON. Off. I, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 515. 270 Cf. : “Voilà comment on découvrira les devoirs, en se demandant ce qui est convenable et approprié aux caractères, aux circonstances et aux âges. Mais ce qui convient par dessus tout, c’est de rester d’accord avec soi - même dans sa conduite et dans ses desseins”, CICERON. Off. I, XXXIV, 125 in SCHUHL (1962), p. 538. 271 Cf. : “Pour pouvoir juger sans erreur si parfois ce que nous appelons utile paraît être en conflit avec ce que nous entendons par honnête, il faut établir une règle telle que, si on la suit en comparant l’un à l’autre, on ne s’écarte jamais de son devoir”, CICERON. Off. III, IV, 19 in SCHUHL (1962), p. 592. 272 Cf. : “(…) l’homme, participant à la raison et, par elle, distinguant les conséquences, voyant les causes, n’ignorant pas ce qui précède une chose, ce qu’on peut appeler son antécédent, comparant les semblables, ajoutant et liant aux choses présentes les choses futures, voit facilement le cours de sa vie entière et prépare d’avance ce qui est nécessaire pour vivre”, CICERON. Off. I, IV, 11 in SCHUHL (1962), p. 499. 273 Cf. : “Quand nous entreprenons une action, il faut garder trois règles : d’abord soumettre les inclinations à la raison, ce qui est le meilleur moyen d’observer les devoirs ; ensuite voir exactement l’importance de l’acte que nous voulons faire, pour n’y apporter ni plus ni moins de soin et de travail que la chose ne l’exige ; enfin s’attacher à garder la mesure, quand il s’agit d’être généreux et de tenir notre rang : la meilleure des mesures, c’est d’observer cette convenance dont j’ai parlé plus haut et de ne pas aller au - delà. Pourtant de ces trois règles, la plus importante est de faire obéir nos inclinations à la raison”, CICERON. Off. I, XXXIX, 141 in SCHUHL (1962), p. 543 - 544. 274 Cf. : “A chaque âge de la vie on attribue des devoirs différents ; autres sont ceux des jeunes gens, autres ceux des vieillards”, CICERON. Off. I, XXXIV, 122, in SCHUHL (1962), p. 537.

571

Le devoir et les circonstances du devoir. Le devoir doit suivre la diversité des circonstances275 . C’est le

propre du devoir que de s’inscrire dans les circonstances276 . Les devoirs n’ont pas de valeur dans l’absolu ; non seulement

ils ne restent pas toujours des devoirs mais ils peuvent encore s’inverser en leur contraire. Tel pourrait être la restitution d’un

dépôt277, si l’ami devient fou278, si le dépositaire prend les armes contre la patrie279 . La valeur morale des actes n’est pas

immuable280 . Accomplir son devoir, c’est viser par delà l’obligation stricte la fin ultime pour laquelle les devoirs ont été

institués. Pour la promesse à tenir, il faut tenir compte de la justice dont les deux principes sont : ne pas nuire ; servir

l’intérêt commun281 . Ainsi, la promesse faite par NEPTUNE d’accomplir le vœu de THESEE ne lui faisait pas un devoir de

tuer HIPPOLYTE282 . La promesse ne lie pas inconditionnellement et irréversiblement : les obligations peuvent se

chevaucher. Un calcul qui intégrera la considération des circonstances permettra de trancher entre les différents bénéficiaires

des devoirs dont il faut s’acquitter en un même moment : pour une récolte, aider son voisin ou aider son frère ; défendre au

tribunal son parent, son ami, son voisin283 .

275 Cf. : “Ne nous trouvant jamais devant les mêmes dispositions et les mêmes faits, c’est du milieu des circonstances multiples que nous aurons à dégager notre devoir. Il s’ensuit qu’il ne sera pas toujours le même, car alors il ne serait pas un devoir, c’est - à - dire une attitude particulière. Autres circonstances, autre âge, autres devoirs. Il y a plus. Devant les mêmes circonstances, les devoirs ne seront pas les mêmes pour tous”, TATAKIS (1931), p. 190. 276 Cf. : “On sera plus près du sens stoïcien, en traduisant ces [cathêkonta] par devoirs de situation ou devoirs d’état ; ce sont, dans tous les cas, des devoirs relatifs aux “circonstances””, GOLDSCHMIDT (1989), p. 155 - 156. 277 Cf. : “Il y a pourtant souvent des circonstances où les actes qui nous paraissent les plus dignes d’un homme juste, de l’homme que nous appelons homme de bien, se transforment en leurs contraires ; rendre un dépôt, faire une promesse et d’une manière générale accomplir ce qu’exigent la sincérité et la bonne foi, ce sont des devoirs que, dans certains cas, il devient juste d’enfreindre et de ne pas observer”, CICERON. Off. I, X, 31 in SCHUHL (1962), p. 505. 278 Cf. : “Si quelqu’un était dans son bon sens quand il a déposé chez vous une épée, et s’il a l’esprit égaré quand il la réclame, c’est une faute de la rendre et un devoir de ne pas la rendre”, CICERON. Off. III, XXV, 95 in SCHUHL (1962), p. 618. 279 Cf. : “Et si un homme qui a fait un dépôt d’argent chez vous porte les armes contre sa patrie, lui rendrez - vous ce dépôt ? Non, je crois ; autrement vous agiriez contre la république qui doit vous être plus chère que tout”, CICERON. Off. III, XXV, 95 in SCHUHL (1962), p. 618 - 619 280 Cf. : “Ainsi bien des actes essentiellement honnêtes, deviennent malhonnêtes avec les circonstances. Accomplir ses promesses, tenir ses engagements, rendre les dépôts, voilà des actes qu’il n’est pas honnête de faire lorsqu’ils sont devenus nuisibles”, CICERON. Off. III, XXV, 95 in SCHUHL (1962), p. 619. 281 Cf. : “Il convient de se rapporter ici aux fondements de la justice que j’ai posés au début : d’abord ne pas nuire à quiconque, ensuite être au service de l’intérêt commun. Quand les circonstances changent, le devoir change lui aussi, et il n’est pas toujours le même (…)”, CICERON. Off. I, X, 31 in SCHUHL (1962), p. 505. 282 Cf. : “(…) il peut arriver que tenir une promesse convenue soit nuisible ou à celui à qui on a fait la promesse, ou à celui qui a promis. Si, dans la pièce, Neptune n’avait pas accompli la promesse faite à Thésée, Thésée n’aurait pas perdu son fils Hippolyte”, CICERON. Off. I, X, 32 in SCHUHL (1962), p. 505 - 506. 283 Cf. : “Aussi le degré d’urgence des services variera avec les circonstances ; il y a des services qui sont dus aux uns plus qu’aux autres ; s’il s’agit de faire une récolte, on aidera un voisin plus volontiers qu’un frère ou un ami ; s’agit - il d’un procès au tribunal, on assumera la défense d’un parent ou d’un ami plutôt que celle du voisin”, CICERON. Off. I, XVIII, 59 in SCHUHL (1962), p. 515.284 Cf. : “Ainsi le mot que je traduis par modération désigne, je l’ai dit, “la science de l’opportunité des circonstances propices à une action”. Ce peut être aussi la définition de la prudence, dont j’ai parlé au début (…)”, CICERON. Off. I, XL, 142 - 143 in SCHUHL (1962), p. 544.

572

La prudence est la science qui permettra la juste appréciation des circonstances du devoir284 . Les circonstances ne

défont pas tous les devoirs. D’une part, elles adaptent les principes mais sans les ployer : nul ne peut en appeler aux

circonstances pour s’exempter des devoirs, les principes de la justice de la conduite y veillent. Il y a des devoirs sur lesquels

nulle circonstance ne prévaut. L’intérêt supérieur doit être préféré ; particulièrement quand il en va de la guerre285 . Et

CICERON de rappeler l’exemple de REGULUS qui tint sa promesse de revenir à CARTHAGE où il était prisonnier après

avoir plaidé au Sénat l’opinion qu’il ne fallait pas rendre les prisonniers286 . Le devoir impose de choisir même la mort

certaine quand il en va du salut de la patrie287 . D’autre part, les circonstances ne peuvent pas varier à l’infini. CICERON

récuse comme illusoire la multiplication des cas imaginés par POSIDONIUS288 . La valeur morale des vertus dépend, elle

aussi, des circonstances. En général condamnable, la magnificence289 est approuvée quand MARCUS SEIUS distribue une

mesure de blé pour un as au peuple, mettant ainsi fin à une longue haine (Off. II, XVII, 58).

Le critère déterminant pour la valeur des circonstances est l’utile : les circonstances légitiment l’infraction à un

devoir quand elles le rendent utiles290 . La loi qui demande de ne pas nuire à autrui, peut laisser place au crime quand les

circonstances font du meurtre même d’un ami un tyrannicide291 . Parmi ces circonstances, CICERON mentionne le temps

opportun. La plaisanterie devient raillerie selon le moment292 ; méditer est opportun avant une plaidoirie, inopportun au

milieu d’un repas (Off. I, 144). De même, le lieu modifie le sens de l’action : admirer la beauté d’un garçon ne convient pas

dans un repas d’affaire mais convient au gymnase293 ; chanter sur la place publique ne convient pas davantage (Off. I, 145).

285 Cf. : “Et si, par suite des circonstances, quelqu’un a fait séparément une promesse à l’ennemi, il doit y être fidèle (…)”, CICERON. Off. I, XIII, 39 in SCHUHL (1962), p. 509. 286 Cf. : “(…) dans la première guerre punique, Régulus, fait prisonnier par les Carthaginois, avait été envoyé à Rome pour traiter de l’échange des prisonniers et il avait juré qu’il reviendrait ; dès son arrivée à Rome, il émit, au Sénat, l’opinion qu’il ne fallait pas rendre les prisonniers : puis, bien que retenu par ses parents et ses amis, il préféra retourner à Carthage pur y subir le supplice plutôt que de manquer à la parole donnée à l’ennemi”, CICERON. Off. I, XIII, 39, in SCHUHL (1962), p. 509. 287 Cf. : “Se mettre au hasard en ligne et lutter corps à corps contre l’ennemi, c’est un acte sauvage et bestial ; mais quand les circonstances et la nécessité l’exigent, il faut entrer dans la mêlée et préférer la mort à la servitude”, CICERON. Off. I, XXIII, 81 in SCHUHL (1962), p. 523. 288 Cf. : “(…) il n’y a pas de circonstances où il importe à la république que le sage se décide à de pareils actes”, CICERON. Off. I, XLV, 159 in SCHUHL (1962), p. 550. 289 Cf. : “Au total, de pareilles largesses sont en général condamnables bien que nécessaires en certaines circonstances ; et encore faut - il qu’elles correspondent à nos ressources et trouvent leur mesure dans un juste milieu”, CICERON. Off. II, XVII, 60 in SCHUHL (1962), p. 574. 290 Cf. : “(…) souvent en effet les circonstances font qu’un acte tenu pour vil dans la plupart des cas, ne se trouve plus l’être”, CICERON. Off. III, IV, 19 in SCHUHL (1962), p. 592. 291 Cf. : “(…) qu’y a - t - il de plus criminel que de tuer un homme et, de plus, un homme qui est un ami ? Est - ce donc s’engager dans le crime que de tuer un tyran quoiqu’il soit votre ami ? Le peuple romain ne le pense pas pour qui, de toutes les belles actions, c’est la plus belle”, CICERON. Off. III, IV, 19 in SCHUHL (1962), p. 592. 292 Cf. : “Il est donc facile de distinguer la plaisanterie spirituelle de la raillerie grossière : l’une, si on la fait en temps opportun, dans un moment de détente, est digne d’un homme de bonne éducation ; l’autre ne convient même pas à un homme libre, si l’obscénité du langage s’ajoute à la bassesse des pensées”, CICERON. Off. I, XXIX, 104 in SCHUHL (1962), p. 531. 293 Cf. : “Si Sophocle avait tenu le même propos à l’examen des athlètes, il n’aurait pas eu à subir ce juste reproche : tant est grande l’importance du lieu et des circonstances”, CICERON. Off. I, XL, 144 in SCHUHL (1962), p. 545.

573

L’art de saisir l’opportunité est nommée tantôt la prudence294 tantôt la modération, l’eutaxia295 . L’art de saisir l’instant

pour s’acquitter avec justesse de son devoir est sans doute le principe de la casuistique stoïcienne296 . L’interprétation

“systémique” de GOLDSCHMIDT (1989) fait des circonstances davantage qu’un cadre de l’action : les devoirs sont

directement rattachés au Destin par cela même qu’ils s’inscrivent dans les circonstances297 ; ils sont inscrits dans l’ordre de

l’univers298 . La morale est l’édiction divine dans chaque circonstance299 .

Le devoir et le sujet moral. La qualité des personnes modifient la qualité de l’acte : un préteur ne doit pas

manifester de convoitise300 . En effet, le devoir doit suivre les dispositions de l’individu301 et la diversité des caractères.

CICERON reprend la comparaison théâtrale : le poète sait ce qui convient au personnage ; la nature écrit le rôle de l’homme

et indique ce qui lui convient302 . Il jouera son rôle avec perfection303 quand toutes ses actions exprimeront convenance et

294 Cf. : “(…) et quand une affaire se présente et qu’on en vient à la décision, capables de dénouer la situation et de prendre parti en temps opportun : telle est la prudence que l’on estime utile et véritable”, CICERON. Off. II, IX, 33 in SCHUHL (1962), p. 563 - 564. 295 Cf. : “Il nous faut parler ensuite de l’ordre dans la conduite et de l’opportunité des actions. C’est le sujet de la science qu’on appelle en grec eutaxia (…)”, CICERON. Off. I, XL, 142 in SCHUHL (1962), p. 544 ; “Ainsi le mot que je traduis par modération désigne, je l’ai dit, “(…) la science de l’opportunité des circonstances propices à une action”. (143) Ce peut être aussi la définition de la prudence, dont j’ai parlé au début (…)”, CICERON. Off. I, XL, 142 - 143 in SCHUHL (1962), p. 544. 296 Cf. : “Elle [l’idée d’opportunité] signifie que la rectitude de l’action consiste à “choisir judicieusement” l’impératif du présent. Enfin, elle met l’accent sur l’actualisation des normes selon les circonstances, sur leur application hic et nunc”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 159. 297 Cf. : “Déterminés par les circonstances, les devoirs sont rattachés directement au Destin et à la volonté de Dieu”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 156. 298 Cf. : “Les traités de morale peuvent bien les décrire et les ordonner sous la forme d’un code constitué : non seulement, comme c’est le cas de toute disposition légale, il faut, pour que telle norme vienne à s’appliquer, que les circonstances soient données, mais encore la succession même des circonstances est prescrite ici par la Loi du Destin. A la totalité du code, correspond le présent de la période cosmique ; pour la validité de tel devoir hic et nunc, de tel devoir particulier, les “circonstances” fournissent tout autant l’ occasion que le motif”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 156. 299 Cf. : “En ce sens, on peut dire que toute norme morale est essentiellement une loi spéciale et, plus exactement, une décision prise en vue d’un cas particulier”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 156. Et comme tout est réglé par le Destin : “Aussi la législation cosmique peut - elle être comparée à un système juridique où par définition il n’y aurait pas de lacune, ni de “vide”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 156. 300 Cf. : “Lorsque Périclès avait le poète Sophocle comme collègue à la préture, ils étaient réunis pour parler de leur service commun ; un bel enfant venant à passer, Sophocle s’écria : “Le bel enfant, Périclès !” ; Périclès eut raison de lui dire : “Sophocle, il est convenable pour un préteur de garder chastes non seulement les mains, mais les regards”, CICERON. Off. I, XL, 144 in SCHUHL (1962), p. 545. 301 Cf. : “C’est sa propre nature qui dictera à chacun le devoir propre à l’“æquibilitas”, celui qui établira l’harmonie intérieure. L’acte à faire prend un autre contenu, suivant que c’est Ulysse ou Ajax qui l’accomplit”, TATAKIS (1931), p. 190 ; “La conduite n’est plus un problème géométrique à résoudre, une forme prête comme un costume de confection, à s’appliquer au cas qui va se présenter. Nous avons affaire à l’individu réellement existant, à l’homme libre”, TATAKIS (1931), p. 193. Mais cela n’est vrai que de l’insensé : “(…) l’acteur figure symboliquement le sage en ce qu’il accepte son texte et met tout son soin à le réciter, tout en refusant, puisqu’il n’est qu’un acteur, de “prendre au tragique” les événements qu’il joue ; comme pour le sage, ils ne sont rien pour lui, ils sont “indifférents””, GOLDSCHMIDT (1989), p. 180 - 181. 302 Cf. : “(…) les poètes jugeront, d’après le rôle, ce qui convient à chacun ; pour nous, c’est la nature même qui nous a imposé notre rôle en nous faisant supérieurs au reste des vivants”, CICERON. Off. I, XXVIII, 97 in SCHUHL (1962), p. 528. 303 Cf. : “(…) pour nous, à qui la nature a donné comme rôle la constance, la mesure, la tempérance, la dignité, à qui elle enseigne à ne pas négliger de nous conduire comme il faut envers les autres, nous voyons par là jusqu’où s’étend le domaine de la convenance qui se rapporte à l’honnêteté en général, et de celle qui se montre dans chaque genre de vertus”, CICERON. Off. I, XXVIII, 98 in SCHUHL (1962), p. 529.

574

harmonie304 . Mais, au - delà de l’espèce, la nature détermine aussi les qualités personnelles de chaque homme305 qui

varient à l’infini306 . Avec elles, changera la manière de s’acquitter de ses devoirs, - voire le contenu même de ses devoirs

ne sera pas le même. Puisque la convenance est le signe de la bonne conduite, il appartient à chacun de se connaître, à la fois

pour jouer le rôle que la nature lui a dévolu et pour mettre dans sa conduite cette harmonie307 .

L’accomplissement du devoir ne se sépare pas de la réalisation de sa propre nature. Agir moralement c’est agir par

soi - même et, ultimement, c’est être soi308 . Au rebours, mal agir, c’est se méconnaître, se tromper de personne ou de

personnage, se prendre pour un autre309 . Avec les caractères changent en effet le convenable310 : ULYSSE supporte les

affronts devant lesquels l’impétuosité d’AJAX l’aurait porté à choisir la mort (Off. I, XXXI, 113). La conduite la plus

convenable est donc la sienne propre311 . Nul doute que connaître sa nature, ses devoirs et les circonstances dans lesquelles

il faudra agir ne dispense de l’exercice. Toute casuistique appelle à l’action : elle lève l’hésitation, demande l’effort de

résoudre la difficulté, recommande la préparation constante à cet effort312 .

Conclusion de C. La morale stoïcienne rapportée par CICERON apparaît au plus près de la casuistique sous la

forme qu’elle adoptera dans le catholicisme. Les calculs entre les devoirs, l’examen des circonstances de l’action et leur

304 Cf. : “Comme la beauté du corps, due à l’arrangement exact des membres, attire les regards et fait plaisir parce que toutes ses parties concourent entre elles avec une certaine grâce, ainsi cette convenance, qui brille dans notre vie, attire l’approbation de ceux avec qui nous vivons, par l’ordre, la constance, la mesure dans toutes nos paroles et tous nos actes”, CICERON. Off. I, XXVIII, 98 in SCHUHL (1962), p. 529. 305 Cf. : “Il faut comprendre aussi que la nature nous fait jouer deux rôles, l’un commun à tous, puisque nous avons tous part à la raison et ce rang supérieur qui nous place au - dessus des bêtes ; de lui dérivent l’honnêteté et la convenance ; et d’après lui on recherche une règle pour découvrir les devoirs. L’autre rôle est celui que la nature attribue en propre à chacun ; comme, en effet, nous sommes extrêmement différents par nos corps (les uns valent par leur vitesse à la course, les autres par leur vigueur dans la lutte ; et dans leur aspect, les uns ont de la dignité, les autres, du charme), il y a une variété plus grande encore dans les âmes”, CICERON. Off. I, XXX, 107, in SCHUHL (1962), p. 531 - 532. 306 Cf. : “Il y a mille autres différences entre les natures et les caractères, en qui on n’a pourtant rien à blâmer”, CICERON. Off. I, XXX, 109 in SCHUHL (1962), p. 533. 307 Cf. : “Or chacun doit maintenir ce qui est sien, non pas ses défauts, mais son caractère personnel, pour être plus capable de conserver cette convenance, qui fait l’objet de ma recherche. Il faut faire en sorte de ne pas entrer en lutte contre la nature humaine en général, mais, tout en la respectant, d’obéir à notre propre nature, si bien que, y eût - il des objets plus sérieux et plus importants, nous mesurions nos préférences en nous réglant sur notre nature propre : il ne convient pas de résister à notre nature ni de rien chercher que nous ne puissions atteindre”, CICERON. Off. I, XXXI, 110 in SCHUHL (1962), p. 533. 308 Cf. : “De là ressort bien la qualité propre de la convenance : il n’y a nulle convenance quand on agit “malgré Minerve”, comme on dit, c’est - à - dire en opposition avec sa nature”, CICERON. Off. I, XXXI, 110 in SCHUHL (1962), p. 533. 309 Cf. : “Si la convenance est quelque part, elle est dans l’égalité que l’on conserve avec soi - même dans la vie entière et dans chaque action, et l’on ne pourrait la conserver si l’on imitait le caractère d’autrui en oubliant le sien propre”, CICERON. Off. I, XXXI, 111 in SCHUHL (1962), p. 533. 310 Cf. : “Cette différence entre les caractères a une si grande force que, dans les mêmes circonstances, il arrive parfois que l’un a le devoir de se donner la mort, et non l’autre”, CICERON. Off. I, XXXI, 112 in SCHUHL (1962), p. 533. 311 Cf. : “Que chacun, considérant tout cela, estime exactement, ce qui est bien à lui, qu’il règle sa propre inclination, et qu’il n’aille pas chercher s’il lui convient d’agir comme il appartient à d’autres de le faire : la conduite la plus convenable pour chacun, c’est celle qui est la sienne propre”, CICERON. Off. I, XXXI, 113 in SCHUHL (1962), p. 534. 312 Cf. : “Mais comme les médecins, les généraux ou les orateurs, si savants qu’ils soient dans les préceptes de leur art, ne peuvent atteindre aucun résultat digne d’éloge sans la pratique et l’exercice, de même l’on peut bien enseigner, comme je le fais moi - même, les préceptes à suivre pour observer les devoirs, mais c’est une trop grande chose pour ne pas exiger aussi la pratique et l’exercice”, CICERON. Off. I, XVIII, 60 in SCHUHL (1962), p. 515 - 516.

575

poids respectif, la considération de la personne, sujet singulier de l’action, - tout cela atteste de la présence d’une casuistique.

La minutie des examens portant sur les obligations respectives, les circonstances et la condition du sujet, laisse deviner la

naissance d’un catalogue de situations typiques qui normeront les situations difficiles effectivement rencontrées par chacun

dans sa propre vie. Le mouvement s’accélérera par le choix des exemples, réels d’abord, fictifs ensuite, factices et façonnés

de manière à traiter des situations difficiles réelles enfin.

D. Questions casuistiques.

Le troisième livre du traité des Devoirs veut répondre à la question oubliée par PANETIUS313 et par son disciple

POSIDONIUS314 sur la compatibilité de l’honnête et de l’utile lorsqu’ils paraissent en désaccord. Le dernier livre est

émaillé par une série de questions casuistiques empruntées les unes à PANETIUS, les autres à HECATON. Toutes ces

questions sont résolues, avec des développements de longueur et d’importance inégales, dans le sens de la conciliation de

l’honnête et de l’utile. Il est possible de distinguer trois sortes de questions : les situations réelles puisées dans l’histoire

romaine, avec cette variante de situations hypothétiques élaborées par la variation de conditions réelles qui se rencontrent

dans la vie romaine ; les situations fictives débattues entre philosophes stoïciens ; les situations fictives ad hoc à faible degré

de plausibilité dont certaines citent la mythologie. Les deux dernières sortes de situations se distinguent par un caractère

intrinsèque (un inégal degré de probabilité) et par un caractère extrinsèque (l’intention de véracité) qui fait des dernières des

“questions”.

Questions casuistiques : les situations réelles. Parmi les premières questions casuistiques, figurent soit des

anecdotes, soit des situations hypothétiques réélaborant des conditions réelles. Parmi les situations puisées dans l’histoire

romaine : la vente de la maison de PYTHIUS au chevalier romain CANIUS (Off. III, XIV, 58 - 60) permet la référence à

l’introduction récente de la notion de “dol” dans le droit romain (Off. III, XIV, 60). Une autre anecdote montre SCÆVOLA

enchérir sur le prix qui lui est demandé pour se porter acquéreur d’un fonds (Off. III, XV, 62). Un autre aspect du dol tient,

selon les Douze Tables, dans la réticence à déclarer un défaut connu : CLAUDIUS CENTIMALUS devait - il déclarer à

313 Cf. : “Donc Panétius qui, sans contredit, est celui qui a traité des devoirs avec le plus d’exactitude, et que j’ai suivi de préférence en y apportant quelques rectifications, a posé trois cas dans lesquels on a coutume de réfléchir et de délibérer à propos du devoir, en se demandant en premier lieu si la chose en question était honnête ou honteuse, ensuite, si elle est utile ou nuisible, enfin, dans le cas où ce qui a l’aspect de l’honnête est en conflit avec ce qui paraît utile, comment il faut distinguer l’honnête et l’utile ; il a développé ensuite en trois livres les deux premiers points ; il a écrit ensuite qu’il allait parler du troisième, mais il ne s’est pas acquitté de sa promesse (…)”, CICERON. Off. III, II, 7 in SCHUHL (1962), p. 589. 314 Cf. : “Je m’étonne que Posidonius ait touché si brièvement à la question dans certains abrégés, d’autant plus qu’il n’y a pas de question plus indispensable dans la philosophie tout entière”, CICERON. Off. III, II, 8 in SCHUHL (1962), p. 589.

576

l’acheteur CALPURNIUS LANARIUS que les augures du Capitole avaient réclamé la destruction de la partie supérieure de

sa maison du mont CŒLIUS (Off. III, XVI, 66) ? Plus retorse : la vente par MARIANUS GRATIDIANUS à SERGIUS

ORATA d’une maison qui a une servitude qu’il ne lui a pas déclarée, est - elle juste ou est - elle entachée de faute, sachant

que GRATIDIANUS avait achetée à ORATA cette même maison autrefois (Off. III, XVI, 67) ? Fallait - il que M.

CRASSUS et Q. HORTENSIUS acceptassent le testament de BASILUS qu’ils savaient faux, privant ainsi l’héritier légitime

SATRIUS (Off. III, XVIII, 73 - 74) ? MARIUS devait - il accuser METELLUS (Off. III, XX, 79) Pompée devait - il

contracter une alliance avec CESAR (Off. III, XXI, 82) ? FABRICIUS devait - il faire reconduire le transfuge de l’armée de

PYRRHUS qui promettait d’empoisonner celui - ci (Off. III, XXII, 86) ? Le Sénat devait - il lever l’impôt sur les villes qui

avaient racheté leur liberté (Off. III, XXII, 87) ? REGULUS devait - il tenir sa promesse de revenir à CARTHAGE se faire

prisonnier si les Carthaginois emprisonnés à ROME n’étaient pas rendus et devait - il préférer l’intérêt de ROME au sien

propre (Off. III, XXVI, 99 - 101) ? TORQUATUS devait - il défendre la cause de son père MANLIUS accusé par

POMPONIUS d’avoir prolongé sa dictature, et de l’avoir écarté lui TORQUATUS à la campagne (Off. III, XXXI, 112) ?

D’autres questions casuistiques portent sur le comportement du citoyen romain ou sur l’état du droit romain. Les questions

sont clairement enracinées dans les pratiques sociales. Ainsi, l’homme de bien jugera - t - il en faveur de son ami ? (Off. III,

X, 43 - 44). Le rattachement de la question à la réalité est indiquée par les références aux pratiques judiciaires romaines (le

temps de la plaidoirie ; la prononciation de la sentence sous serment devant Dieu). La même question se pose sous une forme

anecdotique : le pythagoricien condamné à mort par DENYS revient comparaître, après avoir mis en ordre ses affaires

privées, pour subir la sentence alors que son ami s’était offert de mourir à sa place en cas de non retour (Off. III, X, 45). La

question de la restitution du dépôt de l’épée reparaît (Off. III, XXV, 95).

Questions casuistiques : les situations fictives. La seconde catégorie produit des questions fictives qui ont

été l’objet de controverses entre les maîtres stoïciens, DIOGENE DE BABYLONE et ANTIPATER son disciple. Un

marchand de blé qui se rend à RHODES alors dans la pénurie dira - t - il qu’il a vu d’autres bateaux pareillement chargés se

diriger vers l’île, au risque de devoir rabattre son prix ? (Off. III, XII, 50 - 57) La question suppose un marchand honnête315 .

Un honnête homme peut - il vendre sans injustice une maison qu’il est le seul à savoir insalubre (Off. III, XIII, 54) ? Le sage

emploiera - t - il la fausse monnaie qu’il vient de recevoir à son insu pour rembourser une dette (Off. III, XXIII, 91) ? Celui

qui vend du vin passé doit - il le dire (Off. III, XXIII, 91) ? Qui vend un esclave doit - il dire ses défauts (Off. III, XXIII,

91) ? Faut - il prévenir celui qui vend de l’or en croyant vendre de l’orichalque (Off. III, XXIII, 92) ?

315 Cf. : “Nous le supposons sage et honnête ; la question porte donc sur les réflexions et la décision d’un homme qui ne le cacherait pas aux Rhodiens s’il jugeait honteux de le faire mais qui se demande si c’est vraiment honteux”, CICERON. Off. III, XII, 50 in SCHUHL (1962), p. 603.

577

Questions casuistiques : les situations fictives ad hoc. La dernière catégorie regroupe des questions

fictives. Certaines s’interrogent sur le comportement du sage dans les circonstances où sa sagesse est mise à l’épreuve :

affamé, soustraira - t - il sa nourriture ? frigorifié, volera - t - il des vêtements ? La même question varie les circonstances : le

volé est un inutile ou un tyran ou un homme de bien316 . La plupart sont extraites du traité d’HECATON Des Devoirs :

l’homme de bien doit - il laisser sans nourriture ses esclaves quand la nourriture est trop chère (Off. III, XXIII, 89) ? Que

faut - il de préférence jeter à la mer : des chevaux de prix ou des esclaves (Off. III, XXIII, 89) ? Le sage arrachera - t - il la

planche de salut à l’insensé après un naufrage (Off. III, XXIII, 89) ? Le propriétaire du navire en aurait - il le droit (Off. III,

XXIII, 89) ? Et s’il n’y a qu’une seule planche mais deux sages (Off. III, XXIII, 90) ? Le fils dénoncera - t - il son père qui

creuse une galerie pour piller le temple (Off. III, XXIII, 90) ? L’hydropique doit - il renoncer à sa promesse de ne plus

prendre le médicament qui l’a une fois guéri après une rechute (Off. III, XXIV, 92) ? Le sage qui accepte un héritage de

mille sesterces à la condition de danser sur la place publique tiendra - t - il sa promesse (Off. III, XXIV, 93) ? Le Soleil

devait - il tenir sa promesse à PHAETON (Off. III, XXV, 94) ? De même NEPTUNE envers THESEE (Off. III, XXV, 94) ;

AGAMEMNON envers DIANE (Off. III, XXV, 95). ULYSSE devait - il simuler la folie pour ne pas rejoindre les armées

grecques (Off. III, XXVI, 97 - 98) ?

Conclusion de D. Avec la production des situations fictives, le mouvement casuistique de la morale stoïcienne

s’affirme : la casuistique, considérée dans son esprit, consiste en effet à comparer une situation typique à une situation réelle

de sorte que la première norme la seconde. La solution trouvée ou inventée pour la première vaudra pour la seconde. Il

s’ensuit une arborescence des cas selon que l’une ou l’autre des circonstances de l’action est altérée.

Conclusion du § 2. Suivre CICERON, c’est assister à la généalogie de la casuistique : la naissance de la

casuistique et son essence se manifestent évidemment. La casuistique apparaît avec l’émergence d’un monde autonome de

l’action où la connaissance ne contient pas le devoir, où le devoir ne se déduit pas de la connaissance de normes

préalablement établies. Historiquement, l’essor de la casuistique coïncide avec une ère d’incertitudes où les puissants en

appellent aux philosophes pour les conseiller dans leurs affaires publiques ou privées. Mais une fois dégagé de son

316 Cf. : ““Le sage, s’il est épuisé par la faim, ne soustraira - t - il pas des aliments à un autre homme, si cet homme ne sert à rien ? Et s’il s’agit de Phalaris, ce tyran cruel, ce monstre, un homme de bien mourant de froid ne le dépouillera - t - il pas de ses vêtements, s’il le peut ?”, CICERON. Off. III, VI, 29 in SCHUHL (1962), p. 595.317 Cf. : “(…) Sénèque et Epictète font surtout figure de directeurs de conscience et de casuistes professionnels ; ils sont à peine autre chose”, BAUDIN (1947), p. 106 - 107 ; “(…) Sénèque était avant tout un casuiste (…)”, GUILLEMIN (1953), p. 205.

578

historicité, le fondement de cet essor apparaît avec la reconnaissance d’un monde qui contient ses normes. La casuistique

s’efforce de les retrouver en respectant leur mode d’apparition aux consciences subjectives : à chacun ses devoirs selon son

état et les circonstances de sa situation, tout en réaffirmant l’existence d’obligations objectives : à chacun ses devoirs selon la

place que le Destin lui a dévolu. La casuistique retrouve le cours de la nature, mais un cours de la nature déchiré parce qu’il

n’a pas abouti clairement dans la conscience de chacun : il n’existe pas d’instinct moral ; nos tendances naturelles cependant

expriment quelque chose de cette moralité à laquelle nous destine la nature. Il incombe à la raison de placer et de compléter

dans la représentation ce que la nature n’a pas achevé. D’où les hésitations possibles et les conflits entre les devoirs tels

qu’ils apparaissent phénoménologiquement aux consciences. Quant à son essence, la casuistique trace un catalogue de

situations difficiles possibles capables de rendre compte de celles vécues par tout un chacun. Le catalogue fictif prolonge

l’élan naturel et il anticipe sur les situations difficiles futures.

§ 3. La casuistique d’après SENEQUE.

Le stoïcisme de CICERON exposait les principes de la morale stoïcienne ; le passage de la spéculation à la pratique

casuistique en recevait une lumière permettant de situer les raisons de la casuistique dans l’Ecole de ZENON. Le ministre de

NERON n’expose que rarement les principes spéculatifs. De sorte que SENEQUE a été souvent considéré comme un

casuiste seulement, et son stoïcisme comme une casuistique317 . Il est vrai que tout doit se rapporter à la morale318 . Si

SENEQUE propose des solutions casuistiques à des détails de la vie courante, dans le cadre de sa mission de directeur319 ,

cette pratique est cependant réfléchie. Elle repose sur des fondements puisés à la morale stoïcienne (A), et sur la distinction

des dogmes et des préceptes (L. 94 et 95). Une illustration de traitement d’une question casuistique sera par l’exemple du

suicide selon L. 70 (C). L’originalité de SENEQUE sur CICERON tient précisément dans le silence des principes qui donne

à la casuistique une autre dimension dans la vie morale.

A. Fondements de la casuistique de SENEQUE.

318 Cf. : “Lucilius, mon excellent ami, lis ces choses, je ne te le défends pas, à condition que tout ce que tu y cueilleras soit rapporté à la morale : discipline tes mœurs ; réveille en toi ce qui languit, raffermis ce qui s’est relâché, dompte ce qui se rebelle, fais une guerre sans merci à tes passions et aux passions publiques”, SENEQUE. L. 89 : 18 in SENEQUE (1993), p. 900. 319 Cf. De ira. II, 28 ; Ben. V - VI ; Tranq. VI ; L. 70, L. 77…

579

Les principes de la casuistique de SENEQUE peuvent être dénombrés ainsi : l’application de la vertu unique aux

circonstances diverses ; l’indifférence des circonstances à la qualité morale de l’action ; l’existence de choses indifférentes

entre lesquelles il est permis de choisir les préférables.

Un problème : vertu unique, circonstances diverses. Au cours d’un entretien de SENEQUE avec

CLARANUS320 , les biens, cependant égaux, sont répartis en trois classes321 : les premiers désirables en eux- mêmes (la

joie, la paix, le salut de la patrie)322 ; les seconds désirables par nécessité (la patience, l’égalité d’âme dans les maladies)323

; les troisièmes sont des convenables324 . Les seconds de ces biens semblent une mise à l’épreuve de l’âme alors que les

premiers représentent le terme de la recherche de l’âme, - ce pourquoi les tendances ne se rapportent pas également à

chacune de ces deux espèces325 . Les troisièmes sont des manifestations extérieures de l’âme qui s’est acquittée des autres

devoirs.

Pour résoudre cette difficulté, SENEQUE expose la nature du bien par excellence. La vertu est l’âme qui estime les

choses à leur valeur, communique avec l’univers, et donc participe d’elle - même au destin, qui se contrôle et qui demeure

constante dans l’adversité du sort326 . Il apparaît que l’âme du sage est une âme qui s’est dilatée aux dimensions du Tout,

qui est pénétrée des lois de la nécessité du Tout à laquelle elle acquiesce327 . Or si la vertu est une, elle est diverse par les

spécifications qu’imposent les circonstances ; cette diversité ne l’empêche pas d’être tout entière elle - même dans chacune

de ces circonstances328 . La règle de l’action vertueuse est la même partout et toujours et elle est donnée par la raison qui

participe à la vie du Tout329 .

320 Cf. : “J’ai revu après bien des années Claranus mon camarade d’études”, SENEQUE. L. 66 : 1 in SENEQUE (1993), p. 760. 321 Cf. : “Le premier jour, on a débattu cette question : comment les biens peuvent - ils être égaux, si on les répartit en trois classes ?”, SENEQUE. L. 66 : 5 in SENEQUE (1993), p. 761. 322 Cf. : “D’après notre école stoïcienne, les biens du premier ordre sont, par exemple, la joie, la paix, le salut de la patrie”, SENEQUE. L. 66 : 5 in SENEQUE (1993), p. 761. 323 Cf. : “Parmi les biens du second ordre, tirés d’une matière ingrate, nous comptons la patience dans les tourments, l’égalité d’âme au fort de la maladie”, SENEQUE. L. 66 : 5 in SENEQUE (1993), p. 761. 324 Cf. : “Restent les biens du troisième ordre : une démarche convenable, une physionomie calme et respirant la droiture, des gestes qui conviennent à un homme de sens”, SENEQUE. L. 66 : 5 in SENEQUE (1993), p. 761. 325 Cf. : “La première espèce sera directement l’objet de nos désirs ; ils n’inclineront la seconde que par nécessité”, SENEQUE. L. 66 : 5 in SENEQUE (1993), p. 761. 326 Cf. : “Une âme tournée vers le vrai, instruite de ce qu’il faut et de ce qu’il faut rechercher, estimant les choses à leur valeur naturelle, abstraction faite de l’opinion, en communication avec tout l’univers et attentive à en explorer tous les secrets, se contrôlant elle - même dans ses actions comme dans ses pensées, pleine d’énergie et pleine de grandeur, invincible aux duretés autant qu’aux caresses, également fière vis - vis de la bonne ou la mauvaise fortune, dominant de très haut la contingence et l’accident, d’une beauté où la grâce et la force s’équilibrent en parfaite harmonie ; saine, tempérante, imperturbable, intrépide, qu’aucune violence ne brise, sur qui les événements sont sans pouvoir pour l’exalter ou pour l’abattre : une telle âme est la vertu”, SENEQUE. L. 66 : 6 in SENEQUE (1993), p. 761 - 762. 327 Cf. : “(…) la raison n’est qu’une parcelle du souffle divin engagée dans le corps de l’homme”, SENEQUE. L. 66 : 12 in SENEQUE (1993), p. 763. 328 Cf. : “Celle - ci [la vertu] n’apparaîtrait pas sous une autre image, s’il nous était donné de l’embrasser d’une seule vue, si elle se révélait tout entière. En fait, nous avons d’elles [sic] des spécifications nombreuses qui se diversifient selon les circonstances et

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La casuistique aura donc pour but de retrouver pour chaque circonstance le devoir conforme à la tendance vertueuse,

le devoir qui exprimera exactement ce qu’est la vertu pour cette circonstance330 . La casuistique retrouvera la norme du Tout

dans chaque circonstance331 . SENEQUE recommandera de tenir ensemble l’acte, l’élan et l’à - propos dans l’action morale

: ruiner cette harmonie, ce n’est pas agir moralement332 . La casuistique apparaît ici comme un moment de la vie morale, la

connaissance du “joint des occasions”.

L’indifférence morale des circonstances. La vertu s’exprime tout entière dans chaque action vertueuse mais

l’action n’est vertueuse que si elle se conforme à la raison pour cette circonstance333 . Les circonstances sont donc

moralement neutres et elles n’affectent pas la vertu de l’action334 . Au regard de la vertu, l’action honnête tire sa qualité de

la forme du vouloir335 . La casuistique apparaît donc quand les faits sont séparés de l’ordre du Destin, quand l’homme,

encore en chemin vers la sagesse et qui s’en tient à la particularité de ses affections, découpe indûment dans la continuité du

Destin336 . La séparation des faits de la suite nécessaire du Destin produit l’illusion que chaque fait dispose d’une valeur

morale propre. Séparer les faits de leur nécessaire enchaînement, c’est à la fois réifier le fait et matérialiser la conduite

morale. Le fait n’est pas une chose mais un résultat ; vouloir ou refuser le fait, au lieu de diriger sa volonté vers la totalité et

par la considération de cette totalité, c’est prêter à chaque fait une valeur qu’il n’a pas. Il s’ensuit que rien n’arrive de

selon nos actions ; elle ne se retrouve quant à elle, ni moindre, ni plus grande dans aucun cas”, SENEQUE. L. 66 : 7 in SENEQUE (1993), p. 762. 329 Cf. : “(…) il n’y a qu’une règle pour évaluer les vertus des hommes. La raison est cet instrument unique, d’une rectitude parfaite et non détaillable”, SENEQUE. L. 66 : 11 in SENEQUE (1993), p. 763. 330 Cf. : “(…) elle [la vertu] prend divers visages suivant l’acte qu’il lui faut accomplir. A tout ce qu’elle touche, elle imprime sa ressemblance et comme sa teinte ; la conduite privée, les rapports entre amis, parfois la vie entière des familles, où l’harmonie entre avec elle, s’embellissent de sa présence”, SENEQUE. L. 66 : 7 - 8 in SENEQUE (1993), p. 762. 331 Cf. : “(…) le législateur divin suscite, dans tel événement précis, l’occasio legis en même temps, que la ratio legis et indique dans l’énoncé même de la loi, le casus datae legis. En ce sens, on peut dire que toute norme morale est essentiellement une loi spéciale et, plus exactement, une décision prise en vue d’un cas particulier”, GOLDSCHMIDT (1989), p. 156. 332 Cf. : “Qu’un de ces trois vienne à manquer, le reste tombe dans le désordre, car que sert - il d’avoir déterminé à part soi la valeur de toutes choses si l’élan qui nous y porte est excessif ? Que sert d’avoir refréné ses élans, de dominer ses passions, si, au moment d’agir, l’à - propos manque, si l’on ignore le temps, le lieu, le procédé qui conviennent à telle ou telle action ? Car c’est une chose de connaître la dignité et le prix des choses ; une autre, de connaître le joint des occasions ; une autre, de brider ses élans et d’aller à l’action sans s’y précipiter. La vie s’harmonise, dès lors que l’acte ne trahit pas l’élan et que l’élan se règle en toute occurrence sur le mérite de l’objet, moins vif ou plus ardent dans la mesure où cet objet mérite d’être recherché”, SENEQUE. L. 89 : 16 in SENEQUE (1993), p. 898 - 899. 333 Cf. : “Il y a par conséquent égalité dans la joie et une inlassable patience au milieu des tourments. Dans les deux cas c’est la même grandeur d’âme ; ici, détendue et pleine d’abandon ;: là combative et sous tension”, SENEQUE. L. 66 : 12 in SENEQUE (1993), p. 763. 334 Cf. : “Elles sont donc neutres, sans qualification intrinsèque, ces situations qui admettent une gamme si large de qualifications ; mais dans l’une ou l’autre situation, la vertu est la même. Les circonstances, matière de l’action, ne modifient pas la vertu : rudes et difficiles, gaies et riantes, elles ne la rendent ni pires ni meilleure”, SENEQUE. L. 66 : 15 in SENEQUE (1993), p. 764. 335 Cf. : “(…) elle [la vertu] se manifeste à un degré égal, qu’elle se meuve parmi les sujets d’allégresse ou parmi les sujets de chagrin”, SENEQUE. L. 66 : 19 in SENEQUE (1993), p. 765. 336 Cf. : “Dans la question des biens et des maux la sensibilité n’est pas juge. Elle ignore ce qui est utile ou nuisible. Elle n’a d’avis que sur les réalités présentes. Sans prévoyance de l’avenir, sans mémoire du passé, elle n’a aucune notion de la continuité. Or c’est en vertu de ce principe que les événements s’enchaînent et s’ordonnent et que se forme la trame et l’unité d’une vie qui suivra le droit chemin”, SENEQUE. L. 66 : 35 in SENEQUE (1993), p. 768 - 769.

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contraire à la nature dès lors que sont considérés à la fois l’enchaînement de la nature et la tension de la volonté vers cet

enchaînement total, vers la forme de l’Univers et non vers la matière découpée dans cette forme par une volonté affectée337 .

L’un des arguments en faveur de l’égalité des biens consiste à rapporter les biens à l’enchaînement de la nature338 . La tâche

de la casuistique sera de trouver pour chaque circonstance, ainsi séparée et parée d’une valeur morale propre, quelle action

peut être vertueuse. La casuistique devra infléchir la rectitude du vouloir du progressant puisque l’acte honnête procède

d’une volonté droite339 quelles que soient les circonstances340 .

Les choses indifférentes. Les préférables. SENEQUE conserve la notion stoïcienne des préférables. Il

existe des réalités intermédiaires341 , des choses indifférentes342 . Tout n’est pas également à choisir selon les vues de la

nature343 ; ils peuvent être appréciés d’après l’utilité344 . Cette thèse ne contredit pas la précédente qui pose l’égalité des

vertus et des biens345 . Les exemples et la situation proposés par SENEQUE montre que ces préférables concernent des faits

sur lesquels la volonté ne peut rien. Sont à préférer ou à rejeter les faits dans leur matérialité : toute considération morale est

exclue puisqu’elle concerne la manière dont la volonté se rapporte à ces faits. Ces préférables sont estimés au regard des

vues de la nature et non au regard de la volonté pour qui ils devraient être identiques346 . Les exemples, le lit de festin ou le

337 Cf. : “Ce qui lui est contraire [à la nature] dans l’occurrence, c’est le fait à l’occasion duquel le bien se produit. Souffrir de blessures fondre sur la fournaise d’un bûcher, se voir terrassé par la maladie, ce sont choses contraires à la nature ; mais dans un pareil état conserver un cœur intrépide, voilà ce qui répond à ses vœux. Pour m’exprimer d’une manière concise, la matière du bien est parfois contre la nature, le bien jamais. On ne conçoit pas le bien sans la raison. Or la raison suit la nature. Qu’est - ce donc que la raison ? L’imitation de la nature? Quel est le souverain bien de l’homme ? Une attitude conforme au souhait de la nature”, SENEQUE. L. 66 : 38 - 39 in SENEQUE (1993), p. 769 - 770. 338 Cf. : “Ce sont de part et d’autre des biens au même titre, celui - là venu par un voie aplanie et facile, celui - ci par un rude chemin. Car c’est à une même fin qu’ils aboutissent tous: ils sont des biens (…)”, SENEQUE. L. 66 : 44 in SENEQUE (1993), p. 771. 339 Cf. : “Rien n’est honnête de ce qui s’accomplit à contre - cœur ou par contrainte. Tout acte honnête est exécuté volontiers”, SENEQUE. L. 66 : 16 in SENEQUE (1993), p. 765. 340 Cf. : “Ainsi, pour se conformer à l’honnête en ses actions, il faut, quel que soit l’obstacle, le considérer au besoin comme une incommodité, mais non comme un mal, s’y porter volontairement, faire sa tâche avec cœur. L’acte honnête s’opère sans injonction non contrainte ; il est pur dégagé de tout élément mauvais”, SENEQUE. L. 66 : 17 in SENEQUE (1993), p. 764. Cf. : “Ce sont choses neutres ; tout revient à savoir si c’est le vice ou si c’est la vertu qui les a touchées”, SENEQUE. L. 82 : 12 in SENEQUE (1993), p. 844. 341 Cf. : “Certaines choses ne sont ni des biens, ni des maux : la carrière militaire, une mission diplomatique, la fonction de juge”SENEQUE. L. 118 : 11 in SENEQUE (1993), p. 1062. 342 Cf. : “Je considère comme choses indifférentes, c’est - à - dire comme n’étant ni des biens ni des maux, la maladie, la souffrance, la pauvreté, l’exil, la mort”, SENEQUE. L. 82 : 10 in SENEQUE (1993), p. 844. 343 Cf. : “(…) il existe une très grande différence entre la joie et la douleur. Si, par hasard, on me demande d’opter, je chercherai l’une et j’éviterai l’autre ; celle - là répond aux intentions de la nature ; celle - ci lui est contraire”, SENEQUE. L. 66 : 18 in SENEQUE (1993), p. 765. 344 Cf. : “Ces avantages qui sont fortuits comportent bien des degrés : ils s’apprécient d’après l’utilité qu’en retirent les intéressés”, SENEQUE. L. 66 : 41 in SENEQUE (1993), p. 770. 345 Cf. : “Les biens véritables ont tous même poids, même volume (…)”, SENEQUE. L. 66 : 30 in SENEQUE (1993), p. 767. Cf. : “J’en dis de même des vertus : toutes adhèrent aux vues de la nature. J’en dis de même des biens : tous adhèrent aux vues de la nature”, SENEQUE. L. 66 : 41 in SENEQUE (1993), p. 770. 346 Cf. : “(…) la vertu les réduit vite à néant”, SENEQUE. L. 66 : 20 in SENEQUE (1993), p. 765. Cf. : “S’il te faut un épreuve de cette vérité, l’homme de bien se jettera sans hésiter à toutes les belles entreprises. Que dans cette direction se dresse le bourreau, le tortionnaire attisant ses feux, il passera outre, attentif à ce qu’il doit faire, indifférent à ce qu’il va souffrir, et il se fiera à sa tâche

582

taureau de Phalaris, sont proposés à titre de supposition (“Si, par hasard”). Or, nul choix de cette sorte n’a effectivement lieu

: la considération des préférables a ici une portée plus spéculative que pratique. De plus, ces choses ne sont pas la matière de

l’action vertueuse, mais son occasion347 . La casuistique devra déterminer face aux faits de la fortune quelle conduite répond

au dessein de la nature. Il s’agit de répondre avec justesse au plan de la providence348 .

Une casuistique nécessaire. La casuistique n’est pas accidentelle chez SENEQUE. Elle apparaît au clivage

entre le Destin, strictement entendu comme enchaînement rigoureux et nécessaire des faits, et les faits eux - mêmes

lorsqu’ils sont séparés de cet enchaînement par une vue lacunaire, - qu’elle procède de l’ignorance de l’insensé ou de la

surprise chez le progressant. La casuistique est au clivage de la consultation de la raison et de la considération des fins de la

nature, au clivage de la rectitude de la forme du vouloir et la matière des faits sur laquelle porte ce vouloir. La considération

du Destin, de la seule détermination par la vertu, c’est - à - dire par la rectitude du vouloir, éliminerait le projet casuistique.

Mais, la vertu se réfracte dans les faits qui ne peuvent pas toujours être aperçus dans la chaîne fatale qui les noue les uns aux

autres : les hommes, les proficientes, ne peuvent apercevoir ces faits que par leur contenu matériel et non par leur finalité

naturelle. Les faits prennent alors une épaisseur et une consistance qu’ils n’ont pas pour le sage : la vertu consiste, en effet,

dans l’orientation de la volonté vers la totalité des faits. SENEQUE donne en exemple des circonstances ponctuelles dans

une vie (la maladie, la souffrance, la pauvreté, l’exil349 ), des charges, des missions (militaire ; diplomate ; juge350 ).

Conclusion de A. La casuistique résulte donc d’un regard lacunaire qui sépare les faits de l’ordre du Destin qui

les enchaîne. Ce regard lacunaire confère aux faits une valeur morale parce qu’il rencontre, avec cette séparation des faits de

l’ordre du Destin, une matérialité, absente pour le sage. La volonté du sage coïncide avec la volonté du Tout. Seule importe

la coïncidence des volontés par laquelle la volonté libre est la nécessité comprise, où la tension de la volonté individuelle

reproduit la nécessité universelle. La casuistique cesserait d’être le moment de l’activité morale si, à chaque fois, l’homme

rapportait son acte à sa fin, - à l’ordre naturel351 . La considération de la fin complète352 et augmente le bien estimé en fait

comme un bien parfait353 .

vertueuse comme il se fierait à un homme de bien : il la jugera utile pour lui, sûre et profitable”, SENEQUE. L. 66 : 21 in SENEQUE (1993), p. 765. 347 Cf. : “Toutes ces choses ne comportent pas elles - mêmes rien de beau ni de glorieux ; mais quelle que soit celle que la vertu approche et prend en main, elle la fait belle et victorieuse. Ce sont choses neutres (…)”, SENEQUE. L. 82 : 12 in SENEQUE (1993), p. 844. 348 Cf. : “(…) la mort n’est en elle - même, tu le vois, ni un mal ni un un bien. Caton en a tiré le parti le plus honorable. Brutus le parti le plus honteux”, SENEQUE. L. 82 : 13 in SENEQUE (1993), p. 845. 349 Cf. SENEQUE. L. 82 : 10. 350 Cf. SENEQUE. L. 118 : 11. 351 Cf. : “A quoi reconnaît - on vraiment le bien ? S’il est parfaitement conforme à la nature”, SENEQUE. L. 118 : 12 in SENEQUE (1993), p. 1062.

583

B. Præcepta et decreta.

Les L. 94 et 95 présentent une opposition entre les præcepta et les decreta354 . Les decreta sont les dogmes et les

principes fondamentaux de la philosophie stoïcienne et se rapportent aux actions droites ; les præcepta désignent l’ensemble

des règles d’action qui se rapportent aux détails de la vie quotidienne et dont l’exécution réaliserait l’ensemble des

devoirs355 . Le débat entre les deux propositions apporte un autre éclairage entre les morales de la norme (decreta) et les

morales du cas (præcepta).

Le débat. Le début de L. 94 expose les deux conceptions adverses. Certains philosophes n’ont considéré que les

devoirs d’état et ils ont prodigué des conseils pour chacun en chaque circonstance356 . En revanche, les autres, parmi

lesquels le stoïcien dissident ARISTON357 , ont banni les conseils de la philosophie morale : rien ne peut servir sinon

l’assurance donnée par l’enseignement des dogmes et l’exercice. De même que l’archer qui ne peut atteindre ses différentes

cibles qu’après avoir appris à roidir son bras pour viser358, de même l’homme ne saura remplir tous ses devoirs qu’avec

l’étude des dogmes fondamentaux359 : l’art de bien vivre comprend tous les devoirs particuliers. Contre la première

conception, SENEQUE souligne déjà qu’elle ne forme pas l’homme en général et qu’elle ne s’intéresse qu’aux détails de la

352 Cf. : “Pourquoi l’adjonction finale produit - elle, malgré l’exiguïté du rapport, si grand effet ? C’est qu’elle n’amplifie pas, elle complète”, SENEQUE. L. 118 : 16 in SENEQUE (1993), p. 1063. 353 Cf. : “Certaines choses par la progression dépouillent leur forme première pour revêtir une forme nouvelle”, SENEQUE. L. 118 : 17 in SENEQUE (1993), p. 1063 ; “Par le même raisonnement une chose était selon sa nature : eh bien, sa grandeur l’a fait passer à un nouvel état et en a fait un bien”, SENEQUE. L. 118 : 17 in SENEQUE (1993), p. 1064. 354 Cf. : “Tu me demandes (…) de t’apprendre si la parénétique, comme disent les Grecs, l’enseignement par les préceptes, comme on dit chez nous, suffit pour faire un sage accompli”, SENEQUE. L. 95 : 1 in SENEQUE (1993), p. 951. 355 Cf. PLINE LE JEUNE. VII, 26 sur la différence préceptes et des dogmes : “Ce que les philosophes s’efforcent d’enseigner à grand renfort de paroles, à grands renforts aussi de traités, je puis donc le prescrire, moi, brièvement, à vous aussi aussi bien qu’à moi : continuons à être, quand nous nous portons bien tels que nous déclarons vouloir être quand la maladie nous fait parler”, PLINE LE JEUNE. L. VII : 26 in PLINE LE JEUNE (1928), p. 26 - 27. 356 Cf. : “Cette partie de la philosophie qui donne les préceptes propres à chaque personne, qui ne forme pas l’homme en général, mais prescrit au mari la conduite à tenir avec sa femme, au père la manière d’élever ses enfants, au maître de gouverner ses esclaves, a été seule reçue de certains théoriciens ; ils ont laissé là tout le reste, où ils ne voyaient que des digressions sans rapport avec nos besoins (…)”, SENEQUE. L. 94 : 1 in SENEQUE (1993), p. 935. 357 Cf. : “(…) il [ ARISTON] ne conserve que la morale, pour l’amputer également, puisqu’il supprime tout le chapitre des avis pratiques, appartenant au pédagogue selon lui, non au philosophe, comme si le sage était autre chose que le pédagogue du genre humain”, SENEQUE. L. 89 : 13 in SENEQUE (1993), p. 898. 358 Cf. : “Que fait le tireur novice ? Il se choisit un point de mire et forme sa main à bien diriger le javelot. Quand il a acquis ce talent par les leçons et l’exercice, il en fait usage, quel que soit le point qu’il veuille viser. Il a appris à frapper non pas tel ou tel objet, mais tous les objets qu’il lui plaira”, SENEQUE. L. 94 : 3 in SENEQUE (1993), p. 935. 359 Cf. : “De même l’homme qui s’est préparé aux devoirs de la vie en général n’a pas besoin de leçons partielles, quand le tout lui est familier”, SENEQUE. L. 94 : 3 in SENEQUE (1993), p. 935.

584

vie360 . L’autorité de CLEANTHE renforce cette critique361 . La question traitée sera de savoir si la morale des conseils fait

toute la morale ou bien si elle n’est qu’une application de la morale qu’il faut par ailleurs acquérir362 .

Les arguments d’ARISTON. Les arguments d’ARISTON363 (L. 94 : 5 - 17) contre la direction pratique

reposent sur la nécessité et la suffisance de la connaissance des dogmes364 . La comparaison de l’archer le faisait déjà

entendre : l’argumentation reprend la distinction du but et de la fin. L’action morale n’est telle que par la poursuite de la fin,

indépendamment du résultat obtenu. De ce fait, la notion d’action droite est conservée ; toute moralité est retirée au devoir.

Premier argument : les préceptes n’ont pas d’efficacité aussi longtemps que l’âme reste dans l’erreur sur la conduite

morale365 ; l’argumentation est établie par comparaison avec le domaine médical366 . La cause de la mauvaise conduite doit

d’abord être retirée avant de prescrire les différentes conduites particulières ; l’erreur est la cause du vice et celui - ci ne

disparaîtra qu’avec celle - là367 . L’inconduite provient d’une âme vicieuse ou encline au vice368 qui a succombé sous les

penchants, selon L. 95369 . Il s’agit d’abord de guérir, de délivrer des vices ou de s’emparer d’eux, de détacher les liens de

l’âme (L. 95370 ). La philosophie dogmatique pourvoit à cela. Les passions sont des folies de l’âme qui suit les opinions371 ;

360 Cf. : “(…) comme si l’on pouvait formuler des prescriptions sur des points de détail sans avoir d’abord embrassé tout l’ensemble de la vie humaine”, SENEQUE. L. 94 : 1 in SENEQUE (1993), p. 935. 361 Cf. : “Cléanthe pense que la direction pratique a, elle aussi, son utilité, mais qu’elle est sans force si elle ne dérive de principes universels, si elle ne connaît la pure dogmatique et les points capitaux de la philosophie”, SENEQUE. L. 94 : 4 in SENEQUE (1993), p. 935. 362· Cf. : “Le problème de la morale particulière se réduit donc à deux considérations : est - elle utile ou inutile ? toute seule, réussit - elle à former l’homme de bien ? c’est - à - dire, est - elle superflue ou rend - elle superflu tout autre enseignement de la morale ?”, SENEQUE. L. 94 : 4 in SENEQUE (1993), p. 935. 363 Cf. : “Voilà les raisons d’Ariston”, SENEQUE. L. 94 : 18 in SENEQUE (1993), p. 938. 364 Cf. : “Les préceptes ne servent de rien quand on a la science ; à qui ne l’a pas ils servent de peu, l’élève ayant à comprendre non seulement la lettre du commandement, mais le pourquoi”, SENEQUE. L. 94 : 11 in SENEQUE (1993), p. 937. 365 Cf. : “Les préceptes n’avanceront à rien, aussi longtemps que l’erreur offusque mon esprit”, SENEQUE. L. 94 : 5 in SENEQUE (1993), p. 936. 366 Cf. : “Qu’on la chasse [l’erreur], et je verrai clairement ce à quoi chaque devoir m’oblige. En procédant autrement, tu enseignes au malade ce qu’un homme sain doit faire, tu ne lui rends pas la santé”, SENEQUE. L. 94 : 5 in SENEQUE (1993), p. 936. 367 Cf. : “C’est d’eux [les vices] qu’il importe de délivrer l’homme, au lieu de donner des préceptes impraticables, tant que le vice subsiste. Commencez par exterminer les préjugés qui nous travaillent ; sans quoi, l’avare ne saura pas comment on doit user de l’argent, ni le poltron comment il méprisera le péril”, SENEQUE. L. 94 : 6 in SENEQUE (1993), p. 936. 368 Cf. : “Nos manquements viennent de deux causes : ou l’âme recèle des tendances vicieuses, que les opinions malsaines lui ont fait contracter, ou, même si l’erreur ne la domine pas, elle incline à l’erreur et bien vite sur la pente où l’engagent des représentations fausses elle trouve sa perdition”, SENEQUE. L. 94 : 13 in SENEQUE (1993), p. 937. 369 Cf. : “La nécessité de ces dogmes saute aux yeux. Il y a en nous des penchants qui nous rendent paresseux pour certaines choses, téméraires pour d’autres. Comment réprimer cette audace, comment réveiller cette inertie à moins que d’en retrancher la cause, qui sont la fausse admiration et la fausse crainte ?”, SENEQUE. L. 95 : 37 in SENEQUE (1993), p. 959. 370 Cf. : “Il sera donc inutile d’offrir des préceptes, si ce qui fera obstacle aux préceptes n’est écarté d’abord ; tout comme il sera inutile de mettre des armes sous les yeux et à la portée d’un homme qui, pour s’en servir, n’aura pas les mains libres. Afin que l’âme puisse aller aux préceptes que nous offrons, détachons ses liens”, SENEQUE. L. 95 : 38 in SENEQUE (1993), p. 960. 371 Cf. : “Entre la démence publique et la démence que soignent les médecins, il n’y a qu’une différence : cette dernière est causée par la maladie, celle - là par les fausses opinions. L’une provient d’un dérangement d’organes, l’autre est un dérangement de l’âme”, SENEQUE. L. 94 : 17 in SENEQUE (1993), p. 938.

585

le philosophe doit d’abord s’occuper de les extirper, le reste se fera de lui - même sans recours aux conseils372 . Deuxième

argument : la connaissance des dogmes dispense de l’enseignement des préceptes373 . L. 95 ajoutera que Les dogmes seuls

donnent la base rationnelle sur laquelle s’appuiera la conduite constante du sage374 . La connaissance de la justice

dispensera des conseils sur la manière d’agir envers un ami ou un allié375 . La connaissance vraie suffit ; il faut l’acquérir et

donc éradiquer l’opinion qui l’empêche376 .

Troisième argument : l’incapacité des moniteurs de mettre en œuvre leurs conseils377 . L’argument n’a peut - être

pas seulement une portée polémique. Il s’agit de contester l’efficacité de conseils non éprouvés et il s’agit de récuser

l’attitude de ceux qui professent alors qu’ils se méconnaissent378, - source principale des passions. Le quatrième argument a

un tour dialectique : les conseils sont toujours inutiles. Evidents, il n’exigent pas la présence du moniteur379 ; complexes, ils

demandent des preuves qui pèsent alors davantage que les conseils sur la conduite380 . Cinquième argument : il faudra

multiplier à l’infini les conseils, selon les divers états de chacun381 . Sixième argument : il est impossible d’atteindre

l’infinité des situations singulières qui exigeraient l’application d’un précepte382 ; la philosophie morale permet de trouver à

372 Cf. : “(…) dissipez le mal lui - même : autrement, vos bons avis tomberont dans le vide”, SENEQUE. L. 94 : 17 in SENEQUE (1993), p. 938. 373 Cf. : “Lorsque, fort de ces principes, tu auras amené l’homme à considérer sa condition, et qu’il aura reconnu que le bonheur consiste à vivre selon la nature, non selon le plaisir, lorsqu’il se sera mis à aimer passionnément en la vertu l’unique bien de l’homme et à fuir le vice comme l’unique mal ; que tous les avantages du monde, richesse, honneurs, santé, force, puissance ne seront plus pour lui qu’objets indifférents qui ne doivent compter ni parmi les biens ni parmi les maux, il n’aura que faire, pour l’interprétation de chaque cas particulier d’un moniteur (…)”, SENEQUE. L. 94 : 8 in SENEQUE (1993), p. 936. 374 Cf. : “(…) même en faisant bien, on ne sait pas qu’on fait bien, attendu qu’il est impossible à un homme quel qu’il soit, s’il ne s’est pas re - formé radicalement, construit sur une base toute rationnelle, de remplir la complète harmonie et de savoir ce qu’il faut faire, comment le faire, pourquoi, envers qui, combien. Il ne peut s’efforce de bien faire de toute son âme, non, pas même avec constance ou affection : il regardera en arrière, il hésitera”, SENEQUE. L. 95 : 5 in SENEQUE (1993), p. 952. 375 Cf. : “Mais alors l’étude de la justice en général m’apprendra tout cela”, SENEQUE. L. 94 : 11 in SENEQUE (1993), p. 937. 376 Cf. : “Celui - ci ne tirera de toi aucune aide : son oreille est acquise à l’opinion, qui contrecarre les avertissements. L’autre, qui discerne avec précision ce qu’il convient d’éviter ou rechercher, sait ce qu’il a à faire sans que tu lui dises rien”, SENEQUE. L. 94 : 12 in SENEQUE (1993), p. 937. 377 Cf. : “Ces conseilleurs si zélés ne sont pas eux - mêmes capables de pratiquer leur leçon”, SENEQUE. L. 94 : 9 in SENEQUE (1993), p. 936. 378 Cf. : “(…) le maître d’école le plus colérique expose qu’il ne faut pas se mettre en colère”, SENEQUE. L. 94 : 9 in SENEQUE (1993), p. 736. 379 Cf. : “Evidentes, elles n’exigent pas un moniteur ; douteuses, elles compromettent le crédit du précepteur. Donc les préceptes sont superflus”, SENEQUE. L. 94 : 10 in SENEQUE (1993), p. 937. 380 Cf. : “(…) si tu as recours à la preuve raisonnée, elle aura plus de portée que ce qu’elle prouve et elle suffira”, SENEQUE. L. 94 : 10 in SENEQUE (1993), p. 937. 381 Cf. : “Au surplus si l’on veut donner des préceptes pour chaque individu, la tâche sera sans fin ; ils seront différents pour le prêteur à intérêt, le cultivateur, le négociant, l’ami du roi, pour celui qui aura des égaux à aimer, pour celui qui aura des inférieurs”, SENEQUE. L. 94 : 14 in SENEQUE (1993), p. 937. 382 Cf. : “Nous ne pouvons embrasser tous les cas et toutefois chacun demande des préceptes particuliers”, SENEQUE. L. 94 : 15 in SENEQUE (1993), p. 938.

586

partir de la règle ce qui vaudra pour le cas383 . Septième argument : n’ont de pertinence en tant que règles de sagesse que les

énoncés précis ; les préceptes ne satisfont pas cette condition384 .

La réponse de SENEQUE. SENEQUE répond par une défense de la pratique des conseils comme de leur

valeur (L. 94 : 18 - 52). Contre le premier argument (1) : la guérison de l’âme est une condition nécessaire mais non

suffisante. La nature ne donne pas à chacun la connaissance détaillée de ses devoirs385 . Le discernement des préceptes

exige une capacité qui ne peut pas être attendue de chacun386 . Les médecins ne manquent pas de donner des conseils à ceux

qu’ils traitent387 ; il s’agit de traiter des malades, non des maladies, et la présence de moniteurs est requise. Supprimer

l’erreur ne fait pas connaître la vérité sur les conduites à suivre388 .

(2) Contre la suffisance des dogmes, SENEQUE rappelle que la connaissance des maux ne dit pas quel usage faire de

chaque chose à laquelle se rapportent ces maux. L’avarice est un mal, dit le dogme, mais quel usage faire de l’argent, le

dogme ne le dit pas389 . Parce qu’il est absolu, le dogme reste silencieux sur les usages qui demandent au philosophe moral

d’entrer dans la complexité, la multiplicité des circonstances. Les préceptes forment à la vertu naissante comme la vertu une

fois acquise les forme390 . Ils s’adressent à l’homme qui chemine vers la perfection391 . L’exécution répétée des conseils

permettra d’acquérir la sagesse392 .

(3) Contre l’incapacité supposée des moniteurs de les mettre en œuvre, SENEQUE montre l’intérêt des exemples des

gens de bien dont la fréquentation amènera insensiblement à adopter les conduites393 . Ces gens de bien, ces sages dont

383 Cf. : “Mais les lois de la philosophie sont brèves, et elles rattachent à la règle morale tous les cas”, SENEQUE. L. 94 : 15 in SENEQUE (1993), p. 938. 384 Cf. : “(…) les préceptes de la sagesse doivent s’exprimer en formules précisément définies. Ce qui échappe à une rigoureuse définition est en dehors de la sagesse (…)”, SENEQUE. L. 94 : 16 in SENEQUE (1993), p. 938. 385 Cf. : “La faculté de voir procède de la nature, et c’est rétablir celle - ci dans ses fonctions que d’écarter ce qui l’entrave. Mais ce que chaque devoir exige de nous, la Nature ne l’enseigne pas”, SENEQUE. L. 94 : 18 in SENEQUE (1993), p. 938. 386 Cf. : “L’âme exige force préceptes pour discerner les devoirs qu’impose la vie”, SENEQUE. L. 94 : 19 in SENEQUE (1993), p. 939. 387 Cf. “(…) la médecine joint aux remèdes les conseils”, SENEQUE. L. 94 : 20 in SENEQUE (1993), p. 939. 388 Cf. : “(…) en bannissant les fausses opinions, une intelligence claire et distincte des devoirs ne s’ensuit pas nécessairement”, SENEQUE. L. 94 : 36 in SENEQUE (1993), p. 942. 389 Cf. : ““(…) les vices écartés, il reste à s’instruire de ce qu’on doit faire”, SENEQUE. L. 94 : 23 in SENEQUE (1993), p. 939. 390 Cf. : “Mais, quoique l’argumentation, les conseils, etc., proviennent de l’état parfait de l’âme, cet état parfait en provient lui - même : il les produit, ils le produisent”, SENEQUE. L. 94 : 49 in SENEQUE (1993), p. 946. 391 Cf. : “En attendant, l’homme imparfait encore, mais en progrès, a besoin, pour se conduire dans la vie, qu’on lui montre la route”, SENEQUE. L. 94 : 50 in SENEQUE (1993), p. 946. 392 Cf. : “Il [ l’homme inexpérimenté] a besoin d’être dirigé, tant qu’il commence seulement à pouvoir se gouverner. Pour instruire les enfants; nous les mettons devant le modèle. On leur tient les doigts, que la main du maître promène sur des lettres toutes dessinées. On leur prescrit ensuite de reproduire ces exemples et de corriger leur écriture d’après eux. En se façonnant sur un modèle, notre âme est aidée de la même sorte”, SENEQUE. L. 94 : 51 in SENEQUE (1993), p. 946. 393 Cf. : “Rien n’est mieux fait pour enfoncer en nous les bonnes pensées, pour ramener au droit chemin une âme indécise et sur le penchant du vice, que la fréquentation des gens de bien ; il se dégage un charme qui s’insinue au profond du cœur avec toute la puissance persuasive du précepte, à les voir, à les entendre fréquemment”, SENEQUE. L. 94 : 40 in SENEQUE (1993), p. 943.

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l’enseignement est comparé à l’action d’une piqûre insensible d’un insecte, montrent que les préceptes sont illustrés par la

vie de ceux qui les prodiguent394 . Le conseiller sera lui - même de moralité parfaite, manifestant par sa vie même la

possibilité de l’application des préceptes395 .

(4) Contre l’inutilité des préceptes : si le précepte ne retire pas l’erreur, il a une certaine efficacité lorsqu’il s’ajoute à

d’autres moyens396 . Il exerce une influence sur la conduite : il rappelle les devoirs ; la pluralité même des préceptes est une

force puisqu’elle permet l’analyse du devoir397 . Le progressant a besoin de toutes les forces, et pas seulement de celles de

la raison. S’il n’est pas un remède, du moins est - il un palliatif398 ; il favorise la guérison399 ; il “achemine” au devoir400 .

L’ évidence du précepte est sa puissance même : il rappelle ces vérités morales simples401, il avertit la conscience, il attire

l’attention, il sollicite plus facilement la mémoire402, il se grave facilement en elle403, il permet le ressassement des vérités

salutaires404 . Le conseil affermit les bonnes dispositions. Il oriente les âmes perdues au milieu de leurs devoirs405 . Si,

maintenant, le précepte n’est pas évident, et s’il doit être prouvé, la preuve ne vaudra alors pas plus que le précepte : la force

du conseil lui vient tout aussi bien de la personne qui conseille406 ; le conseil même se soutient et tire de lui même sa force

pourvu qu’il soit formulé avec concision. Fréquemment répété, il combattra avec plus de force le nombre des préjugés qui

394 Cf. : “Et t’expliquer comment se produit cette influence bienfaisante me serait malaisé ; il me serait autrement facile d’en constater les effets ! “Il y a, dit Phédon, de menus insectes dont la piqûre ne se sent pas, tant leur nocivité est subtile et dissimulée : on ne s’en aperçoit que par l’enflure de la partie atteinte, et sur l’enflure même aucune lésion n’apparaît. Il t’en adviendra de même dans la fréquentation des sages. Tu ne reconnaîtras ni comment ni quand s’exerce leur action bienfaisante, tu en reconnaîtras les effets bienfaisants sur toi - même””, SENEQUE. L. 94 : 41 in SENEQUE (1993), p. 944. 395 Cf. : “Ainsi donc il est indispensable que nous recevions des avertissements, que nous ayons un conseiller d’une moralité parfaite, que, parmi tout ce bourdonnement tumultueux des mensonges, une voix finalement se fasse entendre”, SENEQUE. L. 94 : 59 in SENEQUE (1993), p. 948. 396 Cf. : “J’accorde que, par eux - mêmes, les préceptes n’ont pas assez de force pour détruire des convictions erronées. Ce n’est pas à dire qu’ajoutés à d’autres moyens, ils soient inefficaces”, SENEQUE. L. 94 : 21 in SENEQUE (1993), p. 939. 397 Cf. : “D’abord ils rafraîchissent la mémoire. Et puis les thèmes qui, dans leur généralité, n’éveillaient guère qu’une idée confuse, se prêtent, par la méthode de subdivisions, à un examen plus précis”, SENEQUE. L. 94 : 21 in SENEQUE (1993), p. 939. 398 Cf. : “(…) il ne s’ensuit pas qu’elle [la philosophie] ne guérisse rien parce qu’elle ne guérit pas tout”, SENEQUE. L. 94 : 24 in SENEQUE (1993), p. 940. 399 Cf. : “Il est également faux que les préceptes ne soient sans effet sur l’insensé : si tout seuls ils ne suffisent pas, ils favorisent pourtant la guérison. Les rappels à l’ordre, les objurgations sont capables de contenir l’insensé. Je parle de celui qui a l’esprit dérangé et non entièrement perdu”, SENEQUE. L. 94 : 36 in SENEQUE (1993), p. 943. 400 Cf. : “(…) qu’est - ce qui nous achemine à cette pratique [des devoirs] ? Les préceptes”, SENEQUE. L. 94 : 34 in SENEQUE (1993), p. 942. 401 Cf. : “Il arrive que nous savons telle chose, mais que nous n’y songeons pas”, SENEQUE. L. 94 : 25 in SENEQUE (1993), p. 940. 402 Cf. : “L’avertissement n’a pas pour but d’instruire, mais de piquer l’attention, mais de tenir l’esprit en éveil, mais de concentrer les souvenirs et d’empêcher qu’ils ne s’échappent”, SENEQUE. L. 94 : 25 in SENEQUE (1993), p. 940. 403 Cf. : “Souvent l’âme feint de pas apercevoir ce qui est de toute évidence. Il convient donc de lui engraver la connaissance des choses même les mieux connues”, SENEQUE. L. 94 : 25 in SENEQUE (1993), p. 940. 404 Cf. : “Toute vérité salutaire veut être souvent retournée, souvent ressassée, de manière que, non contents de la connaître, nous l’ayons sous la main ; sans compter que, par ce moyen, les évidences peuvent toujours devenir encore plus évidentes”, SENEQUE. L. 94 : 26 in SENEQUE (1993), p. 940. 405 Cf. : “A de certains moments, l’ordre règne dans notre âme, mais elle n’a pas de ressort, elle s’oriente mal au milieu de ses multiples devoirs : les bons avis lui montrent la voie”, SENEQUE. L. 94 : 32 in SENEQUE (1993), p. 942. 406 Cf : “Nieras - tu que, même sans s’appuyer de preuves, l’autorité seule de celui qui conseille n’ait son efficacité (…)”, SENEQUE. L. 94 : 27 in SENEQUE (1993), p. 940.

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encouragent au vice407 . Les formes de l’énonciation du conseil (vers, adages, réponses d’oracles, maximes) lui donnent sa

vertu408 qui est de pénétrer dans la mémoire et de marquer le sentiment409 afin d’éveiller les dispositions morales présentes

dans chaque âme410, ou de les actualiser411 . Leur brièveté, leur simplicité s’adaptent à tous les esprits, et ils aident les plus

lents412 ; ils ne demandent aucune explication tant ils sont évidents413 . Ils maintiennent la vigueur de l’esprit414 ; ils

retrempent les inclinations naturelles obscurcies, - et s’ils ne peuvent plus rien sur elles, l’enseignement des dogmes ne le

pourrait pas davantage415 .

