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Clef de voûte et chef d'œuvre Esthétique et philosophie dans le System Tonino Griffero 1. Absolutisme esthétique? "[La poésie] te conduisait immédiatement à la condition de la production, comme la précision de la perception le [Fichte] portait à la conscience."Ainsi parfaitement encadrée par Caroline (1-3-1801) dans son horizon esthétique caractéristique, la philosophie du premier Schelling offre depuis toujours l'occasion de définir les rapports, plus ou moins conflictuels et plus ou moins hiérarchiquement résolus, entre philosophie et art, réflexion et intuition. Quant à son contexte, il est évidemment celui d'une esthétique favorisée (après Kant) par la convergence de deux dépassements (du déterminisme naturaliste et de la conception purement ornementale et moraliste de l'art) et devenue ainsi une métaphysique authentique, une solution philosophique (l'art comme apogée présente ou future des savoirs) non moins que religieuse (l'art comme unique révélation de l'absolu) et sotériologico-politique (l'art comme libération soit des limites humaines soit de la Zerrissenheit du monde moderne et de la raison instrumentale). Cette orientation trouve notoirement sa parfaite expression dans la célèbre thèse, définie non sans raison comme une "mosaique" d'influences 1 diverses qui conclut le System : 1 X. Tilliette, Schelling als Philosoph der Kunst, "Philosophisches Jahrbuch", 83 (1976), p. 39, citant Goethe, Moritz, Fichte, Wackenroder, Tieck, les Schlegel et Novalis. 1

Clef de voûte et chef-d’œuvre. Esthetique et philosophie de l’art dans le Système de l’idéalisme transcendental

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Clef de voûte et chef d'œuvre

Esthétique et philosophie dans le System

Tonino Griffero

1. Absolutisme esthétique? "[La poésie] te conduisait

immédiatement à la condition de la production, comme la

précision de la perception le [Fichte] portait à la

conscience."Ainsi parfaitement encadrée par Caroline (1-3-1801)

dans son horizon esthétique caractéristique, la philosophie du

premier Schelling offre depuis toujours l'occasion de définir

les rapports, plus ou moins conflictuels et plus ou moins

hiérarchiquement résolus, entre philosophie et art, réflexion

et intuition. Quant à son contexte, il est évidemment celui

d'une esthétique favorisée (après Kant) par la convergence de

deux dépassements (du déterminisme naturaliste et de la

conception purement ornementale et moraliste de l'art) et

devenue ainsi une métaphysique authentique, une solution

philosophique (l'art comme apogée présente ou future des

savoirs) non moins que religieuse (l'art comme unique révélation de

l'absolu) et sotériologico-politique (l'art comme libération soit

des limites humaines soit de la Zerrissenheit du monde moderne et

de la raison instrumentale). Cette orientation trouve

notoirement sa parfaite expression dans la célèbre thèse,

définie non sans raison comme une "mosaique" d'influences1

diverses qui conclut le System :

1X. Tilliette, Schelling als Philosoph der Kunst, "Philosophisches Jahrbuch", 83(1976), p. 39, citant Goethe, Moritz, Fichte, Wackenroder, Tieck, lesSchlegel et Novalis.

1

si l'intuition esthétique est seulement l'intuition intellectuelle devenue

objective, cela va de soi que l'art est l'unique, véritable et éternel

organe et à la fois le document de la philosophie [...], c'est pour le

philosophe la chose suprême, parce que dans un certain sens elle lui ouvre le

sancta sanctorum, où dans une union éternelle et originelle brûle comme

dans une unique flamme ce qui est séparé dans la nature et dans l'histoire,

et ce qui dans la vie et dans l'action tout comme dans la pensée doit

éternellement se fuir soi-même (SW III, 627-628; nous soulignons).2

On a depuis toujours voulu lire dans cet extrait une véritable

apothéose (romantique?) de l'art, ou au moins l'expression

d'un "absolutisme esthétique"3 - à vrai dire si éphémère au

point d'apparaître déjà fortement relativisé dans les leçons

sur la Philosophie der Kunst4-, en tout cas il s'agirait d'une sorte

de désaveu ante litteram de la nécrologie de Hegel de l'art (uns

gilt die Kunst nicht mehr als die höchste Weise, in welcher die Wahrheit sich Existenz

verschafft, du moment que der Gedanke und die Reflexion hat die schöne Kunst

überflügelt), le cas échéant intégrable avec la revendication

récente, ontologique et anti-représentationaliste de la vérité

de l'art, avancée, même avec des arguments divers, par

Heidegger et Adorno et par leurs disciples5.

2 Sigles : HkA = Historisch-Kritische Ausgabe im Auftrag der Bayerischen Akademie derWissenschaften, hrsg. von H. M. Baumgartner, W. G. Jacobs, H. Krings und H.Zeltner, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt 1976ss.; SW = SämmtlicheWerke, hrsg. von K . F. A. Schelling, Cotta, Stuttgart-Augsburg 1856-1861.3 Cfr. B. Lypp, Ästhetischer Absolutismus und politische Vernunft. Zum Widerstreit vonReflexion und Sittlichkeit im deutschen Idealismus, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1972,notamment pp. 94-136.4 Pour une reconstruction de l'esthétique de Schelling, cfr. T. Griffero,L'estetica di Schelling, Laterza, Roma-Bari 1996.5 Cfr. A. Bowie, Schelling and modern european philosophy: an introduction, Routledge,London-New York 1993, par ex. pp. 49-54.

2

Que sont de tels rapprochements soient justes ou pas, nous

avons l'intention de ne pas en tenir compte, afin de rester

plutôt sur un terrain plus proche de celui de Schelling et de

poser encore une fois la question de savoir si dans la

conclusion du System on doit vraiment lire une apologie de la

supériorité de l'art par rapport à la philosophie en général ou

pour le moins - et ce n'est pourtant pas la même chose - du

sens esthétique comme mécanisme interne à la philosophie même

(d'où la thèse extrême mais pas invraisemblable d'un intérêt

de Schelling exclusivement logique pour l'art)6.

L'art, en d'autres termes, est vraiment de par son caractère

révélateur le paradigme de tout autre être, ou bien il n'est

que l'instrument provisoire de la sensibilisation d'une

philosophie prise au piège dans les apories de la réflexion et

renfermée de façon solipsiste dans sa propre

incommunicabilité? Avant d'envisager de tenter une réponse, il

faudra cependant comprendre, dans les grandes lignes , pour

quelle raison, si "un système est achevé quand il est revenu

à son point de départ" (SW III, 628), c'est-à-dire quand le

principe de la reconstruction (début) et le principe

reconstruit (fin) coïncident, l'art ou l'esthétique peuvent

être considérés soit comme le début soit comme la fin.

