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1 FRAGMENTS D’UNE SPECULATION SUR "H.M." : "Hamlet-Machine" (1995) -un projet multimédia de Heiner Müller et Dominik Barbier- Crista Mittelsteiner Heiner Müller a souvent dénoncé l'utilistation abusive des images produites par l'industrie des mass média, qui ont "tendance à opprimer l'imaginaire, à l'instrumentaliser" 1 . Afin de suspendre et de contrer ce flux d'images annihilantes, Müller n'a cessé de regarder l'histoire et le monde, de projeter des espaces fictionnels pour un théâtre de textes créatif - un réservoir d'images-éclair, d'images brouillées, d'images perturbées et perturbantes : les images mythiques, historiques, politiques d'un auteur qui cherche à mobiliser l'imaginaire de la conscience humaine. . De l’image au texte - et vice versa Le sens de l'image fait partie intégrante de la dynamique müllérienne : dès sa jeunesse, il peint et dessine - son écriture particulièrement graphique semble d'ailleurs en perpétuer les traces. Plus tard, son travail de création se double de "griffonages", apparents griboullis automatiques, qui sont en fait de vertigineux entrelacs très élaborés, où des visages se perdent à l'infini dans un réseau obstiné de lignes entrecroisées. 1 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.

FRAGMENTS D’UNE SPECULATION SUR "H.M." : "Hamlet-Machine" (1995) - un projet multimédia de Heiner Müller et Dominik Barbier

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1

FRAGMENTS D’UNE SPECULATION SUR "H.M." :

"Hamlet-Machine"

(1995)

-un projet multimédia de Heiner Müller et Dominik Barbier-

Crista Mittelsteiner

Heiner Müller a souvent dénoncé l'utilistation abusive des images produites

par l'industrie des mass média, qui ont "tendance à opprimer l'imaginaire, à

l'instrumentaliser"1. Afin de suspendre et de contrer ce flux d'images

annihilantes, Müller n'a cessé de regarder l'histoire et le monde, de projeter

des espaces fictionnels pour un théâtre de textes créatif - un réservoir

d'images-éclair, d'images brouillées, d'images perturbées et perturbantes :

les images mythiques, historiques, politiques d'un auteur qui cherche à

mobiliser l'imaginaire de la conscience humaine.

. De l’image au texte - et vice versa

Le sens de l'image fait partie intégrante de la dynamique

müllérienne : dès sa jeunesse, il peint et dessine - son écriture

particulièrement graphique semble d'ailleurs en perpétuer les traces. Plus

tard, son travail de création se double de "griffonages", apparents griboullis

automatiques, qui sont en fait de vertigineux entrelacs très élaborés, où des

visages se perdent à l'infini dans un réseau obstiné de lignes entrecroisées.

1Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.

2

Dans son autobiographie Guerre sans bataille, Müller déclare :

"L'art plastique était devenu pour moi depuis les années soixante plus

important que la littérature, il en venait plus de stimulations. (...) Depuis

que j'ai eu la possibilité de voyager, l'Italie m'est devenu plus proche que le

Brandenbourg. Je jetterais au feu l'expressionisme pour Tintoret..."2

A travers sa confrontation avec les oeuvres de Picasso, De Chirico, Bacon;

de Cranach et Dürer; de Tintoret, Corrège, Léonard de Vinci, Michel-Ange

et Goya, oscillant entre classicisme et modernité, Heiner Müller explore et

développe sa propre façon de voir le monde. En témoignent notamment sa

"Lettre à Robert Wilson" (1987), description détaillée du Miracle de saint

Marc libérant l’esclave de Tintoret, ou encore "La blessure Woyzeck"

(1985), discours tenu à l'occasion de la remise du Prix Büchner et dédié à

Nelson Mandela : " (...) Le géant de Goya fut sa première vision, assis sur

les montagnes, il compte les heures de la domination, père de la Guerilla."3

Müller a participé à plusieurs expositions et projets qui se situent

entre écriture et arts plastiques, notamment avec les artistes Gilles Aillaud,

Rebecca Horn, Kounellis, Mark Lammert - et Erich Wonder : "Ma relation

la plus intime à l'art plastique est bien entendu mon travail avec le

décorateur Erich Wonder, et pas seulement au théâtre. Il construit des

espaces dans lesquels les textes reposent et peuvent travailler."4

C'est précisément en collaboration avec ce scénographe que Müller a conçu

sa mise en scène de Hamlet/Machine au "Deutsches Theater" de Berlin

(Est), en 1989. Dans ce spectacle, Müller a intégré Hamlet-Machine -

pièce jusqu'alors interdite sur les scènes de la RDA -, au centre même de

Hamlet de Shakespeare.

