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DES SIGNES ET DES MOTS Françoise Ernst-Pradal et Carole Roche-Hawley 1. Étude des signes par Françoise Ernst-Pradal Dans le domaine du cunéiforme, l’épigraphiste ne dispose pas de critères éprouvés qu’il pourrait avancer quand il estime que certains textes ont la même écriture ou sont de la même main. Ce constat, à l’origine de mes travaux sur la paléographie akkadienne d’Ougarit, m’a poussée à chercher dans les signes des éléments probants permettant l’argumentation, en m’appuyant sur les textes juridiques signés 1 . À cette fin, j’ai mis en œuvre une méthode où tous les signes d’un nombre sans cesse plus grand de tablettes de tous genres mises au jour à Ras Shamra-Ougarit ont été numériquement saisis avant d’être triés, brassés, et triés à nouveau en fonction de critères qui devaient se définir d’eux-mêmes lors de la confrontation, entre elles, des différentes variantes de chaque signe. Cela pour tenter de tenir à distance la subjectivité qui s’invite tou- jours à l’exercice. Le niveau de pertinence des catégories ainsi définies et codées a ensuite été évalué en plusieurs étapes : d’abord par tablette, puis sur l’ensemble des tablettes traitées et enfin par corpus signé par un même scribe. Ce sont ces évaluations qui donnent tout son sens à la méthode. Il en est ressorti que certains signes comme BI, GIR, KUR, BU, MI, ŠI, DIŠ et ME sont très peu significatifs et de ce fait de mauvais indicateurs pour comparer des écritures d’une même époque et d’un même espace. 1. Cf. ERNST-PRADAL 2008.

Des signes et des mots

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Des signes et Des motsFrançoise Ernst-Pradal et Carole Roche-Hawley

1. Étude des signespar Françoise Ernst-Pradal

Dans le domaine du cunéiforme, l’épigraphiste ne dispose pas de critères éprouvés qu’il pourrait avancer quand il estime que certains textes ont la même écriture ou sont de la même main.

Ce constat, à l’origine de mes travaux sur la paléographie akkadienne d’Ougarit, m’a poussée à chercher dans les signes des éléments probants permettant l’argumentation, en m’appuyant sur les textes juridiques signés1.

À cette fin, j’ai mis en œuvre une méthode où tous les signes d’un nombre sans cesse plus grand de tablettes de tous genres mises au jour à Ras Shamra-Ougarit ont été numériquement saisis avant d’être triés, brassés, et triés à nouveau en fonction de critères qui devaient se définir d’eux-mêmes lors de la confrontation, entre elles, des différentes variantes de chaque signe. Cela pour tenter de tenir à distance la subjectivité qui s’invite tou-jours à l’exercice.

Le niveau de pertinence des catégories ainsi définies et codées a ensuite été évalué en plusieurs étapes : d’abord par tablette, puis sur l’ensemble des tablettes traitées et enfin par corpus signé par un même scribe.

Ce sont ces évaluations qui donnent tout son sens à la méthode.

Il en est ressorti que certains signes comme BI, GIR, KUR, BU, MI, ŠI, DIŠ et ME sont très peu significatifs et de ce fait de mauvais indicateurs pour comparer des écritures d’une même époque et d’un même espace.

1. Cf. Ernst-Pradal 2008.

Françoise ernst-Pradal et Carole roChe-hawley220

En revanche, d’autres, comme NA,TI, NU, ŠA, GI, I, IA,TUR, NĺQ, se révèlent être de très bons outils de recherche, tant le niveau de pertinence de leurs variantes peut être élevé.

Des interactions entre signes comme celles apparaissant entre I, IA et TUR, passées inaperçues jusqu’alors, se sont révélées, elles aussi très concluantes2.

Le résultat de ces investigations est intéressant à plus d’un titre car, s’il a permis de contrôler la valeur de certaines hypothèses, il n’a pas manqué d’en générer d’autres, là où on ne les attendait pas.

En voici une illustration :En publiant le texte RS 17.365+18.006 dans PRU IV, Jean Nougayrol le

donnait pour un verdict du roi hittite Tudhaliya IV car « l’aspect extérieur de cette tablette (couleur de l’argile, forme des signes) ne laisse aucun doute sur sa provenance hittite »3.