2. Intuition intellectuelle et intuition esthétique.

L'approche du System, comme on le sait, semble établir une

"carrière" intraphilosophique de l'esthétique peut-être

unique, menée bien au-delà de la reconnaissance même d'une

6 Cfr. D. Jähnig, Schelling. Die Kunst in der Philosophie, 2 Bde, Neske, Pfullingen,II, p. 9.

3

époque de la nécessaire complémentarité de la rationalité

philosophique (connaissance conceptuelle) et de la rationalité

esthétique (connaissance sensible ou gnoseologia inferior) avec

laquelle Baumgarten avait établit une autonomie cognitive du

analogon rationis, autrement dit de cette claritas extensiva qui est

confuse certes, mais pas qui ne nécessite pas pour autant une

traduction conceptuelle. En effet, Schelling ne se limite pas

à réévaluer ici la sensibilité (le goût), et encore moins à

assigner à l'"horizon esthétique", antiplatoniquement

réhabilité, une pure fonction propédeutique ou pire encore

"compensatoire", et pour cela même provisoire par rapport à l'

"horizon logique", comme si ce que la science n'est pas encore ou

n'est plus en mesure de traiter de manière adéquate relevait de la

compétence de l'esthétique (comme on peut le lire encore dans

Baumgarten). Le "geste" théorique qui n'est plus assujetti à

l'horizon du gradualisme de Leibniz, semble plutôt attenter au

primat traditionnel de la vérité philosophique, dans le dessin

des prémisses d'une métaphysique de l'art qui, ayant

transformé le régulatif en constitutif, il commence par une

partie de la réciprocité esthétique liberté-nature qui ferme la

philosophie de Kant et étend le principe de Schiller de la

beauté comme "liberté dans le phénomène" à une doctrine du

symbolisme universel (dans l'acception spécifique à Schelling

d'identité d'être et de signifié, Bild et Sinn), comprise comme

l'indispensable matériel préparatoire de la "nouvelle

mythologie" ou "mythologie de la raison".

Mais pour quelles raisons l'art et l'esthétique sont le début

et la fin? Pour l'instant, la justification de la thèse de

4

l'œuvre d'art7 comme accomplissement philosophico-systématique

doit être située dans le double effort (Naturphilosophie comme

spiritualisation de la nature et Transzendentalphilosophie comme

naturalisation de l'esprit) de tourner le durcissement

pathologique et réfléxif de la conscience et du dualisme

sujet/objet. Au terme de la répétition philosophique de

l'histoire ("époques") de l'autoconscience, une fois résolue

la contradiction qui a été le principe-moteur du

développement et après avoir reconduit toute objectivité à la

productivité infinie et à la foi autorestrictive du moi, on

attribue en effet à l'art la tâche de réaliser ce qui jusqu'alors

est seulement postulée - dans l'intuition intellectuelle du

moi philosophique - comme début du savoir, et c'est-à-dire du

moi absolu ou de l'identité d'origine du sujet et de l'objet.

Ce principe absolu, qui est parfaitement inobjectivable et

placé sous le seuil de la conscience, et justement à cause de

cela condamné déjà avec le premier affleurement de la

conscience à la scission sujet/objet et théorétique/pratique,

apparaît, à la lumière du travail maïeutico-herméneutique du

moi qui philosophe sur son propre objet ou "moi commun",

continuellement induit à sa propre objectivation à travers

les autolimitations successives de son activité, sans réussir

d'autre part complètement dans une telle objectivation ni dans

la nature, ni dans la pratique. De là le fait que l' "odyssée

de l'esprit" ne puisse pas se terminer avec la réminiscence7 Nous ne tenons évidemment pas compte ici des arguments de qui veut lireuniquement l'exercice occasionnaliste et indolore de quelques"Sonntagskinder" appliqués à se protéger des apories de la praxis dans une"nature privée de ses conséquences": ainsi, par exemple, O. Marquard,Schelling-Zeitgenosse inkognito, dans H. M. Baumgarten (hrsg.), Schelling, Einführung inseine Philosophie, Alber, Freiburg-München 1975, p. 16.

5

intérieure de la philosophie, à laquelle il est concédé ainsi

de rassembler méthodiquement et systématiquement les

déterminations successives à la subjectivo-objectivité

originelle, mais certainement pas d'égaler ce qui apparaît un

droit exclusif de la production artistique relativement sans

méthode, c'est-à-dire d'une activité conscient-inconsciente

(précisément : commencée avec la conscience et terminée dans

l'inconscient) qui, seule, serait capable d'exhiber concrètement

l'harmonie préétablie de liberté et de nature8 dans le reste du

système seulement philosophiquement postulée ou historiquement

espérée. En effet, seul l'art saurait mettre en œuvre de manière

extraconceptuelle et unitaire "ce qui existe séparément dans

le phénomène de la liberté et dans l'intuition du produit

naturel, à savoir l'identité du conscient et de l'inconscient

dans le moi, et la conscience de cette identité" (SW III, 612;

nous soulignons): identité et conscience absentes

respectivement, la première dans l'action pratique, sous peine

de la négation de la liberté ou de l'avènement étouffant de

l'absolu, et la seconde dans le produit naturel, l'organisme

n'étant que " une structure quasi-intelligible".9 En tant que

"infini inconscient" (SW III, 619), "grandeur calme et

sereine" (SW III, 620) beauté, c'est-à-dire "infini exprimé de

façon finie" ( ibid.), l'œuvre d'art illumine donc tout entier

le "passé transcendantal" et se présente comme une solution8 Une conception de la philosophie de l'art comme conciliation de l'histoireet de la nature à laquelle Schelling commence à faire allusion dans leAllgemeine Übersicht : " Il doit donc y avoir une philosophie de la nature et unephilosophie de l'histoire. Comme tiers à tous les deux il faudrait ajouter laphilosophie de l'art (dans laquelle la nature et la liberté se réunissent). (HkAI 4, 183).9 H. Paetzold, Ästhetik des deutschen Idealismus. Zum Idee ästhetischer Rationalität beiBaumgarten, Kant, Schelling, Hegel und Schopenhauer, Steiner, Wiesbaden 1983, p. 129.

6

extraphilosophique, justifiée par l'impossibilité pour la

philosophie de devenir elle-même à son tour une détermination

objective, puisque dans un tel cas le point de vue originaire

rétrograderait d'un principe architectural à un contenu

particulier parmi les autres10.