(5) Contre l’infinité des préceptes : un grand nombre sont communs à des situations pourtant diverses416 ; ils ne sont

pas infinis sur le principal417 . Pour remédier aux différences de temps, de lieux ou de personnes, il est possible d’appliquer

des préceptes généraux418 . (6) Les conseils peuvent atteindre la singularité de chaque situation, - ce qui en fait son prix

407 Cf. : “Pour nous permettre de les brider [nos vices] que de fréquentes admonitions refoulent l’essaim des préjugés qui bourdonne autour de nous”, SENEQUE. L. 94 : 55 in SENEQUE (1993), p. 947. 408 Cf. : “En outre les préceptes ont par eux - mêmes beaucoup de poids, surtout si on les fait entrer dans la forme du vers ou si la prose les resserre en sentences bien frappées, comme ces adages de Caton “Achète non l’utile, mais l’indispensable.” “Ce qui n’est pas utile est cher même au prix d’un as.” Telles encore les réponses d’oracles ou les maximes qui en imitent le tour : “Sois ménager du temps. Connais - toi”. Réclameras tu des explications, quand on te citera ces vers : “Guéris l’injure par l’oubli.” “La fortune vient en aide aux audacieux.” “Le paresseux se fait à lui - même obstacle.””, SENEQUE. L. 94 : 27 - 28 in SENEQUE. L. 94 : in SENEQUE (1993), p. 941. 409 Cf. : “Ces vérités se passent d’avocat. Elles ont une action directe sur le sentiment et, moyennant l’intervention de la nature, produisent leur effet”, SENEQUE. L. 94 : 28 in SENEQUE (1993), p. 941. 410 Cf. : “Nous portons dans nos âmes des semences de toutes les vérités morales qui lèvent par l’effet des admonitions, comme, à l’aide d’un souffle léger, le feu se dégage des étincelles. Il suffit, pour exciter la vertu, de la toucher un peu, de la pousser”, SENEQUE. L. 94 : 29 in SENEQUE (1993), p. 941. 411 Cf. : “J’ajoute que l’âme renferme certaines notions morales mal éclaircies, qui ne deviennent vérités pratiques qu’en passant par les formes du langage. D’autres gisent éparpillées, en chapitres distants ; un esprit novice ne les distinguera pas tout d’une vue : il s’agit donc d’opérer ce rapprochement, d’établir cette cohésion, afin que, gagnant en portée, elles procurent à l’âme plus de réconfort”, SENEQUE. L. 94 : 29 in SENEQUE (1993), p. 941. 412 Cf. : “Ceux qui le prétendent [que les préceptes ne sont d’aucun secours] ne voient pas que l’un a l’esprit prompt et alerte, l’autre lent et obtus, que tel, tout compté a plus d’esprit que l’autre”, SENEQUE. L. 94 : 30 in SENEQUE (1993), p. 941. 413 Cf. : “Mais qui peut nier que dans les esprits, même les moins éclairés, certains préceptes n’impriment utilement leur marque ? Telles ces phrases très concises et pourtant d’un grand poids : “Rien de trop. - L’avare n’en a jamais assez. - Attends - toi à la pareille.” Ces mots - là portent coup et nul ne se permettrait de douter, ou de s’enquérir du pourquoi. Tant la vérité, non appuyée du raisonnement, est, par elle - même, lumineuse !”, SENEQUE. L. 94 : 43 in SENEQUE (1993), p. 944. 414 Cf. : “Ce sont les préceptes qui entretiennent et développent la vigueur de l’esprit en le mettant à même d’ajouter au fonds des croyances premières et de redresser les tendances mauvaises”, SENEQUE. L. 94 : 30 in SENEQUE (1993), p. 941. 415 Cf. : “Elles [les inclinations naturelles] se retrempent, à moins toutefois que la corruption n’ait fini, à la longue, par y pénétrer et par les frapper de mort : telles, même si la philosophie s’y emploie de tout son effort, elle ne les fera pas renaître par ses leçons”, SENEQUE. L. 94 : 31 in SENEQUE (1993), p. 942.416 Cf. : “Il y a des préceptes communs au pauvre, et au riche”, SENEQUE. L. 94 : 22 in SENEQUE (1993), p. 939. 417 Cf. : “En ce qui concerne le principal et le nécessaire, ils ne sont pas infinis (…)”, SENEQUE. L. 94 : 35 in SENEQUE (1993), p. 942. 418 Cf. : “(…) ils présentent bien de légères différences selon l’exigence des temps, des lieux, des personnes ; encore applique - t- on à ces faits éventuels des préceptes généraux”, SENEQUE. L. 94 : 35 in SENEQUE (1993), p. 942.

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pour ceux qui ne peuvent pas démêler leur propre sort419 . (7) Contre l’absence de précision des énoncés des préceptes,

SENEQUE oppose que les dogmes, les axiomes, ne sont pas d’une autre nature que les préceptes ; ils ont seulement plus de

généralité420 .

Conclusion de B. Les préceptes organisent les devoirs421 : si les devoirs sont uns, les préceptes en offrent une

présentation et une énonciation systématiques, d’autant plus utile et efficace que SENEQUE attribue à l’énonciation la vertu

d’éveil des vérités morales. La primauté est aux préceptes puisqu’ils conduisent à l’exécution des devoirs moraux422 .

Cependant L. 95 affirme que les préceptes détachés des dogmes sont privés de la vie, d’unité et de développement423 . Ils

peuvent conduire à l’action droite424 . SENEQUE conclut à la prééminence des dogmes sur les préceptes parce que seuls

l’enseignement et l’acquisition des dogmes remplissent le programme de la casuistique : trouver en toutes les circonstances

de la vie le devoir qui lui est adapté425 ; ils dirigent la vie entière426 ; ils embrassent toute la vie427 . Ils donnent de la force

aux préceptes428 et offrent à l’âme la fermeté et la constance en toutes les occurrences de la vie429 .

419 Cf. : “Cet homme même [qui a des principes droits et fondés sur l’honnête], s’il est instruit de ses devoirs, n’en a pas une vue suffisamment distincte : ce ne sont pas seulement nos passions qui nous empêchent de bien faire, c’est aussi l’inhabileté à découvrir ce que chaque circonstance exige”, SENEQUE. L. 94 : 32 in SENEQUE (1993), p. 942. 420 Cf. : “Aussi bien quelle différence y a - t - il entre les axiomes de la philosophie et les préceptes sinon que ceux - là sont des préceptes généraux et que ceux - ci concernent le particulier ? Ce sont toujours des préceptes, mais dans deux domaines distincts : le général et le particulier”, SENEQUE. L. 94 : 31 in SENEQUE (1993), p. 942. 421 Cf. : “La prudence, la justice consistent en devoirs ; les devoirs s’organisent par les préceptes”, SENEQUE. L. 94 : 33 in SENEQUE (1993), p. 942. 422 Cf. : “(…) qu’est - ce qui nous achemine à cette pratique [des devoirs] ? Les préceptes. Entre les jugements moraux et la pratique, il y a en effet harmonie : ceux - là ne se montrent jamais en premier sans que la pratique suive ; et la pratique suit à son rang ; ce qui fait bien voir que la primauté est aux préceptes”, SENEQUE. L. 94 : 34 in SENEQUE (1993), p. 942. 423 Cf. : “Comme les feuilles ne peuvent verdir d’elles - mêmes ; comme il leur faut une branche où elles se tiennent, d’où elles tirent la sève, ainsi vos préceptes, s’ils sont isolés, se flétrissent. Ils veulent être entés sur la doctrine”, SENEQUE. L. 95 : 59 in SENEQUE (1993), p. 965 ; “(…) joignons les principes aux préceptes ; car, sans la racine, les rameaux sont stériles et la racine profite à son tour du végétal qu’elle a produit”, SENEQUE. L. 95 : 64 in SENEQUE (1993), p. 966 ; “(…) ils [les préceptes] paraissent au grand jour, mais les dogmes de la sagesse demeurent cachés”, SENEQUE. L. 95 : 64 in SENEQUE (1993), p. 966. 424 Cf. : “Ensuite tu obtiendras peut - être des préceptes qu’ils fassent faire ce qu’il faut, mais tu n’obtiendras pas qu’ils fassent agir comme il faut ; puisqu’ils ne feront pas cela, ils ne mènent pas jusqu’à la vertu. Bien conseillé, on fera ce qu’il convient, je l’accorde, mais c’est encore trop peu, puisque le mérite n’est pas dans ce qu’on fait, mais dans la manière d’agir”, SENEQUE. L. 95 : 40 in SENEQUE (1993), p. 960. 425 Cf. : “Et puis, il n’est pas vrai que nul ne s’acquittera dans les formes de ce qu’il doit faire, s’il n’est en possession d’une doctrine qui lui permette de s’attacher en chaque occurrence au programme entier de ses devoirs ; observance impossible à qui aura reçu des préceptes de circonstance sans portée universelle. Toute leçon partielle est faible en elle - même et pour ainsi dire, dénuée de racines. Les axiomes seuls nous affermissent, nous conservent sécurité et tranquillité, embrassent en même temps toute la vie et toute la nature”, SENEQUE. L. 95 : 12 in SENEQUE (1993), p. 953. 426 Cf. : “Il faut donc inculquer des convictions qui gouvernent la vie entière ; et c’est là ce que j’appelle dogme. Telle sera la conviction, telles seront les actions, les pensées ; telles seront les actions et les pensées, telle sera la vie. Des conseils distribués par bribes ne sauraient suffire lorsqu’on établit un système entier”, SENEQUE. L. 95 : 44 in SENEQUE (1993), p. 961. 427 Cf. : “(…) on n’arrive pas au vrai sans le secours des dogmes : ils embrassent toute la vie”, SENEQUE. L. 95 : 58 in SENEQUE (1993), p. 965. 428 Cf. : “Ajoutés aux dogmes, préceptes, consolations, exhortations pourront être efficaces ; tout seuls, ils sont sans effet”, SENEQUE. L. 95 : 34 in SENEQUE (1993), p. 959. 429 Cf. : “Admettons qu’un homme fasse ce qu’il faut ; il ne le fera pas chaque fois ni de la même manière, s’il ignore pourquoi il faut le faire. De temps à autre, par un hasard ou à force d’exercice, il fera preuve de rectitude, mais sans avoir en main la règle qui

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C. Les préceptes et la casuistique. Un exemple : le suicide selon L. 70.

SENEQUE reconnaît une valeur morale aux préceptes. Outre les enseignements spéculatifs ou les admonitions au

disciple, les Lettres contiennent aussi des exemples. Parmi les raisons qui président au choix de celui du suicide, les

suivantes ne sont pas négligeables : la pratique en était préconisée par les stoïciens, - SENEQUE lui - même mit fin à ses

jours ; elle s’inscrit dans une rhétorique bien établie de la préparation au bien mourir ; elle fait enfin l’objet d’une question

casuistique.

Valeur des préceptes. Alors que POSIDONIUS ne distingue pas430 la préception431 et l’éthologie432 ,

SENEQUE distingue loi et précepte. Les lois menacent, mais les préceptes persuadent : ils s’adressent donc à l’impulsion du

sujet qu’ils éveillent. Les lois détournent du mal ; les préceptes exhortent au devoir433 . Les préceptes n’ont pas de valeur

impérative. Ils sont un moyen d’admonition et SENEQUE les range sous ce même genre avec les consolations, les

exhortations, les répréhensions, les éloges434 . Or chacun de ces modes de discours partagent plusieurs points communs : ils

sont en situation ; ils ne font que suggérer sans contraindre ; ils ne se séparent pas des relations. Le précepte est un mode

d’instruction qui accompagne l’enseignement du sage435 ; sa valeur est la même que celle des exemples436 . Le précepte

s’adapte à la personne, à la situation ; il n’a de sens et d’efficacité que dans le contexte où il est prononcé. Il tire son utilité

permet de tracer la droite ligne et d’être sûr que ce qu’on fait est droit. Quand on s’est montré homme de bien par hasard, on ne peut se promettre de le rester définitivement”, SENEQUE. L. 95 : 39 in SENEQUE (1993), p. 960. Cf. : “Il n’y a de tranquillité que chez ceux qui ont acquis un jugement immuable et assuré : les autres perdent pied à tout moment, puis reprennent leur assiette, ils s’agitent dans une oscillation continuelle entre le désintérêt et le désir”, SENEQUE. L. 95 : 57 in SENEQUE (1993), p. 964. 430 Cf. : “Une telle méthode tend aux mêmes effets que les préceptes. Le précepte dit “Voilà comment tu te comporteras, si tu veux être tempérant.” La définition prononce : “Etre tempérant, c’est faire telle chose en s’abstenant de telle autre.””, SENEQUE. L. 95 : 66 in SENEQUE (1993), p. 967. 431 Cf. : “Posidonius estime nécessaire non seulement la “préception” (…) mais aussi les conseils, la consolation et l’exhortation”, SENEQUE. L. 95 : 65 in SENEQUE (1993), p. 967. 432 Cf. : “Il préconise pareillement la définition des différentes vertus. Ce procédé, que Posidonius, nomme éthologie, que certains appellent charactêrismos, fait ressortir les signes distinctifs, les particularités des vertus et des vices, en vue de différencier des états d’âme qui se ressemblent”, SENEQUE. L. 95 : 65 in SENEQUE (1993), p. 966 433 Cf. : “Premièrement, ce qui fait que les lois ne persuadent pas, c’est qu’elles menacent. Les préceptes, eux, sont moins des commandements que des prières. Ensuite, les lois détournent du crime ; les préceptes exhortent au devoir”, SENEQUE. L. 94 : 37 in SENEQUE (1993), p. 943. 434 Cf. : “Mais supposons que les lois n’exercent aucune valeur morale ; il ne s’ensuit pas que les avertissements soient pareillement sans effet ; ou bien il faut à ce compte nier l’efficacité des discours qui consolent, qui dissuadent, des exhortations, des répréhensions, des éloge : chacun de ces genres est une forme dérivée de l’admonition ; c’est par leur moyen que l’âme aboutit à la perfection morale”, SENEQUE. L. 94 : 39 in SENEQUE (1993), p. 943. Cf. SENEQUE. L. 94 : 49. 435 Cf. : “(…) il se dégage un charme qui s’insinue au plus profond du cœur avec toute la puissance persuasive du précepte, à les voir, à les entendre fréquemment [les gens de bien]”, SENEQUE. L. 94 : 40 in SENEQUE (1993), p. 943. 436 Cf. : “(…) les bons préceptes, si tu en fais ton entretien, te profiteront autant que les bons exemples”, SENEQUE. L. 94 : 42 in SENEQUE (1993), p. 944.

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de ce contexte437 et il tire sa force de l’autorité du sage438 . Il met l’homme en confiance et s’il ne lui dicte pas sa conduite,

il lui donne les moyens d’agir par lui - même. Les préceptes disposent au bien ; ils ne font pas toute la moralité de l’action

mais ils font les actions morales439 . Ainsi, AGRIPPA se dit redevable à une maxime de SALLUSTE d’avoir été bon frère et

bon ami440 .

Les préceptes préparent à l’autonomie dans la résolution des cas rencontrés au cours de l’existence. Première étape

avant une autonomie du sage, ils guident les proficientes441 . Ils ne valent pas absolument, par eux seuls et par eux - mêmes

: il doivent entrer dans une âme bien disposée et naturellement douée442 . Chez des sujets exceptionnellement doués, la voie

des préceptes pourra suffire pour conduire à la sagesse443 . Mais pour la plupart444 , la sagesse acquise par ces préceptes445

donnera à chacun les moyens de trouver quelle conduite adopter dans les circonstances diverses446 .

Une question casuistique : le suicide. Les exemples de casuistique abondent chez SENEQUE : les livres V et

VI du traité des Bienfaits exposent des cas447 . Un exemple de question casuistique est proposé dans L. 70 : le suicide. A

l’occasion d’un voyage à POMPEI où il a séjourné dans sa jeunesse448 , SENEQUE annonce le thème de L. 70, par le rappel

437 Cf. : “Il est, reconnaissons - le, plus efficace, et pénètre plus avant, s’il demande au raisonnement de soutenir ses prescriptions, s’il ajoute pourquoi il faut agir suivant la circonstance, de telle ou telle façon, quel fruit est réservé à celui qui agit bien et obéit aux préceptes”, SENEQUE. L. 94 : 44 in SENEQUE (1993), p. 944. 438 Cf. : “Si l’autorité est utile, l’avertissement le sera. Or, elle est utile ; par conséquent, l’avertissement l’est aussi”, SENEQUE. L. 94 : 44 in SENEQUE (1993), p. 944. 439 Cf. : “Si des sentences de ce genre [une sentence d’Agrippa a précédé ce propos], une fois logées dans l’âme, la forment au bien, pourquoi cette portion de la philosophie, qui ne consiste qu’en de pareilles sentences, n’aurait - elle pas le même pouvoir ?”, SENEQUE. L. 94 : 47 in SENEQUE (1993), p. 945. 440 Cf. : “Agrippa, homme d’un grand caractère et, parmi ceux que les guerres ont rendu illustres et puissants, aimait à dire qu’il devait beaucoup à cette maxime : “La concorde élève les petits Etats ; la discorde ruine les plus grands” ; maxime qui avait fait de lui, déclarait - il, un très bon frère, un très bon ami”, SENEQUE. L. 94 : 46 in SENEQUE (1993), p. 945. 441 Cf. : “Peut - être que sans avertissements, la sagesse se fera elle - même sa voie, attendu qu’elle a déjà conduit l’âme à ne pouvoir se porter que vers le bien. Aux esprits peu sûrs d’eux - mêmes il faut, de toute nécessité, un guide : ““Tu éviteras ceci ; tu feras cela”, SENEQUE. L. 94 : 50 in SENEQUE (1993), p. 946. 442 Cf. : “Les préceptes ne conduisent pas toujours à la pratique du bien, mais seulement quand ils trouvent l’esprit docile : parfois c’est en vain que l’on administre ce secours, si des opinions tiennent l’âme investie”, SENEQUE. L. 95 : 4 in SENEQUE (1993), p. 952 ; “(…) les préceptes concourent à l’acte moral, mais pas seuls”, SENEQUE. L. 95 : 6 in SENEQUE (1993), p. 952. 443 Cf. : “(…) parmi les hommes, certaines natures privilégiées du sort arrivent au savoir qui d’ordinaire se transmet par leçons, sans un long apprentissage et se sont épris de l’honnête au premier mot qu’on leur en a dit ; de là ces caractères si prompts à s’approprier la vertu, si féconds sans culture”, SENEQUE. L. 95 : 36 in SENEQUE (1993), p. 959. 444 Cf. : “Quant aux esprits émoussés, obtus, quant aux âmes que des habitudes perverses accaparent, il faut du temps et de la peine pour nettoyer la rouille”, SENEQUE. L. 95 : 36 in SENEQUE (1993), p. 959. 445 Cf. : “Mais, quoique l’argumentation, les conseils, etc., proviennent de l’état parfait de l’âme, cet état parfait en provient lui - même : il les produit, ils le produisent”, SENEQUE. L. 94 : 49 in SENEQUE (1993), p. 946. 446 Cf. : “(…) il est impossible à un homme quel qu’il soit, s’il ne s’est pas re - formé radicalement, construit sur une base toute rationnelle, de remplir la complète harmonie et de savoir ce qu’il faut faire, comment le faire, pourquoi, envers qui, combien”, SENEQUE. L. 95 : 5 in SENEQUE (1993), p. 952. 447 Cf. Tranq. VI. L. 70. 448 Cf. : “Je n’avais pas revu depuis bien longtemps ton cher Pompéi : j’y ai retrouvé ma jeunesse”, SENEQUE. L. 70 : 1 in SENEQUE (1993), p. 780.

592

de la fin nécessaire de l’homme449 . La métaphore de la traversée en mer où le voyageur est à la merci des vents qui tantôt le

poussent, tantôt le maintiennent à la panne, et toujours le font arriver, illustre le tableau de la vie humaine450 . Il ne faut pas

toujours chercher à retenir la vie : l’important n’est pas de vivre mais de vivre bien451 . La question casuistique traitée sera

celle de l’attitude du sage à l’égard du suicide. La décision de vivre ou de mourir sera prise à partir de ces deux

considérations sur lesquelles roulera la suite de la lettre : le temps de la vie et le moment de la mort sont indifférents. Comme

il s’agit de bien vivre, non de durer452 , le sage se préoccupera, d’une part, moins de la mort que des conditions de la vie453 .

En médecin, il examinera les symptômes454 ; il anticipera et suspectera les maux les plus graves455 . Longueur et

complétude de la vie ne se recouvrent pas456 . D’autre part, la mort n’est pas un mal457 : la seule hésitation est entre bien ou

mal mourir458 . Le critère du bien mourir c’est d’abord la prévention d’une vie faite de maux459 .

Résolution de la question casuistique. Le suicide ne doit ni être cherché ni être fui. Chacun, du moins, peut

disposer de soi : la nature même autorise cette latitude de l’homme460 . Les circonstances décideront de la conduite à suivre

moins selon son opportunité que selon sa valeur. Il y a hésitation selon les circonstances461 . Tantôt le sage ne courra pas au

449 Cf. : “(…) et voici que commence à se signaler au regard le terme commun du genre humain. C’est l’écueil, pensons - nous, de notre triste démence. Eh ! non, c’est le port”, SENEQUE. L. 70 : 2 - 3 in SENEQUE (1993), p. 780. 450 Cf. : “Dis - toi que c’est là justement notre histoire. Ceux - ci, la vie les mène à une allure des plus rapides là où ils seraient nécessairement parvenus quand même ils eussent tardé ; il en est d’autres qu’elle détrempe et macèrent dans l’ennui”, SENEQUE. L. 70 : 4 in SENEQUE (1993), p. 780. 451 Cf. : “Cette vie, il ne faut pas toujours chercher à la retenir, tu le sais : ce qui est un bien, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien”, SENEQUE. L. 70 : 4 in SENEQUE (1993), p. 780. 452 Cf. : “Il se préoccupe sans cesse de ce que sera la vie, non ce qu’elle durera”, SENEQUE. L. 70 : 5 in SENEQUE (1993), p. 781. 453 Cf. : “Voilà pourquoi le sage vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut. Il examinera où il lui faut vivre, en quelle société, dans quelles conditions, dans quel rôle”, SENEQUE. L. 70 : 4 - 5 in SENEQUE (1993), p. 780. 454 Cf. : “S’il voit venir à lui une série de disgrâces qui bouleverseront son repos, il quitte la place”, SENEQUE. L. 70 : 5 in SENEQUE (1993), p. 780 - 781. 455 Cf. : “Et il ne s’y détermine pas seulement en cas de nécessité extrême, mais, aussitôt que la Fortune lui est devenue suspecte, il considère d’un regard circonspect et minutieux s’il ne doit pas dès lors cesser d’être”, SENEQUE. L. 70 : 5 in SENEQUE (1993), p. 781. 456 Cf. : “(…) la vie n’est jamais inachevée, quand elle est conforme à l’honnête. Quel que soit l’instant où tu finis, si tu finis comme il convient, elle est complète. Souvent il faut en finir, voire même avec courage, et sans raisons bien fortes ; car ce ne sont pas non plus de bien fortes raisons qui nous retiennent”, SENEQUE. L. 77 : 4 in SENEQUE (1993), p. 819 ; “L’essentiel n’est pas de vivre longtemps, mais pleinement. Vivras - tu longtemps ? C’est l’affaire du destin. Pleinement ? C’est l’affaire de ton âme. La vie est longue, si elle est remplie”, SENEQUE. L. 93 : 2 in SENEQUE (1993), p. 932. 457 Cf. : “Il tient pour chose indifférente de se donner la mort ou de la recevoir, de mourir plus tard ou plus tôt : c’est qu’il n’appréhende pas un sérieux dommage”, SENEQUE. L. 70 : 5 in SENEQUE (1993), p. 781. 458 Cf. : “L’affaire n’est pas de mourir plus tôt ou plus tard ; l’affaire est de bien ou mal mourir”, SENEQUE. L. 70 : 6 in SENEQUE (1993), p. 781. 459 Cf. : “Or, bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal”, SENEQUE. L. 70 : 6 in SENEQUE (1993), p. 781. 460 Cf. : “Un des plus grands bienfaits de l’éternelle loi, c’est que bornant à un seul l’entrée dans la vie, elle en a multiplié les issues”, SENEQUE. L. 70 : 14 in SENEQUE (1993), p. 782. 461 Cf. : “Ainsi donc quand, l’ordre de mort vient d’une puissance extérieure, on ne saurait décider en thèse générale s’il faut devancer le moment ou l’attendre. Nombreux sont les cas d’espèce qui peuvent faire pencher la décision pour ou contre”, SENEQUE. L. 70 : 11 in SENEQUE (1993), p. 782.

593

- devant de la mort462 , - même si cette mort est assurée et imminente. Ce serait folie que de donner la main au bourreau ; il

sera sage d’attendre, de temporiser et de laisser à autrui le pouvoir de donner la mort, - sans qu’il en ait pour cela l’autorité

qui appartient seule au Destin463 . Le choix de la vie s’appuie sur le principe de la constance : le sage ne choisira pas la mort

aussi longtemps qu’il peut être lui - même et demeurer dans la sagesse. Ainsi fit SOCRATE464 : il n’anticipe pas

l’inéluctable parce que son sort présent lui permet d’exercer sa sagesse465 . Il n’est pas sage de vivre ; vivre une vie sage est

la condition qui fera préférer de vivre. Si SOCRATE le sage fit bien d’attendre la mort, l’insensé DRUSUS LIBO466 eut

raison de l’anticiper : sa vie aurait servi le suppliciateur sans servir l’insensé ; elle n’aurait été en rien meilleure467 . Tantôt

le sage devancera la mort certaine. Pour cela, les considérations sont la commodité : chacun peut user de la mort comme de

tout bien domestique468 ; la longueur du mourir s’oppose à la qualité de la mort469 . Avec les circonstances, l’élan de l’âme

sera le second facteur qui décidera de la qualité de la vie comme de celle de la mort, et ainsi du choix de la vie ou du

mourir470 . La constance et la conséquence avec soi décideront de la mort comme elles décidaient de la vie471 . Cette

constance et cette conséquence seraient rompues par l’opinion472 ou par les philosophes473 . Des admonestations

encourageront les volontés faibles ou défaillantes : la méditation de l’étendue de la liberté474 ; la continuité dans les actes

462 Cf. : “Il est des circonstances pourtant où, même si la mort est assurée, imminente, s’il sait qu’on a porté l’arrêt, le sage ne portera pas les mains à son supplice (à son dessein propre de mourir il les prêterait)”, SENEQUE. L. 70 : 8 in SENEQUE (1993), p. 781. 463 Cf. : “Folie de mourir par peur de la mort ! Voici venir celui qui doit te tuer. Attends. Pourquoi devancer ? A quoi bon te faire l’agent de la cruauté d’autrui ? Es - tu jaloux du bourreau ou ménages - tu sa peine ?”, SENEQUE. L. 70 : 8 in SENEQUE (1993), p. 781. 464 Cf. : “Socrate pouvait finir de vivre en refusant de s’alimenter, succomber à la faim plutôt qu’au poison. Néanmoins il passa trente jours en prison et dans l’attente de la mort. Il ne se disait pas que tout était possible, qu’un si long délai autorisait bien des espoirs”, SENEQUE. L. 70 : 9 in SENEQUE (1993), p. 781. 465 Cf. : “Il voulait se soumettre aux lois ; il voulait faire profiter ses amis du Socrate des derniers instants”, SENEQUE. L. 70 : 9 in SENEQUE (1993), p. 781. 466 Cf. : “Ce jeune homme aussi dénué d’esprit que riche en titres de noblesse, nourrissait des ambitions interdites à toute personne en ce temps - là et à lui - même en tout temps”, SENEQUE. L. 70 : 10 in SENEQUE (1993), p. 781. 467 Cf. : “Car qui doit périr au bout de trois ou quatre jours au gré de son ennemi, s’il continue de vivre, fait l’affaire d’autrui”, SENEQUE. L. 70 : 10 in SENEQUE (1993), p. 782. 468 Cf. : “Quand on a le choix entre une mort accompagnée de tortures et une mort simple, commode, pourquoi ne pas s’adjuger cette dernière ? Je choisirai le navire sur lequel je dois m’embarquer, la maison où je dois loger ; je ferai de même pour ma mort quand je m’en irai de la vie”, SENEQUE. L. 70 : 11 in SENEQUE (1993), p. 782. 469 Cf. : “J’ajoute que, s’il n’est pas vrai que la vie la plus longue soit toujours la meilleure, il est bien vrai que la pire des morts est toujours celle qui se prolonge”, SENEQUE. L. 70 : 12 in SENEQUE (1993), p. 782. 470 Cf. : “En la mort, plus qu’en toute autre affaire, nous suivrons l’inspiration de notre âme. Qu’elle sorte du côté où son élan la dirige. Qu’est - ce qui l’attire ? Epée, corde, poison envahissant les veines ? Qu’elle aille jusqu’au bout, qu’elle brise net les liens de la servitude”, SENEQUE. L. 70 : 12 in SENEQUE (1993), p. 782. 471 Cf. : “On doit compte de sa vie même aux autres ; de sa mort, à soi seul : la meilleure est celle qui agrée”, SENEQUE. L. 70 : 12 in SENEQUE (1993), p. 782. 472 Cf. : “Dis - toi bien que l’opinion n’a rien à voir dans ta décision. Demande - toi seulement comment te soustraire au plus vite à la Fortune. Dans tous les cas l’acte accompli, les censeurs ne manqueront pas”, SENEQUE. L. 70 : 13 in SENEQUE (1993), p. 782. 473 Cf. : “Tu trouveras jusqu’à des profès de la sagesse qui dénient le droit d’attenter à sa propre vie, tiennent pour une impiété de se faire le meurtrier de soi - même et veulent qu’on attende pour sortir de la vie l’ouverture fixée par la nature”, SENEQUE. L. 70 : 14 in SENEQUE (1993), p. 782. 474 Cf. : “Attendrai - je la brutalité de la maladie ou celle de l’homme, alors que je suis en mesure de me faire jour à travers les tourments et de balayer les obstacles ? Le grand motif de ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est

594

médicaux entre ceux qui soignent le corps et ceux qui délivreront du corps475 ; la méditation sur l’inéluctabilité de la mort

renforcée par la technique de la familiarisation de l’échéance qui paraît la plus lointaine et la plus étrangère476 ; le travail sur

les représentations et les exercices477 ; les exemples de suicides d’autant plus réconfortants478 qu’ils sont choisis parmi les

populations les moins sages479 (un bestiaire germain ; un supplicié ; un barbare ; un jeune spartiate dans L. 77) et qu’ils

soulignent la facilité du mourir tant par les moyens480 (le morceau de bois qui supporte l’éponge de propreté ; la roue d’un

chariot ; la lance qui devait servir au combat ; une muraille) que par les occasions481 (latrines482 ; le transport au

supplice483 ; les naumachies484 ; une corvée dégradante485 ). De la sorte tout s’équivaut : les moyens de se tuer ont tous la

bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vivre t’agrée : vis donc. Il ne t’agrée pas : libre à toi de t’en retourner d’où tu es venu”, SENEQUE. L. 70 : 15 in SENEQUE (1993), p. 782. 475 Cf. : “Pour calmer le mal de tête, tu as pratiqué maintes fois la saignée. En cas de pléthore, on perce une veine. Il n’est pas besoin qu’une blessure énorme partage les entrailles : un coup de lancette dégage la route vers cette sublime liberté ; et c’est la tranquillité, au prix d’une piqûre”, SENEQUE. L. 70 : 16 in SENEQUE (1993), p. 782 - 783. 476 Cf. : “A quoi tiennent nos retardements, notre inertie ? Nul de nous ne songe qu’un jour il lui faudra quitter ce domicile : tels de vieux locataires que retiennent l’attachement à un lieu familier, leurs habitudes, en dépit même des avanies”, SENEQUE. L. 70 : 16 in SENEQUE (1993), p. 783. 477 Cf. : “Veux - tu te rendre indépendant de ce corps ? Habite - le comme un lieu de passage, représente - toi bien qu’un jour ou l’autre c’en sera fait de cette cohabitation avec lui : devant la nécessité de partir tu te sentiras plus fort. Mais comment la pensée de finir viendra - t elle à ceux dont les convoitises ont un objet illimité et point de fin ? Voilà l’exercice indispensable entre tous”, SENEQUE. L. 70 : 17 - 18 in SENEQUE (1993), p. 783. 478 Cf. : “Ayant commencé à emprunter mes exemples à la basse condition, je continue. On exigera davantage, en effet, de soi en constatant que même les êtres tenus en parfait mépris sont capables de mépriser la mort. Les Catons, les Scipions et d’autres, traditionnellement admirés, représentent pour nous la perfection inégalable. Eh bien ! cette vertu que vous vantez offre d’aussi nombreux exemples dans les spectacles de chasses que dans l’arène que parmi les chefs de la guerre civile”, SENEQUE. L. 70 : 22 in SENEQUE (1993), p. 784. 479 Cf. : “Ne va pas croire que seuls les grands hommes ont possédé cette vigueur d’âme qui brise les carrières de l’humaine servitude”, SENEQUE. L. 70 : 19 in SENEQUE (1993), p. 783. Cf. : “Vois les plus misérables esclaves : quand la douleur les talonne, comme leur esprit se réveille, comme ils mettent en défaut la surveillance la plus attentive !”, SENEQUE. L. 70 : 25 in SENEQUE (1993), p. 784. 480 Cf. : “(…) celui qui a sous la main divers moyens d’affranchissement n’a qu’à choisir entre eux et à considérer par où il préfère s’évader (…)”, SENEQUE. L. 70 : 24 in SENEQUE (1993), p. 784. 481 Cf. : “Le lieu où la nature nous garde est un préau découvert ; celui qui a toute latitude dans sa détresse, qu’il se cherche une issue commode (…)”, SENEQUE. L. 70 : 24 in SENEQUE (1993), p. 784. Cf. : “(…) L’occasion est - elle difficile ? La première venue sera la meilleure : qu’on s’en empare, fût -elle sans précédent, extraordinaire. Celui - là ne manquera pas d’ingéniosité pour mourir, à qui le cœur n’aura pas manqué”, SENEQUE. L. 70 : 24 in SENEQUE (1993), p. 784. 482 Cf. : “Récemment, lors d’un combat de bestiaires, un Germain, qui devait figurer au spectacle du matin, se retira dans les latrines, le seul endroit isolé où on le laissa sans surveillance. Là il s’empare du morceau de bois auquel tient l’éponge de propreté, le fourre tout entier dans sa gorge, s’obstrue l’œsophage et s’étouffe”, SENEQUE. L. 70 : 20 in SENEQUE (1993), p. 783. 483 Cf. : “Il y a quelque temps, un individu, que l’on emmenait sur un chariot entouré de gardes pour servir au spectacle du matin, se mit à dodeliner de la tête, comme s’il cédait au sommeil, la laissa pendre de manière à pouvoir l’engager dans les rayons et attendit ferme qu’un tour de roue lui rompît le cou. Le même fourgon qui le conduisait au supplice servit à l’y soustraire”, SENEQUE. L. 70 : 23 in SENEQUE (1993), p. 784. 484 Cf. : “Lors de la seconde naumachie, un Barbare se plongea dans la gorge la lance qu’il avait reçue contre les assaillants”, SENEQUE. L. 70 : 26 in SENEQUE (1993), p. 784. 485 Cf. : “L’histoire parle d’un Spartiate fameux : un garçon encore impubère. Pris à la guerre, il criait dans son dialecte dorien :l “Non, je ne serai pas un esclave !” Et il prouva qu’il ne mentait pas. A la première injonction qu’il reçut de faire une corvée servile et dégradante (on lui commandait d’apporter le bassinet des ordures), il courut se briser la tête contre les murailles”, SENEQUE. L. 77 : 14 in SENEQUE (1993), p. 821.

595

même dignité486 ; les conditions sociales s’aplanissent487 ; les voies diverses mènent à la même mort488. Tout s’équivaut

qui conduit à la mort toujours certaine489 .

Conclusion de C. SENEQUE traite d’une situation typique dont il varie à la manière d’un physicien les différents

facteurs qui infléchissent la solution dans un sens ou dans un autre. Le rappel des préceptes qui donnent les constantes de

l’expérience mentale de préparation au bien mourir se colorent selon les circonstances présentées comme pertinentes. De ce

fait naît une autre manière de catalogue que celle de CICERON : CICERON procédait par recensement de cas différents ;

SENEQUE modifie le poids des circonstances. CICERON choisit l’énumération et la juxtaposition dans un tableau à entrées

en nombre potentiellement infinies ; SENEQUE préfère un tableau à entrées finies, caractérisé par des constantes et par des

variables. Malgré ces différences, subsiste au principe la même méthode de résolution casuistique : la comparaison d’une

situation typique à une situation difficile, réelle et singulière, afin de trouver dans la première le principe de résolution de la

seconde.

Conclusion du § 3. La casuistique de SENEQUE procède d’un constat d’une vue parcellaire du réel. Le sage qui

embrasse les vues de la nature, qui en suit les impulsions, qui connaît le rôle et la place que le Destin a voulu pour lui, jouit

d’une vue complète de la volonté du Tout. La casuistique lui est non seulement inutile mais encore insensée ; il faut avoir

perdu le sens de l’unité du monde pour recourir aux soins de la casuistique. Les dogmes qui comprennent tout ce qui est à

faire pourraient bien suffire au sage. Mais en dehors du sage, les proficientes ne voient pas la totalité ; ils ne peuvent pas

répondre aux impulsions de la nature, enferrés qu’ils sont dans leur état, leur rang, leur situation. A eux les préceptes aussi

nombreux que les perspectives prises sur la réalité que leur vision a divisée. La perte du sens de la nature provoque la

naissance de la casuistique : il s’agit de retrouver par la raison les normes présentes dans la réalité. Par la raison, la

casuistique pallie aux déficiences des impulsions naturelles, faussées, détournées par les mauvaises habitudes, les opinions.

486 Cf. : “C’était là bafouer la mort, oui, tout à fait, peu proprement, peu convenablement. Mais est - il pire sottise que de faire en mourant le dégoûté ?”, SENEQUE. L. 70 : 20 in SENEQUE (1993), p. 783. 487 Cf. : “Eh quoi ! l’énergie que possèdent même des malfaiteurs sans foi ni loi fera défaut à ceux qui, pour se fortifier contre de telles disgrâces, ont longtemps médité à l’école de la raison, qui enseigne tout”, SENEQUE. L. 70 : 27 in SENEQUE (1993), p. 785. 488 Cf. : “Elle nous enseigne que les avenues de la mort, si elles sont diverses, aboutissent au même terme”, SENEQUE. L. 70 : 27 in SENEQUE (1993), p. 785. 489 Cf. : “Peu importe par où commence ce qui vient inévitablement”, SENEQUE. L. 70 : 27 in SENEQUE (1993), p. 785.490 Cf. : “La Bible contient de nombreux exemples de lois casuistiques : Ex 21, 18 s. ; Mt 5, 23 - 24 ; Rm 12, 20”, BRUGUES (1991), p. 72.

596

Conclusion de la section I. L’originalité de la seconde figure des morales du cas, la casuistique, réside dans la

confrontation de deux situations dont l’une sert de référence normative à la seconde. Il suffirait de transposer la solution

donnée à la première situation pour aussitôt dissiper les embarras rencontrés dans la seconde. La valeur des réponses et la

légitimité de leur transposition dépendent de l’analogie établie entre ces situations. La description dispose dès lors d’un

pouvoir étendu : elle est chargée de découvrir les similitudes entre les situations, - et au besoin de les établir. Les exemples

fortifient la résolution prise du suicide en donnant le moyen terme entre la situation vécue et celle, légendaire ou factice d’un

glorieux précédent. Dans sa première forme, la casuistique gréco - romaine, il convient de distinguer des moments

casuistiques (SOCRATE, PLATON) et l’élaboration d’une casuistique comme discipline autonome. Il ressort que la

casuistique ne peut apparaître qu’à la condition de reconnaître davantage qu’une indépendance une autonomie du monde de

l’action pratique. La détermination de l’action, de sa force obligatoire comme de son contenu, ne peut pas se déduire de

quelque connaissance spéculative. Cependant l’émancipation du monde pratique conduit à un affranchissement à l’égard des

lois générales : la singularité des faits ne peut plus être subsumée ; les faits ne sont ni des échantillons des lois, ni des

exemples. Pour pallier à ce qui tournerait en une intelligibilité du monde pratique, la casuistique stoïcienne conçoit bien une

autonomie du monde : le Destin tisse l’entrelacs des faits singuliers ; la raison les habite ; le logos les identifie. Savoir agir

demeure chez ARISTOTE une prudence, un savoir “expérientiel” de la vie ; savoir agir demande avec les Stoïciens que soit

dénoué l’écheveau des faits. Séparation du monde pratique du monde de la connaissance scientifique, séparation apparente

des faits eux - mêmes les uns des autres, - ces deux convictions conduisent à l’élaboration d’une première forme de

casuistique qui, d’une part, avoue qu’une raison traverse la dispersion apparente des faits, et qui, d’autre part, cherche à

rétablir le fil perdu (fil perdu par l’opinion, par les coutumes, par les mauvaises habitudes qui vont à l’encontre de la droite

raison) qui unit les faits. Aussi cette première forme de casuistique se distingue - t - elle par la recherche de situations

typiques qui permettent d’affronter les situations difficiles présentes. Du fait de ses présupposés, cette recherche rencontre

une aporie. Comme la raison qui traverse les faits est méconnaissable au jugement de la plupart des hommes, la casuistique

ne peut trouver d’autre médiation entre les situations qu’en dressant un catalogue de situations fictives et factices pour

répondre de manière ad hoc aux nécessités impératives de l’action présente. Ainsi, le réel est rationnel mais cette rationalité

méconnue de la plupart ne peut être rétablie que par le recours à la fiction et à l’énumération qui n’emportent l’une et l’autre

aucune rationalité. L’effort de la casuistique antique échoue précisément en ce point : quoique le monde pratique soit un

monde autonome, la casuistique est inconcevable du point de vue du prudent qui sait agir sans le savoir de la science ; elle

est inutile du point de vue du sage stoïcien qui voit quel entrelacs noue nécessairement les faits malgré l’apparence

597

d’indépendance qu’ils offrent aux yeux des ignorants. Par le moyen de la fiction, la casuistique rétablit la rationalité et

l’unité perdues, pour le plus grand nombre des hommes, du monde pratique.

SECTION II. LA CASUISTIQUE CHRETIENNE DES ORIGINES AU XIXe s.

L’essor du catholicisme donnera à la figure casuistique sa seconde forme : une situation typique sera rapportée à une

situation difficile effectivement rencontrée afin de l’évaluer, de déterminer quelle norme lui appliquer, et de résoudre la

tension qui se manifeste en elle, mais de telle sorte que la médiation entre les deux situations soit assurée par la

transcendance, - en l’occurrence les préceptes évangéliques. La casuistique gréco - romaine échouait en posant

simultanément ces deux thèses de la rationalité immanente de la réalité, et de la division apparente des faits en unités

indépendantes les unes des autres. Elle se devait de combler le fossé entre les situations typiques et les situations difficiles

effectivement rencontrées, mais elle ne pouvait combler ce fossé que par des artifices, - ce qui la discrédite aux yeux du sage

qui n’en a nul besoin comprenant la raison des choses, ce qui la rend suspecte au regard de l’homme du commun qui ne

saurait toujours approuver le choix de cette situation que le casuiste lui propose comme typique. Devant restituer la

continuité et la rationalité de ce monde, elle ne pouvait le faire qu’en recourant aux artefacts des catalogues de situations

possibles. La casuistique chrétienne remédie à ce défaut en posant la rationalité dans la transcendance d’une volonté

créatrice de ce monde laquelle soude a priori, en son fondement dans le fiat d’une décision, la continuité du monde des

affaires humaines. Le traitement de la singularité de cette situation difficile - ci passe par la médiation de la description

d’une situation difficile vécue à une situation analogue que DIEU a voulue, mais que la volonté mal orientée de l’homme a

contrariée, retardée, empêchée. Le casuiste stipulera que le péché fausse la situation que la bonté divine avait voulue en lieu

et place de cette situation de péché. La casuistique devient l’art de trouver dans la volonté transcendante l’ensemble de toutes

les situations parfaites possibles pour l’appliquer au détail des situations difficiles de ce monde. L’évaluation d’une situation

de péché, la détermination de la norme qui résoudra la tension de l’exigence morale imposeront que soit découverte la

situation moralement parfaite voulue par DIEU. La confrontation entre les situations sera permise par la médiation de la

transcendance, garantie de la continuité du réel et de son intelligibilité sans lesquelles nulle action ne saurait être prise au

sérieux faute de pouvoir engendrer des conséquences et faute de requérir les efforts humains de la décision responsable. Il

s’ensuit que l’opération de description de la situation difficile revêt une importance inédite : préalable à l’investigation de la

situation parfaite, elle rangera tel ensemble de faits tantôt du côté du péché, tantôt de la faute, tantôt de l’indifférence.

Le développement de la casuistique chrétienne au cours de l’histoire répond à une nécessité conceptuelle. La

casuistique chrétienne traite de la singularité de la situation présente d’abord par la médiation des personnes : le casuiste

598

rapporte la situation difficile à sa source créatrice, la volonté divine, - tel est le principe de la casuistique chrétienne antique

qui prend naissance dès les textes sacrés (§ 1). La médiation s’effectue par après dans les énoncés : pour traiter et résoudre

moralement une situation difficile, il faudra proposer l’énoncé descriptif qui permettra de la subsumer sous l’énoncé

descriptif d’une autre situation déjà résolue. D’où l’effort des casuistes jésuites pour proposer une certaine description des

situations qui permettra l’application d’une norme accommodant les intérêts personnels du fautif en la rattachant à un autre

énoncé fondé sur l’autorité d’un Docteur grave. Tel est le sens de la pleine expansion des XVIIe et XVIIIe s. avec la

multiplication aussi bien des ouvrages que de leur genre (§ 2). La réaction pascalienne prend le sens d’un rejet de la tentative

de ramener la prescription normative à une description évaluative ; la querelle des Provinciales devait marquer le coup

d’arrêt d’une certaine casuistique, sinon donner le coup de grâce à toute casuistique catholique (§ 3). Enfin, le renouveau de

la casuistique avec Alphonse de LIGUORI est incontestablement lié à la reconsidération du probabilisme accusé d’être la

source d’un minimalisme et d’un laxisme moral insupportables. Les efforts du Bienheureux ALPHONSE rétablissent les

droits de l’immanence et des affaires humaines : la raison est de nouveau accréditée comme faculté de décision morale, à

côté de la foi, et, peut - être, en dépit de l’attitude de soumission de la foi (§ 4).

§ 1. La casuistique chrétienne antique.

Dès les origines du christianisme, une casuistique se fait jour : les deux Testaments en comportent chacun des

éléments490 . Deux raisons cependant porteront à retenir le NT. Les Epîtres de PAUL, quand elles portent sur des questions

casuistiques, font le plus souvent référence aux Evangiles si bien que la casuistique des Evangiles est elle - même reprise et

commentée dans le NT. Les textes ultérieurs de la casuistique chrétienne, d’autre part, citent plus volontiers les livres du NT.

Ils sont donc et la source et le principe de la casuistique chrétienne moderne491 . Le propre de cette casuistique testamentaire

consiste dans le pouvoir accordé à un homme, le Christ ou l’Apôtre, pour établir la médiation entre une situation difficile

présente et sa situation typique. La solution est en son principe un arrêt personnel rendu au nom de la Parole de DIEU ou du

Christ. Seront présentés les principes de la casuistique néotestamentaire avec l’enseignement de JESUS (A), dans les Epîtres

pauliniennes (B). La postérité de la casuistique est florissante ; l’exemple d’une question, celle du mensonge chez S.

AUGUSTIN (C) et chez BENEDICTI (D), servira dans la suite de cette étude : les conceptions de KANT, CONSTANT,

DIDEROT, ROUSSEAU pourront alors être comparées sur cette même question.

491 Cf. : “(…) aucune autre Eglise chrétienne ni aucune autre religion n’ont accordé autant d’importance que le catholicisme à l’aveu détaillé et répété des péchés”, DELUMEAU (1992), p. 5.

599

A. La casuistique néotestamentaire. JESUS.

La casuistique n’est certes pas absente de l’AT. Ex. et Lv. mentionnent des règles sur les observances religieuses (Ex.

21 : 20 - 21 ; Dt. 22 : 23 - 27 ; 1 R. 13 : 13 ; 1 R. 15 : 11 ; Es. 3). Mais elles relèvent tout aussi bien de la morale judaïque.

Comme le propos se limite à l’étude de la casuistique chrétienne, le NT sera seul considéré.

Deux casuistiques. Encore convient - il de distinguer dans le NT lui - même deux casuistiques : celle prêtée à

JESUS, présenté comme casuiste ; celle qui s’appuie sur les actes et les préceptes de JESUS pour résoudre des questions

inédites. Jésus, est - il parfois écrit, aurait lui - même traité des cas de conscience492 . Parmi ses interventions et ses paroles,

certaines traitent de certains types de conduites par le moyen d’exemples ou de paraboles : la femme adultère (Jn. 8 : 3 - 11)

; le repos sabbatique (Mt. 12 : 2 - 8 ; Lc. 14 : 1 - 6 ; Mc. 2 : 25 - 27) ; l’impôt à payer à CESAR (Mt. 22 : 15 - 22 ; Lc. 20 : 20

- 26 et 27 - 40) ; l’observance des jours avec la guérison miraculeuse le jour du sabbat (Lc. 6 : 6 - 11, 13 : 14, 14 : 1 - 4) ;

l’impôt du temple (Mt. 17 : 24 - 27) ; le frère qui a péché (Mt. 18 : 15 - 18) ; le divorce (Mt. 19 : 3 - 9) ; le jeune homme

riche (Mt. 19 : 16 - 22 ; Lc. 18 : 18 - 27 ; Mc. 10 : 17 - 27) ; l’admonestation aux pharisiens (Mt. 23) ; le partage de l’héritage

(Lc. 12 : 13 - 15) ; le rejet de la tradition (Mc. 7 : 10 - 13). Le Sermon sur la Montagne (Mt. 5 : 1 - 7 : 29), la prière à

GETHSEMANI (Mt. 26 : 36 - 46) pourraient de même être lus à cette lumière de la résolution de cas possibles ou à venir.

Les actes de la vie quotidienne ne sont pas oubliés de cette étude des cas : l’enterrement des morts et la vocation (Mt. 8 : 21 -

22 ; Lc. 9 : 59 - 60), le choix de la place à occuper (Lc. 14 : 7 - 11), le lavement des mains avant le repas (Mt. 15 : 2).

Une casuistique christique ? LECLERCQ (1977). La question reste débattue pour déterminer s’il convient

d’interpréter les textes, cités à l’appui d’une casuistique christique, dans le sens d’une pratique explicite et volontaire.

LECLERCQ oppose en ce sens la personne du Christ à celles de JEAN - BAPTISTE493 , avant lui, et des apôtres, après lui.

L’enseignement de JEAN - BAPTISTE conserverait la pratique vétéro - testamentaire de la casuistique : il accepte les

problèmes qui lui sont posés dans les termes qui lui sont proposés. Il ne remet pas en question ni le fond des problèmes

soumis à la méthode casuistique ni la manière de les traiter reprise de l’AT494 . Le bien - fondé des questions pour lesquelles

492 Cf. : “Il a même eu à résoudre des cas de conscience, posés, pour l’embarrasser, par des casuistes de profession (…)”, CHAD (1950, II), c. 632. 493 Cf. LECLERCQ (1977), p. 261 - 262. Nous suivons ici LECLERCQ (1977). 494 Cf. : “Il leur répondait : “Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même””, Lc. 3 : 11.

600

il est sollicité n’est pas évoqué : il répond ainsi aux questions sur l’équité des publicains495 et de la justice des militaires496 .

Nul débat n’apparaît sur le bien-fondé, quant à la pratique de la foi, de ces mêmes métiers. Ce qui tranche avec la parole de

JESUS enjoignant au publicain MATTHIEU de le rejoindre497 .

Les apôtres après le Christ durent recourir à une casuistique afin d’inscrire l’enseignement divin dans les

circonstances du temps et des mœurs. LECLERCQ relève la part de compromis de ces décisions casuistiques apostoliques.

La lettre aux chrétiens de SYRIE et de CILICIE (Ac. 15 : 23 - 29) conclut sur l’abstention des viandes des animaux sacrifiés

et du sang des animaux étouffés (Ac. 15 : 28 - 29). Mais cette conclusion est destinée à une communauté composée à la fois

de chrétiens d’origine juive et de chrétiens d’origine païenne et elle est de circonstance498 . Il est remarquable que la lettre

mentionne la valeur de compromis de cette réponse : “L’Esprit saint et nous - mêmes (…)”, dit le texte (Ac. 15 : 28).

Selon l’interprétation qu’en donne LECLERCQ, JESUS ne se livre ni dans la forme ni dans le fond à une pratique

casuistique : le Sermon sur la Montagne n’est pas un ensemble de préceptes à observer à la lettre ; il n’est pas davantage un

code législatif499 . Les réponses de JESUS ne tranchent pas entre des conséquences500 , mais elles font appel aux principes.

Le principe seul vaut ; les conséquences et les préceptes qui en dérivent sont négligés501 . Dès lors, le différend à propos

duquel il est sollicité est résolu par un appel à sa cause première, - une infraction à la norme divine502 . Il n’examine pas le

cas ; il présente la norme503 . La casuistique est différée quand elle n’est pas rendue inutile par l’appel à la norme504 . D’où

le sentiment d’une parole vivante (Mt. 7 : 29) qui n’énonce pas de règles mais qui propose des images, seules médiatrices

possibles de la norme505 .

495 Cf. : “Des collecteurs d’impôts aussi vinrent se faire baptiser et lui dirent : “Maître, que nous faut - il faire ?” Il leur dit : “N’exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé””, Lc. 3 : 12 - 13. 496 Cf. : “Des militaires lui demandaient : “Et nous, que nous faut - il faire ?” Il leur dit : “Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez - vous de votre solde””, Lc. 3 : 14. 497 Cf. Mt. 9 : 9. 498 Cf. : “C’est là évidemment une prescription de circonstance, exigée par l’opportunité dans des communautés où les chrétiens d’origine juive et d’origine païenne se côtoyaient”, LECLERCQ (1977), p. 264. 499 Cf. : “(…) son contenu n’a rien d’un code systématique”, LECLERCQ (1977), p. 262. 500 Cf. : “Elles [les formules du Sermon sur la montagne] ignorent délibérément les analyses minutieuses où l’on pèse le pour et le contre, ainsi que les compromis et les solutions équilibrées auxquelles on aboutit après avoir tout bien considéré”, LECLERCQ (1977), p. 262. 501 Cf. : “C’est un idéal absolu qui est présenté de la manière la plus abrupte, mais sans que ses exigences soient précisées sous forme de prescriptions définies”, LECLERCQ (1977), p. 262. 502 Cf. : “Au lieu de trancher le cas, il renvoie à la cause du différend, la cupidité [Lc. 12 : 13 - 15], et indirectement à la disposition contraire d’esprit et de cœur, le détachement, la charité qui éliminerait tout conflit de ce genre”, LECLERCQ (1977), p. 262. 503 Cf. : “Or il n’examine pas le cas [à propos de Mc. 7 : 10 - 13]. Il ne prend pas en considération le motif, pourtant légitime, qu’invoque son interlocuteur pour obtenir seulement un délai : l’appel du sauveur est d’une urgence absolue”, LECLERCQ (1977), p. 263. 504 Cf. : “L’Evangile annonce le Royaume avec son idéal moral qui transcende toute législation et toute jurisprudence avec son urgence qui l’emporte sur tout le reste”, LECLERCQ (1977), p. 264. 505 Cf. : “Il le suggère de manière concrète et imagée quoique mystérieuse, en s’affranchissant des procédés et des méthodes habituelles chez les législateurs et les juristes”, LECLERCQ (1977), p. 264.

601

L’enseignement vivant du Christ et les résolutions casuistiques. Il reste que les actes et les paroles de

JESUS ont été l’une des principales sources des casuistes pour justifier et fonder leur résolution. Dans l’article qu’il consacre

à la casuistique dans le DTC, DUBLANCHY distingue quatre moyens de trouver dans l’Ecriture une source d’autorité pour

la résolution des cas éthiques. Et ses propos s’entendent particulièrement de JESUS. La doctrine morale positivement

enseignée dans l’Ecriture doit servir de modèle pour tous les cas relevant de cette doctrine506 . Ainsi, les paroles du Christ

sur l’indissolubilité du mariage rendront illicite le divorce des conjoints (Mt. 19 : 3 - 6). Un ensemble de cas semblables est

subsumé sous une loi qui est donnée par le Christ. L’approbation formelle d’un acte dans l’Ecriture permet d’approuver un

acte identique dans des circonstances semblables507 comme le blâme positivement porté sur un acte rend illégitime tout acte

identique accompli dans des circonstances similaires508 . Ainsi, la condamnation du comportement des scribes et des

pharisiens vaut - elle pour tous les comportements qui seraient identiques dans des circonstances numériquement autres mais

suffisamment semblables (Mt. 23 : 2 - 7). La réponse à des questions pratiques fournira le modèle de la résolution de cas

analogues509 . Ainsi, la réponse de Jésus sur l’impôt dû à CESAR fonde en légitimité la distinction de deux royaumes (Mt.

22 : 18 - 21).

Conclusion de A. Si casuistique christique il y a, elle ne consiste en rien d’autre que dans le rattachement de la

situation difficile rencontrée à la Parole de DIEU prononcée par la bouche du Christ ou attestée par sa conduite. Cette

“casuistique” rapporte immédiatement la situation hic et nunc à la situation que DIEU a voulue sans que l’homme ne la

réalise. Dans toutes les situations difficiles qui lui sont soumises,JESUS présente la norme. La casuistique ultérieure fera

deux usages de cette norme présentée par les paroles et les gestes du Christ. D’une part, elle invoquera cette norme pour elle

- même, en la détachant de son contexte, - et l’argument casuistique sera d’autorité. D’autre part, elle enracinera la parole ou

l’attitude normatives du Christ dans la situation typique qu’il a affrontée ; cette situation typique aura créé un précédent dans

lequel l’argument de la réponse casuistique trouvera sa légitimité.

B. La casuistique néotestamentaire. PAUL.

506 Cf. : “La doctrine morale positivement enseignée dans l’Ecriture, sur les devoirs imposés par la loi naturelle ou sur les commandements qui constituent la loi chrétienne, doit servir de règle pour tous les cas nécessairement soumis à l’autorité de cette doctrine”, DTC (1923, II - 2), c. 1817. 507 Cf. : “L’approbation formelle, spécialement donnée par l’Ecriture elle - même à tel acte particulier, permet de porter le même jugement sur un acte identique dans des conditions suffisamment similaires”, DTC (1923, II - 2), c. 1817. 508 Cf. : “(…) du blâme positivement porté par le texte sacré contre certains actes, l’on peut conclure leur illégitimité dans des circonstances vraiment analogues (…)”, DTC (1923, II - 2), c. 1817. 509 Cf. : “La réponse scripturaire à quelques questions pratiques doit diriger dans la solution de cas analogues (…)”, DTC (1923, II - 2), c. 1817.

602

CONGAR, dont l’article de 1965 servira de fil directeur à la présentation de la casuistique néotestamentaire

paulinienne, étudie trois sortes de cas de conscience traités dans les épîtres 510 : le travail manuel de l’apôtre ; la

consommation des viandes consacrées ; les observances des jours et des aliments. Les textes sont choisis selon le critère de

la distinction des préceptes et des questions. Alors que l’énoncé des règles ne ressortit pas de la casuistique, le traitement des

questions posées soit dans des circonstances moins claires, soit en présence d’une multiplicité de règles qui peuvent parfois

se contredire, relève de cette méthode511 .

Première question casuistique : le travail manuel. La question du travail manuel est intéressante dans la

mesure où la position de l’apôtre a changé : il a accepté des moyens de subsistance donnés par les Philippiens ou par

EPAPHRODITE, alors qu’il tient à THESSALONIQUE et à CORINTHE à subvenir à ses besoins. Cette question est

donc casuistique512 . L’entretien du ministre de l’Evangile par les fidèles est conforme au droit naturel (1 Co. 9 : 7),

conforme à la loi divine : loi de MOISE (Dt. 25 : 4 ; 2 Co. 9 : 8 - 11), précepte du Seigneur (1 Co. 9 : 14 visant Mt. 10 : 10,

et Lc. 10 : 7) : “Les droits de l’apôtre sont donc certains”513 . Comment PAUL résoudra - t - il cette question dans le sens de

la subsistance du Ministre par ses seules forces ? Les réponses de PAUL s’appuient sur quatre principes : un souci

pragmatique de valoir un bon renom aux chrétiens parmi leurs concitoyens514 ; un souci pédagogique (être un modèle

vivant)515 ; l’annonce de l’Evangile est une charge et non pas un droit516 ; conformément au principe de l’agapè, PAUL ne

veut que donner, il ne cherche pas à recevoir517 . Le souci de charité détermine le choix de l’activité et récuse celui de

l’entretien par la communauté chrétienne518 .

510 Cf. CONGAR (1965), p. 65 - 66 pour une liste des cas de conscience traités par l’apôtre des gentils. 511 Cf. : “La casuistique, “méthode ou partie de la théologie morale qui étudie les cas de conscience”, commence là où l’on ne se contente pas d’énoncer des règles morales assez générales, mais où l’on s’applique à éclairer un problème concret posé à la conscience par l’obscurité ou la complexité des données de l’action, des règles qui peuvent la régir, voire en raison d’un certain conflit entre différents aspects du devoir”, CONGAR (1965), p. 66. 512 Cf. : “Il y a donc des cas où Paul prend pour règle de vivre des fidèles, et des cas où il veut pourvoir lui - même à sa subsistance et à celle de ses compagnons d’apostolat (Act., 20, 34)”, CONGAR (1965), p. 67. 513 Cf. CONGAR (1965), p. 67. 514 Cf. : “Le premier [motif] a un caractère pragmatique ; sans doute a - t - il dicté immédiatement le choix des comportements différents que nous avons relevés. Paul voulait, comme apôtre, ne donner prise à aucun reproche, de manière à ne mettre, de son côté, aucun obstacle à l’Evangile”, CONGAR (1965), p. 67 - 68. 515 Cf. : “Le pasteur doit être le modèle du troupeau”, CONGAR (1965), p. 68. 516 Cf. : “Paul sait bien qu’il serait normal que l’apôtre reçoive, en échange des biens spirituels, ce qui est nécessaire à sa sustentation ; mais il veut pousser la logique d’une attitude de devoir et de service, et en faire briller l’exemple, jusqu’au point de ne percevoir aucun des droits normalement inhérents à son service, et de ne connaître celui - ci que comme devoir et charge”, CONGAR (1965), p. 69 - 70. 517 Cf. : “Paul ne veut que donner, sans chercher à recevoir”, CONGAR (1965), p. 70. 518 Cf. : “Il faut, disent - ils [les textes des papes, des conciles, des Pères, des statuts d’institutions ecclésiastiques et monastiques], travailler de manière à pouvoir exercer la charité”, CONGAR (1965), p. 70.

603

Deuxième question casuistique : la consommation des viandes consacrées. La consommation des

viandes consacrées est la seconde question casuistique étudiée par CONGAR (1965)519 . Son intérêt est de montrer la

controverse entre JACQUES (Ac. 13 - 21) et PAUL (1 Co. 8 : 1 - 13 ; 10 : 18 - 33), et l’opposition entre deux réponses

catholiques, entre deux normes éthiques procédant de la même norme fondamentale éthique. La question de la manducation

des viandes provenant des offrandes païennes est posée par la communauté de CORINTHE, mais sa résolution requiert des

points de doctrine : elle ne relève pas seulement du fait. La réponse de PAUL se fait en quatre temps : il rappelle la vanité

des idoles devant le Dieu unique (1 Co. 8 : 4 - 6)520 ; d’où l’absolue liberté en matière de consommation521 . En revanche la

consommation des viandes consacrées comme acte cultuel est interdite aux chrétiens (1 Co. 10 : 14 - 22) et la loi de l’amour

du prochain prescrit d’éviter de le scandaliser en consommant une viande interdite : la loi de l’amour limite la liberté.

L’ agapè chrétienne conduit de nouveau à renoncer à un droit réel cependant522 . La loi de la charité tranche la question en

limitant une liberté sur des matières indifférentes en elles - mêmes puisque les viandes, créations de Dieu ne peuvent être

que bonnes et que leur consécration à des idoles, à des Néants, ne les altèrent en rien. Le souci de ne pas scandaliser le faible

conduit à adapter le comportement sur une matière où de droit chaque chrétien est libre. Permission est accordée de manger

de la viande du marché (1 Co. 10 : 25, 27) sauf dans certaines circonstances. Il est prescrit de s’abstenir de manger de la

viande consacrée si un convive fait remarquer qu’il s’agit de la viande offerte, afin de ne pas scandaliser ce convive (s’il est

lui - même chrétien), ou afin de ne pas l’induire à croire que la viande est consommée pour cette raison qu’elle est consacrée

(1 Co. 8 : 9 - 13 ; 10 : 28 - 29, 32)523 . Le “décret des Apôtres” souligne la différence entre deux réponses chrétiennes sur

cette même question : JACQUES reproduit en la matière les prescriptions de la loi mosaïque (Ac. 15 : 15 - 18) et il s’en tient

à l’énonciation de la loi pour préconiser le minimum de ce qu’elle prescrit (Ac. 15 : 19 - 20)524 . La réponse de PAUL est, au

contraire, de réclamer le maximum525 et le maximum de la loi d’agapè526 . Il s’agit de ne pas scandaliser le plus faible et de

se donner aux autres527 . La solution du cas est encore une fois trouvée dans l’appel à la charité528 .

519 Cf. LECLERCQ (1977), p. 264 - 265. 520 Cf. CONGAR (1965), p. 73 - 74. 521 Cf. CONGAR (1965), p. 74. 522 Cf. : “L’ agapè peut ainsi m’amener à renoncer à un droit réel pour accomplir la loi de l’existence chrétienne, qui n’est pas revendication de droits, mais service”, CONGAR (1965), p. 75. 523 Cf. : “(…) il fallait, disait saint Paul, s’abstenir d’en prendre, par respect pour la conscience de celui qui avait averti : si ce convive était un païen, afin de ne point l’induire en tentation de croire qu’on mangeait des viandes offertes précisément en tant que telles ; si, comme cela nous semble plus probable, le convive était un autre chrétien dont la conscience n’était pas aussi informée, et qui gardait des scrupules, afin de ne pas le scandaliser”, CONGAR (1965), p. 76. 524 Cf. : “Ainsi Jacques cherche - t - il le principe de sa casuistique dans le minimum de prescriptions légales “nécessaires”, qui ne souffre pas de dispense”, CONGAR (1965), p. 79. 525 Cf. : “La vie chrétienne est présentée dans sa plénitude, sans rien de minimisant”, LECLERCQ (1977), p. 266. 526 Cf. : “Saint Paul, lui (…), cherche la solution du cas des idolothytes et, d’une façon plus générale, du rapport entre convertis du paganisme et chrétiens venus du judaïsme, non dans un minimum légal et rituel, mais dans le maximum des impératifs de l’agapè”, CONGAR (1965), p. 79. 527 Cf. CONGAR (1965), p. 79.

604

Troisième question casuistique : l’observance des jours et des aliments. Le troisième et dernier cas

étudié dans CONGAR (1965) concerne les observances des jours et des aliments. Les principes suivis pour la solution restent

les mêmes : la foi fonde une liberté totale 529 ; mais la conscience erronée et la conscience douteuse obligent de sorte que

celui qui mange malgré ses doutes est coupable530 . Le jugement dépend de la foi, mais le comportement reste soumis à la

charité531 qui exige de ne pas scandaliser le plus faible532 . La loi de l’agapè réclame le renoncement au comportement

cependant légitime du point de vue de la loi. Du coup la solution du cas dépasse le cadre de ce dernier et elle se réfère

ultimement au plan de la vie de communion partagée avec les autres533 : “(…) c’est des exigences de l’existence chrétienne

que l’Apôtre tire ses principes de casuistique”534 .

Caractères de la casuistique paulinienne. CONGAR en tire plusieurs leçons sur la casuistique paulinienne.

Elle se distingue d’un strict légalisme tel que l’était la casuistique de l’AT535 . Le juridisme strict sépare les obligations de

justice de leur fin, et qui dans la perspective catholique est l’accomplissement de la charité, et elle ne conserve de ces

obligations que le comportement prescrit sans leur sens536 . Ce juridisme casuistique porte nécessairement à chercher à

tourner la loi537 , à accomplir chacune des obligations au minimum de ce qu’elles prescrivent538 . La casuistique

paulinienne n’exclut cependant pas la loi mais elle affirme que la loi n’est pas le tout de l’obligation539 . La casuistique

528 Cf. : “(…) cette solution, Paul la cherche, de A à Z, dans la charité, dont il faisait le principe inspirateur de sa casuistique”, CONGAR (1965), p. 79. 529 Cf. : “Le jugement doit être porté de vue de la foi. Or, la foi fonde une totale liberté dans l’usage de ce que Dieu a créé et qui est bon ; rien n’est impur en soi : Rom., 14; 14 et 17 ; cf. I Tim., 4, 3 - 6. Liberté, donc indifférence”, CONGAR (1965), p. 80. 530 Cf. : “La conscience erronée oblige. La conscience douteuse également (…)”, CONGAR (1965), p. 80. 531 Cf. : “Si le jugement objectif est à porter du point de vue de la foi, le comportement pratique est tout entier soumis aux requêtes de la charité”, CONGAR (1965), p. 81. 532 Cf. : “La charité fait au fort, de son côté, une obligation de ne pas scandaliser un frère plus faible : Rom., 14, 13 - 15”, CONGAR (1965), p. 81. 533 Cf. : “C’est ainsi que, à la différence d’une solution purement légale ou morale, une solution tirée de l’agapè dépasse le cadre d’un problème tout personnel et se situe au plan d’une vie de communion avec les autres, en solidarité d’édification, c’est - à - dire de santé et de progrès dans le Christ”, CONGAR (1965), p. 82. 534 Cf. CONGAR (1965), p. 82. 535 Cf. : “A aucun moment, elle ne se développe dans une perspective de juridisme ou de légalisme, comme faisait, et fait encore, la casuistique rabbinique”, CONGAR (1965), p. 82 - 83. 536 Cf. : “Il y a juridisme quand : 1° la valeur obligatoire de la prestation imposée est développée pour elle - même sans considération actuelle de la finalité de justice et d’amour qui, seule, la justifie, et qui doit la mesurer”, CONGAR (1965), p. 83 ; “(…) 2° On considère la matérialité des gestes et obligations sans référence à leur sens, et donc, la matérialité de la loi sans référence à son esprit”, CONGAR (1965), p. 83 - 84. 537 Cf. : “Un tel juridisme amène presque automatiquement à chercher des moyens de tourner la loi ou d’en amenuiser les obligations”, CONGAR (1965), p. 84. 538 Cf. : “(…) une casuistique toute juridique se développe alors, pour rechercher, non le maximum de bien, mais le maximum de liberté à l’égard des contraintes légales, dans le respect tout formel de la lettre de celles - ci”, CONGAR (1965), p. 84. 539 Cf. : “Une casuistique de type évangélique ne fait pourtant pas fi de la lettre : les lois juridiques font partie des données de l’action, mais elles ne les épuisent pas”, CONGAR (1965), p. 84.

605

paulinienne libère le chrétien de la loi représentée comme précepte extérieur540 . Toute loi, même la loi de l’agapè, prise

comme précepte extérieur, n’est pas la loi. La loi est toute dans la réponse à l’appel de l’Agapè divin : qui répond à l’Agapè

divin accomplit toute la Loi541 . En ce sens, les cas sont résolus chaque fois qu’ils sont ramenés dans la perspective de cette

loi d’amour qui, comme elle relie les hommes à Dieu, reliera les hommes entre eux.

La casuistique paulinienne propose la solution des cas rencontrés dans des situations particulières mais elle ne

propose pas de solutions particulières pour ces difficultés. Deux conséquences s’ensuivent : les solutions avancées sont de

droit universelles ; l’initiative n’est pas accordée à chacun pour décider de la décision à prendre : la loi de l’Agapè est le

principe de la solution542 . De la sorte : “(…) la casuistique de saint Paul est à peine une casuistique (…)”543 . La solution

des cas n’est pas cherchée au plan humain, dans la considération des circonstances ; elle est cherchée au plan divin, dans le

rattachement des hommes à Dieu par la loi de l’Agapè544 . La solution est nécessairement universelle et elle est universelle

nécessairement dans la loi d’amour.

Conclusion de B. La casuistique de PAUL cherche à étendre la loi de l’ agapè dans des circonstances où son

application s’oppose soit à la lettre de la Loi, soit à la réalité des faits. Elle rapporte donc une situation difficile présente à

une situation typique telle que DIEU l’aurait voulue. La casuistique paulinienne résout les cas par un appel à la volonté

transcendante de DIEU telle que l’agapè la manifeste en ce monde créé. Une évolution s’esquisse depuis les textes

évangéliques qui rappelaient les paroles divines : alors la Parole de DIEU entrait dans ce monde en s’y faisant entendre,

l’ agapè est une loi déjà présente dans ce monde.

C. Une question casuistique : le mensonge chez S. AUGUSTIN.

De l’aube de l’ère chrétienne au crépuscule de la Renaissance, nulle solution de continuité pour la casuistique. La

filiation de la casuistique stoïcienne à la casuistique des Pères est attestée par SPANNEUT (1957)545 ; le traité Des Devoirs

540 Cf. : “Le chrétien est affranchi de la loi comme précepte extérieur : pas seulement des prescriptions rituelles de la loi mosaïque, mais de toute qua lex, en ce sens que toute loi est charnelle et judaïque chaque fois qu’elle est prise comme loi et non comme réponse de l’agapè à l’exigence, en nous, de Dieu”, CONGAR (1965), p. 86. 541 Cf. : “Il n’y a d’autre dette que celle d’aimer, et ainsi, celui qui aime a, de ce fait accompli la Loi (Rom., 13, 8), dont toute la plénitude consiste dans l’amour du prochain comme de soi - même, à partir de Dieu : Gal., 5, 14 ; Rom., 13, 9 - 10”, CONGAR (1965), p. 86. 542 Cf. : “Cette casuistique n’est ni justificatrice ni accusatrice : c’est celle de l’Esprit, motivée par la charité”, LECLERCQ (1977), p. 265. 543 Cf. CONGAR (1965), p. 85. 544 Cf. : “(…) elle [la casuistique de Saint PAUL] ne cherche pas ses considérants décisifs au plan des données de l’action, mais dans la ligne verticale. Elle n’est pas moralisante, mais, divinisante”, CONGAR (1965), p. 85. 545 Cf. : “La conclusion s’impose. Les moralistes chrétiens ont une lourde dette à l’égard de la philosophie. Leurs thèses de morale générale sont souvent empruntées aux philosophes du Portique, et, de préférence, aux grands classiques du stoïcisme, Zénon et

606

de PANETIUS a passé des mains de CICERON à celles de S. AMBROISE546 . Une seule question de casuistique sera ici

traitée à titre d’exemple : celle du mensonge dans les deux opuscules que S. AUGUSTIN lui consacre547 . Une raison

évidente porte à ce choix : cette question sera abondamment traitée dans la littérature morale ultérieure. Les ouvrages de

casuistique, - mais avant eux S. THOMAS (IIa, IIæ, q. 110, a. 3 et a. 4) -, font principalement référence à l’évêque

d’HIPPONE dans leurs exercices de résolution des cas de mensonge. S. AUGUSTIN commence par chercher une définition

du mensonge avant de passer en revue plusieurs cas difficiles qui demeureront, pour certains, des cas d’école.

Définition du mensonge. Le mensonge est une parole, ou tout autre forme d’énonciation, contraire à ce que le

menteur pense, avec l’intention de tromper. De Mend. III définit le mensonge non comme l’énonciation fausse548 mais

comme l’énonciation contraire à ce qui est cru vrai549 . Le menteur ment quand il dit la vérité qu’il tient lui - même pour une

erreur550 . L’acte du mensonge se compose de l’intention551 , de l’écart entre la pensée et l’énonciation552 , quelle qu’en

soit la forme, de la dissimulation du vrai supposé. C’est la différence de l’intention qui distingue le téméraire qui dit plus

qu’il ne sait et trompe du menteur qui dit autre chose que ce qu’il sait, même s’il est dans le vrai553 . Le mensonge repose

alors sur une confusion de croyances : confusion de la croyance tenue pour fausse (par le menteur) avec une croyance tenue

pour vraie (par celui à qui l’on ment). Il déjoue l’ouverture claire que l’énonciation devrait permettre dans la pensée du

locuteur. Enoncer c’est normalement, sinon dire le vrai, du moins dire ce qui est tenu pour le vrai par celui qui parle.

Chrysippe. Ce sont, en particulier, les notions de vertu autarcique, d’apathie, de droite raison, de connaissance vertueuse, de loi naturelle et universelle. Leurs conseils pratiques s’inspirent plus souvent de la morale contemporaine. Les Pères développent les mêmes thèmes, se servant des mêmes expressions”, SPANNEUT (1957), p. 267. Cf. : “Le stoïcisme antique a fourni au christianisme une série de concepts et de théories ; le stoïcisme contemporain lui a dicté - et jusque dans les mots - sa morale pratique”, SPANNEUT (1957), p. 267. 546 Cf. : “Saint Ambroise a imité le traité des Devoirs de Cicéron, comme Cicéron avait imité celui de Panétius. Son imitation est une vraie traduction dans un vocabulaire et dans un monde d’idées tout différent”, THAMIN (1884), p. 294. Cf. : “Saint Ambroise imite Cicéron”, THAMIN (1895), p. 189. 547 Cf. Chapitre 2. Section III. § 1. C. sur la postérité de la question casuistique du mensonge chez KANT. 548 Cf. : “(…) quiconque énonce un fait qui lui paraît digne de croyance ou que son opinion tient pour vrai, ne ment pas, même si le fait est faux. Sa parole répond à la foi de son esprit ou à la conviction qu’il s’est faite ; il pense ce qu’il dit”, De Mend. III, 3 in AUGUSTIN (1948), p. 243. 549 Cf. : “Mentir c’est avoir une pensée dans l’esprit et par paroles ou tout autre moyen d’expression, en énoncer une autre”, De Mend. III, 3 in AUGUSTIN (1948), p. 243. 550 Cf. : “D’où il ressort qu’on ne ment pas en disant une chose fausse, si malgré sa fausseté on l’énonce telle qu’on la pense, et qu’on ment, tout au contraire, en disant une chose vraie, si, malgré sa vérité, on l’estime fausse tout en l’énonçant comme vraie”, De Mend. III, 3 in AUGUSTIN (1948), p. 245. 551 Cf. : “C’est par l’intention de l’esprit et non par la vérité ou la fausseté des choses en elles - mêmes qu’il faut juger si quelqu’un ment ou ou ne ment pas”, De Mend. III, 3 in AUGUSTIN (1948), p. 245. 552 Cf. : “Il [ le menteur] a une pensée qu’il sait et juge vraie, mais qu’il garde pour lui ; et il en a une seconde qu’il sait et juge fausse, mais qu’il exprime à la place de la première”, De Mend. III, 3 in AUGUSTIN (1948), p. 245. 553 Cf. : “Un homme affirme comme vraie et parce qu’il la croit telle, une chose fausse. On peut dire qu’il se trompe et pèche par témérité. On n’a pas le droit de dire qu’il ment. Car en parlant ainsi il n’a pas le cœur double, il ne désire pas tromper, il est trompé. Tandis que le péché du menteur consiste à parler contre sa pensée avec l’intention de tromper ; soit qu’il trompe, en lui disant une chose fausse, l’homme qui croit à sa véracité, soit qu’il ne trompe pas, parce qu’on n’a pas confiance en lui, ou parce qu’il dit une chose vraie, mais qu’il estime fausse, avec l’intention de tromper”, De Mend. III, 3 in AUGUSTIN (1948), p. 245.

607

L’énonciation doit mettre en transparence d’une part la conscience du locuteur à celui qui l’écoute, d’autre part la vérité qui

est dite : ne peut être dit, pense le destinataire, que ce qui doit être dit, par le locuteur, à savoir : le vrai.

S. AUGUSTIN distingue le mensonge de la tromperie : le mensonge n’est pas parler contre la vérité. Il est possible

de mentir sans tromper (dire le faux pour faire croire le vrai) comme il est possible de tromper sans mentir (dire le vrai pour

faire croire le faux)554 . Le menteur peut mentir afin d’induire en vérité : le destinataire, et le menteur le sait, ne prêtant pas

foi dans ces paroles, agira alors avec justesse et pour son bien, conformément à l’intention du menteur555. Ainsi fera

l’homme qui, sachant que la route est infestée de brigands, dira néanmoins le contraire, parce qu’il sait qu’il ne sera pas cru,

sauvant par son mensonge de l’attaque fatale556 . Inversement, qui dit la vérité peut tromper quand il sait qu’il ne sera pas

cru557 . Ainsi fera l’homme qui connaissant le péril des brigands dira bel et bien la vérité en sachant qu’il ne sera pas cru et

produisant par ce mensonge l’embûche558 .

Le mensonge n’est pas définissable seulement par le manquement à la confiance ; le manque de confiance est bien

plutôt le fait de l’interlocuteur. Le mensonge consiste à dire le faux avec l’intention de tromper559 . Le mensonge est saisi

dans la complexité d’une relation entre des personnes, leur intention respective l’une à l’égard de l’autre : S. AUGUSTIN

dégagera huit formes de gravité du mensonge selon l’effet de malice voulu par le menteur560 . Le mensonge met en question

le statut de la vérité dans la mesure où le vrai apparaît ici comme le moment d’une relation entre deux personnes.

