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Clef de voûte et chef d'œuvre
Esthétique et philosophie dans le System
Tonino Griffero
1. Absolutisme esthétique? "[La poésie] te conduisait
immédiatement à la condition de la production, comme la
précision de la perception le [Fichte] portait à la
conscience."Ainsi parfaitement encadrée par Caroline (1-3-1801)
dans son horizon esthétique caractéristique, la philosophie du
premier Schelling offre depuis toujours l'occasion de définir
les rapports, plus ou moins conflictuels et plus ou moins
hiérarchiquement résolus, entre philosophie et art, réflexion
et intuition. Quant à son contexte, il est évidemment celui
d'une esthétique favorisée (après Kant) par la convergence de
deux dépassements (du déterminisme naturaliste et de la
conception purement ornementale et moraliste de l'art) et
devenue ainsi une métaphysique authentique, une solution
philosophique (l'art comme apogée présente ou future des
savoirs) non moins que religieuse (l'art comme unique révélation de
l'absolu) et sotériologico-politique (l'art comme libération soit
des limites humaines soit de la Zerrissenheit du monde moderne et
de la raison instrumentale). Cette orientation trouve
notoirement sa parfaite expression dans la célèbre thèse,
définie non sans raison comme une "mosaique" d'influences1
diverses qui conclut le System :
1X. Tilliette, Schelling als Philosoph der Kunst, "Philosophisches Jahrbuch", 83(1976), p. 39, citant Goethe, Moritz, Fichte, Wackenroder, Tieck, lesSchlegel et Novalis.
1
si l'intuition esthétique est seulement l'intuition intellectuelle devenue
objective, cela va de soi que l'art est l'unique, véritable et éternel
organe et à la fois le document de la philosophie [...], c'est pour le
philosophe la chose suprême, parce que dans un certain sens elle lui ouvre le
sancta sanctorum, où dans une union éternelle et originelle brûle comme
dans une unique flamme ce qui est séparé dans la nature et dans l'histoire,
et ce qui dans la vie et dans l'action tout comme dans la pensée doit
éternellement se fuir soi-même (SW III, 627-628; nous soulignons).2
On a depuis toujours voulu lire dans cet extrait une véritable
apothéose (romantique?) de l'art, ou au moins l'expression
d'un "absolutisme esthétique"3 - à vrai dire si éphémère au
point d'apparaître déjà fortement relativisé dans les leçons
sur la Philosophie der Kunst4-, en tout cas il s'agirait d'une sorte
de désaveu ante litteram de la nécrologie de Hegel de l'art (uns
gilt die Kunst nicht mehr als die höchste Weise, in welcher die Wahrheit sich Existenz
verschafft, du moment que der Gedanke und die Reflexion hat die schöne Kunst
überflügelt), le cas échéant intégrable avec la revendication
récente, ontologique et anti-représentationaliste de la vérité
de l'art, avancée, même avec des arguments divers, par
Heidegger et Adorno et par leurs disciples5.
2 Sigles : HkA = Historisch-Kritische Ausgabe im Auftrag der Bayerischen Akademie derWissenschaften, hrsg. von H. M. Baumgartner, W. G. Jacobs, H. Krings und H.Zeltner, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt 1976ss.; SW = SämmtlicheWerke, hrsg. von K . F. A. Schelling, Cotta, Stuttgart-Augsburg 1856-1861.3 Cfr. B. Lypp, Ästhetischer Absolutismus und politische Vernunft. Zum Widerstreit vonReflexion und Sittlichkeit im deutschen Idealismus, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1972,notamment pp. 94-136.4 Pour une reconstruction de l'esthétique de Schelling, cfr. T. Griffero,L'estetica di Schelling, Laterza, Roma-Bari 1996.5 Cfr. A. Bowie, Schelling and modern european philosophy: an introduction, Routledge,London-New York 1993, par ex. pp. 49-54.
2
Que sont de tels rapprochements soient justes ou pas, nous
avons l'intention de ne pas en tenir compte, afin de rester
plutôt sur un terrain plus proche de celui de Schelling et de
poser encore une fois la question de savoir si dans la
conclusion du System on doit vraiment lire une apologie de la
supériorité de l'art par rapport à la philosophie en général ou
pour le moins - et ce n'est pourtant pas la même chose - du
sens esthétique comme mécanisme interne à la philosophie même
(d'où la thèse extrême mais pas invraisemblable d'un intérêt
de Schelling exclusivement logique pour l'art)6.
L'art, en d'autres termes, est vraiment de par son caractère
révélateur le paradigme de tout autre être, ou bien il n'est
que l'instrument provisoire de la sensibilisation d'une
philosophie prise au piège dans les apories de la réflexion et
renfermée de façon solipsiste dans sa propre
incommunicabilité? Avant d'envisager de tenter une réponse, il
faudra cependant comprendre, dans les grandes lignes , pour
quelle raison, si "un système est achevé quand il est revenu
à son point de départ" (SW III, 628), c'est-à-dire quand le
principe de la reconstruction (début) et le principe
reconstruit (fin) coïncident, l'art ou l'esthétique peuvent
être considérés soit comme le début soit comme la fin.
2. Intuition intellectuelle et intuition esthétique.
L'approche du System, comme on le sait, semble établir une
"carrière" intraphilosophique de l'esthétique peut-être
unique, menée bien au-delà de la reconnaissance même d'une
6 Cfr. D. Jähnig, Schelling. Die Kunst in der Philosophie, 2 Bde, Neske, Pfullingen,II, p. 9.
3
époque de la nécessaire complémentarité de la rationalité
philosophique (connaissance conceptuelle) et de la rationalité
esthétique (connaissance sensible ou gnoseologia inferior) avec
laquelle Baumgarten avait établit une autonomie cognitive du
analogon rationis, autrement dit de cette claritas extensiva qui est
confuse certes, mais pas qui ne nécessite pas pour autant une
traduction conceptuelle. En effet, Schelling ne se limite pas
à réévaluer ici la sensibilité (le goût), et encore moins à
assigner à l'"horizon esthétique", antiplatoniquement
réhabilité, une pure fonction propédeutique ou pire encore
"compensatoire", et pour cela même provisoire par rapport à l'
"horizon logique", comme si ce que la science n'est pas encore ou
n'est plus en mesure de traiter de manière adéquate relevait de la
compétence de l'esthétique (comme on peut le lire encore dans
Baumgarten). Le "geste" théorique qui n'est plus assujetti à
l'horizon du gradualisme de Leibniz, semble plutôt attenter au
primat traditionnel de la vérité philosophique, dans le dessin
des prémisses d'une métaphysique de l'art qui, ayant
transformé le régulatif en constitutif, il commence par une
partie de la réciprocité esthétique liberté-nature qui ferme la
philosophie de Kant et étend le principe de Schiller de la
beauté comme "liberté dans le phénomène" à une doctrine du
symbolisme universel (dans l'acception spécifique à Schelling
d'identité d'être et de signifié, Bild et Sinn), comprise comme
l'indispensable matériel préparatoire de la "nouvelle
mythologie" ou "mythologie de la raison".