Schelling résume tout cela en affirmant que l'intuition ou

production esthétique (appelée aussi "faculté poétique") a le

pouvoir merveilleux d'objectiver non seulement "le principe

premier de la philosophie la première intuition dont elle

découle, mais aussi le mécanisme entier que la philosophie déduit et

sur lequel elle-même s'appuie" (SW III, 625-626, nous

soulignons), c'est-à-dire ce mécanisme de l'imagination -

faculté qui, se tenant en équilibre "entre fini et infinité"

(SW III, 558), rend possible de "penser et réunifier le

contradictoire" (SW III, 626) - grâce auquel, dans l'intuition

d'un produit fini, s'annule momentanément la scission infinie

des activités. L'intuition esthétique répète donc, "dans le plus

haut pouvoir" et dans son caractère "pur et illimité" (ibid. et

note 3 du manuscrit; nous soulignons), l'imagination et le

schématisme transcendantal justement parce qu'il est capable

de penser et de réunifier le contradictoire. C'est cela qui se déduit aussi

de la comparaison entre la médiation éthico-technique et la

médiation artistique: là où c'est la règle interne-sensible

(schéma) qui guide le sujet qui agit ou l'artiste mécanique

dans la transition du théorétique (idée) au pratique (tendance

à un objet déterminé réel), faisant en sorte que d'une ébauche

de l'ensemble, encore informe et en soi ni individuel ni

10 Cfr. F. Moiso, Vita natura libertà. Schelling (1795-1809), Mursia, Milano 1990, p.173.

7

général, chaque partie se développe jusqu'à la pleine

correspondance de schéma et d'image et donc à la réalisation

de l'œuvre (évidemment comprise ici seulement comme produit

manufacturé technique), c'est par contre le symbole qui

développe une fonction analogue dans la production artistique,

à savoir qui guide l'artiste non mécanique qui donne à l'œuvre

(cette fois artistique au sens propre) une configuration

empirique, traduisant d'abord les idées dans le symbole et

ensuite le symbole dans le schéma, et ainsi de suite. En bref,

le premier procédé (concept schéma image-objet), va au-

devant d'une sorte de doublement chez l'artiste génial (idée

symbole schéma image-objet), ainsi que le schématisme

commun de la pensée se répète, développé, dans l'imagination

(artistique).

Du fait ensuite que l'art et la science (philosophie) ont le

même rôle et représentent des "orientations totalement

opposés " (SW III, 623)11 bien que proches, il en découle

nécessairement que, si la science avait totalement rempli son

devoir spécifique, plutôt que d'être contrainte à le différer

à l'infini par l'impossibilité d'abandonner sa perspective

purement descriptivo-oculaire, elle serait art à son tour, c'est-à-

dire révélation et satisfaction immédiate plutôt que différée.

D'où la thèse-clef, selon laquelle l'art est " le modèle de

la science, et où que soit l'art, la science doit y arriver "

11 Cfr., pour les analogies possibles, F. Schlegel, Frammenti critici e scritti diestetica, trad. V. Santoli, Sansoni, Firenze 1967, p. 140 : " nous devons[...] opposer à la philosophie pas simplement la non-philosophie, mais lapoésie" ; p. 142 : "la religion et la morale sont en rapport d'oppositionsymétrique, comme la poésie et la philosophie" ; surtout p. 47 : parce quela première est réalisme et la seconde idéalisme, "poésie et philosophiesont des extrêmes".

8

(ibid.), étant donné que l'intuition (production) esthétique

certifie objectivement, et donc exotériquement et

intersubjectivement, cet absolument identique que l'intuition

intellectuelle perçoit, mais sans jamais pouvoir éliminer le

doute qu'il s'agisse d'une illusion purement subjective.

L'intuition intellectuelle philosophique, en effet, est

seulement interne, et peut devenir objective uniquement grâce

à une seconde intuition, qui est justement l'intuition

esthétique. En objectivant l'intuition intellectuelle, c'est-

à-dire le substrat directif de la pensée, l'intuition

esthétique - dans la gamme entière de ses sens possibles12 -

semble réactiver indubitablement l'horizon métaphysique de la

theoria antique (contemplation)13, surtout quand on souligne le

rapport qui lie l'enthousiasme et la stupeur du génie face à

son œuvre, à la merveille philosophique et (plus tard dans

Schelling) à l'extase mystique. Il s'agit cependant d'une

impression discutable, puisque, tout au moins dans le System,

l'insistance sur le passage de la philosophie dans l'art à la

lumière d'un dépassement de la dimension observativo-

contemplative autant que la place de l'identique dans le

produit plus que dans l'artiste semblent confirmer la

12 Que, avec raison, S. J. Senderovic, Die ästhetische Anschauung bei Schelling, dansS. Dietsch (hrsg.), Natur-Kunst – Mythos. Beiträge zur Philosophie F. W. J. Schellings,Akademie, Berlin 1978, p. 119, tente de déterminer, en se limitant du resteà les présenter dans une juxtaposition de façon iréniste. Schellingappellerait, en résumé, "intuition esthétique" 1) l'acte créatif del'artiste, 2) l'intuition de l'œuvre d'art, 3) la perception du beau et dusublime, 4) l'intuition des trois premières activités dans la philosophiede l'art, enfin, 5) la compréhension de l'univers comme essentiellementanalogue à l'œuvre d'art.13 Cfr. J. Ritter, Origine e senso della "theoria" (1953), dans Id., Metafisica e politica.Studi su Aristotele e Hegel, trad. G. Cunico, Marietti, Casale M. 1983, pp. 3-27,et T. Griffero, Cosmo Arte Natura. Itinerari schellinghiani, "Pratica Filosofica" 9,Cuem, Milano 1995, pp. 61-79.

9

transformation typiquement moderno-chrétienne14 du bonheur de

l'acquisition stable dans la theoria à l'espérance de nouveau

transcendante ou tout au moins remise à la "fortune".