554 Cf. : “Il peut donc se faire qu’on parle contre la vérité pour empêcher son interlocuteur de tomber dans l’erreur, comme il arrive, par contre, qu’on lui dise la vérité pour le tromper”, De Mend. IV, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 247. 555 Cf. : “Un homme dit une chose qu’il sait fausse. Il la dit, persuadé qu’on ne le croira pas, pour donner le change à son interlocuteur et le détourner par cette défiance d’un projet dont il ne voit pas le danger. Cet homme ment, évidemment, malgré son désir de ne pas tromper, si le mensonge consiste à parler autrement qu’on ne sait ou qu’on ne pense. Mais si le mensonge consiste à parler avec l’intention de tromper, il ne ment pas. Car il dit une chose qu’il sait et juge fausse pour ne pas tromper une personne qui refuse de le croire, en raison, il le sait bien, de sa méfiance à son égard”, De Mend. IV, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 245 - 247. 556 Cf. : “Il sait, par exemple, qu’une route est infestée de brigands et il craint que la personne dont il a en vue la conservation ne s’y engage ; mais comme il est sûr qu’elle n’a pas foi en lui, il lui dit que la route n’a pas de brigands, pour qu’elle ne la prenne pas. Car le jugeant menteur, plus il lui dira qu’il n’y a pas de brigands, plus elle croira qu’il y en a”, De Mend. IV, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 247. 557 Cf. : “Celui, en effet, qui dit une chose vraie, parce qu’il sent qu’on le croira pas, trompe en la disant. Il sait ou pense, en effet, que son interlocuteur la jugera fausse, du seul fait qu’elle vient de lui. C’est pourquoi, en disant le vrai pour faire croire le faux, il commet une tromperie”, De Mend. IV, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 247. 558 Cf. : “Il affirme, par exemple, à la personne susdite qui n’a en lui aucune confiance : il y a sur cette route des brigands. Ils y sont réellement et il le sait. Mais son but est d’amener cette personne à s’y engager et à tomber dans une embûche, persuadée qu’elle est de la fausseté du renseignement”, De Mend. IV, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 247 - 249. 559 Cf. : “(…) personne ne doute que celui - là ment qui dit volontairement une chose fausse avec l’intention de tromper. En conséquence parler contre sa pensée avec l’intention de tromper est un mensonge manifeste”, De Mend. IV, 5 in AUGUSTIN (1948), p. 253 ; “Mentir, en effet, c’est exprimer le faux avec l’intention de tromper”, Contra Mend. XII, 26 in AUGUSTIN (1948), p. 417. 560 Cf. De Mend. XIV, 25.561 Cf. : “Eh bien lequel de ces deux hommes a menti ? celui qui a mieux aimé dire le faux pour ne pas tromper ou celui qui, pour tromper, a préféré dire le vrai ?”, De Mend. IV, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 249.

608

Discussion casuistique. La définition du mensonge est donc déjà un examen casuistique561 . S. AUGUSTIN est

amené, d’une part, à évaluer s’il y a eu mensonge, - et il s’agit prioritairement d’authentifier la véracité de certains passages

bibliques -, et, d’autre part, à déterminer quelle conduite serait à tenir dans pareille situation à venir. Les deux rôles dévolus

à la casuistique apparaissent donc implicitement562 . Il lui faut évaluer effectivement et rétrospectivement des situations

dont la conformité au précepte reste douteuse, - et ici le scandale d’autant plus grand que les textes sacrés en font état. Elle

se charge d’aider la décision, fictivement et prospectivement, au sein d’une situation future et hypothétique. Les détracteurs

de S. AUGUSTIN, dont les Priscillanistes, lui opposeraient les mensonges de JACOB se présentant à son père comme

ESAÜ563 , la récompense des sages - femmes d’EGYPTE qui mentirent pour sauver les nouveaux - nés des Hébreux (Ex. 1 :

17 - 21)564 . Pourtant il ne s’agit pas de mensonges : les faits rapportés sont réels mais le sens des paroles est figuré565 . Le

sens des paroles n’a rien de mensonger s’il est rapporté, comme il le doit, à leur symbole566 . Le mensonge n’est pas dans la

littéralité de l’énonciation mais dans la spiritualité567 de l’énoncé568 . La récompense des sages - femmes d’EGYPTE est

certes temporelle ; elle n’en annonce pas moins une récompense céleste. DIEU perçoit la faiblesse des connaissances de ces

femmes qui ne pouvaient trancher, en la rudesse de leur temps et de leurs mœurs, les difficiles questions de la légitimité du

mensonge569 ; il reconnaît et récompense leur bonté570 . De même, le puîné JACOB est bien l’aîné en réalité, c’est - à - dire

: selon le symbole, conformément à la parole de Lc. 13 : 28 - 30571 .

562 Cf. : “Ils ajoutent, d’ailleurs, pour faire pression, non seulement sur les hommes qui sont versés dans l’Ecriture, mais sur tous ceux qui ont le sens commun : si quelqu’un se réfugie chez vous et que vous puissiez par un mensonge lui éviter la mort, ne mentiriez - vous pas ?”, De Mend. V, 5 in AUGUSTIN (1948), p. 253. 563 Cf. : “Jacob dit à son père : “Je suis Esaü ton aîné””, Gn. 27 : 19 ; “Il lui dit : “C’est bien toi, mon fils Esaü ?” - “C’est moi”, répondit - il”, Gn. 27 : 24. 564 Cf. De Mend. V, 5 in AUGUSTIN (1948), p. 253. 565 Cf. : “Les faits sont réels, mais on peut les interpréter dans un sens figuré”, De Mend. V, 7 in AUGUSTIN (1948), p. 255. 566 Cf. : “Toute parole doit être rapportée à l’objet qu’elle exprime. Or les actes ou les paroles, pris au sens figuré, expriment le symbole qu’ils contiennent, pour ceux qui sont à même d’en comprendre la signification”, De Mend. V, 7 in AUGUSTIN (1948), p. 255. 567 Cf. : “Mais on peut dire aussi que les paroles de cette héroïne [Judith] sont vraies au sens spirituel”, IIa, IIæ, q. 110, a. 3, S. 3 in THOMAS D’AQUIN (1985), p. 683. 568 Cf. : “On les juge des mensonges parce qu’on ne saisit pas le vrai que les mots figurent mais qu’on se fie au faux qu’ils expriment”, Contra Mend., 24 in AUGUSTIN (1948), p. 407 ; “(…) comme l’objet auquel se rapportent allégoriquement des mots et des actes vrais, n'apparaît qu’à un petit nombre de gens intelligents, ils [les Priscillanistes] s’imaginent trouver dans ces livres et produire au jour des mensonges”, Contra Mend. XIV, 29 in AUGUSTIN (1948), p. 421 - 423. 569 Cf. : “Mais peut - on parfois aller jusqu’à mentir pour sauver la vie de quelqu’un, c’est là une question dont la solution harasse même les plus savants et qui dépassait de beaucoup la portée de ces faibles femmes, établies chez ces peuples et habituées à leurs mœurs. C’est pourquoi la patience de Dieu avait égard à leur ignorance sur ce point, comme sur d’autres qu’elles ignoraient également (…)”, Contra Mend. XV, 33 in AUGUSTIN (1948), p. 429. 570 Cf. : “Il leur accorda pourtant, en raison de l’humaine bonté témoignée par elles à ses serviteurs, une récompense terrestre”, Contra Mend. XV, 33 in AUGUSTIN (1948), p. 429. 571 Cf. : “C’est ainsi que le frère cadet, d’une certaine manière, s’est emparé de la primauté du frère aîné et l’a fait passer en lui”, Contra Mend. X, 24 in AUGUSTIN (1948), p. 409.

609

Rigueur du principe ; indécision des affaires humaines. La réponse du Père est sur le principe sans

hésitation : le mensonge est condamné parce qu’il est opposé à la vérité572 ; il est un meurtre spirituel573 . Pourtant,

l’indécision règne quand il s’agit des affaires humaines et de situations dramatiques où chacun devra agir574 . Peut - on par

un mensonge protéger d’une mort certaine celui qui s’est réfugié chez son hôte, un malade que la révélation de la vérité sur

son état tuerait575 , ou enfin un homme très affaibli par sa maladie et que l’annonce de la mort de son fils unique

achèverait576 ? Le premier exemple semble faire écho à l’épisode des sages - femmes d’EGYPTE ; le second ouvre sur un

possible conflit de devoirs : préférer la véracité et accomplir le huitième commandement, ou choisir la charité et réaliser la

Règle d’or ? ; le troisième souligne à dessein les excès de la construction factice du cas (un malade, la mort d’un enfant, un

fils unique). La résolution est parfois incisive. Mieux vaut perdre la vie du corps que la vie de l’âme577 ; la bouche qui ment

sauverait peut - être la vie corporelle du réfugié, elle tuerait sûrement l’âme du menteur578 : il faut dénoncer le réfugié579 .

La charité chrétienne ne doit pas porter à négliger l’amour de chacun pour lui - même de sorte que mentir reviendrait à se

condamner tout aussi sûrement que l’autre serait sauvé par le mensonge580 . Elle demande que la vie spirituelle soit toujours

préférée à la vie corporelle ; nul ne peut préférer la vie corporelle du prochain à sa vie spirituelle : l’ordre des valeurs serait

renversé581 . Le principe de charité en vient donc à condamner le réfugié582 . A cet homme malade qui demande si son fils

572 Cf. : “Il y a de nombreuses catégories de mensonge, mais toutes indistinctement, doivent exciter notre haine. Car il n’y a aucun mensonge qui ne soit contraire à la vérité. De même que la lumière s’oppose aux ténèbres, la piété à l’impiété, la justice à l’iniquité, la santé à la maladie, le péché à la bonne action, la vie à la mort, de même la vérité s’oppose au mensonge. Plus nous aimons l’une, plus nous devons détester l’autre”, Contra Mend. III, 4 in AUGUSTIN (1948), p. 359. 573 Cf. De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265. 574 Cf. : “Toutefois, comme nous sommes des hommes et que nous vivons parmi les hommes, je ne suis pas encore, je l’avoue, du nombre de ceux que ne troublent pas les péchés où le bien et le mal se balancent. Souvent, dans les choses humaines, ma sensibilité d’homme est plus forte que moi (…)”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 437. 575 Cf. : “(…) si quelqu’un se réfugie chez vous et que vous puissiez par un mensonge lui éviter la mort, ne mentiriez - vous pas ? Si un malade vous demande sur son état un renseignement qui lui serait pernicieux de savoir et que même votre silence doive l’affecter gravement, oserez - vous lui dire la vérité, au risque de le faire mourir, ou vous taire pour l'aider ‘aider à se remettre par un honnête et miséricordieux mensonge ?”, De Mend. V, 5 in AUGUSTIN (1948), p. 253. 576 Cf. : “La gravité de son mal le met en danger. Il n’a plus la force de, si on lui annonce la mort de son fils unique et très aimé, de supporter la nouvelle. Il vous demande : vit - il ? alors que vous savez qu’il n’est plus. Que répondrez - vous ?”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 437. 577 Cf. : “On dit : Si un homme se réfugie chez vous et que par un mensonge, vous puissiez le sauver de la mort que ferez - vous ? Or cette mort que les hommes craignent sottement alors qu’ils ne craignent pas de pécher, ne tue pas l’âme mais le corps comme l’apprend le Seigneur dans son Evangile”, De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265. 578 Cf. : “Au contraire, la bouche qui ment ne tue pas le corps, mais l’âme (…)”, De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265. 579 Cf. : “Comment peut - on dire alors, sans déraisonner à fond, qu’un homme doit s’infliger la mort spirituelle pour conserver à un autre la vie corporelle ?”, De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265. 580 Cf. : “Car l’amour du prochain se mesure exactement sur l’amour que nous avons pour nous (…) Or quiconque perd sa vie éternelle, pour conserver à un autre la vie temporelle, l’aime - t - il, ce faisant, comme il s’aime lui - même ?”, De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265. 581 Cf. : “(…) car s’il se contentait de donner sa vie corporelle, en échange de la sienne, il ne l’aimerait pas déjà comme lui - même, mais plus que lui - même et par là il irait plus loin que ne l’exige la saine doctrine. Il doit donc à plus forte raison, se garder de sacrifier son éternité pour sauver la vie temporelle de son prochain”, De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265. 582 Cf. : “Puis donc que le mensonge fait perdre la vie éternelle, jamais pour sauver la vie temporelle de quelqu’un il n’est permis de mentir”, De Mend. VI, 9 in AUGUSTIN (1948), p. 265 - 267.

610

vit toujours, le mensonge est exclu : mieux vaut la vérité qu’un silence criminel qui le tuerait sans dire la vérité583 . Le cas

de conscience est éludé ou déplacé : il ne s’agit pas de savoir s’il faut dire la vérité ; cela est prescrit. Il s’agit de remontrer

que la vérité n’est pas homicide : ce n’est pas elle qui tue ce malheureux père584 . Il est vrai qu’il faut vaincre la sensibilité

humaine585 en se représentant la beauté de la vérité586 , en dénonçant l’attachement excessif des hommes pour une vie

qu’ils refusent de reconnaître comme nécessairement brève587 .

Cependant la résolution ne manque pas de nuances et elle sait s’engager plus avant dans la complexité des affaires

humaines588 (De Mend. XIII, 22). Un chrétien connaît l’asile où s’est réfugié un meurtrier : mentira - t - il au juge ? Lui

mentira - t - il s’il cache ou s’il connaît la cachette d’un homme juste et innocent ? Il lui faudra sans cesse être ballotté entre

la trahison et le faux témoignage589 . Et si le juge demande au chrétien si l’homme cherché est bien en tel endroit, que

répondra - t - il ? Le silence vaut acquiescement et l’équivoque le livrera sans coup férir590 . Le mensonge étant proscrit, il

ne reste plus qu’à anticiper la question du juge, à lui soutenir que l’on détient la réponse à sa question mais qu’elle ne lui

sera pas révélée591 . La vérité et la charité seront sauves, - mais, il faut le craindre, elles seulement592 .

Conclusion de C. L’effort casuistique de S. AUGUSTIN consiste à accorder les textes des évangiles avec les

situations difficiles rencontrées au tribunal, chez le médecin, avec ses proches. Ces difficultés ne peuvent être résolues que si

583 Cf. : “Que répondrez - vous ? Des trois seules réponses que vous pouvez faire : ou il est mort, ou il vit, ou je n’en sais rien, il n’en croira qu’un : il est mort. Ne comprend - il pas, en effet, que vous avez peur de le dire, tout en ne voulant pas mentir ? Le résultat serait d’ailleurs identique même si vous gardiez le silence le plus complet. Or de ces trois réponses deux sont fausses: “il vit” et “je n’en sais rien” et vous ne pouvez les faire sans mentir. Et si vous faites la seule vraie, à savoir : “il est mort”, l’homme mourra, à la suite du choc, et l’on criera que vous l’avez tué”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 437 - 439. 584 Cf. : “(…) je ne suis pas troublé d’entendre que que si nous refusons de mentir même aux hommes mourant d’ouïr la vérité, la vérité est homicide”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 439. 585 Cf. : “Mais du fait que nous sommes des hommes et dans les questions et les avis contradictoires de ce genre la sensibilité nous domine et nous obsède souvent (…)”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 439. 586 Cf. : “Quand je présente, en effet, à n’importe quel des yeux de mon cœur la beauté intelligible de celui dont la bouche n’exprime rien de faux, la beauté qui y brille de plus en plus rayonnante, a beau éblouir mon haletante faiblesse je n’en suis pas moins si enflammé d’amour par une si grande beauté, que je dédaigne tous les motifs humains qui pourraient m’en détacher”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 439 ; “Quand je contemple ce bien lumineux, où le mensonge ne met aucune ténèbre, je ne suis pas troublé d’entendre que que si nous refusons de mentir même aux hommes mourant d’ouïr la vérité, la vérité est homicide”, Contra Mend. XVIII, 36 in AUGUSTIN (1948), p. 439. 587 Cf. : “Ces hommes sont si amoureux de la vie présente qu’ils n’hésitent pas à la préférer à la vérité ? Pour empêcher un homme de mourir, bien plus, pour qu’un homme, fait pour mourir un jour, meure un peu plus tard, ils veulent nous contraindre non seulement à mentir mais encore à nous parjurer ?”, Contra Mend. XVIII, 37 in AUGUSTIN (1948), p. 441. 588 Cf. : “On se trouve parfois, il est vrai, dans une situation critique”, De Mend. XIII, 24 in AUGUSTIN (1948), p. 299. 589 Cf. : “Serez - vous faux témoin ? Serez - vous traître ?”, De Mend. XIII, 22 in AUGUSTIN (1948), p. 295 ; “Resterez - vous hésitant et incertain entre le crime de faux témoignage et le crime de trahison ?”, De Mend. XIII, 22 in AUGUSTIN (1948), p. 297. 590 Cf. : “Si nos savons qu’il y est et que nous nous taisions, notre silence le livre. Nous le livrons de même en répondant que nous n’avons pas à dire s’il y est ou s’il n’y est pas. Car l’enquêteur conclut de notre attitude à sa présence. S’il n’y était pas, en effet, du moment qu’on ne veut ni mentir ni le livrer il n’y aurait qu’à dire : il n’y est pas. Et c’est ainsi que par notre silence ou notre manière de répondre, l’homme est découvert”, De Mend. XIII, 24 in AUGUSTIN (1948), p. 299. 591 Cf. : “Mais si vous déclarez tout de suite : je sais où il est, mais je ne veux pas le dire, vous réussirez peut - être à dépister l’enquêteur”, De Mend. XIII, 24 in AUGUSTIN (1948), p. 301. 592 Cf. : “Mais quoi que vous souffriez courageusement pour garder la foi promise et vos sentiments d’humanité, non seulement vous n’aurez rien à vous reprocher, mais votre conduite sera digne de louanges”, De Mend. XIII, 24 in AUGUSTIN (1948), p. 301.

611

elles sont ramenées à une situation scripturaire. S. AUGUSTIN introduit donc une autre démarche dans la casuistique

chrétienne : la description de la situation difficile doit être telle qu’elle puisse se rattacher à la situation typique. Désormais,

la casuistique confrontera des énoncés et non plus des situations ; elle octroiera à la description un autre rôle que celui d’un

simple constat : décrire, c’est ordonner et ordonner selon des normes, des faits prélevés dans la totalité de la situation d’après

leur importance normative supposée ; elle rapportera des énoncés descriptifs de la situation difficile à des énoncés descriptifs

normatifs de la situation typique.

D. BENEDICTI. Les rudiments d’une question casuistique : le mensonge.

La Somme des pechez (Lyon, 1584, 1ère éd.) de Jean BENEDICTI (†1600) connut de nombreuses rééditions593 . Elle

comprend cinq livres : le livre I (15 chapitres) traite du péché594 ; le livre II (12 chapitres) traite des commandements de la

seconde table et des péchés commis contre eux595 ; le livre III (14 chapitres) porte sur les commandements de l’Eglise et des

sept péchés mortels596 ; le livre IV (10 chapitres) traite des sacrements de l’Eglise, des œuvres de miséricorde et des péchés

qui se font contre le saint Esprit597 ; le dernier livre (9 chapitres) traite de la destruction et de l’anéantissement des

péchés598 . La casuistique n’apparaît jamais franchement ; des aspects casuistiques se rencontrent dans le texte à l’occasion

de la définition du mensonge.

593 Cf. : “Nous avons de lui une Somme des péchez et le remede d’iceulx, publiée pour la première fois à Lyon en 1584, et réédité quinze fois au dire de Wadding”, DTC (1923, II - 1), c. 601. 594 Livre I : Dieu ne pèche pas (chapitre I), l’homme et l’ange seuls peuvent pécher (chapitre II), la nature humaine seule peut connaître la rémission des péchés (chapitre III), les péchés sont définis et divisés (chapitre “IIII”), les marques pour distinguer les péchés mortels d’avec les péchés véniels sont données (chapitre V), l’horreur et la gravité des péchés font l’objet du chapitre VI, l’utilité de la connaissance du décalogue pour déterminer la nature des péchés est exposée (chapitre VII), les dix commandements (chapitre VIII), les péchés contre le premier commandement (chapitre IX) avec les péchés contre l’espérance (chapitre X), les péchés contre la charité (chapitre XI), les péchés contre le deuxième commandement (chapitre XII) avec le blasphème (chapitre XIII), les vœux (chapitre “XIIII”), les péchés contre le troisième commandement (chapitre XV). 595 Livre II : péchés contre le quatrième commandement (chapitre I) avec les péchés des pères et mères envers leurs enfants (chapitre II), les péchés des femmes contre leur mari (chapitre III), les péchés contre le cinquième commandement (chapitres “IIII” et V) avec l’adultère (chapitre VI), le stupre, la défloration d’une pucelle, l’inceste, le rapt, le sacrilège, les formes de luxure (chapitre VII), les péchés contre nature : la mollesse (pollution volontaire), la sodomie, la bestialité (chapitre VIII), l’excès des gens mariés (chapitre IX), les péchés contre le huitième commandement (chapitre X), les péchés contre le neuvième commandement (chapitre XI), les péchés contre les neuvième et dixième commandements (chapitre XII). 596 Livre III : : péchés contre le premier commandement de l’Eglise (chapitres I à V), les sept péchés mortels sont énumérés au chapitre VI, les péchés d’orgueil (chapitre VII), les péchés d’avarice (chapitre VIII), péchés par simonie (chapitre IX), les péchés de luxure (chapitre X), l’envie (chapitre XI), la colère (chapitre XII), la gourmandise (chapitre XIII), la paresse (chapitre “XIIII”). 597 Livre IV : les péchés contre les sept sacrements de l’Eglise (chapitre I), le sacrement de confirmation et l’eucharistie (chapitre II), les péchés touchant l’Eucharistie (chapitre III), l’extrême onction (chapitre “IIII”), les péchés contre les sacrements des ordres (chapitre V), les péchés contre le sacrement du mariage (chapitre VI), les œuvres de miséricorde (chapitre VII), les péchés contre le saint Esprit (chapitre VIII), les cinq sens de nature et leurs péchés (chapitre IX), les péchés de la langue (chapitre X). 598 Livre V : la pénitence (chapitre I), le ministre du sacrement de pénitence (chapitre II), la contrition (chapitre III), la confession (chapitre “IIII”), la satisfaction (chapitre V), des cas où il faut donner ou dénier l’absolution (chapitre VI), de la pénitence que doit imposer le confesseur (chapitre VII), l’absolution sacramentale (chapitre VIII), le sceau de la confession (chapitre IX).

612

Question casuistique posée par la première espèce de mensonge. Ainsi le mensonge chez

BENEDICTI fait l’objet du § 9 du chapitre X (Livre IV). L’examen du mensonge se place dans le chapitre qui traite des

“pechez de la langue” dans le livre voué à la considération des sacrements de l’Eglise, aux œuvres de miséricorde, aux

péchés contre le saint Esprit, aux cinq sens de nature. Son étude pouvait cependant trouver place au livre II chapitre XI599 .

Il ne serait donc pas ainsi un péché enfreignant directement le Décalogue. Le mensonge est défini selon les Docteurs en

théologie600 ; trois conditions sont requises601 qui sont chacune autant de péchés contre la vérité, contre la conscience de

celui qui ment, contre son prochain. BENEDICTI distingue mensonge matériel et mensonge formel602 ; dire un mensonge et

mentir : dire une chose fausse qui est crue vraie n’a pas la même valeur morale que dire une chose vraie qui est crue fausse.

BENEDICTI rapporte les huit espèces de mensonges que S. AUGUSTIN distingue et leur réduction à trois par les

théologiens : mensonge pernicieux, mensonge joyeux, mensonge obséquieux. Le mensonge pernicieux va contre l’honneur

de Dieu et le bien du prochain et il est péché mortel603 ; BENEDICTI cite à l’appui le Psalmiste, HOMERE, CLEOBULE,

MENANDRE, SOPHOCLE, ARISTOTE, PLATON. Les sources reconnues sont aussi bien chrétiennes que païennes

comme l’indiquait : “Le catalogve des avtheurs, & des liures dont s’est aydé l’autheur de ceste somme” qui contenait les

noms de rabbins, des conciles, des Pères de l’Eglise Grecque et orientale, les Pères de l’Eglise Latine et Occidentale, des

historiens “tant Ethniques que Chrestiens”, des “Autheurs Prophanes du Paganisme, tant Poëtes, que Philosophes”, des

“Docteurs de la Theologie Scholastique auec les Canonistes ET Jurisconsultes, desquels cest œuure a esté pour la plus part

recueilly”. C’est seulement alors que point un élément casuistique : celui à qui échappe un mensonge pernicieux ne pèche

pas nécessairement mortellement, si la raison n’a pas pris le temps de résoudre la difficulté et que le propos est faux, si la

“menterie” est chose de peu d’estime, si elle est commise sans intention de nuire604 , si cela ne porte pas grand préjudice au

prochain605 . Le cas éthique n’est pas présenté ; son existence effective est laissée en suspens et il est résolu avant même que

d’être exposé : le cas naît des possibilités que lui ouvre le principe lui - même et qu’il clôt aussitôt : l’hésitation est fugace

sur la méthode de résolution du cas.

599 Cf. : “Les pechés commis contre le neuvieme [sic. Il s’agit en réalité du huitième. Cf. BENEDICTI (1584), p. 65.] commandement CHAP. XI. Tu ne porteras point faux tesmoignage”, BENEDICTI (1584), p. 349 - 370. 600 Cf. : “Mensonge selon les Docteurs est vne fausse signification de la parole qu’on prononce auec intention de tromper quelqu’vn”, BENEDICTI (1584), p. 1057. 601 Cf. : “La premiere il faut que ce qu’on dit soit faux. La deuxieme qu’on croye qu’il est faux. La troisieme qu’on ayt intention de tromper son compagnon en mentant”, BENEDICTI (1584), p. 1057. 602 Cf. : “Mêsonge materiel est la parole fausse, & le formel c’est l’intention de tromper vn autre”, BENEDICTI (1584), p. 1057. 603 Cf. : “Le mensonge pernicieux qui est contre l’honneur que nous deuons à Dieu, & le bien spirituel ou corporel de nostre prochain, est peché mortel (…)”, BENEDICTI (1584), p. 1058. 604 Cf. : “Il faut pour tant aduertir icy que toute menterie pernicieuse n’est pas mortelle, comme celuy auquel il eschappe quelque mensonge par le premier mouuement de l’esprit deuât que la raison ayt eu loisir de se resoudre, ou quand la menterie est d’vne chose de peu d’estime, ou quand on ne la commet auec intention de nuire, &c”, BENEDICTI (1584), p. 1059. 605 Cf. : “Ce n’est non plus que peché veniel, si on ment en iugement touchant vne chose qui ne porte pas grand preiudice à son prochain (…)”, BENEDICTI (1584), p. 1059.

613

Question casuistique posée par les autres espèces de mensonge. La seconde espèce de mensonge, le

mensonge joyeux, est ensuite défini606 . Sa gravité est celle d’un péché véniel quoiqu’il faille en rendre compte comme

d’une parole oisive. Là encore apparaît un élément casuistique : ce mensonge sera péché mortel si ce mensonge a été

expressément interdit par les supérieurs d’une communauté607 , s’il est l’occasion de scandale608 , s’il est le fait d’un

personnage dont la position sociale pourrait faire de cette parole l’occasion d’un scandale609 . L’élément casuistique est

évoqué à titre de possibilité, qui dépend des circonstances mais pour lequel le principe clôt aussitôt qu’il l’ouvre la

possibilité. La norme s’impose toujours et elle ne laisse pas place à l’incertitude éthique.

Le troisième genre de mensonge, le mensonge obséquieux, est défini comme un péché véniel610 , fût - il commis

pour sauver la vie d’un homme. Ici, l’élément casuistique est aussitôt présenté par une citation de DAMASCENE : le pasteur

qui mentit à DIOSCORUS, encore païen, qui cherchait sa propre fille sainte BARBE pour la tuer commit néanmoins un

péché. L’exemple n’est pas discuté : il est aussitôt subsumé sous la loi qui veut que tout mensonge est un péché611 , que

nulle vie à sauver ne rend licite le mensonge, qu’il est préférable de perdre sa vie plutôt que de mentir une seule fois612 , que

le mensonge est tellement un péché que personne ne peut faire qu’il ne le soit pas, - pas même Dieu, qui, s’Il disait faux,

contreviendrait à sa propre nature613 .

Traces d’une étude casuistique. BENEDICTI fait référence à des justifications du mensonge : les

Priscillanistes autorisent le mensonge pour protéger un secret ; certains catholiques (ORIGENE qui tire cette opinion de

PLATON, SS. CHRYSOSTOME, JEROME, CASSIANUS) condamnèrent le mensonge sous ses formes pernicieuse et

joyeuse mais permirent le mensonge obséquieux afin de sauver la vie d’un homme, ou de cacher ses vertus. Parmi ces

auteurs, BENEDICTI ne discute que des auteurs proprement chrétiens. Cette discussion montre bien que l’élément

606 Cf. : “La seconde espece c’est le mensonge ioyeux, ou celuy qui se commet pour se railler & donner plaisir aux personnes sans offenser Dieu, ne autruy (…)”, BENEDICTI (1584), p. 1059. 607 Cf. : “Aussi seroit - ce si ayant fait vœu de iamais ne commettre aucun mensonge, & puis mentir : car ce seroit faire contre son vœu”, BENEDICTI (1584), p. 1060. 608 Cf. : “Item il seroit pareillement de veniel fait mortel, s’il en arriuoit quelque scandale ou detriment de son prochain, dequoy estant aduerty on ne s’en voudroit deporter (…)”, BENEDICTI (1584), p. 1060. 609 Cf. : “Peché mortel seroit aussi selon l’aduis d’aucuns, à vn Pape, Euesque, Roy, Predicateur, ou à vn personnage de grande qualité, de commettre ceste espece de mensonge, quand de là les subiets & auditeurs en prendroyent quelque scandale”, BENEDICTI (1584), p. 1060. 610 Cf. : “Le troisieme genre de mensonge, c’est celuy qui s’appelle obsequieux, c’est à dire, qui est commis pour faire plaisir à son prochain, ou pour auancer l’hôneur de Dieu, lequel est neantmoins peché veniel, voire encores que ce fust pour sauuer la vie d’vn homme”, BENEDICTI (1584), p. 1060. 611 Cf. : “(…) tout mensonge est peché (…)”, BENEDICTI (1584), p. 1061. 612 Cf. : “Et comment n’estoit - il pas meilleur d’inuenter vne petite menterie, que de laisser occire l’innocente ? Non : car il est plus licite de laisser tuer mil hommes, voire soy mesme que de mentir vne seule fois”, BENEDICTI (1584), p. 1060 - 1061. 613 Cf. : “Le mensonge est tellement illicite que personne ne sçauroit faire qu’il ne soit peché, non pas Dieu non plus : car il ne peut faire contre la verité qui est luy mesme”, BENEDICTI (1584), p. 1061.

614

casuistique est éliminé aussitôt qu’il est présenté : l’argument en faveur du mensonge est de dire qu’il faut user du mensonge

profitable pour éviter le danger614 . Les exemples cités à l’appui de cet usage du mensonge (ABRAHAM, ISAAC, JACOB,

les femmes d’EGYPTE qui mentirent à Pharaon, JOSEPH, RAAB, RACHEL, JUDITH, MICHOL, DAVID, JEHU), sont

réfutés de trois façons : certains de ces mensonges sont en réalité des vérités (JACOB)615 ; certains ont caché la vérité mais

sans mentir (ABRAHAM ne ment pas en disant que SARAH était sa sœur, car elle était sa nièce, or, selon une tournure

idiomatique, on appelait sœur sa nièce616 et il n’était pas tenu de dire la vérité617 ). En faveur de ce second argument le

recours aux amphibologies et aux équivoques serait permis par certains docteurs618 , argument qui s’appuie sur l’exemple de

S. FRANÇOIS qui aurait recouru à une équivoque. Un malfaiteur s’étant échappé, il déclara en croisant ses mains dans ses

manches à ses poursuivants qu’il n’était pas passé par là (i. e. dans ses manches)619 . Ce dernier exemple est intéressant à

plus d’un titre : il met en scène un saint dont sa sainteté même prémunit de toute volonté de mensonge. Certes il dit faux,

mais il ne peut pas vouloir dire faux : celui qui porte sur son corps les stigmates du Christ ne peut pas vouloir dire faux. La

véracité, contagieuse pour ainsi dire, se transmet du Corps du Christ au corps du saint, - ou plus exactement à sa gestuelle.

Au fond, le saint ne veut pas dire faux parce qu’en son corps (comme on dit “en conscience”), qui exprime le corps du

Christ, il ne peut pas dire faux. Ce mensonge reste un péché véniel mais il demeure permis chez un saint pour peu qu’il

permette l’avancement du bien commun et qu’il évite un mal620 , - les apôtres ayant fait de même. Les mensonges des autres

personnages bibliques restent un péché quoiqu’ils puissent être loués à raison de la fin qu’ils poursuivent (JUDITH et

HOLOPHERNE)621 .

614 Cf. : “Il y en a eu aussi entre les Catholiques qui ont bien condemné le mensonge pernicieux ET ioyeux, mais ils ont admis l’obsequieux, disant qu’il estoit permis de mentir, d’vser de finesse, d’astuce de dissimulation de feintise & tromperie, pour sauuer la vie d’vn homme ou auancer l’honneur de Dieu, & le bien de la Republique”, BENEDICTI (1584), p. 1061 615 Cf. : “Premierement on peut dire qu’aucuns peres ont parlé figuratiuement, comme Iacob qui dist qu’il estoit Esau premier né : car à la verité selon la disposition de la diuine prouidence il estoit tel, & destiné pour iouïr du doit de primogeniture, & par ainsi il ne mêtit pas”, BENEDICTI (1584), p. 1062. 616 Cf. : “Abraham disant que Sara estoit sa seur, il ne mentit pas : car elle estoit sa niepce, laquelle selon le langage du païs s’appelloit seur, comme Lot qui n’estant que nepueu d’Abraham s’appelloit son frere”, BENEDICTI (1584), p. 1063. 617 Cf. : “Il est bien vray qu’il cela bien la verité en ne declarant pas qu’elle estoit sa femme, mais pour cela il ne pecha pas : car il n’estoit pas tenu de le dire”, BENEDICTI (1584), p. 1063. 618 Cf. : “Et pour autât aucuns Docteurs tiennêt qu’on peut bien vser d’amphibologie & autres propos equiuoques pour un bien, & pour euiter vn mal, & toutesfois ne sera pas mensonge, ains sera cacher la verité”, BENEDICTI (1584), p. 1063. 619 Cf. : “Il se lit de notre grand Patriarche sainct François, qu’vne fois estant interrogé de quelques vns qui cherchoyent vn malfaicteur, pour estre executé par iustice s’il l’auoit point veu passer, il respondit en mettant ses mains dans ses manches qu’il n’auoit point passé par là, sans rien plus dire. Mais il entendoit qu’il n’auoit point passé par ses manches. Voilà comment il cela la verité & ne pecha point : car vn homme qui portoit en son corps les playes du fils de Dieu ne vouloit pas mentir”, BENEDICTI (1584), p. 1063. 620 Cf. : “(…) il n’est pas inconuenient que les saincts personnages n’ayent aucunesfois peché venielemêt, en disant quelque petit mensonge, pour l’auancement du bien commun, & pour euiter le mal (…)”, BENEDICTI (1584), p. 1063. 621 Cf. : “Et pourquoy donc est - ce, me direz - vous, que l’Escriture la loüe, elle & les autres qui ont menti pour vn bien ? Ie respons qu’elle les loüe du bon desir, & affection qu’elles ont eu à leur patrie, à l’honneur de Dieu & au profit de leur prochain : mais non pas de la menterie qu’elles ont commise, laquelle comme dit est, ne se peut aucunement dispenser ne tourner en bien”, BENEDICTI (1584), p. 1064.

615

Conclusion de D. La casuistique reste résiduelle dans le traité de BENEDICTI : la loi a d’avance raison ; la loi

fonde la possibilité du cas éthique précisément dans la mesure où elle est capable de dissoudre cette difficulté. Le cas éthique

relève alors d’un artifice rhétorique.: le cas illustre tout le pouvoir de la norme.

Conclusion du § 1. Le propre de la casuistique chrétienne des origines consistait à établir une relation entre la

situation difficile vécue et une autre situation conforme à la volonté divine, et transcendante donc, qui lui donnerait la

réponse normative adaptée à sa singularité. Cette mise en relation de la situation hic et nunc et de la situation empruntée au

monde transcendant du plan divin s’effectuait par un homme ayant autorité. Au commencement de l’expansion chrétienne, la

casuistique demeure débitrice de l’activité parénétique. Pourtant, avec l’évêque d’HIPPONE, l’ère de cette première

casuistique s’achève : JESUS rapportait la situation difficile à la Parole de DIEU entrant par sa bouche ou par ses gestes

dans le monde ; PAUL la rapportait à la loi de l’agapè qui eût dû soumettre les faits, source de l’embarras pour lequel il est

consulté ; S. AUGUSTIN la réfère à une autre situation attestée par les Ecritures ; même chez BENEDICTI, où la

casuistique semble faire un pas en arrière, la situation difficile est considérée et évaluée depuis une autre situation illustrée

dans la Bible ou l’hagiographie. La casuistique du grand siècle trouve ici son acte de naissance : la résolution d’une situation

difficile se trouve dans une autre situation garantie par une autorité. D’autres embarras méthodologiques s’ensuivront : ce

qui fait d’une situation un cas, une situation difficile, devra être précisé ; des processus de description des situations difficiles

devront être élaborés afin de trouver ou de poser l’analogie voire l’identité entre les deux situations ; les critères définissant

l’autorité qui garantit la solution dans la solution typique devront être avancés. Disons - le : les casuistes du “siècle d’or”

plus soucieux de répondre aux besoins de la confession et de la direction n’entreront pas dans une réflexion spéculative ni

sur la nature d’un cas, ni sur les processus de résolution d’un cas.

§ 2. La casuistique chrétienne moderne (du XVIIe s. au XVIIIe s.).

La casuistique du “siècle d’or” s’efforce de résoudre les cas en rapportant une situation difficile à une autre grâce à

leurs énoncés descriptifs. L’établissement d’une similitude rapprochera l’énoncé descriptif de la situation difficile de

l’énoncé descriptif d’une situation typique pour laquelle des solutions ont déjà été apportées par les Ecritures, les Pères,

l’Eglise, les Docteurs. Telle est l’évolution historiquement constatée, et contestée par PASCAL, la casuistique qui devait

trouver dans une autorité transcendante la source et le fondement des solutions morales, finira par concéder un rôle à la

616

faculté humaine de la raison dans la recherche de ces solutions, et par accorder à l’immanence ce qu’elle n’acceptait que de

la volonté divine : l’intelligibilité et l’organisation. Formulée complètement, cette casuistique suppose que l’énoncé

descriptif de la situation difficile puisse être rapporté à un énoncé descriptif normatif d’une autre situation typique, de telle

sorte que la norme de la situation typique soit appliquée dans la situation difficile soit pour l’évaluer soit pour la transformer

en déterminant quelle action exécuter. Plusieurs obstacles se dressent face à ce projet : la continuité ontologique et normative

des situations ainsi rapprochées devrait être assurée ; la légitimité du processus d’extension des solutions apportées à une

situation à une autre situation exige une garantie. D’un point de vue historique, la casuistique concerne davantage le

catholicisme que le protestantisme622 . LUTHER mit au feu l’Angelica en même temps que la bulle qui l’excommuniait623 .

L’extension de la confession n’a pas été sans conséquences sur l’essor d’une casuistique de plus en plus raffinée624 . Or

l’appel à l’intériorité, la confiance exclusive aux Ecritures, le rejet de la confession auriculaire, l’irréversible corruption de la

nature de l’homme625 ont sans doute été les facteurs prédominants qui ont écarté les protestants de la tentation

casuistique626 , - non sans réserve627 , non sans nuance628 et non sans un illustre précédent629 -, mais non sans quelques

622 Cf. : “Protestant theology showed little interest in casuistry - indeed showed early antipathy”, ER (1987, III), p. 114. 623 Cf. : “It is certainly a very significant fact that Martin Luther, when he burnt the papal bull of excommunication directed against him, also threw a current casuistical text, a copy of the so - called Summa Angelica (1486) of Angelus Clavasio, into the flames”, STARK in WIENER (1973), p. 262. 624 Cf. : “L’obligation de la confession décidée par Latran IV (1215) provoqua un énorme élargissement du pouvoir et du territoire du confesseur, devenu le spécialiste des cas de conscience. Une casuistique à la fois raffinée et massive modifia profondément les mentalités dans une civilisation elle - même en voie de transformation”, DELUMEAU (1983), p. 236 ; “In the history of Christianity, casuistry was given its greatest impetus by the practice of confession of sins and absolution by a priest”, ER (1987, III), p. 113 ; Cf. : “Thus there arose all what was needed to give birth to a whole science, the science of casuistry : a social need, a group of men who had to fulfill it (the confession - hearing and guidance - giving clergy), and a host of questions difficult enough to arouse lively interest and to demand sustained ratiocination”, STARK in WIENER (1973, I), p. 259. 625 Cf. : “Théologie réformée et jansénisme, au nom de la corruption radicale de la nature humaine, récusent non seulement les aboutissements de la casuistique, mais son principe même”, EU (1996, C., 5), p. 62. Cf. : “In this respect, the attitude of Calvin far outdistanced that of Luther. With his associated doctrines of the total perversion of man and the incomprehensible majesty of God, he banned, and had to to ban, all ideas of a possible accommodation of God’s commands to the needs of man : man was simply too low and mean, too near to zero in value and importance to deserve consideration, while God was too high up and to far away to concede it”, STARK in WIENER (1973), p. 262. 626 Cf. : “La Réformation s’était placée dès le début sur un tout autre terrain. En proclamant le salut par la foi, en attribuant l’œuvre de la régénération morale à la grâce et au Saint - Esprit, en mettant l’accent sur l’amour de Dieu, les réformateurs avaient fait dépendre la fidélité chrétienne de la disposition des cœurs”, LICHTENBERGER (1877), p. 683 ; “La casuistique n’était pas destinée à se développer sur le sol du protestantisme”, LICHTENBERGER (1877), p. 684 ; “Les Protestants ont incliné à penser ce sujet comme spécifiquement “papiste”, la plupart d’entre eux niant la nécessité de la confession auriculaire”, ROYSTON PIKE (1954), p. 66. 627 Cf. : “Ils furent [les réformateurs] pourtant entraînés à résoudre des questions particulières d’une solution difficile. Luther fut consulté plus d’une fois. Mélanchton toucha à quelques - uns de ces sujets dans des écrits spéciaux (…)”, LICHTENBERGER (1877), p. 683 ; “On réunit, en 1664, les solutions données par Luther et par la faculté de Wittemberg à des questions de morale, de doctrine et de droit ecclésiastique (…)”, LICHTENBERGER (1877), p. 684 ; “Les calvinistes eurent leur traité de morale casuistique, avant même les luthériens ; mais ils y furent moins féconds et plus sévères (…)”, LICHTENBERGER (1877), p. 684 ; “A l’époque contemporaine, une école de théologie réformée (E. Brünner, H. Thielieke) a mis l’accent sur la singularité et l’irréductibilité de chacune de nos actions, qu’aucune loi générale abstraite ne saurait régir”, EU (1996, C., 5), p. 62. 628 Cf. : “(…) ils [ les luthériens] le firent [examiner des cas de conscience] dans un autre esprit, avec d’autres moyens que les casuistes catholiques et par réaction contre eux ; ils tiraient aussi leurs solutions des enseignements de l’Ecriture et des leçons de l’expérience chrétienne (…)”, LICHTENBERGER (1877), p. 684 ; “(…) dans la théologie protestante, il s’agit moins d’opposer l’évangile à la casuistique que de promouvoir une casuistique évangélique à l’encontre d’une casuistique purement légaliste”, AUBERT (1980), p. 179 - 180, n. 14.

617

conséquences dans le domaine de la santé et l’élaboration des décisions difficiles630 . Les Dictionnaires de conscience et les

Recueils de Résolution des cas de conscience se sont multipliés à partir du XVIIe s. L’article de DUBLANCHY, dans le

DTC, montre combien est vaste la bibliographie en la matière631 . DUBLANCHY cite près de 47 titres d’ouvrages parus

entre la seconde moitié du XVIe s. au milieu du XVIIe s., 41 titres d’ouvrages parus entre le milieu du XVII e s. jusqu’à la fin

du XVIII e s., - sans compter les rééditions. Cela témoigne éloquemment de la prospérité de ce genre littéraire. DELUMEAU

pour sa part recense, sur la période allant de 1564 à 1663, 600 auteurs, catholiques, de traités de casuistique ; JONSEN632 et

ER (1987, III)633 en dénombrent plus de 600 de 1565 à 1665. Et certains sont fort amples : les Resolutiones morales de

DIANA (LYON, 1629 - 1659) contiennent 6 595 résolutions où sont traités vingt mille cas de conscience634 . La prospérité

de cette casuistique est due au souci d’adapter la rigueur des préceptes bibliques aux exigences sociales, économiques (la

place nouvelle de l’argent635 , le prêt dans la nouvelle économie636 ne sont pas des facteurs négligeables dans la prospérité

de la casuistique), voire aux nouvelles exigences religieuses637 . Dans cette abondante littérature, il est possible de

distinguer trois sortes d’ouvrages traitant des cas de conscience : les dictionnaires (A) ; les recueils de résolution de cas de

conscience (B) et les ouvrages de théologie morale (C). Certains exposés chevauchent les frontières. Le cas sur lequel

s’ouvre le Traité du secret de la confession de LOCHON semble travestir sous des noms de complaisance638 des faits

réels639 . La différence entre ces trois genres n’est pas de forme seulement. La présentation exprime à chaque fois une

629 Cf. : “When Luther himself had to help Philipp von Hessen in his marital complications, he fell back on a typical casuistical device, the making of fine distinctions : he counselled that the Landgraf should not publicly announce his second clandestine marriage, for there was, he argued, a difference between a public “yes” and a confidential one”, STARK in WIENER (1973), p. 262. 630 Cf. : “On aura compris que la méthode “casuiste” adoptée par l’ouvrage ne correspond pas vraiment à une démarche protestante authentique”, FER (1996), p. 69. 631 Cf. DTC (1923, II - 2), c. 1870 - 1877. 632 Cf. ER (1987, III), p. 114. 633 Cf. : “In the century between 1565 and 1665, over six hundred titles appeared, many of them in multiple editions”, ER (1987, III), p. 114. 634 Cf. DELUMEAU (1992), p. 124. 635 Cf. : “(…) c’est d’abord la fonction (et donc la nature) de l’argent qui a varié ; de simple troc (valeur d’échange), il est devenu valeur capitalisable (en langage scolastique, il est passé de la catégorie des biens consomptibles à celle des non consomptibles)”, AUBERT (1980), p. 188. 636 Cf. : “(…) dans la société chrétienne médiévale, basée sur une économie de subsistance où tout était laissé au bon vouloir de Dieu, le prêt était avant tout un acte de charité, de gratuité ; il était donc immoral de s’enrichir sur le besoin d’autrui. Dans une société laïcisée, basée sur une économie de spéculation financière, où tout dépend de la capacité d’intelligence de l’homme pour prévoir le futur, le prêt est un acte de participation à l’activité lucrative d’autrui, et il comporte des inconvénients et des risques qui méritent compensation”, AUBERT (1980), p. 188. 637 Cf. : “Catholics [à partir de la seconde moitié du XVIe s.] faced novel problems of personal relationship (e. g., how to deal with non - Catholics) and of public moment (e. g., how to continue to observe traditional prohibitions regarding money lending in the new mercantile economy, how to govern newly discovered lands, whether to give allegiance to rulers of newly formed national states)”, ER (1987, III), p. 113 - 114. 638 Cf. : “Titius est à la veille d’(être pourvû de la premiere diginité de son Abbaye par son merite distingué, nullement soupçonné d’aucun defaut ou vice canonique, vivant avec honneur & tres - grande édificaation dans sa paroisse, où tout étoit calme & pacifique ; un cahcun y faisoit bien son devoir de Chrétien”, LOCHON (1708), Cas de conscience proposé à Messieurs les Docteurs de la Faculté de Theologie de l’Univeristé de Paris. 639 Cf. : “Fait & délibéré à Paris le quatorziéme jour de Septembre 1707 par les Docteurs en Theologie de la Faculté de Paris (…)”, LOCHON (1708), Cas de conscience …

618

certaine conception de la morale, de l’action morale, de la responsabilité de l’agent. Ils ne se servent pas des mêmes autorités

et ils ne conçoivent pas de la même façon la résolution des cas présents comme des cas futurs. Dans toute cette production

livresque, il est remarquable que si les casuistes ont traité de cas, jamais ils n’ont explicitement proposé de méthode générale

de résolution des cas. L’approche des auteurs de Recueils est singulière : ils entendent répondre à la question qui leur est

soumise ; leur souci constant est de faciliter la pratique. Les auteurs ne dégagent pas de leurs approches ce qui pourrait être

les fondements d’une réflexion casuistique640 . Il faut donc procéder à rebours et remonter de la lecture des ouvrages aux

principes qui sous - tendent leurs solutions641 .

A. Les Dictionnaires de cas de conscience.

L’apparition du genre du Dictionnaire est rapporté au début du XVIIIe s. par François MORENAS642 , publiciste et

historien de la fin du XVIIIe s643 . Il connut une vogue si grande que l’ouvrage inachevé de LAMET644 et

FROMAGEAU645 fut remanié et réédité sous la forme d’un dictionnaire646 (1ère éd., Paris, 1733, 2 vol. in - fol.). Parmi les

plus célèbres des Dictionnaires de Cas de conscience, celui de Jean PONTAS647 (1ère éd., Paris, 1715, 2 vol. in - fol.) se

détache par le nombre de rééditions648 , par son autorité incontestée, par le retentissement qu’il connut et dont témoignent

les abondantes citations qui lui furent empruntées dans les Dictionnaires ultérieurs. L’un des hommages les plus éloquents

est le Dictionnaire portatif de MORENAS (1ère éd., Lyon, 1759, 2 vol. in - 8°). Tous procèdent de la même façon : une

640 Cf. : “Even the casuists of the seventeenth century developed no overall method of resolution of moral problems”, ER (1987, III), p. 114. 641 Cf. : “Inspection of their work, however, reveals the outline of their method”, ER (1987, III), p. 114. 642 Cf. : “Les Dictionnaires des Cas de Conscience, qui sont paru dans le commencement de ce siècle (…)”, MORENAS (1759, I), p. iij. 643 Cf. : “MORENAS (François), Avignon, 7 novembre 1702 - Monaco, 1774. Publiciste et historien. Elève des jésuites d’Avignon”, GRENTE (1995), p. 945 - 946. 644 Cf. : “DELAMET DE BUSSY, Adrien - Augustin, né dans le Beauvaisis vers 1621 d’une illustre famille alliée à celle de Retz. Après son doctorat en Sorbonne, 1650, il s’attacha au cardinal de Retz, son parent, et le suivit pendant quelques années dans sa vie errante. Revenu ensuite à Paris, il y mena une vie édifiante, consacrée aux études et à diverses bonnes œuvres, notamment l’assistance des condamnés au dernier supplice. Il mourut en 1691. Ses Résolutions de cas de conscience ont été imprimées avec celles de Fromageau en 1724 ; puis avec celles de son ami Sainte - Beuve, à la suite du Dictionnaire de Pontas, 5 in - fol., 1732”, DTC (1924, IV - 1), c. 243. 645 Cf. : “FROMAGEAU Germain, théologien et canoniste, né vers 1640, mort à Paris le 7 octobre 1705. Docteur en Sorbonne le 24 avril 1664, il s’occupa principalement de la solution des cas de conscience soumis à la faculté de théologie”, DTC (1924, VI - 1); c. 929 - 930. 646 Cf. : “(…) l’ouvrage, qui devait avoir cinq volumes, demeura inachevé ; mais il fut repris sous une autre forme et avec un titre différent : Le Dictionnaire des cas de conscience (…)”, DTC (1924, VI - 1), c. 930. 647 Cf. : “PONTAS (Jean), Saint - Hilaire - du - Harcouët (Manche), 1638 - Paris, 1728. Casuiste réputé. Il fit ses études chez les jésuites de Rennes, puis à Paris au collège de Navarre. Ordonné prêtre en 1663, il fut vicaire à Paris, à Sainte - Geneviève - des Ardents, puis sous - pénitencier de l’Eglise de Paris. On admirait la sagesse de ses décisions, appuyées sur des autorités sérieuses, sans rigorisme ni complaisance”, GRENTE (1995), p. 1053. 648 Cf. : “Avec un Supplément, 1718 in - fol. ; réimpr. en 3 vol. in- fol., 1724, 1728, 1730, 1741 etc. Une traduction latine parut à GENEVE, 1731 - 1732 ; à AUGSBOURG, 1733 ; à Venise, 1758”, GRENTE (1995), p. 1053. Nous citerons l’édition de 1726 (trois volumes in - fol.) publiée à Paris.

619

définition de la notion qui fera l’objet des débats est avancée, l’exposé de cas de conscience numérotés suivent avec leur

réponses. PONTAS cite ses sources en marge après les avoir indiquées au début du tome I649 : plus de deux cents différents

conciles ; quatre - vingt dix - sept papes ; près de cinq cents auteurs “tant anciens que modernes”650 .

Les buts des Dictionnaires. Les dictionnaires prétendent répondre à plusieurs besoins ; ils affichent d’entrée

leur premier souci : être utiles651 . Ils s’adressent aux confesseurs certes, mais plus largement aux fidèles652 , aux clercs

éloignés des centres urbains ou civilisés653 . PONTAS invoque l’avantage de la forme de la somme : son ouvrage rassemble

en un seul les ouvrages des auteurs ; les lecteurs pourront le consulter comme s’il s’agissait d’une bibliothèque de bons livres

qui ne peuvent pas être en possession de tous654 . Le bandeau en taille douce du Dictionnaire de LAMET, FROMAGEAU

représente un cabinet de travail où les demandes sont adressées à des docteurs réunis dans une bibliothèque, - une inscription

cite Mal. 2 : 7 “Legem requirent ex ore eorum”655 . L’assimilation du Dictionnaire à la Bibliothèque est constante : elle

réapparaît dans la préface de la 2ème éd. de PONTAS656 ; MORENAS la reprend657 . Livre - Bibliothèque et Livre du

Monde, les Dictionnaires pallient aux lacunes des nouveaux membres de l’Eglise : la lecture compensera le manque

d’expérience. 658 Somme mais aussi abrégé de toute la littérature morale659 . Et l’éditeur de MORENAS de se féliciter de

649 Cf. 10 p. non foliotées sur deux colonnes pour la Table chronologique des Conciles et des Synodes citez dans ce dictionnaire ; 6 p. non foliotées sur deux colonnes pour la Table chronologique et historique de quatre - vingt - dix - sept papes citez dans ce dictionnaire ; 58 p. non foliotées sur deux colonnes pour la Table historique des auteurs citez dans ce dictionnaire. 650 Cf. PONTAS (1726, I), préface.651 Cf. : “(…) les défauts qui s’y rencontrent ordinairement, doivent entrer en compensation avec ce qu’il y a de bon & d’utile (…)”, PONTAS (1726, I), avertissement ; “(…) ainsi l’on peut dire que ces Ouvrages son non - seulement utiles, mais même nécessaires”, MORENAS (1759, I), p. iij. 652 Cf. : “Et quelles sont les personnes à qui ce Dictionnaire ne doive être d’une très - grande utilité ? Non - seulement les guides des consciences y trouveront dans un instant les lumieres qu’ils n’ont pas le temps ou le courage de chercher dans les énormes volumes des Moralistes ; mais les simples fideles eux - mêmes pourront, à l’aide de ce Livre, s’éclairer sur différentes transgressions de la Loi, dans lesquelles une ignorance coupable les fait souvent tomber (…)”, MORENAS (1759, I), p. v. 653 Cf. : “On pourroit ajouter que les Prêtres de la Campagne, qui ne peuvent se procurer bien des Casuistes, qu’ils auroient intérêt à connoître ; que les Missionnaires qui ne sauroient se charger de plusieurs livres dans leurs courses évangéliques (…)”, MORENAS (1759, I), p. vj. 654 Cf. : “(…) une infinité de personnes, qui n’ont pas, & qui même ne peuvent avoir tous les bons Livres, qui traitent de la Morale, & dont la doctrine est enfermée dans celui - ci, pourront s’en servir comme d’une espece de Bibliotheque des Auteurs de ce genre (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 655 Cf. reproductions à la fin du dernier volume. 656 Cf. : “(…) les Dictionnaires sont une espece de Bibliotheque universelle (…)”, PONTAS (1726, I), avertissement. 657 Cf. : “On convient depuis long - temps que les Dictionnaires, ces especes de Bibliotheque universelle (…)”, MORENAS (1759, I), p. j. 658 Cf. : “(…) les nouveaux directeurs à qui l’inexpérience rend le besoin de consulter presque continuel, trouveront d’un coup d’œil, ET à peu de frais, tous ces Oracles de la Morale, que les Maîtres eux - mêmes ne craignent pas d’interroger”, MORENAS (1759, I), p. vj. 659 Cf. : “Ce Travail immense d’un nouveau dessein & d’un ouvrage presque accompli dés sa naissance étant comme une Morale abrégée de l’Ecriture, des Conciles et des Peres ; un Repertoire des regles de la jurisprudence Canonique & Civile, & une

620

publier… un abrégé d’un abrégé660 . Un argument récurent chez les auteurs de dictionnaires, c’est la facilité qu’offre la

disposition alphabétique pour retrouver les cas661 . Le succès du Dictionnaire de PONTAS suscitera des émules, parmi

lesquels l’éditeur de LAMET et FROMAGEAU662 . Il faut cependant convenir que l’introduction de l’ordre alphabétique

n’est pas en soi une nouveauté : l’édition de 1549 de la Sylvestrina l’adopte déjà.

Le Dictionnaire devient alors un Répertoire dénombrant logiquement et méthodiquement les cas663 . Ces avantages

de l’ordre alphabétique et de l’exhaustivité sont unis et même portés à leur comble par les dictionnaires portatifs664 de

moindre coût et de faible encombrement665 . Le Dictionnaire prétend veiller à l’application des lois générales aux cas

particuliers666 . PONTAS fixe lui même les limites de son dictionnaire. Il reconnaît que : “deux ou trois difficultez” sont

restées sans décisions absolues, en raison de la force d’arguments contradictoires667 . Mais elles ne restent pas sans décision

du tout puisque, pour ces questions, il renvoie à la maxime de S. GREGOIRE : “Grave satis est & indecens, ut in re dubiâ

certa detur sententia”668 . Les limites proviennent également de la singularité des circonstances669 : un cas ne peut être

Bibliotheque entiere de la Theologie Morale & des plus purs sentimens des Casuistes les plus celebres (…)”, Lettre Ecrite à l’Auteur de ce Dictionnaire par Monsieur l’Abbé MENASSIER in PONTAS (1726, I). 660 Cf. : “Si l’on peut adopter avec raison ce que disent ces Peres aux grands Ouvrages qui traitent des matieres importantes, on peut avec encor plus de fondement l’appliquer aux Abrégés de ces mêmes Ouvrages, moyen admirable qu’on a trouvé de les faire connoître à plus de monde, par la facilité que l’on a de se les procurer”, MORENAS (1759, I), p. j. 661 Cf. : “(…) il est beaucoup plus aisé de trouver les matieres & les difficultez sur lesquelles on veut s’éclaircir, sans avoir la peine de feuilleter plusieurs volumes que même souvent on n’a pas, & où elles se trouvent dans un ordre beaucoup plus embarrassant”, PONTAS (1726, I), préface. 662 Cf. : “Nous avons rangé cette collection en forme de Dictionnaire à l’imitation de celle que M. Pontas a donnée en trois volumes in - folio sur une matiere semblable, & dont le Public retire tant d’utilité depuis plusieurs années. D’ailleurs, l’ordre Alphabétique est celui qui convient le mieux à ces sortes d’Ouvrages, & qui rend leur usage plus commode”, LAMET, FROMAGEAU (1733, I), p. i. 663 Cf. : “En effet, les Dictionnaires sont une espece de Bibliotheque universelle, un magasin abondant des Sciences qu’ils renferment, & un Repertoire general de ce que l’on veut sçavoir (…)”, PONTAS (1726, I), avertissement ; (…) ces magasins de science, ce répertoire général de toutes sortes de connoissances, sont des ouvrages utiles & même nécessaires”, MORENAS (1759, I), p. j. 664 Cf. : “Or comme tout le monde ne peut les avoir en main pour les consulter, on a cru rendre servie au Public de lui en procurer la facilité par ce Dictionnaire portatif, qui en - même temps est peu coûteux”, MORENAS (1759, I), p. iij. 665 Cf. : “La plûpart de ces Dictionnaires sont volumineux & le prix en est considérable : de là vient qu’ils ne sont point à la portée de tout le monde. Ouvrages souvent immenses, ceux qui les ont dans leur Bibliotheques ne trouvent point assez de loisir pour en faire usage : Ouvrages dispendieux, quantité de personnes qui voudroient en profiter n’ont pas le moyen de se les procurer. Ç’a été sans doute, pour parer à ces deux inconvéniens qu’on a vu paroître depuis quelque tems un si grand nombre de Dictionnaires portatifs qui, en peu de mots, renferment toute la substance des grands, donnent une connoissance claire & distincte des matieres, & suffisent à qui n’a pas le loisir de consulter les in - folio, ou qui ne peut en acquérir la propriété”, MORENAS (1759, I), p. ij. 666 Cf. : “(…) parce que les loix naturelles ne descendent pas toujoûrs dans le détail de certaines difficultez, qu’il est important de regler, on a été obligé d’y pourvoir par d’autres loix particulières (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 667 Cf. : “On ne trouvera gueres dans tout le corps de cet Ouvrage que deux ou trois difficultez sur lesquelles nous n’avons pas donnez des décisions absoluës à cause des fortes raisons, que les Auteurs, dont les sentiments sont opposez, apportent pour les établir (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 668 Cf. PONTAS (1726, I), préface. 669 Cf. : “(…) comme les actions humaines, qu’on appele Cas de conscience, sont quelquefois accompagnées de certaines circonstances particulières, souvent fort équivoques, & fort embarrassantes, on ne peut juger sûrement si elles sont bonnes ou mauvaises, innocentes ou condamnables (…)”, PONTAS (1726, I), préface. Cf. : “(…) les moindres circonstances differentes, qui se rencontrent trés frequemment dans de certains cas, étant suffisantes pour en faire changer les décisions (…)”, PONTAS (1726, I), préface.

621

résolu que s’il peut être mis en rapport avec les principes les plus généraux de la conduite670 . Le Dictionnaire complet qui

traiterait de toutes les occurrences de la vie, avec ses innombrables circonstances, reste une chimère671 . Le reproche adressé

à PONTAS garde toute sa vigueur qui lui rétorque que les décisions rendues concernent d’autres domaines que la simple

religion dans le cadre du Sacrement de Pénitence672 .

Les Dictionnaires poursuivent très largement plusieurs objectifs sans que leur poursuite simultanée ne soit envisagée

comme incohérente : enseigner les règles de la morale673 ; pourvoir les ecclésiastiques d’un viatique des connaissances

utiles en tout lieu et à tout moment (“dans un instant”, disait MORENAS, “d’un coup d’œil” dit LAMET, FROMAGEAU) ;

donner des solutions paradigmatiques à appliquer, - la casuistique adoptant les mêmes procédures que la jurisprudence ;

former l’esprit de jugement des casuistes de sorte que les lecteurs pourront trancher même dans les cas qui n’auront pas été

développés. Toutes ces ambitions sont affichées. Pourtant elles ne défendent pas la même cause ; la casuistique n’endosse

pas les mêmes responsabilités. Ainsi, MORENAS affirme, sans marquer de transition, que le dictionnaire se souciera de la

catéchèse674 et qu’il appliquera, selon un souci tout jurisprudentiel, la règle du précédent675 . Le Dictionnaire est tantôt un

recueil de toute la morale tantôt un code des arrêts jurisprudentiels ; les titres des articles apparaissent tantôt comme des têtes

de chapitre d’un livre de morale, tantôt comme des principes de décisions à rendre676 .

Méthode des Dictionnaires. Le Dictionnaire élabore ses propres cas : il ne cherche pas à répondre aux cas

effectivement rencontrés dans la pratique pastorale du prêtre. Cependant, cette élaboration de cas factices677 menacerait

d’éclatement le principe des dictionnaires : il est toujours possible de multiplier à loisir de nouveaux cas678 . Mais cet

670 Cf. : “(…) à moins qu’on ne voïe clairement le rapport qu’elles ont avec les principes généraux, selon lesquels on se doit régler pour décider : & c’est ce qui est assez souvent très - difficile, tant les goûts sont differens les uns des autres”, PONTAS (1726, I), préface. 671 Cf. : “Heureux seroit celui qui auroit assez de capacité & de lumiere pour en pouvoir donner qui fussent d’abord parfaits : mais c’est ce qu’on ne doit point esperer, quelque tems & quelque soin que ceux qui en sont les Auteurs, emploïent à les composer, & quelque peine qu’ils se donnent à les mettre à couvert de la Critique”, PONTAS (1726, I), avertissement. 672 Cf. : “Quelqu’un pourra peut - être penser que plusieurs de nos décisions regardent plus les Juges, les Avocats & les autres gens de Pratique, que les Confesseurs (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 673 Cf. : “(…) on espère qu’en lisant ces Résolutions qui renferment presque toutes les matières de Morale, & une grande partie de celles qui concernent la Discipline, il leur sera aisé de se convaincre que la verité est la seule régle des mœurs (…)”, LAMET,

FROMAGEAU (1733, I), p. vj ; “Ils semblent rendre à la morale de l’Evangile sa premiere beauté & son ancien éclat (…)”, LAMET,

FROMAGEAU (1733, I), p. vj. 674 Cf. : “Les Dictionnaires des Cas de Conscience, qui ont paru dans le commencement de ce siècle, sont regardés avec juste raison comme la régle des mœurs”, MORENAS (1759, I), p. iij. 675 Cf. : “En effet on ne sauroit s’égarer en se conformant à leurs décisions sur les différents cas qui y sont rapportés”, MORENAS (1759, I), p. iij. 676 Cf. : “Et ils sont spécifiés ces devoirs sous les titres de ce Dictionnaire, & dans les principes sur lesquels les decisions sont fondées (…)”, MORENAS (1759, I), p. iij. 677 Cf. : “(…) Jean Pontas invente le fait, comme une variation inutile pour rendre éclatante la seule nécessité du droit”, CARIOU (1992), p. 9. 678 Cf. : “Nous sçavons bien qu’il en est à peu près d’un Ouvrage de la nature de celui- ci, comme d’un Dictionnaire historique, qu’on peut augmenter presque à l’infini (…)”, PONTAS (1726, I), préface.

622

éclatement est prévenu à la fois a priori et a posteriori. Il est d’abord prévenu a posteriori : les cas présentés, affirme l’abbé

MENASSIER, dans une lettre adressée à PONTAS et publiée à la suite de la préface, pour être factices ne sont pas fictifs679

. Le réel rejoint l’imagination mais le réel borne une imagination qui entendrait le déborder. Mais PONTAS prend soin de

prévenir a priori un tel éclatement en éclairant sa démarche : : “Nous avons pris le parti de former des especes de Cas

particuliers (…)”680. . Il élabore des espèces de cas, or l’espèce a plus d’extension que le cas. Le foisonnement des cas

réellement rencontrés est réduit au moyen d’une taxinomie qui donne de l’intelligibilité à ce chaos apparent. Le Dictionnaire

ne s’attarde pas aux raisons de la singularité numérique des cas ; il constitue des types normatifs : leur multiplicité sera

d’autant moins redoutable qu’elle sera a priori réductible. Aussi, la généralité des cas examinés dans les Dictionnaires ne

provient pas principalement de ce que le cas, étant énoncé, apparaît dans l’ordre du langage681 , mais plutôt de ce qu’il entre

dans le langage de la fiction méthodologique.

Le propre de la casuistique catholique apparaît ici : comparer des énoncés descriptifs en ramenant une situation

difficile à une situation typique par un rapport de ressemblance, - quitte à forcer cette ressemblance et à inventer des

situations typiques ad hoc pour y ramener le cas examiné. Si la méthode de résolution des cas ne reçoit pas d’explications,

PONTAS s’efforce de justifier les principes qui conduisent à la solution : les décisions doivent découler de l’Ecriture et de la

Tradition. Mais en publiant une deuxième édition, PONTAS avoue avoir cherché davantage la justification rétrospective des

solutions précédemment apportées682 . La méthode de LAMET, FROMAGEAU présente le Cas de sorte que son exposé

succède à une définition générale : le cas apparaît comme un échantillon de la définition ou comme un exemple de ses

limites683 . L’existence du cas est ontologiquement posée comme une conséquence épistémologique de son intelligibilité : le

seul cas réel c’est le cas dont l’existence est préalablement définie par des principes qui le rendent intelligibles. La

casuistique, pour s’accommoder de la probabilité, ne tolère pas l’obscurité : le monde est transparent à l’œil du casuiste. De

même, PONTAS délaisse ce qui constitue ontologiquement la singularité des cas. Son intérêt se porte sur les procédés de

l’extension de la solution des cas : il résout les cas présentés à l’aide de principes qui pourront valoir pour d’autres espèces

679 Cf. : “L’expérience de vingt - cinq ans du Confessional dans la premiere Eglise du Roïaume, ne m’apprend que trop, que ces Cas ne sont point métaphysiques & inventez à plaisir (…)”, in PONTAS (1726, I), préface. 680 Cf. PONTAS (1726, I), préface. 681 Cf. : “Un cas de conscience consiste d’abord dans l’opération de formuler le cas : c’est un énoncé. La difficulté à résoudre accède par là au plan du discours et c’est en termes de discours qu’elle sera résolue”, CARIOU (1992), p. 1. D’où l’une des questions qui orientent la recherche de l’auteur : “En quoi consiste cette transmutation initiale du vécu en discours ?”, CARIOU (1992), p. 1. 682 Cf. : “(…) en tâchant d’en rendre les décisions conformes, autant qu’il nous seroit possible, à l’Ecriture & à la Tradition, qui doivent servir de regle dans la Morale, & en évitant la pratique de certains Auteurs, qui au lieu de s’attacher à une regle si sûre, n’ont souvent suivi que leurs propres idées, & imité ceux qui -voudroient bâtir une Maison sans en poser les fondemens, ou faire couler un Canal de l’eau qui n’auroit point de source ; & qui tirent des conclusions qui n’ont point de principes, ou qui n’en ont que de faux (…)”, PONTAS (1726, I), avertissement. 683 Cf. : “Pour faciliter l’intelligence des Cas, on a joint au commencement de chaque matiere des Dissertations dont la longueur a dépendu de l’étenduë des principes dont on avoit à poser; afin d’eclaircir davantage les sujets, & d’en donner une idée plus précise & plus distincte”, LAMET, FROMAGEAU (1733, I), p. i.

623

de cas que celles exposées684 . Ces procédés ne sont pas des techniques standardisées ; ils font appel au jugement. Aussi, il

s’agit de former des esprits capables de résoudre les difficultés toujours nouvelles qui s’offriront à lui685 . De sorte que si les

cas singuliers sont extensibles à des espèces, les procédés transmis par le dictionnaire pour les résoudre, le sont tout

autant686. Aussi, malgré ce que laisserait volontiers croire l’ordre alphabétique, le Dictionnaire prétend moins à

l’exhaustivité des cas qu’à l’exhaustivité des conduites du sujet - lecteur du Dictionnaire. PONTAS s’en remet au bon

jugement du lecteur qui saura légitimement tirer des principes établis dans le Dictionnaire toutes les conséquences pour les

cas inédits de la morale687 . Dans le genre des Dictionnaires, la morale est affaire de bibliothèques et de lectures, - non une

affaire d’expérience.

Un exemple. PONTAS : l’article “Conscience”. L’article Conscience du Dictionnaire de PONTAS688

propose une définition qui est présentée comme celle des théologiens689 , en l’occurrence POLMAN. Puis vient une

distinction des formes de la conscience selon qu’elle connaît, méconnaît et enfreint les préceptes 690 (conscience droite et

véritable ; conscience fausse ou erronée), et selon l’état où elle est à l’égard de la connaissance subjective des préceptes

(conscience probable, conscience douteuse et conscience scrupuleuse). Puis viennent les exposés de deux cas fictifs suivis de

leur réponse. Le premier Cas demande si PROTOGENE pèche mortellement alors qu’il croit, selon une conscience erronée,

qu’il peut se dispenser sans péché mortel d’assister à la messe les jours de fête, et qui, conformément à sa conscience, s’en

dispense en effet691 . La réponse affirme d’abord un principe général : il y a péché mortel si l’erreur est volontaire sous

quelque forme que ce soit692 . Il y a un péché par ignorance : le propos de PONTAS est étayé par un long rappel (deux

colonnes) d’une réponse de S. BERNARD à un : “certain Docteur”693 . S. BERNARD, et PONTAS ne manque pas de le

684 Cf. : “(…) mais comme nous avons établi un grand nombre de principes, avant que de répondre aux difficultez que nous nous sommes proposées, par lesquels il est aisé d’en décider une infinité d’autres, où ces différentes circonstances se peuvent trouver (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 685 Cf. : “(…) nous avons crû qu’une telle méthode étoit plus propre que tout autre, à rendre l’esprit du lecteur plus attentif & plus disposé à comprendre le sens des difficultez, & à former le jugement qu’il en doit porter”, PONTAS (1726, I), préface. 686 Cf. : “Il [ le Dictionnaire de MORENAS] contient toutes les décisions qui se trouvent dans les grands, fondés sur les mêmes principes renfermés sous chaque titre, & sur lesquels on peut décider les autres cas qui surviendroient & qui ne sont point marqués dans l’Ouvrage”, MORENAS (1759, I), p. iij. 687 Cf. : “Ce qui nous paroît certain, c’est qu’au moins en suivant ces Principes & ces Maximes, il sera fort aisé à ceux qui sçavent un peu raisonner, d’en tirer des conséquences sûres, & par là de décider sans autre secours, une infinité de difficultez qui se rencontrent dans la Morale”, PONTAS (1726, I), avertissement. 688 Cf. PONTAS (1726, I), c. 957 - 964. LAMET, FROMAGEAU (1733) ne consacre pas d’article séparé sur ce sujet. 689 Cf. : “Les theologiens (a) définissent les Conscience en ces termes : Conscientia est intellectus actuale judicium, dictans particulare agibile esse faciendum, quia bonum, vel fugiendum ; quia malum”, PONTAS (1726, I), c. 957 - 958. 690 Cf. : “Il faut distinguer deux especes de Conscience (…)”, PONTAS (1726, I), c. 957 - 958. 691 Cf. : “CAS PREMIER. PROTOGENE étant persuadé par la lumiere de sa conscience erronée, qu’on n’est pas tenu sous peine de peché mortel d’assister la Messe les jours de Fêtes, lors même qu’on en a la commodité, manque souvent à s’acquitter de ce devoir. Peut - on l’excuser de peché mortel, à cause de la persuasion où il est ?”, PONTAS (1726, I), c. 959. 692 Cf. : “Il est certain que l’on ne peut pas excuser Protogene de peché mortel dans le cas proposé, si l’erreur de sa conscience est volontaire en quelque manière que ce soit (…)”, PONTAS (1726, I), c. 959. 693 Cf. PONTAS (1726, I), c. 959.

624

souligner, s’appuie sur Ps. 24 : 7 et Lv. 4 : 3, et sur He (sans plus de précision sur les versets)694 . Les arguments de S.

BERNARD se réfèrent, d’autre part, à l’histoire de l’Eglise. S’il est impossible de pécher par ignorance, alors, PAUL

n’aurait pas péché en blasphémant contre le nom de Jésus puisqu’il ne connaissait alors que les anciennes traditions de

l’Eglise juive. Davantage, son zèle aurait dû être récompensé. Les persécuteurs des apôtres devraient être récompensés ;

l’ultime prière de Jésus sur la Croix serait inutile puisque Jésus reconnaît que ses bourreaux ne savaient pas ce qu’ils

faisaient695 . Le long rappel de S. BERNARD s’achève par deux conclusions : il est possible de pécher par ignorance quand

celle - ci est suffisamment volontaire696 ; ce que dit S. BERNARD peut être étendu à d’autres circonstances, dont celles de

PROTOGENE697 .

Commentant l’expression : ignorance suffisamment volontaire, PONTAS en détermine les conditions. Ce qui

l’amène à considérer quand l’ignorance est volontaire (elle sert les intérêts698 ; elle porte sur ce que chacun est obligé de

savoir699 ) et quand elle est absolument involontaire et qu’elle excuse ainsi de péché700 . PONTAS distingue à cette

occasion l’ignorance de droit701 et l’ignorance de fait702 pour subsumer le cas de PROTOGENE sous la première

rubrique703 et souligner que cette ignorance n’excuse pas704 . Enfin, PONTAS discerne, à l’aide de référence à S.

THOMAS (I, II, q. 91, a. 2), deux sortes de droit : le droit naturel et le droit positif, lequel peut être soit divin soit humain.

L’ignorance du droit naturel peut diminuer (référence est ici faite à S. AUGUSTIN, sans plus de précision) le péché.

Néanmoins, parmi les personnes qui usent de la raison, nul n’est excusé parce qu’elle est vincible : chacun peut connaître les

préceptes s’il fait suffisamment attention705 . Du moins chacun, s’il y fait attention, peut connaître les conséquences

immédiates706 de ces préceptes, - l’ignorance des conséquences les plus lointaines demeurant invincible707 . Quant à

694 Cf. He. 9 : 13- 14, sans doute. 695 Cf. PONTAS (1726, I), c. 960. 696 Cf. : “(…) saint Bernard y renferme tout ce qu’on peut dire de plus fort & de plus convaincant, pour prouver qu’on peut pecher par ignorance, lorsqu’elle est suffisamment volontaire en celui qui fait une action défendüe (…)”, PONTAS (1726, I), c. 960. 697 Cf. : “(…) ce même passage peut servir à décider beaucoup d’autres difficultez de la nature de celle que nous examinons presentement”, PONTAS (1726, I), c. 960. 698 Cf. : “(…) lorsqu’on est bien aise d’ignorer, soit pour pouvoir excuser son peché, ou pour n’être pas empêché de le commettre”, PONTAS (1726, I), c. 961. 699 Cf. : “2°. Quand on ignore ce qu’on est obligé de savoir, & dont on a negligé de se faire instruire”, PONTAS (1726, I), c. 961. 700 Cf. : “Mais quand l’ignorance est tout - à - fait involontaire, elle excuse de peché ; ce qui arrive, 1°. lorsqu’on n’a pas pû savoir, que la chose qu’on fait est contre la Loi. 2°. Lorsqu’on n’a pas été obligé de le savoir”, PONTAS (1726, I), c. 961. 701 Cf. : “L’ignorance de droit est celle par laquelle on ignore la Loi (…)”, PONTAS (1726, I), c. 961. 702 Cf. : “L’ignorance de fait est, lorsqu’on fait bien le precepte, mais qu’on ignore que ce qu’on fait y soit contraire (…)”, PONTAS (1726, I), c. 961. 703 Cf. : “(…) qui est l’espece d’ignorance, dont il s’agit dans l’exposé auquel nous répondons”, PONTAS (1726, I), c. 961. 704 Cf. : “La premiere espece d’ignorance n’excuse pas ordinairement, parce qu’on est obligé de savoir la Loi (…)”, PONTAS (1726, I), c. 961. 705 Cf. : “(…) l’homme a toujours de soi assez de lumiere pour connoître les principes generaux de la loi naturelle, les preceptes du Decalogue & les conclusions (…) et s’il ne les connoît pas, c’est qu’il n’apporte pas assez de soin pour les connoître, ainsi que l’enseigne le docteur Angélique”, PONTAS (1726, I), c. 962. 706 Cf. : “(…) au moins celles qu’on en tire immediatement (…)”, PONTAS (1726, I), c. 962.

625

l’ignorance qui porte sur le droit positif divin ou humain, et PONTAS suit les analyses de THOMAS D’AQUIN, elle

n’excuse pas de péché lorsqu’elle est volontaire directement ou indirectement708 . Autrement elle est exempte de péché.