Ce texte4 appartient au dossier que l’on a coutume d’appeler « L’affaire de la fille de la Grande Dame » dont je laisse à Carole Roche-Hawley le soin de rappeler la complexité et l’importance historique. Retenons juste pour l’instant que depuis sa première édition, ce dossier s’est enrichi à plusieurs reprises et que les tablettes qui le composent, que ce soient les originales, leurs moulages, leurs photographies ou leurs copies ont été réexaminées par différents épigraphistes5, sans que la qualification « hittite » de ce texte n’ait été remise en question.

Précisons que le dossier se compose de textes akkadiens mis au jour à Ras Shamra-Ougarit et censés provenir d’au moins quatre chancelleries différentes :

• celle du roi Hittite Tudhaliya IV ;• celle des rois d’Amurru, Pendišēna et Šauškamuwa ;• celle du roi de Carkémiš, Initešub ; • et celle du roi d’Ougarit, ʿ Ammittamru III (nouvelle numérotation6).

En 1993, M. Salvini et D. Arnaud reprenaient le dossier pour y ajouter un fragment inédit et proposer une nouvelle chronologie de l’affaire7. Ils

2. Cf. Ernst-Pradal 2012.3. PRU IV p. 137, n.1.4. Figure 1.5. Cf. lackEnbachEr 2002, p. 108-126.6. Cf. arnaud 1999.7. arnaud et salvini 1991-1992.

Des signes et Des mots 221

numérotent les textes de 1 à 14 selon ce nouveau scénario. Pour plus de clarté, nous reprenons ici leur numérotation :

N°1- RS 17.1168 N°6- Tablette Claremont 19579 N°11- RS 17.22810

N°2- RS 16.27011 N°7- Collection G. Badr12 N°12- RS 17.318+349A13

N°3- RS 17.15914 N°8- RS 17.365+18.00615 N°13- RS 17.372A+360A16

N°4- RS 17.39617 N°9- RS 17.45918 N°14- RS 17.08219

N°5- RS 17.34820 N°10- RS 17.450A21

Pour eux, et leurs arguments sont convaincants, notre texte, numéro 8 de la série, ne serait pas un « verdict », mais une « tablette de serment », enregistrant dans cette affaire l’accord du roi d’Ougarit, tout comme le numéro 9 enregistre celui du roi d’Amurru.

Le caractère « hittite » de la tablette n°8 n’est ni récusé, ni confirmé et la forme des signes n’est pas évoquée. Pourtant, les commentaires des auteurs sur l’écriture des autres tablettes montrent, comme on va le voir, leur

8. PRU IV p. 132-134.9. Varia 9 dans bordrEuil et PardEE 1989.10. PRU IV p. 141-143.11. PRU IV p. 134-136.12. À l’origine de l’article arnaud et salvini 1993 dans lequel elle est publiée.13. PRU IV p. 144-146.14. PRU IV p. 126-127.15. PRU IV p. 137-138.16. PRU IV p. 139-141.17. PRU IV p. 127-128.18. PRU IV, p. 138-139. Ce qui corrige l’erreur d’impression p. 9 de arnaud et salvini

1993, où cette tablette est notée sur la même ligne que la n°8 tandis que les références de la n°9 sont un doublon de la n°13.

19. PRU IV p. 147-148.20. PRU IV p. 128.21. PRU IV p. 144.

Fig. 1 – Tablette N°8. Clichés F. Ernst-Pradal.

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volonté de ne pas occulter cet aspect et, en même temps, la difficulté qu’il y a d’en référer.

Lorsqu’ils opposent p. 19 le texte n°6, un enregistrement du roi de Carkémiš, au texte n°7, son duplicat du roi d’Amurru, ils analysent les variantes de la langue, de l’orthographe et du choix des signes. Ils voient dans le texte du roi de Carkémiš la marque d’un scribe dont l’accadien reflète celui des Hittites avant de conclure que « si les graphies d’Amurru sont plus conformes à l’usage classique babylonien, la grammaire l’est moins »22.

Page 22, ils rapprochent trois textes d’Amurru, les numéros 11, 12 et 13, et précisent à propos du n°13 que cette tablette est « d’une écriture à peu près identique à celle de 11 et 12 »23.

Enfin en note 28, ils commentent l’écriture de deux textes du roi hittite, les numéros 14 et 3, soulignant que « l’écriture (de 14) est analogue sans être très ressemblante à celle de 3 »24.

