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1 in De l’ethnographie à l’histoire Paris-Madrid-Buenos Aires : Les mondes de Carmen Bernand, Castelain, J-P, Gruzinski, S. & Salazar-Soler, Carmen (Eds), Paris, L’Harmattan, 2006 :73-95 COMMENT UN SOLDAT DU CAOUTCHOUC DEVIENT PASTEUR OU LES PÉRÉGRINATIONS D'UN NORDESTIN EN AMAZONIE BRÉSILIENNE 1 Véronique Boyer CNRS/IRD L’occupation de l’Amazonie s’est intensifiée au fil de flux migratoires qui, entre 1870 et 1945, sont principalement liés aux activités extractives des produits de la forêt. Des sociétés commerciales et des banques internationales organisent alors des campagnes de recrutement dans le Nordeste pour réunir la main-d’œuvre nécessaire à la collecte de la gomme, la population indienne ayant survécue à la colonisation ne suffisant pas à la tâche. Les capitales des États amazoniens comme Belém et Manaus affichent très rapidement les signes visibles de l’afflux massif de capitaux: elles s’embellissent de réalisations architecturales grandioses comme les théâtres et la vie sociale des élites s’écoule au rythme des salons littéraires et des visites d’artistes européens. L’euphorie de cette période d’opulence est cependant de courte durée. L’afflux sur les marchés internationaux de la production des hévéas introduits au Sri Lanka et en Malaisie par les Anglais provoque en 1912 une chute des cours à laquelle l’économie régionale, qui avait tout misé sur le seul caoutchouc, ne résiste pas. La gomme cultivée de la concurrence asiatique met ainsi à mal le latex extrait des forêts amazoniennes. La région connaît un moment de déclin, les villes retournent à leur torpeur et les Nordestins qui parvinrent à mettre quelque argent de côté rentrent chez eux 2 . Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’occupation par les Japonais des plantations de Malaisie coupe les Alliés de leur principale source d’approvisionnement en caoutchouc, les obligeant à se tourner vers l’Amazonie. En mars 1942, les États-unis et le Brésil signent les accords de Washington : les premiers s’engagent à financer le développement de la production de matières premières indispensables à l’industrie de guerre américaine, le second accepte de réactiver l’extraction du caoutchouc sylvestre et d’en vendre les excédents à la Rubber Reserve Compagny (Martinello, 1988 : 90-99). Les autorités brésiliennes créent pour encadrer et appuyer l’extraction du latex de nombreux organismes : la Banque de Crédit du Caoutchouc, l’Institut Agronomique du Nord, le Service d’Acheminement de Travailleurs en Amazonie (SEMTA), le Service Spécial de Santé Publique (SEPS), pour en citer quelques unes (Benchimol, 1992 :72-73). À la différence des précédentes, la nouvelle vague migratoire vers les États de l’Amazonas et de l’Acre est essentiellement organisée par le gouvernement, la Rubber Reserve Compagny prenant en charge son coût. Une intense campagne de propagande ne tarde pas à voir le jour pour inciter les hommes en âge de faire leur service militaire à aller dans l’ouest amazonien. Jouant sur la fibre patriotique, sur la peur d’être envoyé en Italie où combat le corps expéditionnaire brésilien et sur l’attrait d’un travail que des affiches présentaient comme facile, les agents recruteurs font en outre valoir les clauses des contrats proposés aux futurs extracteurs : transport et équipement pris en charge par l’Union, assistance médicale et sanitaire pendant le voyage, aide financière, les deux dernières clauses étant extensives aux familles que les engagés laissent derrière eux (Martinello, 1988 :235-241). Seul le premier point sera effectivement respecté, les autres resteront à jamais lettre morte. Au cours des quatre ans de la « bataille du caoutchouc » 3 , quelques cinquante-cinq mille Nordestins, dont trente mille originaires de l’État du Ceará 4 , viendront alimenter en main- 1 Je remercie David Lehmann et Kali Argyriadis de leur lecture attentive et de leurs suggestions. 2 Sur cette période de l’histoire de la région, voir Santos (1980). 3 C’est en ces termes que la propagande officielle présentait la participation du Brésil à la seconde guerre.

COMMENT UN SOLDAT DU CAOUTCHOUC DEVIENT PASTEUR OU LES PÉRÉGRINATIONS D'UN NORDESTIN EN AMAZONIE BRÉSILIENNE

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in De l’ethnographie à l’histoire Paris-Madrid-Buenos Aires : Les mondes de Carmen Bernand, Castelain, J-P,

Gruzinski, S. & Salazar-Soler, Carmen (Eds), Paris, L’Harmattan, 2006 :73-95

COMMENT UN SOLDAT DU CAOUTCHOUC DEVIENT PASTEUR

OU

LES PÉRÉGRINATIONS D'UN NORDESTIN EN AMAZONIE BRÉSILIENNE1

Véronique Boyer

CNRS/IRD

L’occupation de l’Amazonie s’est intensifiée au fil de flux migratoires qui, entre 1870 et

1945, sont principalement liés aux activités extractives des produits de la forêt. Des sociétés

commerciales et des banques internationales organisent alors des campagnes de recrutement

dans le Nordeste pour réunir la main-d’œuvre nécessaire à la collecte de la gomme, la

population indienne ayant survécue à la colonisation ne suffisant pas à la tâche. Les capitales

des États amazoniens comme Belém et Manaus affichent très rapidement les signes visibles

de l’afflux massif de capitaux: elles s’embellissent de réalisations architecturales grandioses

comme les théâtres et la vie sociale des élites s’écoule au rythme des salons littéraires et des

visites d’artistes européens. L’euphorie de cette période d’opulence est cependant de courte

durée. L’afflux sur les marchés internationaux de la production des hévéas introduits au Sri

Lanka et en Malaisie par les Anglais provoque en 1912 une chute des cours à laquelle

l’économie régionale, qui avait tout misé sur le seul caoutchouc, ne résiste pas. La gomme

cultivée de la concurrence asiatique met ainsi à mal le latex extrait des forêts amazoniennes.

La région connaît un moment de déclin, les villes retournent à leur torpeur et les Nordestins

qui parvinrent à mettre quelque argent de côté rentrent chez eux2.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’occupation par les Japonais des plantations de

Malaisie coupe les Alliés de leur principale source d’approvisionnement en caoutchouc, les

obligeant à se tourner vers l’Amazonie. En mars 1942, les États-unis et le Brésil signent les

accords de Washington : les premiers s’engagent à financer le développement de la

production de matières premières indispensables à l’industrie de guerre américaine, le second

accepte de réactiver l’extraction du caoutchouc sylvestre et d’en vendre les excédents à la

Rubber Reserve Compagny (Martinello, 1988 : 90-99). Les autorités brésiliennes créent pour

encadrer et appuyer l’extraction du latex de nombreux organismes : la Banque de Crédit du

Caoutchouc, l’Institut Agronomique du Nord, le Service d’Acheminement de Travailleurs en

Amazonie (SEMTA), le Service Spécial de Santé Publique (SEPS), pour en citer quelques

unes (Benchimol, 1992 :72-73).

À la différence des précédentes, la nouvelle vague migratoire vers les États de l’Amazonas

et de l’Acre est essentiellement organisée par le gouvernement, la Rubber Reserve Compagny

prenant en charge son coût. Une intense campagne de propagande ne tarde pas à voir le jour

pour inciter les hommes en âge de faire leur service militaire à aller dans l’ouest amazonien.