PONTAS achève la réponse du premier cas d’une part en dégageant un principe de résolution pour toutes les

difficultés sur ce même sujet709 , d’autre part en appliquant au cas présent la réponse qui apparaît au terme de l’examen.

Puisque le précepte de se rendre à la messe les jours de Fête est de droit positif humain, PROTOGENE pèche si son

ignorance est volontaire directement (s’il refuse de prendre connaissance des préceptes concernant l’organisation du culte)

ou indirectement (s’il néglige de prendre connaissance de ces mêmes préceptes) ; il ne pèche pas si son ignorance n’est

d’aucune manière volontaire, - “(…) ce qui n’est pas vrai - semblable”710 .

Processus casuistique des Dictionnaires. Le processus casuistique du genre du Dictionnaire transparaît

dans l’organisation de l’article Conscience. Il s’agit de traiter un cas à propos d’une notion ou d’une pratique : le cas ne vaut

pas pour lui - même. Il n’a de valeur que celle d’exemple, d’illustration ; aussi peu importe qu’il soit emprunté ou non à la

réalité. Sa valeur exemplaire n’est pas même établie dans la mesure où les conditions d’extension de la résolution proposée à

des cas identiques ou semblables ne sont pas présentées. Les sujets du Dictionnaire n’ont ni intériorité711 ni consistance712 :

les personnages de ces Cas portent des noms d’une autre époque (PROTOGENE ici, mais encore ARISTARQUE,

ANDROMAQUE, SALOMON…) ; les situations n’ont pas de détails qui les singulariseraient numériquement. Ainsi, la

condition sociale, l’éducation religieuse de PROTOGENE ne sont ni présentées, ni même considérées comme des éléments

importants pour la solution. La solution du cas proposé apparaît comme l’application déductive d’un ensemble de principes

issus de l’Ecriture ou qui proviennent des auteurs. Le choix des sources et des auteurs mérite quelque attention. L’article

Conscience comprend : 10 notes marginales ; deux références bibliques hors - texte (Ps. 24 : 7 ; Lv. 4 : 2) ; 5 auteurs cités

dans les notes : un Père (S. AUGUSTIN : une fois) ; deux Docteurs (S. BERNARD, une fois, saint THOMAS, quatre fois) ;

un théologien moraliste (GENET, une fois) ; un pape (BONIFACE VIII, une fois). La référence n’est donc pas seulement

l’autorité de l’Ecriture ni même l’Eglise par la voie des Pères et des papes : elle est aussi donnée par les auteurs autorisés

707 Cf. : “(…) on peche, à moins qu’il ne s’agisse des conclusions les plus éloignées de cette Loi, à l’égard desquelles on peut être dans une ignorance invincible”, PONTAS (1726, I), c. 962. 708 Cf. : “A l’égard du droit positif divin ou humain, on doit suivre la regle qu’établit saint Thomas, (g) qui dit, que l’ignorance n’excuse pas de peché, & n’empêche pas que la volonté qui sui la conscience erronée ne soit coupable, lorsqu’elle est volontaire, c’est - à - dire, quand on a bien voulu ignorer ce qu’on devoit savoir, ou qu’elle l’est seulement indirectement, en negligeant de s’en faire instruire (…)”, PONTAS (1726, I), c. 962. 709 Cf. : “Voilà ce qu’on peut dire de plus certain sur cette matiere, sur laquelle nous avons jugé à propos de nous étendre, afin qu’on puisse, en suivant les principes de saint Thomas répondre à toutes les autres difficultez qu’on peut former sur ce sujet (…)”, PONTAS (1726, I), c. 962. 710 Cf. PONTAS (1726, I), c. 962. 711 Cf. : “Les consciences individuelles sont donc une fiction sans effet en l’espèce”, CARIOU (1992), p. 10. 712 Cf. : “Mais il s’agit là [chez SAINTEBEUVE au Cas CLXIII du tome I] de tout autre chose que de la généralité prétendue (celle de l’anonymat généralisant) d’Ulysse, dans le dictionnaire de Pontas, qui ne désigne personne (…)”, CARIOU (1992), p. 11.

626

(“les Auteurs les plus approuvez”, disait l’avertissement713 ). Cependant, PONTAS fait apparaître parfois des faits

d’actualité, dont l’authenticité contestable n’est pas remise en doute. Afin de légitimer l’union conjugale entre un homme et

une femme, fictifs et factices, hors de saison de procréer (“EMPECHEMENT DE L’IMPUISSANCE”, Cas XI)714 ,

PONTAS cite à son usage S. AUGUSTIN, le mariage de JOSEPH et MARIE, S. THOMAS et l’autorité de l’Eglise en la

matière. Mais il en vient à citer des faits : le mariage de Timothée BLANCHE, 117 ans et trois mois, marchand à

MONHEURT, avec N. VIGNIAU, 18 ans715 ; le mariage de LARCHER, 103 ans, jardinier du Faubourg S. MARCEL, avec

une femme de 76 ans716 ; l’union d’Edouard KORKAIN avec Jeanne SERIMPHAW, 127 ans717 . Les deux derniers sont

trouvés dans le Journal de Verdun718 . Le souci de donner les noms des époux, leur condition sociale, les dates et les lieux

des mariages, et les sources (le Journal de Verdun ; les Memoires du tems) atteste de la volonté de faire corps avec la réalité,

quelle que fantastique que puissent paraître les faits rapportés. Mais la question n’est pas celle de la fidélité à la réalité.

Qu’ils soient des personnages d’un théâtre conçu par l’auteur ou par la rumeur719 , les protagonistes des saynètes du

Dictionnaire n’apparaissent qu’afin de mieux frapper l’imagination et de donner vie aux conflits des normes.

La tendance à la production de faits factices, prétexte à l’application des normes, sera plus nette encore dans le

Dictionnaire portatif de MORENAS : il cite des théologiens720 et bon nombre de ses cas comme de leurs solutions

reprennent ceux de PONTAS, de LAMET et FROMAGEAU. Ainsi, l’article Conscience721 du Dictionnaire de MORENAS

cite - t - il et le nom de PONTAS et l’article de ce dernier dont il radicalise d’ailleurs la solution pour le cas de

PROTOGENE722 . La question est celle des sources et des autorités : il a été contesté de citer dans un même cas et les textes

de l’Ecriture et les théologiens. PONTAS se réfère aux Canonistes723 et aux auteurs païens724 et résout des cas en se

713 Cf. PONTAS (1726, I), avertissement. 714 Cf. : “HIPPOLYTE âgé de plus de 80. ans veut épouser Hortense, veuve âgée de 70. ans ; & par conséquent hors de toute espérance d’en avoir jamais des enfans. Ces deux personnes peuvent - elles sans aucun péché contracter mariage nonobstant leur impuissance naturelle, & qui est perpetuelle sur - tout à l’égard d’Hortense ?”, PONTAS (1726, II), c. 224. 715 Cf. : “L’année 1708. nous fournit un exemple singulier d’un mariage que contracta au mois de Janvier Timothée Blanché, marchand de la Ville de Monheurt, proche de Tonneins en Guïenne, au Diocèse de Bazas, lequel fut admis à contracter mariage à l’âge de cent dix - sept ans & trois mois avec N. Vigniau de Droine, qui n’avoit pas encore dix - huit ans accomplis”, PONTAS (1726, II), c. 225. 716 Cf. : “Le nommé Larcher, Jardinier au Fauxbourg S. Marcel, âgé de cent trois ans, épousa une femme de soixante - seize ans, en 1713. dans l’Eglise Paroissiale de S. Hyppolite”, PONTAS (1726, II), c. 225. 717 Cf. : “Edoüard Korkain épousa en 1711. Jeanne Serimphaw née le 3. Avril 1584. & âgée par consequent de cent vingt - sept ans”, PONTAS (1726, II), c. 225. 718 Cf. : “C’est le Journal de Verdun qui nous a fourni ces deux derniers exemples”, PONTAS (1726, II), c. 225. 719 Cf. : “Les nouvelles publiques nous ont fourni encore trois autres exemples plus célebres”, PONTAS (1726, II), c. 226. 720 Cf. : “(…) elles [ les décisions de ce dictionnaire] seront toujours appuyées sur le témoignage des Théologiens les plus graves ET les plus approuvés”, MORENAS (1759, I), p. vj. 721 Cf. MORENAS (1759, I), p. 257 - 259. 722 Cf. : “(…) sa conscience erronée ne l’excuse pas de peché (…)”, PONTAS (1726, I), c. 962; “(…) sa conscience erronée ne l’excuse pas de péché mortel”, MORENAS (1759, I), p. 258. 723 Cf. : “(…) je me suis attaché depuis plusieurs années à puiser dans les saintes Ecritures, dans les Conciles, dans les Pères, dans les Théologiens, & dans les Canonistes les plus estimez, les lumieres dont j’avois besoin pour m’éclairer dans la route que je devois suivre”, PONTAS (1726, I), Epître. Cf. : “(…) nous avons pris le soin de verifier exactement par nos propres yeux toutes les autoritez

627

rapportant aux Lois romaines725 ; LAMET et FROMAGEAU s’appuient certes sur l’Ecriture mais aussi sur les théologiens

et les jurisconsultes726 . Le bandeau de l’ouvrage est d’ailleurs significatif727 : où apparaissait la Vierge, dans le bandeau du

Dictionnaire de PONTAS (tomes I et III)728 , figurent des prêtres recevant une requête dans le Dictionnaire de LAMET,

FROMAGEAU729 . MORENAS fera du dictionnaire le moyen de trancher dans tous les domaines de la vie, - jusque dans

les aspects professionnels730 .

Conclusion de A. Le Dictionnaire de Cas de conscience offre une compilation de cas dotés d’un pouvoir

d’extension. Le cas n’est résolu que par l’application à une situation, parfois factice, des autorités, celles immédiates des

Ecritures, celles plus lointaines des Auteurs qui les commentent. La démarche casuistique est à la fois déductive : le cas se

fait échantillon, et jurisprudentielle : la résolution du cas s’étend de droit aux situations semblables. Le Dictionnaire

reconstitue dans un théâtre les faits qu’il a retenus comme saillants de la vie ordinaire. En cela, le casuiste fait œuvre de

comédie. Mais, le casuiste n’éclaire pas sa démarche de sélection du cas ou de sélection des faits retenus comme pertinents.

Il ne donne aucune justification à l’extension de la solution proposée : la subsomption d’un cas à une situation typique selon

des relations d’inclusion ou de ressemblance, l’extension de la solution à d’autres cas numériquement différents ne suscitent

aucune réflexion explicite.

B. Les recueils de Résolutions de cas de conscience.

Très différents sont dans l’esprit, dans la démarche, sinon dans l’intention, les recueils de Résolutions de cas de

conscience. Celui de Jacques de SAINTEBEUVE (1633 - 1677) a été tiré de l’oubli par l’étude de CARIOU (1992). Bien que

que nous avons tirées de l’Ecriture, des Conciles, des Peres, des Decretales des Papes, & des plus celebres Theologiens & Canonistes (…)”, PONTAS (1726, I), préface. Le titre de l’ouvrage est éloquent : Dictionnaire de cas de conscience, ou Decisions des plus considerables difficultez touchant la Morale & la Discipline Ecclésiastique. Tirées de l’Ecriture, des Conciles, des Decretales des Papes, des Peres, & des plus célebres Théologiens & Canonistes. 724 Cf. : “(…) nous ne croïons pas qu’on doive trouver à redire que nous aïons appuïé quatre ou cinq de nos décisions sur l’autorité de quelques auteurs païens tels que sont Platon, Aristote, Ciceron, Properce & Seneque ; puisque saint Paul lui - même [b] n’a pas fait de difficultés d’en citer un, qui est le poëte Aratus (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 725 Cf. : “Peut - être y en aura - t - il qui trouveront à redire que nous aïons décidé un assez grand nombre de difficultez par la seule autorité des Loix romaines (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 726 Cf. : “C’est sur quoi nos Auteurs [LAMET, FROMAGEAU] appuyent le plus en répondant aux difficultez qui leur ont été proposées, mais sans jamais s’écarter de l’Ecriture Sainte, de la Tradition, des Decrets des Conciles, des Souverains Pontifes, de la doctrine des saints Pères, de l’autorité des plus célèbres Théologiens, & des plus sçavants Jurisconsultes”, LAMET,

FROMAGEAU (1733, I), p. vj. 727 Cf. reproductions à la fin du dernier volume. 728 Cf. PONTAS (1726, I), c. 1 - 2 ; PONTAS (1726, III), c. 1 - 2 729 Cf. LAMET, FROMAGEAU (1733, I), c. 1 - 2. 730 Cf. : “Que de cas, par exemple, qui regardent les Avocats, les Juges, les Notaires, les Banquiers, les Négocians”, MORENAS (1759, I), p. iv.

628

leur publication fut posthume(1ère éd., Paris, 3 vol. in - 4°, I, 1689, II, 1692, III, 1704), les avis rendus par SAINTEBEUVE

semblent avoir connu un grand retentissement auprès du public après la publication sans son avis des cas d’Alet731 .

Les Recueils : “miroirs fidelles”. Le genre du Recueil fait de ces livres : “comme autant de miroirs fidelles”732

. La réalité, et avec elle comme le souligne CARIOU (1992) la réalité sociale avec son cortège de nécessiteux, pauvres

paysans733 ou “pauvres Artisans”734 , entre dans le monde de la philosophie morale. La comparaison du miroir indique déjà

la valeur éducative prêtée à ces ouvrages : les lecteurs verront dépeints leurs défauts735 et ils tireront des leçons de ces

tableaux des mœurs736 . Mais il ne s’agit pas seulement de produire des reflets, de dédoubler le réel par des simulacres, par

un ordre du discours qui exposerait des solutions. Le réel est présent dans le recueil : l’éditeur doit prendre des précautions

pour protéger les identités737 . Dès lors se pose l’une des premières questions sur la nature de la singularité traitée et de

l’extension de la solution avancée à d’autres cas posés comme semblables. En un sens, la singularité est présente et d’une

présence si évidente qu’elle en devient menaçante et qu’il faut effacer la preuve de sa présence. En un autre sens, l’exposé

des cas prétend avoir valeur éducative. La valeur de la résolution des cas dans un Recueil est de manifester la singularité,

mais quand elle est présente, la singularité doit être masquée. Les solutions sont donc toujours des solutions de cas

singuliers, et elles sont exposées dans le souci de servir de règles de conduite. En effet, Les Recueils sont principalement

destinés aux directeurs de conscience afin qu’ils puissent trouver dans ces solutions un ensemble de normes de

comportement les prévenant du risque et de l’erreur738 , - et quand l’éditeur se défend d’avoir une telle prétention

normative739 , c’est pour des raisons de convenance740 et c’est pour aussitôt donner plus de poids à cette prétention en

731 Cf. : “L’estime que quantité de personnes de pieté et de sçavoir ont témoigné de ses réponses aux Cas d’Alet, l’empressement avec lequel on les a recherchez, les frequentes editions qui en ont esté faites & dans Paris & dans les Provinces (…)”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. 732 Cf. SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 733 Cf. : “A se rapprocher de la condition des paysans les plus pauvres, on rencontre des exigences impensables, des nécessités inavouables et qui mettent ceux qui en subissent la contrainte en dehors de la condition humaine. La souveraineté de la loi bute sur un obstacle qui paraît invincible : l’extrême pauvreté”, CARIOU (1992), p. 284. 734 Cf. : “C’est une chose fort ordinaire que des Gentilshommes faisant des dépenses excessives, & au - delà de leur bien s’endettent de tous costez. D’où il arrive qu’ils ne payent point les pauvres Artisans qu’ils ont fait travailler (…)”, Resolutions… (1670), p. 14. 735 Cf. : “Ces sortes de Recueils sont comme autant de miroirs fidelles qui nous representent la misere de l’homme, le déreglement de son esprit & la corruption de son cœur (…)”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 736 Cf. : “Ceux qui voudront bien se donner le loisir de s’y examiner serieusement, y découvriront leurs défauts, & apprendront à s’en corriger ; car ils ne trouveront point de vices dont ils ne trouveront le remede”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 737 Cf. : “Ceux qui me feront cette grace ne doivent point apprehender que l’on ne decouvre par là le secret de leur conscience ou de leurs affaires. J’éviteray cet inconvenient par la precaution dont j’ay usé jusques ici, qui est de supprimer les noms & les autres marques ausquelles on pourroit reconnoistre les personnes”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. Cf. : “(…) aucun n’a le chagrin de s’y voir designé en particulier”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 738 Cf. : “La lecture de cet ouvrage sera utile à plusieurs autres personnes, & principalement aux Directeurs des consciences & à ceux qui traitent les choses saintes ; ils y trouveront l’éclaircissement de plusieurs difficultez qui les arrêtent, & les regles qu’ils doivent suivre dans la conduite des ames sans crainte de s’égarer”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 739 Cf. : “Ce n’est pas que je pretende donner une autorité publique à ce Recueil, ni proposer les décisions qu’il contient comme autant de maximes infaillibles (…)”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement.

629

recourant aux autorités qui se sont jointes aux efforts de son frère. S’il faut en croire l’éditeur des trois volumes publiés,

Jacques de SAINTEBEUVE ne revendique pas l’autorité des réponses, - d’où sa crainte de se voir soupçonné de chercher la

caution de plusieurs personnes notables741 -, cependant il ne cherche pas davantage l’autorité des auteurs : les solutions sont

présentées comme collectives742 .

Composition du Recueil de SAINTEBEUVE. Les trois ouvrages ne semblent pas suivre d’ordre ni entre eux,

ni même en leur sein 743 . CARIOU (1992) voit dans le statut d’œuvre posthume la cause de la publication sans ordre

apparent de la 1ère édition744 . Les cas sont numérotés ; un titre composé en italique résume et présente le cas exposé. La

présentation des cas est variable : tantôt le cas est intégralement exposé : (lettre rapportée avant la réponse de

SAINTEBEUVE au LXIX. Cas du tome I745 ; présentation exhaustive de la situation du prêtre mal ordonné au XII. Cas du

tome I746 ) ; tantôt il s’agit seulement d’une lettre de réponse adressée par SAINTEBEUVE (LXXVI. Cas747 , LXXVII.

Cas748 du tome I) ; tantôt un ensemble de questions le plus souvent numérotées sont exposées avant que leur solution ne soit

apportée. Ces questions convergent soit vers l’exposé d’un cas avec les difficultés multiples dont il s’entoure (XI. Cas du

tome I749 ), soit vers un seul et même problème avec ses multiples facettes (IX. Cas du tome I750 ).

Le cas dans le Recueil de SAINTEBEUVE. Exemples. CAS XI et IX. (Tome I). Le cas XI est une

lettre adressée sans doute à l’évêque du curé ou des curés dont les cas sont exposés. Le cas est donc avant tout une situation

vécue par un homme qui, s’il n’est pas nommé, possède au moins cette singularité d’être en exercice, de s’être sans doute

confessé de l’erreur dont la gravité sera ici estimée. Le cas n’est ni factice ni fictif. Le titre présente les données de la

740 Cf. : “(…) cette prétention seroit fort contraire à la modestie de l’Auteur, & aux humbles sentiments qu’il avoit de luy - même (…)”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 741 Cf. : “(…) et qu’on ne le soupçonnât d’avoir recherché ces signatures par un esprit de cabale dont il estoit très - éloigné”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. 742 Cf. : “(…) mais après que tant de Grands Hommes distinguez par leur piété & par leur érudition, luy ont fait l’honneur de souscrire à ses Résolutions, il semble qu’on ne doit plus les considerer comme l’ouvrage d’un seul particulier, mais comme la production d’un grand nombre de Docteurs des plus eclairez dans ces sortes de matieres”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 743 Cf. CARIOU (1992), p. 62 - 72 sur une présentation et un classement des thèmes traités par SAINTEBEUVE dans l’édition in - 8° de 1705 - 1715. 744 Cf. : “Ces lignes [CARIOU vient de citer l’avertissement du tome premier de la première édition des Résolutions] marquent bien l’originalité de Jacques de Saintebeuve, qui est d’avoir exercé son art sur des occasions personnalisées ; le désordre dans lequel sont présentées les Résolutions de cette première édition trouve du reste son origine ici : leur dissémination même”, CARIOU (1992), p. 56. Les volumes que nous avons consultés sont ceux de la première édition. 745 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 235 - 236. 746 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 32 - 36. 747 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 250 - 252. 748 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 253 - 256. 749 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 30 - 32. 750 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 25 - 26.751 Cf. : “Pour moi je vous avouerai simplement que dans une matiere d’aussi grande importance je ne suis pas assez hardi pour mettre une exception de mon autorité”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31.

630

situation en retenant les plus significatives : un curé ayant pris (par inadvertance, précise le corps de l’article) la purification

à la messe de minuit ne peut pas célébrer les deux autres messes. Suit une référence à un texte réglementaire de l’Eglise, puis

des théologiens dont il rapporte la règle d’abord avant d’en rappeler les exceptions qui peuvent s’entendre pour le cas discuté

(SYLVIUS ; ISAMBERT ; NUNNO). Il répond au sentiment de son consultant qui cite les règles du Missel et THOMAS

D’AQUIN en faveur d’une dispense. Il ne donne pas son sentiment franchement sur la question751 , - corroborant les thèses

de son frère dans l’avertissement752 . Vient la seconde question : le curé ne peut pas consacrer une hostie s’il n’a pas dit

toute la messe, - quand bien même il aurait hâte de communier un homme à l’article de la mort. SAINTEBEUVE rapporte

pour cela deux commandements : le premier est sans exception et regarde la consécration des hosties753 ; le second regarde

la communion des infirmes et il ne leur demande de se communier que quand ils le peuvent, c’est - à - dire quand se trouve à

leur côté une personne habilitée754 . Vient la troisième question : le prêtre ne peut pas laisser le sacrifice imparfait, créant de

ce fait un scandale, même pour aller entendre la confession d’un moribond. Deux preuves sont données : une preuve de droit

naturel qui demande d’éviter le scandale755 ; une preuve de droit divin qui demande d’achever le sacrifice après la

consécration de l’hostie756 , avec ce corollaire qu’un moribond ne saurait recevoir validement l’absolution donnée par un

prêtre qui n’aurait pas achevé le sacrifice757 . Le cas XI peut être l’exposé du cas d’un seul homme : le même curé pour

venir au chevet d’un moribond le soir de Noël, après avoir consacré la première messe, n’achève pas la consécration ; après

avoir confessé le moribond, il revient pour les deux autres messes en oubliant qu’il a dîné chemin faisant. Le rôle du casuiste

est ici de rappeler les commandements : “les rubriques du Missel semblent avoir prévû tous ces Cas, et les avoir reglés

suffisamment”758 .

Le cas IX ne porte que sur un seul problème : les moyens de réparer les défauts survenus au cours de l’ordination

d’un prêtre quoique ces défauts ne soient connus de fort peu de personnes759. SAINTEBEUVE recommande au prêtre ainsi

défectueusement ordonné de se rendre chez son évêque qui suppléera aux défauts en administrant conformément aux

prescriptions de l’ordination. Viennent à l’appui un canon d’INNOCENT III, et un canon de GREGOIRE IX, se rapportant

752 Cf. : “(…) en répondant aux consultations qu’on luy faisoit, il ne regardoit point ce qui seroit le plus approuvé, mais ce qu’il croyoit le plus équitable & le plus juste (…)”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. 753 Cf. : “Car il y a un commandement de ne point consacrer qu’en disant la Messe selon le rite de l’Eglise. Il n’y a point d’exception de ce commandement qui regarde la communion des infirmes (…)”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31. 754 Cf. : “(…) lesquels ne sont obligés de communier dans l’extremité que quand ils le peuvent ; & ils ne le peuvent quand il n’y a personne qui puisse leur administrer ce Sacrement avec reverence & en gardant le rite de l’Eglise”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31. 755 Cf. : “La preuve de la première partie est, parcequ’il est de droit naturel d’éviter le scandale”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31. 756 Cf. : “La preuve de la seconde est, parcequ’il y a necessité de droit divin d’achever le Sacrifice après la consecration (…)”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31. 757 Cf. : “(…) et qu’il n’est pas de necessité qu’un Prêtre donne l’absolution à un malade, quand il ne peut la lui donner qu’en laissant le Sacrifice imparfait”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31. 758 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 31. 759 Cf. : “Un Ecclesisatique depuis peu de jours a été ordonné Prêtre avec un calice vuide & sans vin”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 25.

631

l’un et l’autre à des cas semblables d’ordination défectueuse. Le canon d’INNOCENT III concerne l’ordination défectueuse

d’un sous - diacre ordonné sans imposition des mains, et d’une personne confirmée à l’aide d’huile et non pas de chrême. Le

canon de GREGOIRE III concerne un diacre et un prêtre consacrés sans l’imposition des mains. Les cas évoqués par ces

canons sont semblables sans être identiques : SAINTEBEUVE distinguera les omissions essentielles et les omissions

accidentelles. Il est accidentel d’imposer les mains lors de la consécration d’un sous - diacre, alors que cette même

imposition est essentielle pour la consécration d’un prêtre. La réparation doit alors suivre certaines règles de temps et de

lieux. C’est pourquoi l’évêque du prêtre mal ordonné devra respecter ces considérations760 .

Il ressort de ces deux examens qu’il existe dans les résolutions de SAINTEBEUVE deux sortes de cas. Dans les cas

synchroniques, la difficulté est considérée en elle - même : elle est rapportée aux textes, qui peuvent être confrontés les uns

aux autres. Dans les cas diachroniques, une succession de faits s’avère illégitime : qu’un fait originel vicie toute la suite (le

chanoine qui n’est pas canoniquement ordonné ne pourra pas confesser sans commettre de nouvelles infractions qui devront

être à leur tour réparées, - CXXXIX. Cas du tome I761 ), ou, comme dans le cas XI, qu’une fin vicie l’ensemble des moyens

qui ont été employés pour l’obtenir.

Dictionnaires et Recueils de cas. Une première manière d’appréhender les différences de méthode

consisterait à mesurer les ambitions respectives des deux auteurs. Le statut des deux hommes, PONTAS et SAINTEBEUVE,

sont différents. SAINTEBEUVE est docteur en Sorbonne dont, proche de PORT - ROYAL il dut démissionner762 ,

professeur du Roi en théologie, il ne publia rien de son vivant763 ; PONTAS est prêtre, docteur en droit canon de la Faculté

de Paris et “soûpenitencier” de l’Eglise de Paris. Il est étrange que l’homme le plus proche par l’exercice de son ministère ait

rédigé un Dictionnaire tandis que l’homme de chaire a rédigé un Recueil de cas. Jérôme de SAINTEBEUVE, l’éditeur des

tomes du Recueil et le frère du casuiste en souligne les qualités : les qualités intellectuelles sont citées les premières (esprit

facile, décisif, solidement instruit) ; les qualités de l’esprit qui ne se rapportent pas à la connaissance (imagination vive,

génie propre aux affaires) ; les qualités morales, car les qualités physiques mentionnées (extérieur agréable) semblent au

service des qualités morales, (droiture de cœur, abord aisé, bonté qui attire la confiance, patience dans l’écoute, déférent,

prudent, appliqué, travailleur, insoucieux de la considération et ne travaillant que pour le bien, modéré dans ses décisions,

760 Cf. : “C’est pourquoi l’Evêque dont il s’agit dans ce cas, ne doit suppléer ce qui a été omis, que dans le temps prescrit pour l’Ordination par le Droit ; puisque celui qui consulte, suppose que ce qui a été omis est essentiel”, SAINTEBEUVE (1694, I), p. 26. 761 Cf. SAINTEBEUVE (1694, I), p. 472 - 476. 762 Cf. : “Cependant il était fort lié avec Port - Royal et il refusa de souscrire la censure portée en Sorbonne, le 31 janvier 1656, contre les deux propositions d’Arnauld : à cause de cette opposition, il dut donner sa démission le 26 février suivant”, DTC (1939, XIV - 1), c. 832. 763 Cf. : “Jacques de Sainte - Beuve ne publia aucun écrit, mais son frère Jérôme, qu’on appelait “Le prieur”, et qui mourut seulement en 1717, recueillit ses écrits (…)”, DTC (1939, XIV - 1), c. 833.

632

ouvert sur les autres cultes). Enfin, le tableau s’achève là dessus, sa vie même parle en sa faveur764 . En jouant sur les sens

des mots, c’est un homme singulier (un homme et un homme extraordinaire) qui jugera et tranchera les cas singuliers. Le

Recueil de SAINTEBEUVE est paru à titre posthume par les soins de son frère qui prie d’ailleurs dans l’avertissement du

premier tome les anciens consultants de son frère de lui communiquer les cas qu’ils lui soumirent765 .

Mais les différences vont plus au fond. Les cas de SAINTEBEUVE exposent des cas réels ; les solutions

prétendaient valoir pour le cas qui lui était soumis. De sorte que le contenu du tome premier, au dire du prieur

SAINTEBEUVE, provient des personnes qui avaient soumis leur cas au Docteur SAINTEBEUVE766 . Les cas

appartiennent aux personnes consultantes : elles les ont exposés et elles en détiennent la solution. Les Dictionnaires et les

Recueils ne suivent donc pas la même démarche767 . Les Dictionnaires procèdent par l’exposé de la généralité sous laquelle

le cas se subsumera et se subsumera nécessairement768 : PONTAS ne laisse que fort peu de cas irrésolus769 . Le cas est

d’emblée intelligible ; il est lu et il n’a de sens que par rapport à une loi posée a priori770 . Le Recueil part de la singularité

pour appeler dans les résolutions la loi qui pourra s’appliquer à lui771 . De la sorte, les cas dans les Dictionnaires sont plutôt

des illustrations et il n’y a nul inconvénient à les faire et à les produire772 . Le Dictionnaire de PONTAS ne tire pas de

principes des cas qu’il examine773 . Les cas des Recueils sont des points de départ d’une démarche inductive et il n’ y aurait

guère de sens à les inventer774 : ils servent moins à manifester le pouvoir de la loi, qu’à montrer la fécondité des normes

chrétiennes quelles que que soient leurs sources (Ecriture, Canons, Théologiens). Les noms des protagonistes du

Dictionnaires sont les porte - parole de leur auteur ; ils sont des noms de comédies ou de tragédies775 : une étude

764 Cf. : “(…) il a mené une vie reglée, exemplaire, uniforme”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. 765 Cf. : “Je prie ceux qui en ont d’autres de me les faire tenir le plûtost qu’il leur sera possible, afin que je les mette dans un second Volume (…)”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. Cf. : “Je finiray après avoir prié ceux qui ont des lettres & d’autres écrits de morale de mon frere, d’avoir la bonté de me les communiquer (…)”, SAINTEBEUVE (1694, II), avertissement. 766· Cf. : “(…) plusieurs personnes qui avoient de ces écrits, sçachant l’usage que je voulois en faire, me les ont envoyez sans que je leur demandasse (…)”, SAINTEBEUVE (1694, I), avertissement. 767 Cf. CARIOU (1992), p. 3 - 15 pour une confrontation des lectures de l’article “Bois” de PONTAS et de l’avis I, CLXIII de SAINTEBEUVE. 768 Cf. : “Le dictionnaire traite le cas d’emblée dans sa généralité (…)”, CARIOU (1992), p. 4. 769 Cf. : “On ne trouvera gueres dans tout le corps de cet Ouvrage que deux ou trois difficutez sur lesquelles nous n’avons pas donnez des decisions absolues (…)”, PONTAS (1726, I), préface. 770 Cf. : “Le droit, sous la forme du Règlement des forêts [CARIOU a comparé les articles : BOIS, dans les ouvrages de PONTAS et de SAINTEBEUVE], est proposé d’emblée comme la structure intelligible du cas et comme sa norme, et qui pourrait se passer de s’illustrer dans les occasions de cas”, CARIOU (1992), p. 8. 771 Cf. : “(…) le recueil ne perd pas de vue la singularité originelle du cas, et s’il prétend la réduire (…), pour accéder à certaine forme d’universel, ce ne sera pas sans l’avoir d’abord exaltée (…)”, CARIOU (1992), p. 4. 772 Cf. : “(…) Jean Pontas invente le fait, comme une variation inutile pour rendre éclatante la seule nécessité du droit”, CARIOU (1992), p. 9. 773 Cf. : Il faut donc se demander pourquoi le Dictionnaire ne tire jamais de principes des cas qu’il dissèque”, DERMANGE,

FUCHS (1995), p. 381. 774 Cf. : “Saintebeuve traite d’un vol réel, donc d’une “nécessité” réelle. Jean Pontas, au contraire, demande si cette nécessité est bien légale, si elle peut s’accorder a priori avec le Règlement des forêts”, CARIOU (1992), p. 8. 775 Cf. : “Il en est ici comme de ces caricatures de médecins trop heureux d’avoir pu diagnostiquer une maladie nouvelle, mais qui n’entourent leur patient de soins que par égard pour son mal. Les concernés ne sont pris en compte par le cas qu’en apparence. Nul

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onomastique serait intéressante qui permettrait de mesurer la fréquence des noms selon le type de cas, qui déterminerait

l’origine des noms d’emprunt. Le Dictionnaire est un théâtre des mœurs. Le singulier n’intéresse qu’au titre de

l’échantillon776 .

Conclusion de B. La casuistique de SAINTEBEUVE part de la considération du singulier pour chercher quelle

norme pourrait étendre son pouvoir sur lui. Le cas demeure l’occasion de la recherche de la norme qui n’ayant pas été

appliquée aurait dû l’être. De la sorte, de PONTAS ou de SAINTEBEUVE, le moins réaliste n’est pas celui que l’on croit :

SAINTEBEUVE confronte la situation difficile, soumise à sa sagacité, avec une situation hypothétique conforme aux

principes reconnus de la morale, qui n’a pas été réalisée quoiqu’elle eût dû être réalisée. PONTAS joue sur un monde du

théâtre : il fabrique de bric et de broc des cas à partir de faits rapportés, entendus au confessionnal, pris dans la presse ;

SAINTEBEUVE joue sur un monde de l’utopie : il conçoit un double de ce monde pécheur qui serait fait de situations

typiques réalisant parfaitement les normes. Le théâtre de PONTAS reste un théâtre du monde avec ses acteurs ;

SAINTEBEUVE fait du monde un théâtre de situations manquées qui ne trouvent leur norme que dans les situations conçues

par le casuiste. Les deux constituent les cas : l’un par la constitution de fictions, le second par la constitution de types, (au

sens de WEBER), de situations possibles mais non réalisées.

C. Les ouvrages de théologie morale.

Les ouvrages de théologie morale n’ont pas pour but exclusif de traiter des cas de conscience. Ce sont des cours qui

exposent des éléments théologiques, dont la forme est relativement constante et qui ne traitent qu’indirectement des cas de

conscience en manière d’illustration des propos. Ils se rapportent principalement à l’exercice de la confession et leur ordre

des matières se conforme le plus souvent à ce souci : la définition du péché ; les diverses formes du péché selon l’ordre du

décalogue ; la purification des péchés par la confession. Les tables des matières de ces ouvrages informent éloquemment de

leur souci pédagogique à l’usage des prêtres.

GENET. La Théologie morale (1ère éd., Paris, 1670, 8 vol. in - 12) de François GENET (1640 - 1703) fut appelée

“Morale de Grenoble” en raison de la commande de Mgr LE CAMUS, évêque de la ville777 . Sa rédaction, dans un contexte

ne se préoccupe de savoir si Justine préfère qu’on lui verse un dédommagement ou épouser Calistrate”, DERMANGE, FUCHS (1995), p. 383. 776 Cf. : “On peut ainsi soupçonner que l’attention portée sur le cas particulier ne signifie pas qu’on ait une préoccupation du particulier lui - même”, DERMANGE, FUCHS (1995), p. 382.

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largement polémique778 , répond aux nécessités de lutter contre les “Casuîtes relâchez”779 . Malgré la censure de

l’Université de LOUVAIN780 , il connut de nombreuses impressions781 et il fut l’un des manuels les plus utilisés entre la fin

du XVIIe s. et le début du XVIIIe s. dans les pays de langue française certes, mais aussi en Allemagne782 . La Théologie

morale fut donnée au jeune LIGUORI par ses maîtres783 . Elle comporte deux tomes dont le premier, fait de 7 traités qui

touchent aux questions proprement morales784 , offre un aspect juridique, que le second, qui comprend quatre livres sur les

Institutions de Justinien, ne fait que renforcer. La morale entre dans le domaine du Droit ; les pratiques commerciales

nouvelles donnent aux confesseurs du fil à retordre. Une histoire économique pourrait être tracée à partir de ces ouvrages.

L’ Avertissement expose le dessein de l’auteur : “(…) donner une methode aisée ET solide pour la resolution des Cas

de conscience (…)”785 . Innovation promise : l’ouvrage ne devrait pas se contenter de collecter les réponses apportées à des

situations difficiles mais encore de former les lecteurs à une méthode de résolution. Une méthode casuistique devrait donc

être transmise dans l’ouvrage. Par là, GENET pense aider les confesseurs dans une époque où abondent les avis contraires

rendus par les Docteurs sans qu’il soit possible de recourir aux Pères de l’Eglise, seules autorités reconnues, mais autorités

absentes, distantes et silencieuses786 . La présentation de l’ouvrage se distingue des Dictionnaires comme des recueils : ni

ordre alphabétique, ni succession de cas selon leur ordre de soumission à l’autorité du casuiste. L’auteur procède par

777 Cf. : “Professeur de théologie morale au séminaire d’Aix, il composa, à la demande de Le Camus, évêque de Grenoble, une Théologie morale ou solution des cas de conscience selon l’Ecriture sainte, les canons et les saints Pères, 8 in - 12, Paris, 1670”, DTC (1924, VI - 1), c. 1222. 778 Cf. : “(…) nous avons tâché depuis que la Providence nous a commis le soin de cette Eglise, d’arrêter le cours de la corruption qu’on a introduite de nos jours dans la Morale Chrétienne, & de bannir de ce Diocese toutes les maximes relâchées & les opinions accommodantes que l’esprit de mensonge & d’erreur a inventées pour obscurcir la lumiere de l’Evangile, & pour corrompre la pureté de la Morale par des subtilités étudiées”, GENET (1676, I), Approbations Messeigneurs les Prelats. 779 Cf. GENET (1676, I), Autre Approbation de Mr BLAMPIGNON, Docteur en Sorbonne. 780 Cf. : “L’auteur s’y montre casuiste sévère, trop rigide même au jugement de plusieurs évêques de France et de la faculté de théologie de Louvain, qui le censura le 10 mars 1703”, DTC (1924, VI - 1), c. 1222. 781 Cf. : “L’ouvrage de Fr. Genet eut un bon nombre d’éditions et fut traduit en latin. Cette traduction, qui parut d’abord à Venise en 1702, fut dédiée au pape Clément XI”, DTC (1924, VI - 1), c. 1222. 782 Cf. : “Sa “Morale de Grenoble” rédigée en français fut un des manuels de théologie les plus employés à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle dans les pays de langue française ; après sa traduction en latin (1702), elle se répandit bien au - delà, spécialement en Allemagne”, KLOMPS cité in VEREECKE (1986), p. 582 - 583. 783 Cf. : ““Lorsque j’ai commencé d’étudier la théologie morale, comme il m’est arrivé de suivre les leçons d’un maître qui professait les idées rigoristes, je combattis vigoureusement en leur faveur avec d’autres”. Le premier manuel de morale qu’ALPHONSE eut entre les mains est celui de FRANÇOIS GENET, probabilioriste. ALPHONSE avoue : “Pendant longtemps, je fus un défenseur acharné du probabiliorisme””, VEREECKE (1986), p. 562 ; “Le premier livre que (mes maîtres) me mirent entre les mains fut Genet, chef des probabilioristes, et pendant longtemps, je fus un défenseur acharné du probabiliorisme”, LIGUORI cité in VEREECKE (1986), p. 583. 784 Tome I : la morale (traité I), les contrats en général (traité II) et en particulier (traité III), le prêt et l’usure (traité IV), les contrats onéreux (traité V), le cautions, les promesses et le jeu (traité VI), la donation et le testament (traité VII). 785 Cf. GENET (1676, I), avertissement. 786 Cf. : “(…) dans un tems où les differens sentiments des Docteurs font que souvent ceux qui n’ont pas le moyen de recourir aux saints Peres, pour apprendre d’eux la resolution de leur difficultez, ne sçavent quel conseil ils doivent donner : ceux aussi qui les consultent sont bien en peine pour sçavoir ce qu’ils doivent suivre, lors qu’ils les trouvent dans des sentiments entierement opposez”, GENET (1676, I), avertissement.

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questions et par réponses787 , à la manière d’un catéchisme788 ; il appuiera ses décisions sur des autorités (Ecriture,

Conciles, Canons, Pères de l’Eglise, Saints Docteurs)789 . La suite de l’Avertissement délimite la place de la casuistique dans

l’ouvrage ; elle sera confinée dans la seule première partie790 , au Premier Traité De la morale791 . Les préoccupations

casuistiques ne désertent pas les autres parties mais, elles se cantonnent à des questions de casuistique appliquées au

domaine de la vie des affaires792 . L’ouvrage veut satisfaire à plusieurs desseins : former les ecclésiastiques793 ; résoudre les

cas de conscience794 , rétablir la vérité de la morale chrétienne et par là épurer les fausses opinions795 .

La méthode de résolution des cas est esquissée. Elle comprend deux volets : le rappel des principes généraux qui

permettent de se repérer dans le domaine de la morale ; l’exposé de règles générales qui aideront à trancher les cas796 .

Qu’en est - il en réalité dans le texte ? Le premier Traité rappelle les définitions des principaux termes de la morale (la

conscience ; le péché), les formes de la conscience morale et les causes des péchés. Le Chapitre II se propose de donner :

“Des regles generales pour connoître quand on manque contre la conscience ou contre les preceptes”797 , - ce qui prélude à

l’exposé de la méthode casuistique promise. Après l’énumération des définitions utiles (conscience ; conscience véritable et

conscience erronée) survient le premier cas, fort proche de celui de PONTAS. Il faut suivre ce que la conscience nous

présente comme véritable quand bien même elle présenterait comme un mal ce qui est en soi un bien798 . Et GENET

d’appuyer sa thèse sur S. THOMAS. Ainsi, si la raison proposait que ce fût un mal de croire en JESUS, celui qui croirait en

787 Cf. : “C’est pour cela qu’on a cru que la methode qu’on devoit garder dans ce livre, étoit premierement de resoudre les Cas de conscience par demandes, ET par reponses, parceque ce moyen paroît le plus facile pour l’instruction (…)”, GENET (1676, I), avertissement. 788 Cf. : “(…) afin que tous ceux qui liront ce livre soient convaincus, qu’ils y trouveront le veritable chemin, qu’ils doivent suivre eux - mêmes ET enseigner aux autres”, GENET (1676, I), avertissement. 789 Cf. : “(…) secondement d’en appuyer les resolutions de l’autorité de l’Ecriture, des Conciles, des Sacrez Canons, des Peres de l’Eglise; ET des Saints Docteurs (…)”, GENET (1676, I), avertissement. 790 Cf. : “L’ordre qu’on y a gardé a été de traiter premierement des principes generaux, qu’il faut observer pour ne pas errer dans la Morale (…)”, GENET (1676, I), avertissement. 791 Cf. GENET (1676, I), p. 92. 792 Cf. : “Secondement, on y traite des Contrats en general, ET en particulier, parceque c’est dans les Contrats que se trouvent les plus grandes difficultez, ET les plus inconnuës de la Morale”, GENET (1676, I), avertissement. 793 Cf. : “C’est ce qui nous a porté a en permettre la publication dans ce Diocese, & à ordonner qu’on s’en serve dans nôtre Seminaire pour l’instruction des jeunes Clercs”, GENET (1676, I), Approbations Messeigneurs les Prelats. 794 Cf. : “(…) nous l’avons trouvée tres - propre pour former les Ecclesiastiques dans les principes de la Morale toute sainte & toute divine de l’Evangile, & pour faciliter la resolution des cas de conscience qui peuvent survenir dans vos Paroisses”, GENET (1676, I), Approbations Messeigneurs les Prelats. 795 Cf. : “Nous attendions toûjours que Dieu suscitât quelque personne sçavante & pieuse qui s’appliquât à marquer en détail les principes les plus surs & les plus autorisez de la Morale Chrétienne, & qui n’avançât rien qui ne fût fondé sur les saintes Ecritures, sur les Canons, & sur la tradition des saints Peres”, GENET (1676, I), Approbations Messeigneurs les Prelats. 796 Cf. : “L’ordre qu’on y a gardé a été de traiter premierement des principes generaux, qu’il faut observer pour ne pas errer dans la Morale, ET des regles generales, qui peuvent servir pour la decision de plusieurs Cas de conscience”, GENET (1676, I), avertissement. 797 Cf. GENET (1676, I), p. 5 - 14. 798 Cf. : “D. Doit - on suivre la conscience erronée ? R. Il est bien certain qu’on ne peut jamais agir contre les lumieres de la conscience, bien qu’elle soit erronée, nous proposant comme une choses mauvaise, ce qui seroit bon en soi (…)”, GENET (1676, I), p. 6 - 7.

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lui pour cela pécherait799 ; cela définit le péché contre la conscience800 . Surgit alors la question casuistique : “D. Ne peche

- t’on jamais en suivant les lumieres de la conscience erronée ?”801 . La question est casuistique parce qu’elle appelle des

réserves sur le caractère absolu de cette définition (“Ne peche - t’on jamais…”), parce qu’elle demande que soit précisé le

degré de cette lumière de la conscience. Comme il existe deux manières de pécher, contre le précepte ou contre la

conscience, qui ne se recoupent pas nécessairement. Tel qui ne pèche pas contre la conscience peut fort bien pécher contre le

précepte chaque fois que la conscience est erronée802 . S’il y a faute à refuser ce que la conscience découvre clairement, il y

a faute tout de même à suivre ce que la conscience découvre clairement lorsque ce qu’elle éclaire n’est en rien conforme à la

vérité : la conscience ne fixe pas elle - même l’ordre des valeurs ; elle se doit de le percevoir et de le faire connaître. Le cas

apparaît : l’homme qui croirait en conscience ne pas pécher en ne se rendant pas à la messe le dimanche pécherait tout de

même contre le précepte, s’il n’a pas consenti les efforts suffisants pour le connaître803 . Le cas est introduit à la manière

d’un exemple (“Ainsi…”) ; il ne comprend aucun élément singularisant la situation : rien n’est dit de l’identité de la

personne, et même aucun nom ne lui est donné. Son rang ou sa fonction sociale ne sont pas précisés. La description du cas

ne comprend que les éléments qui peuvent l’inclure dans une catégorie de situations typiques construites par des normes : le

cas est une infraction à une obligation, aller à la Messe le Dimanche. La méthode de résolution du cas n’est pas

explicitement révélée ; elle consisterait dans le rappel des préceptes et dans le rappel des définitions de leurs termes

principaux selon les autorités reconnues (S. THOMAS ici). Ces rappels permettraient de constituer des situations typiques

sous lesquelles ranger les situations difficiles soumises à la sagacité du confesseur. Le cas est préalablement défini et résolu

par les préceptes. La résolution d’un cas consiste dans la soumission de son énoncé descriptif à l’énoncé descriptif d’une

situation typique. Cependant la description n’a rien d’un constat ; elle construit le cas en ne retenant que les éléments

supposés nécessaires à sa résolution. Le cas ne peut être alors qu’un échantillon comme l’indique la formule introductrice

des cas (“par exemple”804).

799 Cf. : “C’est pourquoi si la raison lui proposoit que c’est un mal de croire en JESUS - CHRIST, & si la volonté s’y portoit, elle s’y porteroit en tant que mal : & par consequent elle pecheroit faisant une chose qui d’elle - même est tres - sainte”, GENET (1676, I), p. 7. 800 Cf. : “Et c’est ce qu’on appelle pecher contre la conscience, bien qu’on ne peche pas contre les preceptes”, GENET (1676, I), p. 7 - 8. 801 Cf. GENET (1676, I), p. 8. 802 Cf. : “R. Comme nous avons présupposé qu’on peut pecher en deux manieres : ou contre la conscience, ou contre le precepte ; il arrive bien souvent, que quoi qu’on ne manque pas contre la conscience, neanmoins parce qu’elle est erronée, & qu’on veut en quelque façon cette erreur, comme nous l’expliquerons dans la suite, l’on peche contre le precepte”, GENET (1676, I), p. 8. 803 Cf. : “Ainsi un homme qui ne croirait pas qu’il fût d’obligation d’ouïr la Messe un jour de Dimanche, ne manqueroit point contre la conscience en ne l’entendant pas, mais il pourroit pécher contre le precepte, s’il avoit negliger de le sçavoir”, GENET (1676, I), p. 8. 804 Cf. : “Comme par exemple lorsque quelqu’un après avoir fait ses diligences ne croiant pas que personne passât dans la rüe, jette une Fléche, avec laquelle il tüe un homme qui passoit”, GENET (1676, I), p. 9 ; “Par exemple si sçachant qu’il est défendu de manger de la Chair le Vendredi, on en mangeroit croiant que ce soit du Poisson (…)”, GENET (1676, I), p. 10.

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BONAL. Le Cours de la théologie morale (4ème éd., Paris, 1662, 1663, 2 vol. in - 12) de Raymond BONAL (1600 -

1652) était utilisé dans de nombreux séminaires805 ; son influence semble avoir été fort grande comment le font croire

certains témoignages806 et le grand nombre de rééditions807 . Il fonda un séminaire dans sa ville natale, VILLEFRANCHE -

EN - ROUERGUE avant d’en organiser un à TOULOUSE (1650) ; il mourut dans la ville où il devait établir un séminaire.

Le souci pédagogique de BONAL demeure constant : du Séminaire de TOULOUSE, il se dit “le Maistre d’Armes de cette

Milice Spirituelle”808 ou des “Soldats Spirituels” que sont les jeunes recrues809 ; la rédaction de son cours obéit à la même

préoccupation de formation810 . 31 traités répartis en deux tomes forment la 8ème édition (1685) de l’ouvrage. Chacun

comprend des leçons procédant par une suite de questions avec leurs réponses. Le premier tome comprend 21 traités qui se

rapportent à la pratique de la confession. L’ordre des matières souligne l’intérêt de ces ouvrages pour le confessionnal811 .

Le second tome comprend 12 traités qui se rapportent à la vie de l’Eglise dont la plupart concernent les sacrements812 .

L’Imprimeur annonce que le lecteur trouvera dans la 8ème éd. la résolution de plusieurs cas813 et le lecteur pourrait s’attendre

à voir aborder les traditionnelles difficultés rencontrées en confession. L’ouvrage commence en effet par l’exposé de :

“L’idée d’un bon confesseur selon la Doctrine, & la Vie de S. François de Sales (…)”814 suivi d’un Traité des péchés815 .

805 Cf. : “Ce cours était suivi dans plusieurs séminaires tenus par les sulpiciens, à Toulouse, à Valence, à Thiers et ailleurs”, DTC (1923, II - 1), c. 956. 806 Cf. : “En 1691, M. Tronson écrivait à M. Azégat, professeur de morale à Viviers : “Vous ferez bien de vous contenter, pour vos conférences de morale, d’expliquer Bonal, sans vous fatiguer à composer des écrits.””, DTC (1923, II - 1), c. 956. 807 Cf. : “(…) 4e édit., 2 in - 12, Paris, 1662, 1663 ; 6e édit., Paris, 1668 - 1674 ; Rouen, 1675 ; 7e édit., Paris, 1677 ; Lyon, 1688 ; 8e édit., Paris, 1685, revue et augmentée du Pénitent catéchisé”, DTC (1923, II - 1), c. 956. Une traduction latine parut à TOULOUSE en 1674. 808 Cf. BONAL (1685, I), Epistre. 809 Cf. : “A ce dessein, Vostre pieté ET Vostre prudence [Messire Charles de MONTCHAL, archevêque de TOULOUSE] ont concerté ensemble d’êtablir un Seminaire, ou pour mieux dire, une Academie, pour dresser ces Soldats Spirituels : ET vous leur avez donné un logement, en une petite solitude, où dans la source inépuisable de vostre Charité, ils trouvent tout ce qui peut estre necessaire à la Vie Ecclesiastique”, BONAL (1685, I), Epistre. 810 Cf. : “Aussi est -ce par votre ordre, ET suivant vôtre conseil, que j’ay dressé ce Cours de Theologie Morale, ET que j’ay hazardé de le donner au Public. L’Experience Vous avoit fait sans doute connoistre qu’il estoit bien plus commode à vostre Seminaire d’y expliquer un Livre imprimé, que d’y faire perdre une bonne partie du jour à écrire de longues ET ennuyeuses Leçons. Outre que comme le Bien est de sa nature communicable, l’utilité de cet Ouvrage se peut facilement répandre dans tous les autres Dioceses, par le moyen des copies imprimées”, BONAL (1685, I), Epistre, p. iij. 811 Traité I : la tâche et les qualités requises d’un confesseur ; traité II : les péchés, définis à la leçon I ; traité III les lois ; traité IV : le décalogue ; traités V à XXI : étude de chacun des commandements. Deux points sont remarquables : les deux derniers commandements ne font pas l’objet d’un traité ; le septième commandement est longuement développé (traités XI à XVIII) comme le huitième commandement (traités XIX à XXI). 812 Traité XXII : des sacrements en général ; traité XXIII : le baptême ; traité XXIV : la confirmation ; traité XXV : l’eucharistie ; traité XXVI : la pénitence ; traité XXVII : l’extrême onction ; traités XXVIII et XXIX : le sacrement d’ordre ; traité XXX : le mariage. Suivent des considérations sur la vie dans l’Eglise. Traité XXXI : les irrégularités et les excommunications ; traité XXXII : la récitation du bréviaire ; traité XXXIII : le jeûne. 813 Cf. : “Vous y trouverez les plus beaux Cas de pratique, & les difficultez les plus remarquables dans l’ordre Alphabetique, avec les endroits du Livre, où les choses sont expliquées, & citées fidellement”, BONAL (1685, I), L’Imprimeur au Lecteur. 814 Cf. BONAL (1685, I), p. 1 - 49. 815 Cf. BONAL (1685, I), p. 49 - 78.

638

Les questions casuistiques apparaissent avec l’examen des commandements du Décalogue. Le Traité IX qui porte sur

le 5ème commandement comprend d’abord l’énumération détaillée des actions interdites par le commandement avec leurs

circonstances816 , suivie d’un bref commentaire de ce qu’il prescrit817 . La seconde leçon traite : “De quelques points de

pratique touchant la haine du prochain défenduë par ce Commandement”818 . Le premier point développe certaines

obligations plus particulières créées par le commandement, dont la dernière concerne le salut à rendre. Ce deuxième point

fait l’objet d’un débat casuistique : le commandement crée - t - il l’obligation de saluer celui qui nous veut du mal ?819 La

situation difficile exposée relève de la vie quotidienne mais aussi d’une culture et de ses mœurs ; elle concerne l’inscription

du commandement non seulement dans les faits mais dans les pratiques pertinentes d’une certaine culture à un certain

moment. BONAL tranche en faveur de l’affirmative en deux temps. D’abord, il s’intéresse au sens du salut en tant qu’il est

un comportement. Le sens propre du salut n’impose pas qu’il soit dû à qui nous veut du mal ; il ne s’agit que d’un devoir

large envers le prochain820 . En revanche le sens social attaché au salut le rend impératif821 : le refuser serait occasion de

scandale822 : “(…) hormis peut - être dans les grandes Villes, comme Paris, Tolose. Et encore cela sera - t - il remarqué dans

le voisinage”823 ; le refuser ne ferait qu’augmenter la haine de l’ennemi824 . Enfin, il s’intéresse au sens de l’intention du

salut : refuser de saluer signifie la présence en soi de la haine envers le prochain, ce qui contrevient directement au

précepte825 . Quant au contenu de ce débat casuistique, BONAL introduit le cas comme conflit entre une obligation dérivée

d’une norme plus générale (le 5ème commandement) et une intention individuelle dans un contexte culturel (manifestement,

un village ou une petite ville). La résolution du cas n’omet pas des considérations sociales de courtoisie (ne pas créer de

816 Cf. : “Quelles choses sont défenduës par le cinquiéme Commandement. Il y en a six. I. De tuër injustement le prochain par le glaive, poison, ou autrement. 2. De contribuer à sa mort directement, ou indirectement, la commandant, conseillant ; ou autrement. Je dis, indirectement ; ce qui se peut faire en deux façons. 1. Vacquant à quelque chose illicite, comme il arriveroit si un Ecclesiastique étant à la chasse avec quelque arme à feu, tuoit quelqu’un ; à faute de bien prendre garde à soi, en étant bien averti : & 2. Vacquant à chose licite, mais n’y apportant pas les circonstances requises : comme feroit un Apoticaire qui ne prendroit pas bien garde à choisir les herbes, ou les drogues pour les medecines, ou une femme grosse à conserver son fruit. 3. Ce Commandement défend de frapper le prochain, & d’agréer, ou contribuër à cette action. 4. De le haïr. 5. De l’induire & porter à quelque peché par parole ou par exemple. Et 6. d’avoir la volonté de faire ces choses ou semblables”, BONAL (1685, I), p. 169 - 170. 817 Cf. : “II. Qu’est - ce que commande ce precepte ? D’assister le prochain en ses necessitez, soit corporelles, soit spirituelles, & sur tout quand elles sont extrêmes”, BONAL (1685, I), p. 170. 818 Cf. BONAL (1685, I), p. 170. 819 Cf. : “Mais sommes - nous obligez sous peine de peché de saluêr ceux qui nous veulent du mal, veu que la salutation est un témoignage d’amitié particuliere, & non commune”, BONAL (1685, I), p. 170 - 171. 820 Cf. : “A cela je dis I. qu’il est vrai, speculativement parlant, que la sallutation est un témoignage de bien - veillance particuliere, que nous ne sommes pas obligez en rigueur de rendre à tout prochain (…)”, BONAL (1685, I), p. 171. 821 Cf. : “(…) neanmoins je soûtiens que moralement parlant ; & en pratique, il est presque impossible qu’on ne soit toûjours obligé de saluër le prochain”, BONAL (1685, I), p. 171. 822 Cf. : “En voici deux raison. 1. Parce que ne la faisant pas, on donnera scandale aux autres, ce qui est quasi inévitable (…)”, BONAL (1685, I), p. 171. 823 Cf. BONAL (1685, I), p. 171. 824 Cf. : “2. Parce que toûjours au moins celui qu’on ne saluëra pas, prendra de la haine contre lui : ce qui enracinera davantage ou augmentera celle qu’il pourroit avoir dans son cœur”, BONAL (1685, I), p. 171. 825 Cf. : “2. Je dis que le refus ou manquement qu’on fait de saluër quelqu’un, est d’ordinaire une marque asseurée qu’on garde & que l’on couve encore dans le fonds du cœur de la haine & de la mauvaise volonté”, BONAL (1685, I), p. 171.

639

scandale) ou de sauvegarde de sa personne (ne pas accroître davantage la haine de l’ennemi supposé). Il est vrai qu’il les fait

servir la norme morale du respect dû au prochain. Elles s’ajoutent pour seconder la norme morale ; peut - être seraient - elles

écartées si elles contrariaient l’exécution du commandement. Quant à la méthode utilisée, BONAL particularise certaines

des circonstances du cas (le lieu : PARIS, TOULOUSE, le voisinage) sans que cette particularisation suffise à identifier

numériquement un cas. Ainsi, les motifs de la haine, les raisons de la supposer existante chez l’autre, les rangs sociaux

respectifs, la nature de la rencontre ne sont pas donnés. Là encore, BONAL ne retient dans sa description que les éléments

propres à ranger la situation difficile sous une situation typique qui en donnera la solution : l’argument ultime qui

l’emportera énonce que le refus du salut est porté par une intention de nuire que le commandement précisément interdit826 .

La description du cas, pour être plus soucieuse des autres normes (sociales, culturelles) que chez GENET, constitue une

certaine organisation des faits retenus comme pertinents. L’énoncé descriptif d’un ensemble singulier de faits le transforme

en une situation générale et typique ; ainsi, au terme de ce processus, le cas devient subsumable sous un énoncé normatif.

Conclusion de C. Le traitement casuistique des situations difficiles dans les Cours de théologie morale consiste à

retenir parmi les éléments d’une situation ceux qui permettent de la décrire de sorte qu’une situation typique puisse lui

correspondre. La situation singulière est décrite selon une situation typique : la description constitue une situation qui peut

être ensuite directement évaluée normativement. Le Cours de GENET se dispense même de l’effet de réel : l’échantillon de

la situation typique est dramatisé comme un cas. Résoudre le cas c’est à la fois retrouver la situation typique qu’il illustre (le

cas est une énigme dont la solution est a priori possible), et retrouver l’ordre d’exposition du cours puisque le cas

n’intervient que pour faire rebondir le cours, d’une question épuisée à la suivante.

Conclusion du § 2. La démarche commune aux trois aspects de la forme casuistique catholique consiste à

rapporter un cas ou situation difficile à une situation typique par le moyen des autorités scripturaires, hiérarchiques ou

doctrinales. Cependant, cette démarche ne résout pas les tensions qu’elle soulève : les cas présentés disposent d’une

généralité qui se trouve peut - être rarement dans la vie. Les casuistes construisent le cas : ils le façonnent à la manière des

826 Cf. : “Il se vérifie en pratique que ceux qui sont bien touchez de Dieu, & vraiment contrits, ne font pas difficulté, nonobstant la repugnance de la nature, de saluër ceux avec lesquels ils ont eu inimitié”, BONAL (1685, I), p. 171.827 Cf. : “C’était surtout glisser dans l’équivoque, au moment où il fulminait contre l’équivoque”, BAUDIN (1947), p. 55. Cf. BAUDIN (1947), p. 55 - 58. Cf. : “Equivoque et restriction mentale, voilà à quoi l’acculaient les embarras de son anonymat de polémiste désireux de “braver avec sécurité””, BAUDIN (1947), p. 58. Cf. BAUDIN (1947), p. 99 - 100 sur deux cas de conscience que dut trancher PASCAL dans la rédaction des Provinciales et sur les techniques de résolution qu’il y employa : “C’est merveilleux de le voir discuter et résoudre ces deux cas de conscience en casuiste aussi authentique qu’inconscient, le premier dans la onzième Provinciale [Faut - il porter la question de la morale des jésuites devant le public ?], qui lui est consacrée tout entière, le second dans l’Ecrit sur la signature [Faut - il signer le Formulaire ?]”, BAUDIN (1947), p. 99.

640

auteurs de comédies, en prélevant les traits qui leurs paraissent significatifs ; ils ne prélèvent dans l’exposé des cas qui leur

auront été soumis que ce qui leur semble pertinent. Les situations difficiles exposées sont des situations factices ; elles sont

élaborées selon le sens et la pertinence qui leur sont prêtés d’autorité par le casuiste. L’éthique descriptive reviendra sur cet

aspect constructeur des descriptions des situations. D’autre part, et du fait même de son élaboration, un cas n’est présenté

que pour sa capacité à pouvoir entrer dans un cas typique. Enfin, la solution doit servir à d’autres cas semblables. Mais les

casuistes n’entrent pas dans les détails de cette double opération d’inclusion du cas dans les grilles d’un répertoire et

d’extension de la solution. Il leur faudrait d’une part établir les critères de la ressemblance entre les cas, d’autre part fonder

la légitimité de l’extension de la solution sans que ne soit brisée la continuité, à la fois ontologique et normative, des

situations à traiter. Un cas rapporté à un autre cas, est - il encore un cas ? Une solution apportée de l’extérieur du cadre de

l’expérience vécue est - elle pertinente pour cette situation ? PASCAL dénoncera ce procédé de description des situations

difficiles : décrire, c’est constituer la situation prétendument décrite. Comme nulle règle de la description n’est présentée,

toutes les descriptions seront tolérables au regard de la méthode suivie, sans être cependant moralement acceptables du point

de vue de la foi. La description est une élaboration normative et une certaine élaboration des faits présents dans la situation

vécue selon ces normes. L’éthique descriptive ne soutiendra pas un autre projet, mais en cherchant cette fois - ci à l’étayer.

§ 3. La critique de la casuistique dans les Provinciales.

Les Provinciales sont le principal témoignage littéraire et philosophique à l’encontre de la casuistique. Le

réquisitoire de PASCAL n’est pas lui - même sans faiblesses, sans lacunes ou sans mauvaise foi. Lui - même recourt pour se

protéger, lui et Port - Royal, aux mêmes équivoques si vivement attaquées dans les Lettres827 . PASCAL vise d’ailleurs

moins la casuistique que le laxisme828 , moins la légitimité de la casuistique que la pratique de certains jésuites. Enfin, par

les conditions de leur rédaction829 et de leur publication830 , comme par leur contenu, les Provinciales sont autant une

828 Cf. : “Cette œuvre est double : elle comprend tour à tour une critique du laxisme et une critique de la casuistique. Sans doute (…) les deux critiques n’en font qu’une aux yeux de Pascal, qui n’a jamais vu dans le laxisme que la conséquence nécessaire de casuistique (…)”, BAUDIN (1947), p. 74. 829 Cf. : “Œuvre collective, elles sont le fruit de la collaboration entre Pascal, Arnauld et Nicole (…) Œuvre anonyme, elles parurent d’abord sous forme de lettre séparées (…) Œuvre clandestine, elles obligèrent Pascal à prendre de multiples précautions (…)”, MESNARD (1967), p. 79 - 80. 830 Cf. BAUDIN (1947), p. 52 - 58 sur les conditions de la publication.

641

défense de PORT - ROYAL et des jansénistes831 qu’une attaque contre les jésuites supposés vouloir dominer la

chrétienté832 . Parmi les raisons de fond, le jansénisme s’oppose aux molinistes et aux jésuites par sa conception du péché et

de ses conséquences (le péché originel a corrompu la nature de l’homme833 , lequel a besoin de la grâce efficace), par sa

conception du but de la vie de l’homme (la vie morale de l’homme devra tendre à la perfection)834 et de sa vie intérieure (au

lieu du “salut aisé” et la “dévotion facile” des jésuites835 ): l’austérité, selon le “bon Père” est l’effet de la complexion plutôt

que celui de la piété836 . La morale des jésuites est païenne837 ; celle des jansénistes est faite du renoncement de l’âme à elle

- même838 . Les Petites Lettres, et principalement les lettres 5 à 10, se rapportent à la casuistique des jésuites. PASCAL leur

reproche de chercher à se rendre les maîtres des âmes, et pour cela de plier les règles aux esprits, alors que la règle est et

demeure universelle (5ème Lettre)839 . Il contestera, dans la casuistique des jésuites, principalement ses procédés : la

probabilité (A) ; les techniques de la direction d’intention, des équivoques et de la restriction mentale (B). Il rejettera des

décisions qui se réfèrent désormais aux “auteurs graves” (d’où la fameuse invitation : “(…) venez à la bibliothèque”840 ), et

non plus aux Pères, - ce qui est le moyen de recourir à la méthode de la probabilité (C). Le relâchement des casuistes est la

cause de leur conception de la grâce841 .

La contestation des procédés casuistiques des jésuites va par delà la polémique historique et théologique et l’apologie

de PORT - ROYAL. Les casuistes mettent dans la description normative des situations difficiles le fondement d’une

prescription évaluative. Les procédés élaborés par les jésuites leur permettent de ne retenir des situations difficiles soumises

831 Cf. : “Les Provinciales se rattachent aux luttes entre molinistes et jansénistes ; plus immédiatement aux luttes de Port - Royal autour des Cinq propositions [de Jansénius dans l’Agostinus] et, dans ces luttes, aux affaires de Saint - Sulpice et de Sorbonne”, DTC (1932, XI - 2), c. 2083. 832 Cf. : “Ne vous disais - je pas que ce sont les seuls [auteurs] par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ?”, PASCAL (1987), p. 96. 833 Cf. : “C’est sur cette doctrine de la nature humaine radicalement corrompue, déchue, misérable, que va se greffer la critique pascalienne de la casuistique (…)”, CARIOU (1993), p. 25. 834 Cf. MESNARD (1967), p. 75 - 76. 835 Cf. PASCAL (1987), p. 140. Cf. : “Je crois vous avoir ouvert des moyens d’assurer son salut assez faciles, assez sûrs et en assez grand nombre”, PASCAL (1987), p. 145. 836 Cf. : “Mais, mon Père, je sais bien au moins qu’il y a de grands saints dont la vie a été extrêmement austère. Cela est vrai, dit - il ; mais aussi il s’est toujours vu des saints polis et des dévôts civilisés, selon ce Père [LE MOYNE], page 191. Et vous verrez, page 86, que l différence de leurs mœurs vient de celles de leurs humeurs”, PASCAL (1987), p. 146. 837 Cf. : “Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer”, PASCAL (1987), p. 88. Cf. : “(…) l’art de complaire la nature à sa propre dépravation”, CARIOU (1993), p. 33 à propos de la casuistique selon PASCAL. 838 Cf. : “(…) pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi - même, pour la porter et l’attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute - puissante”, PASCAL (1987), p. 88. 839 Cf. : “(…) comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n’était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux ; comme si c’était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme (…)”, PASCAL (1987), p. 87. Cf. : “La vérité, immuable, ne peut évoluer. Elle s’impose aussi bien aux évêques et aux papes qu’aux simples fidèles (…)”, MESNARD (1967), p. 75. 840 Cf. PASCAL (1987), p. 89. 841 Cf. : “Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, et je m’assure que vous remarquerez aisément dans le relâchement de leur morale la cause de leur doctrine touchant la grâce”, PASCAL (1987), p. 88.

642

à leur examen que certains faits de sorte qu’elles sont re - constituées en de certaines situations typiques propres à apaiser les

scrupules moraux. Leur description des situation est normative parce qu’elle ordonne les faits selon des normes conformes

aux normes des préceptes chrétiens. De cette description, et par la situation qu’elle aura ainsi constituée, toute facilité sera

donnée pour prescrire une norme morale chrétienne ne coûtant aucun renoncement à la concupiscence.

A. La probabilité.

“(…) ne pas désespérer le monde”842 , - ce souci des casuistes les a conduits à corriger les maximes plutôt qu’à

réformer les mœurs, à alléger les fautes plutôt qu’à les souligner843. Adoucir, faciliter sont les principaux soucis du bon Père

qui ne retire rien pour autant à la nécessité des devoirs chrétiens844 . Cependant ce souci de ménager les hommes part d’une

intention qui n’est pas sans intérêt.

Raisons et nature de la probabilité. Les doctrines trop sévères sont condamnées à faire fuir les hommes : il

faut845 s’accommoder de leurs vices pour s’assurer leur fidélité846 ; il faut accepter d’absoudre le pénitent dont la résolution

à mieux faire n’est pas certaine afin de conserver du monde au confessionnal847 . Ce faisant, la fidélité perd la raison et

l’objet de sa foi848 ; ce sont les maximes qui sont condamnées et non plus les mœurs ; le pouvoir s’exercera sur les hommes

et non pas sur les âmes ; l’Evangile sera oublié849 ; voire, les hommes seront dispensés de : “(…) l’obligation fâcheuse

d’aimer Dieu (…)”850 . La doctrine de la probabilité y aidera851 . Elle est présentée comme le fondement de la morale des

jésuites852 .

842 Cf. PASCAL (1987), p. 103. 843 Cf. : “Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux”, PASCAL (1987), p. 103. 844 Cf. : “(…) j’espère vous montrer aujourd’hui qu’il ne reste presque rien de fâcheux en tout cela, tant on a eu soin d’ôter toute l’amertume et toute l’aigreur d’un mal si nécessaire”, PASCAL (1987), p. 157. 845 Cf. : “Nous y sommes forcés”, PASCAL (1987), p. 103. 846 Cf. : “Et l’on voit assez par le règlement de nos mœurs que, si nous souffrons quelque relâchement dans les autres, c’est plutôt par condescendance que par dessein”, PASCAL (1987), p. 103 ; “Autrement ils nous quitteraient, ils feraient pis, ils s’abandonneraient entièrement”, PASCAL (1987), p. 103. 847 Cf. : “(…) vous ne sauriez croire combien il y en vient [aux confessionnaux] (…)”, PASCAL (1987), p. 162. 848 Cf. : “(…) vous avez suivi votre méthode ordinaire, qui est d’accorder aux hommes ce qu’ils désirent, et donner à Dieu des paroles et des apparences”, PASCAL (1987), p. 193. 849 Cf. : “(…) notre principal but aurait été de n’établir point d’autre maxime que celles de l’Evangile dans toute leur sévérité”, PASCAL (1987), p. 103. 850 Cf. PASCAL (1987), p. 169. 851 Cf. : “Et voilà le monde autorisé à professer l’indifférentisme en matière de morale, à pratiquer en tout repos les maximes de ses mauvais instincts (…)”, BAUDIN (1947), p. 77. 852 Cf. : “C’est le fondement et l’ABC de toute notre morale”, PASCAL (1987), p. 91.

643

La doctrine des opinions probables porte à choisir l’opinion appuyée sur : “(…) des raisons de quelque

considération”.853 Parmi ces raisons se trouve la considération de la personne qui propose cette opinion. L’opinion

deviendra probable à raison de la personne ; la qualité, - et même la réputation de cette qualité suffit -, de la personne, fait la

probabilité de l’opinion854 . Il s’ensuit deux conséquences : chaque docteur peut avoir une opinion probable ; chaque

docteur peut être d’un avis différent puisque son opinion ne s’appuie plus sur l’autorité de l’Ecriture855 . Loin d’être une

faiblesse, c’est la plus grande force des casuistes que de pouvoir toujours se tourner vers une opinion plutôt que vers une

autre856 . La pluralité des auteurs et leur divergence même renforce la casuistique857 . Cela ne manque pas d’évoquer la

sophistique antique pour laquelle il ne s’agissait que de chercher le probable et de proposer une opinion probable qui plaise

afin de pouvoir l’emporter sur toute autre concurrente.

Probabiliorisme et laxisme. Et en effet : “(…) il n’y a qu’à suivre l’avis qui agrée le plus”858. C’est là le

probabiliorisme : de deux opinions inégalement probables, il est permis de suivre en toute sûreté l’opinion la moins

probable859 . Et même, il est légitime de suivre et l’opinion la moins sûre et la moins probable860 . D’où le relâchement de

la morale : “Nous voici bien au large (…) avec vos opinions probables”861 ; si toutes ne se valent pas, toutes sont

possibles862 . Le bon père ne recule pas devant une autre opinion que la sienne dont il découvre les avantages863 .

Commodité pour le pénitent comme pour le casuiste qui n’est pas tenu de répondre en conscience à la question qui lui est

posée : il lui suffit de répondre conformément à l’opinion probable d’un auteur si cette opinion agrée au pénitent ; il peut

donner, - et même il le doit sous peine de péché mortel864 -, l’absolution au pénitent qui aurait suivi l’opinion probable qui

lui a plu quoiqu’elle ne convienne pas au confesseur.

853 Cf. PASCAL (1987), p. 91. 854 Cf. : “Or l’autorité d’un homme savant et pieux n’est pas de petite considération mais de grande considération”, PASCAL (1987), p. 92 qui cite SANCHEZ. 855 Cf. : “Chacun rend le sien probable et sûr”, PASCAL (1987), p. 92. 856 Cf. : “Et cela n’en est que mieux. Ils ne s’accordent au contraire presque jamais”, PASCAL (1987), p. 92. 857 Cf. : “(…) Combien il est utile qu’il y ait un si grand nombre d’auteurs qui écrivent de la théologie morale (…)”, CELLOT in PASCAL (1987), p. 140. 858 Cf. PASCAL (1987), p. 93. 859 Cf. : “Eh quoi ! si l’autre est plus sûr ? Il n’importe, me dit - il. Et si l’autre est plus sûr ? Il n’importe, le dit encore le Père (…)”, PASCAL (1987), p. 93. 860 Cf. : “Et si une opinion est tout ensemble et moins probable et moins sûre, sera - t - il permis de la suivre, en quittant ce que l’on croit être plus probable et plus sûr ? Oui en encore une fois, me dit - il (…)”, PASCAL (1987), p. 93. 861 Cf. PASCAL (1987), p. 93. 862 Cf. : “Car l’une vous sert toujours, et l’autre ne vous nuit jamais”, PASCAL (1987), p. 94. 863 Cf. : “Dites - vous vrai ? Je ne savais rien de cela. Notre opinion n’est que probable. Le contraire est probable aussi”, PASCAL (1987), p. 129. 864 Cf. : “Je croyais que vous ne saviez qu’ôter les péchés ; je ne pensais pas que vous en sussiez introduire”, PASCAL (1987), p. 94.

644

A la probabilité, PASCAL préfère le sûr865 , - ce que manque la casuistique qui s’appuie sur la probabilité. Elle

manque à la sûreté de la vérité (l’opinion, même la mieux fondée, reste incertaine866 ), à la sûreté de la conscience

(s’appuyer sur une opinion incertaine, c’est accepter de courir le risque de pécher867 ), sûreté du salut (l’erreur commise

voue à la damnation868 ). L’opinion probable permet de s’adapter à toutes les conditions869 : les bénéficiers870 ; les

prêtres871 ; les religieux872 ; les valets873 ; les gentilshommes874 ; les juges875 ; les gens d’affaires876 ; les pauvres877 ; les

sorciers878 . Nulle condition n’échappe à leurs compétences879 . La probabilité permet de donner satisfaction à tous et à tous

les désirs de tous, comme le notait PASCAL dans les Pensées. B, 910880 et 918881 , rappelées fort à propos par

BAUDIN882 .

Fausse antiquité et laxisme. Une opinion peut aisément être faite et défaite : un seul casuiste suffit883 . La

religion se trouve renversée et dans son aspect naturel et dans son aspect positif. Au message divin se substitue l’avis d’un

homme ; aux commandements de l’Eglise sont préférés les avis d’un seul. Le bon père rapporte la manière dont une opinion

devient autorisée. L’opinion probable est le fait d’un auteur grave884 , - sans que soit apporté ce qui accrédite cet auteur. En

cela il y a une parodie des autorités anciennes : un auteur avance un principe comme pouvait le faire, lui et lui seul, JESUS

865 Cf. : “Je ne me contente pas du probable, lui dis - je, je cherche le sûr”, PASCAL (1987), p. 91. 866 Cf. : “(…) l’opinion la mieux fondée reste encore objectivement incertaine ; elle enveloppe un certain risque d’erreur, puisque de deux opinions contraires l’une est nécessairement fausse. Laquelle ? Ils [les casuistes] renoncent à le déterminer”, BAUDIN (1947), p. 120. 867 Cf. : “Se reposer dans la probabilité, c’est accepter de se reposer dans l’erreur, dans le péché (…)”, BAUDIN (1947), p. 121 qui cite la Pensée. B. 908. 868 Cf. : “(…) l’erreur damne aussi sûrement que la vérité sauve”, BAUDIN (1947), p. 121. 869 Cf. : “Nous avons donc des maximes pour toutes sortes de personnes (…)”, PASCAL (1987), p. 103. 870 Cf. PASCAL (1987), p. 104. 871 Cf. PASCAL (1987), p. 104 - 107. 872 Cf. PASCAL (1987), p. 107 - 108. 873 Cf. PASCAL (1987), p. 108 - 110. 874 Cf. PASCAL (1987), p. 112 - 120, sur la question du point d’honneur. 875 Cf. PASCAL (1987), p. 128 - 129, 137 - 138. 876 Cf. PASCAL (1987), p. 130 - 132. 877 Cf. PASCAL (1987), p. 132 - 137. 878 Cf. PASCAL (1987), p. 138 - 139. 879 Cf. : “(…) vos Pères ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu’ils ont voulu même régler le soin légitime des sorciers”, PASCAL (1987), p. 139. 880 Cf. : “Peut - ce être autre chose que la complaisance du monde qui vous fasse trouver les choses probables ? Nous ferez - vous accroire que ce soit la vérité, et que, si la mode du duel n’était point, vous trouveriez probable qu’on peut se battre, en regardant la chose en elle - même ?”, PASCAL (1976), p. 326. 881 Cf. : “Otez la probabilité, on ne peut plus plaire au monde ; mettez la probabilité, on ne peut plus lui déplaire”, PASCAL (1976), p. 327. 882 Cf. BAUDIN (1947), p. 77. 883 Cf. : “(…) un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer selon sa fantaisie de tout ce qui regarde la conduite de l’Eglise”, PASCAL (1987), p. 102. 884 Cf. : “La probabilité d’une opinion est relative à la gravité de l’auteur qui l’enseigne”, CARIOU (1993), p. 42.