On observe que très logiquement les auteurs distinguent des oppositions dans des textes d’origine différente et parlent d’analogie pour les textes censés être de même origine. Pour ces derniers, la prudence de leurs commentaires tranche avec le caractère décisif de ceux de J. Nougayrol et les critères paléographiques concrets sur lesquels ils s’appuient ne sont pas précisés25.

La méthode des catégories invalide pourtant une partie de ces proposi-tions.

En effet, l’écriture du n°13 est très différente de celle du n° 12. Ces deux tablettes, que l’on peut voir côte à côte sur la figure 2, présentent des diffé-rences de couleur et de présentation et de gestion de l’espace. L’expérience m’a montré que ce ne sont toutefois pas des critères toujours significatifs. En revanche le brassage et le codage des signes ont révélé que leurs signes pertinents s’opposaient clairement. La figure 3 en montre quelques exemples : les signes NA, TUR, TI et UD de la tablette n°12 sont respec-tivement de types « 1a », « V132 », « 1a » et « 1 »26, types très courants à

22. arnaud et salvini 1991-1992, p. 19.23. arnaud et salvini 1991-1992, p. 22.24. arnaud et salvini 1991-1992, p. 22, n. 28.25. Notons que lorsque J. Nougayrol évoque la « forme des signes », il ne donne pas

plus de précision.26. La codification est celle qui a été établie et explicitée dans Ernst-Pradal 2008.

Des signes et Des mots 223

Fig. 2 – Tablettes n°12 et n°13. Clichés F. Ernst-Pradal.

N°12 N°13

NA

« 1a »

« 3 »

TUR

« V132 »

« v4+ »

TI

« 1a »

« 1d »

UD

« 1 »

« 3 »

Fig. 3 – Exemples de signes des n°12 et n°13 avec leur codage.

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Ougarit tandis que les mêmes sur la n°13, de types plus rares « 3 », « v4+ », « d » et « 3 », attestent que l’on a affaire ici à des traditions différentes.

Je n’ai malheureusement pas encore pu avoir accès aux tablettes n°11, n°6, n°7 et n°3, mais en observant les copies de J. Nougayrol27, et au vu de ce que la méthode des catégories évoquée plus haut a révélé, on peut déjà considérer que les signes pertinents de 11 sont eux aussi très différents de ceux de 13, mais qu’ils appartiennent à la même tradition que ceux de 12, sans que l’on puisse parler pour autant d’écriture « identique » car les similitudes visibles sur la copie ne sont pas suffisamment significatives. En revanche, trop de signes pertinents de la copie de la tablette n°3 s’opposent à ceux de la tablette n°14 pour que l’on puisse parler d’écriture « analogue ».

Plus surprenant, la méthode des catégories a fait aussi ressortir ce que personne, y compris moi-même lors de la numérisation des tablettes au Musée national de Damas28, n’avait encore remarqué :

La tablette n°13, qui porte les empreintes des sceaux des rois d’Amurru, ʽAziru et Šauškamuwa et la tablette n°8, dont l’origine hittite semblait acceptée par tous, ont exactement la même écriture.

Cette écriture présente des particularités peu courantes à Ougarit dont quelques exemples sont rapportés figure 4. On y retrouve les NA mention-nés plus haut, de type « 3 », les TI de type « 1d » et les TUR, de type « v4+ ». Notons que si certaines de ces particularités se retrouvent dans des textes hittites, elles n’en sont pas pour autant des marqueurs de provenance car elles figurent aussi dans des textes de Ras Shamra provenant d’autres chancelleries29.

La figure 4 encore porte l’exemple des signes I relevant de la même catégorie et elle rend compte de la même opposition entre les signes I et TUR dont les interactions sont significatives dans ce domaine. On voit enfin que les couples a-na et i-na sont parfaitement identiques sur les deux tablettes.

On peut alors songer à un seul scribe pour ces deux textes. Il est évident que lorsqu’on propose de voir une même main pour des

textes différents, le taux de fiabilité de l’hypothèse augmente en fonction du pourcentage de catégories communes. Ici, cent un signes du syllabaire ont été mis en œuvre pour écrire ces deux textes et cinquante-sept d’entre eux apparaissent sur les deux à la fois. Or, comme il est rapporté figure 5, les

27. PRU IV, planche XXVI.28. Je remercie M. Bassam Jamous, directeur de la Direction générale des Musées

syriens et Mme Myassar Yabroudi, conservateur au Musée national de Damas de m’avoir permis de numériser ces tablettes dans les meilleures conditions au Musée national de Damas.