. Textes/images

2 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.287-2883 Heiner MÜLLER, "Die Wunde Woyzeck", in : Explosion of a Memory, EditionHentrich, Berlin 1988, p.184, trad. Crista Mittelsteiner

3

Deux oeuvres de Müller nous parlent, dès leurs titres-mêmes, de

l’image - le poème "Bilder" de 1955, et Bildbeschreibung (Description

d’une image ), texte théâtral de 1984, traduit et mis en scène en 1986 par

Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret sous le titre Paysage sous

surveillance.

Le poème :

Les images signifient tout au commencement. Sont matière.

Vaste.

Mais les rêves coagulent , prennent forme et forment

déception.

Déjà l’image ne retient plus le ciel. Le

nuage, vu

De l’avion : une vapeur qui obture la vue. La

grue n’est plus qu’un oiseau.

Le communisme même, l’image finale, constamment

rafraîchie

Car lavée de sang encore et toujours, la vie

quotidienne

La paie de petite monnaie sans brillant

aveugle de sueur

Ruines, les grands poèmes, comme des corps,

longtemps aimés et

Inutiles désormais, sur le chemin de

la besogneuse espèce limitée

Entre les lignes, jérémiades

sur les os, heureux le porteur de pierres

4 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.289

4

Car la beauté signifie la fin possible

de la peur.5

Bildbeschreibung est un texte singulier et concis qui a été écrit à

partir d’un croquis fait par une étudiante décoratrice de Sofia.

Ce texte déroutant, sans indications scéniques, sans action univoque, sans

rôles, sans drame, n'en est pas moins référentiel et s'inscrit dans une

tradition théâtrale chère au Moyen-Âge et à la Renaissance :

Bildbeschreibung se présente comme la description d'un tableau vivant.

"Décrire un tableau, c'est peindre par-dessus avec l'écriture", dit Müller.6

Les images produisent d'autres images. Le regard de l'auteur crée ainsi la

vision d'un autre tableau : un "paysage de rêve, dans ce paysage, une scène

violente, figée en une image, et continuellement réactivée en

“représentation“ théâtrale par le jeu de la description : une femme qui

revient d’entre les morts, un homme qui l’assassine, un acte sexuel.

Partout, s’inscrit la violence : l’homme, qui semble être un chasseur, tient

dans son poing un oiseau qui bat des ailes par peur de la mort, et dans

l’arbre, un autre oiseau, regard et bec dirigés vers la femme comme prêt à

l’agression. Un paysage mythique, rêvé, une réalité toute chargée de la

guerre éternelle (entre les sexes, entre l’homme et la bête, entre les vivants

et les morts). Suivent des visions de résurrection, mais celle-ci ne constitue

pas une délivrance, elle est rejetée, interprétée comme une menace des morts

envers les vivants. A la fin des sept pages, une coda : l’observateur de la

scène, un MOI, s’abolit dans la scène elle-même, partagé entre ses

protagonistes.“7

5 Heiner MÜLLER, "Bilder", in : Heiner Müller Material de Frank Hörnigk, Reclam,Leipzig 1990, p.19, trad. C.M.6 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.2917 Hans Thies LEHMANN, "Un théâtre des regards", in : théâtre/public, mai-juin 1989,p.52

5

Bildbeschreibung explore des domaines où le temps, la logique et

l’espace ne concordent pas, où "le sujet s’éprouve (...) comme un paysage

imaginaire et contradictoire,"8 où se mêlent expérience personnelle,

politique et historique de l’auteur.

Ces deux textes, deux "bilans d’époque" divergents, voire

antinomiques, constituent deux étapes importantes dans l’oeuvre de Müller

- un début et une fin (provisoire), tous deux significatifs d’un état de

création...

Dans l’année qui suit le poème "Bilder", Heiner Müller écrit sa première

pièce, Le briseur de salaires, qui ouvre la période des “pièces de

production“ et des “pièces didactiques“, très liées à la théorie marxiste-

léniniste et à la réalité sociale de l’Allemagne de l’Est. Müller, malgré un

regard distancié et critique, considère l’art, et plus spécifiquement son

théâtre, comme contribution au changement et au progrès de la société

socialiste.

Dès les années 70, Müller prend de plus en plus conscience de l’écart entre

utopie et réalité sociale : “Nous nous trouvons dans une époque de

stagnation, où l’histoire fait du sur place, où l’histoire nous vouvoie. Il faut

développer une nouvelle dramaturgie ou bien arrêter d’écrire des

pièces...“9

Désormais, il n’utilise plus de sujets pris directement dans la réalité est-

allemande, mais il se réfère avant tout à l’histoire, pour mieux cerner les

conflits et contradictions de la société présente. L’histoire et les mythes

d’hier et d’aujourd’hui lui servent de matière, de matériau dans des

collages et des montages de textes, destinés à créer un “laboratoire de

l’imaginaire social“10, c'est-à-dire un "lieu démocratique de discussion

autour des problèmes politiques, le lieu de questionnement des rapports

8 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.539 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews) , Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.54, trad. C.M.