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ou un apôtre. L’opinion est “jetée” ; elle peut prendre racine885 . A la temporalité de la parole des Pères et de l’Eglise, se

trouve substitué la voie de la nature : l’opinion est “comme une semence”, elle va “prendre racine”, mais : “(…) il faut que

le temps la mûrisse peu à peu”886 . Là encore se retrouve le mouvement parodique de la casuistique : l’opinion va chercher

son autorité dans une ancienneté mais dans une ancienneté qui n’aura rien de vénérable. L’ironie de PASCAL ne manque

pas de se moquer de cette ancienneté (“un temps considérable”) qui est peu, comparée au temps des Pères, et qui n’est rien,

comparée à l’origine et à la fondation de la parole divine. L’opinion gagne son autorité par défaut : elle est probable et

autorisée quand l’Eglise ne la dément pas887 et cette genèse est elle - même accréditée par un casuiste888 . L’opinion alors :

“(…) est probable tout à fait et sûre”889 . Cela se fait insensiblement890 et la pratique établit enfin ce que la théorie hésitait à

reconnaître891 , - de sorte que ce qui était innocent en soi devient criminel892 .

La probabilité encourage le laxisme893 : les opinions probables ne cherchent plus à établir la faute mais à la

supprimer, - quand elles ne la justifient pas au détriment des commandements de l’Evangile894 . Ainsi est assuré le repos des

consciences895 mais au profit d’une morale toute païenne896 . Reste à savoir si vraiment le probabilisme est une doctrine ad

hoc destinée à défendre des intérêts897 .

Conclusion de A. La technique de la probabilité permet de rattacher l’énoncé descriptif d’une situation difficile à

l’un ou l’autre des énoncés normatifs de la morale chrétienne telle que les nouvelles autorités reconnues par les jésuites la

professe. Pour PASCAL, les situations difficiles ne peuvent pas être diversement normativement décrites : leur sens est un et

immuable. L’innovation des casuistes a été d’insister sur la labilité des autorités, et sur le jeu possible dans le rattachement

885 Cf. PASCAL (1987), p. 102. 886 Cf. PASCAL (1987), p. 102. 887 Cf. : “Ainsi en peu d’années on la voit insensiblement s’affermir ; et après un temps considérable, elle se trouve autorisée par la tacite approbation de l’Eglise (…)”, PASCAL (1987), p. 102. 888 Cf. : “(…) Qu’une opinion étant avancée par quelques casuistes, et l’église ne s’y étant point opposée, c’est un témoignage qu’elle l’approuve”, PASCAL (1987), p. 102. 889 Cf. PASCAL (1987), p. 103. 890 Cf. : “(…) ce progrès lent et insensible y accoutume doucement les hommes, et en ôte le scandale”, PASCAL (1987), p. 209. 891 Cf. : “(…) il y a tant de liaison entre la spéculation et la pratique, que quand l’une a pris racine, vous ne faites plus de difficulté de permettre l’autre sans déguisement. C’est ce qu’on a vu dans la permission de tuer pour un soufflet, qui de la simple spéculation a été portée hardiment par LESSIUS à une pratique qu’on ne doit pas facilement accorder ; et de là par Escobar à une pratique facile ; d’où vos Pères de Caen l’ont conduite à une permission pleine, sans distinction de théorie et de pratique (…)”, PASCAL (1987), p. 209. 892 Cf. : “Et ce principe général étant affermi, vous avancez séparément des choses qui, pouvant être innocentes d’elles - mêmes, deviennent horribles étant jointes à ce fameux principe”, PASCAL (1987), p. 213. 893 Cf. : “Les opinions probables sont donc en réalité des opinions de complaisance (…)”, CARIOU (1993), p. 43. 894 Cf. : “La loi de Dieu faisait des prévaricateurs selon saint Paul ; et celle - ci fait qu’il n’y a presque que des innocents”, PASCAL (1987), p. 103. 895 Cf. : “(…) nous n’avons eu égard qu’au repos de leurs consciences”, PASCAL (1987), p. 128. 896 Cf. : “(…) casuistique et laxisme sont deux aspects d’une seule et même chose, qui est la “morale païenne””, BAUDIN (1947), p. 78. 897 Cf. : “Le probabilisme moral n’est en effet qu’une doctrine de bon sens”, BAUDIN (1947), p. 23.

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de la description normative à la prescription. Les situations ne disposent pas d’un seul sens ; il leur est attribué. Comme elles

le reçoivent de l’extérieur, rien ne saurait les attacher à l’interprétation normative la plus coûteuse pour la conscience.

Encore faut - il montrer cette labilité du sens, - ce à quoi s’emploieront les techniques de la casuistique.

B. Les techniques de la casuistique des jésuites.

Parmi ces techniques, les unes sont destinées à faciliter la résolution des cas de conscience, les autres sont destinées à

accorder les opinions des jésuites soit entre eux soit avec les autorités. Toutes ont pour fin d’accorder les mœurs existantes

avec les normes morales ; toutes s’entendent à tout le champ de l’action humaine898 . Ces techniques sont des : “subtilités

admirables”, de “pieuses et saintes finesses”, des “finesses salutaires”899 , des “artifices de dévotion”900 , parmi lesquelles :

l’interprétation des termes, les circonstances favorables, la double probabilité du pour et du contre (6ème Lettre), la direction

d’intention (7ème Lettre), la délimitation de la responsabilité (8ème Lettre), les équivoques (8ème et 9ème Lettres), la définition

des termes, les restrictions mentales (9ème Lettre), l’omission des circonstances (10ème Lettre).

Interprétation ; circonstances favorables ; double probabilité du pour et du contre. La sixième

Provinciale présente trois techniques. L’interprétation des termes permet de concilier les opinions des jésuites avec les

déclarations officielles de l’Eglise : la bulle de GREGOIRE XIV interdit - elle de donner refuge aux assassins dans les

Eglises ? Il suffit de réserver l’emploi du mot assassin à ceux qui ont reçu de l’argent pour tuer. De même les riches seront

dispensés du devoir d’aumône puisque l’Evangile réclame de donner le superflu et qu’en interprétant ce mot : “(…) il

n’arrive presque jamais que personne en ait”901 .

Les circonstances favorables ont pour effet de restreindre902 la portée des textes : les papes excommunient les

prêtres qui quittent leurs habits. Mais les casuistes permettent de quitter l’habit quand il s’agit d’aller commettre une action

honteuse903 . Les casuistes séparent ainsi les moyens des fins904 et ils traitent comme une fin relative ce qui n’était qu’un

898 Cf. : “On ne saurait, dit le Père, écrire pour trop de monde, ni particulariser trop les cas, ni répéter trop souvent les mêmes choses en différents livres”, PASCAL (1987), p. 139. 899 Cf. PASCAL (1987), p. 157. 900 Cf. PASCAL (1987), p. 159. 901 Cf. PASCAL (1987), p. 99. 902 Cf. : “La méthode des circonstances favorables autorise le fléchissement de la règle dans le sens de l’attente du sujet de la règle”, CARIOU (1993), p. 70. 903 Cf. : “Les Papes ont excommunié les religieux qui quittent leur habit, et nos quatre - vingt vieillards ne laissent pas de parler en cette sorte, p. 704 : En quelles occasions un religieux peut - il quitter son habit sans encourir l’excommunication ? Il en rapporte plusieurs, et entre autres celles - c i : S’il le quitte pour une cause honteuse, comme pour aller filouter, ou pour aller incognito en des lieux de débauche, le devant bientôt reprendre. Aussi il est visible que les bulles ne parlent point de ces cas - là. J’avais peine à croire cela, et je priai le Père de me montrer dans l’original (…)”, PASCAL (1987), p. 99 - 100.

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moyen pour une fin absolue (le salut). Ainsi, la faute n’est pas de quitter son habit, ni d’aller au lupanar, mais de ne pas

quitter son habit religieux pour aller au lupanar, - et cela pour des raisons de scandale905 . CARIOU (1993) évoque à ce sujet

le formalisme pascalien906 : la règle, i. e. la norme, vaut inconditionnellement ; elle n’a pas à se mouler, non d’ailleurs aux

exigences des circonstances, mais aux exigences des désirs dans ces mêmes circonstances907 . Sans cela la norme morale

s’évanouirait et la notion de norme morale perdrait son sens908 .

La double probabilité du pour et du contre909 est le moyen le plus nouveau et le plus redoutable910 : elle consiste à

souligner que le probable ne contredit pas le probable, qu’une opinion probable ne supprime pas la légitimité d’une opinion

probable de sens contraire. Or toutes les opinions ont leur probabilité911 : les décisions des papes comme les autres, de sorte

qu’elles laissent entrevoir d’autres opinions qu’il est possible de suivre alors912 . La double probabilité justifie toutes les

raisons et elle permet de choisir celle qui sied le plus ; elle ôte tous les péchés, non pas en supprimant l’action mais en en

changeant le sens normatif éthique913 (ce que permettra la direction de l’intention). Elle rend conforme à la norme le

comportement qui paraît s’en écarter (la désobéissance des religieux à leurs supérieurs)914 . Elle n’est pas propre aux

religieux mais il appartient aux grands hommes de savoir trouver la probabilité du contraire dans les questions les plus

difficiles915 , - celles qui demandent d’accorder les décisions claires de l’Evangile avec les mœurs du temps.

La direction de l’intention. La direction de l’intention est évoquée à la 6ème Lettre (les valets peuvent tenir

l’échelle de leurs maîtres qui montent aux fenêtres, pourvu qu’ils y soient contraints et qu’ils pensent à autre chose qu’à la

904 Cf. : “La question principale n’est donc pas que les circonstances soient favorables à la réalisation d’un objectif immoral, mais bien qu’elles fassent de cet objectif un objectif circonstanciel”, CARIOU (1993), p. 85. 905 Cf. : “Et d’où vient, mon Père, qu’ils les ont déchargés de l’excommunication en cette rencontre. Ne le comprenez - vous pas ? me dit - il. Ne voyez - vous pas quel scandale ce serait de surprendre un religieux en cet état avec son habit de religion ?”, PASCAL (1987), p. 100. 906 Cf. : “(…) la règle est la forme pure par rapport à laquelle nos actions, nos pensées, nos conduites doivent mesurer leur perfection ou leur imperfection”, CARIOU (1993), p. 85 - 86. 907 Cf. : “Il [ PASCAL ] rappelle avec force que la règle n’a pas à se fléchir au sujet qui doit lui être conforme. Ce n’est pas à la règle de s’assouplir afin d’épouser le jeu des circonstances, mais bien le contraire : la règle doit rester la mesure rigide des actions et des conduites”, CARIOU (1993), p. 85. 908 Cf. : “L’invocation des circonstances crée une sorte de dérive de la règle en direction de sa disparition”, CARIOU (1993), p. 85. 909 Cf. : “Le procédé des circonstances favorables et la méthode des opinions probables sont liées : la règle se plie au poids des circonstances avec l’approbation d’un auteur grave”, CARIOU (1993), p. 84. 910 Cf. : “(…) la plus subtile de toutes les nouvelles méthodes, et (…) le plus fin de la probabilité”, PASCAL (1987), p. 101. 911 Cf. : “(…) l’affirmative et la négative de la plupart des opinions ont chacune quelque probabilité, au jugement de nos docteurs, et assez pour être suivies en sûreté de conscience”, PASCAL (1987), p. 101. 912 Cf. : “(…) en laissant leur opinion dans toute la sphère de la probabilité, il ne laisse pas de dire que le contraire est aussi probable”, PASCAL (1987), p. 101. 913 Cf. : “Par ce moyen nous empêchons une infinité de simonies”, PASCAL (1987), p. 104. 914 Cf. PASCAL (1987), p. 107. 915 Cf. : “La difficulté était de trouver la probabilité du contraire. Et c’est ce qui n’appartient qu’aux grands hommes. Le père Bauny y excelle”, PASCAL (1987), p. 105.

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fin de l’action), mais elle fait l’objet de la 7ème Lettre où il est question des affaires de la noblesse. Arme absolue916 , elle

permet de concilier des normes opposées et même contraires : la piété et l’honneur (“afin de conserver tout ensemble deux

choses aussi opposées en apparence que la piété et l’honneur”)917 ; la loi de l’Evangile et les lois du monde (“Avez - vous

jamais rien vu qui paraisse plus contraire ?”)918 ; lois du monde et lois de Dieu919 ; dévotion et amour des grandeurs920 ;

amour de soi (vanité, ambition, avarice) et amour de Dieu921 . Elle joue un rôle comparable à la double probabilité dans la

morale des jésuites922 .

Elle consiste à détourner l’intention du mal que comporte effectivement une action, alors même que le sujet pouvait

prévoir cette malignité et qu’il s’en délecte. Le principe est ferme : vouloir le mal pour le mal est diabolique923 ;

l’application comporte plus de souplesse. La direction de l’intention peut revêtir au moins deux formes. Elle peut substituer

le rapport de l’intention à la fin à un autre rapport, celui du moyen à la fin : le moyen est mauvais mais l’intention est bonne,

et seule elle qualifie normativement éthiquement l’action. Le valet qui tient l’échelle par laquelle son maître s’introduit dans

une maison use d’un moyen mauvais mais son intention est bonne s’il ne songe qu’à servir. Elle peut substituer au rapport

subjectivement et préalablement représenté de l’intention à la fin, un autre rapport de l’intention à la fin924 , soit en

changeant la valeur morale de la fin réellement exécutée925 : “(…) on peut se battre en duel pour défendre même son bien,

s’il n’y a que ce moyen de le conserver, parce que chacun a le droit de défendre son bien et même par la mort de ses

916 Cf. : “Je vois déjà, lui dis - je, que par là tout sera permis, rien n’en échappera”, PASCAL (1987), p. 113. 917 Cf. : “Vous savez, me dit - il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d’honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne, de sorte qu’il faudrait les exclure presque de tous nos confessionnaux, si nos Pères n’eussent un peu relâché de la sévérité de la religion, pour s’accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l’Evangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu’on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience ; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l’honneur”, PASCAL (1987), p. 112. 918 Cf. : “Ignorez - vous que d’une part la loi de l’Evangile ordonne de ne point rendre le mal pour le mal, et d’en laisser la vengeance à Dieu ? Et que d’autre part les lois du monde défendent de souffrir les injures sans en tirer raison soi - même, et souvent par la mort de ses ennemis ? Avez - vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire ?”, PASCAL (1987), p. 113. 919 Cf. : “Et c’est ainsi qu’ils accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde, en permettant les actions ; et ils satisfont à l’Evangile, en purifiant les intentions”, PASCAL (1987), p. 114. 920 Cf. : “Mais pour vous faire voir en détail combien nos Pères en ont ôté de peines, n’est - ce pas une chose bien pleine de consolation pour les ambitieux, d’apprendre qu’ils peuvent conserver une véritable dévotion, avec un amour désordonné pour les grandeurs ?”, PASCAL (1987), p. 147. 921 Cf. : “Pour vous le montrer encore mieux, dit - il, ne pensez - vous pas que la bonne opinion de soi - même, et la complaisance qu’on a pour ses ouvrages, est un péché des plus dangereux ? Et ne serez - vous pas bien surpris si je vous fais voir qu’encore même que cette bonne opinion soit sans fondement, c’est là si peu un péché, que c’est au contraire un don de Dieu ?”, PASCAL (1987), p. 147 - 148. 922 Cf. : “(…) ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l’intention, dont l’importance est telle dans notre morale, que j’oserais quasi la comparer à la doctrine de la probabilité”, PASCAL (1987), p. 113. 923 Cf. : “(…) quiconque s’obstine à borner son désir dans le mal pour le mal même, nous rompons avec lui ; cela est diabolique : voilà qui est sans exception d’âge, de sexe, de qualité”, PASCAL (1987), p. 114. 924 Cf. : “Il s’agit ici de substituer une intention à une autre : à l’intention du maître, moralement douteuse, le valet substitue la pensée d’une “commodité temporelle”, qui le concerne seul, autrement il commettrait le péché”, CARIOU (1993), p. 112. 925 Cf. : “(…) nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin”, PASCAL (1987), p. 114.

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ennemis”926 , soit en substituant à l’intention qui a cependant réellement précédé et déterminé l’exécution du contenu

d’action une autre intention927 : “(…) car quel mal y a - t - il d’aller dans un champ, de s’y promener en attendant un

homme, et de se défendre si l’on y vient attaquer ?”928 . La direction d’intention suppose deux préalables : toute valeur

morale doit avoir été retirée à l’action commise929 : l’action est de soi indifférente930 ; les intentions sont mobiles et

fluctuantes931 : il est possible de rapporter une intention à une action, voire de la rapporter bien après que l’action a eu lieu.

Cette technique porte à l’extrême la considération de l’intention932 , - l’intention fait le sens moral de l’action933 -, par un

“processus de subjectivation totale”934 . Ce n’est pas le moindre paradoxe de voir PASCAL en appeler aux faits contre

l’intention935 , lui qui dénigrera les rites extérieurs à la vierge936 au profit d’un mouvement tout intérieur937 . Mais, comme

le montre CARIOU (1993), il faut distinguer une subjectivité narcissique empreinte des désirs et une subjectivité intégrale qui

ne méconnaît pas le sens de l’action938 .

Equivoques ; paroles magiques. La 8ème Lettre introduit deux nouvelles techniques. Le recours aux

expressions équivoques prévient la faute, quoique l’action fautive soit effectivement commise. Cette technique est enfantine

; elle se retrouve maintes fois dans les contes, - ainsi le “Jean marié” des frères GRIMM, riche non de pièces de terrains mais

de pièces sur sa blouse939 . Il s’agit de prononcer certaines paroles, paroles magiques940 , qui changent le sens de

926 Cf. PASCAL (1987), p. 117. 927 Cf. : “(…) quand nous ne pouvons pas empêcher l’action, nous purifions au moins l’intention (…)”, PASCAL (1987), p. 114. 928 Cf. DIANA in PASCAL (1987), p. 116. 929 Cf. : “L’action de tenir l’échelle (…) est dénuée de toute valeur propre : elle est neutralisée, elle vaudra comme déshonnête ou honnête, selon que l’intention qui la légitimera le sera elle - même”, CARIOU (1993), p. 112. 930 Cf. : “(…) tout cela est permis et indifférent”, ESCOBAR in PASCAL (1987), p. 108. Cf. : “(…) son action sera toute indifférente d’elle - même”, DIANA in PASCAL (1987), p. 116. Cf. : “On homogénéise l’action, extérieure et matérielle, et l’intention, intérieure et spirituelle, mais au bénéfice de l’intention”, CARIOU (1993), p. 114. 931 Cf. : “L’intention modifie tout, et elle est toujours morale, pourvu qu’on la tourne bien”, CARIOU (1993), p. 116. 932 Cf. : “Vous accordez aux hommes la substance grossière des choses, et vous donnez à Dieu ce mouvement spirituel de l’intention (…)”, PASCAL (1987), p. 114. 933 Cf. : “Il importe donc de bien diriger l’intention : car c’est elle seule qui imprime à l’action sa valeur morale”, CARIOU (1993), p. 112. 934 Cf. CARIOU (1993), p. 114. 935 Cf. : “(…) l’intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s’aperçoit point de cette direction secrète, et il ne sent que celle du coup qu’on lui porte”, PASCAL (1987), p. 125. Cf. : “(…) Pascal, qui estime, au contraire, que la matérialité et l’extériorité d’une action la définissent intrinsèquement comme morale ou immorale. Il est des actions intrinsèquement immorales, et qui le restent, malgré la bonté des intentions, qui prétendent, en les dénaturant, les rendre à la morale”, CARIOU (1993), p. 118. 936 Cf. PASCAL (1987), p. 143. 937 Cf. : “(…) les moindres [dévotions] sont d’un grand mérite quand elles partent d’un mouvement de foi et de charité (…)”, PASCAL (1987), p. 144. 938 Cf. : “Pascal demande que l’on prenne en compte dans l’évaluation d’une action, non seulement l’intention, mais encore la matérialité et l’extériorité de cette action. Par quoi, il s’oppose à la subjectivité narcissique, légitimée des casuistes, pour lui substituer une subjectivité intégrale, qui ne méconnaisse ni la nature de l’action ni la force de la règle”, CARIOU (1993), p. 118. 939 Cf. : “Ils s’en allèrent ensemble à travers champs. Montrant une vigne qui se dessinait devant eux, ou des prés, ou un champ cultivé, Jean frappait sur une pièce de sa blouse et disait : “Cette pièce est à moi, et cette autre pièce aussi, et celle - là encore. Mais regarde bien, mon cœur, regardes - y de près !” En insistant, il voulait que sa femme ne restât pas comme cela la bouche ouverte à

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l’action941. Ces paroles font l’action autant que l’action effective. L’action n’a pas de sens en elle - même ; ce sens peut être

altéré par les paroles : les paroles font partie sinon de l’action, - du moins du sens de l’action. Les paroles contribuent à

constituer le sens de l’action quand elles ne le constituent pas. La délimitation de la responsabilité dégage de toute faute :

l’action fautive est imputée à celui qui la commet par ses actes, non à celui qui l’inspire942 .

Définitions ; Equivoques ; Restrictions mentales. La Lettre 9 présente trois techniques : les définitions ; les

équivoques, derechef ; les restrictions mentales. La définition des actions et l’application de termes à ces actions permettent

de les accomplir en étant saufs de péché943 . Les équivoques consistent à utiliser des expressions de sorte que le sens

compris n’est pas le sens propre ou de sorte que le sens de ces paroles a, pour l’interlocuteur, un autre sens que pour le

locuteur944 . Les restrictions mentales sont des formes de mensonge par omission : les paroles effectivement prononcées et

entendues n’ont pas tout le sens qu’elles ont pour le locuteur, cela par l’omission volontaire de certaines circonstances945 .

La suspicion de péché de mensonge est levée par l’énonciation de ces mêmes circonstances à la dérobée946 . Les casuistes

s’en tiennent alors à la lettre mais non pas à l’esprit de la loi : “(…) c’est dire la vérité tout bas, et un mensonge tout haut”947

comme ils le feront à propos du sacrement de pénitence948 . Ce sera même le grief ultime de PASCAL que de retirer tout

esprit aux commandements de Dieu949 . L’intention fait l’action ; retirer l’intention c’est défaire l’action : il suffit de n’avoir

pas l’intention de tenir une promesse pour n’avoir en effet nulle obligation de la tenir950 . La 10ème lettre offre deux moyens

capables d’adoucir la confession. Pour le pénitent, il s’agit de ne pas rapporter certaines circonstances du péché, comme la

regarder les champs, mais regardât, au contraire, les pièces qu’il avait à sa blouse : ces pièces qui étaient bien à lui”, GRIMM (1986), p. 486. 940 Cf. : “(…) je les prendrai pour quelques - uns de ces mots enchantés qui ont pouvoir de rompre un charme”, PASCAL (1987), p. 131. 941 Cf. : “(…) elle ne consiste qu’en l’usage de certaines paroles qu’il faut prononcer en prêtant son argent, ensuite desquelles on en peut prendre du profit, sans craindre qu’il soit usuraire comme il est sans doute qu’il l’aurait été autrement”, PASCAL (1987), p. 130. 942 Cf. : “(…) on ne l’a pas volé soi - même, on n’a fait que le conseiller à un autre”, PASCAL (1987), p. 133. 943 Cf. : “Comprenez - vous bien par là combien il importe de bien définir les choses ?”, PASCAL (1987), p. 149. 944 Cf. : “C’est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques, par laquelle il est permis d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on ne les entend soi - même, comme dit Sanchez (…)”, PASCAL (1987), p. 150. 945 Cf. : “(…) On peut jurer, dit - il [Sanchez], qu’on n’a pas fait une chose, quoiqu’on l’ait fait effectivement, en entendant en soi - même qu’on ne l’a pas faite un certain jour, ou avant qu’on fût né, ou en sous - entendant quelque autre circonstance pareille, sans que les paroles dont on se sert aient aucun sens qui le puisse faire connaître”, PASCAL (1987), p. 150. 946 Cf. : “Et il [Filiutius] y donne encore (…) un autre moyen plus sûr d’éviter le mensonge. C’est qu’après avoir dit tout haut : Je jure que je n’ai point fait cela, on ajoute tout bas, aujourd’hui ; ou qu’après avoir dit tout haut : Je jure, on dise tout bas, que je disque je n’ai point fait cela. Vous voyez bien que c’est dire la vérité”, PASCAL (1987), p. 150. 947 Cf. PASCAL (1987), p. 151. 948 Cf. : “(…) au moins on en donne toujours quelqu’une [pénitence] pour la forme”, PASCAL (1987), p. 159. 949 Cf. : “(…) on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui donne la vie (…)”, PASCAL (1987), p. 170. 950 Cf. : “(…) Les promesses n’obligent point quand on n’a pas l’intention de s’obliger en les faisant”, ESCOBAR in PASCAL (1987), p. 151.

651

rechute dans le même péché951 . Pour le confesseur, il s’agit de se conformer aux apparences sans préjuger de la disposition

intime du pénitent qui prétend se repentir952 .

Conclusion de B. Les situations difficiles sont constituées par un sens : nulle situation n’existe comme situation

avant l’imposition ou avant la découverte d’un sens. Et dans le domaine de l’action morale, le sens des situations est une

norme953 . Les jésuites s’emploient à donner aux situations difficiles qu’il leur faut moralement résoudre le sens d’une

norme qui, tout en restant conforme avec la conscience chrétienne, sera plus accommodante avec les intérêts terrestres. Les

techniques des casuistes rendent les situations mouvantes, - ployables aux appétits de la concupiscence selon PASCAL -, et

bien après eux des auteurs contemporains reprendront leurs intuitions954 . L’un des mérites des jésuites aura été de souligner

que nul ensemble de faits ne forme de lui - même une situation : le sens, qui est une norme, ordonne les faits. Décrire

normativement une situation, c’est aussi bien la constituer selon des normes955 . PASCAL mettra en cause la légitimité de

cette description normative en contestant la fidélité des normes imposées aux faits décrits à la religion des Evangiles.

C. Les sources.

La critique de PASCAL s’étend aux sources des solutions des cas. Trois griefs majeurs sont adressés aux jésuites : le

choix des modernes contre les anciens avec la facilité avec laquelle une opinion autorisée par les casuistes peut renverser les

commandements de l’Evangile et de l’Eglise ; l’accommodement des solutions des casuistes aux mœurs du temps956 de

sorte que les commandements s’en trouvent altérés (contre les commandements de l’Evangile, l’ambition, l’avarice, la

951 Cf. : “(…) l’habitude augmente la malice du péché, mais elle n’en change pas la nature, et c’est pourquoi on n’est pas obligé à s’en confesser”, PASCAL (1987), p. 158. 952 Cf. : “(…) ils sont obligés d’’agir et d’absoudre, comme s’ils croyaient que cette résolution fût ferme et constante, encore qu’ils ne le croient pas en effet”, PASCAL (1987), p. 161. 953 Cf. Chapitre 8. Section II. § 2. 954 Cf. : “Il faut savoir protéger un secret, au besoin par une restriction mentale. Ordinairement on éconduira l’indiscret en ne répondant pas, en le remettant à sa place ou en posant une question à son tour. Quelquefois cependant un silence prolongé ou un refus signifieraient justement une trahison du secret à garder. Alors, le mensonge n’étant pas permis même pour sauvegarder les secrets les plus importants, une seule possibilité demeure bien souvent : une manière de parler qui, sans être fausse, cache plutôt qu’elle ne révèle”, HÄRING (1960 b), p. 222. 955 Cf. Chapitre 8. Section III. § 3 ; Chapitre 11. Section I. § 2. A.956 Cf. : “(…) ne savez - vous pas que nous nous accommodons à toute sorte de personnes ?”, PASCAL (1987), p. 155.

652

vanité, l’envie957 , la paresse958 , la gourmandise959 , le mensonge960 se trouvent permis ; contre les commandements de

l’Eglise : l’obligation d’assister à la Messe961 et les sacrements trouvent un adoucissement962 ) ; l’usage de la raison dans

les affaires religieuses.

Un autre âge. Le même argument sert aux casuistes et à PASCAL, - mais du pour au contre. Pour le bon père, les

Pères sont d’un autre âge : trop anciens et trop éloignés des mœurs de ce temps963 , ils ne sauraient voir clair dans les

affaires présentes964 . Les temps ont changé et avec eux les fautes, l’empressement à les réparer ou à les effacer, la

sensibilité des âmes965 et même la représentation des dogmes : désormais la contrition n’est plus nécessaire pour obtenir le

sacrement de pénitence966 . La sincérité de la pénitence qui prépare à l’Eucharistie ne vaut que pour l’ancienne Eglise :

“(…) mais cela est de si peu de saison (…)”967. Les autorités des casuistes se substitueront avantageusement aux Ecritures

et elles sauront parer aux lacunes des anciens Pères. Ce sont d’“habiles gens”968 que ces casuistes, des “gens bien habiles et

bien célèbres”969 , les “vingt - quatre vieillards”970 : l’inconnu ESCOBAR (“Qui est Escobar, lui dis - je, mon Père ?”971 )

compile les auteurs théologiens972 ; DIANA qui a “furieusement écrit”973 cite 296 auteurs dont le plus ancien remonte à

957 Cf. : “Voilà, lui dis - je, de belles décisions en faveur de la vanité, de l’ambition et de l’avarice. Et l’envie, mon Père sera - t - elle plus difficile à excuser ?”, PASCAL (1987), p. 148. Cf. PASCAL (1987), p. 147 - 148. 958 Cf. : “Ô mon Père, lui dis- je, je ne crois pas que personne ait jamais été assez bizarre pour s’aviser d’être paresseux en cette sorte”, PASCAL (1987), p. 149. 959 Cf. : “Ô mon Père, lui dis -je, voilà le passage le plus complet, et le principe le plus achevé de toute votre morale, et dont on peut tirer d’aussi commodes conclusions. Et quoi ! la gourmandise n’est donc pas même un péché véniel ? Non pas, dit - il, en la manière que je viens de dire”, PASCAL (1987), p. 149 - 150. 960 Cf. : “Une chose des plus embarrassantes qui s’y trouve [dans les conversations et les intrigues du monde] est d’éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C’est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques (…)”, PASCAL (1987), p. 150. 961 Cf. : “Certainement, mon Père, on entendra la Messe dans Notre - Dame en un instant par ce moyen. Vous voyez donc, dit - il, qu’on ne pouvait pas mieux faire pour faciliter la manière d’ouïr la Messe”, PASCAL (1987), p. 155. 962 Cf. : “Mais je veux vous faire voir maintenant comment on a adouci l’usage des sacrements, et surtout celui de pénitence. C’est là où vous verrez la dernière bénignité de la conduite de nos Pères (…)”, PASCAL (1987), p. 155 ; “Vous y verrez les adoucissements de la Confession, qui sont assurément le meilleur moyen que ces Pères aient trouvé pour attirer tout le monde et ne rebuter personne”, PASCAL (1987), p. 156. 963 Cf. : “Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps ; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre”, PASCAL (1987), p. 95. 964 Cf. : “Nous voyons mieux que les anciens les nécessités présentes de l’Eglise”, PASCAL (1987), p. 106. 965 Cf. : “Mais maintenant les plus délicats ne la sauraient plus appréhender [la pénitence], après ce que nous avons soutenu dans nos thèses du Collège de Clermont (…)”, PASCAL (1987), p. 159. 966 Cf. PASCAL (1987), p. 165 - 167.Cf. : “(…) Qu’autrefois les anciens scolastiques soutenaient que la contrition était nécessaire aussitôt qu’on avait fait un péché mortel. Mais que depuis on a cru qu’on n’y était obligé que les jours de fêtes”, DIANA in PASCAL (1987), p. 166. 967 Cf. PASCAL (1987), p. 161. 968 Cf. PASCAL (1987), p. 91, 110. 969 Cf. PASCAL (1987), p. 95. 970 Cf. PASCAL (1987), p. 89. 971 Cf. PASCAL (1987), p. 89. 972 Cf. PASCAL (1987), p. 89. 973 Cf. PASCAL (1987), p. 95.

653

moins de quatre - vingts ans ; VILLABOS, CONINCK, LLAMAS, ACHOKIER… dans une liste qui ne va pas sans rappeler

RABELAIS souligne CARIOU (1993)974 ; l’“ingénieux et subtil” BAUNY975 ; MOLINA qui a été particulièrement éclairé,

sans l’aide des sources de la tradition976 .

A ceux - là, PASCAL oppose977 et préfère la voie des autorités de l’Ecriture et de la Tradition de l’Eglise978 . Au

grand nombre des théologiens modernes, il oppose le petit nombre des autorités des Pères, - cela, non sans ironie979 . Il est

ainsi permis de souffleter un ennemi : “(…) par le consentement universel de tous les casuistes”980 alors que l’Evangile

l’interdit ; la toilette des femmes peut être indécente alors que les textes bibliques recommandent la réserve981 . Les

casuistes supposent une religion évolutive et même ployable982 au gré des intérêts des casuistes983 ; PASCAL maintient une

vérité une et la même984 .

Les Pères n’ont pu connaître et régler les pratiques nouvelles, - comme est celle des revenus des bénéficiers985 . La

pratique des bénéfices est récente et saint THOMAS ne pouvait pas la prévoir de sorte que tomberaient dans la simonie ceux

qui en profitent : “(…) c’est pourquoi il a été fort nécessaire que nos Pères aient tempéré la chose par leur prudence (…)”986

, et l’on opposera à THOMAS D’AQUIN, VALENTIA. Mais ce n’est pas d’un autre argument dont se sert PASCAL pour

réfuter cette prétention d’évincer les Pères987 et de substituer les “nouveaux casuistes”988 aux autorités de l’Ecriture sainte,

des Papes, des Conciles989 . Et c’est par un trait ironique que PASCAL prête au bon père de critiquer les anciens Pères

974 Cf. CARIOU (1993), p. 44. 975 Cf. PASCAL (1987), p. 105. 976 Cf. : “Ô mon Père, d’où Molina a - t - il pu être éclairé pour déterminer une chose de cette importance sans aucun secours de l’Ecriture, des Conciles, ni des Pères !”, PASCAL (1987), p. 123. 977 Cf. : “(…) je ne sais comment vous pouvez faire, quand les Pères sont contraires aux sentiments de quelqu’un de vos casuistes”, PASCAL (1987), p. 95. 978 Cf. : “Je ne croyais devoir prendre pour règle que l’Ecriture et la Tradition de l’Eglise, mais non pas vos casuistes !”, PASCAL (1987), p. 91. 979 Cf. : “Pascal oppose aux nouveaux auteurs, en nombre illimité, le petit nombre des auteurs reconnus de la tradition. Ce qui caractérise d’abord ces auteurs de la tradition, c’est une certaine Antiquité. L’ironie pascalienne est sans mesure pour les auteurs dont le plus âgé n’a pas quatre - vingts ans”, CARIOU (1993), p. 48. 980 Cf. PASCAL (1987), p. 120. 981 Cf. PASCAL (1987), p. 153. 982 Cf. : “(…) n’ai - je pas fait voir au contraire que votre principal intérêt est d’en avoir [des Pères] de tous avis pour servir à tous vos besoins ?”, PASCAL (1987), p. 214. 983 Cf. : “(…) en disant d’une même maxime (…) qu’elle est bonne, et qu’elle est mauvaise ; non pas selon la vérité, qui ne change jamais ; mais selon votre intérêt, qui change à toute heure”, PASCAL (1987), p. 242. 984 Cf. : “(…) la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même”, PASCAL (1987), p. 201. 985 Cf. PASCAL (1987), p. 95. 986 Cf. PASCAL (1987), p. 104. 987 Cf. : “C’est - à - dire, mon Père, qu’à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale”, PASCAL (1987), p. 95. 988 Cf. : “Nous laissons les Pères, me dit - il, à ceux qui traitent la Positive ; mais pour nous qui gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes”, PASCAL (1987), p. 95. 989 Cf. : “Mais je prévois trois ou quatre inconvénients, et de puissantes barrières qui s’opposeront à votre course. Et quoi ? - me dit le Père tout étonné. C’est, lui répondis - je, l’Ecriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l’Evangile. Est - ce là tout ? me dit - il. Vous m’avez fait peur”, PASCAL (1987), p. 96.

654

incapables de déterminer pour quelle somme d’argent il est possible de tuer un homme990 . Ce serait faire de la théologie

une science que de lui prêter une histoire991 . Selon le mot de CARIOU (1993) : “(…) en théologie, il n’y a pas de “nouveaux

auteurs””992 quoique les casuistes s’enorgueillissent de promouvoir des techniques nouvelles993 .

Les mœurs du siècle. La difficulté est d’accorder la rigueur des commandements évangéliques ou les

commandements de l’Eglise avec les mœurs de sorte que le siècle puisse être chrétien sans chercher à le devenir par des

actes méritoires994 . Le maître mot est d’adoucir995 . Ainsi, un prêtre ne saurait servir la messe en état de péché mortel

selon saint PAUL, mais il le peut désormais selon BAUNY et SANCTIUS : les lois de l’Eglise tombent devant les nouvelles

maximes ; en perdant leur efficacité, elles perdent leur chrétienté. Les casuistes s’apparent en cela aux sophistes996 : “(…)

ils ont pensé à tout”997 ; “(…) nos Pères ont eu soin de tout (…)”998 . Est - on incommodé d’avoir à se priver de repas le

soir pendant les temps de jeûne ? - on peut souper, et même boire du vin, voire de l’hypocras (“Je ne me souvenais pas de cet

hypocras, dit - il, il faut que je le mette sur mon recueil”999 ). Les casuistes pensent retrouver les commandements divins par

d’autres voies que par la parole de Dieu1000 et le personnage des Provinciales s’y trompe parfois1001 .

Le souci des jésuites étant d’être agréable aux consciences de leur temps, il leur faut des auteurs de ce temps, dont la

morale convient pour ce temps1002 : les Pères sont d’un autre temps (“(…) nous les lisons peu (…)”1003 ). Les mœurs ont

990 Cf. : “Comment ! dit le Père ; était - il si facile, à votre avis, de comparer la vie d’un homme et d’un chrétien à de l’argent. C’est ici où je veux vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez - moi dans tous les anciens Pères pour combien d’argent il est permis de tuer un homme. Que vous disent - ils sinon : Non occides, vous ne tuerez point ? Et qui a donc osé déterminer cette somme ? répondis - je. C’est, me dit - il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l’a estimée à six ou sept ducats”, PASCAL (1987), p. 123. 991 Cf. : “La vérité de la théologie est sans avenir, elle ne peut être progressive, acquise par accumulation”, CARIOU (1993), p. 51. 992 Cf. CARIOU (1993), p. 51. 993 Cf. : “Je m’en doutais bien, me dit - il ; cela est nouveau :c’est la doctrine des restrictions mentales”, PASCAL (1987), p. 150. 994 Cf. : “Quel rapport y a - t- il, mon Père, de cette doctrine à celle de l’Evangile (…)”, PASCAL (1987), p. 164. 995 Cf. : “Mais je veux vous faire voir maintenant comment on a adouci l’usage des sacrements, et surtout celui de la pénitence”, PASCAL (1987), p. 155 ; “(…) il a été bien nécessaire d’en adoucir les difficultés (…)”, PASCAL (1987), p. 156. 996 Cf. : “Il y a donc une confiance sereine des casuistes dans les puissances du verbe ; tout leur art est fondé dans cette confiance : ils pourraient se vanter, comme le faisaient les sophistes dans l’Antiquité grecque, de tout effectuer de leur art, par la parole. Ce n’est pas leur faire injure que de rappeler cette proximité : l’évidence prise en compte par les sophistes n’était pas de leur fait, la parole réalise l’essence de la condition humaine”, CARIOU (1993), p. 148 - 149. 997 Cf. PASCAL (1987), p. 89. 998 Cf. PASCAL (1987), p. 153. 999 Cf. PASCAL (1987), p. 90. 1000 Cf. : “Je la sais bien, lui dis - je ; c’est parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me dit le Père (…)”, PASCAL (1987), p. 121. 1001 Cf. : “(…) je les prenais [les paroles de Filiutius] pour être d’un des Pères de l’Eglise”, PASCAL (1987), p. 160. 1002 Cf. : “Ce ne sont plus eux [les Pères] qui la [la morale de notre temps] règlent, ce sont les nouveaux casuistes”, PASCAL (1987), p. 95. 1003 Cf. PASCAL (1987), p. 95.

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changé et il faut accommoder les mœurs aux préceptes évangéliques1004 , - ainsi, la chasteté et la galanterie1005 ; la

modestie de la parure exigée par les Pères et la parure du siècle1006 .

Les grands auteurs sont nécessaires, mais ils y suffisent, pour soutenir des avis les plus contraires aux Ecritures

comme aux prescriptions de l’Eglise. Les avis de HURTADO, CONINCK, VASQUEZ, ESCOBAR sont nécessaires pour

croire qu’il est possible de s’acquitter de son devoir de chrétien en allant à la messe en ayant l’esprit occupé d’autres

questions 1007 . PASCAL récuse tout accommodement entre les décisions des auteurs graves et les commandements de

l’Eglise1008 . Nulle composition n’est possible : l’Evangile contient toute vérité, prévient toute histoire, et il est le seul

fondement de la morale1009 .

Qui est grave ? La question est de déterminer qui est grave1010 et quelle opinion peut recevoir sa légitimité par

sa conformité à la double probabilité. L’ancienneté n’est plus le critère de la solidité des opinions ; il semble au contraire que

la nouveauté soit le meilleur des critères1011 . Mais inversement cette nouveauté cherche à établir sa pérennité qu’elle

entend fonder sur une tradition1012 . Comme les jésuites ne trouvent de pertinence que dans la nouveauté et de légitimité que

dans la tradition, il leur faut réconcilier l’une et l’autre : la nouveauté se fait tradition, cela par le moyen de la Compagnie

qu’ils forment et qui autorise les décisions nouvelles. La collégialité est l’une des sources de crédit des réponses apportées :

à la simplicité et à l’étroitesse de la voie évangélique1013 , les casuistes apportent avec eux le nombre, le grand nombre, des

théologiens1014 et avec eux la multiplicité et la fausseté des voies de la concupiscence1015 . De plus, ces théologiens font

1004 Cf. : “Vous voyez (…) que voilà une grande facilité pour le commerce du monde”, PASCAL (1987), p. 151. 1005 Cf. PASCAL (1987), p. 151 - 152. 1006 Cf. PASCAL (1987), p. 152 - 153. 1007 Cf. : “(…) je ne le croirai jamais, si un autre me le disait ! En effet, dit - il, cela a besoin de l’autorité de ces grands hommes (…)”, PASCAL (1987), p. 154. 1008 Cf. : “N’ayez donc plus la hardiesse de dire que vos décisions sont conformes à l’esprit et aux Canons de l’Eglise”, PASCAL (1987), p. 226. 1009 Cf. : “Lorsque Pascal combat la théorie, ou le procédé, des opinions probables, il rappelle ses adversaires à la conscience d’une évidence : celle de la voie unique de l’Evangile, celle de l’autorité unique de la tradition. La théologie est la science de cette voie unique et de cette autorité unique. Elle refuse par essence les nouveautés, horribles et criminelles ici (…) Toute vérité s’épuise dans l’Ecriture et dans les Pères ; cette vérité n’a pas d’histoire, si elle a une origine. Sa vérité est aussi bien son antiquité”, CARIOU (1993), p. 53. 1010 Cf. : “En vérité, mon Père, pour peu que je fusse grave, je rendrai cette opération probable”, PASCAL (1987), p. 105. 1011 Cf. : “(…) cette opinion - là est plus nouvelle que le bréviaire. Vous n’êtes pas bon chronologiste”, PASCAL (1987), p. 115. 1012 Cf. : “Elle [la doctrine des opinions probables] est trop bien établie”, PASCAL (1987), p. 92. 1013 Cf. : “(…) en nous déclarant d’une part que Vasquez et Suarez sont contraires à l’homicide, et de l’autre, que plusieurs auteurs célèbres sont pour l’homicide, afin d’offrir deux chemins aux hommes, en détruisant la simplicité de l’Esprit de Dieu, qui maudit ceux sont doubles de cœur, et qui se préparent deux voies (…)”, PASCAL (1987), p. 216. 1014 Cf. : “(…) et il [ESCOBAR] dit à la fin, que tout cela est pris de Molina et de nos autres auteurs : Omnia ex Molina et aliis. Et ainsi on n’en peut pas douter”, PASCAL (1987), p. 151. 1015 Cf. : “La multiplication des auteurs est l’indice d’une variation sans règle des commandements de la morale. On voit la règle se plier au sujet qui devrait lui être conforme. A la voie unique de l’Evangile, se substituent les voies innombrables de la subjectivité concupiscente”, CARIOU (1993), p. 45.

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corps : la voix d’un seul est la voix de tous1016 : “Douterez - vous d’une chose que tous nos docteurs enseignent ?”1017 .

Inversement la voix d’un seul ne sera la voix de personne1018 . Il s’agit pour PASCAL de retourner l’argument : réfuter un

auteur sera réfuter l’ensemble de la Compagnie1019 . Leur lecture n’est légitime que si elle est orthodoxe1020 . Il faut

cependant distinguer les auteurs cités par les casuistes jésuites dans leurs solutions et les solutions accréditées par la

Compagnie elle - même : les casuistes jésuites n’hésitent pas à appuyer leurs décisions sur d’autres théologiens

conformément à la double probabilité1021 .

Critique de l’usage de la raison. La critique de la casuistique par PASCAL est une critique de l’usage de la

raison dans les matières religieuses1022 . L’introduction de la raison conduit à une falsification de la religion : elle rend

permis ce qui était interdit ; elle détourne de la simplicité des obligations1023 . Elle démontre tout et trop : elle fonde le

duel1024 et avec cela elle justifierait le meurtre des jansénistes1025 ; elle démontre la vanité, voire le danger, de la

contrition1026 et de l’attrition1027 pour le sacrement de pénitence. A la lumière fausse de la raison, - ce qui ne manque pas

d’évoquer la critique de ROUSSEAU -, PASCAL oppose la loi d’amour1028 . Il n’y a pas deux voies1029 : celle qui n’est

1016 Cf. : “Ne savez - vous pas encore que notre Société répond de tous les livres de nos Pères ? Il faut vous apprendre cela. Il est bon que vous le sachiez. Il y a un ordre dans notre Société par lequel il est défendu à toutes sortes de libraires d’imprimer aucun ouvrage de nos Pères sans l’approbation des théologiens de notre Compagnie, et sans la permission de nos Supérieurs (…) De sorte que tout notre corps est responsable des livres de chacun de nos Pères. Cela est particulier à notre Compagnie. Et de là vient qu’il ne sort nul ouvrage de chez nous qui n’ait l’esprit de la Société”, PASCAL (1987), p. 145. Cf. : “(…) Tous nos Pères enseignent d’un commun accord que c’est une erreur (…)”, PASCAL (1987), p. 164. 1017 Cf. PASCAL (1987), p. 161. 1018 Cf. : “Ce n’est pas de moi - même, dit - il”, PASCAL (1987), p. 169. 1019 Cf. : “(…) il me semble que vos auteurs mêmes ne tenaient point autrefois que cette doctrine fût si certaine”, PASCAL (1987), p. 165, par exemple. 1020 Cf. : “Eh quoi ! dit - il, vous lisez donc nos auteurs ? Vous faites bien ; mais vous ferez encore mieux de ne les lire qu’avec quelqu’un de nous”, PASCAL (1987), p. 165. 1021 Cf. : “Au contraire nous avons bien voulu que d’autres que les Jésuites puissent rendre leurs opinions probables, afin qu’on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n’en sommes pas les garants quand l’auteur n’est pas de notre corps”, PASCAL (1987), p. 96. 1022 Cf. : “Vous avez vu, me dit - il, par tout ce que je vous ai dit jusqu’ici, avec quel succès nos Pères ont travaillé à découvrir par leur lumière qu’il y a un grand nombre de choses permises qui passaient autrefois pour défendues (…)”, PASCAL (1987), p. 156. 1023 Cf. : “On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les prophètes ; on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui en est la vie ; on dit que l’amour de Dieu n’est pas nécessaire au salut ; et on va même jusqu’à prétendre que cette dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus - Christ a apporté au monde. C’est le comble de l’impiété”, PASCAL (1987), p. 170. 1024 Cf. : “Voilà des arguments en forme. Ce n’est pas là discourir ; c’est prouver”, PASCAL (1987), p. 121. 1025 Cf. : “Vous en ferez un argument en forme ; et il n’en faut pas davantage, avec une direction d’intention, pour expédier un homme en sûreté de conscience”, PASCAL (1987), p. 125. 1026 Cf. : “Voilà tout ce qui se peut dire, si ce n’est qu’on veuille ajouter une conséquence, qui se tire aisément de ces principes : qui est que la contrition est si peu nécessaire au sacrement, qu’elle y serait au contraire nuisible, en ce qu’effaçant les péchés par elle - même, elle ne laisserait rien à faire au sacrement”, PASCAL (1987), p. 167. 1027 Cf. : “On ne peut rien désirer de plus à l’avantage de l’attrition”, PASCAL (1987), p. 167. 1028 Cf. : “Je (…) prie Dieu qu’il daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les a conduits jusqu’à de tels précipices, et qu’il remplisse de son amour ceux qui en dispensent les hommes”, PASCAL (1987), p. 170. 1029 Cf. : “(…) la morale devient ainsi l’art d’adapter la règle au désir de chaque conscience”, CARIOU (1993), p. 45.

657

pas conforme à l’Evangile va contre l’Evangile1030 . La raison détourne de la voie de l’obligation morale. CARIOU (1993)

évoque une géométrie de la volupté permettant de justifier chacun des désirs1031 .

Pour PASCAL, la casuistique est : “(…) l’art d’accommoder les règles morales à la nature corrompue de

l’homme”1032 . Elle est a priori condamnée par le fait qu’elle en appelle à la raison humaine, outre la raison divine et

partant contre la raison divine seule source de vérité1033 . Dans l’analyse qu’en propose BAUDIN, l’intransigeance des

réponses de PASCAL procède de son tutiorisme selon lequel il faut choisir le parti le plus sûr1034 . Ce tutiorisme procède de

deux convictions : celle selon laquelle l’homme peut connaître les vérités en morale, - non certes par la raison mais par le

cœur1035 ; celle selon laquelle il n’existe qu’une seule vérité de laquelle toutes les autres découlent, - cette vérité est la loi de

Dieu1036 . Ce tutiorisme achemine nécessairement à un rigorisme moral1037 . Mais le tutiorisme suppose a priori résolus les

cas de conscience en faveur du devoir1038 ; il s’appuie pour cela sur deux principes : un principe morale de générosité (“(…)

il vaut mieux s’exposer à faire plus qu’à faire moins que son devoir”)1039 ; un principe méthodologique de simplification

des données (confusion et rejet des revendications des intérêts personnels légitimes aux revendications des intérêts

illégitimes de la passion)1040 . De sorte que la certitude qu’il donne à ses réponses est contrebalancée par l’absence

1030 Cf. : “On ne peut être que d’un parti ou de l’autre ; il n’y a point de milieu. Qui n’est point avec Jésus - Christ est contre lui”, PASCAL (1987), p. 229. 1031 Cf. : “La volupté l’emporte sur le raisonnement et la démonstration, ou plutôt, la morale appliquée, celle dont vivent effectivement les hommes, obéit aux principes d’une raison entièrement traversée des voies du plaisir. Une géométrie de la volupté, c’est la science qu’il faudrait inventer”, CARIOU (1993), p. 101. 1032 Cf. CARIOU (1993), p. 120. 1033 Cf. : “(…) c’est, de part et d’autre [BAUDIN commente la pensée 933], la raison substituée à la Révélation, la nature substituée à la grâce, la liberté de l’homme substituée à la liberté de Dieu, le paganisme substitué au christianisme”, BAUDIN (1947), p. 183. Cf. BAUDIN (1947), p. 190. 1034 Cf. BAUDIN (1947), p. 19 - 20. 1035 Cf. : “(…) il [ le cœur] est la conscience chrétienne à laquelle la vérité de Dieu qui la pénètre communique sa propre infaillibilité. Ce cœur, cette âme, cette conscience, trouvent dans leurs intuitions surnaturelles la sûreté absolue de la vérité morale, et avec elle la sûreté absolue de la conscience, la sûreté absolue du salut”, BAUDIN (1947), p. 128. 1036 Cf. : “(…) on ne saurait avoir l’intuition de la vérité de Dieu sans avoir l’intuition de ses conséquences immédiates et nécessaires. Cette vérité, c’est la loi de Dieu elle même, laquelle, multiple en ses applications, est une en son principe”, BAUDIN (1947), p. 128 - 129. 1037 Cf. : “(…) le tutiorisme absolu trouve sa détermination pratique et son expression dernière dans un rigorisme absolu qui lui est substantiellement identique”, BAUDIN (1947), p. 129. 1038 Cf. : “Elle consiste à les tenir, quels qu’ils soient, résolus a priori en faveur du devoir, dont l’existence ou l’obligation incertaines sont dès lors envisagées et acceptées comme certaines, ce qui coupe court à toute discussion”, BAUDIN (1947), p. 90. 1039 Cf. BAUDIN (1947), p. 91 - 92. 1040 Cf. : “Puis un principe méthodologique de simplification des données : celui selon lequel il convient d’assimiler les revendications légitimes éventuelles de l’intérêt personnel aux revendications illégitimes de la passion, parce que les unes et les autres ont le caractère commun d’être des revendications égoïstes, et peuvent en conséquence être sacrifiées de la même façon. Grâce à cette simplification, tous les cas de conscience se trouvent ainsi ramenés au cas classique des conflits entre le devoir et la passion”, BAUDIN (1947), p. 92.

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d’application universelle1041 . Enfin le principe d’intuition des vérités morales sur lequel s’appuie le tutiorisme de PASCAL

ne peut prétendre s’exercer que dans des domaines limités, - comme les conflits entre le devoir et la concupiscence1042 .

Conclusion de C. En ne reconnaissant pas d’autres autorités que l’Ecriture et les Pères, PASCAL entend arrêter

le jeu de perpétuelle mobilité du sens des situations décrites. Opter pour le cœur; c’est décider pour l’immuabilité du sens.

La raison est ployable certes, - mais c’est qu’elle est de ce monde. Par sa voix se fait entendre la nature corrompue, mais

aussi la société et ses évolutions juridiques et économiques.

Conclusion du § 3. Derrière la lettre des Provinciales, un autre débat que celui historique des conflits des ordres

religieux ou que celui idéologique de la vraie religion se manifeste. Les jésuites mirent au point un ensemble de techniques

par lesquelles la description normative des situations difficiles donnait lieu, de ce fait, à une évaluation ou à un prescription

morales acceptables pour les êtres humains et convenables pour ce monde. PASCAL refuse cet accommodement des

préceptes évangéliques aux besoins de la créature entrée dans l’Histoire. Sa contestation porte sur les moyens qui permettent

aux jésuites de concilier préceptes et histoire, moralité et concupiscence, Créateur et créature. Pour assurer cette conciliation

du monde et de la divinité, les jésuites insistent sur le jeu du sens des situations difficiles. Des faits ne sont pas et ne font pas

un cas. Ils doivent être décrits de sorte qu’une norme, celle que l’on veut parmi celles en présence, les constitue en un

ensemble. Nulle situation avant la description. Les jésuites présentent des procédés de description normative éthique des

situations difficiles qui unissent les faits dans des ensembles signifiants, et qui les identifient. Décrire c’est construire selon

du sens et par des normes. Là réside l’apport des casuistes jésuites, - que reprendra l’éthique descriptive1043 . La critique

pascalienne veut récuser cette mobilité du sens et cette évolution du monde en éternisant les situations, en archaïsant les

autorités morales : le monde humain ne peut s’écarter, sans pécher, de ce que le plan divin a prévu pour lui et de ce qu’il a

exigé de lui.

Il est de tradition de voir dans les Provinciales de PASCAL une césure dans le développement de la casuistique

chrétienne. Cette césure fut moins un coup d’arrêt que la mise en évidence de certains excès. La casuistique sera très souvent

lue à partir des Provinciales et de leur présentation polémique des thèses de la compagnie de JESUS1044 ; PASCAL sonnant

1041 Cf. : “Parmi ses inconvénients, le plus grave est sans doute qu’elle n’est pas d’application universelle”, BAUDIN (1947), p. 92. 1042 Cf. : “En ce sens elle [l’intuition ] est souveraine pour résoudre les conflits entre le devoir et la concupiscence. Mais, nous l’avons vu, ce ne sont là que des pseudo - cas de conscience, qui ne constituent pas de vrais problèmes”, BAUDIN (1947), p. 148. 1043 Cf. Chapitre 8. Section III. § 3. 1044 Cf. : “Entre les mains des jésuites, la casuistique a produit tous les mauvais fruits dont elle est capable”, LICHTENBERGER (1877), p. 683.

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le tocsin pour rappeler les cœurs à une foi plus intègre1045 . Pourtant, la casuistique connut un renouveau avec ALPHONSE

DE LIGUORI et elle n’est pas absente au XXème s. comme le montrent pour le moins les manuels de confession1046 . Au

XX ème s., JONSEN voit dans le développement des questions bioéthiques1047 comme dans l’apparition des débats sur le

nucléaire1048 une résurgence de la casuistique1049 .

§ 4. Alphonse de LIGUORI et le renouveau de la casuistique chrétienne.

Les attaques portées contre le probabilisme avaient mis à mal la casuistique. Il appartiendra à S. ALPHONSE DE

LIGUORI (1696 - 1787) d’exprimer une position moyenne entre un tutiorisme rigoriste et un probabilisme laxiste1050 . La

situation du probabilisme au temps de S. ALPHONSE doit être rappelés (A) ; l’équiprobabilisme qui réintroduit le recours à

la probabilité dans l’examen des cas de conscience apparaît dans la Dissertation de 1762 (B) et dans le Confesseur des gens

de campagne (C). L’approbation par l’Eglise des thèses de LIGUORI (Ench. 2725 - 2727)1051 a été étendue aux thèses des

Jésuites de sorte qu’étaient réintroduits dans la doctrine officielle les principes de leur casuistique. La 8ème édition de la

Theologia moralis de AERTNYS s’appuie sur S. THOMAS pour les principes de la théologie morale et sur S. ALPHONSE

pour les solutions casuistiques apportées1052 ; les Institutiones morales de Clementis MARC (1886) se proposent de suivre

fidèlement le Bienheureux ALPHONSE1053 . Tel sera le jugement du R. P. de MONTEZON, par exemple, qui fait de S.

1045 Cf. : “La plupart étaient d’excellents hommes, mais leur doctrine était infâme. Jamais on n’avait vu un instrument pareil de scepticisme moral et de corruption. Les jésuites s’attirèrent la flêtrissure retentissante que leur infligea Pascal (…)”, LICHTENBERGER (1877), p. 683. 1046 Cf. : “Nevertheless, some fine casuistic analyses continued to appear : about the just war, the just wage, abortion and so forth”, ER (1987, III), p. 114. 1047 Cf. : “In the 1970s, interest in medical ethics led to the revival of a sort of casuistry both within and without the theological context. The occurrence of many cases of note, such as that of Karen Ann Quinlan, brought theological and philosophical moralists to analyze the ethical issues”, ER (1987, III), p. 114. 1048 Cf. : “In the 1980s, concern about nuclear armaments further stimulated casuistry and a case analysis of various “scenarios” of defense was developed”. The Church and the Bomb (1983), a publication of the Church of England, and the pastoral letter on nuclear warfare (1984) of the American Catholic bishops are both examples of sound casuistry”, ER (1987, III), p. 114. 1049 Cf. : “The National Commission for Protection of Human Subjects of Biomedical and Behavioral Research (1974 - 1978) employed a method case analysis to develop the ethics of research”, ER (1987, III), p. 114 1050 Cf. : “A cooler assessment of his work, however, shows that his casuistry, as all casuistry, was in the last resort still rooted in ascetical thinking”, STARK in WIENER (1973, I), p. 263. 1051 Cf. Ench. 2725 - 2727 in DENZINGER (1996), p. 631 - 632. 1052 Cf. : “Perpensis hisce motivis, sane licet mihi rogare : Quis est alius Auctor Theologiæ moralis, qui tantis securitatis præsidiis gaudeat ? Nonne merito dici potest tantam esse S. Alphonsi auctoritatem in doctrinâ morali, quanta est S. Thomæ in doctrinâ dogmaticâ ? Pro Theologiâ morali S. Thomas sana principia subministravit, S. Alphonsus sanam casuisticam elaboravit”, AERTNYS (1901), p. IX. 1053 Cf. : “Et primo quidem loco, quod a S. Alphonsi filio tractanti de re morali prae omnibus expectatur, illud est, ut sui Patris doctrinam, lectoribus, cum maxima fidelitate proponat”, MARC (1886), p. VIII.

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ALPHONSE le continuateur de la casuistique jésuite1054 . Avec LIGUORI, la casuistique aurait connu une résurgence et

une réhabilitation complète en même temps que sonnait l’heure de la revanche posthume de la Compagnie contre les

détracteurs jansénistes1055 . Le renouvellement d’un probabilisme désormais consacré par les autorités aura pour

conséquence de reconnaître la mobilité des situations difficiles selon le sens normatif qui leur sera attribué par la description

normative.

A. Le probabilisme au temps de LIGUORI.

La question du probabilisme est étroitement liée au sort de la casuistique et de la pratique de la confession. Il s’agit

en effet de trancher entre la loi ou la liberté1056 . Le probabilisme permet de choisir entre deux opinions celle qui est

probable, - le principe en est énoncé par MEDINA (†1580)1057 . A l’opposé se trouvent les positions tutioriste qui demande

de ne suivre que le parti le plus sûr et probabilioriste1058 qui recommande d’adopter le parti le plus probable1059 . Le

probabiliorisme a été la présentation la plus récente du tutiorisme1060 . A l’époque de LIGUORI, la querelle des

probabilistes et des tutioristes opposaient les casuistes jésuites et les rigoristes jansénistes.

Le probabilisme et ses dérivés laxistes. Le probabilisme prend le parti de la liberté et soutient qu’il est licite

de suivre la liberté quand l’opinion en sa faveur est vraiment probable. Cette probabilité doit être soutenue par des raisons

1054 Cf. : “Enfin Liguori adoptait, la plupart du temps, les décisions des théologiens de la Compagnie, celles mêmes que Pascal et ses imitateurs ont marquées de leur plus noir charbon”, MONTEZON in SAINTE - BEUVE (1953), p. 937. 1055 Cf. : “Nihil censura dignum est, est - il dit dans le Décret [au cours du procès en béatification de LIGUORI] ; et plus tard un autre tribunal romain déclarait que tout confesseur pouvait suivre dans la pratique, et sans autre examen, toutes les décisions que renferme la Théologie morale du bienheureux Liguori. C’était là faire une complète et solennelle apologie de la doctrine des théologiens Jésuites, et en même temps jeter un certain blâme sur les rigueurs outrées de la doctrine contraire. Vainement on objecterait que cette approbation posthume et indirecte des casuistes de la Compagnie est insuffisante, puisque la doctrine de saint Liguori est la même que celle des théologiens Jésuites, et que, la vérité étant invariable, elle n’est pas autre au temps de saint Liguori qu’elle n’était au temps de Pascal et des premiers antagonistes de la Compagnie”, MONTEZON in SAINTE - BEUVE (1953), p. 937. 1056 Cf. : “Sur quel principe s’appuyer pour se décider en faveur de la loi ou de la liberté ? C’est là l’objet de la fameuse controverse sur le probabilisme, laquelle a produit une montagne d’in - folio”, BERTHE (1906, I), p. 474. 1057 Cf. : “Si une opinion est probable, il est permis de la suivre, bien que l’opinion opposée soit plus probable”, MEDINA cité in VEREECKE (1986), p. 561. 1058 Cf. : “(…) il n’est jamais permis d’agir, si la licéité de l’action à poser n’est pas établie et prouvée par des raisons plus probables. La liberté est donc liée par l’obligation tant que l’esprit ne s’est pas formé, en faveur de la liberté, une opinion proprement dite”, DELERUE (1929), p. 133. 1059 Cf. : “Le probabilioriste ne permet de s’écarter du parti le plus sûr, et ne se déclare en faveur de la liberté, que lorsque l’opinion moins sûre est beaucoup plus probable que l’opinion contraire. Le probabiliste ne va pas aussi loin : d’après son système, on peut suivre une opinion, dès qu’elle est réellement probable, qu’elle est fondée sur des raisons assez fortes et des autorités assez graves pour déterminer un homme prudent à prendre son parti, sinon sans craindre de se tromper, du moins sans danger de se compromettre aux yeux du législateur, en commettant un péché formel”, GOUSSET (1832), p. 52. 1060 Cf. : “Au moment où saint ALPHONSE faisait son entrée dans la théologie morale, restaient en lice le probabilisme simple de SUAREZ, en recul sensible cependant et le rigorisme sous la forme du probabiliorisme : “de deux opinions, il faut toujours choisir la plus probable”. Ce système s’imposait de plus en plus aux pasteurs d’âmes et aux théologiens”, VEREECKE (1986), p. 562.

661

suffisamment fortes pour soutenir l’assentiment d’un homme prudent1061 . Ainsi présentée la probabilité s’expose aux deux

inconvénients de l’hétéronomie et de l’indétermination; La probabilité s’appuie sur une raison extrinsèque : il s’agit de s’en

remettre à l’avis de l’homme prudent. Elle n’est pas suffisamment déterminée : apparaîtra toute une échelle du probable, -

avec les risques inévitables du laxisme1062 . Ainsi TAMBURINI (1591 - 1675) estimera qu’il suffit qu’une raison ne soit

pas improbable pour être reçue comme probable1063 . Particulièrement la question était de savoir s’il était possible de suivre

une opinion moins probable en faveur de la liberté plutôt qu’une opinion plus probable en faveur de la loi1064 . La

conséquence s’en suivit : il serait possible selon certains théologiens du XVIIe s. de suivre l’opinion certainement la moins

probable, - avec les périls de commettre une action immorale1065 .

La condamnation du probabilisme. Afin de prévenir cette dérive laxiste, le pape ALEXANDRE VII

condamna 45 propositions par les décrets du 24 septembre 1665 (Ench. 2021 - 2048) et du 18 mars 1666 (Ench. 2049 -

2065). Parmi les propositions condamnées, la 27ème énonce la licéité d’une opinion défendue par un auteur nouveau aussi

longtemps qu’il n’a pas été prouvé qu’elle est rejetée comme improbable par le Saint Siège1066 . Cette proposition

impliquerait que le Saint - Siège doive rejeter chacune des opinions émises par les auteurs1067 . La condamnation de cette

proposition erronée entraîne deux conséquences. D’une part, une opinion isolée ne peut pas être tenue pour probable ni

servir de guide dans l’action pour cette seule raison qu’elle n’a pas été condamnée par le saint - siège1068 . D’autre part, il

faut considérer les critères intrinsèques de l’opinion ou les critères extrinsèques du nombre et de l’autorité des promoteurs de

1061 Cf. : “Les probabilistes soutinrent que, dans ces conflits entre la loi et la liberté, on peut suivre le parti de la liberté quand l’opinion en sa faveur est vraiment probable, c’est - à - dire appuyée sur des raisons assez fortes pour entraîner l’assentiment d’un homme prudent”, BERTHE (1906, I), p. 474. 1062 Cf. : “Cette proposition, très vraie en un sens, présentait le grave inconvénient d’être élastique et de prêter par conséquent à des interprétations diverses. Une opinion en effet peut être plus ou moins probable”, BERTHE (1906, I), p. 474. 1063 Cf. : “Pour TH. TAMBURINI (1591 - 1675), il suffira pour que l’on puisse accueillir une opinion comme probable qu’elle ne soit pas improbable. Ces doctrines aboutiront à un laxisme qui provoqua une crise grave en théologie morale”, VEREECKE (1986), p. 561. 1064 Cf. : “De là cette question si vivement controversée : “Peut - on suivre une opinion moins probable en faveur de la liberté quand l’opinion favorable à la loi est certainement plus probable, c’est - à - dire appuyée sur des raisons, et par conséquent plus vraisemblable ?””, BERTHE (1906, I), p. 474. 1065 Cf. : “Mais s’il est permis d’adopter une opinion certainement moins probable, où s’arrêter sur l’échelle descendante des opinions ? De fait on ne s’arrêta pas, et beaucoup de théologiens déclarèrent licites des opinions absurdes et parfois immorales”, BERTHE (1906, I), p. 475. 1066 Cf. : “S’il s’agit d’un auteur récent et moderne, il faut considérer son opinion comme probable aussi longtemps qu’il n’est pas établi qu’elle a été rejetée par le Siège apostolique comme improbable”, Ench. 2047 in DENZINGER (1996), p. 519. 1067 Cf. : “Il déclare ici ne point prendre la responsabilité de ces abus commis par des hommes professant la théologie catholique. La tâche lui serait surhumaine de rectifier tant d’opinions qu’ils produisent”, DTC (1936, XIII - 1), c. 532. 1068 Cf. : “Il résulte de la condamnation ici formulée qu’on n’a pas le droit de tenir pour probable, ni par conséquent pour tual in praxi (dans le système du probabilisme), une opinion isolée pour cette seule raison qu’elle n’a pas été déclarée improbable par le saint - siège”, DTC (1930, I - 1), c. 742.

662

cette opinion1069 . L’autorité d’un seul moderne ne suffit pas à emporter l’approbation, à moins qu’il ne soit

particulièrement recommandable par sa réputation de sainteté et de science1070 . Mais la censure la plus sévère contre le

probabilisme vint de la condamnation de 65 propositions le 2 mars 1679 par INNOCENT XI (Ench. 2101 - 2167). Les quatre

premières (Ench. 2101 - 2104) concernent l’usage et les conditions de l’usage de la probabilité. La première condamnation

interdit le recours en matière de sacrement à une opinion probable en dépit de l’opinion la plus sûre (thèse d’ANVERS du 26

juin 173 ; Hernando DE CASTROPALAO)1071 . Cela revient à la prescription du tutiorisme en la matière1072 . La seconde

refuse l’usage par un magistrat de la probabilité, usage autorisé par Juan SANCHEZ1073 . La condamnation s’étendra à des

applications de cette proposition (Ench. 21061074 , 21351075 , 21441076 , 21571077 ). Selon la quatrième, également

avancée par Juan SANCHEZ, celui qui aurait refusé la foi au nom d’une opinion moins probable ne peut être excusé de

l’accusation d’infidélité 1078 . La condamnation de cette proposition est celle d’une application du principe de la

probabilité1079 . Avec la condamnation de la troisième proposition dont TAMBURINI est le promoteur, le cœur du système

probabiliste est touché : nul ne peut dire avoir agi avec prudence qui aura suivi une opinion probable, si faible que soit cette

probabilité 1080 . Cette condamnation étend la proposition 27 d’Alexandre VII1081 . A vrai dire, est condamné non le

1069 Cf. : “La probabilité s’estime sur des données positives plus sérieuses, qui sont tirées soit de la valeur intrinsèque des raisons alléguées (probabilité intrinsèque), soit de l’autorité morale du nombre ou de la compétence des auteurs qui la défendent”, DTC (1930, I - 1), c. 742. 1070 Cf. : “Or, l’enseignement d’un seul théologien, fût - il tout à fait moderne, ne suffit pas à rendre une opinion probable au point de vue de l’autorité, sauf le cas exceptionnel d’un auteur particulièrement recommandable par sa haute réputation de science et de sainteté”, DTC (1930, I - 1), c. 742. 1071 Cf. : “Il n’est pas interdit dans l’administration des sacrements de suivre l’opinion probable sur la validité du sacrement, en laissant la plus sûre, sauf si cela est interdit par la loi, une convention, ou qu’il y ait péril de faire courir un grave dommage. C’est pourquoi c’est seulement dans la collation du baptême, de l’ordination sacerdotale ou épiscopale qu’on ne doit pas recourir à l’opinion probable”, Ench. 2101 in DENZINGER (1996), p. 524. 1072 Cf. : “La condamnation en équivaut à la prescription d’un universel tutiorisme sacramentaire, à l’encontre des formules équivoques de certains auteurs (…), quoique non de tous les probabilistes”, DTC (1936, XIII - 1), c. 533. 1073 Cf. : “J’estime probable qu’un juge peut juger selon une opinion même moins probable”, Ench. 2102 in DENZINGER (1996), p. 524. 1074 Cf. : “Il est probable que le précepte de la charité envers Dieu n’oblige même pas par soi de façon rigoureuse tous les cinq ans”,Ench. 2106 in DENZINGER (1996), p. 524. 1075 Cf. : “Il semble probable que tout fœtus (tant qu’il se trouve dans le sein) est dépourvu d’âme rationnelle, et qu’il commence seulement à l’avoir lorsqu’il naît ; et c’est pourquoi il faudra dire que dans aucun avortement il n’est commis un homicide”, Ench. 2135 in DENZINGER (1996), p. 528. 1076 Cf. : “Il est probable que celui - là ne pèche pas mortellement qui impute une fausse accusation à quelqu’un pour défendre son propre droit et son honneur. Et si cela n’est pas probable, il n’y aura guère d’opinion probable en théologie”, Ench. 2144 in DENZINGER (1996), p. 529. 1077 Cf. : “Il est probable qu’il suffise d’une attribution naturelle dès lors qu’elle est honnête”, Ench. 2157 in DENZINGER (1996), p. 531. 1078 Cf. : “L’infidèle qui ne croit pas est excusé de l’infidélité, s’il est conduit par l’opinion moins probable”, Ench. 2104 in DENZINGER (1996), p. 524. 1079 Cf. : “Ici encore est condamnée une application du principe de la probabilité. Il ressort déjà que la probabilité n’est pas une méthode infaillible et que le pape agit dans un sens contraire aux prétentions audacieuses de nombre de probabilistes”, DTC (1936, XIII - 1), c. 533. 1080 Cf. : “En général aussi longtemps que nous agissons en nous fiant à une probabilité soit intrinsèque, soit extrinsèque, si faible qu’elle soit, pourvu qu’elle reste dans les limites de la probabilité, nous agissons toujours très prudemment”, Ench. 2103 in DENZINGER (1996), p. 524.

663

probabilisme que la très faible probabilité1082 ; le laxisme et la probabilité sont ici distingués1083 sans que soit condamné le

principe de la probabilité lui - même1084 .

L’évolution de la pensée de LIGUORI. La position de LIGUORI sur le probabilisme n’a pas été constante ni

continue : REY - MERMET (1987) évoque “trente ans de recherche”1085 . Elle est arrêtée dans la Dissertation de 1762 qui

sera jointe par la suite à la Theologia moralis. Néanmoins, la réponse de LIGUORI sera toujours probabiliste : le

probabiliorisme lui apparaît dangereux en cela qu’il recommande comme nécessaires des actions peut - être seulement

douteuses1086 , et qu’ainsi il transforme en faute formelle ce qui n’aurait été que faute matérielle1087 . Historiquement cette

évolution est marquée par la rédaction de divers opuscules. La première dissertation sur le probabilisme date de 1649

(Dissertatio scholastico - moralis pro usu moderato opinionis probabilis in concurusu probabilioris) ; la seconde parue sous

le même titre en 1755 reprend et développe les mêmes arguments1088 . Elles furent toutes deux anonymes et rien n’assure

qu’elles aient été mises dans le commerce1089 . Dès la 3ème édition de la Theologia moralis (1757), une dissertation sur le

probabilisme est ajoutée ; elle continuera à figurer dans la 4ème (1760) et la 5ème (1763). La dissertation de 1762 rédigée en

1081 Cf. : “La prop. 27 d’Alexandre VII est ainsi assumée et étendue. Elle définissait ce qu’on peut entendre par ténuité extrinsèque ; de la ténuité intrinsèque on a dans le décret d’Innocent XI des exemples avec la prop. 2 et celles que nous nommions à son propos [propositions 6, 35, 44, 57]”, DTC (1936, XIII - 1), c. 533. 1082 Cf. : “Les probabilistes font observer qu’est ici proscrit l’usage d’une très faible probabilité, mais non de la probabilité sérieuse, le laxisme et non le probabilisme”, DTC (1936, XIII - 1), c. 533. 1083 Cf. : “Il serait plus exact de dire (…) que cette condamnation d’Innocent XI, renforçant celle de son prédécesseur, a donné lieu au discernement exprès du laxisme et du probabilisme, l’un et l’autre n’ayant été jusque là que l’usage plus ou moins libre de la probabilité, beaucoup plus semblables par ce qu’ils avaient de commun que séparés par ce qu’ils avaient de différent. Désormais on accusera leur séparation et l’on sauvera le probabilisme en le protégeant de tout laxisme : l’attitude est nouvelle et bien significative”, DTC (1936, XIII - 1), c. 533 - 534. 1084 Cf. : “Plutôt que le probabilisme en son essence, elles atteignent l’exténuation de l’idée de probabilité, permettant donc que l’on use, sauf en des domaines réservés, d’une probabilité solide. Rome réagit contre un abus, elle ne proscrit pas l’usage (…)”, DTC (1936, XIII - 1), c. 534.1085 Cf. REY - MERMET (1987), p. 73. 1086 Cf. : “(…) le probabiliorisme impose à la volonté humaine, en plus du fardeau des lois connues, le fardeau redoutable de lois inconnues, de lois problématiques, de lois souvent inexistantes (…)”, DELERUE (1929), p. 135. 1087 Cf. : “Si l’on éprouve déjà, dit ce judicieux auteur [l’auteur du Prêtre sanctifié], tant de répugnance à remplir les obligations claires, certaines et déclarées par tous les docteurs ; si l’on voit de si fréquentes transgressions des divins préceptes, combien n’aura - t - on pas plus de difficulté à se soumettre à des obligations très - difficiles, obscures et combattues par d’autres docteurs ? Combien n’est - il pas à craindre que les pénitens auxquels on n’aura intimé ces obligations, ne s’y soumettent pas ; et dans ce cas, que vous devez prévoir en habile médecin, qu’obtiendrez - vous enfin par votre rigueur ? Rien autre, sans doute, sinon qu’au lieu d’un mal, qui étant fait part ignorance ou de bonne foi, ne serait tout au plus qu’un mal matériel et même incertain, à raison de l’opinion contraire, il s’en suive un mal et un péché formel et très - certain, parce qu’on agira contre sa conscience (…)”, cité in GOUSSET (1832), p. 91 - 92. 1088 Cf. : “La seconde parut en 1755, sous le même titre : ce sont les mêmes arguments développés avec plus de largeur et mis dans un meilleur ordre”, DTC (1930, I - 1), c. 911. 1089 Cf. : “Il n’existe aucun indice que l’auteur ait mis dans le commerce ces deux dissertations publiées sous le voile de l’anonymat”, DTC (1930, I - 1), c. 911.

664

italien, Breve dissertazione dell’uso moderato dell’opinione probabile, avant d’être traduite en latin (1763) sera jointe

d’abord au Confessore diretto per le confessioni della gente di campagna (1764), puis, dès la 6ème édition, à la Theologia

moralis (1767)1090 . LIGUORI dut essuyer plusieurs polémiques dont la plus marquante fut celle avec PATUZZI, - sous le

couvert du pseudonyme d’Adelfo DOSITEO. Cela lui fut l’occasion de préciser sa pensée par la publication, en 1765, d’une

Apologie pour la défense de la dissertation sur l’usage de l’opinion probable…, et par la publication la même année du

développement tenu pour le plus complet en la matière avec une dédicace au pape CLEMENT XIII (De l’usage modéré de

l’opinion probable).