Jouant sur la fibre patriotique, sur la peur d’être envoyé en Italie où combat le corps

expéditionnaire brésilien et sur l’attrait d’un travail que des affiches présentaient comme

facile, les agents recruteurs font en outre valoir les clauses des contrats proposés aux futurs

extracteurs : transport et équipement pris en charge par l’Union, assistance médicale et

sanitaire pendant le voyage, aide financière, les deux dernières clauses étant extensives aux

familles que les engagés laissent derrière eux (Martinello, 1988 :235-241). Seul le premier

point sera effectivement respecté, les autres resteront à jamais lettre morte.

Au cours des quatre ans de la « bataille du caoutchouc »3, quelques cinquante-cinq mille

Nordestins, dont trente mille originaires de l’État du Ceará4, viendront alimenter en main-

1 Je remercie David Lehmann et Kali Argyriadis de leur lecture attentive et de leurs suggestions. 2 Sur cette période de l’histoire de la région, voir Santos (1980). 3 C’est en ces termes que la propagande officielle présentait la participation du Brésil à la seconde guerre.

2

d’œuvre les domaines amazoniens (Martinello, 1988 :313). La sécheresse de 42-43 dans le

Nordeste brésilien constitua certainement le moteur des premières migrations (Benchimol,

1992 :115) mais d’autres facteurs, comme le désir de l’enrichir rapidement, la curiosité de

connaître des contrées inconnues, l’envie de changer de profession ne sauraient être négligés

pour les vagues suivantes (Franco, 2001 :106, 132-133)5. Parmi les migrants qui survécurent

aux atteintes de malaria ou aux suites de diverses maladies non soignées, certains retournèrent

dans leur région d’origine tandis que d’autres s’installèrent définitivement en Amazonie, par

choix ou par nécessité. Tous sombrèrent dans l’oubli. Il faudra attendre que le mouvement des

seringueiros s’impose sur la scène internationale, à la fin des années 1980, pour que les

hommes politiques brésiliens s’émeuvent du sort des soldats du caoutchouc survivants. Leur

droit à recevoir une pension du gouvernement sera inscrit dans la nouvelle Constitution

brésilienne de 19886, bien qu’il ne soit malheureusement toujours pas suivi d’effet.

C’est à l’un de ces soldats du caoutchouc et à son épouse que je consacrerai ces quelques

pages. L’histoire de João Braz da Silva et de Guiomar n’est pas en soi originale. Lui est un

Nordestin qui échoue en Amazonie, travaille dans une forêt regorgeant d’hévéas (seringal) et

s’y marie ; elle est née au seringal même et épouse l’un de ces nombreux migrants que la

région n’a cessé de recevoir depuis la fin du 19ème siècle7. Plus rare est le fait que cet homme

deviendra l’un des premiers pasteurs pentecôtistes dans cette région aux confins des États de

l’Amazonas et de l’Acre et tout aussi remarquable est l’opiniâtreté avec laquelle sa femme,

encore célibataire, s’efforcera de convertir les habitants d’alentour à la foi évangélique.

Si, pour la période et le contexte régional considérés, leur trajectoire personnelle apparaît

exemplaire d’autres parcours, elle présente aussi l’intérêt de rejoindre l’histoire de

l’Assemblée de Dieu8, un acteur religieux alors récent en Amazonie de l’ouest, devenue

depuis la principale Église évangélique du pays9. Le récit que Braz donne de son itinéraire,

qui s’effectue évidemment à travers le prisme de son appartenance religieuse actuelle, nous

permet de saisir les modalités de la diffusion d’une nouvelle croyance du point de vue des

agents qui la propagent.

Le pasteur nous livre en outre une version inédite des relectures habituelles de

l’implantation du mouvement évangélique dans la région. Ce qui domine en effet sa narration

n’est ni le thème de la lutte pour la conquête d’un espace politico-religieux, ni celui de la

dénonciation des ennemis du nouveau groupe constitué, ni même celui de la persécution des

croyants par les catholiques. De ces derniers, qu’il s’agisse du seringalista voisin ou des

prêtres rencontrés par la suite, il n’est pas attendu autre chose qu’une opposition farouche aux

évangéliques.

De manière différente, Braz insiste sur les relations à l’intérieur du groupe religieux. De

ses amitiés nouées durant le voyage à son départ du domaine, en passant par son insertion

4 Les estimatives de Benchimol (1992 :116) sont supérieures puisqu’il avance le chiffre de 75.000 individus

venus en Amazonie occidentale et estime à 150.000 les soldats du caoutchouc pour l’ensemble de la région.

Selon l’auteur, le contingent de Nordestins s’élèverait alors à 500.000 pour la période allant de 1850 à 1945

(ibid. :117). 5 Selon Martinello, la première migration était essentiellement familiale alors que les suivantes étaient alimentées

par des hommes célibataires sans profession définie (1988 :224-225). 6 Le montant de la pension est fixé à deux salaires minimums. 7 C. Wolff (1999 :116) remarque, pour 1925, « que la plupart des hommes qui se mariaient pendant cette période

venaient du Nordeste, alors que une bonne partie des femmes étaient nées dans la région amazonienne ». 8 Le pentecôtisme est introduit au Brésil par deux missionnaires suédois entrés en contact avec les mouvements

du Réveil aux États-Unis. En 1911, ils fondent à Belém du Pará la première congrégation de l’Assemblée de

Dieu, aujourd’hui encore la plus importante Église pentecôtiste du pays. Sur l’histoire de l’Assemblée de Dieu,

voir Francisco Cetrulo Neto (1995). 9 Selon l’IBGE, en 1991, près de deux millions et demi de personnes se réclament de l’Assemblée de Dieu, soit

environ 17% des évangéliques brésiliens.

3

dans le seringal et son mariage avec la fille du patron10, tout est mis en rapport avec la

croyance qu’il partage avec sa femme, laquelle le précède sur ce chemin et convertit sa propre

famille avant même son arrivée. Chaque événement de son existence est replacé dans un

contexte où non seulement les affinités entre les individus dépendraient en grande partie de

leur choix religieux mais où, de plus, la sincérité de leur engagement dans le pentecôtisme

reflèterait leurs qualités personnelles. Le principal adversaire désigné par Braz est ici son

compagnon de voyage évangélique comme lui, devenu entre temps son beau-frère.

Comme je l’ai dit ailleurs (2001), les évangéliques ne défendent pas l’idée d’une moralité

collective. De manière plus pragmatique qu’indulgente, ils admettent l’idée de déviances au

sein du groupe religieux, au point de créer une catégorie pour tous ceux qui se sont convertis

dans le passé sans respecter aujourd’hui les préceptes de la religion. Tant le conjoint adultère

que le consommateur de tabac ou d’alcool ou le trafiquant de drogue sont considérés

« éloignés » ou « déviés » s’ils ont répondu un jour à l’appel du pasteur (et même quand ceux-

ci ne se reconnaissent pas comme évangéliques). Aucun d’eux pourtant ne suscite, me

semble-t-il, une réprobation aussi ferme que le croyant de façade (crente de capa), celui qui

assiste régulièrement au culte sans que son cœur ait été véritablement changé, et qui ne peut

être détecté dans l’assemblée réunie des fidèles. Ce personnage récurrent correspond sans

doute à une catégorie d’accusation efficace pour distribuer des rôles dans le groupe et

disqualifier les concurrents. Il m’intéresse ici en ce qu’il est introduit pour commenter et

rendre intelligible les hauts et les bas d’une histoire singulière.

Dans le récit présenté, le beau-frère, dont les actes confirment la dissimulation et celle-ci

n’ayant d’autre explication que sa fourberie naturelle, incarne la brebis galeuse cachée parmi

les croyants, celle qui fait ressortir, par contraste, l’intégrité de celui qui l’identifie. L’homme,

qui assume les traits d’un être peu scrupuleux, est désigné comme la cause du départ de Braz

et des difficultés qu’il connaîtra. Le point de vue inverse apparaît cependant en filigrane

suggérant que, d’une certaine manière, c’est grâce à lui que Braz s’appliquera sans relâche à

devenir pasteur. Façonnée par les contraintes matérielles et les portes qui se ferment, l’idée de

mission religieuse peut apparaître comme le fruit d’une vocation détachée des contingences.