6

sociaux, et le lieu de découverte de nos propres possibilités, de ce que nous

sommes fondamentalement."11

Paysage sous surveillance est le point culminant, ou, comme le dit Müller,

“le point zéro“, de cette nouvelle orientation, phase de création à laquelle

appartient également Hamlet-Machine, écrit en 1977.

U n t h é â t r e t o t a l

. La construction

Le principe de construction prédominant des pièces de cette période,

aussi bien pour les scènes que pour la composition globale, est le montage

d’éléments hétéroclites. La continuité espace-temps de l’action scénique est

dissoute. Les pièces sont divisées en une multitude de fragments isolés et

autonomes. Ces épisodes ne sont plus reliés par une fable commune, ils

constituent une suite d’histoires et d’actions hétérogènes. Ils ne sont plus

structurés en fonction d’une action continue(lle), d’une tension finale

culminante. A peine y a-t-il quelques moments de tension isolés à

l’intérieur d’un épisode. Les scènes, hyper-condensées, commencent

brusquement et sans introduction avec un jeu de scène qui se termine tout

aussi brusquement. La transition entre elles se fait sans aucun lien

causal ou logique. D’une scène à l’autre, on change de personnages, de

lieu et de temps. La rapidité et la densité des épisodes permet à peine de

caractériser un personnage, de spécifier le lieu ou l’époque de l’action. Le

lecteur/spectateur doit lui-même assembler les pièces du puzzle, pour

donner un sens possible à la représentation éclatée. C'est là un des

principes de base pour un théâtre démocratique et productif selon Müller.

10 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.

7

. La technique de la submersion (Überschwemmung )

Le concept que Müller poursuit avec ces pièces est celui de théâtre

total. Il développe une dramaturgie de la submersion, où il utilise une

multitude de techniques différentes afin d’inonder le lecteur/spectateur de

signes théâtraux qu’il a du mal à percevoir et à assumer.

Voici ce qu’en dit Müller lui-même : “Quand j’écris, c’est toujours

avec un seul besoin : celui de faire endosser tellement de choses aux gens

(den Leuten so viel aufzupacken) qu’ils ne sachent pas ce qu’ils doivent

prendre d’abord, et je crois d’ailleurs que c’est la seule possibilité. La

question est : comment y arriver au théâtre ? Il ne faut pas que les choses

soient données une à une, l’une après l’autre, comme Brecht s’en faisait

encore une loi. Aujourd’hui il faut donner le plus grand nombre

d’éléments possible en même temps, de façon que les gens soient

contraints de choisir. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent peut-être pas choisir,

mais qu’ils doivent décider instantanément de ce qu’ils vont endosser en

premier. Et on ne peut plus simplement leur donner une information et leur

dire : oui, mais il y a encore ceci à ajouter. Le seul moyen, je crois, c’est

qu’ils soient submergés. Et je pense qu’il est relativement regrettable de

séparer les textes de prose d’avec les scènes, car les gens ont alors le temps

de reprendre leurs esprits. Il faut toujours qu’un élément s’emboîte de

force dans l’autre, pour que les deux fassent de l’effet ensemble.“12

Müller demande aux spectateurs d’accepter ce bombardement

d’images et de saisir le(s) sens dans le foisonnement du texte et de l’action

scénique. L’accumulation de structures multiples est une provocation qui

11 ibid.12 Jean-Pierre MOREL, L’hydre et l’ascenseur, éd. Circé, Paris 1996, p. 200

8

sert à diviser le public, à susciter questionnement, discussion, voire

désarroi.

. L’explosion des idées

Les conventions théâtrales est-allemandes13 ont, pendant longtemps,

empêché la naissance de formes d’écriture différentes et l’utilisation de

techniques innovatrices venant d’autres genres artistiques (danse, musique,

peinture, architecture). Müller le regrette, “le théâtre", dit-il, "n’a encore

emprunté que trop peu de choses aux nouvelles technologies, à l’art

plastique. Aussi, le collage au théâtre est-il encore rarement appliqué.“14

Avec ses pièces, il s’attachera à combler lui-même ce vide. Et il confirme

ainsi son refus de “servir“ l’appareil théâtral, et sa volonté d’en perturber

le fonctionnement : “Je suis persuadé que la littérature sert à résister au

théâtre. Tel que le théâtre est conditionné, seul un texte impraticable s’avère

productif et intéressant pour le théâtre.“15

Dans ses collages, Müller use fréquemment du processus des rêves,

visions et fantasmes, s’inspirant ainsi de la littérature surréaliste (Artaud,

Lautréamont), il s’approprie également les techniques de la littérature

expérimentale moderne (Joyce, Beckett) pour faire voler en éclats la

structure dramatique cohérente des textes. Cette accumulation d’un

matériau-texte hétérogène et d’un flux d’images ininterrompu, cette pensée

nomade sert à échapper à toute emprise du pouvoir, quel qu’il soit, ne

serait-ce que celui de l’auteur lui-même. Les intentions de l’auteur ne

doivent plus intervenir dans la production d’un texte, le texte devient

13 Un système esthétique soumis aux directives politiques du réalisme social.14 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.156, trad. C.M.15ibid., p.18, trad. C.M.