Les raisons d’une évolution. L’évolution de cette position peut se comprendre par diverses considérations. Sa

formation tout d’abord le disposait plutôt au rigorisme1091 : son maître du séminaire de NAPLES, Giulio TORNI, mit entre

ses mains la Théologie morale de GENET1092 connue pour son jansénisme1093 . LIGUORI s’ouvre de cette influence

rigoriste dans les dissertations de 1762 et de 17651094 , comme dans sa correspondance1095 . Sa fonction de confesseur a

sans doute déterminé le tournant vers le probabilisme1096 . La soumission à son directeur1097 l’a aidé à confirmer son

choix1098 . REY - MERMET insiste sur cette adoption du probabilisme toujours suspendue au doute1099 au point que le

1090 Cf. : “(…) la Breve dissertazione dell’uso moderato dell’opinione probabile, qui paraîtra traduite en latin sous le titre Dissertatio de usu opinionis probabilis en appendice au Confessore diretto per le confessioni della gente di campagna, en 1764, et était insérée en 1767 dans la sixième édition de la Theologia Moralis”, VEREECKE (1986), p. 580. 1091 Cf. : “Voilà pourquoi nous trouvons la Theologia morales de Genet aux mains d’Alphonse et des professeurs et élèves du séminaire de Naples. Nous avons à nous y attarder parce qu’elle manifeste l’ampleur officielle du rigorisme dans l’Eglise qui accueille Alphonse, et que seule elle permet de comprendre la première orientation morale de notre séminariste, les drames de conscience où elle va le jeter, le coup de génie qui l’amènera à refuser ce courant, et l’énergie qu’il devra déployer sa vie entière pour le faire efficacement refluer de partout”, REY - MERMET (1987), p. 39 - 40. 1092 Cf. REY - MERMET (1987), p. 37. 1093 Cf. : “Les jansénistes n’eurent donc que de l’encens pour ce saint livre”, REY - MERMET (1987), p. 39. 1094 Cf. : “Je vous dis la vérité : quand je commençai l’étude de la théologie morale, j’y fus initié par un maître de la doctrine rigide. Aussi ai - je commencé par défendre le même point de vue avec beaucoup de chaleur”, cité par REY - MERMET (1987), p. 41. 1095 Cf. : “Sachez que lors de mes études ecclésiastiques, j’eus dès le début, comme directeurs des maîtres qui professaient tous la doctrine rigoriste. Le premier livre de morale qu’ils me mirent dans les mains fut Genet, chef de file des probabilioristes. Je fus moi - même, et pendant longtemps, un partisan acharné du probabiliorisme”, cité par REY - MERMET (1987), p. 40. 1096 Cf. : “C’est dans l’exercice du ministère pastoral au service de la rédemption des âmes les plus abandonnées, spécialement en tendant les confessions durant les missions paroissiales, qu’Alphonse amorça une évolution qui le conduisit d’abord au probabilisme”, VEREECKE (1986), p. 562 ; “(…) il se rend compte que le rigorisme, enseigné par des intellectuels en chambre, n’est pas appliqué sur le terrain par des missionnaires éminents ; qu’il est spéculativement peu solide et pratiquement néfaste”, REY -

MERMET (1987), p. 74. 1097 Cf. : “Le 24 octobre 1741 Mgr Falcoia m’a dit de me servir de l’opinion probable, comme font tant d’autres. De plus De Paolo [Cafaro] m’a donné l’ordre de n’y plus penser avec inquiétude et tourment. J’ai fait vœu d’exécuter cette obédience, aujourd’hui 13 juillet 1748”, cité par REY - MERMET (1987), p. 74. 1098 Cf. : “(…) ses directeurs successifs : Pagano, Falcoia et Cafaro - ses conseillers et collaborateurs : Torn, Iorio, Villani, Muscari, l’acculent en quelque sorte à cette option au même titre que son expérience personnelle et l’y rassurent au nom de l’obéissance”, REY - MERMET (1987), p. 74. 1099 Cf. : “(…) si Alphonse, sur près de trente ans, affirma les principes du probabilisme, ce fut en partie par volonté et obéissance, sans parvenir à une conviction personnelle paisible et assurée”, REY - MERMET (1987), p. 75.

665

futur Docteur en nourrira des regrets lors d’une fièvre qui le saisit aux Rameaux 17561100 . Enfin ses travaux de théologie

morale furent un commentaire de la Medulla Theologiæ Moralis de BUSENBAUM1101 , c’est - à - dire d’un ouvrage

destiné à faciliter la tâche casuistique des confesseurs1102 . Lorsqu’il voulut retrancher ses propres commentaires du corps

des références de l’ouvrage commenté, il ne put venir au bout de la tâche1103 . Les travaux de LIGUORI ne sont pas les

œuvres d’un théoricien1104 , mais avant tout ceux d’un homme préoccupé par les nécessités pratiques1105 . Sa méthode est

faite de l’examen de cas à l’aide des seules forces de sa raison1106 . Sa réputation de casuiste est attestée par le préfacier de

l’édition française du Confessore…1107 .

Conclusion de A. L’examen des condamnations des propositions laxistes montre qu’elles ne portent pas tant sur

le probabilisme que sur le relâchement moral qu’elles produiraient. L’attachement de LIGUORI au probabilisme vient sans

doute de sa pratique du confessionnal. Comment résoudre des difficultés morales sans désespérer les consciences, sans

braver les mœurs du temps et sans transiger avec les Ecritures ? La solution probabiliste donne un moyen inédit à la

casuistique catholique : les faits présents dans la situation difficile peuvent être modelés selon l’une ou l’autre des normes

chrétiennes. La description normative de la situation difficile la constituera donc selon une situation typique qui pour être

conforme aux préceptes sera la moins coûteuse en scrupules, en renoncements aux nécessités du temps. Rappelons - nous les

1100 Cf. : “Ce sera la guérison. Mais le jeune Père Giuseppe Melchionna, qui a noté ces propos, nous a gardé cette confidence majeure : - Je n’éprouve aucune inquiétude. Une seule chose m’afflige : c’est d’avoir suivi l’opinion probable: Mais j’ai l’ordre de mon directeur, et le vœu de le suive. Aurais - je à me faire des reproches à ce sujet ? Pour faire un péché, il faut le vouloir. Or je n’en veux commettre aucun ; de cela, j’ai la certitude morale. Le Seigneur, j’en suis sûr, m’a pardonné le passé”, cité par REY -

MERMET (1987), p. 78. 1101 Cf. : “Saint Alphonse a choisi comme base de son travail la Medulla pour des raisons de plan et de méthode”, VEREECKE (1986), p. 579 ; “L’examen des auteurs cités par saint Alphonse nous confirme qu’il a utilisé directement, presqu’en exclusivité, les moralistes post - tridentins. Son livre de base, la Medulla Theologiae Moralis de H. Busenbaum (1650) est le type classique des manuels de morale au XVIIe siècle. Il n’est pas jusqu’au titre lui - même de l’œuvre principale du saint Docteur qui ne trahisse ses origines. Les Institutiones Morales, en effet, d’abord humbles servantes des confesseurs, s’intitulent rapidement avec fierté Theologia Moralis”, VEREECKE (1986), p. 569. 1102 Cf. : “Les Institutiones Morales entendent fournir aux futurs pasteurs d’âmes d’une façon organique tous les éléments nécessaires pour entendre validement et, si possible, fructueusement, les confessions”, VEREECKE (1986), p. 570 - 571. 1103 Cf. : “En 1772, saint Alphonse tenta d’enlever de sa Morale le texte de Busenbaum, mais il se ravisa bientôt en constatant avec humour le résultat de son opération chirurgicale (…)”, VEREECKE (1986), p. 580. 1104 Cf. : “Mais, même à présent, il faut ici distinguer soigneusement la spéculation de la pratique. Si Alphonse hésite à condamner le principe probabiliste, il ne s’en sert jamais dans sa Morale pour choisir ses opinions. De deux opinions en présence, il adopte toujours la plus probable, en d’autres termes la plus vraisemblable. Sous ce rapport il pratiquait l’équiprobabilisme bien avant d’en avoir trouvé la formule exacte”, BERTHE (1906, I), p. 482 - 483. 1105 Cf. : “La morale de saint Alphonse n’est donc pas le fruit de spéculations abstraites et systématiques, car elle avait pris sa forme presque définitive avant que le système moral ne soit achevé”, VEREECKE (1986), p. 580. 1106 Cf. : “Donc étude directe des cas, basée sur les arguments intrinsèques, appel aux règles prochaines de l’action et seulement en dernier lieu la référence aux divers auteurs”, VEREECKE (1986), p. 581. 1107 Cf. : “Liguori ne s’est pas fait casuiste sans avoir étudié au saint tribunal, sans avoir blanchi d’abord dans les fonctions du ministère évangélique, sans avoir façonné son âme à toutes les vertus”, LIGUORI (1835), p. vj - vij.

666

pénitentiels de l’Eglise ancienne1108 : comment jeûner dans une système économique qui incite à l’accroissement des biens

de production ? comment vivre en marge de la communauté alors que prospèrent les centres urbains ?

B. Les principes de la Dissertation de 1762.

La dissertation italienne Breve dissertazione dell’uso moderato dell’opinione probabile de 1762 est publiée dans la

6ème édition de la Theologia moralis dans une traduction latine sous le nom de Morale systema pro delectu opinionum, quas

licite sectari possumus. Elle avance trois thèses sur le probabilisme et sur ses applications1109 . L’avantage du probabilisme

étant reconnu, toute la difficulté demeure de donner les règles de son usage. Ces règles délimitent les conditions de

constitution des situations difficiles par leur description normative éthique.

La première proposition. La première proposition1110 énonce la prééminence de la loi lorsque celle - ci est

clairement connue1111 . La loi connue prime sur la liberté. Il s’ensuit, d’une part, qu’il faut suivre l’opinion qui est connue

comme certainement probable, d’autre part qu’il est illicite de suivre l’autre opinion connue comme moins probable. Cette

proposition énonce le primat de la vérité1112 . La pratique morale doit avant tout s’appuyer sur la vérité1113 , et quand celle

- ci ne peut pas être exactement connue, sur l’opinion qui se présente comme la plus certaine1114 . Fuir l’opinion connue

comme la plus certaine, chercher la liberté au détriment de la loi, c’est pécher1115 . Par là, LIGUORI retrouvait les

exigences de l’Evangile1116 .

1108 Cf. Chapitre 4. Section II. § 1. A. 1109 Cf. REY - MERMET (1987), p. 78 - 79. 1110 Cf. : “Dico I. quod si opinio, quæ stat pro lege, videatur certe probabilior, ipsam omnino sectari tenemur ; nec possumus tunc oppositam, quæ stat pro libertate, amplecti. Ratio, quia ad licite operandum debemus in rebus dibiis veritatem inquirere, & sequi : at ubi veritas clare inveniri nequit, tenemur amplecti saltem opinionem illam, quæ propius ad veritatem accedit, qualis est opinio probabilior”, LIGUORI (1785, I), p. 11. 1111 Cf. : “Si l’opinion qui est en faveur de la loi semble certainement plus probable, nous sommes absolument obligés de la suivre et nous ne pouvons suivre l’opinion opposée qui est en faveur de la liberté”, VEREECKE (1986), p. 585. 1112 Cf. : “La première proposition met en lumière le primat de la vérité. La démarche morale se fonde avant tout sur la vérité”, VEREECKE (1986), p. 586. 1113 Cf. : “(…) la certitude directe doit toujours être recherchée ; elle serait toujours obligatoire, si elle était toujours possible ; elle est obligatoire, toutes les fois qu’elle est moralement possible. Chacun est tenu de s’instruire de ses devoirs”, DELERUE (1929), p. 132. 1114 Cf. : “Notre agir humain doit donc être basé sur la vérité, au moins sur une authentique recherche de la vérité”, VEREECKE (1986), p. 586. 1115 Cf. : “Si une loi divine ou humaine s’impose à nous avec certitude, nous devons la suivre, nous n’avons pas le droit de l’esquiver”, VEREECKE (1986), p. 586. 1116 Cf. : “Ainsi saint Alphonse se sauvegardait les exigences de l’authenticité évangélique”, VEREECKE (1986), p. 586.

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La seconde proposition. La seconde proposition1117 énonce qu’il n’est pas licite, entre deux opinions

probables, l’une en faveur de la liberté, l’autre en faveur de la loi, de suivre celle en faveur de la liberté pour la seule raison

qu’elle est probable1118 . La seule considération de la probabilité ne suffit pas pour aller dans le sens de la liberté. Le

probable n’est pas une règle suffisante pour agir. Pour suivre une opinion, il faut s’assurer qu’elle soit certainement

probable1119 . Ce second principe est une réfutation du principe selon lequel agirait avec prudence celui qui agit selon la

probabilité1120 . En cela, il s’écarte des théologiens selon lesquels il serait licite de suivre l’opinion moins probable alors

qu’elle est en présence d’une opinion plus probable1121 . Le principe conteste que tout puisse être tenu pour probable et

réclame que lui soit donné un contenu1122 . Il s’agit de suivre l’opinion connue intrinsèquement comme probable1123 ; les

autorités extérieures à la conscience ne suffiraient pas à rendre licite l’action conforme à l’opinion moins probable1124 . Le

probable doit, pour être tel et pour paraître tel à la conscience, disposer d’un contenu1125 . En cela, LIGUORI retrouve

l’exigence janséniste de l’appel à la conscience personnelle ; l’opinion ne peut pas être suivie pour les seules raisons de

commodité1126 ; il ne s’agit pas de suivre une opinion donnée comme probable sans plus de réflexion1127 . Les normes de la

conduite doivent être intériorisées1128 .

1117 Cf. : “Dico II. quod si opinio, quæ stat pro libertate, est tantum probabilis, vel æque probabilis, ac altera quæ stat pro lege, nec etiam ipsam quis sequi potest, eo quod sit probabilis ; nam ad licite operandum sola non sufficit probabilitas, sed requiritur moralis certitudo de honestas actionis, juxta illud D. Pauli ad Rom. 14. 23. Omne, quod non est ex fide, peccatum est. Dicitur ex fide, nempe ex certo, dictamine conscientiæ, ita ut homo in sua conscientia persuasum sibi habeat, quod agendo recte agat, prout explicant illud ex fide S. Chrysost. S. Ambros. & alii cum S. Thoma q. 17. de Verit. a. 3. Propterea in præsata Dissertat. falsum reputavi essatum illum commune inter Probabilistas, nimirum : Qui probabiliter agit, prudenter agit”, LIGUORI (1785, I), p. 11 - 12. 1118 Cf. : “Si l’opinion qui est en faveur de la liberté est seulement probable ou également probable que celle qui est en faveur de la loi, nous ne pouvons pas la suivre, du seul fait qu’elle est probable”, VEREECKE (1986), p. 585. 1119 Cf. : “Il demande pour que l’on puisse agir que l’opinion soit certainement probable”, VEREECKE (1986), p. 586. 1120 Cf. : “En fait, saint ALPHONSE récuse ici le principe couramment employé : Qui probabiliter agit, prudenter agit”, VEREECKE (1986), p. 563. 1121 Cf. : “Chez saint Alphonse nous rencontrons la question à laquelle devrait répondre le théologien : “Peut - on suivre une opinion moins probable en présence d’une opinion plus probable ?””, VEREECKE (1986), p. 586. 1122 Cf. : “Le mot probable, comme le remarque saint ALPHONSE, ne veut rien dire de précis. “Une probabilité très mince n’est plus une probabilité, mais seulement une fausse apparence de probabilité ou une vaine appréhension de la probabilité””, VEREECKE (1986), p. 563. 1123 Cf. : “Je parle d’une opinion certainement probable, d’une probabilité réelle, absolue, et généralement regardée comme telle : car la même opinion peut être, relativement à celui qui agit, ou plus probable, ou moins probable, ou douteuse”, GOUSSET (1832), p. 54. 1124 Cf. : “Autrement dit, il rejette un probabilisme uniquement extrinsèque : le théologien se conduisant dans le magasin des opinions comme la mère de famille choisit un paquet de café dans les rayons d’une épicerie”, VEREECKE (1986), p. 586. 1125 Cf. : “Sur les traces de nombreux théologiens, saint Alphonse s’est efforcé de donner une certaine consistance au probable”, VEREECKE (1986), p. 586. 1126 Cf. : “Il faut que le probable soit intériorisé par la conscience personnelle. C’était faire droit à la requête janséniste demandant que la décision de conscience individuelle soit insérée dans la vie de la personne humaine et non une opinion purement extrinsèque choisie pour sa commodité”, VEREECKE (1986), p. 586. 1127 Cf. : “(…) la notion de probable a perdu toute réalité pour n’être plus qu’une qualification vide de sens. Saint ALPHONSE rejette donc un probabilisme totalement mécanique. Le probabilisme doit être intériorisé par la conscience et la réflexion personnelle pour qu’il puisse servir de norme à l’action”, VEREECKE (1986), p. 564. 1128 Cf. : “L’homme ne doit pas agir selon des normes externes et automatiques, mais il doit intérioriser et personnaliser la loi”, VEREECKE (1986), p. 566.

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La troisième proposition. La troisième proposition1129 suppose la comparaison de deux opinions également

probables. En ce cas il est licite de suivre l’opinion en faveur de la liberté1130 . L’opinion qui défend la loi n’étant que

probable, la loi ne serait pas clairement promulguée et ainsi elle ne disposerait pas de la force obligatoire : “Une loi

incertaine ne peut imposer une obligation certaine”1131 . En ce dernier cas, la liberté humaine l’emporte et elle est opérante

pour le salut, conformément aux thèses probabilistes des casuistes jésuites et au rebours des thèses jansénistes1132. Cette

dernière thèse est celle qui a posé le plus de difficultés. PATUZZI a rétorqué que la loi divine et éternelle précède l’homme

et qu’ainsi ce serait pécher que de suivre l’opinion moins probable1133 . Pour PATUZZI, la loi précède la liberté de

l’homme qui se trouve donc toujours, de toute éternité, liée1134 . La loi éternelle est en effet inscrite dans l’âme de l’homme,

sinon actuellement du moins virtuellement1135 . Pour LIGUORI, tout au contraire c’est la liberté qui possède et qui précède

la loi1136 parce que l’homme précède 1137 : DIEU considère d’abord l’homme avant de considérer la loi qu’il va lui

appliquer1138 . Suivant S. THOMAS, il distingue deux actes de volonté divine1139 : l’une, générale, par laquelle DIEU

1129 Cf. : “Dico III. quod, duabus æque probabilibus opinionibus concurrentibus, quamvis opinio minus tuta teneri non possit, quoniam, ut diximus, sola probabilitas (nota, sola probabilitas) haud firmum præbet fundamentum ad licite operandum ; tamen opinio illa, quæ stat pro libertate, cum æquali potiatur probabilitate, ac opposita, quæ stat pro lege, grave quidem immitit dubium, an existat lex, quæ actionem prohibeat ; ac proinde sufficienter promulgata minime dici potest ; ideoque, dum eo casu promulgata non est, nequit obligare ; tanto magis quod lex incerta non potest certam obligationem inducere. Et hæc est sententia D. Thomæ, quam ego sequor, & quæ certa mihi apparet tum ob auctoritatem Theologorum, ut videbimus, atque Patrum (quorum doctrinæ observari possunt in prædicta Dissert. num. II. ET 12. Vide etiam Christian. Lupum to. XI. Dissert. de Usu sentent. probab. ubi congerit plures Patrum auctoritates), tum ob rationes intrinsecas, quæ non jam sucutæ sunt, sed certæ ac evidentes, ut demonstrabitur”, LIGUORI (1785, I), p. 12. 1130 Cf. : “Si deux opinons équiprobables sont en concurrence… l’opinion qui est en faveur de la liberté, jouissant d’une probabilité égale à celle dont jouit l’opinion opposée en faveur de la loi, soulève un doute sur l’existence de la loi qui défend cette action, la loi ne peut alors être dite suffisamment promulguée ; si elle n’est pas promulguée, elle ne peut obliger. Une loi incertaine ne peut imposer une obligation certaine”, VEREECKE (1986), p. 585. 1131 Cf. VEREECKE (1986), p. 585. 1132 Cf. : “Enfin, en mettant en parallèle deux opinions également probables, et en montrant que dans ce cas, la conscience peut choisir l’opinion qui est en faveur de la liberté, l’opinion en faveur de la loi n’étant pas suffisamment promulguée, saint Alphonse soulignait la valeur de la liberté humaine dans l’œuvre du salut, répondant ainsi à l’ouverture que Barthélémy de Medina avait voulu assurer en proposant sa formule du probabilisme”, VEREECKE (1986), p. 586 - 587. 1133 Cf. : “(…) l’homme est lié par la loi depuis sa conception. Dieu promulgue la loi lorsqu’il l’imprime dans notre âme. L’homme naît donc sujet de la puissance divine et par conséquent obligé d’obéir à tous les préceptes que Dieu lui imposera. De telle façon que l’homme ne puisse rien faire, s’il ne sait que cela lui est permis par Dieu. Tout est défendu, sauf ce qui est permis. Au commencement était la loi !”, VEREECKE (1986), p. 565. 1134 Cf. : “Le Père V. PATUZZI affirme que la loi éternelle, qui existe en Dieu, a été promulguée de toute éternité, qu’elle a donc, de toute éternité, force parfait d’obliger, avant même que les créatures ne la connaissent et ne l’entendent”, VEREECKE (1986), p. 564 - 565. 1135 Cf. : “Cette promulgation causale, virtuelle, et éminente, comporte aussi la promulgation formelle dans le temps. Cette loi éternelle est promulguée pour l’homme in habitu, lorsque Dieu crée l’âme et l’infuse dans le corps, car alors il imprime dans l’âme la lumière de la raison”, VEREECKE (1986), p. 565. 1136 Cf. : “(…) selon l’ordre de la nature, l’homme fut - il d’abord regardé comme libre, puis Dieu a constitué la loi qui doit le lier. Aussi l’homme qui, par sa seule raison, cherche le bien, est - il orienté vers Dieu, sans qu’il y ait de loi”, VEREECKE (1986), p. 565. 1137 Cf. : “(…) en priorité de raison et de nature, l’homme est présent à l’esprit de Dieu avant la loi”, VEREECKE (1986), p. 565. 1138 Cf. : “Le législateur considère d’abord les sujets suivant leur nature et leur état, puis il examine la loi qu’il convient de leur imposer”, VEREECKE (1986), p. 565.

669

impose à l’homme d’exécuter ce qui semble bon et qui s’adresse à la liberté de l’homme1140 ; l’autre, particulière, par

laquelle DIEU lie la liberté de l’homme à l’exécution de préceptes clairement connus1141 . Tout précepte qui n’est pas

clairement connu ne peut donc obliger. “Loi douteuse, obligation nulle”, pourrait - on dire1142 . Or un précepte ne peut être

clairement connu s’il n’est pas promulgué. L’absence de promulgation délie l’homme de la loi et le remet à sa liberté1143 .

L’argumentation repose alors tout entière sur la notion juridique de promulgation. Par promulgation, il faut entendre la

connaissance certaine de la loi1144 . La liberté précède la loi1145 . La liberté de l’homme suivra le jugement de sa raison qui

le portera à vouloir ce qui est le bien1146 , - du moins aussi longtemps que la loi n’est pas promulguée1147 . Une loi non

promulguée ne crée pas d’obligation1148 . Les réponses de LIGUORI n’ont cependant pas mis un terme au débat1149 .

1139 Cf. : “Saint Alphonse distingue dans la volonté de Dieu, suivant en cela l’enseignement de saint Thomas, deux actes de volonté, un acte général, l’autre particulier”, VEREECKE (1986), p. 587. 1140 Cf. : “Selon la volonté générale, il nous est commandé d’agir selon ce quoi nous semble honnête et licite, et c’est là surtout que s’exerce notre liberté”, VEREECKE (1986), p. 587. 1141 Cf. : “Par la volonté particulière, le Seigneur lie notre liberté sur des points bien déterminés, il nous dit ce que nous devons faire ou omettre”, VEREECKE (1986), p. 587. 1142 Cf. : “Aussi longtemps que la volonté de Dieu ne nous est pas clairement manifeste et connue, il nous suffit de nous en tenir à la volonté générale de Dieu qui nous commande d’agir selon ce qui nous semble honnête”, VEREECKE (1986), p. 587. 1143 Cf. : “Aussi longtemps qu’une loi n’est point promulguée, elle n’a aucune force contraignante, de même aussi longtemps que la loi n’est pas promulguée devant ma conscience, je garde ma liberté”, VEREECKE (1986), p. 587. Cf. : “Il n’y a donc pas de lois qui soient toujours et depuis toujours promulguées pour la conscience ; pas de lois dont la puissance actuelle d’obligation soit antérieure à la liberté. Dans leurs prescriptions particulières, la loi naturelle et, par conséquent, la loi éternelle sont, pour nous, d’abord des lois inconnues, qui ne peuvent produire une obligation connue ; et une obligation qui n’est pas connue n’est pas une obligation, puisqu’elle ne lie pas la volonté”, DELERUE (1929), p. 153. 1144 Cf. : “L’homme n’est tenu de se conformer à la volonté divine dans les choses particulières que lorsque la volonté divine se manifeste à lui avec certitude. La loi naturelle n’est promulguée à l’homme que lorsqu’il en acquiert une connaissance certaine”, VEREECKE (1986), p. 566. 1145 Cf. : “Aussi saint ALPHONSE conclut - il : “Une connaissance douteuse du précepte ne suffit pas pour que nous soyons tenus d’observer ce précepte comme étant voulu par Dieu. Il est requis d’avoir une connaissance du précepte certaine et manifeste. Aussi longtemps que nous ne l’avons pas, notre liberté possède et nous pouvons aller vers le bien que nous avons choisi de nous - mêmes”.”, VEREECKE (1986), p. 566. 1146 Cf. : “L’homme a été créé par Dieu libre de faire le bien spontanément selon le jugement de sa raison”, VEREECKE (1986), p. 566. 1147 Cf. : “Pour saint Alphonse, tout est permis, sauf ce qui est certainement défendu. Dieu a créé l’homme libre, lui donnant, par son bon vouloir, la liberté. Il lui a ensuite imposé les commandements qu’il devait observer. Par conséquent, la liberté de l’homme est certaine, elle possède donc avant l’obligation de la loi, elle ne peut, par conséquent, être liée que par une loi certaine. Aussi saint ALPHONSE écrit - il : “Il est faux le principe de nos adversaires : Dans le doute, la loi possède, par conséquent In dubio pars tutior est tenenda”. Non, dans le doute sur l’existence de la loi, la liberté possède”, VEREECKE (1986), p. 565 ; “Sa liberté n’est liée que si une loi particulière dictée par la Révélation divine ou la raison lui manifeste, en toute certitude ou d’une façon plus probable, la volonté de Dieu ; alors l’homme doit certainement agir en conscience suivant cette loi particulière”, VEREECKE (1986), p. 566. 1148 Cf. : “Le principe à suivre est alors celui - ci : Dans l’état de doute, le liberté reste entière (…) La raison fondamentale sur laquelle s’appuie ce principe, est l’impossibilité où se trouve une loi nullement prouvée de créer l’obligation en conscience. En effet, une loi nullement prouvée - une loi dont l’existence apparaît strictement douteuse à l’esprit n’est pas, pour la conscience, une loi promulguée, et une loi non promulguée n’a pas force de loi”, DELERUE (1929), p. 139 ; “En d’autres termes : Dieu a créé l’homme libre ; en lui donnant la liberté, il lui a donné le droit d’en user dans la limite de ses obligations ; ces obligations, pour qu’elles lient la volonté, et, par suite, limitent la liberté, doivent être connues par la raison. Tant que ces obligations sont strictement douteuses, on ne peut dire qu’elles soient connues : la liberté, dès lors, n’est pas dépossédée de son droit antérieur”, DELERUE (1929), p. 153. 1149 Cf. : “Nous ne mettons pas en question que la promulgation soit de la raison même de la loi, et il est bien entendu que non promulguée une loi est dépourvue de toute vertu obligatoire. Il nous paraît moins évident à première vue qu’un doute conçu au sujet d’une loi doive équivaloir au défaut de promulgation de cette loi”, DTC (1936, XIII - 1), c. 583.

670

Conclusion de B. Considérées dans leur rôle opératoire, ces trois propositions énoncent des règles de

l’organisation normative des situations difficiles soumises à l’examen du confesseur. Pour évaluer la situation confessée, ou

pour déterminer quelle norme morale lui appliquer, il faut préalablement constituer cette situation par un énoncé descriptif.

La thèse probabiliste de LIGUORI précise comment décrire la situation confessée. Selon VEREECKE, chacun des trois

principes affirme un primat : primat de la vérité1150 pour le premier, de la conscience pour le second1151 , de la liberté pour

le troisième1152 . Dans la description normative des situations difficiles qu’il rencontre, si le sujet est lié par sa conscience

claire des préceptes, il conserve sa liberté au sein de cette même conscience lorsque des préceptes ne lui apparaissent pas

évidemment, voire lorsque nul ne l’emporte en clarté sur un autre.

C. Le Confesseur des gens de campagne.

Le Confesseur des gens de campagne (1764) contient le résumé de la théologie morale de LIGUORI1153 . Par

ailleurs, il fut, avant la 6ème édition de la Theologia moralis le premier texte auquel fut joint la dissertation de 1762. Il a

l’avantage de proposer des exemples de cas de conscience traités et résolus conformément aux principes du probabilisme.

Enfin, à l’inverse de la Theologia moralis, il en existe une traduction française (Lyon, Paris : Perisse, 1835).

La conscience et les formes de la conscience. Le premier chapitre est consacré à la conscience. LIGUORI

distingue à l’article premier les formes de conscience (droite ; erronée ; perplexe ; scrupuleuse). La définition de la

conscience perplexe donne l’occasion de la résolution d’un cas de conscience. La conscience perplexe croit être en présence

de deux obligations contraires à propos d’un même sujet1154 . Mais si un homme hésite entre sauver la vie du coupable et

donner un faux témoignage ?1155 - il lui faut suivre les trois démarches suivantes et dans cet ordre : consulter une personne

plus habile, - ce qui est expédient mais qui ne fait que reporter la difficulté sur la personne consultée1156 ; choisir le moindre

1150 Cf. : “Le primat de la vérité : l’homme doit toujours agir selon la vérité, ou du moins selon ce qui lui paraît le plus proche de la vérité”, VEREECKE (1986), p. 587. 1151 Cf. : “Le primat de la conscience : l’homme doit agir non seulement selon des normes externes, mais il doit intérioriser les solutions à donner aux problèmes posés par son agir moral. Il faut que sa conscience décide de la bonté de son activité”, VEREECKE (1986), p. 587. 1152 Cf. : “Le primat de la liberté. L’homme est libre de faire le bien spontanément selon ce qu’il considère juste et honnête. Cette liberté ne sera bridée, que si une loi particulière de Dieu, intériorisée elle aussi, ne lui montre qu’il doit certainement et en conscience agir de telle ou telle façon”, VEREECKE (1986), p. 588. 1153 Cf. : “Le confesseur des gens de la campagne (1764), résumé succinct de toute la morale, suffisant, d’après le saint, pour les confesseurs des gens de la campagne, où les cas compliqués se rencontrent rarement”, DTC (1930, I - 1), c. 913. 1154 Cf. : “La conscience perplexe a lieu quand quelqu’un se croit lié par deux obligations contraires qui se rencontrent dans le même sujet (…)”, LIGUORI (1835), p. 3. 1155 Cf. : “(…) par exemple de porter un faux témoignage et de sauver la vie du coupable. Dans cette incertitude, quel parti le témoin doit - il prendre ?”, LIGUORI (1835), p. 3. 1156 Cf. : “1° Il doit, s’il le peut, consulter quelques personnes habiles (…)”, LIGUORI (1835), p. 3.

671

mal en préférant les préceptes naturels au détriment des préceptes positifs, - ce qui atteste une défiance à l’égard des

dispositions sociales et politiques1157 ; agir selon sa conscience1158 . Cette dernière occurrence illustre le principe

alphonsien qui voit la conscience de l’homme tendre toujours vers ce qui lui semble bon, chaque fois que sa liberté n’est pas

liée par une loi clairement promulguée. Ultimement l’homme en est remis à sa conscience, non selon le bien qu’elle pourra

discerner mais selon le moindre mal du mal qui est à craindre.

La conscience douteuse. L’article II traite de la conscience douteuse qui ne peut se prononcer entre deux

partis1159 . Le doute peut être soit un doute positif, où il existe de part et d’autre de puissantes raisons et qui n’est autre que

la conscience probable1160 , soit un doute négatif, dans lequel il n’existe nulle raison pour le dissiper d’un côté ou de

l’autre1161 .

LIGUORI va distinguer ensuite le doute spéculatif du doute pratique1162 . Le premier porte sur la vérité de la chose

; le second sur la pureté d’une action. Cette distinction est l’occasion de la présentation rapide d’un cas de conscience : que

fera le soldat en peine de savoir s’il doit se battre ?1163 . Le cas de conscience est explicité par DELERUE1164 . Le doute

spéculatif porte sur la justice de la fin de l’action qui peut être décidée par d’autres que l’agent ; le doute pratique sur la

justice du moyen de l’action pour celui qui doit agir. L’action est interdite en cas de doute pratique1165 ; elle est permise en

1157 Cf. : “(…) 2° s’il ne le peut pas, il doit choisir le moindre mal en donnant toujours la préférence aux préceptes naturels sur les préceptes positifs (…)”, LIGUORI (1835), p. 3. 1158 Cf. : “(…) 3° s’il ne peut distinguer le mal moindre du mal plus grand, il doit agir alors selon sa propre conscience”, LIGUORI (1835), p. 3. 1159 Cf. : “La conscience douteuse est celle qui flotte entre deux choses et ne peut se prononcer ni pour l’une ni pour l’autre”, LIGUORI (1835), p. 5. 1160 Cf. : “Quand il y a de puissantes raisons des deux côtés, c’est le doute positif. Entre le doute positif et l’opinion probable dont nous allons parler il n’y a pas de différence”, LIGUORI (1835), p. 5. 1161 Cf. : “Le doute négatif a lieu lorsque de part ni d’autre il n’y a de raison assez forte pour dissiper ce doute”, LIGUORI (1835), p. 5. 1162 Cf. : “Il faut en second lieu distinguer le doute pratique du doute spéculatif”, LIGUORI (1835), p. 5. 1163 Cf. : “Le doute est spéculatif quand on doute théoriquement de la vérité de la chose, si par exemple telle guerre est juste ou injuste. Le doute devient pratique quand on doute de la pureté d’une action, si par exemple il est permis de se battre dans cette guerre dont la justice est douteuse”, LIGUORI (1835), p. 5. 1164 Cf. : “L’exemple du soldat est classique? Telle guerre est - elle juste ou injuste, du côté de tel belligérant ? Question fort épineuse, fort compliquée, et sur laquelle les historiens seront encore partagés après cent ans. Le soldat n’a ni le loisir d’attendre, ni même les moyens de se renseigner. Il est contraint de prendre sans délai une décision : d’obéir ou de refuser l’obéissance. Il peut et doit se dire : Je puis et dois obéir à mes chefs légitimes, tant qu’il ne m’est pas prouvé que leurs ordres sont injustes. La question de la justice de la guerre, laquelle est immédiatement pratique pour le souverain qui déclare la guerre, mais relativement spéculative pour le soldat parce qu’elle n’a pas un rapport immédiat avec les conclusions morales qu’il doit tirer, cette question reste entière. Cependant le cas de conscience du soldat est résolu, et bien résolu, par un principe extérieur à la question de moralité objective, par un principe qu’on apele [sic] réflexe ou concomitant”, DELERUE (1929), p. 145. 1165 Cf. : “Après cela il n’est jamais permis d’agir dans le doute pratique ; car, pour bien agir, l’homme doit toujours être moralement certain que son action est permise : autrement il pèche, car en voulant agir dans le doute il méprise la loi”, LIGUORI (1835), p. 5.

672

cas de doute spéculatif1166 . Quand la loi est douteuse, l’action n’est pas obligatoire et elle peut être moralement une faute.

Quand la loi est certaine, l’action est permise.

A cette élucidation, LIGUORI va ajouter quatre principes de conduite1167 qui intéressent l’application du

probabilisme à la résolution des cas. Le premier principe (“Melior est conditio possidentis”) énonce qu’une loi douteuse

n’oblige pas ; la liberté prime là où la loi est absente1168 . Mais LIGUORI étend singulièrement ce premier principe : la loi

n’oblige pas quand elle est douteuse ; une loi n’oblige pas quand il est douteux qu’elle ait été promulguée1169. Le doute

porte alors non sur la loi, mais sur la promulgation de loi. Sophisme ? - LIGUORI en bon lecteur de S. THOMAS a retenu

que l’un des caractères de la loi est la promulgation : la promulgation n’est pas un caractère extrinsèque de la légalité ; elle

est une propriété de la loi elle - même1170 . Ce premier principe a une converse : la loi certaine, ou la loi dont la

promulgation est avérée, ne peut souffrir aucune exception : “la loi est en possession”1171 . Et cela même si elle a été depuis

révoquée ou abolie,- si cette révocation ou cette abolition ne sont pas certainement connues de la conscience douteuse1172 .

LIGUORI propose deux applications de ce premier principe à la résolution de deux cas : est exempt du

remboursement, celui qui possédant un bien de bonne foi doute s’il est grevé d’une dette1173 . La liberté possède. Les

exemples suivants sont plus intéressants encore parce qu’ils montrent le champ des conditions de l’application de ce principe

du probabilisme. Le précepte certainement connu possède, sinon c’est la liberté qui possède1174 . Ainsi, le jeune homme qui

doute s’il est entré dans sa vingt et unième année peut ne peut pas jeûner1175 ; le vieillard qui doute s’il vient d’entrer dans

sa soixante et unième année est en revanche encore astreint au jeûne sous peine de péché1176 . De même, dans le doute

d’être entré dans la journée du vendredi, il est licite de manger de la viande ; dans le doute d’avoir contracté quelque vœu, il

1166 Cf. : “Au contraire, il peut bien agir dans le doute spéculatif sans pécher, lorsque d’après un principe certain, il juge que cette action lui est permise. Un sage, par exemple, doute - t- il spéculativement de la justice d’une guerre, peut néanmoins combattre si son prince l’y oblige”, LIGUORI (1835), p. 5 - 6. 1167 Cf. : “Il faut pourtant constater ici quelques principes généraux qui puissent nous guider dans notre doute (…)”, LIGUORI (1835), p. 6. 1168 Cf. : “(…) le 1er est : Melior est conditio possidentis ; d’où il résulte que la loi qui n’est pas certaine n’oblige pas : une loi douteuse ne peut être obligatoire pour un homme qui jouit de sa liberté”, LIGUORI (1835), p. 6. 1169 Cf. : “Il est encore ainsi dans le cas où il est douteux que la loi soit promulguée (…)”, LIGUORI (1835), p. 6. 1170 Cf. : “(…) car une loi non promulguée n’a pas force de loi”, LIGUORI (1835), p. 6. 1171 Cf. : “Mais si la loi est certaine, et que sa promulgation soit hors de doute (…) on doit cependant s’y conformer, parce que dans ce cas la loi est en possession”, LIGUORI (1835), p. 6. 1172 Cf. : “Mais si la loi est certaine, et que sa promulgation soit hors de doute, quoiqu’on doutât du reste qu’elle ait été révoquée ou abolie, on doit cependant s’y conformer, parce que dans ce cas la loi est en possession”, LIGUORI (1835), p. 6. 1173 Cf. : “D’après ce principe, quelqu’un qui possède un bien de bonne foi et qui doute qu’il soit grevé d’une dette n’est pas obligé de la payer”, LIGUORI (1835), p. 6. 1174 Cf. : “De même quand l’observation d’un précepte devient un objet de doute, il faut voir si c’est le précepte ou la liberté de ne point l’observer qui est en possession”, LIGUORI (1835), p. 6. 1175 Cf. : “Un jeune homme, par exemple, qui doute s’il a 21 ans accomplis n’est point obligé au jeûne, parce que n’étant pas dans l’obligation d’accomplir ce précepte, c’est encore la liberté qui est en possession”, LIGUORI (1835), p. 6. 1176 Cf. : “Qu’un vieillard au contraire, doute qu’il ait 60 ans accomplis au - delà desquels il est exempt du jeune [sic], ce vieillard est tenu de jeûner par la raison que c’est la loi du jeûne qui est en possession”, LIGUORI (1835), p. 6 - 7.

673

est licite de ne pas le respecter1177 . En revanche, lorsque l’incertitude porte sur l’accomplissement du vœu, le vœu étant

certain, celui - ci est obligatoire1178 .

Le second principe (“Factum non præsiumitur nisi probetur”) énonce que nul n’encourt la peine s’il doute avoir

commis la faute à laquelle la peine est attachée1179 ; le troisième qu’il faut présumer qu’a été bien faite l’action dont on

doute qu’elle l’a été1180 . Le quatrième énonce la validité d’un acte dont la nullité n’a pas été prouvée : un mariage restera

valide quand sa nullité n’a pas été prouvée1181 .

La conscience probable. L’article III concerne la conscience probable et touche directement au propos de la

probabilité. La conscience probable estime licite l’action faite conformément à une opinion probable1182 . Mais il existe

plusieurs degrés de probabilité. LIGUORI après avoir défini l’opinion peu probable, la plus probable et la très - probable,

celle qui est moralement sûre1183 , s’intéresse aux conditions dans lesquelles il est licite de suivre l’opinion probable. Il

écarte cinq cas dans lesquels suivre l’opinion probable serait illicite. Parmi ceux - là, certains ont été explicitement récusés

par le saint - siège : en matière religieuse, il faut suivre l’opinion la plus certaine1184 ; s’agissant du traitement des malades,

le médecin doit suivre l’opinion la plus sûre1185 ; en justice, le magistrat doit rendre la sentence la plus probable1186 ; la

1177 Cf. : “De même si quelqu’un doute le jeudi que minuit soit sonné, après n’avoir rien négligé pour le savoir il peut manger de la viande s’il reste encore dans le doute : si quelqu’un doute avoir fait quelque vœu il n’est pas tenu à l’accomplir (…)”, LIGUORI (1835), p. 7. 1178 Cf. : “(…) mais c’est le contraire quand on est certain d’avoir fait le vœu, mais incertain de l’avoir accompli, parce qu’en ce cas c’est l’obligation du vœu qui est en possession : tandis qu’on n’a pas certitude d’avoir accompli son vœu, on est obligé de l’accomplir”, LIGUORI (1835), p. 7. 1179 Cf. : “Un autre principe certain est celui - ci : Factum non præsumitur nisi probetur : de manière que dans le doute, nul ne doit croire avoir encouru la peine s’il n’est pas sûr d’avoir commis la faute à laquelle elle est attachée”, LIGUORI (1835), p. 7. 1180 Cf. : “Voici un autre principe contraire, mais certain : Præsumirur factum quod de jure faciendum erat. C’est pourquoi dans le doute qu’une action n’eût été faite comme elle devait l’être, on doit présumer qu’elle a été bien faite”, LIGUORI (1835), p. 7. 1181 Cf. : “Le principe suivant n’est pas moins certain que les autres : Standum est pro valore actûs, donec constet de ejus nullitate : ainsi dans le doute si un mariage, un contrat, un vœu, une confession, sont valides, on doit les présumer tels tandis que leur nullité n’est pas prouvée”, LIGUORI (1835), p. 7. 1182 Cf. : “La conscience probable est celle qui d’après une opinion probable juge que l’action est licite”, LIGUORI (1835), p. 8. 1183 Cf. : “Mais il faut distinguer l’opinion peu probable, la probable, la plus probable et la très - probable, et celle qui est moralement sûre. L’opinion peu probable est celle qui repose sur un fondement faible. L’opinion plus probable est celle qui a un fondement plus fort et plus vraisemblable, de manière que l’opinion opposée est ou improbable ou faiblement probable. L’opinion moralement certaine est celle qui exclut toute crainte prudente, de sorte que l’opinion contraire est tout à fait improbable”, LIGUORI (1835), p. 8. 1184 Cf. : “Cela posé il est bon de savoir qu’il y a cinq cas ou [sic] l’on ne peut suivre l’opinion probable : 1° quand il est question de foi : parce qu’en cette matière, non - seulement il n’est pas permis de suivre l’opinion moins probable, mais même la plus probable ; car nous sommes tenus de suivre le principe le plus certain et par conséquent la religion la plus sûre qui est la religion catholique (…)”, LIGUORI (1835), p. 8. 1185 Cf. : “(…) 2° quand il s’agit du traitement des malades, car le médecin est obligé de se conformer à l’opinion la plus sûre et d’employer les remèdes les moins dangereux (…)”, LIGUORI (1835), p. 8. 1186 Cf. : “(…) 3° quand il s’agit de jugement : puisque le juge doit juger selon la sentence la plus probable, et rendre à chacun ce qui lui est dû (…)”, LIGUORI (1835), p. 8 - 9.

674

valeur du sacrement demande à ce que soit suivie l’opinion la plus certaine, celle qui est moralement sûre1187 ; il faut suivre

l’opinion la plus sûre quand la vie d’autrui est en jeu1188 . Une discussion casuistique s’amorce à propos des sacrements : le

salut de l’âme requiert des dispositions urgentes qui ne s’accommodent pas toujours avec la recherche de la certitude ;

l’opinion simplement probable voire l’opinion moins probable peut alors suffire. Ainsi, il est permis de baptiser le mourant

avec de l’eau distillée quand l’eau naturelle manque 1189 , - mais cela sous condition1190 . Il est permis de s’en tenir à

l’opinion probable en matière de sacrement quand il est présumable que l’Eglise le rendra valide en ôtant les empêchements

qui s’y trouveraient1191 . LIGUORI examine ensuite les cas où l’action peut avoir lieu en suivant l’opinion probable : de

deux opinions probables, il faut suivre la plus probable qui tient pour la loi et éliminer la moins probable qui tient pour la

liberté1192 ; il est illicite de suivre l’opinion certainement moins probable1193 .

La conscience probable : la liberté et la loi. La discussion la plus épineuse concerne la circonstance où deux

opinions également probables défendent l’une la liberté, l’autre la loi. Et à vrai dire, c’est dans ces circonstances seulement

que peut s’élever le doute de bonne foi. Le principe reste le même : lorsque l’opinion en faveur de la loi demeure seulement

équiprobable avec l’opinion en faveur de la liberté, la loi demeure douteuse et elle ne saurait ainsi obliger. Une loi ne peut

obliger que si elle est certaine, or elle est ici, par hypothèse, seulement douteuse. Il est licite de suivre l’opinion probable en

faveur de la liberté1194 . La force obligatoire de la loi provient de sa promulgation ; une loi douteuse est une loi

1187 Cf. : “(…) 4° quand il s’agit de la valeur d’un sacrement ; car le ministre en l’administrant ne peut se servir ni de l’opinion probable, mais il doit suivre le sentiment sûr qui est nécessaire pour la valeur du sacrement, ou du moins celle qui est moralement sûre”, LIGUORI (1835), p. 9. 1188 Cf. : “Il n’est pas permis de suivre l’opinion probable si elle met en danger de faire tort à autrui, par exemple, quand on n’est pas sûr que l’objet que l’on voit soit un homme ou une bête, on doit se garder de frapper, crût - on même très - probablement que c’est une bête”, LIGUORI (1835), p. 10. 1189 Cf. : “Cependant les docteurs conviennent que l’on peut se servir de l’opinion plus probable, même pour ce qui concerne la validité du sacrement, mais uniquement en deux cas. Le premier, quand il y a une extrême nécessité d’administrer le sacrement ; parce qu’on peut alors se servir non - seulement de l’opinion plus probable, mais de celle qui est peu probable : par exemple, de baptiser un mourant avec de l’eau distillée, si l’eau naturelle manque”, LIGUORI (1835), p. 9. 1190 Cf. : “Mais le baptême dans ce cas ne doit être donné que sous condition : par ce moyen l’on évite tout injure envers le sacrement s’il n’était pas valable”, LIGUORI (1835), p. 9. 1191 Cf. : “Le second cas c’est quand on présume que l’Eglise suppléera pour rendre le sacrement valide ;: c’est ce qui arrive relativement au sacrement de mariage et au sacrement de pénitence, parce qu’un mariage contracté étant probablement valide, on présume que l’Eglise, pour le rendre entierèment [sic] valide, ôte les empêchements s’il en reste. Et relativement à la pénitence; lorsqu’il y a opinion probable et que par conséquent le confesseur a le droit de l’administrer, l’Eglise peut encore suppléer, et même les pouvoirs du confesseur s’il en avait de moins étendus”, LIGUORI (1835), p. 9. 1192 Cf. : “Il est assurément permis d’agir d’après l’opinion très - probable, mais il est défendu d’agir d’après celle qui n’est que faiblement probable, qui tient pour la liberté contre l’opinion qui tient pour la loi”, LIGUORI (1835), p. 10. 1193 Cf. : “Il est également défendu d’agir d’après l’opinion certainement et notablement moins probable. La raison en est que l’opinion plus sûre étant d’un poids beaucoup plus fort, elle devient moralement ou presque moralement certaine, parce qu’on est fondé à la croire certainement vraie”, LIGUORI (1835), p. 10. 1194 Cf. : “Il est très - permis d’agir d’après l’opinion également ou quasi - également probable qui favorise la liberté, car dans ce cas la loi est complètement douteuse ; or c’est un principe certain que la loi douteuse ne peut imposer une obligation certaine. En effet, pour obliger, la loi doit être certaine, évidente, comme l’enseignent les docteurs”, LIGUORI (1835), p. 10.

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insuffisamment promulguée1195 . Lorsque l’opinion en faveur de la loi est probable, ce qui est révélé ce n’est pas la loi mais

le doute à propos de la loi : nulle obligation ne saurait s’en suivre1196 . Le doute qui porte sur cette loi montre qu’elle n’est

pas suffisamment promulguée1197 . Le doute sur l’existence de la loi montre que la loi n’est pas assez promulguée, et qu’elle

n’est pas ainsi une loi1198 . De la loi douteuse, LIGUORI conclut à la non - existence de l’obligation de la loi : une loi pour

être loi doit être promulguée, une loi promulguée ne peut contenir aucun doute sur son existence comme sur son contenu.

Sans cela les hommes devraient suivre comme loi toutes les opinions probables1199 . Lorsque Dieu veut qu’une opinion

oblige, il la rend suffisamment probable pour qu’elle paraisse promulguée comme loi1200 .

L’objection consiste à faire prévaloir l’éternité de la loi divine à laquelle l’homme ne peut se dérober : la loi divine

possède toujours1201 . Mais l’homme est lui aussi éternel et Dieu a considéré l’homme avant de lui donner la loi à laquelle il

allait le soumettre1202 . De ce fait la liberté possède avant la loi1203 . L’homme n’est lié qu’aux préceptes qui lui sont

clairement connus1204 . L’homme ne peut être soumis à l’obligation de la loi douteuse que s’il existe un précepte clairement

promulgué qui le prescrirait1205 . L’homme n’est obligé que par la volonté formelle de Dieu, que par les préceptes qui lui

1195 Cf. : “(…) la loi n’a force obligatoire que lorsqu’elle a été publiquement promulguée et révélée à l’esprit de chaque homme par les lumières de la raison ; car la loi non promulguée n’est pas une loi, pas du moins une loi obligatoire”, LIGUORI (1835), p. 10 - 11. 1196 Cf. : “Or, quand la loi est douteuse, quand l’opinion de la non - existence de la loi est probable, alors ce n’est plus la loi qui se trouve révélée à l’homme, mais seulement le soupçon que la loi existe. Comment, dans ce cas, l’opinion de la loi peut - elle devenir une loi obligatoire ?”, LIGUORI (1835), p. 11. 1197 Cf. : “Mais comment peut - on dire qu’une loi est suffisamment promulguée quand les docteurs ne sont pas d’accord sur cette loi ? Tandis qu’elle est en discussion une loi n’est pas une loi, elle n’est qu’une opinion : puis si ce n’est qu’une opinion ce n’est pas une loi”, LIGUORI (1835), p. 11. 1198 Cf. : “Tandis qu’il est probable qu’une loi n’existe pas, on peut dire qu’il est certain qu’elle n’existe pas, parce qu’elle n’est pas suffisamment promulguée”, LIGUORI (1835), p. 11. 1199 Cf. : “Ne semblerait - il pas cruel aux bonnes âmes de se trouver obligées à suivre comme loi toute opinion probable ?”, LIGUORI (1835), p. 11. 1200 Cf. : “Quand Dieu veut, dit - il [le P. Eusèbe], qu’une loi oblige, il est tenu à la rendre évidemment et notablement plus probable : autrement on est moralement sûr qu’il n’y a pas de loi qui oblige; car elle manque de la promulgation suffisante”, LIGUORI (1835), p. 11 - 12. 1201 Cf. : “Ceux qui sont d’un avis opposé disent que dans le doute, il faut préférer l’opinion qui milite en faveur de la loi divine ; parce que la loi divine étant éternelle, elle est en possession avant la liberté humaine”, LIGUORI (1835), p. 12. 1202 Cf. : “Mais on peut répondre que, si la loi divine est éternelle parce qu’elle a été dans l’esprit de Dieu de toute éternité, l’homme aussi est éternel puisqu’il a existé éternellement dans la pensée de Dieu. Et tout législateur examine d’abord quels sont ses sujets, pour leur appliquer ensuite la loi qui leur convient. Dieu contempla d’abord l’homme dans son état naturel et dégagé de tout lien, en suite il examina la loi qu’il voulait lui imposer. Quoiqu’éternelle, dit St. Thomas, la loi divine n’a cependant pu obliger l’homme avant de lui avoir été clairement révélée. Sylvius est du même sentiment”, LIGUORI (1835), p. 12. 1203 Cf. : “D’où il suit que l’homme est libre jusqu’à l’évidente promulgation de la loi”, LIGUORI (1835), p. 12. 1204 Cf. : “(…) pour qu’il soit lié par ces préceptes, il faut, il est de rigueur qu’ils lui soient manifestés”, LIGUORI (1835), p. 12. 1205 Cf. : “(…) de manière que si nous étions obligés d’observer une loi douteuse, il faudrait qu’il y eût une autre loi claire et certaine qui ordonnât que dans le doute si une loi existe ou n’existe pas, nous serions obligés de l’observer ; mais où est cette loi ?”, LIGUORI (1835), p. 13.

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sont clairement prescrits1206 . Suivre l’opinion probable ne peut, au pis, exposer qu’au péché matériel mais jamais comme le

ferait le probabiliorisme, au péché formel1207 .

Conclusion de C. LIGUORI explicite les principes du probabilisme dans un ouvrage destiné aux confesseurs. Le

probabilisme désigne un processus de description des situations difficiles de telle sorte que les faits rencontrés et rapportés

par le pénitent entrent dans l’une ou l’autre situation typique selon les normes morales qui les retiennent comme pertinents

ou non et les ordonnent ainsi par un sens normatif, le leur. Les faits mêmes ne font pas la situation difficile ; les mêmes faits

peuvent entrer dans différentes situations selon la norme retenue pour les ordonner, selon que prédomine la loi ou la liberté.

Conclusion du § 4. Le renouveau de la réflexion casuistique demeure tributaire chez LIGUORI du renouveau du

principe du probabilisme1208 qui s’appuie sur deux principes : la loi douteuse n’oblige pas1209 ; le principe de

possession1210 . Le mérite reconnu à LIGUORI a été de tenir le juste milieu entre les deux extrêmes du laxisme et du

rigorisme1211 . Mais par delà ces considérations théologiques et historiques, LIGUORI donne le premier des règles à la

1206 Cf. : “(…) d’après cela l’homme n’est nullement tenu à vouloir les choses que Dieu veut dans son esprit divin, mais uniquement celles que Dieu veut et qu’il leur a formellement manifestées par ses divins commandemens”, LIGUORI (1835), p. 14. 1207 Cf. : “Mais dès qu’on admet que telle ou telle opinion est certainement probable, d’une probabilité réelle, ce que l’on reconnaît facilement, lorsqu’elle est avouée comme probable par ceux même [sic] qui préfèrent l’opinion contraire, on peut alors juger qu’il y a doute, et, comme une loi douteuse est nulle de soi, l’on a la certitude que quoi qu’on fasse, l’action fût - elle mauvaise, si, pour me servir des termes de l’école, on la considère dans son objet matériel, elle est néanmoins moralement honnête : en sorte que si la loi de l’existence de laquelle on doute, existe réellement, la transgression de cette loi ne sera que matérielle, et ne pourra pas plus être imputable que lorsqu’on la transgresse ou parce qu’on l’ignore invinciblement, ou parce que l’on suit l’opinion contraire à cette loi, comme paraissant plus probable”, GOUSSET (1832), p. 53 - 54. 1208 Cf. : “Il ressort de là [Acte du onze mars 1871] qu’en l’exaltation de saint Alphonse et de sa morale, l’Eglise semble avoir considéré moins le système de l’auteur que les solutions pratiques avancées par lui. Elle poursuivait ainsi l’œuvre réparatrice à laquelle elle s’appliquait en morale depuis Alexandre VII. Ayant éliminé par diverses condamnations les intolérables excès d’une casuistique déréglée ou les maximes outrées de quelques auteurs contraires, elle trouve maintenant une somme de cas de conscience dont l’auteur joint un jugement sage et modéré à l’indubitable sainteté de la vie ; dans le désarroi et parmi les contradictions où tant de querelles ont jeté les consciences, elle estime ce livre salutaire et en sanctionne l’autorité. Par là, elle sait que seront évités dans le gouvernement des âmes les abus qu’elle réprouve ; elle fournit aux confesseurs des décisions dont aucune ne méritera censure. L’honneur de saint Alphonse est d’avoir accompli l’œuvre dont l’Eglise en son temps avait besoin”, DTC (1936, XIII - 1), c. 589 - 590. 1209 Cf. : “Mais, diront - ils, si l’opinion qui tient pour la loi est vraie devant Dieu, on va contre la volonté de Dieu, et l’on transgresse la loi en suivant une opinion opposée : nullement, puisqu’une loi douteuse n’est pas une loi qui oblige”, LIGUORI (1835), p. 13. Cf. : “(…) le probabiliste croit que, dans le même doute, ou lorsque les deux opinions contraires sont également, ou à peu près également probables, l’on peut suivre dans la pratique, indifféremment l’une ou l’autre opinion, sans avoir égard à la loi douteuse, que l’on doit regarder comme non avenue, comme ne pouvant produire aucun effet, et n’avoir aucun résultat, par cela même, dit - il, que n’étant pas suffisamment promulguée, suffisamment connue, elle ne peut être obligatoire ; lex dubia non obligat”, GOUSSET (1832), p. 51 - 52. 1210 Cf. : “(…) dans le doute on doit préférer la condition de celui qui possède : In dubio melior est conditio possidentis”, LIGUORI (1835), p. 56. 1211 Cf. : “Parmi les casuistes devant lesquels s’incline le théologien, il n’en est guère, peut - être même n’en est - il pas d’aussi habile, d’aussi renommé que Liguori. Tout concourt à donner du poids à ses décisions et à sa doctrine. Venu après le plus grand nombre d’auteurs qui ont agité les questions théologiques, il a pu balancer leurs jugemens, voir le fort et le faible de chacun d’eux, et c’est du choc ordinairement que jaillit la vérité”, LIGUORI (1835), p. vj ; “Puis après tout cela, ce qu’il faut mettre en avant, c’est la

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description normative des situations difficiles. Là où les casuistes jésuites marchaient à l’aveuglette, LIGUORI emploie des

procédures énonçant clairement les conditions et les limites de la constitution des cas par leur description.

Conclusion de la section II. Le principe de la casuistique chrétienne consiste à subsumer l’énoncé descriptif

d’une situation difficile sous l’énoncé descriptif d’une situation typique. En retour, la norme de la situation typique permet

soit l’évaluation morale de la situation difficile soit la détermination du contenu d’action à exécuter pour que l’exigence

éthique soit alors satisfaite. Cependant, cette opération de subsomption doit être garantie : contrairement à la casuistique

antique qui plaçait dans l’immanence de ce monde la situation type, les chrétiens mettent la vérité de ce monde dans

l’existence de DIEU infiniment transcendant. Dans la casuistique de l’Eglise antique, la situation typique se trouve dans

l’entendement créateur divin. Résoudre un cas consistait à trouver dans la volonté créatrice la situation que DIEU a voulue

pour ce monde et qui aurait été réalisée si la volonté pécheresse de l’homme ne l’avait empêchée. Pourtant comme la volonté

divine demeure impénétrable, et que la présence comme la nature de cette situation typique ne sauraient être affirmées en

toute certitude, une autre médiation a été chargée de ramener la situation difficile à la situation typique : les autorités

séculaires. Résoudre un cas, ce sera le ramener à un cas travaillé et composé par les Docteurs et les Auteurs graves. Cette

assertion caractérise le second moment de la casuistique catholique (le siècle d’or). Afin de traiter l’infinité des cas

rencontrés et possibles, les casuistes ont construit des situations typiques factices. Le monde des casuistes est un monde de la

fiction. Des situations sont élaborées afin de rendre raison des cas. L’apport de cette casuistique n’est pas négligeable ;elle a

souligné le rôle constitutif des descriptions : décrire, c’est construire selon du sens. Dans le domaine de l’action, le sens qui

totalise les faits et les unit est une norme. Comme pour chaque action, plusieurs normes morales entendent prévaloir,

plusieurs descriptions d’une même action sont possibles. D’où le théâtre des Dictionnaires. Et d’où la réaction de PASCAL

(troisième moment) qui déplore la perte du sérieux de l’action, qui rejette la plasticité du sens normatif et la malléabilité

décision de Rome, qui approuva toujours les enseignemens du saint docteur, comme ne faiblissant pas devant la vérité, comme ne trahissant jamais les intérêts de l’Evangile, comme ne se précipitant jamais dans les excès du rigorisme ou du relâchement”, LIGUORI (1835), p. vij; Non, le probabilisme bien entendu, n’ayant pour objet que les controverses de l’école, ne roulant que les questions au sujet desquelles les théologiens et les canonistes se trouvent plus ou moins partagés, le probabiliste n’a pas à craindre, comme tel, de s’écarter du juste milieu, que la sagesse prescrit en morale : il ne pourrait en sortir qu’en donnant à droite ou à gauche dans les systèmes condamnés par l’Eglise, ou réprouvés par l’éminente majorité des catholiques”, GOUSSET (1832), p. 105 ; Il n’est donc pas douteux que l’Eglise n’ait adopté la doctrine de saint Alphonse de Liguori, y compris sa morale. Le sens et l’étendue de cette adoption doivent être cherchés dans les textes mêmes que nous venons de relever. Il y apparaît que que l’Eglise apprécie par dessus - tout le juste milieu où s’est tenu le moraliste, entre les extrêmes contraires du laxisme et du rigorisme. Cette position est en effet celle de saint Alphonse”, DTC (1936, XIII - 1), c. 589 ; “Il a limité la nocivité pratique du probabilisme et du jansénisme”, DTC (1936, XIII - 1), c. 590.1212 Cf. : “Moral solutions to moral problems, so “situational ethics” pleaded, must spring from the unrepeatable personalities in unrepeatable situations”, STARK in WIENER (1973, I), p. 264.

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corrélative des situations ainsi décrite. La critique des Provinciales oblige la casuistique à préciser les procédures de la

description normative éthique du réel qui le construit en situation. PASCAL voit plus clair qu’il ne le dit en brossant le

portrait comique d’un “bon père” : la probabilité n’est que l’expression visible et manifeste du comique de toute casuistique.

Ce comique tient dans la perte du sens tragique : toute action a toujours, de droit, un sens normatif éthique. LIGUORI,

dernière étape de la casuistique catholique classique, développe ces procédures de constitution des situations par le sens

donné par leur description normative. Les principes du probabilisme ne sont pas autre chose que les règles requises pour

discerner entre les organisations possibles des faits rapportés par le pénitent celles qui s’accordent avec l’Ecriture. Si toute

organisation des faits est possible, comme l’attestait le laxisme dénoncé par PASCAL, toute description normative des faits

n’est pas pertinente. A ce moment, la casuistique classique arrive à son terme : elle pensait trouver dans la transcendance la

situation typique sous laquelle ranger la situation difficile ; elle a été conduite à composer avec les sujets engagés dans les

situations de ce monde, avec leurs efforts descriptifs et avec leurs conditions de vie. Tel est précisément le point de départ de

l’ éthique de situation.

SECTION III. L’ETHIQUE DE SITUATION.

L’ éthique de situation réalise la synthèse des casuistiques gréco - romaines et catholique classique. La casuistique

antique résolvait une situation difficile en la rapportant à une situation présente dans ce monde ; la casuistique catholique la

décrivait de sorte qu’elle puisse correspondre à une situation telle que DIEU l’aurait voulue et réalisée si la volonté libre et

faillible de l’homme ne l’avait autrement disposée. Avec l’éthique de situation, la situation présente rencontrée doit répondre

à l’appel singulier adressé par la divinité à la créature. La situation difficile est a priori surmontable par son examen

complet. Résoudre un cas consiste à le ramener, de l’intérieur de la situation vécue, à ce que DIEU a voulu pour l’homme en

elle. La situation difficile et la situation typique coïncident dans l’immanence : le cas est la situation typique encore

inaperçue du sujet qui la vit ; la situation typique n’est ni extérieure ni transcendante au sort de l’homme. Ainsi, au moins

dans le projet, le monde de l’action ne connaît pas de doublure : les solutions sont d’ores et déjà de ce monde, dans ce monde

; les hommes engagés dans les situations difficiles peuvent personnellement, sans intermédiaire aucun, retrouver cette

solution1212 . La notion d’éthique de situation désigne en réalité plusieurs courants différents qui vont du début à la

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première moitié du XXe s. Les précurseurs sont des théologiens de langue allemande1213 souvent marqués par l’influence du

protestantisme (BRUNNER, THIELICKE, GRIESEBACH). Leurs ouvrages ne sont pas disponibles en français. Les

décisions pontificales de la part de PIE XII (discours du 18 avril 1952 ; Instruction du Saint - Office du 2 février 1956)

voulurent mettre un terme à cette première vague. Un courant plus récent dans la pensée chrétienne anglo - saxonne est

regroupé sous la même appellation d’éthique de la situation (FLETCHER ; ROBINSON auxquels peut être ajouté, non sans

expresses réserves, HÄRING). C’est ce dernier courant que vise PAUL VI1214 . Les principes des morales de la situation

dans leur version renouvelée anglo - saxonne seront exposés (§ 1) ; les objections qu’elles se virent opposées seront

rappelées parce qu’elles en éclairent l’intention, outre le fait qu’elles valent comme autant de prises de position à l’égard

d’une nouvelle forme de casuistique (§ 2). La pensée originale de l’éthique existentiale de Karl RAHNER mérite une place à

part en raison des rapprochements possibles avec le projet défendu par l’éthique descriptive (§ 3).

§ 1. Les éthiques de la situation dans le courant anglo - saxon.

Les ouvrages des théologiens allemands cités ne sont pas disponibles en français1215 . Aussi seules les thèses

disponibles de trois représentants de ce courant controversé seront présentées. Les œuvres de FLETCHER ne sont

accessibles en FRANCE que de seconde main par l’étude de LEJEUNE (A). En revanche les travaux de ROBINSON (B) et

de HÄRING (C) ont été traduits et abondamment commentés. L’absence de documents d’un côté et la disponibilité de textes

de l’autre font porter le débat sur le courant anglo - saxon au détriment d’une étude, encore à faire semble - t - il, du

mouvement d’outre - RHIN.

A. Une “stratégie de l’amour”. FLETCHER.

A défaut de trouver la traduction intégrale des travaux majeurs de FLETCHER1216 , LEJEUNE trace un bref tableau

de ses principes et traduit quelques passages1217 . Le situationnisme de FLETCHER entend donner une réponse à

l’antinomie des morales universalistes et des morales du cas. L’action morale peut suivre des principes tout en demeurant

1213 Cf. : “Il convient pourtant de relever que l’expression “éthique de situation” est parfois appliquée à un courant de théologie morale né en Europe occidentale, principalement en Allemagne, peu avant la seconde guerre mondiale”, LEJEUNE (1977), p. 8, n. 1. 1214 Cf. DC (1965, 1441), c. 213 - 214 ; DC (1970, 1573), p. 953 - 955 ; DC (1972, 1616), p. 803 - 805. 1215 Cf. RAHNER (1966), p. 144, n. 1 pour une bibliographie de ce courant. 1216 Situation Ethics. Londres, 1966 ; “What’s in a rule ? A Situationnist’s View”. Londres, 1968. 1217 Cf. : “J’ai choisi l’itinéraire le plus simple : suivre principalement Fletcher et le questionner”, LEJEUNE (1977), p. 11.

680

inscrite dans la singularité d’une situation1218 . FLETCHER envisage de baptiser sa morale de néo - casuistique1219 ; il la

distingue de l’ancienne casuistique par ce nouveau but d’élaboration des décisions1220 et non plus d’application de normes

préalablement déduites de normes plus générales.1221

Le situationnisme de FLETCHER. “Parfois un homme doit mettre ses principes de côté et faire ce qu’il

doit”1222 : la préface de Situation Ethics (1966) se place sous la bannière de ce chauffeur de S. LOUIS qui après avoir

rappelé que sa famille a toujours voté Républicain déclare qu’il ne votera pas pour le candidat républicain. FLETCHER

nomme situationnisme sa conception de la conduite morale. Il présente quatre caractères : le pragmatisme que FLETCHER

conçoit comme une méthode1223 ; le relativisme des règles morales qui ne reconnaît comme seul absolu que l’agapè1224 ; le

positivisme qui fait précéder les jugements de valeur (“la foi d’abord !”1225 ) aux jugements de fait1226 ; le

personnalisme1227 qui place au cœur de la relation à autrui l’agapè1228 - auxquels s’ajouterait le nominalisme. Ce

situationnisme se manifeste d’emblée par le rejet simultané des thèses universaliste et singularisante, par la conservation

1218 Cf. : “As Paul Ramsey has pointed out, with some distaste, my approach is both personalistic and contextual”, FLETCHER (1970), p. 14. 1219 Cf. : “It is “casuistry” (case -based) in a constructive and nonpejorative sense of the word. We should perhaps call it “neocasuistry.” Like classical casuistry, it is case - focused and concrete, concerned to bring Christian imperatives into practical operation”, FLETCHER (1970), p. 29. 1220 Cf. : “The situation ethic, unlike, some other kinds, is an ethic of decision - making decisions rather than “looking them up” in a manual of prefab rules”, FLETCHER (1970), p. 52 ; “It does not ask what is good but how to do good for whom ; not what is love but how to do the most loving thing possible in the situation. It focuses upon pragma (doing), not upon dogma (tenets). Its concern is with behaving according to the believing. It is an activity, not a feeling, an “activistic” ethic”, FLETCHER (1970), p. 52. 1221 Cf. : “But unlike classical casuistry, this neocasuistry repudiates any attempt to anticipate or prescribe real - life decisions in their existential particularity”, FLETCHER (1970), p. 29 - 30. 1222 Cf. : “Let an anecdote set the tone. A friend of mine arrived in St. Louis just as presidential campaign was ending, and the cab driver, not being above t he battle, volunteered his testimony. “I and my father and grandfather before me, and their fathers have always been straight - ticket Republicans.” “Ah”, said my friend, who is himself a Republican, “I take it that it means you will vote for Senator So - and - So.” “No, said the driver, “there are times when a man has to push his principles aside and do the right thing.” That St. Louis cabbie is this book’s hero”, FLETCHER (1970), p. 13. 1223 Cf. : “We must realize, however, that pragmatism, as such, is no self contained world - view. It is a method, precisely. It is not a substantive faith, and properly represented it never pretends to be”, FLETCHER (1970), p. 42. 1224 Cf. : “There must be an absolute or norm of some kind if there is to be an any true relativity. This is the central fact in the normative relativism of a situation ethic. It is not anarchic (i. e., without an archè, an ordering principle). In Cristian situationism the ultimate criterion is, as we shall be seeing, “agapeic love.” It relativizes the absolute, it does not absolutize the relative !”, FLETCHER (1970), p. 44 - 45. 1225 Cf. : “The faith comes first”, FLETCHER (1970), p. 49. 1226 Cf. : “In moral theology, or, if you prefer, theological morals or Christian ethics, the key category of love (agapè) as the axiomatic value is established by deciding to say, “Yea” to the faith assertion that “God is love” and thence by logic’s inference to the value assertion that love is the highest good”, FLETCHER (1970), p. 49. 1227 Cf. : “Ethics deal with human relations. Situations ethics puts people at the center of concern, not things. Obligation is to persons, not to things ; to subjects, not to objects. The legalist is a what asker (What does the law say ?) ; the situationist is a who asker (Who is to be helped ?à. That is, situationists ate personalistic”, FLETCHER (1970), p. 50. 1228 Cf. : “As we shall see, Christian situation ethics has only one norm or principle or law (call it as you will) that is binding and unexceptionable, always good and right regardless of the circumstances. That is “love” - the agapè of the summary commandment to love God and the neighbor. Everything else without exception, all laws and rules and principles and ideals and norms, are only contingent, only valid if they happen to serve love in any situation”, FLETCHER (1970), p. 30.

681

d’un principe de la conduite morale, par un relativisme de l’appréciation morale1229 . FLETCHER s’oppose aux tenants de

la prescription par des normes extérieures au sujet comme aux tenants de l’impulsion personnelle mais injustifiable.

Un premier thème commun à toutes les formes de la morale de la situation apparaît ici : dans sa conduite morale,

l’homme n’a pas à appliquer des lois qui lui demeureraient extérieures. En cela, il ne récuse pas la nécessaire subordination

de la volonté de l’homme à celle de Dieu1230 , mais il conteste un strict légalisme1231 , parfaitement analysé par

RAHNER (1966), qui voudrait que l’homme applique des lois et des normes à une situation unique et singulière1232 . Pour

autant, il se défie tout autant de l’excès inverse qui mettrait toute la moralité du principe de la conduite dans la spontanéité

aveugle ou illuminée1233 d’un antinomisme1234 . FLETCHER oppose à cela une norme de conduite mais une norme de

conduite toute personnelle1235 : l’amour.

L’amour dispose de la force obligatoire d’une norme car il s’agit d’une norme ; cependant par nature cette norme

opère le discernement nécessaire dans chaque situation pour savoir ce qui est exactement à faire, ce qui répond à l’appel de

Dieu dans cette situation1236 . De la sorte les lois morales n’ont plus de valeur absolue ; elles ne peuvent rien ordonner par

elles - mêmes parce qu’elles sont subordonnées à l’amour1237 . Ainsi le situationnisme de FLETCHER est l’interaction entre

l’agapè, les principes de l’Eglise et de la culture, le moment de la décision1238 . Il est relativiste en cela que les lois, lois

1229 Cf. : “There are no “values” in the sense of inherent goods - value is what happens to something when it happens to be useful to love working for the sake of persons”, FLETCHER (1970), p. 50 ; “Anything, material or immaterial, is “good” only because it is good for or to somebody”, FLETCHER (1970), p. 50. 1230 Cf. : “Il ne met pas en cause le fait que l’homme soit ordonné à Dieu. Il ne plaide nullement en faveur de l’autonomie de l’homme”, LEJEUNE (1977), p. 19. 1231 Cf. : “With this approach [legalism] one enters into every decision - making situation encumbered with a whole apparatus of prefabricated rules and regulations. Not just the spirit but the letter of the law reigns. Its principles, codified in rules, are not merely guidelines or maxims to illuminate the situation ; they are directives to be followed. Solutions are preset, and you can “look them up” in a book - a Bible or a confessor’ manual”, FLETCHER (1970), p. 18. 1232 Cf. : “La réponse du “légalisme” consiste à dire que cette volonté de Dieu nous parvient par des lois, des impératifs extérieurs à l’homme, qu’il s’agisse des lois scripturaires, naturelles ou ecclésiastiques”, LEJEUNE (1977), p. 19 - 20. 1233 Cf. : “Over against legalism, as a sort of polar opposite, we can put antinomianism. This is the approach with which one enters into the decision - making situation armed with non principles or maxims whatsoever, to say nothing of rules. In every “existential moment” or “unique” situation, it declares, one must rely upon the situation of itself, there and then, to provide ethical solution”, FLETCHER (1970), p. 22. 1234 Cf. : “La réponse de l’“antinomisme”, à l’opposé, telle qu’elle apparaît surtout dans le gnosticisme, refuse toute loi objective pour lui préférer l’illumination intérieure, c’est - à - dire un pouvoir de décision qui se manifeste dans la spontanéité subjective”, LEJEUNE (1977), p. 20. 1235 Cf. : “Toute l’éthique pratique sera donc une mise en œuvre circonstanciée de l’amour ou, comme dit Fletcher, une “stratégie de l’amour” (p. 31), - ce qui revient à dire qu’elle sera principalement personnaliste”, LEJEUNE (1977), p. 21. 1236 Cf. : “Ainsi, l’éthique chrétienne repose bien sur un absolu. Mais cet absolu est aussi totalement “relatif”, en ce sens qu’il est capable de s’adapter à chacune des situations humaines. La catégorie fondamentale de l’amour permet dès lors de rompre avec une éthique de la conformité ou de l’obéissance ; elle postule au contraire le discernement de chaque occurrence”, LEJEUNE (1977), p. 20 - 21. 1237 Cf. : “Le situationniste ne s’oppose pas aux règles et aux lois, mais il les relativise : il n’y voit pas des ordres absolus. Les règles ont un rôle illuminateur, mais pas directeur. Elles peuvent indiquer une voie, mais pas prescrire des actes”, LEJEUNE (1977), p. 21. 1238 Cf. : “Le situationnisme est une méthode qui procède, pour ainsi dire, à partir de 1°) sa seule et unique loi, agape (amour), vers 2°) la sagesse de l’église et de la culture, contenant plusieurs principes généraux plus ou moins dignes de confiance, et vers 3°) le kairos (moment de la décision, accomplissement du temps) dans lequel l’être responsable en situation décide si la sagesse peut ou non y servir l’amour”. (p. 35)”, cité in LEJEUNE (1977), p. 21 - 22.

682

naturelles et lois positives divines comprises, doivent toujours être amendables pour s’adapter aux circonstances

particulières1239 . Cette position est positiviste en ce sens très particulier que la volonté précède et pose la réalité morale :

celle - ci n’est pas déductible d’un ordre de valeurs1240 . Elle se veut pragmatique parce qu’elle cherche l’efficacité

pratique1241 . Elle est personnaliste en cela qu’elle inscrit la notion d’agapè dans la relation à autrui ; elle n’est donc pas un

individualisme1242 : “Ein Mensch ist kein Mensch”1243 .

Les six thèses de Situation Ethics. Thèses 1 à 3. LEJEUNE reprend et commente les six thèses de

Situation Ethics. La première énonce : ““Une seule chose est intrinsèquement bonne, l’amour, absolument rien

d’autre”(p. 57)””1244 . FLETCHER rattache cette première thèse au nominalisme. Le primat du sujet et de l’amour sur la loi

est affirmé de sorte qu’il n’existe rien qui soit bon en soi1245 , pas même ce qui est commandé par les commandements. Le

mensonge peut être permis par l’amour1246 . Le discours de PIE XII reviendra sur cette thèse pour la condamner au nom de

choses qui restent toujours en elles - mêmes mauvaises quelles que puissent être les circonstances. La seconde thèse souligne

la primauté de l’amour sur la loi1247 : ““La norme régulatrice de la décision chrétienne est l’amour, rient [sic] d’autre”

(p. 69)”1248 . Cette deuxième thèse insiste sur la responsabilité du sujet dans une éthique de la situation où il ne lui est plus

possible de se réfugier derrière l’observation stricte des lois1249 . La troisième thèse établit l’identité entre amour et justice :

1239 Cf. : “(…) relativisme qui ne tient pas seulement aux limites de notre connaissance, mais, plus fondamentalement, à la variation du commandement de Dieu. Les Ecritures nous laissent en effet apercevoir que, si c’est bien partout et toujours le même Dieu - Libérateur qui commande, ce qu’il requiert de l’homme n’est pas toujours et partout identique”, LEJEUNE (1977), p. 23 - 24. 1240 Cf. : “La foi vient en premier lieu : telle est la formule de ce “positivisme”. Elle signifie, pour notre propos, que les jugements de valeur ne découlent pas des jugements de faits, mais au contraire les précèdent, qu’ils sont du domaine de la décision, et non du domaine de la déduction”, LEJEUNE (1977), p. 24. 1241 Cf. : “Dans son livre, il désigne, parmi les racines philosophiques de l’éthique de situation, ce même pragmatisme, c’est - à - dire ce courant de pensée pour lequel la vérité et le bien sont “ce qui agit”, ce qui est opératoire et efficace”, LEJEUNE (1977), p. 22 - 23. 1242 Cf. : “(…) Fletcher signale, parmi les racines de l’éthique de situation, le personnalisme, - à savoir : non pas l’individualisme, car l’éthique de situation est soucieuse du fait social, mais la valorisation de la personne engagée dans une multiple relation “Je - Tu””, LEJEUNE (1977), p. 24. 1243 Cf. FLETCHER (1970), p. 50. 1244 Cf. LEJEUNE (1977), p. 25. 1245 Cf. : “Fletcher rattache cette thèse au nominalisme classique. Selon ce courant de pensée, la vérité et la qualité ne sont pas dans les choses, mais dans le regard porté sur elles. Ainsi, il n’existe pas de bien en soi, indépendamment des personnes. Le bien n’est pas une qualité universelle qui s’appliquerait automatiquement à certains objets ou actes. Il est plutôt une qualité relationnelle, c’est - à - dire qu’il varie selon le vécu interpersonnel”, LEJEUNE (1977), p. 25. 1246 Cf. : “Il en découle, par exemple, qu’on ne pourra suivre Kant quand il répute [sic] le mensonge “toujours” mauvais. Nous pouvons penser, au contraire, que si le mensonge est au service de l’amour, il est bon, puisque seul est bon ce qui est au service de l’amour. Il faut refuser de dire bonnes en soi des choses telles que la loi, la vie, la vérité, la chasteté, la propriété, le mariage, etc.”, LEJEUNE (1977), p. 25 - 26. 1247 Cf. : “Notre auteur souligne que Jésus et Paul vont bien au - delà de la loi, que leur éthique n’est pas fondée sur des préceptes mais sur l’exigence de l’amour”, LEJEUNE (1977), p. 26. 1248 Cf. LEJEUNE (1977), p. 26. 1249 Cf. : “D’ailleurs, ajoute - t - il [FLETCHER], contrairement à ce qu’il prétend, le légaliste se contente finalement de peu : la conformité à la loi, tandis qu’en faisant appel à l’amour responsable l’éthique de situation pose une exigence totale. Elle élargit considérablement le champ de la liberté, c’est vrai, mais aussi celui de la responsabilité”, LEJEUNE (1977), p. 27.