Mais pour quelles raisons l'art et l'esthétique sont le début
et la fin? Pour l'instant, la justification de la thèse de
4
l'œuvre d'art7 comme accomplissement philosophico-systématique
doit être située dans le double effort (Naturphilosophie comme
spiritualisation de la nature et Transzendentalphilosophie comme
naturalisation de l'esprit) de tourner le durcissement
pathologique et réfléxif de la conscience et du dualisme
sujet/objet. Au terme de la répétition philosophique de
l'histoire ("époques") de l'autoconscience, une fois résolue
la contradiction qui a été le principe-moteur du
développement et après avoir reconduit toute objectivité à la
productivité infinie et à la foi autorestrictive du moi, on
attribue en effet à l'art la tâche de réaliser ce qui jusqu'alors
est seulement postulée - dans l'intuition intellectuelle du
moi philosophique - comme début du savoir, et c'est-à-dire du
moi absolu ou de l'identité d'origine du sujet et de l'objet.
Ce principe absolu, qui est parfaitement inobjectivable et
placé sous le seuil de la conscience, et justement à cause de
cela condamné déjà avec le premier affleurement de la
conscience à la scission sujet/objet et théorétique/pratique,
apparaît, à la lumière du travail maïeutico-herméneutique du
moi qui philosophe sur son propre objet ou "moi commun",
continuellement induit à sa propre objectivation à travers
les autolimitations successives de son activité, sans réussir
d'autre part complètement dans une telle objectivation ni dans
la nature, ni dans la pratique. De là le fait que l' "odyssée
de l'esprit" ne puisse pas se terminer avec la réminiscence7 Nous ne tenons évidemment pas compte ici des arguments de qui veut lireuniquement l'exercice occasionnaliste et indolore de quelques"Sonntagskinder" appliqués à se protéger des apories de la praxis dans une"nature privée de ses conséquences": ainsi, par exemple, O. Marquard,Schelling-Zeitgenosse inkognito, dans H. M. Baumgarten (hrsg.), Schelling, Einführung inseine Philosophie, Alber, Freiburg-München 1975, p. 16.
5
intérieure de la philosophie, à laquelle il est concédé ainsi
de rassembler méthodiquement et systématiquement les
déterminations successives à la subjectivo-objectivité
originelle, mais certainement pas d'égaler ce qui apparaît un
droit exclusif de la production artistique relativement sans
méthode, c'est-à-dire d'une activité conscient-inconsciente
(précisément : commencée avec la conscience et terminée dans
l'inconscient) qui, seule, serait capable d'exhiber concrètement
l'harmonie préétablie de liberté et de nature8 dans le reste du
système seulement philosophiquement postulée ou historiquement
espérée. En effet, seul l'art saurait mettre en œuvre de manière
extraconceptuelle et unitaire "ce qui existe séparément dans
le phénomène de la liberté et dans l'intuition du produit
naturel, à savoir l'identité du conscient et de l'inconscient
dans le moi, et la conscience de cette identité" (SW III, 612;
nous soulignons): identité et conscience absentes
respectivement, la première dans l'action pratique, sous peine
de la négation de la liberté ou de l'avènement étouffant de
l'absolu, et la seconde dans le produit naturel, l'organisme
n'étant que " une structure quasi-intelligible".9 En tant que
"infini inconscient" (SW III, 619), "grandeur calme et
sereine" (SW III, 620) beauté, c'est-à-dire "infini exprimé de
façon finie" ( ibid.), l'œuvre d'art illumine donc tout entier
le "passé transcendantal" et se présente comme une solution8 Une conception de la philosophie de l'art comme conciliation de l'histoireet de la nature à laquelle Schelling commence à faire allusion dans leAllgemeine Übersicht : " Il doit donc y avoir une philosophie de la nature et unephilosophie de l'histoire. Comme tiers à tous les deux il faudrait ajouter laphilosophie de l'art (dans laquelle la nature et la liberté se réunissent). (HkAI 4, 183).9 H. Paetzold, Ästhetik des deutschen Idealismus. Zum Idee ästhetischer Rationalität beiBaumgarten, Kant, Schelling, Hegel und Schopenhauer, Steiner, Wiesbaden 1983, p. 129.
6
extraphilosophique, justifiée par l'impossibilité pour la
philosophie de devenir elle-même à son tour une détermination
objective, puisque dans un tel cas le point de vue originaire
rétrograderait d'un principe architectural à un contenu
particulier parmi les autres10.
Schelling résume tout cela en affirmant que l'intuition ou
production esthétique (appelée aussi "faculté poétique") a le
pouvoir merveilleux d'objectiver non seulement "le principe
premier de la philosophie la première intuition dont elle
découle, mais aussi le mécanisme entier que la philosophie déduit et
sur lequel elle-même s'appuie" (SW III, 625-626, nous
soulignons), c'est-à-dire ce mécanisme de l'imagination -
faculté qui, se tenant en équilibre "entre fini et infinité"
(SW III, 558), rend possible de "penser et réunifier le
contradictoire" (SW III, 626) - grâce auquel, dans l'intuition
d'un produit fini, s'annule momentanément la scission infinie
des activités. L'intuition esthétique répète donc, "dans le plus
haut pouvoir" et dans son caractère "pur et illimité" (ibid. et
note 3 du manuscrit; nous soulignons), l'imagination et le
schématisme transcendantal justement parce qu'il est capable
de penser et de réunifier le contradictoire. C'est cela qui se déduit aussi
de la comparaison entre la médiation éthico-technique et la
médiation artistique: là où c'est la règle interne-sensible
(schéma) qui guide le sujet qui agit ou l'artiste mécanique
dans la transition du théorétique (idée) au pratique (tendance
à un objet déterminé réel), faisant en sorte que d'une ébauche
de l'ensemble, encore informe et en soi ni individuel ni
10 Cfr. F. Moiso, Vita natura libertà. Schelling (1795-1809), Mursia, Milano 1990, p.173.
7
général, chaque partie se développe jusqu'à la pleine
correspondance de schéma et d'image et donc à la réalisation
de l'œuvre (évidemment comprise ici seulement comme produit
manufacturé technique), c'est par contre le symbole qui
développe une fonction analogue dans la production artistique,
à savoir qui guide l'artiste non mécanique qui donne à l'œuvre
(cette fois artistique au sens propre) une configuration
empirique, traduisant d'abord les idées dans le symbole et
ensuite le symbole dans le schéma, et ainsi de suite. En bref,
le premier procédé (concept schéma image-objet), va au-
devant d'une sorte de doublement chez l'artiste génial (idée
symbole schéma image-objet), ainsi que le schématisme
commun de la pensée se répète, développé, dans l'imagination
(artistique).