9

autonome, il a sa propre réalité : “ J’écris plus que je ne sais. J’écris dans

un autre temps que celui dans lequel je vis.“16

C’est pourquoi Müller refuse de donner une interprétation de ses oeuvres.

“Mes textes,“ dit-il, “ne sont pas des textes à clef. Je n’écris pas

d’allégories.“17 Il parle plutôt de métaphores. Car l’allégorie peut être

maîtrisée par l’auteur, elle est facile à comprendre. Une évidence que

Müller souhaite éviter : “L’auteur est plus intelligent que l’allégorie; la

métaphore est plus intelligente que l’auteur.“18 Dans l’allégorie, une idée

est tout simplement illustrée. Or, ce qui intéresse Müller est l’explosion de

l’idée à travers la métaphore : "Quand on traduit une idée en image, soit

l'image est de travers, soit l'idée explose. Je suis pour l'explosion."19 De

l’usage de la métaphore comme arme contre une réduction et simplification

de la pensée : “D’abord, me vient un rythme. Puis, les premiers mots

surgissent. Ces quelques mots engendrent une idée qui est ensuite annulée

ou du moins relativisée par sa formulation. Puis on oublie l’idée. Et quand

on a fini le texte, il se peut qu’on ait des idées dessus, mais pas au début,

pas intentionnellement. Sinon c’est d’un ennui absolu. Si j’ai une idée, je

peux vous la dire tout de suite, ce n’est pas la peine que je l’écrive. Les

idées ne sont rien d’autre que du matériau.“20

Müller cherche à éroder la construction d’un système de pensée rationnelle,

uniquement basée sur la communication. “Je ne crois pas à la

communication,“ dit-il, “je crois au conflit.“21 Il suscite ce conflit pour

imposer le théâtre comme une réalité en soi, propre à elle-même, qui

complète et enrichit l’expérience humaine : "Le problème contre lequel je

me bats, c’est que jamais le texte n’est pris comme matériau, n’est jamais

16 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.79, trad. C.M.17 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.136, trad. C.M.18 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.141, trad. C.M.19 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.141, trad. C.M20 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.127, trad. C.M.21 MÜLLER/LOTRINGER, "Allemand, jusqu’à quel point ?" , in : théâtre/public, mai-juin 1989, p.10

10

reconnu comme étant une réalité. Dans le théâtre allemand (...), le texte

s’utilise uniquement pour donner des informations sur la réalité. (...) Le

théâtre est perçu comme un succédané, jamais il n’est considéré dans sa

fonction vitale en tant que réalité, en tant que partie constituante de la

vie.“22

. Une écriture multimédia

L’utilisation poussée de la métaphore converge avec la valorisation

des éléments visuels par rapport au texte parlé. Le texte parlé n’est plus

qu’un moyen d’expression parmi d’autres. Davantage encore, les autres

éléments - actions scéniques, scénographie etc. - ne se réfèrent plus

exclusivement au texte parlé, ils acquièrent une existence propre, ils

affirment leur autonomie.

Dans sa volonté d’expérimentation, Müller joue avec les moyens

d’expression les plus divers : écrans de projection, reproductions d'oeuvres

picturales ou de sculptures connues, musiques d’époques et de styles

variés, sons et collages de bruits23. Particulièrement dans les

“pantomimes“, Müller indique l’emploi de mannequins, de masques et

d’un grand nombre d’accessoires24. S’y ajoutent des projections d’extraits

de films et de textes, des numéros de danse, d’acrobatie de cirque, de

revues de cabaret, des scènes de combat , corps à corps ou batailles de

masse...

Un univers multi-dimensionnel où se mélangent des éléments réels et

fictionnels, historiques et imaginaires.