Le System, et même tout "système", disait-on, est achevé

lorsqu'il revient à son début, à savoir dans le cas présent,

quand l'intuition esthétique légitime face à lui-même et aux

autres, comme une réplique développée et une pénétration dans

l'universelle validité de la conscience commune et du moi

réel, l'identité conscient-inconscient de l'intuition

philosophique; c'est-à-dire quand le moi-objet de la

philosophie s'élève, au moyen de l'aboutissement du processus

en un produit pour lequel il n'est pas exagéré de parler de

"résurrection de la nature refoulée" et de l'arrêt de l'

"amnésie à laquelle sont soumises les formes du savoir et de

l'action"15, au niveau du moi-sujet de la philosophie. De là le

renvoi de la philosophie à l'art comme à un stade supérieur,

plus objectif et par conséquent également plus intersubjectif: " ôtez

[…] à l'art l'objectivité et il cesse d'être ce qu'il est, en

devenant philosophie; donnez de l'objectivité à la philosophie

et elle cesse d'être philosophie, en devenant art" (SW III,

630). Une convertibilité basée sur une unité profonde et dont

Schelling pourrait être devenu conscient suite aux rencontres

avec Novalis et surtout avec Friedrich Schlegel16, avec la14 Cfr. H. Blumenberg, La legittimità dell'età moderna, trad. C. Marelli, Marietti,Genova 1992, p. 246.15 B. Lypp, op. cit., pp. 131-132.16 Cfr. F. Schlegel, op. cit., p. 140 :"là où s'arrête la philosophie, doitcommencer la poésie" ; pp. 40-41 : "toute l'histoire de la poésie moderneest un commentaire permanent du bref texte de la philosophie: tout art doitdevenir science, et toute science art; poésie et philosophie doivent êtreunies". Et encore, p. 148 : "ce qui est possible de faire, tenant séparéephilosophie et poésie, a été fait et achevé. Le temps est donc venu de lesunir" (cfr. aussi pp. 128-129). " Le but de la c [critique] de la p

10

différence pas insignifiante, cependant, que tandis que ce

dernier établit (fragment 116 de l' "Athenaeum") que la poésie

romantique - transcendantale ou universelle, que l'on veut

dire - "peut seulement devenir, jamais être", et c'est

pourquoi elle saisit l'absolu grâce une articulation hyper-

réflexive au cours de laquelle l'"arbitraire du poète" ne doit

souffrir d' "aucune loi"17, Schelling pense au contraire,

lorsqu'il traduit d'un point de vue classiciste et

philosophico-systématique les fluides intuitions

protoromantiques dont il a été témoin et en partie auteur, en

un epos qui exprime indéfectiblement, grâce à une mythologie

ressuscitée, son époque entière justement à travers ce que le

poète-philosophe possède de non strictement individuel et

arbitraire (précisément la génialité).

Là où il y a de l'art, arrivera donc aussi la science. Une

fois admis et non concédé le fait que cette thèse ne signifie

pas que l'art deviendra superflu par rapport à la science, et

donc que l'on souhaite la scientificité plutôt que

l'esthétisation universelle, on pourrait l'expliquer en

observant que l'art possède toujours cette ouverture que la

philosophie de la nature avec d'indicibles efforts tente

d'acquérir au prix de la science empirique. L'art saisit

perpétuellement désormais la nature comme "un poème qu'une

écriture occulte et admirable tient caché. Si on pouvait

cependant révéler l'énigme, nous y connaîtrions l'odyssée de

l'esprit, lequel, par une miraculeuse illusion, se cherchant

[philosophie] est d'instituer cette dernière comme art" (F. Schlegel, F.Schlegel-Ausgabe, hrsg. von E. Behler u. a., Schöning, München-Padeborn ecc.1958ss., XVIII, p. 278).17 F. Schlegel, Frammenti critici, cit., p. 65.

11

lui-même, se fuit." (SW III, 628), à savoir nous y verrions

l'expression pleinement symbolique dans monde réel du monde

idéal, de la "terre de l'imagination à laquelle nous tendons"

(ibid.). Mais la thèse de l'art comme futur de la science-

philosophie doit être à son tour située dans une philosophie

de l'histoire (des savoirs) triadique.

La philosophie, telle qu'elle a été générée et nourrie par la poésie

[évidemment antérieure; N.d.A.] dans l'enfance de la science, et avec elle

toutes ces sciences qui par son moyen sont conduites à leur perfection, une

fois atteinte leur perfection elle[s] revien[nent], comme autant de fleuves

particuliers, à l'océan universel de la poésie duquel ils étaient issus" (SW III,

629; nous soulignons).

C'est précisément en clarifiant quel est le moyen du retour de

la science à la poésie que Schelling se réfère (pour la

première fois de manière systématique, pourtant on résout le

problème de l'attribution du Systemprogramm) à la mythologie.

Dans le but d'écarter l'impression que la conclusion du System

se délaie en une sorte d'occasionnalisme esthétique déraciné de la

nature et de l'histoire, deux fonctions complémentaires sont

attribuées à la mythologie: engrenage heuristique de la

physique spéculative même, elle naturalise de nouveau

l'humanité, à savoir elle en souligne la parenté originelle

avec la nature, avec ce substrat (pre-conscient)

vraisemblablement accessible aussi aux individus non géniaux

et depuis les temps des Ideen considéré comme étant lacéré par

la maladie de la réflexion; comme incitation à se rappeler le

lien historico-destinal (sur-conscient) qui existe entre le

développement des puissances naturelles et celui du genre

12

humain, elle situe d'ailleurs l'humanité dans un nouveau

contexte historique.18 Avec une telle conception théorico-

pratique de la mythologie, que double Moritz dans la direction

de August Wilhelm Schlegel, d'une part Schelling donne une

continuité au manifeste mythologique du Systemprogramm et fixe

quelques coordonnées qui resteront en quelque sorte

fondamentales jusqu'aux Weltalter, et d'autre part influence

puissamment le contemporain Gespräch über die Poesie de Friedrich

Schlegel, qui dans le personnage de Ludovic donne probablement

la parole précisément aux idées de Schelling. La mythologie

ravive donc le sentiment d'appartenance de l'individu (plus ou

moins génial) à la nature et dans le même temps au monde

historico-national en lui montrant les "symboles valables et

compréhensibles"19 sur lesquels construire son identité. Loin

ici de coïncider (encore) complètement avec l'art et d'être

une invention de l'imagination individuelle - ce n'est pas en

effet "l'invention d'un poète particulier, mais plutôt d'une

nouvelle lignée qui, pour ainsi dire, représente seulement un

unique poète" (ibid.) - la mythologie, justement lorsqu'elle

prépare l'indispensable matériel de l'art et de la physique

spéculative, constitue le fondement nécessaire de chaque

communauté organique, autant de la communauté (grecque) qui

précéda la "scission" et la naissance de l'état mécanico-

juridique, que de la communauté future, dont la réalisation,

même inscrite de façon proleptique dans le mot d'ordre de la

"nouvelle mythologie", reste invariablement suspendue aux

18 Cfr. D. Jähnig, op. cit., I, p. 242.19 A. W. Schlegel, Vorlesungen über philosophische Kunstlehre [Jena 1798-1799], dans Id., Vorlesungen über Ästhetik I, hrsg. von E. Behler, Schöningh, Padeborn-Münchenecc. 1989, p. 49.

13

"futurs destins du monde" et au "cours ultérieur de

l'histoire" (ibid.) c'est-à-dire à l'éventualité impénétrable

d'une création collective et universelle de l'individu rénovée et miraculeuse.