Du fait ensuite que l'art et la science (philosophie) ont le
même rôle et représentent des "orientations totalement
opposés " (SW III, 623)11 bien que proches, il en découle
nécessairement que, si la science avait totalement rempli son
devoir spécifique, plutôt que d'être contrainte à le différer
à l'infini par l'impossibilité d'abandonner sa perspective
purement descriptivo-oculaire, elle serait art à son tour, c'est-à-
dire révélation et satisfaction immédiate plutôt que différée.
D'où la thèse-clef, selon laquelle l'art est " le modèle de
la science, et où que soit l'art, la science doit y arriver "
11 Cfr., pour les analogies possibles, F. Schlegel, Frammenti critici e scritti diestetica, trad. V. Santoli, Sansoni, Firenze 1967, p. 140 : " nous devons[...] opposer à la philosophie pas simplement la non-philosophie, mais lapoésie" ; p. 142 : "la religion et la morale sont en rapport d'oppositionsymétrique, comme la poésie et la philosophie" ; surtout p. 47 : parce quela première est réalisme et la seconde idéalisme, "poésie et philosophiesont des extrêmes".
8
(ibid.), étant donné que l'intuition (production) esthétique
certifie objectivement, et donc exotériquement et
intersubjectivement, cet absolument identique que l'intuition
intellectuelle perçoit, mais sans jamais pouvoir éliminer le
doute qu'il s'agisse d'une illusion purement subjective.
L'intuition intellectuelle philosophique, en effet, est
seulement interne, et peut devenir objective uniquement grâce
à une seconde intuition, qui est justement l'intuition
esthétique. En objectivant l'intuition intellectuelle, c'est-
à-dire le substrat directif de la pensée, l'intuition
esthétique - dans la gamme entière de ses sens possibles12 -
semble réactiver indubitablement l'horizon métaphysique de la
theoria antique (contemplation)13, surtout quand on souligne le
rapport qui lie l'enthousiasme et la stupeur du génie face à
son œuvre, à la merveille philosophique et (plus tard dans
Schelling) à l'extase mystique. Il s'agit cependant d'une
impression discutable, puisque, tout au moins dans le System,
l'insistance sur le passage de la philosophie dans l'art à la
lumière d'un dépassement de la dimension observativo-
contemplative autant que la place de l'identique dans le
produit plus que dans l'artiste semblent confirmer la
12 Que, avec raison, S. J. Senderovic, Die ästhetische Anschauung bei Schelling, dansS. Dietsch (hrsg.), Natur-Kunst – Mythos. Beiträge zur Philosophie F. W. J. Schellings,Akademie, Berlin 1978, p. 119, tente de déterminer, en se limitant du resteà les présenter dans une juxtaposition de façon iréniste. Schellingappellerait, en résumé, "intuition esthétique" 1) l'acte créatif del'artiste, 2) l'intuition de l'œuvre d'art, 3) la perception du beau et dusublime, 4) l'intuition des trois premières activités dans la philosophiede l'art, enfin, 5) la compréhension de l'univers comme essentiellementanalogue à l'œuvre d'art.13 Cfr. J. Ritter, Origine e senso della "theoria" (1953), dans Id., Metafisica e politica.Studi su Aristotele e Hegel, trad. G. Cunico, Marietti, Casale M. 1983, pp. 3-27,et T. Griffero, Cosmo Arte Natura. Itinerari schellinghiani, "Pratica Filosofica" 9,Cuem, Milano 1995, pp. 61-79.
9
transformation typiquement moderno-chrétienne14 du bonheur de
l'acquisition stable dans la theoria à l'espérance de nouveau
transcendante ou tout au moins remise à la "fortune".
Le System, et même tout "système", disait-on, est achevé
lorsqu'il revient à son début, à savoir dans le cas présent,
quand l'intuition esthétique légitime face à lui-même et aux
autres, comme une réplique développée et une pénétration dans
l'universelle validité de la conscience commune et du moi
réel, l'identité conscient-inconscient de l'intuition
philosophique; c'est-à-dire quand le moi-objet de la
philosophie s'élève, au moyen de l'aboutissement du processus
en un produit pour lequel il n'est pas exagéré de parler de
"résurrection de la nature refoulée" et de l'arrêt de l'
"amnésie à laquelle sont soumises les formes du savoir et de
l'action"15, au niveau du moi-sujet de la philosophie. De là le
renvoi de la philosophie à l'art comme à un stade supérieur,
plus objectif et par conséquent également plus intersubjectif: " ôtez
[…] à l'art l'objectivité et il cesse d'être ce qu'il est, en
devenant philosophie; donnez de l'objectivité à la philosophie
et elle cesse d'être philosophie, en devenant art" (SW III,
630). Une convertibilité basée sur une unité profonde et dont
Schelling pourrait être devenu conscient suite aux rencontres
avec Novalis et surtout avec Friedrich Schlegel16, avec la14 Cfr. H. Blumenberg, La legittimità dell'età moderna, trad. C. Marelli, Marietti,Genova 1992, p. 246.15 B. Lypp, op. cit., pp. 131-132.16 Cfr. F. Schlegel, op. cit., p. 140 :"là où s'arrête la philosophie, doitcommencer la poésie" ; pp. 40-41 : "toute l'histoire de la poésie moderneest un commentaire permanent du bref texte de la philosophie: tout art doitdevenir science, et toute science art; poésie et philosophie doivent êtreunies". Et encore, p. 148 : "ce qui est possible de faire, tenant séparéephilosophie et poésie, a été fait et achevé. Le temps est donc venu de lesunir" (cfr. aussi pp. 128-129). " Le but de la c [critique] de la p
10
différence pas insignifiante, cependant, que tandis que ce
dernier établit (fragment 116 de l' "Athenaeum") que la poésie
romantique - transcendantale ou universelle, que l'on veut
dire - "peut seulement devenir, jamais être", et c'est
pourquoi elle saisit l'absolu grâce une articulation hyper-
réflexive au cours de laquelle l'"arbitraire du poète" ne doit
souffrir d' "aucune loi"17, Schelling pense au contraire,
lorsqu'il traduit d'un point de vue classiciste et
philosophico-systématique les fluides intuitions
protoromantiques dont il a été témoin et en partie auteur, en
un epos qui exprime indéfectiblement, grâce à une mythologie
ressuscitée, son époque entière justement à travers ce que le
poète-philosophe possède de non strictement individuel et
arbitraire (précisément la génialité).