29. Carkémiš et Ougarit pour les types de NA et TI, Ougarit pour celui de TUR.

Des signes et Des mots 225

N°8 N°13

NA« 3 »

a-na

I« 1+32 »

i-na

TI« 1d »

TUR« v4+ »

Fig. 4 – Exemples de signes pertinents tablettes n°8 et n°13.

Fig. 5 – Signes des tablettes n°8 et n°13 et codes des signes partagés (en gras).

AŠ :1a HAL :1 BA :1a An :1 KA URU :1b LA :2a tU :2a3

Li :2c mU :2b Be :2 nA :3 ti :1d nU :2 HU iK :1+32

ZI GI Ri :2b AK EN IŠTAR SA gÁn :1b

SE SAG MÁ ŠUM UM tA :1a i :1+32 GAN

tUR :v4+ At :2 LUgAL :2vB AM IL DU tUm :1b UŠ

iŠ :3b Bi :1 ni :2b iR :2b TÁK PA :1a giŠ :1 E

mis :1b KIŠIB Ú :2c gA :2c É RA :2a ŠeŠ :1cd ZAg :1a

QAR it :1a mA :3 GAL ŠA :3ai1 ŠU :1a KUR :1c ŠE

BU te :2a KAR UD :3 Pi :1 ŠÀ :3a2 ERIN DUG

HI IH im :2a mUR :1f U MI UL :1a ŠI

Ù :1a Di :4 Ki :1a DIN KÙ 30 DiŠ :2 me :1

meŠ :3a iB :5b KU :2a LU mUnUs :3a DAM GU EL

UR A :2b ZA :4 HA NĺQ

Françoise ernst-Pradal et Carole roChe-hawley226

N°8 N°13

NI et IR

UD

ŠÀ

IM

MI

Fig. 6 – Exemples de signes pouvant être moins pertinents.

variantes de ces cinquante-sept signes, telles qu’elles figurent sur les deux tablettes, appartiennent toutes aux mêmes catégories.

La méthode ayant révélé ces analogies, on peut évoquer maintenant, mais maintenant seulement, la « dynamique » commune qui se dégage des graphies de ces textes : la figure 6 en montre quelques exemples, y compris pour des signes habituellement peu significatifs comme le signe MI.

De même, la comparaison des deux textes révèle enfin des similitudes plus générales : aspect des lignes d’écriture, des traits et gestion de l’espace

Il est bon de rappeler que si ces éléments, dynamique des signes et de l’aspect général, viennent conforter l’analyse, ils ne peuvent s’y substituer.

Ainsi, face à l’absence de variantes pertinentes qui s’opposeraient entre elles, et en raison de ce qui vient d’être dit plus haut, il me parait très raisonnable de proposer que les deux textes non seulement appartiennent à la même tradition mais ont été écrits par un même scribe.

Des signes et Des mots 227

2. Étude philologique et historique des textes 13 et 8

par Carole Roche-Hawley

Une étude attentive des signes semble donc indiquer qu’un seul et même scribe aurait écrit ces deux textes. L’étude des mots, tant gramma-ticale que pour leur sens même et leur interprétation, valide-t-elle cette impression d’unité donnée par les signes ?

languE Et orthograPhE dEs tExtEs 13 Et 8

Si l’on compare la langue des textes 13 et 8, on constate certaines similitudes. Il en est une particulièrement intéressante : il s’agit de l’impor-tance des assyrianismes qui colorent ces deux textes (tels que des formes verbales du type eppaš, un pronom féminin šīt, une finale en -e pour le génitif féminin dans rabīte, etc.). Ils peuvent se trouver en nombre plus ou moins élevé et ne constituent pas, en eux-mêmes, un argument définitif.

Cependant, pour ce qui concerne l’orthographe, les textes 13 et 8 présentent une caractéristique remarquable : l’écriture de l’anthroponyme Niqmêpa‘. Celui-ci est habituellement noté en cunéiforme mésopotamien sans notation du ʿ final. Ce nom royal est attesté, dans le corpus d’Ougarit, dans 223 occurrences réparties dans 118 textes mis au jour sur les tells de Ras Shamra et de Ras Ibn Hani. Parmi ces 118 textes, seuls deux textes présentent une graphie régulière de notation systématique de la consonne ʿ avec mníq-me-pa-a30. Seuls les textes 13 et 8, sur un total de 118 textes, présentent une graphie de cet anthroponyme où le ʿ est indiqué par le signe A.