683

““ Amour et justice sont semblables, car la justice est l’amour distribué, et rien d’autre” (p. 87)”1250 . C’est déjà proposer

une définition de l’amour : l’agapè n’est pas un sentiment qui ne s’exercerait que dans les relations interpersonnelles1251 ;

elle est un mouvement réfléchi et calculateur qui cherche l’utile1252 et cette utilité est celle d’une communauté. L’éthique de

la situation de FLETCHER se trouve dans le prolongement de l’utilitarisme1253 . L’application de ce principe utilitariste va

jusqu’à justifier l’emploi de la bombe nucléaire sur HIROSHIMA pour mettre fin à un conflit coûteux en vies humaines1254

. Le conflit ne saurait être entre l’agapè et la justice mais entre l’agapè - sentiment et l’agapè - utilité1255 .

Les six thèses de Situation Ethics. Thèses 4 à 6. La quatrième thèse détermine le destinataire de l’amour :

““ L’amour veut le bien du prochain, qu’il nous plaise ou non” (p. 103)”1256 . Conformément au précédent principe, l’amour

n’est pas un sentiment qui toujours préfère et exclut. Il porte sur tous les hommes ; il est une attitude1257 . Cette attitude

procède d’un jugement qui pèse et examine1258 . Elle n’est pas déterminée une fois pour toutes ; elle n’est pas déductible

d’un ordre de valeurs : elle est donc une attitude créatrice1259 . Tout acte d’amour exige un calcul préalable des

conséquences de la conduite encore possible1260 et qui n’est pas sans rappeler l’utilitarisme. Ainsi, l’amour fera choisir la

mort de mon père s’il me faut choisir entre elle et celle d’un médecin génial1261 . La cinquième thèse procède d’une analyse

de l’action : ““La fin seule justifie les moyens, rien d’autre” (p. 120)”1262 . De sorte que l’amour qui est absolu en tant que

fin participe aussi de la relativité en tant que moyens1263 . La conduite morale a toujours un contenu déterminé par la fin

1250 Cf. LEJEUNE (1977), p. 27. 1251 Cf. : “A ses yeux, l’amour - agapè, par le fait qu’il est attentif au bien d’autrui, relève de la raison et non du sentiment. En cela, il est différent de la “philia” et de l’éros” [sic]”, LEJEUNE (1977), p. 28. 1252 Cf. : “Rationnelle, l’agapè se fait distributive, c’est - à - dire “juste”. Elle “utilise sa tête”, dit Fletcher, c’est - à - dire qu’elle calcule ses devoirs, ses ressources et les opportunités”, LEJEUNE (1977), p. 28. 1253 Cf. : “Dès lors l’agapè est soucieuse de l’utile : l’éthique de situation est souvent très proche de l’utilitarisme en ceci qu’elle prône le plus grand bien du plus grand nombre”, LEJEUNE (1977), p. 28 - 29. 1254 Cf. : “Ainsi, c’est bel et bien l’amour - agapè qui guida le président Truman lorsqu’il décida d’employer la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki, seul moyen, d’en finir avec une guerre qui risquait de durer fort longtemps, et donc de faire beaucoup plus de victimes”, LEJEUNE (1977), p. 29. 1255 Cf. : “Il s’ensuit que le choix n’est certainement pas entre amour et justice, mais plutôt entre deux types d’amour opposés : la sentimentalité et l’utilité. L’agapè implique le discernement de l’utile”, LEJEUNE (1977), p. 29. 1256 Cf. LEJEUNE (1977), p. 29. 1257 Cf. : “(…) l’amour chrétien est dans l’attitude, non dans le sentiment ; il concerne la volonté, non l’émotion. Par là, il est amour de tous, et donc amour qui n’exige pas la réciprocité et peut s’étendre jusqu’au non - désirable, à l’ennemi”, LEJEUNE (1977), p. 29. 1258 Cf. : “L’amour est l’œuvre de la conscience analytique”, LEJEUNE (1977), p. 30. 1259 Cf. : “(…) Fletcher précise qu’on ne peut spécifier et délimiter à l’avance, a priori, ce qu’est la requête de l’amour. Une telle exigence serait, selon lui, typiquement légaliste puisqu’elle dirait, sous forme de lois, ce que l’amour peut faire ou ne pas faire. Il veut, au contraire, s’en tenir ici à un principe formel, sans contenu spécifié par avance”, LEJEUNE (1977), p. 30. 1260 Cf. : “(…) mettre en œuvre l’amour exige que l’on calcule justement les conséquences”, LEJEUNE (1977), p. 30. 1261 Cf. : “(…) si je dois choisir entre la mort de mon père et celle d’un médecin génial qui a découvert un très important remède, je choisirai celle de mon père, en fonction de l’utilité qui m’incline à élire ce qui est le plus utile au plus grand nombre de personnes”, LEJEUNE (1977), p. 30 - 31. 1262 Cf. LEJEUNE (1977), p. 31. 1263 Cf. : “(…) l’amour est de l’ordre de la fin et des moyens, de l’ordre de l’absolu et du relatif”, LEJEUNE (1977), p. 31.

684

poursuivie1264 ; FLETCHER récuse la notion d’impératif catégorique, - ce qui intéresse plus particulièrement une éthique

descriptive. L’universalité ne s’accommode pas de la variété des situations1265 . La sixième thèse reprend la notion de

situation dans laquelle et depuis laquelle la décision morale doit être prise : ““ Les décisions de l’amour sont prises selon la

situation, non pas selon des prescriptions”(p. 134)”1266 . Cela revient au renoncement d’une éthique qui déduirait les

devoirs valables pour une situation à partir de normes générales. La question éthique se formule en ces termes : Quoi ?

Pourquoi ? Qui ? Quand ? Où ? Quel choix ? Comment ?1267 . Elle se pose toujours en situation si bien que FLETCHER

nomme aussi l’éthique de situation écologie éthique1268 . FLETCHER définit la situation comme le cadre objectif dans

lequel l’action humaine doit s’inscrire1269 . Si l’obligation est relative à la situation, elle est absolue dans cette situation1270

et FLETCHER de reprendre l’exemple opposé par CONSTANT à KANT : la véracité n’est un devoir absolu que si la

situation le réclame ; le mensonge peut tout aussi bien être requis si la situation l’appelle1271 .

Conclusion de A. L’éthique de la situation de FLETCHER présente des traits qui se retrouveront dans les autres

formes de morale de la situation : le souci de l’adaptation à la singularité1272 ; l’insuffisance des lois extérieures à la

situation ; l’insuffisance de la déduction des devoirs à partir de ces lois ; le rôle de l’agapè. Il reste que les autres formes de

morales de situation sauront mettre davantage l’accent sur l’historicité de la situation, sur la cause et sur la nature de la

singularité de la situation. La résolution des cas éthiques passe par leur identification : savoir ce qui se passe hic et nunc c’est

apercevoir quelle demande singulière DIEU adresse à l’homme qui est engagé dans ce cas. FLETCHER supprime donc le

recours à l’extériorité : chacun doit se décider dans la situation difficile qu’il vit ; il ne supprime pas le recours à la

transcendance puisque l’action bonne répond à un appel de la divinité. Mais la loi de l’agapè se manifeste dans la situation et

elle se fait connaître à qui sait identifier cette situation comme un appel.

1264 Cf. : “Pour Fletcher, une action est, en soi, vide et dépourvue de moralité, elle n’est ni bonne ni mauvaise par elle - même, mais le devient en fonction de la fin poursuivie. C’est donc le but qui donne sens à l’action”, LEJEUNE (1977), p. 31. 1265 Cf. : “Fletcher refuse donc l’impératif catégorique de Kant : il n’existe à ses yeux que des impératifs hypothétiques, c’est - à - dire conditionnels (conditionnés par la fin poursuivie). Il rejette tout autant la revendication d’universalité qui caractérise l’éthique kantienne, car, pour lui, aucune œuvre humaine ne peut prétendre à l’universel sans masquer la variété de la vie”, LEJEUNE (1977), p. 31 - 32. 1266 Cf. LEJEUNE (1977), p. 32. 1267 Cf. LEJEUNE (1977), p. 33. 1268 Cf. : “Une telle éthique peut être nommée “écologique” en ce qu’elle vise primordialement l’homme dans son environnement. Hors de ce contexte vital, les questions éthiques restent abstraites”, LEJEUNE (1977), p. 33. 1269 Cf. : “Sometimes, he [Paul LEHMANN] means that Christian action should be tailored to fit objective circumstances, the situation. It is in this second sense that I use it”, FLETCHER (1970), p. 14. 1270 Cf. : “Our obligation is relative to the situation, but obligation in situation is absolute”, FLETCHER (1970), p. 27. 1271 Cf. : “We are only “obliged” to tell the truth, for example, if the situation calls for it ; if a murderer asks us his victim’s whereabouts, our duty might be to lie”, FLETCHER (1970), p. 27. 1272 Cf. : “Situation ethics aims at a contextual appropriateness - not the “good” or the “right” but the fitting”, FLETCHER (1970), p. 27 - 28

685

B. ROBINSON.

John ROBINSON souligne les limites de l’“ancienne morale” dont la version qu’il dénonce est nommée “morale

supranaturaliste”, pour présenter par après le contenu de la “nouvelle morale”, la morale de la situation. Il s’efforce, cela dès

Honest to God (1963), de minimiser la nouveauté de la morale de la situation qui ne serait que le visage différent de

l’ancienne morale1273 avec l’accent plus fortement porté sur le commandement de l’amour1274 .

L’“ancienne morale”. ROBINSON rejette l’idée que les notions morales soient attachées définitivement aux

choses et aux actes en eux - mêmes, - négligeant ainsi tous les changements apportés par l’histoire, la diversité des cultures

et des mœurs1275 . Ainsi le divorce est une pratique qui demeure toujours immorale parce que le mariage est en soi

indissoluble1276 . L’alliance visible est fondée sur une alliance invisible plus profonde et intangible1277 . Cette

interprétation de la morale chrétienne la rend incapable de suivre les changements et les modifications apportées par le

temps1278 . Cette position revient à déprécier l’importance des changements sociaux, de poser la souveraineté des principes

moraux1279 . ROBINSON montrera que cette pérennité des principes équivaut à placer Dieu en dehors de l’histoire

humaine.

L’interprétation de la morale chrétienne en des termes aussi absolus est, selon ROBINSON, infidèle à la morale du

NT1280 . Cette absoluité des notions s’accompagne d’une démarche déductive depuis ces principes intangibles. L’Eglise est

l’institution médiatrice qui fera appliquer ces principes à chaque circonstance de la vie1281 . Il n’y a pas méconnaissance des

1273 Cf. : “Cette “nouvelle morale” n’est, naturellement, rien autre chose que la vieille morale (…)”, ROBINSON (1964), p. 156. 1274 Cf. : “(…) de même que le nouveau commandement est l’ancien, dans sa fraîcheur, - le commandement de l’Amour”, ROBINSON (1964), p. 156. 1275 Cf. : “Certaines choses demeurent toujours “mauvaises” et “rien ne peut les rendre bonnes”, et certains actes sont toujours des “péchés” qu’ils soient ou non condamnés comme des “crimes” par les diverses sociétés humaines”, ROBINSON (1964), p. 140. 1276 Cf. : “Il n’est pas question que “ce que Dieu a uni, quelque homme puisse le détruire” : aucun homme s’il le voulait ne le pourrait. Car le mariage n’est pas simplement indissoluble : il est ineffaçable”, ROBINSON (1964), p. 142. 1277 Cf. : “A la même catégorie appartient la notion que l’essence du mariage est une réalité métaphysique ou quasi - physique, constituée par le sacrement qui demeure permanent, quels que soient les liens qui unissent réellement les époux, même s’il existe un indice quelconque que dans la vie pratique ces liens soient en fait inexistants. La réalité empirique ne peut être modifiée par aucun fait empirique, ou dénouée par aucune fiction légale”, ROBINSON (1964), p. 142. 1278 Cf. : “Pour elle certaines choses sont toujours bonnes et d’autres sont toujours mauvaises. Ces normes chrétiennes sont valables éternellement et demeurent inchangées au milieu de tout ce qui est relatif et mouvant”, ROBINSON (1968), p. 24. 1279 Cf. : “D’un côté il y a ceux qui disent qu’il n’y a pas de changement social ou physique qui puisse provoquer un changement essentiel à nos jugements moraux. Les principes demeurent constants, toujours les mêmes”, ROBINSON (1968), p. 115. 1280 Cf. : “(…) je me dois en tant que spécialiste du Nouveau Testament de dire que ces règles que l’on ne doit jamais enfreindre n’existent pas. La morale chrétienne ne comporte pas ce genre de propositions invariables”, ROBINSON (1968), p. 39. 1281 Cf. : “L’Eglise existe, pour proclamer à toutes les générations ce noyau infrangible d’enseignement moral fondé sur les lois de Dieu et les commandements du Christ, qu’on les accueille ou qu’on les repousse”, ROBINSON (1968), p. 24.

686

difficultés nouvelles de l’existence ; ces difficultés peuvent cependant toujours trouver une solution par la voie de

l’Eglise1282 . Cette tâche incombera à la casuistique.

L’“ancienne morale” ; l’éthique de situation et la casuistique. La casuistique n’est donc pas une méthode

d’esprit contraire à cette démarche déductive et qui viendrait la corriger pour les circonstances les plus difficiles. La

casuistique, dans son esprit même, confirme ce mouvement déductif : il s’agit de resserrer au plus près du réel les mailles du

filet normatif1283. A vrai dire, quand FLETCHER parle de la morale de la situation comme d’une nouvelle casuistique, la

comparaison a plutôt valeur de distinction1284 . Les normes les plus générales peuvent fort bien trouver à s’appliquer dans

les occurrences singulières de l’existence par une déduction plus poussée du contenu de ces principes1285 . Ainsi l’éthique

de la situation ne s’apparente pas du tout à la casuistique : celle - ci est l’effort persistant des normes pour s’appliquer au cas

au travers duquel la singularité est incessamment subsumée sous la norme1286 ; celle - là sera la considération de la

singularité dans ce qu’elle a de plus irréductible. La casuistique poursuit le mouvement de jugement déterminant ; l’éthique

de la situation cherchera par un jugement réfléchissant quelle sera la norme à appliquer. L’ancienne morale qui reposait sur

les principes révélés sur le SINAI prétend pouvoir déduire de ces normes universelles l’ensemble des préceptes singuliers

applicables dans la situation1287 .

1282 Cf. : “Selon ce point de vue, c’est l’éthique chrétienne qui se charge d’appliquer ces normes à la situation changeante. L’éthique commence par reconnaître que la Bible jette une sorte de “filet” divin ou de cadre sur le déroulement des affaires humaines, la tâche des moralistes étant de s’occuper du maintien et des réparations de ce “filet” pour chaque génération nouvelle, d’en préciser le dessin au fur et à mesure que les situations nouvelles font naître à des devoirs nouveaux”, ROBINSON (1968), p. 24 - 25. 1283 Cf. : “Cette conception de l’éthique n’est pas statique si du moins elle ne se sclérose pas, la casuistique étant là d’ailleurs pour préserver la souplesse et, à la fois, la fermeté d’une manière qui suscite l’admiration de ceux qui s’en méfient le plus”, ROBINSON (1968), p. 24 - 25. 1284 Cf. : “Comme la casuistique classique, elle est concrète et centrée sur le cas particulier, afin que les impératifs chrétiens puissent agir pratiquement. Mais contrairement à la casuistique classique, cette néo - casuistique se refuse à prévoir ou à prescrire des décisions au sujet de la vie quotidienne selon ses particularités existentielles”, FLETCHER [“Le nouveau visage de la morale chrétienne”. Harvard Divinity Bulletin. Octobre 1959, pp. 7 - 18] cité in ROBINSON (1964), p. 151 - 152. 1285 Cf. : “Il est dommage que “la casuistique” ait mauvaise réputation, en particulier parce qu’elle laisse croire parfois que le principe ne peut s’appliquer au cas particulier que par une extension indue ou en ayant été manipulé. Ce n’est pas vrai ; la morale d’autorité cherche à rendre compte des faits de l’expérience”, ROBINSON (1968), p. 91 - 92. 1286 Cf. : “Quelles que soient les circonstances particulières, la loi morale est la même - pour tous les hommes et pour tous les temps. Elle est imposée ; elle procède d’une relation avec l’extérieur, avec l’en - haut : la fonction de la casuistique est de “l’appliquer” à chaque cas particulier”, ROBINSON (1964), p. 147. 1287 Cf. : “La soi - disant “ancienne morale” commence par la déduction, par le transcendant, par l’autorité. Elle met l’accent sur l’aspect révélé des normes de la morale chrétienne. Ces normes se basent sur les sanctions du Sinaï et sur “l’enseignement indiscutable de Notre Seigneur”. Elle part de certains principes chrétiens qui sont valables “sans exception des personnes” et elle applique ces principes à des situations et à des individus particuliers. Chaque cas doit être jugé selon les circonstances qui le caractérisent et la morale déductive prend cela très au sérieux”, ROBINSON (1968), p. 91.

687

L’“ancienne morale” conçoit la morale chrétienne comme un “code” de prescriptions et d’impératifs1288 . Ce serait

se méprendre sur le sens de l’enseignement de JESUS qui se démarque des prescriptions de l’ancien testament qui

réglementait chacun des actes de la vie quotidienne1289 . S’il était interprété comme un code, le Sermon sur la Montagne

serait inutilisable1290 ; sa force procède de sa volonté de séparer l’individu des exigences sociales qui voudrait la

réciprocité1291 . Une telle lecture de la morale chrétienne découpe dans l’enseignement du Christ autant de préceptes qu’il y

a, semble - t - il, d’exemples1292 , alors qu’il s’agit avant tout de paraboles qui s’adresse à un individu, à un moment donné

afin de répondre à ce que Dieu attend de lui1293 .

La “nouvelle morale”. La “nouvelle morale” qu’entend promouvoir ROBINSON suppose plusieurs conditions, -

dont certaines sont récurrentes dans toutes les morales de la situation. L’historicité est une dimension de l’homme : les

mœurs et les sociétés changent et avec elles le chrétien qui s’y trouve1294 . Ce qui provoque le bouleversement de la morale

ce sont les conditions extra - morales, comme les facteurs sociaux1295 , économiques, juridiques1296 . Il ne saurait dès lors

exister une morale chrétienne au plus1297 ; la morale chrétienne n’est ni absente de ces changements ni exempte : ils ne lui

1288 Cf. : “Une critique beaucoup plus fondamentale de l’éthique supranaturaliste est qu’elle déforme l’enseignement de Jésus, ce qui est plus grave que le fait de n’intéresser que ceux qui peuvent accepter ces fondements. On met en avant “l’enseignement parfaitement clair de Notre - Seigneur” pour lui faire dire que Jésus a établi certains préceptes universellement impératifs. Certaines choses ont toujours été bonnes, d’autres toujours mauvaises, pour tous les hommes et partout”, ROBINSON (1964), p. 144. 1289 Cf. : “Mais ce qui importe, c’est qu’on ne doit pas juger de l’enseignement de Jésus comme d’un code plus ou moins adéquat. En tant que tel il est totalement inadéquat. Il ne nous dit point, par exemple, comment on doit accompagner ce qui occupe, après tout, la plupart de nos journées (lorsqu’on ne nous gifle pas et qu’on ne nous demande pas notre manteau), c’est - à - dire notre travail quotidien. Il ne nous dit pas non plus comment devenir bon citoyen et un membre utile de la société”, ROBINSON (1968), p. 73 - 74. 1290 Cf. : “Si l’on considère le Sermon sur la Montagne comme un code de règles de conduite qui prescrit ce qu’on doit faire dans n’importe quelle situation donnée, il est inutilisable”, ROBINSON (1968), p. 70. 1291 Cf. : “Il [ le Sermon sur la Montagne] arrache l’individu à ses liens horizontaux. Dans chaque précepte, Jésus laisse de côté tout autre demande, toute autre valeur, tout autre individu. Il ne prend pas en considération les responsabilités conflictuelles et n’aide pas l’homme à équilibrer ses obligations”, ROBINSON (1968), p. 70 - 71. 1292 Cf. : “Aucun des préceptes du Sermon sur la Montagne ne doit être considéré comme une loi qui permette de se dire : “Je sais maintenant ce que je dois faire”. S’il était possible de lire le Sermon sur la Montagne de cette façon - là, le caractère absolu et absolu et coercitif de la Volonté Divine s’affaiblirait, la responsabilité de chaque décision n’existerait plus et le dynamisme du moment moral disparaîtrait”.”, ROBINSON (1968), p. 79. ROBINSON cite BRUNNER [The Divine Imperative] sans placer de premier guillemet. 1293 Cf. : “(…) les paraboles ne sont justement pas d’intéressantes histoires ayant une valeur d’application générale, mais l’appel du Royaume à un groupe spécifique ou à un individu, à un moment particulier. Cette mise en lumière du caractère parabolique des préceptes moraux de Jésus devrait nous délivrer du danger de les considérer comme des injonctions à prendre à la lettre dans telle situation, ou comme des principes universels à respecter dans toute situation”, ROBINSON (1964), p. 145 - 146. 1294 Cf. : “C’est l’esprit qui caractérise une société ou un siècle, ou un groupe donné, qui fournit la matière première de la morale. Les mœurs changent, et même les chrétiens changent avec elles”, ROBINSON (1968), p. 30. 1295 Cf. : “Des structures sociales diverses peuvent entraîner des conséquences très différentes pour un même comportement (tels que faire des paris mutuels ou boire de l’alcool”, ROBINSON (1968), p. 31. 1296 Cf. : “(…) j’estime que les changements et les différences sont dus, non pas à une perspicacité morale plus grande (si tant est qu’elle existe), mais au fait que les autres facteurs non spécifiquement moraux changent sans cesse, faisant ainsi que certaines questions qui ne posaient pas de problème moral en posent désormais et d’autres disparaissent du champ éthique”, ROBINSON (1968), p. 31. 1297 Cf. : “Il faut simplement reconnaître qu’il n’existe pas une seule et unique morale chrétienne”, ROBINSON (1968), p. 30.

688

sont pas étrangers ou rebelles1298 . La pérennité des normes désignerait bien plutôt l’absence de Dieu dans le cours de

l’histoire : la morale de la situation conçoit un Dieu présent dans le cours de l’histoire1299 et appelant chaque homme à

réaliser sa perfection1300 . De même s’il existe des actes qui soient en eux - mêmes mauvais, cela ne signifie pas qu’ils le

soient définitivement et irrémédiablement1301 . ROBINSON oppose à la démarche déductive de l’ancienne morale une

approche inductive1302 qui s’attache aux relations individuelles immédiatement vécues1303 . Elle est fondée sur cet autre

credo nominaliste : chaque situation est unique1304 .

Une “casuistique de l’amour”. ROBINSON présente sa conception de la morale de la situation comme une :

“manière existentialiste de concevoir la morale”1305 . Elle sait prendre en compte les mouvements sociaux, elle est attentive

aux relations interpersonnelles1306 ; ROBINSON se défend d’avoir proposé une morale individualiste en mettant l’accent

sur le commandement de l’amour1307 . Elle se fait une représentation dynamique de la réalité1308 . Comme chez

1298 Cf. : “Je cite ces exemples [la façon de juger le guerre et le suicide, le divorce] pour montrer que l’éthique chrétienne n’est pas un corps de doctrines fixées une fois pour toutes”, ROBINSON (1968), p. 35. 1299 Cf. : “La Parole du Seigneur est là, non pas comme une proposition mais comme une présence. Le chrétien continue à croire que Dieu est toujours dans la situation actuelle et s’il se donne lui - même véritablement et avec amour, il trouvera Dieu, car Dieu est Amour”, ROBINSON (1968), p. 102. 1300 Cf. : “En tant que chrétiens nous n’avons pas des principes fixes à appliquer à quelque chose qui nous soit étranger. Dieu est dans l’histoire ; il nous parle et il nous appelle à travers l’histoire. Ce qu’il nous dit ne sera pas toujours identique à ce qu’il a dit à nos aïeux. Cependant, si nous sommes ses brebis, nous reconnaîtrons sa voix”, ROBINSON (1968), p. 44 ; “Ce qui nous a été promis ce n’est pas quelque chose de fixe, imperméable aux changements, mais un Dieu fidèle présent au temps qui passe et le contrôlant”, ROBINSON (1968), p. 45. 1301 Cf. : “Naturellement, je serai le premier à admettre qu’il existe toute une catégorie d’actions - telle que voler mentir, tuer, commettre un adultère - qui sont fondamentalement destructives des relations humaines, et ne changeant pas de caractères selon le siècle ou selon la société. Mais cela ne veut pas dire que voler ou mentir ne peuvent jamais, en aucune circonstance, être juste. Tous les chrétiens admettraient qu’ils pourraient l’être”, ROBINSON (1968), p. 36. 1302 Cf. : “Il [ l’autre camp] part du fait que la théologie - et surtout la théologie morale -, comme toutes les autres sciences modernes, doit être comprise comme une discipline inductive. Il procède empiriquement, du particulier au général. Il commence par les individus plutôt que par les principes, par les relations vécues plutôt que par les commandements révélés”, ROBINSON (1968), p. 93. 1303 Cf. : “Je pense pour ma part que c’est probablement la voie d’approche de l’éthique d’aujourd’hui, car je crois qu’une morale ne peut avoir d’autorité pour la grande masse de nos contemporains que si elle est empirique et commence résolument par ce qu’il y a de concret dans les relations personnelles telles qu’elles sont vécues maintenant”, ROBINSON (1968), p. 97. 1304 Cf. : “Elle [la morale de la situation] voit chaque moment comme neuf dans les mains de Dieu, requérant une réponse appropriée, et peut - être unique et sans précédent”, ROBINSON (1964), p. 151. 1305 Cf. ROBINSON (1968), p. 14. 1306 Cf. : “(…) quand j’ai employé cette expression [l’expression de nouvelle morale] ce n’était absolument pas pour inviter à la licence, je tentais un plaidoyer [/] pour que les requêtes les plus pénétrantes des relations interpersonnelles soient prises en considération lors de tous jugement moral”, ROBINSON (1968), p. 14 - 15. 1307 Cf. : “Les décisions morales sont inévitablement sociales et communes, et d’une manière plus forte pour le chrétien (…)”, ROBINSON (1968), p. 85 ; “(…) la plupart de ceux qui prennent intérêt à la “nouvelle morale” sont venus à elle à travers les problèmes de morale sociale qu’ils ont eu à résoudre. Cela est particulièrement vrai du professeur Joseph Fletcher (…)”, ROBINSON (1968), p. 85. 1308 Cf. : “J’avais commencé par considérer la tension qui doit toujours exister, en morale chrétienne, entre ce qui est rigide, normalisé, et ce qui est libre, entre ce qui est constant et ce qui change, entre ce qui est absolu et ce qui est relatif”, ROBINSON (1968), p. 50.

689

FLETCHER, l’amour prend le pas sur la loi1309 . Tous les commandements de la loi doivent se soumettre au

commandement de l’amour1310 . Avec FLETCHER, ROBINSON (1964) fait sienne la formule de saint AUGUSTIN (“Aime

et fais ce que tu veux”) 1311 ; il reprend les thèses de TILLICH sur l’absolu de l’Amour1312 . L’amour est le seul

commandement duquel les autres préceptes se déduisent1313 ; en cela ROBINSON se fait le disciple de PAUL1314 . En lui,

les autres commandements trouvent leur approfondissement1315 . Le critère de l’amour est sûr : s’il n’existe pas de péché en

soi comme le croyait l’ancienne morale1316 , tout acte en revanche ne saurait être aimable1317 . Ultimement dans une

situation difficile comme le divorce, toutes considérations faites, il ne restera que l’amour pour trancher ce qui est à faire1318

.

Conclusion de B. Suivant en cela TILLICH1319 , ROBINSON évoque une “casuistique de l’amour” qui seule

saurait répondre à l’appel singulier de Dieu pour cet homme dans cette situation hic et nunc1320 . Le propre de l’amour est

1309 Cf. : “(…) le chrétien est sous la grâce de Dieu et non pas sous la loi. On soutient que la loi n’est qu’un précepteur et non le maître. On affirme la priorité de l’amour dans tous les sens du terme, excepté en son sens “mondain” (…)”, ROBINSON (1968), p. 54. 1310 Cf. : “C’est une “morale de situation” [celle de FLETCHER] radicale, ne comportant aucune prescription - sauf l’amour”, ROBINSON (1964), p. 151. 1311 Cf. : “C’est ce que saint Augustin ose signifier avec son dilige et quod vis fac, qui, ainsi que le recommande Fletcher devrait être traduit non par “aime et fais ce qui te plaît, mais par “aime, et puis après, ce que tu veux, fais - le””, ROBINSON (1964), p. 156. 1312 Cf. : “L’absolu de l’Amour est son pouvoir de pénétrer dans le concret, de découvrir ce que réclame la réalité concrète sur laquelle il se penche”, TILLICH [Systematic Theology] cité in ROBINSON (1964), p. 157. 1313 Cf. : “Le commandement d’aimer est le seul exemple d’une déclaration “pure” dans la morale chrétienne ; tous les autres préceptes en dépendent et en sont une explication ou une application”, ROBINSON (1968), p. 37. 1314 Cf. : “(…) en fin de compte, ces commandements divers sont compris dans le seul commandement de l’amour, et sont basés sur lui, ce que saint Paul exprime aussi clairement que Jésus. En dehors de cette loi, il n’existe pas de règles inviolables”, ROBINSON (1968), p. 38. 1315 Cf. : “Il est clair que le commandement d’amour ne contredit pas les anciens commandements et ne nous dispense pas des obligations qu’ils imposent. Le commandement d’amour résume les anciens et les approfondit infiniment”, ROBINSON (1968), p. 59. 1316 Cf. : “Il n’y a pas de catégorie d’actions qui soient des “péchés” en eux - mêmes”, ROBINSON (1968), p. 37 - 38. 1317 Cf. : “Il existe certains actes - tels la violence sur des enfants ou le vice - où il est si difficile de découvrir une expression de l’amour, l’on peut dire, sans risque d’erreur, qu’ils sont toujours, pour des chrétiens des actes mauvais. Mais ces actes ne sont continûment mauvais que pour cette raison qu’ils manquent d’amour”, ROBINSON (1968), p. 37. 1318 Cf. : “Il faut prendre en considération toutes sortes de facteurs lorsqu’on se livre aux évaluations angoissantes qui accompagnent la décision de divorcer. Il faut tenir compte, entre autres, de la destruction finale de la relation personnelle, du sort malheureux des enfants, des tierces personnes et de l’affaiblissement du lien du mariage dans la société. Mais après tout cela, quand les comptes de l’amour sont faits, c’est ce facteur là qui doit être décisif, et non pas quelque chose de prescrit du dehors et d’avance, qui supprime la raison d’être de toute espèce de réflexion en vue d’un choix”, ROBINSON (1968), p. 113.1319 Cf. : “L’Amour seul peut se permettre de trancher, dans chaque situation, parce que la morale qui est incluse dans sa nature même le dirige intuitivement vers le plus profond besoin de l’autre. Lui seul se trouve libre face à une situation donnée, ou plutôt face à la personne en situation ; il agit pour elle et pour son bien propre, sans perdre son sens et son inconditionnalité. Son éthique peut être indifféremment classique ou révolutionnaire ; il affronte chaque situation en vertu de ses propres mérites, sans lois prescriptives”, ROBINSON (1964), p. 150. ROBINSON s’inscrit dans la lignée de TILLICH. 1320 Cf. : “La casuistique de l’Amour doit sonder au plus profond et doit être plus pénétrante, plus exigeante aussi que ce que toute loi peut demander, précisément parce qu’elle touche au cœur de la situation de chaque personne individuelle”, ROBINSON (1964), p. 155.

690

de discerner ce que Dieu attend de chacun dans chaque situation si singulière que nulle déduction à partir d’un ensemble de

préceptes ne saurait trouver la loi qui convient en chaque cas1321 . Pour une morale de la situation qui fait place à l’amour,

la situation, ce qui est à faire hic et nunc pour répondre à ce que Dieu attend de la personne, l’action morale exige une

décision qui engage la liberté du sujet1322 et qui est une invention morale1323 . ROBINSON apporte une plus grande

considération que FLETCHER au rôle de la culture : une situation difficile n’a d’identité qu’au sein d’une culture. En

revanche, la présence de DIEU est réaffirmée dans l’immanence : la résolution d’un cas ne saurait se trouver dans le plan

divin d’une volonté créatrice.

C. HÄRING.

Bernhard HÄRING ne saurait être exactement rangé dans le courant de l’éthique de la situation. Sa position semble

avoir changé entre la publication de Das Gesetz Christi (Fribourg - en - Brisgau, 1954) et Morality Is for Persons (New -

York, 1971). Le changement n’est pas mineur et il n’est pas insignifiant. La position critique de HÄRING (1960 a) sera

reprise au point (B). La position de HÄRING (1973) reprend largement les thèmes des morales de la situation.

Le légalisme en morale. HÄRING dénonce le légalisme qui sévit même au sein des pratiques les plus proches

du situationnisme moral et qui aboutit à l’oubli et à la négation des préceptes divins les plus fondamentaux. Et de rapporter

la décision diocésaine qui refuse la participation à la communion d’un couple civilement marié, mais tombant dans

l’invalidité ecclésiastique, au motif que l’épouse n’avait que 59 ans au lieu des 60 requis1324 . Il dénonce la prétention à

l’ immuabilité des principes qui ne peuvent pas s’adapter au changement des circonstances voulu par la providence

divine1325 . Ces lectures de la morale chrétienne sont des lectures statiques qui méconnaissent la singularité de chacun1326 .

1321 Cf. : “Les choix nous appartiennent. Jésus ne résoud [sic] rien pour nous : Il se contente de nous apprendre que si nous nous maintenons au cœur du problème, si notre œil est simple, alors l’amour trouvera son chemin, son propre chemin dans chaque situation particulière”, ROBINSON (1964), p. 147. 1322 Cf. : “(…) l’approche inductive est plus dangereuse. Elle ne fixe pas les buts d’avance et elle ne prescrit pas les réponses, mais cela signifie seulement qu’il faut prendre une véritable décision morale dans chaque cas particulier”, ROBINSON (1968), p. 109. 1323 Cf. : “Un aspect des changements moraux récents est que la morale de l’obéissance à des normes extérieures absolues est remplacée par une morale d’engagement et de découverte”, HEMMINGS [New Society. 5 septembre 1963], cité in ROBINSON (1968), p. 97 - 98. 1324 Cf. : “Ainsi, on ne tenait pas compte des paroles de Dieu : Quiconque vient à moi; je ne le jetterai pas dehors. “Au lieu de considérer la portée de leur propre loi, la situation et les besoins des personnes en cause ainsi que le bien commun de l’Eglise, ces officiaux diocésains transgressaient les lois de Dieu les plus fondamentales pour appliquer systématiquement un règlement”, HÄRING (1973), p. 141. 1325 Cf. : “Par voie de conséquence, leurs règles [celles des légalistes] ou normes formulées de manière par trop matérielle aboutissent à des applications rigides et systématiques qui ne respectent pas la variété et le développement manifesté dans le plan de Dieu”, HÄRING (1973), p. 145. 1326 Cf. : “Ils [ les légalistes] ne considèrent pas les différences essentielles, ne voient pas la personne existentielle, ni l’homme dans sa croissance, ni l’humanité en développement. Ils tracent une ligne de démarcation très stricte - nécessairement minimale - et

691

Il rapporte la réaction d’un de ses lecteurs après la publication de HÄRING. 1960 qui demande le critère qui aurait la

précision géométrique pour distinguer le péché véniel du péché mortel1327 .

Il dénonce enfin le parti pris de l’absoluité des principes et qui n’exprime pas autre chose qu’un besoin de

sécurité1328 . HÄRING donne l’exemple de l’interdiction faite aux prêtres de rite latin de célébrer la messe sur des autels

d’églises catholiques orientales où, au lieu de la pierre d’autel contenant des reliques, était utilisé un antimansion (pièce

d’étoffe de lin contenant aussi des reliques)1329 . L’autre exemple donné montre des prêtres assez courageux pour célébrer

l’eucharistie et ainsi enfreindre l’interdiction du régime nazi d’avoir une activité religieuse, mais reculant devant la

célébration de la messe sans pierre d’autel1330 .

Morale et situation. Toute morale est situationnelle, dit HÄRING (1973), - jusqu’à un certain point. L’action

morale est la réponse personnelle faite à un appel singulier par un homme dans un moment particulier1331. Il préconise le

retour à la considération du contexte. Un acte ne prend sens que dans le contexte qui éclaire sa signification morale1332 .

Ainsi, le mensonge est bien formellement interdit. Mais quand il s’est agi, pour des religieuses de dénoncer des enfants juifs,

celles qui répondirent la vérité aux SS furent celles qui mentirent au précepte, alors que celles qui acceptèrent le mensonge et

sauvèrent les enfants remplirent effectivement le précepte1333 . La question posée n’était pas une vraie question qui appelait

un dialogue ; la réponse conforme aux faits non seulement ne leur était pas due : elle n’était pas la réponse vraie à la question

telle qu’elle était posée1334 .

l’appliquent pareillement à toutes les circonstances, à tous les niveaux d’âge et de talent, et à toutes les variétés de sociétés”, HÄRING (1973), p. 145. 1327 Cf. : ““Pour moi [le lecteur de HÄRING], l’objectif principal d’une théologie morale scientifique devrait être de déterminer avec une exactitude géométrique ce que Dieu prend au sérieux et ce qu’il prend moins au sérieux”. Pour lui, tout le problème était de délimiter une fois pour toutes les frontières. Son attention était à ce point obnubilée par les prohibitions légales qu’il ne voyait plus le dynamisme de la vocation humaine qui tend vers une intelligence toujours plus parfaite et vers l’accomplissement de l’amour”, HÄRING (1973), p. 145. 1328 Cf. : “Ce sont là des manifestations très classiques du désir d’être en sécurité : les lois ne doivent laisser place à aucune discussion”, HÄRING (1973), p. 138. 1329 Cf. HÄRING (1973), p. 139 - 140. 1330 Cf. HÄRING (1973), p. 140. 1331 Cf. : “Jusqu’à un certain point, toute morale est situationnelle en tant qu’elle implique de la part d’une personne particulière dans une situation particulière sa propre réponse individuelle à l’appel personnel de Dieu”, HÄRING (1973), p. 146. 1332 Cf. : “Quand nous parlons de la moralité d’un acte, nous ne pouvons nous contenter de l’étiqueter d’un nom pris dans le dictionnaire et de prendre une décision en nous référant à ce nom ; nous devons discerner la signification morale de cet acte - là, en tenant compte de ses motivations et de tout son contexte”, HÄRING (1973), p. 148. 1333 Cf. : “Grâce à un sens intelligent de leur responsabilité, ces religieuses avaient fait ce qu’expliquerait n’importe quel familier des sciences de la communication. Elles avaient réalisé qu’il n’y a pas que les mots, mais aussi le contexte, à pouvoir modifier la substance de la communication. Elles avaient interprété le contexte de la présence des SS, leur intention, le climat politique de l’époque, et elles avaient correctement répondu à ce qui, de fait, leur était demandé”, HÄRING (1973), p. 148. 1334 Cf. : “Ainsi, il faut étudier le langage. Qu’est - ce qu’il est ? C’est une communication entre personnes. Dans le cas, les SS ne cherchaient pas à dialoguer vraiment mais à ce que l’on coopère à leur dessein pervers. La seule vérité ne pouvait consister qu’en une opposition ferme et efficace au mal qu’ils méditaient”, HÄRING (1973), p. 148.

692

Le second thème commun de HÄRING avec les morales de la situation est l’appel à la considération de la

singularité1335 . Il faut donc recourir au discernement pour savoir ce que Dieu attend dans chaque situation et telle est

l’ambition d’une éthique de la situation1336 . Soit la question de la pratique d’un avortement. Le chirurgien qui pratiqua

l’avortement devant un cas d’hémorragie de l’utérus commit selon un moraliste un avortement direct et donc commit un

péché. Il aurait convenu, selon le même moraliste de retirer l’utérus au lieu de le ponctionner, - ce qui aurait été un

avortement indirect. Mais le mot et les circonstances ne sont pas bien analysés. Le médecin n’a pas pratiqué d’avortement :

le cas lui - même le privait de la possibilité de choisir entre laisser la vie ou la retirer1337 . L’analyse de la situation réelle

montre que l’acte du médecin n’a pas eu la signification d’un avortement1338 . Il faut en revenir à chaque fois à la situation

pour comprendre son sens moral1339 . Si le geste technique ne fait pas le sens moral de l’opération, le sens strictement

religieux ne le fait pas davantage1340 .

Enfin, HÄRING partage cet attachement à l’historicité : le droit naturel doit certes être la norme de la conduite

humaine, mais la nature humaine doit être considérée dans l’histoire1341 .

L’amour, tout de la morale. HÄRING (1973) entend se placer à mi - chemin entre les morales légalistes et les

formes les plus extrêmes de morale de la situation. Il montre le risque toujours présent de laxisme dans les morales de la

situation1342 et ce qu’il y a de vague dans les définitions de l’amour proposées par FLETCHER1343 . Dans un débat à

YALE, FLETCHER soucieux de cohérence répond à HÄRING que même un viol peut être une chose bonne selon la

1335 Cf. : “Il n’existe pas deux cas qui soient semblables sous tous les rapports”, HÄRING (1973), p. 150. 1336 Cf. : “(…) si nous voulons traiter adéquatement de la moralité d’une grande variété de personnes dans une grande variété de circonstances, il nous faut chercher des critères de discernement, nous interroger continuellement sur ce qui doit demeurer et ce qui peut changer dans les formulations, en donner une interprétation toujours renouvelée, en tenant compte des autres époques, d’autres personnes, d’autres circonstances. Telle est la voie qui conduit à une “morale de situation” chrétienne qui, malgré tout, se maintient dans l’ordre de l’amour, de la justice, de la tempérance et autres vertus”, HÄRING (1973), p. 147. 1337 Cf. : “Ici, le médecin n’avait pas pris la décision de priver l’enfant du droit à la vie ; il était déjà privé de ce droit par les circonstances. Le docteur avait agi en tant qu’interprète de la situation réelle, interprète de la Providence ; il avait vu que si le fœtus n’avait aucune chance de vivre, on pouvait encore, cependant, sauver la vie de la mère. S’il n’avait pas tenté de le faire, il aurait privé cette femme de son droit à la vie”, HÄRING (1973), p. 151. 1338 Cf. : “Sa décision n’était pas celle d’un avortement au sens moral”, HÄRING (1973), p. 151. 1339 Cf. : “Ainsi nous devons toujours nous garder [d’] obéir à des mots purs et simples quand nous avons affaire à des problèmes moraux. Nous devons toujours nous soumettre au sens réel, aux valeurs permanentes des actes humains dans la réalité des situations concrètes”, HÄRING (1973), p. 151. 1340 Cf. : “Ce qui n’est qu’un mot dans le dictionnaire peut être, dans un cas la réponse la plus généreuse aux nécessités des hommes ses compagnons, comprise et voulue comme une réponse d’amour à l’appel de Dieu, et ce peut être dans tel autre cas un défi et le rejet de ce même amour”, HÄRING (1973), p. 150. 1341 Cf. : “Notre point de vue sur la nature humaine et sur le droit naturel fait entrer en jeu la situation historique de l’homme : l’homme traité comme une personne, mais comme une personne destinée à telle époque et à telle situation humaine particulière”, HÄRING (1973), p. 137. 1342 Cf. : “La thèse des situationnistes outranciers est qu’il n’existe pas de principe prohibitif qui oblige toujours, et que toute chose hormis l’amour est relative, modifiable et sujette à interprétations variées”, HÄRING (1973), p. 144. 1343 Cf. : “Dans le livre de Joseph FLETCHER Situation Ethics, il y a une douzaine de définitions de l’amour qui s’excluent les unes les autres”, HÄRING (1973), p. 144.

693

situation1344 . Mais il apparaît bien que la voie de HÄRING est celle qu’ouvre l’amour. La loi et l’amour ne sauraient en

droit se contredire : la loi inscrit l’amour dans la positivité et l’effectivité1345 . L’amour est le tout de la morale1346 parce

que sans lui l’acte est privé de toute signification1347 . C’est pourquoi toute morale est situationnelle “jusqu’à un certain

point” qui n’est autre que celui de l’exacte compréhension de l’amour1348 . Il s’agit de comprendre l’amour dans la situation

hic et nunc pour comprendre quelle doit être l’action morale1349 .

Conclusion de C. Pas de morale en dehors des situations, - c’est - à - dire en dehors du contexte, de la culture qui

l’éclaire, des sujets qui agissent et de leurs intentions. Comprendre la moralité d’une action demande que la situation soit

considérée dans sa totalité et comme une totalité unique. La situation indique ce qu’il faut moralement faire quand elle est

identifiée comme demande de l’amour.

Conclusion du § 1. LEJEUNE (1977) définira l’éthique de la situation comme réflexion et parénèse, qui

s’intéresse principalement aux difficultés de l’existence1350 et moins aux affaires courantes1351 . Elle se préoccupe des

relations que LEJEUNE appelle des relations courtes, des relations qui engagent un faible nombre de personnes, des

situations d’interaction1352 , au détriment des relations longues, celles qui engagent la société dans son ensemble1353 .

L’éthique de situation apporte au catholicisme une nouvelle approche des situations difficiles. Contre le légalisme,

1344 Cf. : “Puisqu’il n’y a pas de principes intangibles, pourquoi le viol ne pourrait - il pas se justifier parfois par un intérêt amoureux !”, cité par HÄRING (1973), p. 144 - 145. 1345 Cf. : “Attirer l’attention sur un prétendu conflit entre l’amour et la loi fait perdre de vue la contradiction fondamentale. Entre l’amour et la loi, il n’y a pas de soi incompatibilité. La loi protège l’amour et transmet une notion de l’amour. Convenablement formulée, interprétée et appliquée, la loi délimite et garde les frontières extérieures de l’amour, au - delà desquelles il n’y a plus qu’arbitraire, injustice et utilitarisme au service du moi : telles sont les incompatibilités réelles”, HÄRING (1973), p. 143. 1346 Cf. : “L’amour est le tout de la morale, non pas dans le sens qu’il exclut les autres vertus mais dans le sens qu’il les inclut toutes et qu’il leur donne leur vrai sens et leur vraie valeur”, HÄRING (1973), p. 144. 1347 Cf. : “En tant qu’expression suprême de la personne intégrale, en communauté et devant Dieu, l’amour manifeste clairement les exigences de la dignité personnelle et de la vie dans une communauté de personnes libres”, HÄRING (1973), p. 146. 1348 Cf. : “Jusqu’à un certain point, toute morale est situationnelle en tant qu’elle implique de la part d’une personne particulière dans une situation particulière sa propre réponse individuelle à l’appel personnel de Dieu. Mais il y a des caractéristiques essentielles de l’amour, et l’exigence morale - la loi - est que chaque personne fasse un sérieux effort pour mieux comprendre l’amour et ses médiations. Dans cette compréhension nous trouvons les nombreux critères nécessaires au discernement”, HÄRING (1973), p. 146. 1349 Cf. : “(…) l’amour lui - même demande une compréhension toujours meilleure de ses exigences, et, donc, de ce qu’est réellement la loi au regard de ces exigences. L’amour n’admet pas que l’on choisisse arbitrairement des valeurs inférieures au détriment des plus hautes, soit parce que “il n’y a pas de loi qui oblige”, soit parce que “il y a une loi qui dit que…” L’amour contrôle la loi aussi bien que nos choix”, HÄRING (1973), p. 147. 1350 Cf. : “Son propos concerne l’existence concrète, mais là où celle - ci s’avère problématique, contradictoire ou douloureuse”, LEJEUNE (1977), p. 72. 1351 Cf. : “L’éthique de situation s’adresse à des personnes ou à des groupes humains confrontés existentiellement à de difficiles problèmes moraux. Elle vise peu le normal et le quotidien”, LEJEUNE (1977), p. 72. 1352 Cf. : “Elle porte sur les “relations courtes”, je veux dire ces sortes de relations interpersonnelles où les sujets se côtoient, se rencontrent et se parlent. C’est principalement à ce niveau qu’ils posent le problème des règles et des lois”, LEJEUNE (1977), p. 78. 1353 Cf. LEJEUNE (1977), p. 80.

694

l’obligation morale doit répondre à une situation ; contre l’extériorité des commandements, l’action doit être décidée de

l’intérieur des situations par ceux qui la vivent ; contre la déduction des règles de l’action, l’éthique de situation en appelle à

l’agapè ; contre la transcendance absolue de DIEU, les théologiens rappellent sa présence dans l’Histoire. Résoudre un cas,

c’est retrouver l’appel lancé par DIEU à l’homme au sein d’une situation unique dans un contexte délimité par une culture.

Ainsi, la situation difficile présente recouvre la situation typique ; la résolution du cas n’est pas autre chose que la

découverte de la situation typique, laquelle se ramène à son tour à une situation prototypique : l’agapè. Le changement

depuis la casuistique classique tient dans la nature de la relation de la situation difficile à la situation typique. La casuistique

classique les maintenait dans l’extériorité : le monde (le confessionnal) d’un côté, le Dictionnaire de l’autre ; la médiation se

faisant dans la Bibliothèque où le casuiste retrouve dans le théâtre du Dictionnaire les traits de ce monde. L’éthique de

situation fait coïncider situation difficile et situation typique. L’énoncé descriptif exact de la situation difficile permet de

retrouver, sous elle, la situation typique qui comprend sa juste évaluation et la détermination de l’action à accomplir.

§ 2. Objections.

L’éthique de la situation n’a pas manqué de soulever des polémiques et de susciter des réactions. Le tir nourri vise le

nominalisme de cette éthique : l’homme en tant qu’individu affronté à une situation numériquement une saurait trouver par

ses seules forces la norme morale requise en elle. Parmi les protestations les plus vives, la voix officielle du Saint - Siège

s’est faite entendre par les papes PIE XII et PAUL VI, - indice suffisant du péril que l’éthique de situation représentait pour

l’orthodoxie (A). Des théologiens, FUCHS (B) et HÄRING (C) reprennent quand ils ne les commentent pas littéralement les

décisions officielles de l’Eglise, - sans négliger d’apporter leur réflexion personnelle.

A. Les positions du Saint - Siège.

Les positions du Saint - Siège à l’égard de l’éthique de la situation sont ou des déclarations officielles (telles sont les

décisions prises sous le pontificat de PIE XII), soit des propos lors d’audiences (comme sont les positions retenues de PAUL

VI). Deux textes demeurent néanmoins fondamentaux pour la compréhension de l’Eglise : le Discours de PIE XII aux

Congressistes de la Fédération mondiale des Jeunesses Féminines (18 avril 1952)1354 ; l’Instruction du Saint - Office du 2

1354 Cf. DC (1952), c. 589 - 596.

695

février 19561355 . Les objections se ramènent à trois principales : les morales de la situation entérinent ou instaurent une

séparation entre un ordre normatif transcendant avec la situation unique considérée ; elle font appel à la subjectivité et à

l’initiative solitaire du sujet ; elles insistent sur la responsabilité personnelle et immédiate devant Dieu de chacun.

Le Discours de PIE XII : deux travers de l’éthique de situation. Le Discours de PIE XII est construit en

deux parties, - la première expose les points sur lesquels porteront les critiques de la deuxième. Les caractères retenus

comme significatifs sont déjà des interprétations des systèmes condamnés. Le discours n’est pas insensible aux circonstances

du moment. Le pape cite le mémoire établi à l’occasion de la préparation du Congrès : les jeunes conçoivent une morale faite

de prescriptions comme étouffante, - PAUL VI rappellera cette même interrogation (Audience du 7 octobre 1970)1356 - ; la

morale ne saurait être représentée comme un code d’impératifs1357 . Il est également reproché à la morale de la situation de

s’appuyer sur une philosophie existentialiste athée1358 . Mais le premier des griefs porte sur la séparation que ces morales

voient ou qu’elles ouvrent entre un ensemble de normes transcendantes et la situation singulière dans laquelle le sujet moral

est placé.

Il faut distinguer deux travers : la séparation de la loi et du cas peut prendre la forme de la séparation de l’universel

et du singulier, mais aussi celle qui opposerait l’éternel et l’immuable à l’historique et au fluctuant. Sur le premier point, la

morale de la situation insiste sur l’unicité absolue de chaque occurrence de l’existence du chrétien pour laquelle ne saurait

valoir les principes généraux du christianisme1359 . A cela, PIE XII rétorque que la difficulté a déjà été traitée par le

catholicisme. L’universalité de la loi contient intentionnellement et virtuellement l’ensemble des cas possibles qui seront

actualisés au cours de l’histoire. L’universalité de la norme résout de droit la difficulté : la solution du cas est trouvée dans la

norme1360 . Cette réponse sous - entend que la norme implique un monde possible que l’histoire humaine actualisera et que

1355 Cf. DC (1956), c. 463 - 464. 1356 Cf. : “Parmi les questions fondamentales qui mettent en jeu toute la vie humaine, il y a, aujourd’hui spécialement, celle qui a trait aux principes de l’action, aux critères de l’ordre moral, aux lois régissant l’action. Et cette question est si radicale que beaucoup se demandent à son propos : existe - t -il un ordre, une norme, une loi supérieure et préétablie qui oblige l’homme à agir d’une manière déterminée ? L’homme n’est - il pas libre ?”, DC (1970), p. 953. 1357 Cf. : “Confondant le christianisme avec un code de préceptes et d’interdictions, les jeunes ont le sentiment d’étouffer dans ce climat de “morale impérative”, et ce n’est pas une infime minorité qui jette par dessus bord “le bagage gênant””, DC (1952), c. 605, cité in DC (1952), c. 590. Cf. : “Les systèmes aboutissent à des codes volumineux, bourrés de préceptes et d’interdictions, ils conduisent à la casuistique, au juridisme”, DC (1970), p. 954. 1358 Cf. : “Il n’est pas difficile de reconnaître comment le nouveau système dérive de l’existentialisme qui, ou fait abstraction de l’existence de Dieu, ou simplement le nie, et en tout cas remet l’homme à soi - même”, DC (1952), c. 593. 1359 Cf. : “Le signe distinctif de cette morale est qu’elle ne se base point, en effet, sur les lois morales universelles, comme, par exemple, les dix commandements, mais sur les conditions ou circonstances réelles et concrètes dans lesquelles on doit agir et selon lesquelles la conscience individuelle a à juger et à choisir. Cet état de choses est unique et vaut une seule fois pour toute action humaine. C’est pourquoi la décision de la conscience, affirment les tenants de cette éthique, ne peut être commandée par les idées, les principes et les lois universelles”, DC (1952), c. 591. 1360 Cf. : “On demandera comment la loi morale, qui est universelle, peut suffire et même être contraignante dans un cas singulier, lequel en sa situation concrète est toujours unique et d’“une fois”. Elle le peut et elle le fait parce que justement à cause de son

696

les normes du christianisme sont précisément celles qui incluent virtuellement toutes les situations humaines possibles qui se

réaliseront, - ce qui demeure conforme à la pensée chrétienne de la providence. L’attitude du chrétien doit alors être

d’obéissance aux lois morales et de discernement des circonstances présentes dans la situation. Le bien d’une certaine façon

est déjà là dans la situation ; il ne s’agit que de l’y réaliser par la juste application de la norme à la situation. Les morales de

la situation font de la vie morale une invention : le bien doit être réalisé dans la situation dont il serait initialement et de droit

absent1361 .

Pour le second point qui est en débat, la séparation de l’éternel à l’historique, PIE XII objecte que la loi naturelle est

inscrite dans l’homme. Il n’y a nulle difficulté pour trouver les commandements dont l’exécution est attendue de lui dans les

situations difficiles1362 . L’Instruction du Saint - Office du 2 février 1956 condamnera la morale de la situation qui rend

relative la notion de loi naturelle1363 et qui néglige la loi naturelle au profit de la lumière intime de chaque croyant1364 .

Discours de PIE XII : l’appel à la prudence. Toute la morale repose donc sur le sujet et sur son initiative

créatrice1365 . Il peut choisir même d’enfreindre les commandements divins si la conscience le lui demandait. Il pourrait

même choisir de renoncer au catholicisme si par cela il pensait pouvoir se rapprocher de Dieu1366 . Mais parce qu’il existe

des normes universelles contenant virtuellement l’ensemble des cas, le chrétien devra limiter son initiative à l’application

des normes qui trouveraient leur application dans la situation difficile présente. Cela est à ce point vrai qu’un enfant le

saurait1367 . Pour cela, la qualité requise est celle de la prudence1368 et la référence est S. THOMAS1369 . Les morales de la

universalité la loi morale comprend nécessairement et “intentionnellement” tous les cas particuliers, dans lesquels ses concepts se vérifient”, DC (1952), c. 594. 1361 Cf. : “Elle ne nie pas, sans plus, les concepts et les principes moraux généraux (bien que parfois elle s’approche fort d’une semblable négation), mais elle les déplace du centre vers l’extrême périphérie. Il peut arriver souvent que la décision de la conscience leur corresponde. Mais ils ne sont pas, pour ainsi dire, une collection de prémisses, desquelles la conscience tire les conséquences logiques dans le cas particulier d’“une” fois. Non pas ! Au centre se trouve le bien qu’il faut actuer ou conserver en sa valeur réelle et individuelle (…)”, DC (1952), c. 591 -592. 1362 Cf. : “Les obligations fondamentales de la loi morale se basent sur l’essence de l’homme et sur ses rapports essentiels, et valent donc partout où se retrouve l’homme ; les obligations fondamentales de la loi chrétienne, pour autant qu’elles excèdent celles de la loi naturelle, se basent sur l’essence de l’ordre surnaturel constitué par le divin Rédempteur”, DC (1952), c. 594. 1363 Cf. : “La même valeur relative est attachée au concept traditionnel de “loi naturelle”. Tout ce qui, aujourd’hui, est présenté comme postulat absolu de la loi naturelle repose, selon leur opinion et leur doctrine, sur ledit concept de nature existante et, par conséquent, ne peut être que relatif et muable, et peut toujours s’adapter à toute situation”, DC (1956), c. 464. 1364 Cf. : “Les auteurs qui sont partisans de ce système disent que la règle d’action décisive et ultime n’est pas le bon ordre objectif déterminé par la loi de nature et connu avec certitude du fait de cette même loi, mais un certain jugement et une certaine lumière intimes de l’esprit de chaque individu qui lui font connaître ce qu’il doit faire dans la situation concrète où il se trouve”, DC (1956), c. 463. 1365 Cf. : “Une telle décision est donc “active” et “productrice”, non “passive” et “réceptrice” de la décision de la loi que Dieu a écrite dans le cœur de chacun, et encore celle du Décalogue, que le doigt de Dieu a écrite sur des tables de pierre, à charge pour l’autorité humaine de le promulguer et de le conserver”, DC (1952), c. 592. 1366 Cf. : “Si la conscience sérieusement formée décidait que l’abandon de la foi catholique et l’adhésion à une autre confession mène plus près de Dieu, cette démarche se trouverait “justifiée”, même si généralement elle est qualifiée de “défection dans la foi””, DC (1952), c. 592. 1367 Cf. : “Sous cette forme expresse l’éthique nouvelle est tellement en dehors de la foi et des principes que même un enfant, s’il sait son catéchisme, s’en rendra compte et le sentira”, DC (1952), c. 593.

697

situation font fi de cette opération d’application des normes à la situation par le moyen de la prudence, dira l’Instruction du

Saint - Office1370 . Le discernement de la norme à appliquer dans les circonstances présentes a fait l’objet propre de la

casuistique1371 qui est ici opposée à l’éthique de la situation. L’ Instruction condamnera une telle prétention qui rend

l’autonomie morale au croyant en le laissant à sa seule impulsion naturelle1372 . PAUL VI dénoncera la morale de la

situation qui prend pour règle l’impulsion subjective (Audience du 30 août 1972)1373 .

Discours de PIE XII : l’insuffisance de l’homme. L’initiative morale promue par la morale de la situation

met l’homme directement en présence de Dieu. Elle est à la fois individuelle, immédiate et personnelle. Toute autorité

intermédiaire entre l’homme et Dieu fausserait la moralité de l’action1374 . L’homme se suffirait, reprochera

l’ Instruction1375 . L’action morale implique un risque pour le sujet seul et isolé dans la situation de l’action1376 . Du coup,

seules importeraient l’intention morale du sujet et la sincérité de sa réponse dans la situation, - les conséquences ou les

résultats de l’action ne toucheraient en rien à la moralité de l’action1377 . Mais cela d’une part produit un indifférentisme,

1368 Cf. : “La morale catholique a toujours et abondamment traité ce problème de la formation de la propre conscience du cas à décider. Tout ce qu’elle enseigne offre une aide précieuse aux déterminations de conscience, tant théoriques que pratiques”, DC (1952), c. 594. 1369 Cf. : “Qu’il suffise de citer les exposés, non dépassés de saint Thomas sur la vertu cardinale de prudence et les vertus qui s’y rattachent (S. Th. IIa IIæ p., q. XLVII - LVII). Son traité montre un sens de l’activité personnelle et de l’actualité, qui contient tout ce qu’il y a de juste et de positif dans l’“éthique de la situation”, tout en évitant ses confusions et ses déviations. Il suffira au moraliste moderne de continuer dans la même ligne s’il veut approfondir de nouveaux problèmes”, DC (1952), c. 594 - 595. 1370 Cf. : “(…) selon eux, cette décision ultime de l’homme n’est pas l’application de la loi objective au cas particulier, comme l’enseigne la morale objective par la voix d’auteurs éminents, en tenant et en pesant, selon les règles de la prudence, les conditions particulières de la “situation””, mais directement cette lumière et ce jugement internes”, DC (1956), c. 463 - 464. 1371 Cf. : “Là où il n’y a pas de normes absolument obligatoires, indépendantes de toutes circonstance ou éventualité, la situation “d’une fois” en son unicité requiert, il est vrai, un examen attentif pour décider quelles sont les normes à appliquer et en quelle manière”, DC (1952), c. 594. 1372 Cf. : “Ces principes étant adoptés et appliqués, ils disent et enseignent que les hommes, jugeant selon leur intention personnelle, chacun en leur conscience, ce qu’ils doivent faire dans la situation présente, non principalement d’après des lois objectives, mais à l’aide de cette lumière individuelle interne, sont préservés ou facilement délivrés de nombreux conflits moraux qui, autrement, seraient insolubles”, DC (1956), c. 464. 1373 Cf. : “Nous devrions avoir une notion de ce que l’on appelle la “morale de situation” ; voir combien il est dangereux de prendre comme première règle morale l’instinct subjectif, généralement utilitaire, qui nous suggère comment adapter diversement notre comportement à telle ou telle situation, sans tenir compte comme il se doit de l’obligation morale objective et de l’exigence subjective d’être, avec noblesse, cohérent avec soi - même (cf. Denz. Sch., 3918 - 3921)”, DC (1972), p. 804. 1374 Cf. : “L’éthique nouvelle (adaptée aux circonstances), disent ses auteurs, est éminemment “individuelle”. Dans la détermination de la conscience, l’homme singulier se rencontre avec Dieu et se décide devant lui, sans l’intervention d’aucune loi, d’aucune autorité, d’aucune communauté, d’aucun culte ou confession, en rien et en aucune manière. Ici, il y a seulement le je de l’homme et le je du Dieu personnel, et non du Dieu de la loi; mais du Dieu Père, avec qui l’homme doit s’unir dans l’amour filial”, DC (1952), c. 592. 1375 Cf. : “Ce jugement, dans de nombreux cas du moins, en ce qui concerne sa rectitude et sa vérité objective, en dernier lieu, ne doit et ne peut se mesurer sur aucune règle objective posée en dehors de l’homme, et indépendante de sa conviction subjective, mais il se suffit pleinement à lui même”, DC (1956), c. 464. 1376 Cf. : “Vue ainsi, la décision de conscience est donc un “risque” personnel, selon la connaissance et l’évaluation propres, en toute sincérité devant Dieu”, DC (1952), c. 592. 1377 Cf. : “Ces deux choses, l’intention droite et la réponse sincère, sont ce que Dieu considère, l’action ne lui importe pas”, DC (1952), c. 592 - 593.

698

d’autre part, amène un relativisme des notions morales1378 . Si le risque de légalisme est ainsi écarté1379 , les morales de la

situation reviennent à affranchir le chrétien de la tutelle de l’Eglise.

PIE XII oppose trois maximes à ces dernières vues : l’œuvre et non seulement l’intention importe ; le mal ne saurait

être admis comme la condition de la réalisation d’un bien ; tout ne peut être choisi : parfois la mort est la seule voie

morale1380 . Au relativisme moral consécutif des morales de la situation1381 , le pape oppose l’intangibilité morale de

certains actes qui demeurent mauvais en eux - mêmes1382 . Le chrétien reste tributaire de l’Eglise, intermédiaire choisi par

le Christ, entre lui et Dieu1383 sans que cela retire au chrétien de sa liberté ou de sa responsabilité1384 .

PAUL VI (7 octobre 1970). L’Audience du 7 octobre 1970 donnée par PAUL VI résume les principaux points

défendus par le catholicisme contre les morales de la situation. Il ne saurait être question de faire abstraction des lois morales

supérieures au profit de la considération des seules circonstances factuelles1385 , sous peine de tomber dans l’opportunisme

qui ne saurait servir que les intérêts privés1386 . La conscience du chrétien ne saurait se suffire ; elle requiert la présence et le

1378 Cf. : “De sorte que la réponse peut être d’échanger la foi catholique contre d’autres principes, de divorcer, d’interrompre la gestation, de refuser obéissance à l’autorité compétente dans la famille, dans l’Eglise, dans l’Etat, et ainsi de suite”, DC (1952), c. 593. 1379 Cf. : “Cette vue personnelle épargne à l’homme de devoir à chaque instant mesurer si la décision à prendre correspond aux paragraphes de la loi ou aux canons des normes et règles abstraites ; elle le préserve de l’hypocrisie d’une fidélité pharisaïque aux lois ; elle le préserve tant du scrupule pathologique que de la légèreté ou du manque de conscience, parce qu’elle fait reposer sur le chrétien personnellement l’entière responsabilité devant Dieu. Ainsi parlent ceux qui prônent la “nouvelle morale””, DC (1952), c. 593. 1380 Cf. : “Du reste, Nous opposons à l’“éthique de la situation” trois considérations ou maximes. La première : Nous concédons que Dieu veut premièrement et toujours l’intention droite, mais celle - ci ne suffit pas. Il veut aussi l’œuvre bonne. Une autre : il n’est pas permis de faire le mal afin qu’il en résulte un bien (Cf. Rom. III, 8). Mais cette éthique agit - peut - être sans s’en rendre compte - d’après le principe que la fin sanctifie les moyens. La troisième : il peut y avoir des situations dans lesquelles l’homme, et spécialement le chrétien ne saurait ignorer qu’il doit sacrifier tout, même sa vie, pour sauver son âme”, DC (1952), c. 594. 1381 Cf. : “Les égarements où conduisent de telles déformations et de tels amollissements des devoirs moraux (…)”, DC (1952), c. 596. 1382 Cf. : “Des rapports essentiels entre l’homme et Dieu, entre l’homme et l’homme, entre les conjoints, entre les parents et les enfants, des rapports essentiels de communauté dans la famille, dans l’Eglise, dans l’Etat, il résulte, entre autres choses, que la haine de Dieu, le blasphème, l’idolâtrie, la défection de la vraie foi, la négation de la foi, le parjure, l’homicide, le faux témoignage, la calomnie, l’adultère et la fornication, l’abus du mariage, le péché solitaire, le vol et la rapine, la soustraction de ce qui est nécessaire à la vie, la frustration du juste salaire (cf. Jac. V, 4), l’accaparement des vivres de première nécessité et l’augmentation injustifiée des prix, la banqueroute frauduleuse, les manœuvres de spéculation injustes, tout cela est gravement interdit par le Législateur divin. Il n’y a pas à examiner. Quelle que soit la situation individuelle, il n’y a d’autre issue que d’obéir”, DC (1952), c. 594. 1383 Cf. : “Jésus - Christ reste le Seigneur, le Chef et le Maître de chaque homme individuel, de tout âge et de tout état, par le moyen de son Eglise, en laquelle il continue d’agir”, DC (1952), c. 595. 1384 Cf. : “C’est cela la morale catholique, et elle laisse un vaste champ libre à l’initiative et à la responsabilité personnelle du chrétien”, DC (1952), c. 595. 1385 Cf. : “La situation, les circonstances, sont certainement des éléments qui conditionnent l’acte humain. Mais cela n’autorise pas pour autant à faire abstraction des lois morales supérieures et objectives, pour lesquelles la situation indique si et comment elles peuvent s’appliquer dans le cas concret”, DC (1970), p. 954. 1386 Cf. : “Si on limite à la situation le jugement qui doit orienter l’action, cela peut signifier qu’on justifie l’opportunisme, l’incohérence, la lâcheté (…)”, DC (1970), p. 954.

699

guide de l’Eglise1387 . L’Instruction disait même que les morales de la situation, en cédant au relativisme, partageaient des

conceptions étrangères au catholicisme1388 .

Conclusion de A. Nulle surprise dans la position officielle de l’Eglise contre l’éthique de situation. Pour parer au

nominalisme, le catholicisme orthodoxe oppose que la loi morale inclut toutes les situations possibles. Cette réponse

conforte la position de la casuistique telle que l’a considérée l’Eglise antique : résoudre un cas exige de rapporter la situation

difficile à une situation typique présente dans le plan divin de la volonté créatrice. Ainsi l’Instruction du Saint - Office peut -

elle opposer la casuistique à l’éthique de situation. Pour combattre l’autonomie de l’homme, l’Eglise fait appel à l’autorité,

la sienne propre. C’est reprendre le même thème de la casuistique des jésuites : le traitement d’un cas requiert la médiation

des auteurs, non pas seulement parce que les forces d’un seul peuvent faillir, mais parce que la médiation des deux

situations, difficile et typique, passe par le monde de la représentation, d’une part des énoncés descriptifs et du langage,

d’autre part de la mise en scène des Dictionnaires. Pour maintenir le principe théonomique de la morale catholique, il faut

bien exclure l’Histoire : l’Histoire, la culture n’affectent en rien la détermination morale intrinsèque des situations difficiles.

B. FUCHS.

Les morales de la situation n’ont pas laissé insensibles les théologiens qui ont souligné son absence d’orthodoxie par

rapport aux dogmes de l’Eglise. Le plus souvent, ils se sont attaqué aux principes de ces morales : le nominalisme moral, le

rejet de la loi et la place originale qu’occupe l’individu dans la vie morale.

Le nominalisme moral. Les morales de la situation, au moins celles qui sont visées et condamnées par PIE

XII 1389 , sont influencées par le protestantisme et à l’existentialisme1390 . Mais ce reproche a aussi la valeur d’une

reconnaissance : les protestants insistent, à juste titre selon FUCHS, sur l’obéissance à Dieu dans la situation1391 . Pour

1387 Cf. : “Et puis la conscience, dont se réclame la morale de la situation, ne peut pas être d’elle - même un arbitre infaillible de la moralité de l’action si elle n’est pas éclairée par des principes transcendants et guidée par un magistère compétent ; elle est un œil qui a besoin de lumière”, DC (1970), p. 954. 1388 Cf. : “Beaucoup de choses qui, dans ce système de la “morale de situation”, sont contraires à la vérité objective et aux exigences de la saine raison apparaissent comme des vestiges du relativisme et du modernisme et s’éloignent beaucoup de la doctrine catholique transmise au cours des siècles. Dans de nombreuses affirmations, elles ont des affinités avec les divers systèmes de morale non catholique”, DC (1956), c. 464. 1389 Cf. : “La “morale de situation” condamnée par Pie XII dépend à l’évidence de la théologie protestante”, FUCHS (1954), p. 1074. 1390 Cf. : “(…) cette conception trop étroite de l’élément personnel, comme l’ont fait - pour des motifs bien différents, il est vrai - tant l’éthique protestante que l’existentialisme moderne”, FUCHS (1954), p. 1076. 1391 Cf. : “La théologie protestante a parfaitement raison d’y insister : le facteur premier et décisif de toute “situation”, c’est l’abandon à Dieu dans la foi, c’est l’obéissance envers Dieu”, FUCHS (1954), p. 1078.

700

autant que la situation est le moment et le lieu de la subordination de la volonté de l’homme à celle de Dieu, FUCHS serait

sans doute prêt à reconnaître une valeur à ce concept de situation. La situation ouvre le dialogue de l’homme à la

divinité1392 . FUCHS accorderait encore que la situation n’est pas une réalité a priori déductible d’un ordre moral extérieur

auquel le sujet n’aurait qu’à conformer ses actes1393 . La notion de situation a le mérite d’insister sur l’engagement de

l’homme1394 ; en cela, la situation est une réalité religieuse1395 . Mais il veut limiter l’extension du rôle que la personne

joue dans les morales de la situation ; pour cela, il s’en prend aux principes. Les morales de la situation s’appuient sur une

conception nominaliste1396 .

La loi morale, caractérisée par son impérativité, son universalité, son abstraction ne saurait valoir pour une situation

définie par des conditions uniques et dotées d’un contenu. La situation résiste, et cela nécessairement, à la prescription

universelle et abstraite de la loi morale. La situation ne saurait être l’actualisation d’une possibilité ouverte par la loi morale ;

la situation n’est pas la particularisation d’un universel1397 . Mais c’est là un sophisme : que la loi ne puisse pas saisir toute

la situation ne signifie pas qu’elle ne s’y applique pas du tout. La situation tombe encore sous la loi même si elle ne s’y

résume pas1398 .

Le rejet de la loi. Le second grief porte sur les relations de l’homme à la loi : les morales de la situation rejettent

la notion d’une obéissance à un ordre normatif extérieur au sujet et infaillible pour la situation hic et nunc ; à tout le moins

1392 Cf. : “Il ne faudrait pas s’imaginer que ces tendances de la philosophie moderne, de l’éthique protestante ou de certaine pensée catholique d’avant - garde, soient dénuées de tout intérêt authentique. L’éthique protestante a raison lorsqu’elle interprète la “situation” - et pas seulement la “situation - limite” extrême à la façon des existentialistes - comme un appel unique de Dieu, auquel l’homme répond par une décision personnelle : assumer une “situation” implique que l’on prenne position à l'égard de Dieu”, FUCHS (1954), p. 1076. 1393 Cf. : “Pour certains, la “situation” consisterait exclusivement, ou du moins principalement, à mettre en question la nécessité d’observer des normes morales : prendre sa place dans un ordre universel préétabli, cela a - t - il un sens ? Pas mal d’auteurs mettent en garde contre cette façon de voir, et à bon droit”, FUCHS (1954), p. 1076. 1394 Cf. : “Et cette attitude [ cette prise de position à l'égard de Dieu] constitue même l’élément primaire par rapport à la décision morale ou, pour mieux dire, au sein de cette décision”, FUCHS (1954), p. 1076. 1395 Cf. : “En fait, la “situation” est une réalité religieuse dans laquelle Dieu et l’homme se trouvent présent l’un à l’autre en tant que Je et Tu à un moment unique qui ne se répétera jamais”, FUCHS (1954), p. 1076. 1396 Cf. : “En vérité, la “morale de situation” repose un problème, fort ancien et toujours actuel : celui des universaux et de leur application au plan de la vie morale”, FUCHS (1954), p. 1075. 1397 Cf. : “Elle [la “morale de situation”] s’appuie à une philosophie qui refuse de reconnaître en chaque être humain et dans chacune des situations particulières qu’il expérimente, les structures universelles d’une essence et selon laquelle il serait même faux d’affirmer que l’essence se trouve particularisée de façon absolument unique. Par conséquent, dans cette perspective, la loi morale générale ne peut pas non plus se comprendre comme un énoncé ayant véritablement valeur d’être pour l’homme concret dans telle situation unique”, FUCHS (1954), p. 1075. 1398 Cf. : “On voit le sophisme : du fait qu’une loi générale est incapable de saisir pleinement une situation concrète, on infère erronément que la situation ne peut autrement relever de cette loi”, FUCHS (1954), p. 1075.1399 Cf. : “On n’entend nullement mettre en question la valeur de tout cadre moral ou de toute législation ecclésiastique. Mais on s’interroge plutôt sur la portée véritable de ces lois universelles et leur prétention à ne souffrir aucune exception. On ne prétend point, d’ailleurs, en appeler à la conscience personnelle sans tenir compte d’un ordre moral objectif. On souligne l’importance de cet ordre objectif lui - même ; c’est sa signification et sa force obligatoire qu’il s’agit d’apprécier dans les situations particulières de la vie”, FUCHS (1954), p. 1073.

701

cet ordre doit - il être interprété, adapté à ce que demande la situation1399 . La contrepartie du rejet de l’ordre normatif est la

reconnaissance de la présence de Dieu dans la situation : l’action morale est conçue comme la réponse personnelle de

l’homme à cet appel de Dieu. Dans ce rapport à la loi, les morales de la situation considèrent d’une part que la loi est un

absolu alors que le seul absolu est Dieu1400 , d’autre part, que la loi est moins l’intermédiaire transmettant l’ordre divin que

l’interruption de ce contact avec la divinité1401 . La morale serait une relation personnelle et donc une relation immédiate de

l’homme à Dieu1402. Agir moralement, c’est répondre à un appel de Dieu dans la situation, voire une “collaboration”. Elles

oublient cependant que la loi n’est absolue que pour autant qu’elle est la loi de Dieu ; elle n’a pas d’existence absolue

séparée de la divinité qui en est et le principe et la nature même1403 . Elles oublient encore, selon FUCHS, que l’essence

même de l’homme est une Parole de Dieu, de sorte que l’homme ne saurait ni être séparé de Dieu par la loi, ni trouver dans

la loi une autre réalité que celle que sa propre nature contient1404 .