Là où il y a de l'art, arrivera donc aussi la science. Une
fois admis et non concédé le fait que cette thèse ne signifie
pas que l'art deviendra superflu par rapport à la science, et
donc que l'on souhaite la scientificité plutôt que
l'esthétisation universelle, on pourrait l'expliquer en
observant que l'art possède toujours cette ouverture que la
philosophie de la nature avec d'indicibles efforts tente
d'acquérir au prix de la science empirique. L'art saisit
perpétuellement désormais la nature comme "un poème qu'une
écriture occulte et admirable tient caché. Si on pouvait
cependant révéler l'énigme, nous y connaîtrions l'odyssée de
l'esprit, lequel, par une miraculeuse illusion, se cherchant
[philosophie] est d'instituer cette dernière comme art" (F. Schlegel, F.Schlegel-Ausgabe, hrsg. von E. Behler u. a., Schöning, München-Padeborn ecc.1958ss., XVIII, p. 278).17 F. Schlegel, Frammenti critici, cit., p. 65.
11
lui-même, se fuit." (SW III, 628), à savoir nous y verrions
l'expression pleinement symbolique dans monde réel du monde
idéal, de la "terre de l'imagination à laquelle nous tendons"
(ibid.). Mais la thèse de l'art comme futur de la science-
philosophie doit être à son tour située dans une philosophie
de l'histoire (des savoirs) triadique.
La philosophie, telle qu'elle a été générée et nourrie par la poésie
[évidemment antérieure; N.d.A.] dans l'enfance de la science, et avec elle
toutes ces sciences qui par son moyen sont conduites à leur perfection, une
fois atteinte leur perfection elle[s] revien[nent], comme autant de fleuves
particuliers, à l'océan universel de la poésie duquel ils étaient issus" (SW III,
629; nous soulignons).
C'est précisément en clarifiant quel est le moyen du retour de
la science à la poésie que Schelling se réfère (pour la
première fois de manière systématique, pourtant on résout le
problème de l'attribution du Systemprogramm) à la mythologie.
Dans le but d'écarter l'impression que la conclusion du System
se délaie en une sorte d'occasionnalisme esthétique déraciné de la
nature et de l'histoire, deux fonctions complémentaires sont
attribuées à la mythologie: engrenage heuristique de la
physique spéculative même, elle naturalise de nouveau
l'humanité, à savoir elle en souligne la parenté originelle
avec la nature, avec ce substrat (pre-conscient)
vraisemblablement accessible aussi aux individus non géniaux
et depuis les temps des Ideen considéré comme étant lacéré par
la maladie de la réflexion; comme incitation à se rappeler le
lien historico-destinal (sur-conscient) qui existe entre le
développement des puissances naturelles et celui du genre
12
humain, elle situe d'ailleurs l'humanité dans un nouveau
contexte historique.18 Avec une telle conception théorico-
pratique de la mythologie, que double Moritz dans la direction
de August Wilhelm Schlegel, d'une part Schelling donne une
continuité au manifeste mythologique du Systemprogramm et fixe
quelques coordonnées qui resteront en quelque sorte
fondamentales jusqu'aux Weltalter, et d'autre part influence
puissamment le contemporain Gespräch über die Poesie de Friedrich
Schlegel, qui dans le personnage de Ludovic donne probablement
la parole précisément aux idées de Schelling. La mythologie
ravive donc le sentiment d'appartenance de l'individu (plus ou
moins génial) à la nature et dans le même temps au monde
historico-national en lui montrant les "symboles valables et
compréhensibles"19 sur lesquels construire son identité. Loin
ici de coïncider (encore) complètement avec l'art et d'être
une invention de l'imagination individuelle - ce n'est pas en
effet "l'invention d'un poète particulier, mais plutôt d'une
nouvelle lignée qui, pour ainsi dire, représente seulement un
unique poète" (ibid.) - la mythologie, justement lorsqu'elle
prépare l'indispensable matériel de l'art et de la physique
spéculative, constitue le fondement nécessaire de chaque
communauté organique, autant de la communauté (grecque) qui
précéda la "scission" et la naissance de l'état mécanico-
juridique, que de la communauté future, dont la réalisation,
même inscrite de façon proleptique dans le mot d'ordre de la
"nouvelle mythologie", reste invariablement suspendue aux
18 Cfr. D. Jähnig, op. cit., I, p. 242.19 A. W. Schlegel, Vorlesungen über philosophische Kunstlehre [Jena 1798-1799], dans Id., Vorlesungen über Ästhetik I, hrsg. von E. Behler, Schöningh, Padeborn-Münchenecc. 1989, p. 49.
13
"futurs destins du monde" et au "cours ultérieur de
l'histoire" (ibid.) c'est-à-dire à l'éventualité impénétrable
d'une création collective et universelle de l'individu rénovée et miraculeuse.
Un statut purement intérimaire semble attribué en dernière
analyse au savoir (philosophique ou non) en conséquence du
déficit subi par l'humanité avec la scission ou la "chute" dans
la réflexion. C'est pourquoi, alors que
la philosophie atteint vraiment la chose suprême, mais jusqu'à ce qu'elle
porte seulement ce que l'on pourrait qualifier de un fragment de l'homme
[...] l'art porte l'homme dans sa totalité, ainsi comme il est, c'est-à-
dire à la connaissance de la chose suprême, et c'est en ce quoi réside
l'éternelle différence et le miracle de l'art (SW III, 630; nous soulignons).