Cette notation particulière du ʿ dans l’anthroponyme et les caracté-ristiques communes comme le nombre élevé de formes grammaticales assyriennes incitent à penser que les textes 13 et 8 pourraient avoir été écrits par un même scribe et s’accordent donc avec les remarques paléogra-phiques.

30. Texte 13, l. 4, 3’ et 8’ et texte 8, l. 18’. Ces données sont extraites de ABDU (Akkadien sur base de données pour Ugarit). Noter à la ligne 4 du texte 13 la graphie curieuse : mníq-ma-pa-a.

Françoise ernst-Pradal et Carole roChe-hawley228

si 13 Et 8 ont été écrits Par lE mêmE scribE, quEllEs En sont lEs imPlications historiquEs ?

Ces textes appartiennent à un corpus bien connu : celui du divorce de ʿAmmiṯtamru III, roi d’Ougarit, et de la « fille de la Grande Dame », princesse d’Amurru, au milieu du xiiie siècle. L’importance de ce corpus est non négligeable car, comme le rappelle Itamar Singer, il est : « perhaps the best documented matrimonial scandal in early antiquity »31.

Les textes attestant ce divorce sont au nombre de quatorze32. Deux proviennent de fouilles irrégulières mais la large majorité a été mise au jour dans les archives sud du palais royal d’Ougarit – où étaient conservées les archives internationales – ou encore dans les archives centrales, habituelle-ment à caractère juridique33.

Ces quatorze textes témoignent des différents aspects et étapes du divorce de ʿAmmiṯtamru : de la séparation des biens et du règlement de la succession au trône d’Ougarit jusqu’à la mort de la princesse d’Amurru. Celle-ci n’est jamais nommée mais on la désigne par ses liens de parenté : en rapport avec son père, « la fille de Pendišēna, roi d’Amurru » puis, sans doute à la mort de son père, avec son frère, « la sœur de Šauškamuwa, roi d’Amurru » ou avec sa mère, « la fille de la Grande Dame », cette dernière étant probablement une princesse hittite34.

On considère traditionnellement que les textes 13 et 8 sont associés à deux moments différents de l’affaire. Après avoir tenté de protéger sa sœur, il semble que Šauškamuwa ne fut pas en mesure de la sauver : il est précisé dans le texte 8 qu’il ne s’opposera pas aux bateaux de ʻAmmiṯtamru III qui viendraient « faire disparaître » la fille de la Grande Dame35.

Enfin, trois textes, parmi lesquels figure le texte 13, sont généralement interprétés comme mentionnant le dénouement et la mort de la princesse. Les différents chercheurs ont cependant noté les différences importantes qui existent entre ces trois textes, comme en témoigne cette présentation de S. Lackenbacher36 :

31. IzrEEl et SingEr 1991.32. Voir la liste dans arnaud et salvini 1993, en part. p. 8-9.33. Avec l’un, peut-être mis au jour dans le quartier résidentiel, dans la Maison de

Rašap-ʾabu (mais il pourrait s’agir d’une erreur et le texte aurait en fait été mis au jour dans les archives sud), cf. TAU, p. 125 et n. 380.

34. SingEr 1991.35. GIŠMÁ.MEŠ ù ERIN2.MEš ša i[l-]la-ku-ni a-na ḫu-ul-lu-qí DUMU.MÍ fra-bi-ti.36. LackEnbachEr 2002, p. 115.

Des signes et Des mots 229

« Tous trois contiennent une déclaration du roi d’Amurru comme quoi il est las de jouer les gardiens alors qu’il n’est pas concerné et livre volontiers la coupable au véritable intéressé afin que celui-ci en fasse ce qui lui plaira : si Ammistamru veut la tuer, qu’il la tue. Tous trois font état de sa mort, mais de façon différente, et de la compensation qu’elle implique : dans l’un (RS 17.372A +), Ammistamru “a appris que la fille de la Grande Dame était morte” et il a remis 1000 sicles d’or à Šauškamuwa après avoir “établi pour toujours la fraternité entre eux” ; dans un autre (RS 17.228), “il a fait ce qu’il lui plaisait de la fille de la Grande Dame” et remis 1400 sicles, somme qui (cette fois ?) devra suffire à Šauškamuwa ; quant au troisième (RS 17.318 +), il interdit au roi d’Amurru et – cela est nouveau – aux “fils de la Grande Dame”, sans doute les autres frères chez qui elle avait été placée un temps, de réclamer compensation du sang de leur sœur à Ammistamru ; si ces derniers lui intentaient malgré tout un procès, il faudrait les livrer au roi d’Ugarit qui pourrait leur faire subir le même sort qu’à son ex-épouse. »

Les différences des versions peuvent cependant peut-être s’expliquer si l’on reconsidère la chronologie de la fin de ce dossier.