Cette étude de cas permettra, je l’espère, de comprendre un peu mieux comment le discours

religieux évangélique opère dans l’interprétation des évènements passés.

LE LONG VOYAGE D’UN CROYANT DU NORDESTE CATHOLIQUE VERS L’AMAZONIE DES SERINGAIS

Pasteur retraité de l’Assemblée de Dieu, João Braz da Silva avait quatre-vingt-trois ans au

moment de l’entretien, en 1998. Il habitait avec sa femme une agréable maison à Cruzeiro do

Sul, la deuxième ville de l’Acre11, où le couple vivait entouré de ses enfants. Alors que

j’ignorai encore ce qui sortirait de l’entretien, le pasteur avait décidé qu’il s’agissait d’écrire

sa biographie. Il entendait notre rencontre non comme une conversation à bâtons rompus à

propos des conditions de vie des soldats du caoutchouc ou sur les processus de conversion, ni

même comme une occasion propice pour témoigner sur une époque à travers le récit de son

expérience. C’était pour lui l’occasion de voir sa réputation franchir les limites de l’église de

Cruzeiro do Sul. « Écris ça », « tu vas remettre tout dans l’ordre après, n’est-ce pas ? » et

autres expressions me rappelaient régulièrement à l’ordre, montrant la valeur qu’il accordait à

sa parole. Les longues interventions de sa femme Guiomar, le récit de sa conversion et de

l’évangélisation des villages voisins ont complété celui de Braz, éclairant certains aspects de

la condition de la femme et de l’implantation évangélique dans les zones de seringais pendant

cette période.

10 Patron est le terme désignant la personne qui gère le seringal, que celle-ci soit ou non légalement propriétaire

de la terre. Voir Franco (2001 :94) et Wolff (1999 :63) sur l’appropriation illégale des terres. 11 La zone urbaine de Cruzeiro do Sul comptait près de 39.000 habitants en 2000 (IBGE, recensement de 2000).

4

Né le 3 février 1915 dans une famille catholique pratiquante, le pasteur est originaire de la

région de Serra de Santana, État du Rio Grande do Norte. En 1933 et 1943, il se déplace dans

l’État travaillant comme employé des chemins de fer dans la région d’Angicos et de Caicó,

puis dans les salines de Macau, d’Imburana et d’Areia Branca, petites agglomérations sur la

côte atlantique12.

Au cours de ses pérégrinations, précisément dans la ville de Caicó, au sud de l’État, Braz

entre pour la première fois en contact avec des pentecôtistes qui lui donnent un livre où il

aurait trouvé des réponses à des questions déjà anciennes. Car s’il accompagne comme tout

enfant ses parents à la messe dominicale, il ne tarde pas à s’éloigner dès qu’il grandit de

l’église catholique, choqué par les représentations anthropomorphes de Dieu et l’adoration des

statues de « bois mort ».

En 1938, il quitte à nouveau la maison familiale de Veneza pour le port d’Areia Branca où

il croise d’autres évangéliques et abandonne définitivement « cette bêtise d’athée ». Quatre

années durant, Braz fréquente assidûment la congrégation d’Arreia Branca. Il déclare

publiquement accepter Jésus comme son sauveur le 20 décembre 1938 et connaît le baptême

de feu par le Saint Esprit le 29 septembre 1939. Cependant il ne se décide pas au baptême

dans les eaux qui l’intégrerait comme un membre à part entière de l’église13 ; il ne s’acquitte

d’ailleurs pas la dîme. Le pentecôtisme, qui a été introduit dans le Rio Grande do Norte dès

1917 par des migrants ayant séjourné dans la capitale du Pará, ne parvient à s’implanter dans

les petites villes de l’intérieur qu’à partir de la fin des années 1920. Dix ans plus tard, les

pressions sociales encore exercées contre ceux qui veulent devenir croyants expliquent

sûrement les hésitations de Braz tout autant que la crainte d’être dépassé par les ardeurs de la

jeunesse, comme il l’avance. Il attendra près de six ans avant de franchir le pas le 24 octobre

1944, changeant entre-temps de région et de famille.

Car Braz est encore à Areia Branca quand la campagne de recrutement de volontaires pour

aller extraire du caoutchouc en Amazonie bat son plein. La propagande du gouvernement

promet des gains rapides, le paiement d’une pension à la famille en cas d’invalidité ou de

décès et l’exemption du service militaire (Wolff, 1999 :138). L’offre semble alléchante pour

un homme qui s’est constamment débattu dans les difficultés quotidiennes, et le 15 avril 1943,

à vingt-huit ans, Braz décide d’aller tenter sa chance en Amazonie. Quittant Areia Branca par

la route, il s’arrête une journée à Mossoró, puis poursuit vers Fortaleza, capitale du Ceará, où

il attend treize jours. C’est ensuite par train qu’il rejoint São Luis du Maranhão, après trois

jours d’arrêt à Terezina, capitale du Piauí, suivis de quinze jours de stationnement à Coroatá14.

Trois jours après être arrivé à São luis, Braz et quelques mille compagnons d’infortune

sont embarqués sur deux bateaux à destination de la capitale du Pará. Le pasteur a la chance

d’être à bord du navire qui arrivera indemne au port de Belém, le 19 mai 1943. Les sous-

marins allemands, qui imposent pendant la guerre un blocus maritime au Brésil (Benchimol,

1992 :228), couleront en effet le Dom Pedro qui sombre avec ses passagers et son fret.

Braz et ses compagnons sont cantonnés à Pinheiro, petite ville à proximité de Belém

aujourd’hui appelée Icoraci, où on leur apprend les rudiments du métier de seringueiro, c’est-

à-dire à saigner correctement les hévéas. Au bout d’un mois, ils sont une nouvelle fois tous

embarqués sur un navire américain, le Jaime Moss, en direction de Manaus qu’ils atteignent

au bout de trois jours. Un mois plus tard, pendant lequel ils sont soumis à un nouvel

entraînement, exactement le 24 juillet, Braz remonte le fleuve Juruá à bord d’un bateau plus

12 Il est probable que les déplacements de Braz aient été la conséquence de la fermeture des salines, comme

c’était le cas des migrants interrogés par Samuel Benchimol en 1942-43 à Manaus (1992 :137). 13 Le nouveau fidèle est en effet intégré progressivement à la communauté pentecôtiste. Ce processus de

conversion par étapes, sanctionnées par des rituels différents, se retrouve dans l’Église africaine décrite par B.

Jules-Rosette (1976). 14 Voir carte 1.

5

petit qui le laisse le 22 août 1943 au soir à João Pessoa, ancien nom de la petite ville

d’Eirunepé. Son voyage aura duré en tout et pour tout quatre mois et une semaine15.

En rouge le trajet par voie routière, en vert celui effectué par train et en bleu celui accompli en bateau

Carte 1- Trajet d’Arreia Branca à São Luis do Maranhão

Carte 3 – Trajet par voie fluviale

La vie de seringueiro devra attendre un peu, le temps que Braz serve comme matelot sur

une barge du gouvernement chargée du ravitaillement dans la région. C’est près de deux mois

plus tard qu’à bord d’un bateau semblable il arrive le 12 novembre 1943 au seringal

Esperança en compagnie d’un compagnon de voyage venu avec lui du Nordeste, João Gomes

de Queiroz.