Mais par ailleurs cette thèse d'une éternelle différence entre l'art
et la philosophie ne rend pas du tout nécessairement plus aisé
une définition péremptoire de leur rapport, parce qu'il est au
moins légitime de se demander si cette insistance sur
l'éternelle séparation ne finit pas par établir
l'insurmontable destin d' "organe" attribué à l'art, destinée
à exister seulement jusqu'à ce que, le règne de la providence
n'étant pas encore advenu, il se limite à indiquer et à
annoncer symboliquement le dépassement de la scission.
Tel est ce qu'il nous paraît possible de lire dans les pages de
Schelling. Mais sur le sens de cette conclusion de la thèse du
System aussi rhétorique que tortueuse nous pensons que
différentes hypothèses peuvent être formulées, aucune de
celles-ci, problématisée et rapportée à certains passages du
14
texte de Schelling de manière adéquate, ne s'avère
malheureusement tout à fait invraisemblable.
3. L'artiste communique aux non philosophes la vérité
(philosophique). L'hypothèse la plus élémentaire est celle
selon laquelle le beau (l'art), comme cryptogramme
philanthropique (Biblia pauperum) de valeur indifféremment
nostalgique et utopique, rendrait accessible à tous le "vrai"
connu de la philosophie de façon ésotérique, pouvant conter
sur une communicabilité qui touche non pas à la démonstration
déductivo-a priori mais à l'universalité subjective du
jugement esthétique (dans l'acception kantienne du terme).
Mais justement la finalisation de cette universalité géniale
confirme le soupçon que l'artiste ici ne soit rien d'autre
que l'ultime métamorphose du philosophe (pouvant évidemment
extérioriser uniquement ce qui s'est pressenti intérieurement
d'abord), ou bien qu'il ne vienne à connaître seulement du
philosophe la signification de sa création, étant donné que
jamais Schelling ne fait allusion à la possibilité que le
philosophe obtienne de la contemplation artistique sa propre
intuition du principe absolu. Nécessitant de la sensibilisation
intersubjective pas tant le moi philosophique que
exclusivement le moi commun qui en est l'objet "pédagogique"
et qui apparaît par principe exclu de la vérité, l'art se
représente en outre comme un simple instrument de Versinnlichung
socio-communicatif (activation démocratique du lien doctes-peuple,
libération du solipsisme "égologique" de la philosophie,
15
etc.), auquel le philosophe, en soi déjà détenteur de la
vérité, fait appel le cas échant. Dans un tel cas, l'art ne
serait rien d'autre qu'une figure ventriloque, c'est-à-dire le
masque philanthropique ou même démagogique porté par le
philosophe engagé simplement pour extérioriser le pressenti,
ou au moins l'exécutant de résolutions prises dans une sphère
différente de l'existence (précisément la sphère
philosophique), dont le primat reste donc dans tous les cas en
dehors de la discussion. Ainsi la philosophie, pouvant depuis
le début disposer d'un élément extraréfléxif (l'intuition
intellectuelle) qui est capable d'atteindre la synthèse
absolue et qui constitue non seulement la "forme de la
certitude, le début de la philosophie, le point lumineux dans
la conscience", en somme le "principe de la reconstruction",
mais aussi toujours le "principe reconstruit"20, serait libérée
de la contrainte asymptotique (mauvaise infinité) du savoir
commun et de la praxis, et n'aurait pas en tant que telle
besoin de "démonstrations" esthétiques (ni même du stratagème
extraphilosophique de Kant du beau comme symbole de la
moralité)21. Malheureusement une telle solution rend de
nombreuses affirmations de Schelling franchement
inintelligibles, ce qu'une honnête interprétation ne peut en
rien tolérer.
20Ainsi H. Freier, Die Rückkehr der Götter. Von der ästhetischen Überschreitung derWissensgrenze zur Mythologie der Moderne. Eine Untersuchung zur systematischen Rolle der Kunst inder Philosophie Kants und Schellings, Metzler, Stuttgart 1976, pp. 152-153.21 Abstraction faite du fait que la Handmühle de Kant ait bien peu de choseen commun avec le symbole (Sinn-Bild) compris dans l'acception de Schellingcomme identité d'être et signification (pour une ample reconstruction de lanotion de schelling de symbole nous nous permettons de renvoyer à T.Griffero, Senso e immagine. Simbolo e mito nel primo Schelling, Guerini, Milano 1994,en particulier pp. 99-208).
16
La question de savoir si l"œuvre" atteint son but dans la
communauté entière, au moins dans celle qui vit dans
l'intuition de l'art, ou bien uniquement dans l'artiste (de
plus seulement dans celui qui est génial), reste finalement
confuse. En effet, si la seconde hypothèse était valable, la
thèse de l'art comme exotérisation de la philosophie
s'écroulerait, alors que, si la première était valable, le
rappel final à la mythologie comme génialité d'une nouvelle
lignée conçue comme un unique poète serait inintelligible. Ce
rappel, comme on l'a déjà montré, tend à imaginer le théâtre
d'une expérience qui serait universelle autant que l'art
génial mais pas aussi élitiste, qui fournisse ainsi à la
contradiction conscient-inconscient inhérente à l'activité
productive quotidienne une solution inattendue, mais au bout du compte
moins miraculeuse et incertaine que celle offerte par l'iter créatif
(artistique au sens strict du terme) de l'individu22.
4. L'art "démontre" ce que fait la philosophie. Non moins
élémentaire et à notre avis insuffisante est la thèse valide
en fin de compte uniquement si la philosophie se révélait
totalement prise dans la réflexion selon laquelle le rapport
entre la philosophie et l'art serait analogue au rapport entre
l'hypothèse et sa démonstration (une circularité ultérieurement
aggravée par le fait que " pour pouvoir se voir représentée
dans l'art, la philosophie doit déjà savoir ce qu'elle
représente"!)23. Maintenant, même si avec cela on ne se
22 Qui a été comparé heureusement à "une promenade sur un sommet avec lesyeux bandés" (D. Salber, System und Kunst. Eine Untersuchung des Problems bei Kant undSchelling, Diss., Aachen 1984, p. 156).23 H. Freier, op. cit., p. 155.