Si les textes 13 et 8 ont bel et bien été écrits de la même main, par le même scribe, nous avons alors plusieurs scenarii parmi lesquels les plus plausibles paraissent être les suivants :

• 13 et 8 sont deux fragments d’une seule et même tablette ;• le même scribe a écrit 13 et 8 à deux moments différents ; • le même scribe a recopié en même temps 13 et 8 ;• le même scribe a écrit 13 et 8 au même moment.

N’ayant pas vu les fragments, il nous est difficile de nous prononcer sur la première hypothèse mais elle reste cependant notre favorite. Il nous faudra attendre, pour émettre un avis informé, de pouvoir les collationner au musée de Damas.

Si ces deux fragments appartiennent à la même tablette ou ont été copiés en même temps, ils sont alors contemporains et le texte 13 ne serait plus à placer après la mort de la princesse contrairement aux textes 11 et 12. Cette hypothèse pourrait être confortée par le fait que les textes 11 et 12 mentionnent la mort de la princesse en indiquant que ʿAmmiṯtamru III a fait ce que bon lui semblait de la princesse (et donc qu’elle est morte). Mais il n’en va pas de même pour le texte 13.

En outre, ces trois textes présentent d’importantes différences qui les répartissent en deux groupes : d’une part notre texte 13 et d’autre part les textes 11 et 12. Si l’on regarde de plus près le texte 13 : la déclaration de Šauškamuwa se présente sur le mode des lettres, introduite par umma. Cette déclaration semble être mise au premier plan et il n’y a pas d’ajout

Françoise ernst-Pradal et Carole roChe-hawley230

« ce sont les paroles de Šauškamuwa », contrairement aux deux autres textes. En outre, la fin du texte 13 est très différente : il est indiqué que les deux rois ont établi la fraternité entre eux. Les lignes qui suivent la déclaration de fraternité ont été traduites ainsi par J. Nougayrol (PRU 4, p. 140-141) :

« D’autre part, Šauškamuwa, roi de l’Amurru, et Ammistamru,roi de l’Ugarit, et leur fils, ont établi pour toujoursentre eux (un lien de) fraternité.Au jour où Ammistamru, fils de Niqmepa,roi de l’Ugarit, a appris, quant à la fille de la Grande-dame,qu’elle était morte, il a donné 1000 (sicles de) bon or fin à Šauškamuwa, fils de Bentešina, roi de l’Amurru. »

Il nous semble cependant que ces deux phrases sont à interpréter ensemble – cet ensemble constituant l’élément central de cet acte juridique. Par ailleurs, tout ce paragraphe pourrait être compris autrement.

En effet, la conjonction kī est habituellement prise ici avec un sens temporel et les formes passées (accompli et parfait) ont conduit les chercheurs à comprendre cette phrase comme faisant référence à une action située dans le passé. Cependant, on pourrait peut-être interpréter ces formes passées comme représentant une sorte de conditionnelle exprimée par un futur antérieur37. Même si cette interprétation ne se présente pas comme la plus évidente, du point de vue du sens, elle permet de comprendre les diffé-rences de ces trois textes qui semblaient inconciliables.

Les derniers épisodes de l’affaire seraient donc à interpréter à présent en deux temps :

1° Remise de la princesse à ʿAmmiṯtamru III ;2° La princesse est morte.Dans le texte 8 il est stipulé que Šauškamuwa ne devra pas intervenir

contre les bateaux de ʿAmmiṯtamru III qui viendront pour faire disparaître la princesse.

Dans le 13, les deux rois ont établi un « accord » (en donnant à l’expression « établir entre eux la fraternité » une valeur contractuelle) : l’accord étant que lorsque la mort de la princesse sera connue de ʿAmmiṯtamru, il devra verser une somme d’argent à Šauškamuwa. La somme envisagée alors est de 1000 sicles d’or fin. Aux lignes précédentes, et contrairement aux ver-

37. Le parfait est fréquemment utilisé de la même façon que l’accompli dans ces corpus périphériques de l’Ouest et ici nous aurions donc une conditionnelle (subordonnée et principale) au passé. Ce passé ne rendrait pas compte d’un événement passé mais seulement d’une conditionnelle. Voir des exemples dans Aro 1955, p. 147-148 ou von sodEn 1995 avec kī ūmū iṭṭībū …ušebbila (EA 7: 59).