22 Heiner MÜLLER, "The Civil Wars - a construction in space and time", in : RobertWILSON, The Civil Wars, Frankfurt a. M. 1984, p.49, trad. C.M.23 Cf. notamment dans Vie de Gundling... : projection d'un texte/citation deFrédéric II dans la scène "JEUX PRUSSIENS 3", projection de Léda et le cygnede Rubens dans la scène "ROI DE COEUR VEUVE NOIRE", musique Wish youwere here de Pink Floyd dans la scène "SOMMEIL REVE CRI DE LESSING 2" .In: Heiner MÜLLER, Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil Rêve Cri deLessing, éd. de Minuit, Paris 1982, p.98, p.100, p.11824 Cf. le "Scherzo" de Hamlet-Machine.

11

. Un théâtre d’images

Sensible aux formes de théâtre d’avant-garde, Müller a été fasciné

par les conceptions scéniques complexes du théâtre d’images de Bob

Wilson.

La rencontre décisive a lieu lorsqu’on recommande Müller à Bob Wilson,

comme collaborateur à la partie allemande de son projet mondial The Civil

Wars (1984). Bien que les travaux des deux créateurs sont issus

d'origines totalement différentes - Müller est avant tout enraciné dans la

tradition littéraire du théâtre européen25, à l’inverse, Wilson puise ses

conceptions dans l’univers des autistes et de l’art contemporain -, il y a des

points d’approche fondamentaux qui ont rendu possible cette

collaboration. Müller reconnait des similitudes dans la stratégie de

séparation des différents éléments formels qui seront réassemblés dans une

nouvelle constellation : “Ce qui m’intéresse chez Wilson, après ce travail

avec lui, c’est qu’il laisse une liberté aux constituants, aux éléments du

théâtre.“26 La séparation de différents détails optiques en particulier -

notamment la division géométrique précise des espaces et des éclairages -

et l’exécution des actions scéniques au ralenti contribuent à changer les

codes de perception visuelle. Pour sensibiliser le public dans ce sens,

Wilson a développé une esthétique théâtrale spécifique : “Le principe

esthétique de Wilson semble être celui de l’artiste dont le sens conceptuel

est plus proche des proportions, des volumes, des couleurs, des textures,

que des significations. Il crée une présence simultanée d’éléments qui

doivent être perçus individuellement. (...) A la recherche d’un moyen de

décrire les déplacements, par l’intensité ou le rythme (...), il se tourne vers

25 Cf. chapitre "L'explosion des idées" de cet article26 Heiner MÜLLER, "The Civil Wars - a construction in space and time", in : RobertWILSON, The Civil Wars, Frankfurt a. M. 1984, trad. C.M.

12

la dynamique du collage. C’est une esthétique précise dans son exécution

mais non dans son origine. Les interactions sur scène sont calculées, elles

ne sont donc pas arbitraires. Cependant, elles obéissent à une logique

intuitive qui fonctionne par association, et l’effet qu’elles génèrent se situe

au même niveau. (...) Ce principe (...) doit générer de nouvelles réalités

plutôt que de refléter des réalités existantes.“27

Les parallèles avec la conception esthétique de Müller se dessinent alors

clairement - Müller reconnaît dans le modèle wilsonien un concept théâtral

démocratique. Car l’interprétation est le travail du spectateur, elle ne doit

pas avoir lieu sur scène.

Il n'en reste pas moins une différence fondamentale entre les deux hommes

de théâtre - elle concerne la définition du rapport entre société et art. Alors

que Wilson ne poursuit aucune visée politique avec son art, cet aspect reste

essentiel dans le travail artistique de Müller. Lors d'un entretien concernant

le Post-Modernisme et notamment le théâtre de Wilson, Müller s'explique :

"(...) le travail de Robert Wilson, c'est principalement une activité de

collectionneur, une sorte de collecte artistique. Temporellement,

historiquement, mais aussi géographiquement, tout est à disposition. Dans

l'architecture, c'est particulièrement visible - (les formes) sont utilisées

indépendemment de l'expérience qui les a forgées. Reste l'image, le cliché

utilisable, mais l'expérience, qui est devenue image, en a été exclue."28 Or,

comment "mobiliser l'imaginaire social"29 - une des fonctions politiques

principales de l'art, selon Müller30 -, sans transmission de l'expérience

humaine et historique ?

27 C.W.E. BIGSBY, A critical introduction to twentieth century American Drama, t.3,Cambridge, 1985, p. 168, trad. C.M28 Heiner MÜLLER/RobertWEIMANN, "Gleichzeitigkeit und Repräsentation", in :Robert WEIMANN/Hans Ulrich GUMBRECHT, Postmoderne - globale Differenz,Suhrkamp, Frankfurt a.M. 1991, p.183, trad.C.M.29 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.30 ibid.