17
limitait pas à voir dans l'art un Ersatz de la philosophie, si
donc on voulait plutôt dire que, dans l'œuvre comme puissance
suprême (et donc révélation) d'une poiesis qui agit
inconsciemment autant dans le dynamisme naturel que dans
l'hétérogenèse historique ou theatrum mundi, l'artiste accède
toutefois au telos de l'humanité - à la manière de Schiller
capable, non seulement en lui-même, mais aussi
pédagogiquement à l'égard des autres, de mettre fin à la
condition fragmentaire imposée par la philosophie et par la
société moderne -, si également, en d'autres termes, on
pensait que l'art devient ainsi la seule démonstration de l'existence de
Dieu (de l'absolument identique), la révocation intimement
"catholique" (en faisant l'apologie de la "bonne œuvre", vice
versa suspecte aux yeux de la Réforme et de la philosophie
intériorisée qui en dérive) de l'orientation négative de la
théologie-philosophie précédente, contrainte comme nous
l'avons vu à identifier l'absolu avec quelque chose de
toujours différent depuis les diverses époques de l'auto
conscience. Même dans un tel cas l'art perdrait toute sa
spécificité. Il est fatal que - et on le relève aussi dans le
"habiter poétique" suggestif et générique souhaité par
Heidegger -, l'esthétique métaphysique paie son irrésistible "
carrière" par son propre vide, avec l'impossibilité de se
référer aux œuvres concrètes et pas seulement à leur
archétype.
5. L'"océan" comme fin de l'art et de la philosophie. Bien
plus intrigante est la perspective suggérée par l'hypothèse
18
selon laquelle, loin de l'établissement d'un dépassement de
l'art ou de la philosophie, la conclusion du System indiquerait
plutôt, avec l'avènement du royaume de la Providence préparé par
la "nouvelle mythologie", l'annulation de l'art tout comme de la
philosophie (comprises évidemment comme activités autonomes et
distinctes) dans la vie originaire et par conséquent
"futurible". En effet, la nécessité de la philosophie apparaît
véritablement assujettie à l'encore imparfaite mythologie du
Moderne, l'art en tant que prémonition de la conciliation - on
l'a déjà rappelé - attesterait par sa seule existence (en tant
que matériel herméneutique privilégié de la philosophie)
précisément notre demeurer dans une telle situation
d'inachèvement. Interdépendants dans le cadre d'un même
destin, la philosophie et l'art trouvent la raison de leur
existence uniquement dans le monde déchu de la scission,
lequel une fois dépassé offrirait une condition de vie (dans
l'unitotalité, dans le Zumal dans lequel, seulement, Dieu sera
au sens propre) auquel il serait superflu pour ne pas dire
erroné d'assigner des propriétés esthétiques plutôt que
scientifico-philosophique. Il s'agirait d'un océan de poésie
dans lequel s'évanouiraient la division moderne psychologiste
des facultés et la division sociale du travail, et les
différents milieux seraient un tout sous la forme simple (pour
ainsi dire!) de la "vie".
6. Seul l'interprète comprend (mais uniquement s'il ne
comprend vraiment pas!). L'indubitable implication
herméneutique des pages de Schelling semblerait démontrer au
19
contraire la primauté de la philosophie. Il est en effet
certainement vrai que, si l'œuvre contient des significations
infinies et on ne peut pas "bien dire si cette infinité est
située dans l'artiste même ou si elle se trouve au contraire
seulement dans l'œuvre d'art" (SW III, 620), le philosophe est,
alors, toujours le seul habilité à expliquer (au lecteur) la
signification de l'art, et corrélativement, l'interprète est le
seul autorisé à saisir le sens infini immanent de chaque
œuvre, ou éventuellement l'artiste lui-même, mais seulement
dans le cas où celui-ci devient interprète externe
(philosophique) de son propre produit24. Mais cette primauté de
la philosophie vaut, en dernière analyse, seulement par
rapport à l'art comme phénomène général, à l'art comme
essence, et certainement pas par rapport à l'œuvre
individuelle, du moment que dans ce second cas le modèle
herméneutique prévu par Schelling a, éventuellement, des
traits absolument paradoxaux (tragiques). En effet, à moins que
l'infinité du sens dont on parle ne soit pas déjà complètement
assimilable à la plénitude symbolique et improrogable dont
traitera la Philosophie der Kunst, on ne peut passer sous silence le
fait que, d'un côté, la compréhension adéquate de l'œuvre
consiste paradoxalement dans le fait ne pas la comprendre
(complètement)- en manquant seulement le noyau, l'interprète
en réanime en effet la dialectique interne, apaisée
momentanément dans le produit artistique réussi- et, de24 Le fait que l'objet auquel Schelling fait allusion - "ce que l'intuitionintellectuelle est pour le philosophe, cette esthétique l'est pour sonobjet" (SW III, 630; nous soulignons) – soit le moi commun (objet,justement, du moi philosophique) et non le produit artistique (pour uneinterprétation différente cfr. F. Moiso, op. cit., p. 176), comporte à notreavis l'identification d'artiste et d'intuition esthétique.
20
l'autre côté, la réussite même de l'œuvre coïncide seulement
avec l'échec de l'artiste et avec l'extorsion de la part d'une
nature supérieure à son produit intentionnel (avec lequel,
pour ainsi dire, l'artiste endosse la nature du héros tragique
déjà tracée dans les Philosophische Briefe über Dogmatismus und
Kriticismus)25. La création du sens et sa communication,
aboutiraient, en définitive, seulement grâce à l'échec joint
de l'intention créative ainsi que de l'intention
interprétative, à savoir de l'artiste tout autant que de ses
destinataires.
7. Seul le philosophe sait ce que fait l'artiste. Bien moins
évitable est, au contraire, l'observation selon laquelle,
étant bien entendu que l'art représente l'accomplissement de
la philosophie, "uniquement la philosophie peut savoir et dire
que l'art le fait"26, étant donné que, tandis que "le
philosophe possède la certitude mais l'impossibilité de
communication, l'artiste a la capacité de communication
universelle, mais pas la transparence génétique"27. Avec cette
complémentarité par défaut (non paritaire, du reste, vu que
l'art sans la philosophie n'aurait pas même un contenu à
communiquer) la position du System serait au bout du compte
encore inscriptible à l'intérieur de la théorie fichtienne de
l'art comme médiation entre la philosophie, qui seule peut indiquer la
fin du monde rationnel, et la conscience commune. S'il en était
25 Cfr. P. Szondi, La poetica di Hegel e Schelling, trad. A. Marietti Solmi, Einaudi,Torino 1986, p. 245.26 W. Beierwaltes, Einleitung à F. W. J. Schelling, Texte zur Philosophie der Kunst,hrsg. von W. Beierwaltes, Reclam, Stuttgart 1982, p. 18.27 F. Moiso, op. cit., p. 171.