La situation, appel de Dieu. Enfin, FUCHS conçoit la situation comme appel de Dieu1405 de sorte que la

singularité est toujours de droit aux normes morales. Il distingue deux plans dans la situation : le plan des essences, celui des

normes morales donc, et le plan des réalités, celui des éléments du réel qui doivent être organisés par ces normes. Le plan

des essences permet de déduire la norme applicable dans la situation singulière1406 ; il manifeste plus directement la volonté

de Dieu1407 . Le plan des réalités individuelles inclut l’individu dans son originalité absolue1408 , l’unicité de la situation

qui surgit dans le cours irréversible de l’histoire1409 , l’intervention immédiate possible de Dieu dans la situation1410 . Le

1400 Cf. : “(…) si ces auteurs [de l’éthique de la situation]nient la valeur absolue des normes universelles, c’est que leur théologie entend sauvegarder la souveraineté éminente de Dieu. Une loi qui vaudrait sans aucun exception serait, pensent - ils, une puissance absolue à côté du seul absolu, Dieu”, FUCHS (1954), p. 1075. 1401 Cf. : “Nos contemporains considèrent la loi comme un intermédiaire entre Dieu et l’homme, qui vient troubler une collaboration immédiate où l’homme s’efforcerait, par l’efficacité de sa libre activité, de donner à l’appel de Dieu une réponse adaptée à la “situation” présente”, FUCHS (1954), p. 1075. 1402 Cf. : “Du point de vue anthropo - théologique, les tenants de la “morale de situation” fondent la nature non - absolue de l’obligation sur le caractère personnel des relations qui unissent l’homme à Dieu et les hommes entre eux”, FUCHS (1954), p. 1075. 1403 Cf. : “Ils ne réalisent pas que la loi est absolue dans la mesure seulement où elle participe à l’essence absolue de Dieu. Sous cet aspect, il est vrai, elle l’est absolument”, FUCHS (1954), p. 1075. 1404 Cf. : “Ils ne remarquent pas que l’essence de l’homme, non moins que la loi divine révélée, est une Parole permanente du Dieu créateur et rédempteur”, FUCHS (1954), p. 1075 - 1076. 1405 Cf. : “L’important, c’est la qualité intrinsèque de cette Parole unique : que demande de moi la volonté de Dieu, ici, en ce moment ? La réponse nous est fournie par l’ensemble des éléments réels qui constituent la “situation”. Car l’appel divin n’est rien d’autre que cette “situation” même”, FUCHS (1954), p. 1079. 1406 Cf. : “Il faut y faire entrer aussi toutes les particularités intrinsèques susceptibles d’être exprimées par un jugement communicable, même si le sujet doit rester seul à pouvoir les exprimer et les communiquer. En tant que réalisations concrètes d’une essence, elles relèvent de propositions morales générales, de normes morales plus ou moins universelles ; on peut leur appliquer des “solutions” prévues pour certains “cas””, FUCHS (1954), p. 1080. 1407 Cf. : “A travers elles, Dieu, en nous appelant, nous dit ce qu’il pense de la “situation””, FUCHS (1954), p. 1080. 1408 Cf. : “Nous voulons parler d’un facteur personnel incommunicable, de ce qui rend chaque homme proprement “ineffable”. Seul l’individu lui - même peut l’atteindre ; encore la connaissance qu’il en a est - elle probablement antérieure à toute réflexion”, FUCHS (1954), p. 1080. 1409 Cf. : “Chaque “situation”, en effet, vient prendre place en un point défini du cours irréversible de l’histoire du salut. Elle élabore les données du passée et, d’avance, détermine l’avenir”, FUCHS (1954), p. 1081.

702

sujet peut appliquer les normes universelles dans la situation ainsi définie comme appel de Dieu1411 parce qu’Il s’exprime

dans ces deux plans1412 . La loi morale, loin d’en être extérieure, est la clé qui permet de comprendre la situation1413 .

Conclusion de B. FUCHS reconnaît à la situation un pouvoir de résistance ontologique mais non pas un pouvoir

de résistance axiologique : la situation pour n’être pas seulement un échantillon de la loi dépend de droit de la loi. L’éthique

de situation fétichise la loi alors qu’elle n’est que la langue que DIEU nous parle. Comprendre la situation c’est donc

comprendre la loi. L’action morale actualise dans la singularité la loi qui recouvre toutes les situations. Cela ne va pas sans

un déni de l’Histoire, - du moins sans un déni de l’importance de l’Histoire dans la formation des situations difficiles.

C. HÄRING.

HÄRING (1960 a) présente l’éthique de situation comme une réaction à l’éthique des essences pour laquelle il

suffirait de déduire des lois morales les normes applicables dans chaque circonstance.

Nécessité d’une éthique des essences. Cette éthique des essences est impropre à reconnaître ce que chaque

individu et chaque situation ont d’unique et d’irremplaçable1414 . Mais : “Une éthique générale des essences est

indispensable (…)”1415 . Cette éthique n’a d’ailleurs pas méconnu la singularité : la casuistique est la réponse la plus

appropriée dans le traitement des situations. La casuistique considère la singularité depuis un système normatif antérieur :

chaque cas est l’exemple d’un type tel que la norme générale le représente1416 . La casuistique au rebours de ce que propose

toute éthique de la situation ne s’intéresse pas à la singularité dans ce qu’elle peut avoir d’irréductible et d’ineffable. Elle

1410 Cf. : “(…) la possibilité d’une intervention immédiate de Dieu dans chaque existence particulière, par delà des exigences formulées au moyen des autres composantes de la “situation””, FUCHS (1954), p. 1081. 1411 Cf. : “Jusqu’à quel point normes et lois universelles, au sein d’une “situation” tout à fait unique, doivent - elles se comprendre comme interpellation actuelle de Dieu ?”, FUCHS (1954), p. 1082. 1412 Cf. : “C’est lui [l’Etre même de Dieu] qui s’exprime dans l’existence des réalités crées naturelles et surnaturelles, dans les normes morales que la condition créée implique. Le réel se trouve engagé dans ces structures : aucune “situation” n’y est soustraite. Si bien qu’elles contiennent un appel de Dieu. Toute la réalité créée est similitude de Dieu. Elle n’est donc pas purement profane ; elle relève immédiatement de la théologie”, FUCHS (1954), p. 1082. 1413 Cf. : “La loi morale universelle nous aide donc à comprendre l’appel de Dieu formulé dans la “situation””, FUCHS (1954), p. 1082. 1414 Cf. : “Pour une part, “l’éthique de situation” moderne représente en effet une réaction contre une éthique des essences beaucoup trop rigide, qui ne savait pas reconnaître, par de là l’essence identique pour tous, ce qui, dans l’individu et dans la situation, est à proprement parler irremplaçable et non interchangeable”, HÄRING (1960 a), p. 425. 1415 Cf. HÄRING (1960 a), p. 425. 1416 Cf. : “(…) la casuistique se situe du côté de l’éthique des essences, puisqu’elle considère les relations particulières sur un mode essentiel et général comme la substance. La casuistique ne dépasse pas une connaissance par “types” : ce qu’elle retient de chaque cas singulier, c’est encore ce qu’il a de typique”, HÄRING (1960 a), p. 425.

703

s’intéresse au singulier normativement transformé1417 . La situation dans ce qu’elle a de singulier ne peut pas être saisie par

la connaissance1418 . Il ne reste guère que le secours de la prudence et les dons de l’Esprit - Saint1419 qui ne suppriment pas

le recours à la casuistique mais qui le prolonge1420 . L’éthique normative précède l’éthique individuelle1421 ; les normes

chrétiennes forment le cadre dans lequel s’inscrira la situation1422 . S’il s’en tenait à cela, les situations seraient des

ensembles constants et immuables ; la situation serait une situation au présent. Mais HÄRING ne néglige pas la mobilité des

situations et leur historicité : il s’agit de se préparer à la situation à venir et pour cela d’insérer la raison dans le plan de la

providence1423 . Même pour les situations à venir, HÄRING est plus sensible à la subordination dans le cadre des normes

générales préalables.

Autres objections. D’autres objections ont été faites à l’éthique de la situation : elle justifierait tous les

comportements au nom d’un amour insuffisamment défini1424 ; elle n’aurait pas de contenu précis en laissant à l’amour

toute la place dans la vie morale1425 ; elle renvoie malgré elle à une métaphysique particulière : celle d’un bien auquel les

actions humaines sont subordonnées1426 ; elle ne s’appuie que sur des situations - limites alors que le quotidien est composé

d’actions plus banales1427 ; elle privilégie ainsi l’exception au détriment de la règle1428 ; elle supposerait une conception

discontinuiste de l’existence dans laquelle chacun des actes serait isolé, sans commune mesure avec les actes antérieurs1429 ;

1417 Cf. : “Ce qu’il y a de purement singulier et d’unique dans une situation donnée lui échappe (comme il échappe d’ailleurs nécessairement au jugement d’autrui) : car la situation réside dans l’affrontement d’une personne singulière avec le réseau spécial des circonstances du moment”, HÄRING (1960 a), p. 425 - 426. 1418 Cf. : “La morale catholique a toujours reconnu la richesse de la situation et le fait que la science ne pouvait l’épuiser”, HÄRING (1960 a), p. 426. 1419 Cf. : “C’est seulement par les dons de l’Esprit que l’âme pénètre au plus profond de la réalité (…)”, HÄRING (1960 a), p. 428. 1420 Cf. : “(…) le jugement de prudence ne s’oppose en rien à la valeur générale des principes fondamentaux ou à la signification des cas typiques, mais a bel et bien quelque chose de plus à dire”, HÄRING (1960 a), p. 426. 1421 Cf. : “(…) il n’y a d’éthique individuelle que dans le cadre d’une éthique commune normative (…)”, cité in HÄRING (1960 a), p. 427. 1422 Cf. : “On découvre déjà l’ensemble de la situation par la connaissance des exigences essentielles et des principes fondamentaux perpétuellement valables. La morale chrétienne fournit ainsi le cadre dans lequel viendra se ranger la situation”, HÄRING (1960 a), p. 427. 1423 Cf. : “L’ouverture constante des plans d’avenir à l’exigence d’une situation changeante n’est rien d’autre que la véritable insertion de notre raison dans la Providence divine, l’accord permanent de nos plans humains avec le plan divin de nature et de grâce sur le monde”, HÄRING (1960 a), p. 430. 1424 Cf. : “Le risque d’une éthique de l’amour est de rester sans contenu spécifique. Dès lors, l’amour est susceptible de justifier tous les comportements, y compris la guerre, la violence, etc.”, LEJEUNE (1977), p. 58. 1425 Cf. : “C’est ici, je crois, un des reproches les plus graves qu’on puisse adresser à l’éthique de situation : son absence de contenu précis. Elle place tellement l’accent sur la motivation qu’elle risque de perdre de vue la finalité”, LEJEUNE (1977), p. 59. 1426 Cf. : “Une éthique de l’amour présuppose la postulation méta - morale d’un bien ultime”, LEJEUNE (1977), p. 59. 1427 Cf. : “Les exemples qu’ils [les situationnistes] fournissent sont presque toujours des exemples de cas - limites”, LEJEUNE (1977), p. 60. 1428 Cf. : “(…) le situationnisme privilégie à ce point l’exception qu’il fonde sur elle la plupart de ses énoncés”, LEJEUNE (1977), p. 61. 1429 Cf. : “MACQUARRIE note que si chacun de nos choix et de nos actes est bien unique, il comporte aussi des traits communs avec tous nos autres choix et actes, ainsi qu’avec ceux des autres hommes. C’est pourquoi il reproche à Fletcher de briser la vie morale en actes isolés, et, du même coup, de briser l’unité de la personne humaine. L’homme de Fletcher deviendrait purement

704

la compréhension de la situation, de cet ensemble de circonstances qui ne font qu’un, dépend étroitement de la place

qu’occupe le sujet et du regard qu’il leur porte, selon ses intérêts1430 et ainsi l’éthique de la situation verse dans un

opportunisme qui n’est d’ailleurs que l’autre versant du relativisme1431.

Conclusion de C. Pour HÄRING, les normes délimitent a priori le cadre de l’action des hommes; le cadre de leur

valeur comme celui de leur évaluation. Les situations demeurent en droit des échantillons des normes. Ce qui relèverait de la

singularité est éliminé, comme non pertinent dans l’évaluation axiologique des situations et comme non pertinent pour leur

identité ontologique.

Conclusion du § 2. Opposer la casuistique à l’éthique de situation est l’un des lieux communs de la réfutation de

l’éthique de situation. La casuistique est présentée comme l’art de découvrir dans la singularité ce qui en fait un échantillon

pour une norme générale soit pour l’évaluer soit pour la transformer. L’éthique de situation suppose un nominalisme qui met

toute la réalité dans l’hapax de situations et toute l’efficacité de l’action dans les ressources d’un seul. Elle inclut l’Histoire

dans l’évaluation axiologique des situations ce qui boute la divinité hors de la morale, ou pis ce qui fait de l’Histoire un autre

nom de DIEU à l’instar du marxisme. Cependant ces objections mettent en perspective l’éthique de situation : la culture

devient l’un des éléments définissant la situation ; le sujet n’est pas perdu dans un monde séparé de DIEU par l’Histoire ou

bien démuni de toutes ressources pour affronter les situations difficiles qui sont les siennes.

§ 3. L’éthique existentiale de RAHNER.

Dans la mouvance de l’éthique de la situation, le théologien Karl RAHNER occupe une place particulière puisque

d’une part il s’est avéré un adversaire sévère (A), sans que cela ne l’empêche d’autre part de proposer, après une critique de

la représentation populaire de l’action morale (B), une éthique existentiale dont il affirme qu’elle est le “noyau de vérité” de

fonctionnel, c’est - à - dire qu’il se résumerait à ses actes. Le sujet humain, la personne, qui est plus que ses actes, risquerait de se diluer. De fait, il manque à Fletcher d’avoir élaboré une anthropologie”, LEJEUNE (1977), p. 63. 1430 Cf. : “Nous saisissons de la situation ce qui répond à ce que sont nos circonstances externes et internes du moment, nos intérêts personnels ou ceux de notre groupe, etc. La manière dont nous abordons une situation morale varie selon que nous y sommes actifs, passifs ou simplement spectateurs, selon que nous y sommes impliqués comme personne privée ou comme personne officielle. Quand nous parlons d’une situation morale, notre attention peut d’autre part porter sur l’état habituel des choses ou sur ce qui permettrait de le changer”, LEJEUNE (1977), p. 65. 1431 Cf. : “Elle pourrait tout aussi bien choisir des valeurs contradictoires, selon les circonstances, c’est - à - dire choisir par opportunisme. Son contenu comme sa finalité demeurent imprécis”, LEJEUNE (1977), p. 68.

705

cette morale de la situation (C)1432 . La question qui se pose à RAHNER, et qui lui est commune avec les partisans des

morales de la situation, demeure celle de l’action singulière dans un contexte humain inédit1433 . L’interrogation du chrétien

doit porter sur la nature de l’attitude morale, ou encore sur le contenu de la réponse à apporter dans la situation : comment

répondre à ce que Dieu attend du chrétien dans la situation ?1434 .

A. La critique de la morale de la situation.

La critique des morales de la situation est sans complaisance, mais elle ne se sépare pas d’un exposé préalable de ses

positions fondamentales. L’éthique existentiale de RAHNER reprendra la question au point où elle a été laissée par ces

morales. La morale de la situation reposerait sur les fondements théoriques du protestantisme et de l’existentialisme1435 . La

critique porte ici sur le risque d’absence d’orthodoxie qu’encourt une morale finalement condamnée par les autorités

ecclésiastiques. Les objections de RAHNER portent sur trois thèses de la morale de la situation : le subjectivisme ; le

nominalisme ; le relativisme.

Subjectivisme des morales de la situation. Les morales de la situation repose sur la conception que l’action

morale est une réponse personnelle et immédiate à un appel de Dieu. La conscience exerce alors un rôle prédominant : elle

est le siège de la réponse à cet appel. Elle doit décider par elle - même et à elle seule quelle doit être l’action morale originale

qui satisfera aux exigences d’une situation inédite1436 .

RAHNER conteste moins la présence de la conscience que le rôle qu’elle va jouer : elle est non plus l’intermédiaire

entre la situation et les normes ; elle est la faculté législatrice elle - même, autonome1437 . Le pouvoir de cette faculté est

1432 Cf. : “(…) cette éthique existentiale est, à notre avis, le noyau de vérité qui se cache dans la fausse morale de la situation”, RAHNER (1966), p. 147. 1433 Cf. : “Comment [sic] armer le chrétien, pris individuellement, d’une conception et d’une force qui l’aident à christianiser la situation qui lui pose un problème moral dont la solution correcte ne peut plus concrètement lui être dictée aussi directement qu’autrefois par l’Eglise officielle ?”, RAHNER (1970), p. 74 - 75. 1434 Cf. : “Comment découvrir en fait cette volonté individuelle de Dieu ? Comment connaîtrais - je ce que Dieu veut vraiment de moi à chaque instant ?”, RAHNER (1970), p. 64. 1435 Cf. : “Comme fondements théoriques, on trouve à la base de la morale de la situation : d’un côté, une philosophie extrême de l’existence, d’un autre côté, une attitude protestante qui s’oppose à la valeur normative d’une “loi” au sein d’une existence chrétienne”, RAHNER (1966), p. 144 - 145 1436 Cf. : “On dit (dans les situations où est à prendre une décision de conscience dure et difficile) : pour cela, chacun doit s’arranger avec sa conscience ; dans ce cas tu dois savoir toi - même ce qui est à faire ; là chacun doit décider, à partir de la situation concrète seule, et d’une manière entièrement neuve dans chaque cas particulier, ce qui est à l’instant même l’action juste, que la conscience indique à chacun”, RAHNER (1959), p. 59. 1437 Cf. : “La connaissance du sujet ne prend plus pour norme la structure essentielle et objective de la chose, les normes et les lois morales de Dieu, mais d’une certaine manière elle - même. La conscience n’est plus la voix et l’intermédiaire d’une norme obligatoire, sur laquelle une entente objective entre les hommes est en principe possible ; elle est pour ainsi dire le législateur lui - même”, RAHNER (1959), p. 59.

706

d’autant plus exorbitant que chaque décision est originale, ne vaut que pour une seule occurrence. La conscience disposerait

d’un pouvoir comparable à une création divine1438 . Elle n’est redevable de sa décision à aucune instance supérieure ou

extérieure à elle parce qu’il n’existe pas de norme pour cette situation hic et nunc qu’affronte le sujet. Et, pour cette même

raison, la sentence rendue sera toujours une sentence juste qui ne vaut que pour le sujet engagé dans la situation, mais qui

vaut absolument1439 . Les morales de la situation retrouvent une thèse du protestantisme qui écarte finalement la loi au

profit de la foi seule moralement agissante : la loi ne donne pas le contenu de l’action morale ; elle met en demeure d’agir

sans fixer le contenu de cette action commandée1440 .

A cela, RAHNER rétorque que si l’homme doit suivre sa conscience, quand bien même il apparaîtrait que ce que

prescrit cette conscience se trouve à son insu être erroné1441 , il a le devoir de s’instruire, de former sa conscience, de rester

ouvert aux prescriptions de l’Eglise par lesquelles lui sont connus les enseignements de Dieu1442 . L’attitude morale du

chrétien ne peut pas être indépendante de l’obéissance qui se rapporte à l’Eglise en tant que par elle s’exprime l’autorité

divine1443 . L’Eglise reçoit l’assistance de l’Esprit - Saint ; elle est pour cela moins sujette aux erreurs que l’homme

isolé1444 . Le chrétien ne saurait faire prévaloir sa conscience contre les commandements de l’Eglise à l’égard desquels

l’obéissance est demandée comme l’attitude chrétienne requise1445 . Laissée à son seul pouvoir de légiférer, la conscience

aboutirait à la constitution d’une morale privée1446 . La seule conscience que le chrétien peut et doit suivre est celle de

1438 Cf. : “Celui - ci prononce sa sentence sans appel d’une manière chaque fois originale et impénétrable, et cette sentence n’a de valeur que pour le cas unique considéré”, RAHNER (1959), p. 69 - 70. 1439 Cf. : “(…) ce qu’il y a de commun dans ces éthiques extrêmes de la situation : la conscience n’y est pas médiation d’une loi, mais point de jaillissement d’une sentence toujours unique, ne valant que pour moi et que maintenant dans cette situation - sentence dont l’exactitude ne peut donc pas non plus être contestée en raison de sa contradiction avec les normes générales de la morale chrétienne, telles que l’Eglise les proclame universellement obligatoires”, RAHNER (1959), p. 70. 1440 Cf. : “L’homme est celui qui croit ; or la foi supprime la loi. Il ne reste alors comme “norme” de l’action que l’appel de la situation chaque fois unique, dans laquelle l’homme doit se tenir, soit devant la sentence sans appel de la décision libre qu’il prend comme personne, soit devant Dieu, dont la relation immédiate à la situation, à la conscience et à la foi ne peut pas être conçue comme transmise par une loi générale. Une loi ne peut ainsi avoir pour fonction que de placer sans cesse l’homme dans la situation qui lui est propre, de le forcer à la foi, mais non d’être ce qu’il faut accomplir”, RAHNER (1966), p. 145. 1441 Cf. : “Tout d’abord, il va sans dire : l’homme doit suivre sa conscience. Car la conscience est la médiation la plus directe de ce qui est commandé moralement. C’est pourquoi elle n’est jamais négligeable. Même si la conscience se trompait en fait, et que cette erreur fût concrètement invincible, il faudrait lui obéir, car elle ne peut par nature jamais être mise entre parenthèses, ni remplacée, ni tournée”, RAHNER (1959), p. 77 - 78. 1442 Cf. : “(…) l’homme a le devoir, dans toute la mesure de ses forces, de conformer sa conscience aux normes objectives du monde moral des valeurs, de se former, de se laisser instruire, de se tenir prêt et ouvert (combien c’est difficile souvent !) à l’enseignement par la Parole de Dieu, par le magistère de l’Eglise et en général de toute autorité régulière dans le cadre de sa compétence propre”, RAHNER (1959), p. 78. 1443 Cf. : “Il y a plus : l’Eglise proclame ces commandements au nom de l’autorité divine (…)”, RAHNER (1959), p. 81. 1444 Cf. : “Lorsque l’Eglise tout entière proclame en fait réellement, dans son enseignement quotidien et partout dans le monde une règle morale comme commandement divin, elle est préservée de l’erreur par l’assistance du Saint - Esprit, et c’est pourquoi ce commandement est effectivement un ordre de la volonté divine et lie en conscience celui qui croit en l’Eglise, avant même qu’une définition solennelle ait fixé cela encore une fois expressément”, RAHNER (1959), p. 82 - 83. 1445 Cf. : “L’observation des commandements ne relève pas simplement de l’ordre éthique, mais constitue une part essentielle du christianisme lui - même (…)”, RAHNER (1959), p. 81. 1446 Cf. : “Mais la conscience chrétienne, si elle ne veut pas dégénérer en subjectivité privée, a le devoir de s’orienter d’après les normes objectives”, RAHNER (1959), p. 84.

707

l’Eglise, et il ne doit suivre la sienne propre que lorsqu’elle s’accorde avec celle de l’Eglise, - ce qui est l’attitude la plus sûre

dans les situations difficiles1447 .

Nominalisme des morales de la situation. Le nominalisme des morales de la situation prend deux formes :

les situations sont des circonstances singulières pour lesquelles il n’existe pas de norme qui leur soient applicables ;

l’individu est lui - même une réalité singulière qui ne peut pas se subordonner aux commandements normatifs. Le

subjectivisme trouve ainsi sa raison d’être dans le nominalisme.

Le nominalisme s’entend des situations comme des sujets qui doivent agir dans ces situations. D’une part, RAHNER

dénonce les morales de la situation pour cette raison qu’elles s’appuient sur une conception métaphysique fausse, la

conception nominaliste qui ne permet pas de concevoir l’application des normes au cas singulier1448 . Les normes seraient à

la fois extérieures, antérieures et étrangères aux situations de sorte que la situation ne pourrait pas de droit relever de leur

compétence1449 . Elles veulent par ce refus prévenir tout risque de légalisme1450 ; l’initiative qu’elles appellent est le gage

de la juste adaptation morale aux circonstances : la morale est un effort perpétuel d’ajustement au singulier qui ne tolère

aucune norme générale quelle qu’en soit la nature ou l’origine (loi naturelle ou loi positive divine)1451 . D’autre part ces

morales ne connaissent de sujets moraux qu’individuels. Chacun doit pour lui - même endosser la responsabilité des

décisions dans chaque situation1452 . La singularité de chaque sujet est conçue de telle sorte que l’identité de chacun est

irréductible à celle d’un autre1453 ; les problèmes moraux se posent donc toujours à nouveau et, pour les résoudre, le sujet

doit faire appel à sa seule créativité1454 . La réalité morale qu’affrontent les morales de la situation est discontinue ; nulle

1447 Cf. : “Et quand la parole de Dieu est - elle la plus facile à percevoir, sinon - précisément dans les cas obscurs et difficiles - lorsque Dieu fait entendre sa propre parole par la bouche de son Eglise, si bien que c’est seulement lorsque la sentence de la conscience coïncide avec cette parole que l’on peut être sûr d’entendre vraiment la voix de la conscience et non celle de son propre aveuglement coupable ?”, RAHNER (1959), p. 88 - 89. 1448 Cf. : “L’éthique de situation est fausse parce qu’elle suppose une méthaphysique [sic] erronée : la conviction nominaliste qu’il n’existe pas de propositions universelles applicables au cas particulier”, RAHNER (1970), p. 47. 1449 Cf. : “Une pareille éthique de la situation ne connaît aucune norme matérielle proprement dite, universellement obligatoire, théoriquement justifiable, communiquée de l’extérieur”, RAHNER (1959), p. 70. 1450 Cf. : “Rejeter une telle conception apparaît à cette éthique extrême de la situation comme une rechute dans un légalisme d’Ancien Testament (…)”, RAHNER (1959), p. 70 - 71. 1451 Cf. : “Ce que la morale de la situation veut dire ensuite, à partir de là, est clair : elle nie, pour le cas concret particulier, la valeur obligatoire universelle et restant valable dans tous les cas, des normes matériales générales, que celles - ci relèvent de la loi naturelle ou de la loi divine positive”, RAHNER (1966), p. 145. 1452 Cf. : “(…) il n’y a donc plus aucune norme universelle et universellement obligatoire, il y a seulement l’individu toujours irréductible, qui n’est en aucune manière le simple “cas” d’un universel, et qui peut seul savoir dans chaque cas, par la décision de sa liberté la plus propre et la plus originelle, comment il doit agir et s’il a agi correctement”, RAHNER (1959), p. 66. 1453 Cf. : “(…) elle fait de la personne humaine un individu absolument unique à tout point de vue, ce qu’elle n’est précisément pas en tant que créature et que réalité matérielle”, RAHNER (1966), p. 145 - 146. 1454 Cf. : “Les normes sont générales, mais l’homme dans son existence concrète est une individu toujours unique et jamais le même, c’est pourquoi dans son action, il ne peut pas être soumis à des normes générales ayant un contenu déterminé”, RAHNER (1966), p. 145.

708

connaissance ne peut servir pour une autre fois ; nulle connaissance même ne peut en être prise1455 . Elles ne

s’accommodent pas des efforts casuistiques de la morale chrétienne qui appliqueraient par déduction depuis les normes

générales le contenu d’action à cette situation singulière1456 .

Ce nominalisme s’il était avéré supprimerait l’obligation morale1457 . RAHNER réfute la thèse nominaliste sous ces

deux aspects (extériorité des normes morales universelles à la situation singulière ; indépendance du sujet humain unique à

l’égard de ces mêmes normes). D’une part, l’universel est dans l’individuel : l’individuel humain est compris dans

l’universel humain posé par Dieu1458 , si bien que si éthique individuelle il y a, elle est comprise dans une éthique

universelle1459 . Ainsi, quand l’Eglise interdit toute interruption volontaire de grossesse, ou tout divorce, cela vaut pour

chacun1460 . D’autre part, la règle morale inclut l’ensemble des circonstances singulières pour lesquelles elle garde sa

pertinence. La règle requiert cependant une interprétation qui doit être une interprétation autorisée et non une impulsion

individuelle1461 .

Relativisme des morales de la situation. Les morales de la situation s’appuient enfin sur un ensemble de

convictions relativistes. Elles conçoivent un présent radicalement nouveau ; elles partagent une vision discontinuiste de

l’Histoire. Elles insistent sur l’ampleur des changements1462 et la complexité nouvelle1463 qui rendent difficile l’application

1455 Cf. : “En dernière analyse, cette morale aboutit à un nominalisme massif, elle nie au fond la possibilité d’une connaissance générale objectivement significative et atteignant vraiment la réalité concrète (…)”, RAHNER (1966), p. 145. 1456 Cf. : “(…) on ne devrait et on ne pourrait pas tenter d’éclaircir théoriquement le cas particulier par sa réduction à des principes généraux ; la conscience pourrait et devrait nécessairement décider elle - même, et elle seule, dans le cas particulier, où est le bien et où il n’est pas”, RAHNER (1959), p. 71. Cf. RAHNER (1966), p. 159 - 160 ; RAHNER (1970), p. 74. 1457 Cf. : “Une morale de la situation, logique jusqu’au bout, aboutit nécessairement à un nominalisme éthique et métaphysique dans lequel l’universel ne peut jamais toucher le concret en l’obligeant à proprement parler”, RAHNER (1959), p. 84. 1458 Cf. : “Etant donné qu’il y a l’individu irréductible, il y a une éthique individuelle et une fonction correspondante de la conscience. Mais étant donné que cet individu irréductible dans l’homme, loin de supprimer l’universel dans l’homme, se situe à l’intérieur de l’universel humain voulu de Dieu comme tel (…)”, RAHNER (1959), p. 79. 1459 Cf. : “(…) étant donné que cet individu irréductible dans l’homme, loin de supprimer l’universel dans l’homme, se situe à l’intérieur de l’universel humain voulu de Dieu comme tel, il n’y a une éthique individuelle qu’à l’intérieur d’une éthique normative universelle (…) il n’y a d’impératifs moraux authentiques et pourtant individuels qu’à l’intérieur du domaine de la moralité chrétienne universelle, et ceux - là ne conduisent jamais au - delà de celle - ci”, RAHNER (1959), p. 79 - 80. 1460 Cf. : “Lorsque l’Eglise enseigne, par exemple, que toute interruption directe d’une grossesse est moralement interdite, qu’aucun mariage sacramentellement contracté et consommé de deux baptisés n’est soluble quant au lien lui - même, tout cas individuel de cette nature est aussi effectivement atteint”, RAHNER (1959), p. 83. 1461 Cf. : “Une règle morale est par nature universelle et prétend, à partir de cette universalité, régir le cas individuel. Donc, lorsqu’étant ainsi comprise, conçue et interprétée (c’est - à - dire comprise comme elle doit l’être d’après l’interprétation du magistère, non d’après l’avis privé de l’individu), elle vise un cas individuel et le comprend sous elle, ce cas en tant qu’individuel est aussi effectivement atteint par cette loi dans son originalité concrète et placé sous le joug de cette loi”, RAHNER (1959), p. 83. 1462 Cf. : “Jadis, les circonstances étaient plus simples et plus faciles à dominer”, RAHNER (1959), p. 64. 1463 Cf. : “L’incroyable complexité planétaire de la vie économique et sociale, l’impossibilité d’en avoir une vision claire et complète, la différenciation psychique devenue plus grande des hommes, la menace constante d’incursions profondes dans le domaine privé même du dernier individu inconnu, de la part des puissances étatiques, économiques et politiques, la surpopulation, la crise du logement, la perméabilité de tous à l’influence d’une “opinion publique” rapidement changeante et travaillant avec la pression d’une propagande s’insinuant partout, le relâchement et la destruction des liens solides et stables qui enchaînent l’homme individuel à la famille, à la race [sic], à la tradition nationale, à celle de la classe et de la profession, la mobilité et la nomadisation de l’homme, la possibilité illimitée de soutenir et de propager toute opinion et tout point de vue partout et devant n’importe qui, la

709

stricte des règles tirées de l’expérience1464 . Les morales de la situation se sont précisément constituées pour ces raisons1465

.

Les manières de vivre ont si fortement changé qu’il est devenu difficile de reconnaître quelle norme appliquer1466 .

L’application des normes générales au cas singulier était garantie et confortée par l’expérience passée ou par l’expérience

des autres hommes : la continuité des situations autorisait la reconduction des manières d’agir1467 . Le chemin qui va de la

norme universelle à l’impératif concret applicable aux circonstances singulières était court : la constance des mœurs avait

permis la sédimentation de manières d’agir communes, échangeables entre les hommes1468 . Le nominalisme que ces

morales revendique est moins un a priori qu’il n’est exigé par le cours des circonstances qui impose le retour à l’initiative en

matière de morale. De ce fait le chemin qui va de la norme universelle à l’impératif concret s’est allongé1469 : l’homme a

compliqué sa manière de vivre et ainsi il s’est compliqué1470 . La difficulté est donc le fait de l’homme qui s’est changé en

changeant les conditions de son milieu1471 : les morales de la situation ne pensent pas que la nature de l’homme soit

immuable ; elles partagent une conception historiciste de l’homme1472 .

surexcitation psychique due au raffinement des activités récréatives qui offrent à l’homme une possibilité toujours prête de fuite devant lui - même, - toutes ces circonstances et bien d’autres obscurcissent et alourdissent au plus haut point à l’homme d’aujourd’hui la connaissance et l’accomplissement de l’action moralement droite”, RAHNER (1959), p. 63 - 64. 1464 Cf. : “(…) la situation réelle dans laquelle le chrétien de nos jours doit prendre ses décisions morales est toujours telle que, dans un grand nombre de cas d’importance, il ne lui est plus possible aujourd’hui de prendre une telle décision par la simple application des principes essentials, même s’il respecte profondément ces principes comme ayant valeur absolue et universelle”, RAHNER (1970), p. 70. 1465 Cf. : “Nous connaissons les circonstances générales de la vie humaine que sont à l’origine d’une morale extrême de la situation : la complication de la vie humaine actuelle, l’incertitude et la diversité des normes morales qui sont préconisées par les hommes”, RAHNER (1966), p. 144. 1466 Cf. : “(…) les rapports et les situations dans lesquels l’homme d’aujourd’hui doit mener sa vie morale, sont tels que le comportement moralement droit est, dans une mesure bien plus large qu’en d’autres temps, aussi difficile à reconnaître qu’à adopter”, RAHNER (1959), p. 63. 1467 Cf. : “Comment on devait faire pour agir bien était dans une large mesure théoriquement clair et facile à voir, avait déjà été mille fois éprouvé, donné en exemple et s’était concrétisé, à partir d’une règle morale, dans les mœurs de la société. La vie était ainsi organisée que l’agir moralement droit était aussi, pour une grande part, l’agir le plus raisonnable d’après les normes de l’utilité, du succès, de la prudence de la vie. L’individu était ainsi, au point de vue de sa connaissance et de sa contribution morale personnelle, déchargé très largement dans son action (du moins en ce qui concernait le contenu matériel de celle - ci)”, RAHNER (1959), p. 64. 1468 Cf. : “On pouvait se demander si l’on allait ou non obéir à ces normes déjà concrétisées dans une solide pratique morale, mais au total il était inutile de se demander comment se présentaient ces normes immédiatement applicables. Le chemin qui va du principe à l’impératif était la plupart du temps fort court et distinct”, RAHNER (1970), p. 72. 1469 Cf. : “Pour tout cela l’homme ne dispose plus de principes directement et concrètement applicables qui pourraient aussi être des impératifs clairs immédiatement pratiques. Le chemin qui va de la norme générale à l’impératif concret et net est devenu long et sans fin”, RAHNER (1970), p. 73. 1470 Cf. : “Aujourd’hui le monde qui secrètement enserre et pénètre l’homme est devenu fluctuant, parce qu’il est planifié et façonné par l’homme lui - même”, RAHNER (1970), p. 72. 1471 Cf. : “L’homme se modifie lui - même et il modifie son entourage, son milieu social”, RAHNER (1970), p. 73. 1472 Cf. : “Cette métaphysique [de la morale chrétienne traditionnelle] en effet s’appuie sur une essence de l’homme nettement déterminée et persistant à travers tous les changements historiques, alors que l’homme serait une existence indéterminée en se créant elle - même librement d’une manière chaque fois et entièrement nouvelle”, RAHNER (1959), p. 71.

710

Toute l’initiative laissée au sujet est fondée sur cette modification constatée de l’homme et des situations inédites

qu’il lui faut affronter1473 . La responsabilité est le risque qu’il lui faut prendre face aux situations nouvelles qu’il a

produites. RAHNER discute moins l’ampleur des changements que les conséquences tirées par les morales de la situation :

l’amour supplée aux carences des lois désormais désuètes. Mais cela conduit d’une part à un eudémonisme qui fait préférer

le confort au détriment des valeurs chrétiennes1474 , d’autre part à une indifférence morale qui efface les frontières entre les

valeurs morales, entre “le Christ et Bélial”1475 : l’amour ne rend pas toutes les actions bonnes1476 .

Conclusion de A. Tous les griefs adressés aux morales de la situation découlent de leur nominalisme qui

singularise chaque situation au point de l’affranchir de la législation morale (relativisme), qui singularise chaque individu au

point de le couper d’un patrimoine commun de pratiques et d’habitudes susceptibles de la guider dans ses décisions

(subjectivisme). La responsabilité morale dépend de l’initiative d’un sujet individuel qui doit s’en remettre aux impulsions

du cœur faute de pouvoir tabler sur les préceptes de l’Evangile pour chacune de ses actions dans les situations hic et nunc.

B. Critique de la représentation populaire de l’action morale.

L’originalité de RAHNER vient de ce qu’il ne rejette pas tant les constats sur lesquels s’appuient la morale de la

situation qu’il n’en rejette les interprétations spéculatives au nom des conséquences qu’elles produisent. RAHNER va

défendre une éthique existentiale qui prend en compte la singularité mais d’une autre manière que ne le firent la casuistique

et la morale de la situation.

L’impératif et le devoir. Le propos de RAHNER commence par une critique de la représentation populaire de

l’action morale qui reprend la conception de la morale catholique traditionnelle1477 . Dans la représentation ordinaire de

1473 Cf. : ““D’où vient cette extension du champ de liberté et de responsabilité laissé à la conscience personnelle ? Du monde forgé par l’histoire, dans lequel nous vivons aujourd’hui”, RAHNER (1970), p. 72. 1474 Cf. : “(…) le commandement divin peut exiger aussi comme conséquence la mort de l’homme (…) c’est une erreur de l’eudémonisme moderne de croire que ce qui est bon moralement ne peut jamais mener l’homme à une destinée tragique sans issue à l’intérieur du monde ; et encore que le chrétien doit vraiment attendre comme quelque chose de presque normal que son existence chrétienne le mènera de force un jour ou l’autre dans une situation où tout doit être sacrifié s’il ne veut pas perdre son âme, qu’il ne dépend pas, enfin, du bon plaisir de l’homme d’éviter toujours une situation “héroïque” (…)”, RAHNER (1959), p. 87. 1475 Cf. RAHNER (1959), p. 92. 1476 Cf. : “On peut “tout” faire, lorsqu’on possède l’amour. Mais on ne le possède pas lorsqu’on fait de telles choses [impudicité, adultère, infamie… Cf. 1 Co. 6 : 9 - 10]”, RAHNER (1959), p. 92. 1477 Cf. : “Supposons un impératif déterminé, d’un contenu positif, pour une personne concrète dans une situation concrète : ici et maintenant c’est précisément cette action déterminée d’un contenu déterminé qui est requise de toi. D’après la conception courante de notre enseignement moral actuel, comment un tel impératif concret et d’un contenu positif déterminé vient - il se présenter devant l’homme individuel dans sa situation déterminée chaque fois particulière ?”, RAHNER (1966), p. 147.

711

l’action morale, l’impératif concret applicable dans la situation singulière est déduit depuis des normes universelles1478 .

Cette conception considère la situation comme le point d’application d’une norme qui la précède et qui peut de droit trouver

à s’y réaliser. Cependant cette présentation est soit insuffisante soit immorale. RAHNER entend distinguer les notions

d’impératif et celle de devoir. D’une même norme universelle, il est possible d’inférer plusieurs normes également

applicables à cette situation (se promener ; réciter son bréviaire)1479 . Cette conception explique au mieux la déduction

d’impératifs prescrivant des actions licites, qui pour être permises n’en sont pas pour cela moralement obligatoires1480 .

Simplement l’impératif qui a été inféré est un impératif qui est déduit depuis une norme universelle et qui peut s’inscrire

dans une situation hic et nunc1481 .

Mais cela entraîne deux risques qui concourent également à une forme d’immoralisme : le légalisme ;

l’indifférentisme. Exécuter strictement l’action commandée par l’impératif qui a été déduit depuis la norme universelle, ce

serait se conformer à la loi parce que c’est la loi1482 . Mais ne pas disposer de critères de choix entre les différents

impératifs déduits des normes universelles, cela condamne à ne pas avoir de raison pour commettre telle action plutôt que

cette autre : toutes sont également possibles parce qu’elles sont toutes également déductibles à partir des mêmes normes et

pour cette même situation1483 . Ce n’est pas autre chose que l’affirmation d’un indifférentisme moral. Cependant l’ensemble

des impératifs déduits ne sont pas moraux pour cette seule raison qu’ils ont été déduits d’une norme universelle1484 .

L’ impératif déduit ne fait pas un devoir1485 : il y faut quelque chose de plus et quelque chose d’autre, que la déduction ne

peut pas donner.

1478 Cf. : “C’est évidemment, dira - t - on, que l’application des normes morales générales à la situation concrète fournit ipso facto l’impératif concret”, RAHNER (1966), p. 147. 1479 Cf. : “Naturellement cette conception sait aussi que, dans le cas individuel concret, éventuellement plusieurs actions peuvent être licites en même temps (par exemple, je peux éventuellement, hic et nunc, à mon gré, aller me promener ou réciter mon bréviaire)”, RAHNER (1966), p. 147. 1480 Cf. : “Dans le cas qui vient d’être mentionné, l’impératif se ramène en fait à la licéité concrète de plusieurs possibilités. Cette licéité elle - même est ici la norme qui se dégage des normes générales et de la situation donnée”, RAHNER (1966), p. 147. 1481 Cf. : “(…) dans cette manière de penser, cela ne change rien à la conviction fondamentale que l’impératif concret se dégage de la norme générale et de la situation concrète simplement donnée comme fait”, RAHNER (1966), p. 147 - 148. 1482 Cf. : “N’oublions - nous pas souvent qu’on peut très bien avoir satisfait à toutes les règles matériales possibles, et pourtant se refuser à Dieu, lui refuser son “cœur” ? Car on ne peut pas prouver mathématiquement qu’on a satisfait au commandement d’aimer Dieu “de tout son cœur””, RAHNER (1970), p. 60. 1483 Cf. : “La morale moyenne ne connaît que des principes généraux, même s’ils sont très nuancés et serrent de près le cas particulier. Ils déterminent adéquatement à eux - seuls ce qui doit être fait. Si bien que, lorsque ces principes généraux dans leur matérialité ne déterminent plus rien, du même coup le champ de ce qui est absolument indifférent du point de vue de l’éthique ou de la morale chrétienne apparaît, le champ de ce que l’on peut faire à son gré. Or l’on n’a pas le droit d’affirmer qu’il n’existe aucun secteur en principe moralement indifférent”, RAHNER (1970), p. 55. 1484 Cf. : “Nous exigeons que chaque impératif soit logiquement déduit, avec une rigueur contraignante, des principes généraux pour être reconnu comme créant une obligation. Nous croyons en effet que du fait même qu’on ne peut prouver que tel impératif se déduit des principes, il ne nous crée pas d’obligation”, RAHNER (1970), p. 61. 1485 Cf. : “(…) ce qui est concrètement le devoir moral n’est - il que le simple cas de la loi morale générale ? Or c’est ce qui paraît bien devoir être absolument contesté. L’acte moral concret est plus que la simple réalisation, dans un cas concret, d’une idée générale. Il est une réalité qui a un caractère absolument propre et un contenu positif, et qui est foncièrement et absolument originale”, RAHNER (1966), p. 153.1486 Cf. : “Nous pourrions aussi nous exprimer ainsi : pour cette théorie des normes, la morale est une morale de déduction syllogistique”, RAHNER (1966), p. 148.

712

La cause de l’erreur : la méthode de déduction. La raison principale de cette erreur est la confiance dans la

méthode de déduction. RAHNER dénonce cette pratique syllogistique à quoi se résumerait toute détermination de

l’exécution d’un contenu d’action par une norme morale1486 . La majeure comprendrait une norme ainsi que le concept du

type de la situation dans laquelle elle trouvera à s’appliquer1487 : la situation est une abstraction1488 , - ce qui est nécessaire

pour affirmer l’applicabilité de droit de la norme à la situation présente. La norme morale implique un ensemble de

situations possibles dans lesquelles elle s’appliquera. La proposition mineure reconnaîtrait la présence de conditions

conformes au type de la situation initiale1489 : la singularité de la situation hic et nunc est donc effacée et n’en est retenu que

ce qui permet d’affirmer l’appartenance de cet situation individuelle à un type. La conclusion détermine l’impératif, et

détermine l’exécution du contenu d’action1490 .

RAHNER interprète en termes aristotéliciens la représentation populaire de l’action morale. Il attribue cependant à la

conscience le rôle d’instance de l’inférence1491 . La seule difficulté reste l’identification des conditions données comme

rentrant bien dans la situation - type de la majeure en tant que cette même situation - type est l’application de la norme1492 .

Mais si la déduction peut donner le contenu d’un impératif, elle ne confère aucune force obligatoire. La méthode déductive

transmet le contenu de l’obligation mais non pas la force obligatoire ; la déduction s’attache au contenu mais non pas à la

détermination de l’exécution de ce contenu1493 . Or, sans force obligatoire, l’impératif ne peut pas être préféré comme

moralement supérieur aux autres : le propre de l’impératif moral, c’est, précisément, qu’il est impératif ; le contenu d’action

n’est pas indépendant de la force obligatoire. Le sujet demeure dans l’expectative sur le devoir qui s’impose moralement à

1487 Cf. : “C’est - à - dire : la proposition principale (la majeure) contient un principe général : dans cette situation, dans ces conditions, il faut faire ceci et cela”, RAHNER (1966), p. 148. 1488 Cf. : “A ce propos il y a lieu de remarquer que, dans une telle majeure, la situation elle - même est un abstrait, quelque chose dont on suppose tacitement qu’elle peut en principe se réaliser souvent et par conséquent être exprimée adéquatement dans un concept général et dans une proposition générale”, RAHNER (1966), p. 148. 1489 Cf. : “La mineure de ce syllogisme déclare ensuite que les conditions, la situation est donnée hic et nunc”, RAHNER (1966), p. 148. 1490 Cf. : “La conclusion transforme finalement la majeure en un impératif concret et sans échappatoire”, RAHNER (1966), p. 148. 1491 Cf. : “(…) la conscience est conçue comme la fonction spirituelle et morale de la personne qui applique la norme générale au “cas” concret”, RAHNER (1966), p. 148 - 149. 1492 Cf. : “(…) la difficulté de la découverte concrète de l’impératif moral n’est vue que dans l’exactitude et l’adéquation de l’analyse de la situation donnée dans le cas concret et aussi, éventuellement, dans la formulation claire des normes générales”, RAHNER (1966), p. 149. 1493 Cf. : “Nous exigeons que chaque impératif soit logiquement déduit, avec une rigueur contraignante, des principes généraux pour être reconnu comme créant une obligation. Nous croyons en effet que du fait même qu’on ne peut prouver que tel impératif se déduit des principes, il ne nous crée pas d’obligation”, RAHNER (1970), p. 61.

713

lui1494 . RAHNER affirme que cette méthode accorde trop aux principes mais qu’elle ne met pas en possession d’impératifs

concrets, c’est - à - dire de normes individuelles d’action1495 .

La situation et la norme. Dans la représentation populaire, l’action morale est le point de rencontre entre une

situation et une norme. La situation hic et nunc délimiterait de l’ensemble des normes morales possibles celles qui pourraient

s’y appliquer1496 . La situation retire de la combinatoire des normes morales possibles celles qui peuvent s’appliquer hic et

nunc. Mais à deux réserves près : la singularité de la situation, ce qui l’individualise, n’est pas prise en compte puisque n’en

seront retenus que les traits caractéristiques suffisants pour la subsumer sous la situation - type dans laquelle la norme

morale générale s’applique ; nulle norme individuelle ne peut être élue par cette voie déductive. RAHNER conclura en

soutenant que le devoir est autre chose que l’impératif1497 .

Conclusion de B. En dénonçant la pratique syllogistique de la casuistique, la conclusion de RAHNER corrobore

l’interprétation qui en a été précédemment donnée : la casuistique s’efforce de ramener des situations difficiles sous des

situations typiques ; la description de la situation difficile façonne cette situation afin de faciliter cette subsomption. Enfin,

l’effort de déduction ne peut guère concerner que des contenus normatifs sans dériver leur force obligatoire.

C. L’éthique existentiale. Originalité de l’acte moral concret.

La thèse de l’éthique existentiale énonce que l’attitude morale est toujours une réponse singulière à un appel

singulier et personnel de Dieu1498 . L’éthique existentiale veut apporter la solution qui a échappé à la morale de la situation

; elle remplira la mission que RAHNER attribue à cet “art sacré” qui sait trouver l’impératif concret applicable dans la

1494 Cf. : “Un acte de volonté quelconque, qui soit une décision et non une déduction rationnelle qui oblige, devient alors impossible”, RAHNER (1970), p. 61. 1495 Cf. : “Nous avons beaucoup trop de principes, mais nous n’avons pas d’impératifs concrets. Nous n’en avons pas parce que nous pensons devoir et pouvoir déduire ces impératifs uniquement des principes généraux”, RAHNER (1970), p. 61. 1496 Cf. : “La détermination concrète du cas particulier (de l’action morale concrète) est - elle seulement la délimitation négative de la loi générale par un ici et maintenant déterminé, qui, de la somme totale de ce qui est possible et réalisable moralement, extrait pour ici et maintenant un élément déterminé, sans que celui - ci devienne et soit plus qu’un cas de la loi générale ?”, RAHNER (1966), p. 150. 1497 Cf. : “Mais le devoir concret n’est - il pas plus que cela ? Ce qui est accompli moralement n’est - il que la réalisation des normes générales, le devoir moral dans le cas concret n’est - il pour ainsi dire que le point d’intersection de la loi et de la situation donnée ?”, RAHNER (1966), p. 150. 1498 Cf. : “Voici cette thèse : Il existe un appel individuel et irréductible de Dieu qui ne peut être considéré comme la simple somme et le simple point de convergence des principes généraux matériels de l’éthique et de la morale chrétienne. Cet appel individuel et irréductible de Dieu ne convie pas seulement à faire ce qui est possible et permis dans le cadre des principes généraux, mais il peut parfaitement, sinon toujours, parfois du moins, inciter à poser un acte individuel et social important pour le salut et qui est strictement obligatoire”, RAHNER (1970), p. 64.

714

situation hic et nunc, qui saura éviter les écueils de la morale de la situation (élimination des normes générales au profit des

impulsions de l’amour) et de la morale traditionnelle (incapacité de la méthode casuistique à procéder syllogistiquement de

la norme au cas)1499 .

Une conception originale de la singularité. L’éthique existentiale de RAHNER part d’une conception

originale de la singularité qui vaudra et pour la situation hic et nunc et pour l’individu. RAHNER évoque cette conception,

qu’il nomme l’individuum ineffabile, comme un présupposé ontologique et métaphysique de l’éthique existentiale1500 .

L’individu ne doit pas être pensé comme la limitation négative d’un universel mais comme une dimension positive.

L’individu est ordinairement pensé comme le cas d’une essence générale1501 . Tout ce qui, de ce singulier, ne peut pas être

ramené à l’essence générale est négligé : le singulier est transformé en exemple de l’essence1502 . Par conséquent le

singulier ne peut être compris que depuis l’universel, - à la condition expresse qu’il soit compris dans l’universel1503 . Seul

ce qui, dans le singulier, est compris dans la notion universelle qui le subsume peut être formulé par des énoncés ; le reste,

qui est irréductible à l’universel, et qui constitue en réalité son individualité, ne peut qu’être montré : il échappe au

langage1504 . Mais RAHNER répudie cette conception numérique de l’individualité1505 : la réalité de l’individualité tient

dans cet élément résiduel qui résiste à sa compréhension dans l’universel.

La tâche de l’éthique existentiale consistera à montrer qu’il existe une conception positive de l’individualité.

S’agissant de l’identité numérique de l’homme, celle - ci est définie le plus souvent par sa corporéité, - et encore par une

corporéité réduite à une matière localisée dans le temps et dans l’espace. Individualisé par ces coordonnées spatio-

temporelles, l’homme serait une individualité qui serait répétée : autant d’individus humains que de points occupés dans

l’espace et le temps. Or l’homme est une personne spirituelle, - ce qui l’individualise davantage que cette délimitation

1499 Cf. : “(…) l’art sacré qui consiste à trouver, dans l’appel personnel de Dieu, l’impératif concret en vue d’une décision personnelle. Cet art est une logique de la décision concrète existentielle qui, sans doute, fait droit aux normes générales, mais qui, à partir d’elles, ne peut se déduire adéquatement par la simple réflexion casuistique”, RAHNER (1970), p. 74. 1500 Cf. : “Ce que nous proposons d’appeler éthique existentiale part d’un présupposé ontologique et métaphysique, à savoir que l’“ individuum ineffabile” (…) existe et qu’il est d’une importance centrale pour le christianisme (…)”, RAHNER (1970), p. 49. 1501 Cf. : “Quand il s’agit de réflexion philosophique et théologique et non de l’existence chrétienne pratique et concrète, l’ individuum est chez nous conçu comme un “cas” particulier d’une essence générale. Le singulier, l’individuum, est considéré uniquement comme un cas d’application, d’espèce numérique (quantitative), d’une idée générale”, RAHNER (1970), p. 49. 1502 Cf. : “Si ce cas particulier présente des singularités par rapport à l’idée générale, elles sont considérées comme relativement indifférentes et sans importance, et même le plus souvent, dans une métaphysique scolastique (sauf exceptions), comme une réalité simplement limitative et restrictive”, RAHNER (1970), p. 49. 1503 Cf. : “L’ individuum est ainsi le cas particulier limité de la règle générale. Par conséquent, ce qu’il y a à dire de positif sur l’ individuum peut être compris et exprimé adéquatement dans les concepts universels”, RAHNER (1970), p. 49. 1504 Cf. : “Les jugements portés sur le particulier comme tel, même quand il s’agit du particulier personnel et spirituel, sont au fond des énoncés universels simplement assortis pour ainsi dire d’un geste indicatif de désignation : Cette réalité universelle se présente là, à tel et tel endroit ; hic et nunc se réalise précisément quelque chose d’universel”, RAHNER (1970), p. 49 - 50. 1505 Cf. : “Je déclare fausse l’opinion selon laquelle, là même où il s’agit de l’esprit, de la conscience et de la liberté, l’individuum pourrait être conçu comme un simple cas particulier d’une règle universelle, comme un simple cas restrictif d’une essence générale, comme une réalité simplement numérique, comme un simple numéro dans une série”, RAHNER (1970), p. 50.

715

négative et privative de la spatio - temporalité1506 . De même, l’identité numérique de la situation n’est pas donnée par un

ensemble de propositions générales ; elle pourrait être au mieux désignée1507 . L’éthique existentiale se veut pourtant la

rencontre de la singularité irréductible : celle de cet homme - ci avec cette situation hic et nunc.

L’action morale dans l’éthique existentiale. La singularité parce qu’elle est irréductible oblige à une

reconsidération de l’action morale. L’action morale ne peut pas procéder de la déduction depuis des normes universelles

puisque le singulier résiste à l’universel. Elle devra alors être considérée comme la réponse à un appel adressé à un individu

ainsi défini comme singularité originale et réfractaire à toute subsomption1508 . L’action morale est d’abord l’application

dans la singularité de la matière définie par la spatio - temporalité d’une loi universelle : l’action morale est aussi le cas où

est appliquée la loi1509 . Mais comme l’homme est une réalité ineffable dont l’individualité est conférée par la spiritualité,

son action a aussi une originalité qui n’est pas celle de l’application d’un devoir déduit1510 . L’homme comme personne

spirituelle agit selon une autre source qui participe de cette individualité ineffable1511 . Certes, l’exposé de RAHNER laisse

dans l’ombre et le contenu de l’action morale et le processus par lequel cette action morale va être déterminée. Il reste, d’une

part, que cette ineffabilité est inévitable puisqu’elle résulte d’une singularité qui reste en deçà du nommable, d’autre part,

que l’action morale s’explique bien ainsi.

La difficulté de la représentation populaire de l’action morale consistait dans l’insuffisance de la procédure

syllogistique qui autorisait plusieurs normes individuelles dans les circonstances présentes : toutes étaient également

possibles ; aucune ne pouvait être préférée1512 . La procédure syllogistique donnait lieu à des normes de la licéité mais non

pas à des normes de la moralité. Or l’explication donnée par l’éthique existentiale permet de comprendre le choix exclusif

1506 Cf. : “En lui comme individu doit au contraire être donnée une réalité positive ; en d’autres termes : son individualité spirituelle ne peut pas (au moins dans ses actes) être simplement la limitation d’une essence en soi universelle par la négativité de la “matière première” comme principe substantiel et purement potentiel de la spatio - temporalité et de la simple répétition du même en des points différents de l’espace et du temps”, RAHNER (1966), p. 153. 1507 Cf. : “Une situation concrète est - elle - au moins foncièrement - adéquatement résoluble en une série finie de propositions générales ? Il n’y a pas d’autres propositions que des propositions générales. Car, au - delà d’elles, il n’y a plus que le geste d’indiquer le concret, geste qui n’est plus formulable en une proposition “Ceci qui est là est de cette espèce” - “proposition” dont le sujet n’est pas un concept”, RAHNER (1966), p. 150 - 151. 1508 Cf. : “Il y a un appel irréductible et individuel de Dieu à l’homme en tant qu’individu ; cet appel ne peut être considéré comme la simple somme et le simple point de convergence des principes généraux”, RAHNER (1970), p. 52. 1509 Cf. : “(…) dans la mesure où l’homme dans son action concrète est constamment dans la matière, son action est le cas et l’accomplissement d’un universel qui, en tant que différent de l’individuel et opposé à lui, et justement en tant que loi articulée en une formule générale, détermine l’activité de l’homme”, RAHNER (1966), p. 154. 1510 Cf. : “Mais dans la mesure où l’homme subsiste dans sa propre spiritualité, son action est aussi toujours plus qu’un simple point de l’espace et du temps, elle a une originalité et une unicité positives, et celles - ci ne peuvent plus être traduites en une idée et une norme générales, exprimables en propositions et formées de concepts généraux”, RAHNER (1966), p. 154. 1511 Cf. : “Au moins dans son action, l’homme est réellement aussi (quoique pas seulement !) individuum ineffabile (…)”, RAHNER (1966), p. 154. 1512 Cf. : “(…) il y a là tout le champ presque indéfini des possibilités diverses qui restent ouvertes à l’homme agissant moralement au sein de ce qui est ordonné et permis moralement”, RAHNER (1966), p. 155.

716

d’une action qui, seule, est le devoir moral dans cette situation hic et nunc. Le devoir n’est pas le résultat d’une opération

spéculative qui rapprocherait des normes générales de situations singulières ; il est l’expression tout aussi bien de la

personnalité spirituelle du sujet1513 : le processus par lequel cette action morale apparaît comme un devoir n’est pas

arbitraire ; l’action morale prescrite comme un devoir est l’expression d’un sujet. Même quand la procédure syllogistique

parvient à la formulation du devoir, elle ne donne que le contenu de ce devoir ; elle ne saurait donner l’intention, la

disposition intérieure qui est requise pour que l’action soit morale1514 .

Ce serait pourtant trop dire : le sujet disposerait dans ces conditions d’une autonomie à l’instar de Dieu. Dans la

décision du sujet qui exécute comme étant son devoir dans cette situation hic et nunc telle action, en réalité, Dieu se porte lui

- même au singulier1515 . L’action morale est le prolongement de l’action de Dieu en tant que celle - ci se rapporte au

singulier : l’action morale est la réponse personnelle à l’appel personnel de Dieu dans la situation. Dieu intervient en cela

dans l’histoire1516 .

L’éthique existentiale : un programme formel. Deux conséquences s’ensuivent : nulle éthique matériale

n’est suffisante pour expliquer l’attitude morale ; le péché va directement à l’encontre de la volonté positive de Dieu.

L’éthique matériale est celle qui procède à la déduction du contenu des devoirs depuis les normes universelles, or, si elle

peut se formuler en des énoncés, il lui manque de pouvoir se rapporter à la singularité de la situation et déterminer le sujet

singulier qui y est engagé1517 . Cependant, la nécessité d’une éthique existentiale est ainsi affirmée sans que son existence

ne soit démontrée : elle est posée à titre de postulat1518 . L’éthique existentiale porte en effet sur des réalités individuelles

ineffables : nulle proposition générale ne peut en être donnée. RAHNER en esquisse le programme : l’étude de la moralité

1513 Cf. : “Toutes les fois qu’un homme se décide pour une des multiples possibilités à l’intérieur de ce qu’autorisent les normes générales, qu’il “choisit” à l’intérieur de la moralité générale et positive, cette manifestation concrète et irréductible de son être moral provient d’une décision, et l’on peut parfaitement la concevoir comme “l’apparition” de son individualité morale ineffable, et non seulement comme un simple choix arbitraire entre des possibilités qui seraient finalement équivalentes et en face desquelles le fait de choisir “ceci précisément” et “non cela” n'aurait plus aucune signification morale positive”, RAHNER (1966), p. 155. 1514 Cf. : “(…) même quand la déduction syllogistique qui part des normes générales et de la situation concrètement donnée mène apparemment au résultat clair d’un impératif concrètement unique, celui - ci peut toujours en fait être réalisé des manières [sic] et dans les attitudes intérieures les plus différentes”, RAHNER (1966), p. 155. 1515 Cf. : “Si la volonté créatrice de Dieu vise directement et clairement le concret et l’individuel, ce n’est certainement pas seulement en tant que cet individuel est une réalisation et un simple cas du général ; mais la volonté de Dieu vise le concret tout court, tel qu’il est, le concret dans son unicité positive, dans son contenu strictement individuel”, RAHNER (1966), p. 156. 1516 Cf. : “Dieu s’intéresse à l’histoire non seulement en tant que les normes s’y réalisent concrètement, mais en tant qu’elle est l’histoire absolument unique qui a précisément ainsi une signification d’éternité”, RAHNER (1966), p. 156. 1517 Cf. : “(…) il y a une réalité individuelle morale d’un caractère positif qui ne peut pas s’exprimer dans les termes d’une éthique générale matériale ; il y a ce qui est absolument unique et pourtant morale et obligatoire (…)”, RAHNER (1966), p. 157. 1518 Cf. : “De même qu’il ne peut y avoir aucune science de l’individuel comme être particulier réellement individuel, et qu’il y a pourtant une ontologie formelle générale de l’individuel, ainsi et dans le même sens il peut et il doit y avoir une doctrine formelle de l’existentialité concrète, une éthique existentiale formelle”, RAHNER (1966), p. 157.

717

existentiale, le fait que l’action morale soit telle qu’elle est ici décrite, et de ses structures1519 . L’éthique existentiale ne

saurait formuler des devoirs : elle n’a pas de contenu, si par contenu est attendu un ensemble de devoirs énonçables1520 .

Toute morale qui prescrit des devoirs est une morale essentiale qui procède par la déduction des normes1521 . La

proposition qui serait seule conforme au programme de l’éthique existentiale n’a pas de contenu1522 . Le seul programme

est un programme formel1523 . De la sorte, il est impossible de rédiger un manuel dans lequel seraient exposées les normes

de l’éthique existentiale1524 . Il faudrait pouvoir écrire autant de manuels qu’il existe d’individus et de situations qu’ils

rencontrent. Voire, cette rédaction serait impossible parce que nul ne saurait anticiper sur la réponse que chaque individu

fera dans la situation hic et nunc où Dieu l’appelle : l’ineffabilité de l’individu désigne aussi bien cette impossible

formulation et cette impossible prédiction1525 . L’éthique existentiale n’a rien de commun avec la casuistique : la

casuistique n’a de place et de fonction que dans une morale essentiale1526 . Les égarements de la casuistique seraient eux -

mêmes évités par une considération plus soigneuse de l’éthique existentiale1527 .

La seconde conséquence concerne le péché : il ne s’agit plus d’une transgression d’un interdit qui aurait pu être

connu après le déduction des normes applicables pour la situation. Le péché devient une faute personnelle et immédiate

contre la volonté de Dieu1528 . RAHNER confirme sa condamnation de cette mystique du péché qui faisait de la faute et le

signe et la condition du salut. Le pécheur qui se reconnaît et s’avoue tel fait montre d’un sursaut de lucidité et de courage qui

1519 Cf. : “(…) il doit y avoir une éthique existentiale d’un caractère formel, c’est - à - dire une éthique qui prend pour objet le fait fondamental d’une telle éthique existentiale, ses structures formelles et sa manière foncière de connaître”, RAHNER (1966), p. 157. 1520 Cf. : “Dans la mesure où il y a une moralité existentiale d’un caractère obligatoire, qui d’autre part, en vertu de la nature des choses, ne pas être traduite en propositions générales d’un contenu matérial (…)”, RAHNER (1966), p. 157. 1521 Cf. : ““Tu ne commettras pas d’adultère”, “tu n’as pas le droit d’abuser du mariage”, “tu ne voleras pas”, “tu dois payer tes dettes”, “tu ne mentiras pas “: ce sont là des normes générales matériales”, RAHNER (1970), p. 56. 1522 Cf. : “(…) on peut dire, c’est un principe général qu’il faut prendre au sérieux et réaliser son “individualités ineffabilis” comme étant un appel de Dieu, et que celui qui ne fait pas cela contrevient à ce principe général. Mais réduire ainsi une éthique existentiale individuelle à une proposition générale, c’est seulement donner un principe formel qui n’a plus aucun contenu matérial”, RAHNER (1970), p. 56. 1523 Cf. : “Le principe général formel : “Il y a à ton adresse un appel individuel de Dieu qui ne peut pas se réduire aux principes généraux” est un principe général, il est vrai, mais justement un principe général qui n’est que formel, RAHNER (1970), p. 56. 1524 Cf. : “Il en résulte précisément qu’il est impossible de présenter le contenu de ce que nous nous proposons d’appeler éthique existentiale dans une morale (comme un manuel de propositions nécessairement générales)”, RAHNER (1970), p. 56. 1525 Cf. : “Il est donc impossible d’écrire une morale matériale pour le dénommé Frédéric en tant qu’individu, étant donné qu’il n’est pas uniquement un exemplaire parmi d’autres de l’idée d’homme et un cas d’application des principes généraux. On ne peut en effet pas traduire cette individualité concrète en propositions générales, l’individuum étant justement par principe “ineffabile” en ce sens”, RAHNER (1970), p. 56. 1526 Cf. : “(…) maints problèmes traités en casuistique, et qui y restent des questions disputées, demeurent insolubles en morale parce que, au fond, on prétend résoudre avec une éthique essentiale les problèmes d’une éthique existentiale”, RAHNER (1970), p. 57. 1527 Cf. : “N’y a - t - il pas des cas en casuistique où l’on se donne du travail superflu dans une fausse direction parce qu’on ne tient pas compte d’une éthique existentiale ?”, RAHNER (1966), p. 160. 1528 Cf. : “Grâce à une éthique existentiale, ne pourrait - on pas voir plus clairement que le péché, outre son caractère de violation d’une loi de Dieu, est aussi et tout autant la violation d’un impératif tout à fait individuel de la volonté individuelle de Dieu, celle - ci étant le fondement de ce qui est absolument unique ? Et alors le péché n’apparaîtrait - il pas plus clairement comme une faute contre l’amour personnel et individuel de Dieu ?”, RAHNER (1966), p. 161.

718

lui vaudront le pardon divin1529 . A cette mystique du péché, RAHNER oppose que la grâce de Dieu est toujours gratuite et

imprévisible1530 , que l’homme a toujours le moyen d’éviter la faute1531 , que parier sur le pardon divin est la pire des

démesures1532 . RAHNER (1959) traite dans un même chapitre l’éthique de la situation et la mystique du péché : ce sont en

effet deux approches de la singularité en partant de l’individualité comme fait.

L’impératif concret. L’impératif concret est cet ordre qui s’exprimera dans une situation hic et nunc pour ce sujet

qui s’y trouve. Or, il n’est pas possible de déduire ce devoir d’un ordre des essences1533 . La difficulté d’une éthique

existentiale consiste alors à trouver cet impératif concret1534 . La réponse supposerait que soit connue l’individualité du

sujet engagé dans la situation et que cette connaissance soit énonçable1535 . Cela se peut d’autant moins que l’individu

agissant est un individu qui agira, dont la structure existentiale n’est pas arrêtée1536 . RAHNER (1966) avoue ne pas pouvoir

répondre à ces questions1537 sur la connaissance préconceptuelle que peut prendre de soi un être individuel engagé dans la

1529 Cf. : “(…) nous sommes maintenant une bonne fois des pécheurs ; nous le restons ; nous ne pouvons vraiment, même comme justifiés, observer les commandements de Dieu ; mais c’est précisément ainsi que nous sommes les vrais chrétiens, ceux qui savent qu’ils pèchent, qui le confessent, mais qui justement ainsi offrent à la miséricorde et à la grâce surabondante de Dieu l’occasion de sa manifester et de s’exercer. Il ne s’agit donc pas d’éviter le péché, mais seulement de le laisser par la foi enfoui dans la grâce de Dieu”, RAHNER (1959), p. 74. 1530 Cf. : “Lorsque l’homme qui a péché, est touché par la grâce de Dieu, c’est toujours là un événement que ne se laisse pas déjà à l’avance, avant le péché, introduire par ruse dans un calcul”, RAHNER (1959), p. 96. 1531 Cf. : “C’est une vérité de foi définie que la grâce de Dieu donne au justifié la possibilité d’observer les commandements de Dieu, de telle sorte que, s’il tombe cependant dans la faute, il tombe, alors qu’il aurait pu tenir. Il est donc lui - même la cause vraiment responsable, coupable, de cette chute”, RAHNER (1959), p. 94. 1532 Cf. : “Un tel acte par lequel l’homme entreprend de faire du péché un facteur de développement projeté et escompté par avance dans sa propre vie, constitue l’hybris la plus épouvantable de la créature qui veut ruser avec la miséricorde de Dieu et prétend occuper le point de vue même de Dieu dans le calcul de la vie humaine”, RAHNER (1959), p. 95. 1533 Cf. : “(…) l’homme ne peut pas avoir dans une éthique abstraite et essentielle d’ordre et de norme, obtenue d’une manière purement déductive, la seule condition suffisante de sa libre réalisation morale de lui - même, mais il reste tout aussi absolument (c’est - à - dire dans la ligne de constitution de son être matérial, moral et personnel) ordonné à l’originalité qualitative irréductible d’un acte individuel unique, non adéquatement réductible à un cas d’une loi générale”, RAHNER (1966), p. 157, n. 1. 1534 Cf. : “Le problème pratiquement le plus urgent et le plus difficile posé par cette éthique existentiale formelle serait naturellement la question de la possibilité de connaître la moralité individuelle et l’obligation qui s’y attache (quand et où une telle obligation se présente). Quand nous disons : il doit y avoir une fonction de la conscience qui n’applique pas seulement les normes générales à ma situation toujours particulière, mais en outre appréhende précisément ce qui n’est pas encore clairement révélé par la situation et les normes générales, ce qui est à faire par moi seul, individuellement, nous avons alors, sans doute, nommé une fonction fondamentale et essentielle de la conscience qui est le plus souvent méconnu par l’éthique scolastique habituelle, mais nous n’avons pas encore expliqué comment naît cette fonction individuelle ou existentiale de la conscience”, RAHNER (1966), p. 157 - 158. 1535 Cf. : “Il y aurait ici à poser la question : comment l’individu en général se connaît - il en tant qu’individu unique ? Comment cette connaissance est - elle concevable, quoique foncièrement elle ne puisse pas s’identifier à la connaissance provenant d’une réflexion objective, exprimable en propositions ?”, RAHNER (1966), p. 158. 1536 Cf. : “Comment faut - il poser la question et y répondre si et dans la mesure où cet individuel n’est pas l’individualité de mon être et de mon état déjà produit librement, mais le caractère absolument unique et individuel de ce que j’ai encore à faire ? Comment cet individuel futur peut - il être aussi connu comme l’objet d’un devoir ? Quel aspect a cette nécessité (morale) qui apparaît dans l’histoire à venir et par elle ?”, RAHNER (1966), p. 158. 1537 Cf. : “Il est clair que nous ne pouvons pas ici répondre réellement à toutes ces questions”, RAHNER (1966), p. 158.

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situation qu’il va transformer, et que cette connaissance même transformera1538 . C’est une philosophie nominaliste qui

resterait à concevoir1539 .

Conclusion de C. Avec les morales de la situation et contre la casuistique classique, l’éthique existentiale insiste

sur la positivité de l’individualité : traiter une situation difficile ne consiste pas dans l’opération de réduction à des situations

typiques. Avec la casuistique classique et contre les morales de la situation, RAHNER conforte le rôle de la force obligatoire

de la loi. Cependant, l’éthique existentiale ne peut poser la positivité de l’individualité qu’en l’affranchissant de toute

généralité et ainsi en la posant dans l’ineffabilité. De même, l’impératif concret qui donnerait avec la force obligatoire le

contenu d’action, en se soustrayant des processus intellectuels de la déduction, demeure dans la sphère de l’ineffable.

RAHNER retrouve, sur ce plan, l’impulsion de l’amour promue comme source de l’action par les morales de la situation.

Conclusion du § 3. L’éthique existentiale dénonce la représentation populaire de l’action morale qui la résume à

un processus syllogistique ; elle réhabilite la singularité en lui accordant une existence positive si bien qu’elle n’est ni un

échantillon ni un reliquat d’une loi générale ; elle rejette le nominalisme, source des deux autres maux (relativisme ;

subjectivisme) des morales de la situation. Elle ne parvient à débrouiller l’écheveau de l’action morale singulière. RAHNER

peut difficilement éviter une forme de nominalisme qui exclut la singularité du plan des essences, et par là, du langage et de

la représentation. RAHNER a si bien creusé le fossé entre individualité et universalité qu’il semble écartelé entre le refus

d’une syllogistique et le refus d’une réponse autonome du sujet agissant. En échappant à la représentation, la détermination

de l’impératif concret, RAHNER rencontre l’écueil qu’il dénonçait dans les morales de la situation. Pourtant, avec le souci

de la singularité de la situation hic et nunc, l’éthique existentiale contient plusieurs éléments que développera le projet de

l’éthique descriptive. L’éthique existentiale procède à une description de la situation difficile dans laquelle la norme serait

déjà contenue : de la description à la prescription la conséquence serait bonne pourvu que la description dégage la norme qui

est contenue dans la situation initiale1540 .

1538 Cf. : “Il y aurait à parler de la connaissance de l’individuel futur et libre par une anticipation qui, d’une certaine manière, “joue”, tâtonne, et qui a pour objet ce qui n’est pas encore absolument décidé, parce que la qualité du futur libre ne peut être connu [sic] que dans cette anticipation par une tentative qui éprouve (jusqu’à “la tentation” éprouvée)”, RAHNER (1966), p. 158. 1539 Cf. : “Ce sont des choses et bien d’autres qu’il faudrait méditer si on voulait parvenir à une connaissance de ce qui est individuel dans son individualité même, de la qualité existentiale de son action en tant que possible et existentiellement obligatoire”, RAHNER (1966), p. 159. 1540 Cf. : “Etant chrétiens et métaphysiciens réalistes, nous partons de ce principe que la réalité de l’être contient déjà en elle - même la norme de l’éthique, que l’agir procède de l’être, que l’éthique n’est rien d’autre que la description de la réalité, transposée en une exigence, qui s’impose à la personne spirituelle, d’être et d’accomplir réellement et librement ce qu’elle est”, RAHNER (1970), p. 52.

720

Conclusion de la section III. Les morales de situation entendent trouver dans la situation difficile le principe de

la résolution de l’embarras moral sans passer par la référence à une situation typique extérieure ou transcendante. La

situation difficile contient la situation typique qui donnera la solution ; la situation difficile est la situation typique aussi

longtemps qu’elle n’est pas fidèlement considérée. En décrivant correctement la situation difficile, le sujet découvrira la

norme de l’agapè. Le cas naît d’une vision partielle de la situation typique. En ce sens, les morales de la situation réalisent la

synthèse des casuistiques gréco - romaines et catholique. Avec les premières, les morales de la situation trouvent le principe

de la résolution des situations dans une situation typique de ce monde. Avec la seconde, elles trouvent la force obligatoire

des normes dans le plan divin et transcendant. Le monde éclaté en une infinité de situations irréductiblement uniques dispose

d’une raison qui lui est donnée de l’extérieur et qui l’unifie.

Conclusion du chapitre 5. La seconde figure des morales du cas, la casuistique, élabore un mode propre de

résolution des cas éthiques : la description des situations difficiles permet de trouver ou d’établir des ressemblances avec des

situations typiques, préalablement résolues, et de les y subsumer comme sous un genre plus général. En retour, les solutions

élaborées pour les situations typiques s’étendront aux situations difficiles. Le principe de résolution de la casuistique pivote

autour de la similitude reconnue ou établie entre ces situations. Cette seconde figure traverse historiquement et

conceptuellement trois moments selon les procédés utilisés pour établir cette ressemblance. Le grand apport de la casuistique

gréco - romaine, premier moment, réside dans la reconnaissance de l’autonomie du monde de l’action. L’action n’est plus

l’application plus ou moins conforme de lois générales découvertes par la raison théorique. Avec le stoïcisme, l’autonomie

de ce monde de l’action prend la forme d’une raison qui identifie les faits dans leur singularité. Le sage reconnaît cette raison

qui individualise et qui relie selon l’ordre du Destin les choses les unes aux autres. Les embarras moraux proviennent d’un

jugement erroné qui ne sait pas reconnaître cette raison. La casuistique reste l’unique moyen, pour le progressant, de

procéder à cette mise en relation des faits dispersés. Il s’ensuit une prolifération de situations typiques fictives formées à

dessein de rattacher les situations difficiles à l’ordre du monde, et, ce faisant de dissiper l’embarras moral. Elles se

juxtaposent aux situations difficiles rencontrées afin, littéralement, d’en rendre raison. La casuistique catholique, second

721

moment, innove en accordant un rôle actif à la description, et en reconsidérant l’autonomie du monde pratique. Le monde

des actions, le monde des situations humaines, enferme une raison qui est une norme : la casuistique du christianisme

antique met cette norme dans la volonté divine créatrice ; la casuistique du siècle d’or la met dans le monde des situations

humaines. Résoudre une situation difficile consistera donc à trouver la situation typique qui présente au grand jour la norme

inaperçue dans la situation difficile, d’abord le plan divin qui comprendrait de toute éternité les situations devant moralement

s’actualiser ici - bas, puis le plan des actions humaines. Ici intervient l’opération de description telle que la redéfinissent les

casuistes jésuites : la description implique toujours la constitution de la situation difficile décrite. La technique de la

probabilité permet de constituer, selon des procédures explicites depuis LIGUORI, la situation décrite par l’une des normes

morales présentes. La casuistique préfigure ici l’opération description normative éthique telles que la défendra le projet de

l’éthique descriptive. Dès lors, résoudre une situation difficile consiste à la ranger sous la rubrique d’une situation typique,

en jouant sur la mobilité du sens normatif de la situation embarrassante. Il s’ensuit la multiplication de cas typiques ad hoc,

et la constitution d’un répertoire infini de cas inventés afin de contenir, au double sens d’“inclure” et de “maîtriser”, les

situations difficiles rencontrées. Le cas devient un échantillon ; la ressemblance entre situations difficiles et situations

typiques est inventée à dessein, - d’où le théâtre des Dictionnaires. Les morales de la situation, troisième moment, résument

le mouvement de la casuistique gréco - romaine qui cherchait la situation typique dans un monde immanent doté de raison et

de la casuistique catholique classique qui la cherchait d’abord dans la transcendance du plan divin. Situation difficile et

situation typique en réalité coïncident. L’opération de subsomption est désormais inutile : la cas contient sa solution ; le sujet

agissant sait, mais d’un savoir ineffable, ce qu’il doit faire pour peu qu’il retrouve la norme morale contenue. Ainsi, la

casuistique stoïcienne résout un cas en le reliant à la raison présente dans le monde de sorte que la situation difficile retrouve

son sens de situation typique qu’elle a toujours été aux yeux du sage. Il n’y a de cas éthiques que pour l’insensé. Avec la

casuistique catholique classique, la résolution du cas consistera à inventer le sens qui permettra de ranger le cas sous une

rubrique préalablement traitée. Ce sens est une norme ; cette invention est un processus descriptif guidé par les règles de la

probabilité. Les morales de la situation résolvent un cas en découvrant le sens de la situation typique contenue dans la

situation difficile. Pour le fidèle qui répond à l’agapè, point de cas.

Avec les morales de la situation, la figure casuistique achève son parcours : la résolution des difficultés ne peut pas

être trouvée ailleurs que dans l’effectivité. L’effectivité elle - même comporte les éléments de l’évaluation et de la

prescription morales. Cependant les morales de la situation sous leur dernier aspect, l’éthique existentiale de RAHNER,

restent dans l’ineffable : les processus par lesquels la situation typique peut être explicitée depuis la situation difficile, qui la

contient cependant, ne sont pas donnés. A cela précisément remédie la troisième et dernière figure des morales du cas, les

morales de l’exemple, en déployant dans le récit la coïncidence de la situation difficile et de la situation typique.