13

H a m l e t - M a c h i n e

. La pièce

A propos de Hamlet-Machine (1977), Müller déclare : “Pendant

trente ans, Hamlet était mon obsession, alors j’ai écrit un texte court,

Hamlet-Machine, par lequel je tentais de détruire Hamlet..“31

Selon Heiner Müller, Hamlet-Machine serait la "tête réduite de

Hamlet“"32 : "Ce que j'avais déjà constaté (...), c'était l'impossibilité qu'il y

avait à transformer la matière en dialogues, à transposer la matière dans le

monde du "socialisme-stalinisme réellement existant". Là, il n' y avait plus

de dialogues. (...) Et le tout s'est ensuite ratatiné jusqu'à donner ce texte."33

Hamlet-Machine est un texte-fragment en cinq scènes, d'à peine

neuf pages. C'est effectivement une suite de monologues et de tableaux,

traversés par des figures désincarnées qui changent constamment de nom et

d’identité.

Müller, dans ce collage, entremêle l’allemand et l’anglais; le vers et la

prose; la parole, la pantomime et le ballet ainsi qu'un texte nouveau et des

citations, auto-citations, citations déformées et allusions.

Il traite deux thématiques complexes: la situation de l’intellectuel au sein de

la société (est-allemande) et la situation de la femme révoltée en Europe.

L’intellectuel est représenté par la figure de Hamlet, la femme révoltée est

représentée par celle d'Ophélie.

Avec Hamlet-Machine, Müller se rapproche d'une part du jeune

Brecht, de l'époque du fragment Fatzer;34 d'autre part des formes

31 Heiner MÜLLER, in : Georg WIEGHAUS, Zwischen Anfang und Verrat, VerlagPeter Lang, Frankfurt a.M. 1984, p.268, trad. C.M.32 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.24933 ibid.34 La structure fragmentaire de la pièce en témoigne.

14

expérimentales du théâtre de Beckett,35 du "théâtre de la cruauté" d'Artaud

et du surréalisme de Lautréamont.36

Ce serait la Machine célibataire de Duchamp qui aurait mené Müller à

intituler sa pièce Hamlet-Machine.37

Dans Hamlet-Machine, les expériences et visions attachées à

l'histoire de l'Allemagne de l'Est et des pays communistes s'entremêlent

et se confrontent avec la réalité politique de l'Allemagne capitaliste et du

monde occidental. En dépassant les limites idéologiques qui opposent

ces deux conceptions politico-culturelles, Müller ne nous livre pas

seulement son constat, sa vision artistique d'un pays, mais du monde. Ce

qui fait de Hamlet-Machine une pièce universelle, ouverte à une

multitude étonnante de possibilités d'interprétation.38

. Dominik Barbier

Plasticien et musicien de formation, Dominik Barbier se consacre

aux arts électroniques, un domaine qui couvre aussi bien des vidéos de

création que des sculptures électroniques, des installations vidéo et des

spectacles multimédia. Dès 1987, il commence une série d’installations

vidéo sur le thème des origines de l’image et des mythes qui ont été

réalisées sur trois continents : La caverne pétrifiante en France, The red

shield en Australie, See no evil au Japon. Plus récemment il a travaillé sur

des environnements multimédia comme The no way buster project, en

collaboration avec Cathy Vogan, avec qui il fonde en 1995 "FEARLESS",

35 Voir la forme monologique qui domine l'ensemble et les antagonismes entreparole et actions notamment de la scène finale.36 Utilisation, dès l'entrée, de phrases brutales, obscènes, d'actionsglobalement provocatrices et injection de processus des rêves, visions etfanatsmes, notamment dans la troisième scène, "scherzo".37 Cf. Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche, Paris, 1996, p.25038 En témoigne notamment une mise en scène récente de Hamlet-Machine enAustralie, monté par et avec des aborigènes, pour traîter du problèmespécifique de leur oppression.

15

studio des artistes en électronique, qui regroupe un studio professionnel de

postproduction vidéo -le seul en France qui soit voué à la création-, un

atelier de création musicale et un atelier de sculpture électronique. En 1996,

le studio est transféré de Paris à Marseille pour devenir "FEARLESS

MEDITERR@NEE", Centre de Recherche et de Formation dans les Arts

Electroniques.

. La naissance du projet

La première rencontre entre Heiner Müller et Dominik Barbier a

lieu en 1992, à Berlin.39 Fasciné par l’homme d’abord, ensuite par l’oeuvre

- Barbier, auparavant, ne savait rien de Müller, la culture allemande en

général ne suscitant aucun intérêt particulier pour lui -, Barbier décide de

tourner un documentaire de création, composé comme un portrait

fragmenté, sur Müller. Ce sera J’étais Hamlet (1993, 73'30), dont il fera

trois versions intégrales - en français, en anglais, en allemand. (Fig. 1/2)

Suite au film et à la complicité acquise à travers ce travail, Barbier suscite

l’idée d’un projet de collaboration artistique - scénographie Barbier, mise

en scène Müller - sur Hamlet-Machine, une réflexion sur la relation

Homme/Machine, au croisement du spectacle vivant et des nouvelles

technologies.