Que ce soit sur le navire allant de São Luis à Belém, quand il lit la Bible à ses

compagnons, ou, à peine débarqué, quand il parle de l’évangile à ceux qui n’ont pas encore

ouvert les yeux, Braz se montre très désireux de propager la foi évangélique. Cependant, où

qu’il aille, une femme remarquable semble toujours le devancer dans son entreprise

15 voir carte 2.

6

d’évangélisation. Reconstruction appropriée, coïncidence fortuite ou signe d’une destinée à

accomplir, cette femme se trouve être la fille de son futur patron.

LA RÉPUTATION DE GUIOMAR : UNE FEMME DÉSIRABLE

À Eirunepé, Braz finit par apercevoir de loin cette femme dont, si on l’en croit, il sait

immédiatement qu’elle deviendra son épouse, tout en ayant conscience, dit-il encore, de la

déraison de telles pensées : “Ça m’a dit comme ça en moi: ‘C’est ta femme’- on dirait un

mensonge mais c’est vrai. »

Guiomar, qui a à l’époque vingt-six ans, est en tout différente des jeunes filles croisées

jusque là par le nouveau venu. Son apparence physique tout d’abord : elle est si blanche de

peau que Braz la croit Américaine. En outre c’est une femme qui affirme haut et fort ses

convictions religieuses : mue par la ferveur de sa foi qu’elle cherche avec insistance à

communiquer aux autres, elle se déplace beaucoup, seule ou accompagnée par ses frères.

Enfin, le pasteur le découvrira plus tard, elle a une expérience de la grande ville : elle a habité

six ans à Manaus chez un oncle maternel, et c’est au court de ce séjour qu’elle s’est convertie

au pentecôtisme.

Plus de cinquante ans après les faits, Braz semble encore émerveillé par les prouesses de sa

future épouse, peu conformes à la réserve attendue des femmes à cette époque. Profitant des

barges qui montent des marchandises de Manaus et descendent le caoutchouc de Cruzeiro do

Sul, Guiomar parcourt en effet la région du Juruá jusqu’au fleuve Solimões, évangélisant les

hameaux où les bateaux s’arrêtent pour se ravitailler en charbon. Elle renchérit sur les propos

de son mari en rappelant les difficultés de déplacement et sa capacité d’attendrir même les

plus réticents –le capitaine du navire par exemple- par son attitude à la fois inflexible –elle

retarde le bateau tant qu’elle estime ne pas avoir fini- et modeste –elle ne s’affirme qu’en

serrant contre elle le livre saint. Elle égrène avec plaisir le nom des hameaux qu’elle a

évangélisé au long de ses voyages d’un mois et demi sur le fleuve.

Les résistances auxquelles se heurte Guiomar, loin de la décourager, la convainquent

encore plus, s’il le fallait, du bien fondé de sa mission. En effet, comme le disent

généralement les pentecôtistes, « l’évangile a toujours été persécuté. » Les difficultés qui se

dressent font alors sens. La jeune femme ne se sent toutefois pas suffisamment appuyée par

ses frères, des « nouveaux convertis craintifs ». Cette situation l’amène, dit-elle, à faire un

pacte secret avec Dieu : un total dévouement à Sa cause en échange d’un « travailleur de

l’évangile pour que je me marie avec lui, qu’il soit noir ou blanc ». Ses prières et les jeûnes

répétés qu’elle s’impose semblent récompensés deux ans plus tard, quand son frère lui parle

d’un homme qui a été pasteur à Areia Branca et vient au seringal. »

Ce frère attribue à Braz un titre qu’il n’a pas encore. Si ce dernier participait bien à la

congrégation à Areia Branca, il ne deviendra pasteur, officiellement ordonné par l’église, que

quelques années plus tard. La flexibilité de l’usage du terme, et son application peu rigoureuse

à de simples participants du mouvement, montre combien, dès les débuts du pentecôtisme, la

fonction de pasteur était synonyme d’autorité, créditant celui qui était ainsi qualifié d’un

indéniable prestige.

Braz et Guiomar entendent donc parler l’un de l’autre avant même de se connaître, et ils

auraient décidé chacun de leur côté de faire de l’inconnu son conjoint avec pour seul critère

explicité de leur choix la religion professée. D’un point de vue plus concret, il faut souligner

le mariage avantageux fait par Braz car Guiomar, qui n’est plus si jeune pour une première

union, représente un beau parti pour un migrant sans aucune fortune. Par ailleurs, cet exemple

confirme les analyses portant sur la condition féminine dans les seringais. Loin de subir

simplement la domination masculine dans une région et à une époque où les femmes sont

rares, ces dernières parvenaient à élaborer des stratégies matrimoniales (Franco, 2001 :131).

7

C’est ainsi que Guiomar dicte ses règles et impose l’appartenance religieuse comme une

exigence à ses prétendants.

Avant de s’aventurer loin du seringal paternel, Guiomar a déjà converti ses parents et leurs

dépendants. De retour de Manaus avec sa soeur, elle brûle du désir de partager une foi récente

avec une famille jusque-là très catholique. Mais toutes deux ont été instruites par le pasteur

des erreurs que commettraient souvent les nouveaux convertis par excès de zèle. Elles

affichent donc une grande déférence à l’égard des rites et des croyances des parents. La prière

qu’adresse la mère à son saint de dévotion est en effet un moment important de la journée où

se réunissent les familiers de la maisonnée. Le processus d’adhésion du groupe au

pentecôtisme commence par une guérison spectaculaire, celle d’une servante qui la première

rompt publiquement avec le catholicisme en brisant les objets religieux lui appartenant. Selon

Guiomar, cette conversion fait immédiatement boule de neige et rapidement tous au seringal

professent la foi évangélique. Ses parents seront parmi les derniers. Dans un premier temps, la

mère délègue à sa plus jeune fille la direction de la prière en l’honneur de saint François,

avant de renoncer définitivement à une pratique désormais considérée idolâtre. Pendant ce

temps, le père (« un type très prudent qui lisait beaucoup les écritures et attendait de connaître

une vérité vraiment véridique ») entame un long périple jusqu’à la capitale paraense afin de

mieux connaître la nouvelle religion dont parle sa fille. Vingt jours plus tard, un télégramme

informe les habitants du seringal du baptême dans les eaux du patron et scelle leur sort

religieux. La construction d’un temple à proximité de la grande maison entérine l’adhésion

des quarante familles installées sur les terres de Boa Esperança, quelques deux cent personnes

y compris les enfants.

La guérison de servante, la mise à distance par la mère des pratiques catholiques et enfin la

conversion du père témoigne de la ténacité de Guiomar à transmettre ce qu’elle croit être la

vérité du message biblique mais aussi de son prestige dans le groupe, celui-ci très

certainement lié à sa connaissance de l’univers urbain d’où elle a ramené cette nouveauté

religieuse. Il est probable que le déroulement des évènements ait été plus lent que dans son

souvenir mais la contraction du temps du changement religieux est un procédé narratif

récurrent qui vise à insister sur la profondeur et l’étendue des transformations. Cette

remémoration révèle pourtant des rapports sociaux inégalitaires. L’enchaînement des

conversions évoqué par Guiomar reflète en effet une stricte inversion de la hiérarchie locale et

des positions occupées par les individus. La première à franchir le pas est une servante, dont

on peut à la fois supposer que la religion importe peu aux patrons et auprès de laquelle, en

revanche, les certitudes de leur fille ont sans aucun doute lourdement pesé. En fin de

séquence, l’adhésion du père, le dernier rejoindre la croyance, chapeaute, en le parachevant, la

fondation d’un nouvel ordre à l’image de l’ancien. Elle lui permet de réaffirmer son autorité

sur le groupe local en ajoutant à son statut de patron, celui de leader religieux.