Un statut purement intérimaire semble attribué en dernière

analyse au savoir (philosophique ou non) en conséquence du

déficit subi par l'humanité avec la scission ou la "chute" dans

la réflexion. C'est pourquoi, alors que

la philosophie atteint vraiment la chose suprême, mais jusqu'à ce qu'elle

porte seulement ce que l'on pourrait qualifier de un fragment de l'homme

[...] l'art porte l'homme dans sa totalité, ainsi comme il est, c'est-à-

dire à la connaissance de la chose suprême, et c'est en ce quoi réside

l'éternelle différence et le miracle de l'art (SW III, 630; nous soulignons).

Mais par ailleurs cette thèse d'une éternelle différence entre l'art

et la philosophie ne rend pas du tout nécessairement plus aisé

une définition péremptoire de leur rapport, parce qu'il est au

moins légitime de se demander si cette insistance sur

l'éternelle séparation ne finit pas par établir

l'insurmontable destin d' "organe" attribué à l'art, destinée

à exister seulement jusqu'à ce que, le règne de la providence

n'étant pas encore advenu, il se limite à indiquer et à

annoncer symboliquement le dépassement de la scission.

Tel est ce qu'il nous paraît possible de lire dans les pages de

Schelling. Mais sur le sens de cette conclusion de la thèse du

System aussi rhétorique que tortueuse nous pensons que

différentes hypothèses peuvent être formulées, aucune de

celles-ci, problématisée et rapportée à certains passages du

14

texte de Schelling de manière adéquate, ne s'avère

malheureusement tout à fait invraisemblable.

3. L'artiste communique aux non philosophes la vérité

(philosophique). L'hypothèse la plus élémentaire est celle

selon laquelle le beau (l'art), comme cryptogramme

philanthropique (Biblia pauperum) de valeur indifféremment

nostalgique et utopique, rendrait accessible à tous le "vrai"

connu de la philosophie de façon ésotérique, pouvant conter

sur une communicabilité qui touche non pas à la démonstration

déductivo-a priori mais à l'universalité subjective du

jugement esthétique (dans l'acception kantienne du terme).

Mais justement la finalisation de cette universalité géniale

confirme le soupçon que l'artiste ici ne soit rien d'autre

que l'ultime métamorphose du philosophe (pouvant évidemment

extérioriser uniquement ce qui s'est pressenti intérieurement

d'abord), ou bien qu'il ne vienne à connaître seulement du

philosophe la signification de sa création, étant donné que

jamais Schelling ne fait allusion à la possibilité que le

philosophe obtienne de la contemplation artistique sa propre

intuition du principe absolu. Nécessitant de la sensibilisation

intersubjective pas tant le moi philosophique que

exclusivement le moi commun qui en est l'objet "pédagogique"

et qui apparaît par principe exclu de la vérité, l'art se

représente en outre comme un simple instrument de Versinnlichung

socio-communicatif (activation démocratique du lien doctes-peuple,

libération du solipsisme "égologique" de la philosophie,

15

etc.), auquel le philosophe, en soi déjà détenteur de la

vérité, fait appel le cas échant. Dans un tel cas, l'art ne

serait rien d'autre qu'une figure ventriloque, c'est-à-dire le

masque philanthropique ou même démagogique porté par le

philosophe engagé simplement pour extérioriser le pressenti,

ou au moins l'exécutant de résolutions prises dans une sphère

différente de l'existence (précisément la sphère

philosophique), dont le primat reste donc dans tous les cas en

dehors de la discussion. Ainsi la philosophie, pouvant depuis

le début disposer d'un élément extraréfléxif (l'intuition

intellectuelle) qui est capable d'atteindre la synthèse

absolue et qui constitue non seulement la "forme de la

certitude, le début de la philosophie, le point lumineux dans

la conscience", en somme le "principe de la reconstruction",

mais aussi toujours le "principe reconstruit"20, serait libérée

de la contrainte asymptotique (mauvaise infinité) du savoir

commun et de la praxis, et n'aurait pas en tant que telle

besoin de "démonstrations" esthétiques (ni même du stratagème

extraphilosophique de Kant du beau comme symbole de la

moralité)21. Malheureusement une telle solution rend de

nombreuses affirmations de Schelling franchement

inintelligibles, ce qu'une honnête interprétation ne peut en

rien tolérer.

20Ainsi H. Freier, Die Rückkehr der Götter. Von der ästhetischen Überschreitung derWissensgrenze zur Mythologie der Moderne. Eine Untersuchung zur systematischen Rolle der Kunst inder Philosophie Kants und Schellings, Metzler, Stuttgart 1976, pp. 152-153.21 Abstraction faite du fait que la Handmühle de Kant ait bien peu de choseen commun avec le symbole (Sinn-Bild) compris dans l'acception de Schellingcomme identité d'être et signification (pour une ample reconstruction de lanotion de schelling de symbole nous nous permettons de renvoyer à T.Griffero, Senso e immagine. Simbolo e mito nel primo Schelling, Guerini, Milano 1994,en particulier pp. 99-208).

16

La question de savoir si l"œuvre" atteint son but dans la

communauté entière, au moins dans celle qui vit dans

l'intuition de l'art, ou bien uniquement dans l'artiste (de

plus seulement dans celui qui est génial), reste finalement

confuse. En effet, si la seconde hypothèse était valable, la

thèse de l'art comme exotérisation de la philosophie

s'écroulerait, alors que, si la première était valable, le

rappel final à la mythologie comme génialité d'une nouvelle

lignée conçue comme un unique poète serait inintelligible. Ce

rappel, comme on l'a déjà montré, tend à imaginer le théâtre

d'une expérience qui serait universelle autant que l'art

génial mais pas aussi élitiste, qui fournisse ainsi à la

contradiction conscient-inconscient inhérente à l'activité

productive quotidienne une solution inattendue, mais au bout du compte

moins miraculeuse et incertaine que celle offerte par l'iter créatif

(artistique au sens strict du terme) de l'individu22.

4. L'art "démontre" ce que fait la philosophie. Non moins

élémentaire et à notre avis insuffisante est la thèse valide

en fin de compte uniquement si la philosophie se révélait

totalement prise dans la réflexion selon laquelle le rapport

entre la philosophie et l'art serait analogue au rapport entre

l'hypothèse et sa démonstration (une circularité ultérieurement

aggravée par le fait que " pour pouvoir se voir représentée

dans l'art, la philosophie doit déjà savoir ce qu'elle

représente"!)23. Maintenant, même si avec cela on ne se

22 Qui a été comparé heureusement à "une promenade sur un sommet avec lesyeux bandés" (D. Salber, System und Kunst. Eine Untersuchung des Problems bei Kant undSchelling, Diss., Aachen 1984, p. 156).23 H. Freier, op. cit., p. 155.