21
ainsi d'une esthétique qui dispute le primat à la philosophie,
il serait alors approprié de parler uniquement en référence à
la période précédente de Schelling (1796-1797), l'unique qui,
caractérisée par la réinterprétation esthétique de l'intuition
intellectuelle de Fichte, fait allusion à l'esthétique comme à
la voie d'accès à la philosophie entière (HkA I 4, 129, note R). A cela
s'ajoute que l'art accomplit en fin de compte un seul des
versants qui convergent dans la philosophie de l'identité,
c'est-à-dire seulement la philosophie transcendantale comme
système du savoir subjectif, pourquoi, au lieu d'être l'unité
absolue de la nature et de l'intelligence, de philosophie
théorétique et de philosophie pratique, dans la meilleure des
hypothèses l'art ne pourrait être que la convergence subjective,
"l'indifférence à l'intérieur des frontières de la
subjectivité"28.
7. La supériorité de l'art: la "clef de voûte", le Rédempteur
et le lapis philosophorum. Malgré chaque argumentation plus ou
moins perspicace en faveur de la primauté de la philosophie,
il nous semble que - en conclusion - tout en étant toujours
davantage vraisemblable et explicative la thèse qui tire de la
conclusion du System le principe de la supériorité de l'art. Il a été
fait remarquer de diverses manières comment et pourquoi
l'intuition philosophique possède un statut seulement28H. Freier, op. cit., p. 132. On voit, au contraire, la solution ingénieusesuggérée par M. Boenke, Transformation des Realitätsbegriffs. Untersuchungen zur frühenPhilosophie Schellings im Ausgang von Kant, Frommann-Holzboog, Stuttgart-BadCannstatt 1990, p. 361: l'art est "document" de la philosophie pour lasérie réelle ou première série, dans le sens où elle représente pour le moicette intuition intellectuelle de soi qui s'est soustraite constamment à laprise de la pensée consciente, tandis qu'il est "organe" pour la sérieidéale ou seconde série, à savoir pour la philosophie transcendantale.
22
intérimaire et solipsiste, sujet dans son artificialité29 à
toute sorte de doutes, et comme les produits artistiques
incitent, plus et mieux que les "monuments" de la nature, à
la remémoration transcendantale, en impliquant soit dans leurs
créateurs, soit dans leurs destinataires sympathétiques, une
harmonie heureuse d'intelligence et de sensibilité, ainsi que
la compénétration parfaite avec celle qu'aujourd'hui on dirait
être leur Lebenswelt. On a aussi fait remarquer comment, en
bref, seule l'œuvre d'art peut être un organe du même temps
herméneutique (rétroactivement, par rapport à la nature comme
passé transcendantal) et utopique (de manière proleptique, comme
chiffre de la future conciliation des savoirs et des
facultés), autrement dit, une positivation de l'épisode
autrement tragique auquel est condamnée la praxis historique.
Ces arguments, déjà en soi hautement persuasifs par rapport à
la thèse que nous voulons proposer, vont à l'encontre de leur
ultérieur affermissement pourvu qu'on les fasse interagir avec
une interprétation du processus artistique comme sécularisation du
processus christique et/ou alchimique. Il s'agit d'une suggestion30 qui
apparaîtra moins destructive dés qu'elle se reflète, prêtant
également attention au lexique de Schelling, sur le fait que
ce dernier définisse l'art comme le "Schlussstein de l'édifice
tout entier de la philosophie"(SW III, 349), il a recours donc
à un terme qui vaut soit dans le sens strictement
29 Le philosophe qui accomplit une "libre imitation" (SW III, 396) de l'acteoriginaire ou de l'autoconscience, ne fait autre que rompre réfléxivement-artificiellement la succession des représentations, avec la simple"espérance" que la série postérieure-philosophique corresponde à la sériepré-philosophique.30 On voit en général, à propos des valences alchimiques de l'œuvre d'art,M. Calvesi, La melanconia di Albrecht Durër, Einaudi, Torino 1993.
23
architectural d'"élément immanent à la construction et dont
l'absence ferait s'écrouler l'édifice"31, soit dans le sens,
certes plus problématique mais aussi plus suggestif, du
symbolisme architectural (avec une valeur cosmologique) auquel
a recours la tradition de l'alchimie et de la maçonnerie
effective. Dans ce contexte la pierre carrée qui consolide et
décore (élève et complète) l'extrémité supérieure d'une arcade
ou d'une coupole est précisément ce lapis angularis ou caput anguli
rigoureusement unique que les premiers constructeurs (ou
constructeurs de l'"équerre ") défont et jettent (Ps 118, 22;
Mt 21, 42; Mc 12, 10; Lc 20,17), et qu'une autre catégorie
supérieure de constructeurs (délaissant l'"équerre" pour le
"compas") au contraire récupère, en comprenant l'exacte
fonction d'achèvement de l'édifice ou, et c'est pareil, en la
taillant de manière si savante qu'elle lui donne cette forme
spéciale qui la rend apte à perfectionner l'édifice au-dessous
d'elle (clef de voûte comme chef d'œuvre). Comment résister à la
tentation de lire dans ce sens également la place de l'art
dans le System, c'est-à-dire d'un principe qui, d'une manière
analogue, devient manifeste seulement dans l'achèvement final
et uniquement quand elle est comprise philosophiquement?
Distincte de façon adéquate soit de la "première pierre" ou de
la pierre fondamentale (Pierre dans Mt 16, 18), soit des
nombreuses autres pierres dites génériquement angulaires parce
que placées aux divers niveaux de la construction, l'unique et
véritable pierre angulaire ("angle des anges" ou "pierre du
31 D. Jähnig, op. cit., II, p. 7, qui prétend jusque lire (p. 322, note 1)dans cette métaphore le souvenir de la voûte gothique du cloître deBebenhausen, si familier au jeune Schelling (!).