. La production

La production se met en place. Le CICV40- Centre Pierre Schaeffer

à Montbéliard - un lieu d’expérimentation et de création audiovisuelle, voué

au travail de recherche et qui avait déjà coproduit J’étais Hamlet -, trouve et

39 L’Académie Expérimentale des Théâtres, dans le cadre de son actionévénementielle "Heiner Müller aujourd'hui", avait contacté Barbier pour filmerun débat entre de jeunes metteurs en scène et dramaturges français et HeinerMüller.40 Centre International de Création Vidéo

16

rassemble rapidement d’autres partenaires : le Manège -Scène Nationale de

Maubeuge, la Maison des Arts de Créteil, la Filature de Mulhouse. En

septembre 1995, le budget prévisionnel global du projet s’élève à

5.720.000 FF.

L’équipe artistique est constituée d’un scénographe-réalisateur, d’un

metteur en scène, d’un compositeur, de six comédiens et deux figurants,

entourés par un assistant et quatre assistants-stagiaires. L’équipe technique

de la création théâtrale compte neuf personnes.

La première représentation est prévue le 22 mars 1996 à Maubeuge dans le

cadre du Festival "Visas 96".

Le projet demande une année41 de préparation, au cours de laquelle

Barbier rassemble des images à partir de photos et de films d’archives et

tourne, à partir du texte, des compositions typographiques et des scènes de

fiction qu’il invente seul ou avec la complicité de Müller - tout un matériau

brut, prêt à être trié et mis à l’épreuve lors des répétitions. (Fig.3)

Barbier et Müller se voient régulièrement, une fois par mois, à Berlin, pour

travailler et discuter ensemble. Au cours de cette période, Müller, déjà très

malade, laisse une grande liberté de création à Barbier.

La date d’entrée en répétition (quatre semaines seulement, avec une

possibilité de prolongation jusqu’à huit semaines) est fixée au 5 janvier

1996, à Maubeuge.

Quelques jours avant le début des répétitions, le projet est interrompu par la

mort de Müller, le 30 décembre 1995.

. Ébauches d’une conception artistique

Les dernières déclarations de Müller nous éclairent sur l’intérêt

qu’il porte à ce projet multimédia : “Je n’ai rien contre les risques, bien au

41 de février 1995 à janvier 1996

17

contraire. La misère (de création) qui rend si vite le théâtre ennuyeux

provient évidemment du fait que les metteurs en scène et les comédiens, dès

qu’ils savent faire quelque chose, continuent toujours à faire ce qu’ils

savent faire. La nouveauté ne peut naître que quand on fait ce qu’on ne sait

pas faire.“42 Et encore : “Voilà ce qui m’a frappé à propos de Hamlet-

Machine : quand j’ai écrit le texte, (...) je n’avais aucune idée de sa

réalisation sur scène. Pas la moindre idée. C’était un texte et pour ce texte il

n’ y avait, dans mon imaginaire, ni espace, ni scène, ni acteurs, rien. (...)

Dans Hamlet-Machine, il y a des indications de scène délirantes, toutes

irréalisables - un symptôme qui montre que je n’arrive plus à imaginer une

seule possibilité de réalisation et que je ne visionne plus d’espace où cela

pourrait se dérouler. Ce qui signifie, donc, que ce sont des pièces ou des

textes dont la seule scène serait mon cerveau ou ma tête. C’est dans mon

crâne que tout se joue. Comment réaliser ça au théâtre ? (...) Cela reste,

pour moi, une question totalement ouverte.“43

Dominik Barbier, dans la présentation artistique du projet, a tenté de

répondre à cette question : “Dramaturgie électronique, vision

technologique, le projet “Hamlet-Machine“ interroge le statut même de

l’oeuvre. Théâtre, art contemporain, techno-drame, projet hybride, projet

mutant, Hamlet-Machine est un projet de spectacle où les acteurs sont les

machines, les héros sont les technologies, et les acteurs-passagers du

spectacle sont aussi voyageurs de l’âge électronique.

L’émotion à retrouver est celle, profonde, qui étreint le visiteur à la vue de

ces mains dont l’empreinte noire ou ocre marque les parois des grottes du

monde entier (de Lascaux aux cavernes sacrées Maya, jusqu’à l’art

aborigène d’Australie) : images de l’origine, images fondatrices, à la fois

geste, parole et image.

42 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews) 3, Verlag der Autoren, Frankfurta. M. 1994, p.129, trad. C.M.