17

limitait pas à voir dans l'art un Ersatz de la philosophie, si

donc on voulait plutôt dire que, dans l'œuvre comme puissance

suprême (et donc révélation) d'une poiesis qui agit

inconsciemment autant dans le dynamisme naturel que dans

l'hétérogenèse historique ou theatrum mundi, l'artiste accède

toutefois au telos de l'humanité - à la manière de Schiller

capable, non seulement en lui-même, mais aussi

pédagogiquement à l'égard des autres, de mettre fin à la

condition fragmentaire imposée par la philosophie et par la

société moderne -, si également, en d'autres termes, on

pensait que l'art devient ainsi la seule démonstration de l'existence de

Dieu (de l'absolument identique), la révocation intimement

"catholique" (en faisant l'apologie de la "bonne œuvre", vice

versa suspecte aux yeux de la Réforme et de la philosophie

intériorisée qui en dérive) de l'orientation négative de la

théologie-philosophie précédente, contrainte comme nous

l'avons vu à identifier l'absolu avec quelque chose de

toujours différent depuis les diverses époques de l'auto

conscience. Même dans un tel cas l'art perdrait toute sa

spécificité. Il est fatal que - et on le relève aussi dans le

"habiter poétique" suggestif et générique souhaité par

Heidegger -, l'esthétique métaphysique paie son irrésistible "

carrière" par son propre vide, avec l'impossibilité de se

référer aux œuvres concrètes et pas seulement à leur

archétype.

5. L'"océan" comme fin de l'art et de la philosophie. Bien

plus intrigante est la perspective suggérée par l'hypothèse

18

selon laquelle, loin de l'établissement d'un dépassement de

l'art ou de la philosophie, la conclusion du System indiquerait

plutôt, avec l'avènement du royaume de la Providence préparé par

la "nouvelle mythologie", l'annulation de l'art tout comme de la

philosophie (comprises évidemment comme activités autonomes et

distinctes) dans la vie originaire et par conséquent

"futurible". En effet, la nécessité de la philosophie apparaît

véritablement assujettie à l'encore imparfaite mythologie du

Moderne, l'art en tant que prémonition de la conciliation - on

l'a déjà rappelé - attesterait par sa seule existence (en tant

que matériel herméneutique privilégié de la philosophie)

précisément notre demeurer dans une telle situation

d'inachèvement. Interdépendants dans le cadre d'un même

destin, la philosophie et l'art trouvent la raison de leur

existence uniquement dans le monde déchu de la scission,

lequel une fois dépassé offrirait une condition de vie (dans

l'unitotalité, dans le Zumal dans lequel, seulement, Dieu sera

au sens propre) auquel il serait superflu pour ne pas dire

erroné d'assigner des propriétés esthétiques plutôt que

scientifico-philosophique. Il s'agirait d'un océan de poésie

dans lequel s'évanouiraient la division moderne psychologiste

des facultés et la division sociale du travail, et les

différents milieux seraient un tout sous la forme simple (pour

ainsi dire!) de la "vie".

6. Seul l'interprète comprend (mais uniquement s'il ne

comprend vraiment pas!). L'indubitable implication

herméneutique des pages de Schelling semblerait démontrer au

19

contraire la primauté de la philosophie. Il est en effet

certainement vrai que, si l'œuvre contient des significations

infinies et on ne peut pas "bien dire si cette infinité est

située dans l'artiste même ou si elle se trouve au contraire

seulement dans l'œuvre d'art" (SW III, 620), le philosophe est,

alors, toujours le seul habilité à expliquer (au lecteur) la

signification de l'art, et corrélativement, l'interprète est le

seul autorisé à saisir le sens infini immanent de chaque

œuvre, ou éventuellement l'artiste lui-même, mais seulement

dans le cas où celui-ci devient interprète externe

(philosophique) de son propre produit24. Mais cette primauté de

la philosophie vaut, en dernière analyse, seulement par

rapport à l'art comme phénomène général, à l'art comme

essence, et certainement pas par rapport à l'œuvre

individuelle, du moment que dans ce second cas le modèle

herméneutique prévu par Schelling a, éventuellement, des

traits absolument paradoxaux (tragiques). En effet, à moins que

l'infinité du sens dont on parle ne soit pas déjà complètement

assimilable à la plénitude symbolique et improrogable dont

traitera la Philosophie der Kunst, on ne peut passer sous silence le

fait que, d'un côté, la compréhension adéquate de l'œuvre

consiste paradoxalement dans le fait ne pas la comprendre

(complètement)- en manquant seulement le noyau, l'interprète

en réanime en effet la dialectique interne, apaisée

momentanément dans le produit artistique réussi- et, de24 Le fait que l'objet auquel Schelling fait allusion - "ce que l'intuitionintellectuelle est pour le philosophe, cette esthétique l'est pour sonobjet" (SW III, 630; nous soulignons) – soit le moi commun (objet,justement, du moi philosophique) et non le produit artistique (pour uneinterprétation différente cfr. F. Moiso, op. cit., p. 176), comporte à notreavis l'identification d'artiste et d'intuition esthétique.

20

l'autre côté, la réussite même de l'œuvre coïncide seulement

avec l'échec de l'artiste et avec l'extorsion de la part d'une

nature supérieure à son produit intentionnel (avec lequel,

pour ainsi dire, l'artiste endosse la nature du héros tragique

déjà tracée dans les Philosophische Briefe über Dogmatismus und

Kriticismus)25. La création du sens et sa communication,

aboutiraient, en définitive, seulement grâce à l'échec joint

de l'intention créative ainsi que de l'intention

interprétative, à savoir de l'artiste tout autant que de ses

destinataires.

7. Seul le philosophe sait ce que fait l'artiste. Bien moins

évitable est, au contraire, l'observation selon laquelle,

étant bien entendu que l'art représente l'accomplissement de

la philosophie, "uniquement la philosophie peut savoir et dire

que l'art le fait"26, étant donné que, tandis que "le

philosophe possède la certitude mais l'impossibilité de

communication, l'artiste a la capacité de communication

universelle, mais pas la transparence génétique"27. Avec cette

complémentarité par défaut (non paritaire, du reste, vu que

l'art sans la philosophie n'aurait pas même un contenu à

communiquer) la position du System serait au bout du compte

encore inscriptible à l'intérieur de la théorie fichtienne de

l'art comme médiation entre la philosophie, qui seule peut indiquer la

fin du monde rationnel, et la conscience commune. S'il en était

25 Cfr. P. Szondi, La poetica di Hegel e Schelling, trad. A. Marietti Solmi, Einaudi,Torino 1986, p. 245.26 W. Beierwaltes, Einleitung à F. W. J. Schelling, Texte zur Philosophie der Kunst,hrsg. von W. Beierwaltes, Reclam, Stuttgart 1982, p. 18.27 F. Moiso, op. cit., p. 171.