24
sommet") reflète non seulement le principe originaire et,
"couronnant" l'œuvre également dans le sens de pouvoir y être
placée seulement d'en haut, fait allusion au passage du carré
à la coupole (de la terre au ciel, de l'équerre au compas, des
petits aux grands Mystères, de la construction génériquement
entendu au pilastre symbolisant l'Axe du monde)32, mais, selon
une assimilation traditionnelle très répandue et certainement
pas inconnue à Schelling, symbolise autant le Fils (ou lapis ex
coelis) que la pierre philosophale. Capable de supporter et de
libérer de façon créative le douloureux travail imposé par la
contradiction originaire (nigredo-putrefactio ou mélancolie comme
condition gestative), l'artiste, dans lequel comme dans
l'alchimiste la tradition de l'imitatio Christi voit le rédempteur
symbolisé - et d'habitude la tradition oppose à l'or (Goldstein)
justement la pierre de la sommité (Eckstein) comprise autant
comme "pierre angulaire" et "pierre à angles" (à facettes) ou
diamant (synonyme précisément de l'axialité, à savoir de la
perfection et de la stabilité) que comme lapis philosophorum et
symbole du Christ33-, réalise de ce fait une opération
transformative "en côte", une unification des contraires (quadratura
circuli) dont la signification de purification à la fois
matérielle et spirituelle (n'est pas étranger, dans cette
optique, le plaisir esthétique comme victoire sur la
mélancolie) rappelle et quelques fois répète jusqu'à la lettre
32 Pour ces développements, cfr. R. Guenon, La "pietra angolare" (1940), dansId., Simboli della Scienza sacra, trad. F. Zambon, Adelphi, Milano 1990, pp. 238-250, qui cite à son tour A. Coomaraswamy, Eckstein, "Speculum", 1939.33 Comme par exemple relève F. Ohly dans Heinrich Khunrath (mais ce n'estqu'un exemple parmi de nombreux autres possibles), Ausgewählte und neue Schriftenzur Literaturgeschichte und zur Bedeutungsforschung, hrsg., von U. Ruberg und D. Peil,Hirzel, Stuttgart-Leipzig 1995, p. 806.
25
l'opus alchimiste, de son côté notoirement considéré (à partir
au moins de Margarita pretiosa de Petrus Bonus) comme la réplique
de l'œuvre de rédemption accomplie par le Christ34. L'hypothèse
selon laquelle Schelling reprend dans l'œuvre d'art les
caractères de la pierre angulaire, à savoir de l'Incarnation
comme de l'opus alchimique, se renforce bien plus quand on se
reflète - comme il est de rigueur quand on affronte le plexus
d'esthétique religieuse et de religion esthétique qui est le chiffre de
l'âge de Goethe - sur l'analogie entre la nature double (finie
et infinie) de l'œuvre d'art et celle, non moins double
(humaine et divine), du Christ, sur l'exceptionnalité
épiphanique et non fragmentaire des deux figures, sur le
caractère, comme on l'a vu, miraculeux et éventuellement
unique de leur œuvre de rédemption de la "faute" (à laquelle
est assimilable l'impulsion initiale, douloureuse et
contradictoire, qui d'après Schelling domine l'artiste) et de
promesse (de la "simultanéité" symbolique ou royaume de Dieu
prédisposé par un "ultime Homère" d'après ce que l'on lira
dans la Philosophie der Kunst). Et ceci ne suffit pas. Si en effet
on appelle à témoin ici déjà l'apologie qui émergera dans les
Weltalter, véhiculée aussi par la reprise de la théosophie de
Oetinger35, de la corporéité (spirituelle) comme das Ende der Werke
(Wege) Gottes (SW VII, 325) - en la négligeant et en supposant
que l'art gagne en objectivité exactement ce qu'il perd en
subjectivité (son rôle de pur "document" de la philosophie34 Cfr. C. G. Jung, Psychologie und Alchemie, Walther, Olten-Freiburg 1972, pp.471-580, et K. Hoheisel, Christus und der philosophische Stein, Alchemie als über- undnichtchristlicher Heilsweg, dans C. Meinel (hrsg.), Die Alchemie in der europäischen Kultur-und Wissenschaftsgeschichte, Harrossowitz, Wiesbaden 1986, pp. 61-84.35 Cfr. T. Griffero, Oetinger e Schelling. Teosofia e realismo biblico alle origini dell'idealismotedesco, Nike, Milano 2000.
26
pourrait s'expliquer ainsi) il serait juste d'antéposer l'art
à la philosophie seulement du point de vue méthodique et non
absolu -, il est aisé de soutenir que, déjà à l'époque du
System seule une sensibilisation adéquate (artistique) de
l'absolument identique peut véritablement se vanter du titre
d'unique et éternelle révélation. Une thèse parfaitement cohérente,
d'autre part, avec cet exercice de philosophie poétique ou de
poésie philosophique qui dénote dans Schelling même à la fin
du siècle une prise de conscience de l'art en tant que tel et
pas seulement, comme déjà pour Fichte, de la composante
"esthétique" génériquement intraphilosophique.
8. Conclusion. Les lectures transversales que le texte permet
en effet, et dont nous avons tenter de rendre compte en
quelque mesure dans les pages précédentes, sont donc
nombreuses. Il nous semble pourtant que seule la thèse qui
fasse tenir ensemble la découverte de la racine esthétique de
la raison même et le pronostic d'une supériorité de l'art en
tant que tel (également parce que comprise comme incarnation
proleptique de la parousie du Christ et héritier du lapis
philosophorum) préserve le caractère de provocation inouïe au
logos occidental qui traditionnellement lui a été rendue.
Suspendue comme elle est, entre l'engagement radicalement
pédagogique de Fichte pour une révolution éthique du genre
humain et l'identification de Hegel de la suprême manière
d'être de l'homme avec le concept, cette thèse d'un absolutisme
esthétique constitue à notre avis, malgré des objections si
évidentes qu'elles apparaissent insignifiantes (le fait, par
27
exemple, que l'apologie de l'art demeure pourtant toujours une
philosophie de l'art, à savoir une construction dont la vision n'a
pas le dessus sur l'argumentation), la contribution la plus
significative de la première "esthétique" de Schelling, ainsi
qu'un unicum absolument transitoire dans sa pensée même (en
l'examinant il serait du reste absolument fallacieux de
toujours identifier l'esthétique à la philosophie de l'art). Le
philosophe de Leonberg professe en effet une telle doctrine,
au fond, uniquement au moment caractéristique de la transition
( justement dans le System) entre la dialectique dynamique du
transcendantalisme de Fichte et le regard ab aeternitate et
totalement para-esthétique du système de l'identité, c'est-à-
dire dans le moment relativement bref durant lequel on est
disposé à reconnaître à l'artiste-mage – héritier en cela du
héros tragique, du saint chrétien et, pourquoi pas, de
l'architecte ésotérique et de l'alchimiste - la capacité
miraculeuse de dominer les contradictions rencontrées dans
l'opus.
Tonino Griffero
Università di Roma "Tor Vergata"
(Département de Recherches Philosophiques)
Adresse :
Piazza Statuto, 24, 14100 Asti (tel. 01415/593789)
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