Des signes et Des mots 231

sions des textes 11 et 12, on trouve ce qui semble être une clause de non revendication avec la précision du montant que Šauškamuwa devra verser à ʿAmmiṯtamru III. Cette clause est malheureusement fragmentaire et il est difficile d’en déterminer le sujet. Ce qui est tout de même clair, c’est qu’elle apparaît avant la mention de l’établissement de la fraternité et la mention de la mort (éventuelle) de la princesse. À quoi pourrait donc s’opposer Šauškamuwa, qui entraînerait un paiement compensatoire ? Faut-il relier cette clause au passage précédent et à la déclaration de Šauškamuwa ? Il ne pourra pas revenir sur ce qu’il a dit, au départ et à la mort de la princesse, si telle est la décision de ʿAmmiṯtamru III38.

Dès lors, le lien entre 13 et 8 apparaît évident. La décision de faire disparaître la princesse est prise. Le texte ou fragment 8, serait un texte de serment comme l’ont proposé D. Arnaud et A. Salvini dans lequel, sous peine de châtiment divin, Šauškamuwa s’engage à ne pas faire obstruction aux bateaux qui viendraient pour faire disparaître la princesse, tandis que dans le texte 13 (ou la partie 13 du même texte) il est stipulé qu’à la suite de la déclaration de Šauškamuwa et de la fraternité établie, il est entendu que ʿAmmiṯtamru devra verser au roi d’Amurru une certaine somme pour la mort de la princesse lorsque lui, ʿAmmiṯtamru, prendra connaissance de sa mort.

On aurait alors d’une part les textes 13 où l’on envisage la mort de la princesse et 8 où Šauškamuwa s’engage à ne pas interférer, et d’autre part les textes 11 et 12 qui auraient quant à eux été rédigés après la disparition de celle-ci. À ce moment-là la somme payée est connue, elle n’est pas de 1000 sicles d’or fin, comme cela était prévu au moment de l’établissement de la fraternité entre les deux rois, mais de 1400 sicles d’or. Les textes 11 et 12 présentent également deux sujets légèrement différents : le premier constitue l’acte juridique établi au moment de la remise de la somme d’or à Šauškamuwa, à la suite de la mort de la princesse avec une clause de non revendication ; dans le texte 12 en revanche, le récit des événements est plus concis et ceux qui sont mis en garde par une clause de non revendication sont essentiellement les fils de la Grande Dame. On peut se demander si après le règlement de cette affaire, les frères de la princesse disparue ne sont pas intervenus pour dénoncer le contrat. Peut-être pouvaient-ils le faire car ils n’avaient pas, quant à eux, établi la fraternité avec ʿAmmiṯtamru III.

38. Si les textes 8 et 13 font joint, il pourrait s’agir d’une compensation à verser au cas où Šauškamuwa tenterait de s’opposer aux bateaux de ʿAmmiṯtamru III, d’avoir recours aux grands rois…

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conclusion

Un regard nouveau sur l’épigraphie de ces documents permet ainsi de relancer le débat sur ce dossier, au demeurant un des mieux connus du corpus des textes akkadiens d’Ougarit, en remettant en question sa chrono-logie interne.

Au-delà de ce résultat, il renvoie aussi aux interrogations que soulève la mise par écrit des décisions diplomatiques internationales.

En effet, si les traités et accords établis par la chancellerie du Hatti ou celle de Carkémiš sont aujourd’hui bien attestés, il n’en va pas de même pour les accords avec serments entre royaumes syriens. Celui de notre dossier s’ajoute donc à la tablette d’accord entre ʿAziru d’Amurru et Niqmaddu, du xive siècle, et à la « stèle du serment » censée représenter le roi d’Ougarit et un personnage au statut royal identique scellant une alliance. Les pratiques scribales entourant la rédaction de ces textes restent encore, elles aussi, largement méconnues : la production de documents scellés et la présence de sceaux étrangers forcent à s’interroger sur la constitution des archives et l’élaboration des duplicats, sur les lieux de rédaction ainsi que sur l’origine et la qualité des scribes qui les rédigeaient.

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Des signes et Des mots 233

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