21

ainsi d'une esthétique qui dispute le primat à la philosophie,

il serait alors approprié de parler uniquement en référence à

la période précédente de Schelling (1796-1797), l'unique qui,

caractérisée par la réinterprétation esthétique de l'intuition

intellectuelle de Fichte, fait allusion à l'esthétique comme à

la voie d'accès à la philosophie entière (HkA I 4, 129, note R). A cela

s'ajoute que l'art accomplit en fin de compte un seul des

versants qui convergent dans la philosophie de l'identité,

c'est-à-dire seulement la philosophie transcendantale comme

système du savoir subjectif, pourquoi, au lieu d'être l'unité

absolue de la nature et de l'intelligence, de philosophie

théorétique et de philosophie pratique, dans la meilleure des

hypothèses l'art ne pourrait être que la convergence subjective,

"l'indifférence à l'intérieur des frontières de la

subjectivité"28.

7. La supériorité de l'art: la "clef de voûte", le Rédempteur

et le lapis philosophorum. Malgré chaque argumentation plus ou

moins perspicace en faveur de la primauté de la philosophie,

il nous semble que - en conclusion - tout en étant toujours

davantage vraisemblable et explicative la thèse qui tire de la

conclusion du System le principe de la supériorité de l'art. Il a été

fait remarquer de diverses manières comment et pourquoi

l'intuition philosophique possède un statut seulement28H. Freier, op. cit., p. 132. On voit, au contraire, la solution ingénieusesuggérée par M. Boenke, Transformation des Realitätsbegriffs. Untersuchungen zur frühenPhilosophie Schellings im Ausgang von Kant, Frommann-Holzboog, Stuttgart-BadCannstatt 1990, p. 361: l'art est "document" de la philosophie pour lasérie réelle ou première série, dans le sens où elle représente pour le moicette intuition intellectuelle de soi qui s'est soustraite constamment à laprise de la pensée consciente, tandis qu'il est "organe" pour la sérieidéale ou seconde série, à savoir pour la philosophie transcendantale.

22

intérimaire et solipsiste, sujet dans son artificialité29 à

toute sorte de doutes, et comme les produits artistiques

incitent, plus et mieux que les "monuments" de la nature, à

la remémoration transcendantale, en impliquant soit dans leurs

créateurs, soit dans leurs destinataires sympathétiques, une

harmonie heureuse d'intelligence et de sensibilité, ainsi que

la compénétration parfaite avec celle qu'aujourd'hui on dirait

être leur Lebenswelt. On a aussi fait remarquer comment, en

bref, seule l'œuvre d'art peut être un organe du même temps

herméneutique (rétroactivement, par rapport à la nature comme

passé transcendantal) et utopique (de manière proleptique, comme

chiffre de la future conciliation des savoirs et des

facultés), autrement dit, une positivation de l'épisode

autrement tragique auquel est condamnée la praxis historique.

Ces arguments, déjà en soi hautement persuasifs par rapport à

la thèse que nous voulons proposer, vont à l'encontre de leur

ultérieur affermissement pourvu qu'on les fasse interagir avec

une interprétation du processus artistique comme sécularisation du

processus christique et/ou alchimique. Il s'agit d'une suggestion30 qui

apparaîtra moins destructive dés qu'elle se reflète, prêtant

également attention au lexique de Schelling, sur le fait que

ce dernier définisse l'art comme le "Schlussstein de l'édifice

tout entier de la philosophie"(SW III, 349), il a recours donc

à un terme qui vaut soit dans le sens strictement

29 Le philosophe qui accomplit une "libre imitation" (SW III, 396) de l'acteoriginaire ou de l'autoconscience, ne fait autre que rompre réfléxivement-artificiellement la succession des représentations, avec la simple"espérance" que la série postérieure-philosophique corresponde à la sériepré-philosophique.30 On voit en général, à propos des valences alchimiques de l'œuvre d'art,M. Calvesi, La melanconia di Albrecht Durër, Einaudi, Torino 1993.

23

architectural d'"élément immanent à la construction et dont

l'absence ferait s'écrouler l'édifice"31, soit dans le sens,

certes plus problématique mais aussi plus suggestif, du

symbolisme architectural (avec une valeur cosmologique) auquel

a recours la tradition de l'alchimie et de la maçonnerie

effective. Dans ce contexte la pierre carrée qui consolide et

décore (élève et complète) l'extrémité supérieure d'une arcade

ou d'une coupole est précisément ce lapis angularis ou caput anguli

rigoureusement unique que les premiers constructeurs (ou

constructeurs de l'"équerre ") défont et jettent (Ps 118, 22;

Mt 21, 42; Mc 12, 10; Lc 20,17), et qu'une autre catégorie

supérieure de constructeurs (délaissant l'"équerre" pour le

"compas") au contraire récupère, en comprenant l'exacte

fonction d'achèvement de l'édifice ou, et c'est pareil, en la

taillant de manière si savante qu'elle lui donne cette forme

spéciale qui la rend apte à perfectionner l'édifice au-dessous

d'elle (clef de voûte comme chef d'œuvre). Comment résister à la

tentation de lire dans ce sens également la place de l'art

dans le System, c'est-à-dire d'un principe qui, d'une manière

analogue, devient manifeste seulement dans l'achèvement final

et uniquement quand elle est comprise philosophiquement?

Distincte de façon adéquate soit de la "première pierre" ou de

la pierre fondamentale (Pierre dans Mt 16, 18), soit des

nombreuses autres pierres dites génériquement angulaires parce

que placées aux divers niveaux de la construction, l'unique et

véritable pierre angulaire ("angle des anges" ou "pierre du

31 D. Jähnig, op. cit., II, p. 7, qui prétend jusque lire (p. 322, note 1)dans cette métaphore le souvenir de la voûte gothique du cloître deBebenhausen, si familier au jeune Schelling (!).