SERINGALISTA ET ÉVANGÉLIQUE

Avant de devenir seringalista, le père a gravi tous les échelons de la hiérarchie locale, à

une époque où le monopole des grandes maisons basées à Belém, Manaus ou encore Rio de

Janeiro est déjà en voie de franche consolidation (Franco, 2001 :98)16. Les différentes

fonctions exercées par le père au cours de sa carrière donnent un aperçu du dispositif

économique pour la production du caoutchouc. Il commence par travailler pour une

compagnie de commerce de Rio de Janeiro qui l’envoie ravitailler en marchandises les

seringais de cette zone aux confins de l’Amazonas et de l’Acre. Quand lui est offerte

16 C’est à la veille de la première crise du caoutchouc en 1912 que le « modèle atomisé de la jouissance des

seringais, liée à l’initiative de nombreux nordestins entrepreneurs » est remplacé par celui de grands seringais

contrôlés par le capital marchand de quelques compagnies commerciales établies dans les capitales (Franco,

2001 :100).

8

l’occasion d’abandonner cette vie itinérante, il exerce quelques temps la fonction de teneur de

compte d’un seringal donné, accédant alors au statut d’employé « intermédiaire »17 entre le

patron et les seringueiros-extracteurs qui viennent s’approvisionner au magasin. Il prend

ensuite une propriété en fermage avant de s’installer à son compte lorsqu’il a réuni la somme

nécessaire à l’achat d’un seringal.

À l’instar de nombreux patrons, il restait cependant fermement lié aux grandes maisons de

commerce, tout comme celles-ci dépendaient en amont des compagnies internationales

exportant le latex. Ces dernières finançaient en effet les maisons commerciales fournissant à

crédit les biens de consommation que le patron cédait aux seringueiros contre leur production

à venir. En retour le seringalista s’acquittait des avances concédées en leur remettant le

caoutchouc obtenu qu’elles transféraient aux exportateurs. Cette chaîne de dépendance

mutuelle était encore renforcée par le fait que la circulation des marchandises se faisait à

crédit (Martinello, 1988 :45). Le père ne cessera de la sorte jamais d’être dépendant d’une

firme commerciale tout comme les seringueiros installés sur ses terres, dits aussi clients

(fregueses), lui sont assujettis.

À la suite de Samuel Benchimol18, Pedro Martinello souligne l’ambiguïté de la condition

sociale des seringueiros-clients face au patron-seringalista. L’auteur note que si socialement

le seringueiro était libre, sa condition réelle s’assimilait à celle d’un serf, esclave d’une dette

que le système appelé aviamento ne lui permet pas d’acquitter et qui le lie à jamais au patron.

Durant la grande époque du caoutchouc, les patrons usaient de violence pour contrôler les

extracteurs travaillant sur leurs terres. Après la crise de 1912 qui provoque la faillite de

nombreux établissements de commerce et, par voie de conséquence, la ruine des seringais

qu’elles sustentent, l’aviamento subsistera mais l’emprise des seringalistas sur leurs clients

s’affaiblit et la relation entre seringueiros et seringalistas subit de profonds changements.

Face à des patrons incapables d’achalander les magasins comme il se doit, les seringueiros

diversifient leurs activités de production (plantation, chasse et pêche jusque là interdites par le

patron). L’indépendance économiquement acquise élargit la capacité de négociation des

seringueiros qui peuvent décider de ne pas donner tout leur caoutchouc au patron, d’en céder

une partie à un autre ou de se ravitailler chez des voisins (Wolff, 1999 :98, 149-150 ; Franco,

2001 :366, 405).

« un seringalista rencontre beaucoup d’obstacles : le client [le seringueiro] vient, cueille,

reprend sa liberté et s’en va. »

Si l’on considère cette liberté, même relative, des seringueiros, peut-être faut-il alors voir

aussi dans cette conversion du père « qui n’est jamais devenu riche » les effets d’une rivalité

entre deux seringalistas. Car le patron de Bom Jardim, un seringal proche d’une taille plus

importante19, convoite les terres de Boa Esperança qu’il finira, comme nous le verrons, par

obtenir en 1953. L’adhésion du père au pentecôtisme a pu souder l’ensemble de des

dépendants de ce petit seringalista sur la base d’une appartenance religieuse commune et

différente du voisin aux vues expansionnistes, masquant de la sorte la défense de ses intérêts

personnels dans laquelle il était engagé.

Toutefois la foi évangélique affichée par le seringalista et ses dépendants ne se contente

pas d’être contrastive en renforçant des limites territoriales menacées. Elle cherche à

augmenter sa zone d’influence au nom du devoir fait à tout croyant de diffuser la Parole de

17 Wolff (1999 :67-68) note qu’il existait plusieurs autres fonctions intermédiaires outre celle de teneur de

compte : employé de comptoir, ceux qui ouvrent les sentiers d’hévéas et surveillants, agriculteur et chasseur.

Voir Reis (1953 :113-116) pour une description des différentes fonctions. 18 Dans les années quarante, cet auteur avait déjà observé que les expressions client (freguês) et patron ne

renvoient pas à une même perception de la réalité : « le premier ne voit pas de sociologie, mais l’économie –

‘mon patron’. Ce dernier parle en termes sociologiques, dans un simulacre de liberté qui flatte – ‘le client

ordonne’ » (1992 :43). 19 Braz parle de cinquante à soixante seringueiros pour Boa Esperança.

9

Dieu. En contrepoint de tentatives réitérées du patron de Bom Jardim pour s’emparer de Boa

Esperança, Guiomar s’aventure sur les terres du premier pour exhorter ses habitants à la

conversion avec la bienveillante neutralité de son père, sinon sur son ordre.

Les incursions prosélytes suscitent la colère du patron de Bom Jardim et l’affaire est portée

devant le commissaire de police qui donne raison aux croyants de Boa Esperança : « vous

savez ce que le commissaire a dit? ‘J’aimerais avoir ce peuple pour travailler avec moi, parce

que c’est un peuple de Dieu qui ne fait de mal à personne’ », se souvient Braz. Le patron de

Bom Jardim avait pourtant certainement raison de redouter l’implantation d’une congrégation

évangélique sur ses terres et parmi ses seringueiros. Dans un contexte où les patrons ne

possèdent plus le contrôle absolu des producteurs établis sur leur seringal, l’appartenance

religieuse pouvait apparaître comme un argument supplémentaire pour justifier la défection de

seringueiros, ceux-ci cédant à l’illusion que remettre le fruit de leur travail à un patron lui

aussi croyant leur réserverait un sort meilleur.

L’INTÉGRATION DU MIGRANT AU SERINGAL

Quand Braz arrive à Boa Esperança, l’ensemble des habitants est déjà évangélique et leur

vie est rythmée par la participation aux cultes. Selon le pasteur, lorsqu’il va saluer le père de

Guiomar, ce n’est pas seulement parce qu’un subordonné doit se présenter à son patron mais

aussi parce que, dans une interprétation plus égalitaire de son geste, ils sont évangéliques tous

les deux. Les pentecôtistes ont de fait pour habitude lors d’un changement de lieu de

résidence de se faire connaître auprès de la congrégation et du leader religieux locaux. Les

deux hommes se découvrent alors une origine nordestine commune, le père ayant fait partie

des vagues de migrations précédentes avant de faire souche en Amazonie. Ils s’affirment en

outre –une fois encore de concert- différents de leurs compatriotes dans la mesure où,

désormais croyants, ils n’ont plus à soutenir la réputation attachée aux Nordestins, et

principalement aux Cearenses20, celle d’hommes emportés, à l’honneur très chatouilleux :

« J’ai dit: ‘c’est d’un endroit de gens bagarreurs [valente.] Il a dit : ‘je ne suis plus bagarreur,

je suis croyant.’ »

La transformation personnelle21 revendiquée par le patron met en confiance l’employé qui

s’enquiert de la situation de la famille et plus précisément de la disponibilité des filles.