24

sommet") reflète non seulement le principe originaire et,

"couronnant" l'œuvre également dans le sens de pouvoir y être

placée seulement d'en haut, fait allusion au passage du carré

à la coupole (de la terre au ciel, de l'équerre au compas, des

petits aux grands Mystères, de la construction génériquement

entendu au pilastre symbolisant l'Axe du monde)32, mais, selon

une assimilation traditionnelle très répandue et certainement

pas inconnue à Schelling, symbolise autant le Fils (ou lapis ex

coelis) que la pierre philosophale. Capable de supporter et de

libérer de façon créative le douloureux travail imposé par la

contradiction originaire (nigredo-putrefactio ou mélancolie comme

condition gestative), l'artiste, dans lequel comme dans

l'alchimiste la tradition de l'imitatio Christi voit le rédempteur

symbolisé - et d'habitude la tradition oppose à l'or (Goldstein)

justement la pierre de la sommité (Eckstein) comprise autant

comme "pierre angulaire" et "pierre à angles" (à facettes) ou

diamant (synonyme précisément de l'axialité, à savoir de la

perfection et de la stabilité) que comme lapis philosophorum et

symbole du Christ33-, réalise de ce fait une opération

transformative "en côte", une unification des contraires (quadratura

circuli) dont la signification de purification à la fois

matérielle et spirituelle (n'est pas étranger, dans cette

optique, le plaisir esthétique comme victoire sur la

mélancolie) rappelle et quelques fois répète jusqu'à la lettre

32 Pour ces développements, cfr. R. Guenon, La "pietra angolare" (1940), dansId., Simboli della Scienza sacra, trad. F. Zambon, Adelphi, Milano 1990, pp. 238-250, qui cite à son tour A. Coomaraswamy, Eckstein, "Speculum", 1939.33 Comme par exemple relève F. Ohly dans Heinrich Khunrath (mais ce n'estqu'un exemple parmi de nombreux autres possibles), Ausgewählte und neue Schriftenzur Literaturgeschichte und zur Bedeutungsforschung, hrsg., von U. Ruberg und D. Peil,Hirzel, Stuttgart-Leipzig 1995, p. 806.

25

l'opus alchimiste, de son côté notoirement considéré (à partir

au moins de Margarita pretiosa de Petrus Bonus) comme la réplique

de l'œuvre de rédemption accomplie par le Christ34. L'hypothèse

selon laquelle Schelling reprend dans l'œuvre d'art les

caractères de la pierre angulaire, à savoir de l'Incarnation

comme de l'opus alchimique, se renforce bien plus quand on se

reflète - comme il est de rigueur quand on affronte le plexus

d'esthétique religieuse et de religion esthétique qui est le chiffre de

l'âge de Goethe - sur l'analogie entre la nature double (finie

et infinie) de l'œuvre d'art et celle, non moins double

(humaine et divine), du Christ, sur l'exceptionnalité

épiphanique et non fragmentaire des deux figures, sur le

caractère, comme on l'a vu, miraculeux et éventuellement

unique de leur œuvre de rédemption de la "faute" (à laquelle

est assimilable l'impulsion initiale, douloureuse et

contradictoire, qui d'après Schelling domine l'artiste) et de

promesse (de la "simultanéité" symbolique ou royaume de Dieu

prédisposé par un "ultime Homère" d'après ce que l'on lira

dans la Philosophie der Kunst). Et ceci ne suffit pas. Si en effet

on appelle à témoin ici déjà l'apologie qui émergera dans les

Weltalter, véhiculée aussi par la reprise de la théosophie de

Oetinger35, de la corporéité (spirituelle) comme das Ende der Werke

(Wege) Gottes (SW VII, 325) - en la négligeant et en supposant

que l'art gagne en objectivité exactement ce qu'il perd en

subjectivité (son rôle de pur "document" de la philosophie34 Cfr. C. G. Jung, Psychologie und Alchemie, Walther, Olten-Freiburg 1972, pp.471-580, et K. Hoheisel, Christus und der philosophische Stein, Alchemie als über- undnichtchristlicher Heilsweg, dans C. Meinel (hrsg.), Die Alchemie in der europäischen Kultur-und Wissenschaftsgeschichte, Harrossowitz, Wiesbaden 1986, pp. 61-84.35 Cfr. T. Griffero, Oetinger e Schelling. Teosofia e realismo biblico alle origini dell'idealismotedesco, Nike, Milano 2000.

26

pourrait s'expliquer ainsi) il serait juste d'antéposer l'art

à la philosophie seulement du point de vue méthodique et non

absolu -, il est aisé de soutenir que, déjà à l'époque du

System seule une sensibilisation adéquate (artistique) de

l'absolument identique peut véritablement se vanter du titre

d'unique et éternelle révélation. Une thèse parfaitement cohérente,

d'autre part, avec cet exercice de philosophie poétique ou de

poésie philosophique qui dénote dans Schelling même à la fin

du siècle une prise de conscience de l'art en tant que tel et

pas seulement, comme déjà pour Fichte, de la composante

"esthétique" génériquement intraphilosophique.

8. Conclusion. Les lectures transversales que le texte permet

en effet, et dont nous avons tenter de rendre compte en

quelque mesure dans les pages précédentes, sont donc

nombreuses. Il nous semble pourtant que seule la thèse qui

fasse tenir ensemble la découverte de la racine esthétique de

la raison même et le pronostic d'une supériorité de l'art en

tant que tel (également parce que comprise comme incarnation

proleptique de la parousie du Christ et héritier du lapis

philosophorum) préserve le caractère de provocation inouïe au

logos occidental qui traditionnellement lui a été rendue.

Suspendue comme elle est, entre l'engagement radicalement

pédagogique de Fichte pour une révolution éthique du genre

humain et l'identification de Hegel de la suprême manière

d'être de l'homme avec le concept, cette thèse d'un absolutisme

esthétique constitue à notre avis, malgré des objections si

évidentes qu'elles apparaissent insignifiantes (le fait, par

27

exemple, que l'apologie de l'art demeure pourtant toujours une

philosophie de l'art, à savoir une construction dont la vision n'a

pas le dessus sur l'argumentation), la contribution la plus

significative de la première "esthétique" de Schelling, ainsi

qu'un unicum absolument transitoire dans sa pensée même (en

l'examinant il serait du reste absolument fallacieux de

toujours identifier l'esthétique à la philosophie de l'art). Le

philosophe de Leonberg professe en effet une telle doctrine,

au fond, uniquement au moment caractéristique de la transition

( justement dans le System) entre la dialectique dynamique du

transcendantalisme de Fichte et le regard ab aeternitate et

totalement para-esthétique du système de l'identité, c'est-à-

dire dans le moment relativement bref durant lequel on est

disposé à reconnaître à l'artiste-mage – héritier en cela du

héros tragique, du saint chrétien et, pourquoi pas, de

l'architecte ésotérique et de l'alchimiste - la capacité

miraculeuse de dominer les contradictions rencontrées dans

l'opus.

Tonino Griffero

Università di Roma "Tor Vergata"

(Département de Recherches Philosophiques)

Adresse :

Piazza Statuto, 24, 14100 Asti (tel. 01415/593789)

[email protected]

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