L’intimité suscitée par une même croyance et confortée par une provenance géographique

analogue aurait eu, selon Braz, des conséquences importantes sur son insertion

professionnelle dans le seringal. Car, ce qu’il assure dans un premier temps de l’entretien,

c’est n’avoir jamais travaillé comme seringueiro, le patron décidant de l’affecter à la tenue

des comptes. En tant qu’employé du magasin (barracão), contrôlant l’accès des seringueiros

aux vivres et vérifiant la production de caoutchouc qu’ils amènent, Braz appartient au proche

entourage du patron. Il côtoie la fille mais c’est au père, comme il le dit, qu’il fait sa cour. Les

langues ne tardant pas à se délier, Guiomar prend les choses en main et fait elle-même sa

demande au père, agenouillée comme une fille respectueuse et déterminée comme une femme

de tête. Le père donne de bon cœur son accord car Braz « ‘est moreno22, mais c’est un moreno

de vergonha [un noir de honte].’ Oui, parce que moreno, c’est la couleur. Maintenant ‘de

honte’ en raison de mes manières. Je ne me suis jamais approché d’elle pour discuter. Je

discutais davantage avec le vieux » commente le pasteur.

20 Le terme cearense finira par désigner tous les Nordestins, quelque soit leur État d’orignine. 21 Le thème de la renaissance personnelle est récurrent. Voir Boyer (2001). 22 Le terme s’applique aux métis et à tous ceux dont on ne veut pas dire qu’ils sont noirs. Le dictionnaire Aurélio

décrit cette couleur comme celle du blé mûr.

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Moreno de vergonha23, un noir qui a conscience de son honneur parce qu’il sait ce qu’est

la honte, un noir qui connaît sa place et respecte le patron. Dès lors ce dernier peut affirmer :

« Cette question d’être moreno ne veut rien dire. L’important est le caractère de l’homme. »,

La formulation montre néanmoins la persistance des préjugés, le stigmate de la couleur

n’étant pas écarté mais seulement contrebalancé par la dignité de l’homme -dignité à laquelle

le fait d’être croyant n’est peut-être pas étranger aux yeux du père. Le couple ne s’engage

d’ailleurs plus avant qu’après le décès de la mère, une femme que Braz décrit comme

instruite, ayant un métier et citadine mais à laquelle la couleur de sa peau indisposait plus que

son statut social et sa pauvreté.

Ils se fiancent en 1946, un peu plus d’un an après son arrivée. Se pose alors le problème

des documents, Braz n’ayant qu’un certificat de naissance établi par l’Église catholique. Or

les fonctionnaires de la mairie d’Eirunepé ne veulent pas l’accepter au prétexte qu’« il y a

beaucoup de gens qui viennent déjà mariés » du Nordeste. En août de la même année, Braz

décide d’aller faire les démarches à Cruzeiro do Sul, deuxième ville du Territoire de l’Acre,

où il a des contacts dans l’administration. Guiomar ne peut l’accompagner car elle doit

s’occuper de son père tombé entre-temps malade. C’est donc avec une procuration en poche

qu’il part officialiser leur union : « Pour l’avoir en mon pouvoir, j’ai attendu seize jours après

le mariage”, le temps du voyage de retour. Le vœu secret d’une Guiomar évangélique aurait

ainsi scellé l’union heureuse du travailleur métis nordestin et de la fille blanche du patron.

Interrogé sur son expérience comme seringueiro, ce pour quoi somme toute il est venu en

Amazonie, Braz répond systématiquement en évoquant sa relation d’alliance : « Mon patron

est devenu mon beau-père ». Dans son récit, on entrevoit toutefois une autre version de son

intégration au seringal où son ascension aurait été moins fulgurante qu’il ne le laisse entendre

au début. Il aurait collecté le caoutchouc jusqu’à son mariage avec Guiomar, voire même

jusqu’à son départ du seringal.

Craignant d’être dépossédés du bien paternel, les frères de Guiomar ne voient pas d’un bon

oeil le mariage de Guiomar, d’autant qu’un second couple se forme dans des termes

équivalents, entre une autre de leurs soeurs et le compagnon de voyage de Braz, João Gomes

de Queiroz. Avec le temps, la jalousie des frères envers les arigós, nom donné aux Nordestins

venus pendant la bataille du caoutchouc, semble avoir disparue. Quoiqu’il en soit réellement,

ils ne sont plus mentionnés comme des acteurs importants dans le drame que Braz s’attache à

présent à décrire. Avec la disparition du beau-père, la période dorée de la vie au seringal

touche en effet à sa fin et de vives tensions apparaissent entre les deux gendres pour le

contrôle de l’héritage. Une même appartenance religieuse ne semble alors plus suffire à

maintenir opérante une solidarité chaque plus ténue.

LE DÉPART DU SERINGAL : CONFLITS FAMILIAUX ET MISSION RELIGIEUSE

Reprenant les évènements sous divers angles, Braz et sa femme trouvent les signes les plus

larges d’une traîtrise annoncée du beau-frère. Guiomar rapporte, par exemple, une

conversation avec son père où celui-ci aurait fait preuve d’un grand discernement, sachant

distinguer au-delà de leur apparence la trempe réelle des hommes. Queiroz qui physiquement

correspond davantage que Braz au gendre idéal s’y voit dénier des qualités morales réservées

par le père au futur pasteur. Les yeux bleus, signe de blancheur, ne l’emportent pas sur une

nature définie comme peu croyante alors que la couleur désavantageuse de Braz est

neutralisée par son obéissance aux valeurs de l’évangile. A posteriori, le commentaire du père

sonne comme une mise en garde. Le différend entre les deux hommes aurait éclaté quand

Guiomar, qui s’occupait du magasin du vivant du père, en remet, au décès de ce dernier, la clé

23 Franco (2001 :222) et Wolff (1999 :226) citent une expression comparable : « preto de confiança », un noir de

confiance.

11

à son époux. Ce transfert est parfaitement conforme aux représentations concernant la position

des femmes, toujours dépendantes d’une autorité masculine, paternelle puis maritale.

Cependant, ce qui est logique du point de vue de Guiomar, et qu’elle accomplit

certainement de toute bonne foi, ne l’est absolument pas pour Queiroz. Non seulement Braz

lui est un égal de même sexe mais, en tant que gendre du seringalista, il prétend avoir les

mêmes droits que le futur pasteur. Queiroz conteste bruyamment cette appropriation de la clé,

symbole de l’autorité dans le seringal et du contrôle des seringueiros, appropriation qui est

effectivement une manière très concrète de faire main basse sur le domaine: Le beau-frère a

en outre deux arguments de poids qui l’aideront à l’emporter : il a été nommé gérant du

domaine par le seringalista lui-même et sa femme est l’aînée des enfants.

Vivre sous la tutelle d’un homme qui est essentiellement perçu comme un alter ego est

insupportable à Braz et à sa femme. Le futur pasteur attendait, comme il le dit clairement,que

Queiroz se montre solidaire en vertu de la similitude de leur trajectoire et, peut-être même, en

raison de leur position analogue face aux fils du seringalista. Le statut obtenu par un homme

venu de la même région, qui a partagé le même sort et les mêmes expériences, a fait un

mariage semblable et professe la même foi leur rappelle sans cesse que Braz aurait pu

connaître ce destin.

Ne pouvant pas plus nier les compétences de Queiroz en matière de gestion que son bon

droit, le pasteur et sa femme s’en prennent à la sincérité de son engagement religieux, élément

plus insaisissable que Braz est devenu, en tant que spécialiste religieux, apte à déchiffrer. Son

récit change d’ailleurs sensiblement de ton : la grille religieuse sert non seulement à ordonner

les événements ou expliquer son itinéraire personnel mais à interpréter les conflits au sein

d’un groupe, où tous les individus se réclament du pentecôtisme, en contestant l’authenticité

de la foi de certains. Le comportement et les actions sont alors scrutés pour discerner les

signes d’une croyance de façade. Dans le cas précis du beau-frère, la tyrannie qu’il aurait

exercé, le tempérament belliqueux le poussant à prendre les armes contre Bom Jardim sont

d’autres éléments indignes d’un évangélique qui autoriseraient Braz à tirer cette conclusion :

« il était seulement croyant des dents vers l’extérieur ».

Le souvenir qu’ils ont gardé de cette partie de leur vie est celui d’une période d’oppression

par un mauvais patron qui voulait les « réduire en esclavage ». Ces termes viennent

clairement alimenter un thème important en Amazonie et dans le Nordeste brésilien, celui de

la captivité (cativeiro) qui permet aux habitants de l’intérieur de caractériser des situations

très diverses, allant de contextes sociopolitiques généraux à des situations quotidiennes

particulières (O. Velho, 1995). La remarque de Otávio Velho à propos du rapport entre

explications de la migration et croyances du catholicisme semble tout aussi pertinente dans le

cas du mouvement évangélique : « les raisons invoquées [pour migrer…] sont pleinement

intégrées à la tradition catholique, dans laquelle, depuis au moins l’Exode, le déplacement

représente une fuite de la captivité » (id. :30). C’est pour fuir cette captivité que, renonçant à

faire valoir ses droits sur le seringal, Guiomar aurait invité son mari à tout quitter pour se

consacrer entièrement, comme elle le dit, à l’œuvre de Dieu. L’abdication sans condition de

Guiomar, qu’elle réaffirmera plusieurs fois au cours de l’entretien, n’en est pas moins

surprenante de la part d’une femme qui s’est montrée très combative dans d’autres occasions,

en particulier quand il s’agissait de convertir les populations alentour. Il est probable que la

situation financière désastreuse du seringal et l’impossibilité d’obtenir un prêt de la banque

les aient poussés à partir24.

La suite de l’histoire est, comme on pouvait s’y attendre, celle d’un châtiment qui se

poursuit jusqu’à maintenant avec un Queiroz aveugle et unijambiste, vivant seul dans une

banlieue pauvre de Manaus après qu’il eût abandonné femme et enfants et cédé, en 1953, le

24 Voir Martinello (1988 :293 et suivantes) sur le désengagement de l’État après 1945.

12

seringal au voisin catholique de Bom Jardim25. Curieusement, Braz évoque également pour

lui-même l’idée d’un châtiment. Il faut dire que, ne pouvant allant à Manaus faute d’argent, il

a conseillé à sa femme d’imiter sa signature, donnant son consentement officiel aux

transactions qui les privent de tout. L’idée qu’une fraude puisse être désagréable à son Dieu

ou qu’une entorse à la loi des hommes soit un péché du point de vue de la religion lui est

étrangère. Le jugement de Braz semble s’appuyer sur le constat d’une situation de fait où il

s’est mis lui-même et dont il lui faut assumer les conséquences. Le départ volontaire de Braz

et de sa femme, qui peut éventuellement apparaître comme une bravade, ne l’autorise pas non

plus à se plaindre.

UNE CARRIÈRE DE PASTEUR

Leur sortie du seringal correspond à la professionnalisation de Braz dans le domaine

religieux, et il conçoit les activités rémunérées qu’il exercera ici ou là comme un complément

de revenus tirés avant tout du culte. Il souligne cependant que sa vocation date d’avant son

départ du Nordeste et que s’il est devenu soldat du caoutchouc, c’était simplement pour venir

en Amazonie gratuitement, « même si c’était comme du bétail. »

Dans le récit qu’il nous livre de sa carrière, l’importance du critère religieux dans son

mariage devient plus intelligible. Le choix d’une compagne évangélique était certes motivé

par la recherche d’une affinité religieuse. Il est toutefois aussi posé comme une exigence par

la hiérarchie de l’Assemblée de Dieu pour accréditer l’autorité les hommes qui ont agrégé

autour d’eux un noyau d’individus. En 1946, une fois marié, Braz occupera pendant trois ans

la fonction de dirigeant de la congrégation du seringal.

Ne se contentant pas de ce statut de responsable d’un groupe religieux local, il semble

avoir nourri très tôt l’ambition de devenir un jour pasteur consacré, une fonction où il serait

responsable d’une église établie sur un territoire plus vaste et regroupant plusieurs

congrégations. Les contacts noués avec la hiérarchie de l’Assemblée de Dieu, laquelle est à la

recherche de cadres pour renforcer son implantation, lui permettent ne pas partir du seringal

complètement à l’aventure. Lors d’une réunion de l’Église à Manaus, il accepte de prendre,

« en tant que pasteur » même s’il a le rang inférieur d’évangéliste, la direction d’une église

dans une petite ville sur le fleuve Purus26. Quand il quitte le domaine dans un état d’extrême

dénuement – « avec deux enfants, un troisième en route et un hamac »-, c’est donc pour

s’installer à Lábrea en 1949.

Évangéliste n’est pas encore pasteur27 et la taille du groupe de croyants –trois familles- est

plus proche de celle d’une petite congrégation que de celle d’une église. Braz va alors

s’attacher à augmenter le nombre d’évangéliques, en ouvrant des congrégations dans

l’intérieur, pour former une église digne de ce nom, c’est-à-dire qui ait une rente régulière et

dispose d’une maison pastorale. Il restera jusqu’en 1954 à Lábrea quand on lui propose de

diriger l’église d’une autre petite ville, située sur un affluent du Purus dans l’État voisin de

l’Acre. Il y assumera encore une fois la fonction prestigieuse de pasteur, chef d’un groupe

religieux qui se reconnaît en lui, en tant que simple évangéliste devant lutter pour conquérir

des âmes sur le catholicisme.

Son ordination aura lieu en 1958 à Rio Branco, la capitale de l’État. C’est donc un pasteur

officiellement reconnu par la hiérarchie de l’Assemblée de Dieu qui rejoint la ville de

25 La vente du domaine à « l’un de ceux qui persécutait » les croyants est un autre révélateur, s’il en fallait

encore, de la duplicité de sa foi aux yeux de Braz et de sa femme. 26 Se reporter à la carte n°2 pour les villes citées. 27 L’ouverture d’un front religieux est le fait des évangélistes. Ils sont chargés de constituer un groupe religieux,

comme ils le peuvent, ce qui les amène à se déplacer beaucoup au fur et à mesure des tentatives de conversion.

C’est ce groupe enfin stable que vient administrer par la suite le pasteur, pasteur qui comme Braz a la plupart du

temps commencé comme dirigeant, puis évangéliste.

13

Cruzeiro do Sul, à l’extrême ouest de l’Acre, en 1959. Bien que le premier évangéliste y soit

arrivé trente ans plus tôt, Braz n’y trouve, selon les documents de l’Église, que quarante-deux

croyants, ce qui montre assez bien la lenteur des débuts du pentecôtisme. Pendant ses vingt-

quatre ans d’activité, Braz se montrera très dynamique et son pastorat sera d’une remarquable

longévité : il participe à la première convention régionale quand le ministère de l’Acre cesse

de dépendre de l’Église de Manaus, organise des programmes de radio évangéliques, construit

le premier temple en dur, fonde la chorale de l’église et multiplie les points de prêche28.

Avant de prendre une retraite méritée en 1987 et de contempler avec fierté la belle réussite

d’un migrant nordestin devenu pasteur en Amazonie, Braz a connu une époque de vaches

maigres dont on comprend qu’elle a duré plus longtemps qu’il n’aime à le reconnaître. Les

émoluments d’un pasteur, ou d’un évangéliste, sont en principe prélevés sur la dîme que

versent les membres de leur église. La plupart d’entre eux gagnant à peine de quoi vivre,

quand ils ne sont pas au chômage, le pasteur-évangéliste dans l’intérieur reçoit plus souvent

une poule ou de la farine de manioc qu’il ne voie de billets de banque. Braz ne pouvait donc

pas offrir à sa famille de meilleures conditions de vie qu’au seringal et il a dû exercer de

petits métiers (fabrication et vente de charbon de bois) à côté de son activité pastorale. Avec

neuf enfants, la misère n’aurait pas été très loin si sa femme n’avait elle aussi contribué par

son travail (vente ambulante de gâteaux, lavandière) à améliorer leurs revenus :

LE MOT DE LA FIN : FAIRE DE LA CHUTE UN TREMPLIN

Dans le récit de leur existence après le départ du seringal, affaires familiales et

appartenance religieuse continuent à être intimement liées. La sœur de Guiomar a gardé le

contrôle du domaine au titre d’aînée ; elle se trouve aussi la précéder chronologiquement dans

la longue chaîne de la conversion des habitants de Boa Esperança. Si Guiomar semble

accepter le premier fait, elle n’entend pas s’installer dans le rôle d’éternelle seconde. Elle

s’efforce de prendre discursivement une revanche éclatante, à laquelle elle associe

indirectement son mari devenu pasteur, en se référant aux Évangiles.

Sa soeur adhère au pentecôtisme lors d’un séjour à Rio de Janeiro, à l’époque capitale du

pays, ce qui lui vaut d’être expulsée du collège catholique où elle étudie et hébergée quelque

temps par un missionnaire pentecôtiste suédois. De retour à Manaus en 1942, elle parle

jusqu’à tard dans la nuit de sa foi récente à Guiomar qui garde un souvenir très précis de ce

moment. La catholique fervente qui ne dormait jamais sans prier se serait montrée très

réceptive au message délivré par sa soeur. La longue discussion aurait eu des prolongements

immédiats dans un rêve29 que fait Guiomar, puis dans la réalité aussi dès le lendemain matin,

en découvrant que, par la simplicité de sa mise, elle ressemble à ces croyants jusque là

inconnus d’elle. Cette succession d’événements aboutit à une conversion spectaculaire par sa

brièveté : répondant à l’appel du pasteur le matin, elle parle en langue l’après-midi et est

baptisée dans les eaux quelques jours plus tard. Le récit de son adhésion au pentecôtisme

contraste avec celui de Braz, plus conforme aux narrations habituelles, qui procède par étapes,

alternant les périodes de participation intense avec des moments d’éloignements.

Si Guiomar ne nie pas avoir été introduite au pentecôtisme par sa sœur, elle affirme avoir

été plus loin que celle-ci dans cette voie. Le rêve éveillé de la première nuit, avec les anges, la

mer qu’elle franchit, la montagne qu’elle gravit et la beauté de chaque chose, se révèle plus

qu’une illustration des thèmes du salut et de la renaissance chers aux évangéliques. Le sens de

28 Les points de prêche (pontos de pregação) ne sont pas strictement consacrés aux activités religieuses. Un

particulier sympathisant peut offrir sa maison ou un maire l’école du village jusqu’à ce que la congrégation ait

les moyens d’ériger un temple. 29 “J’ai rêvé, marchant sur un chemin […] sans fin et j’allais devant. Tous avaient un morceau de bois dans la

main, une couronne et des vêtements longs, la plus belle chose du monde, et moi devant. Dans ce bataillon,

j’étais la première ».

14

l’annonce faite par l’un des anges (« Tu ne sais pas que tu as été la dernière et que tu es la

première ») va s’ancrer dans les relations familiales pour lui donner la valeur d’une prophétie.

La sœur s’est converti la première mais elle a épousé le mauvais homme alors qu’elle,

Giomar, n’a jamais cessé de travailler pour Seigneur, se trouvant aujourd’hui être l’épouse

d’un pasteur. De la même façon, elle suggère que son mari n’aurait perdu le contrôle du

domaine que pour mieux se consacrer à la carrière religieuse : derniers dans le seringal, ils

deviennent les premiers en embrassant la mission.

Mettant en rapport les rêves de fortune des migrants et les mouvements messianiques du

Nordeste, S. Benchimol écrivait : « la seringa [amazonienne] est la version du miracle

[nordestin]. À la place de la prière, le tir ; de la promesse, la mise en joue […] Le destin que

l’immigrant amène doit être compris en fonction de cet accès messianique de libération

économique par la folle possession de la seringa » (1992 :91). Malgré la formulation

surannée, la mise en relation de l’économique et du religieux est pertinente pour notre propos

dans la mesure où elle renvoie encore à la catégorie de la captivité (cativeiro) évoquée plus

haut. La seringa n’a pas permis l’enrichissement rapide des migrants, elle a au contraire

permis leur asservissement dans une structure sociale et un système de production particuliers.

Cependant certains d’entre eux, comme Braz, ont trouvé leur miracle amazonien dans le

pentecôtisme en adoptant d’autres prières et d’autres promesses.

Si, comme le dit O. Velho, les croyances du catholicisme dessinent une toile de fond à

partir de laquelle peuvent être ordonnés les événements les plus généraux, elles ne deviennent

un moteur de l’action que dans le cas des messianismes, pour réaliser sur terre la cité idéale30.

Celles du pentecôtisme, en revanche, contraignent davantage le fidèle à l’activité et au travail

religieux31. À travers le devoir de témoignage et celui de conversion, l’expérience religieuse

amène l’individu à se projeter dans l’avenir, avec le salut dans l’au-delà et le réconfort de la

congrégation ici-bas, et pour certains les carrières religieuses comme récompense.

On ne peut qu’être attentif à l’expression « captivité » s’agissant d’un mouvement

religieux qui a fait du mot « libération » son étendard32. Parlant de leur adhésion religieuse sur

le mode de la rupture, les évangéliques évoquent, alors même que pèse sur eux la structure

autoritaire des Églises, la libération bienfaisante qu’ils auraient connue : de « j’étais

prisonnier de mon patron, de l’alcool, des tentations, etc. » à « je suis heureux avec Jésus et

parmi mes frères ». L’épisode du départ de Braz et de sa femme du seringal est mis en scène

de manière analogue : à la captivité initiale succède l’engagement religieux et la délivrance.

Un double déplacement est alors effectué : dans l’espace, à la recherche d’une amélioration de

leurs conditions de vie, mais aussi symbolique, en accédant au pouvoir libérateur de la grâce,

qui leur permet de recommencer ailleurs et mieux qu’avant.

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30 Pour une analyse des mouvements messianiques au Brésil, voir l’ouvrage de M. I. Pereira de Queiroz (1976). 31 Dans le temple, il lui faut témoigner de sa renaissance en prenant publiquement la parole ; hors de l’église le

prosélytisme est de rigueur, incitant le fidèle à sauver le plus d’âmes possible. 32 Pour André Corten (1995), la libération du pentecôtisme consiste à nommer la réalité du monde des miséreux

pour l’invalider par la conversion. L’analyse de R. A. Chesnut va dans le même sens : la conversion des croyants

« les vaccineraient contre la plupart des maladies de la pauvreté » (1997 :91).

15

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