18

Une forme nouvelle de dramaturgie se construit à partir de l’exploration

des possibilités qu’offrent les technologies de l’image et du son dans leur

rencontre avec un texte, des corps, des voix."44

Barbier donne une première idée du spectacle : "Dans le corridor de la

mémoire et de l’histoire on passera progressivement de l’exposition à la

représentation. Sculptures vivantes, les comédiens deviendront les acteurs

du drame d’Hamlet.

Un appareillage vidéo est connecté au crâne de la momie Ophélie.

Dans une chambre miteuse, une télévision antique diffuse des images d’un

autre âge : le nôtre.

Dans une cité de machines, désertée par les hommes, les comédiens eux-

mêmes ne sont peut-être que des illusions générées par les ordinateurs

pour un spectacle total du satellite Shakespeare." 45

Voici donc le plan de conception de Hamlet-Machine -

description46 d'un spectacle qui n'aura pas lieu : avant d’accéder à la salle,

les spectateurs traversent le corridor de la mémoire et de l’histoire.

Introduction à l’univers de Müller, dans une vison fantomatique et

apocalyptique, traduite par une installation composée de sculptures

électroniques et de corps vivants, de projections d’images et de textes sur

panneaux et moniteurs interactifs. (Fig.4)

Ensuite, le public entre dans la salle par la scène : pour la traverser, les

spectateurs doivent présenter leurs condoléances à la veuve et à l’assassin,

et passent devant une projection du fantôme du père d’Hamlet. (Fig.5) Ils

entendent le bruit de leur propres pas qui retentit sur le sol métallique de la

scène.

43 Heiner MÜLLER, "Theater ist Krise", in : Kalkfell, Theater der Zeit, Berlin 1996,p.141, trad. C.M.44 Dossier de présentation du projet Hamlet-Machine, CICV-Centre de Recherche PierreSchaeffer, Monbéliard 199545 Dossier de présentation du projet Hamlet-Machine, CICV-Centre de Recherche PierreSchaeffer, Monbéliard 1995

19

Une fois assis, le public découvre l’espace scénique : un axe central, qui

accentue la perspective de profondeur, sur lequel coulisse un élément de

décor unique, figurant un bunker. Le bunker renvoie aussi bien à la

Deuxième Guerre Mondiale qu’à Tchernobyl. Au milieu du bunker, une

porte monumentale, qui peut laisser un passage pour l’entrée des

comédiens ou servir d’écran pour des projections. Un autre écran, mobile,

est tantôt suspendu à une perche, tantôt posé sur un chariot qui le déplace

dans un rapport frontal du fond à l’avant-scène et vice versa. Douze

moniteurs sont élevés sur perche. De chaque côté de la scène, trois

sarcophages verticaux à roulettes, pour le choeur (Fig.6) - des momies

électroniques, enfermés dans des poumons d’acier. Sur les moniteurs

intégrés aux sarcophages sont diffusés les portraits-photos du choeur,

interrompus par des flashs d’information d’un futur proche, c’est-à-dire de

la publicité. De dos, les sarcophages montrent, en “radioscopie“ , les

acteurs enfermés à l’intérieur.

Considérant qu’il n’y a pas qu’un seul Hamlet mais un Choeur/Hamlet,

Müller imaginait pour cette méga-production - folie d'artiste ou juste

appréciation des équilibres ? - la présence de cinquante Hamlet et de trente

Ophélie sur scène. Finalement, pour des raisons de production, Barbier

crée autant d’Hamlet électroniques (Fig.7). C’est là une autre idée pour le

départ du spectacle : tous les Hamlet disent la première phrase du texte,

“J’étais Hamlet...“. Seul le dernier, se confondant d’abord avec son

image, serait finalement physiquement sur scène.

L'homme qui, dans cette première scène, "était"47 Hamlet, puis le "joue", se

transforme, au cours de la quatrième scène, en "interprète d'Hamlet". Mais

après avoir déposé masque et costume, il n'est plus Hamlet, il ne veut plus

jouer de rôle. Résigné, il se retire. Le renoncement de l'interprète aboutit

finalement à ce que celui-ci veuille "être une machine."

46 à partir du dossier de présentation, de divers documents fournis par DominikBarbier et d'un entretien personnel avec le vidéaste-scénographe

20

Au cours de cet épisode, dans la vision de Barbier/Müller, l’acteur est sensé

s’accrocher à la perche des moniteurs pour remonter avec eux vers les

cintres. La présence de la scène ainsi neutralisée, Hamlet se trouve noyé

dans l’univers électronique. L’écran du fond montre trois images

simultanées : un canon, une planète imaginaire et un déchaînement des

éléments cosmiques. (Fig.8)

Aux deux grands monologues d'Hamlet s'opposent deux brefs monologues

d'Ophélie. La deuxième scène, intitulée "L'Europe de la femme", montre

une Ophélie qui abandonne son rôle de victime suicidaire et qui brise

brutalement cet état de "captivité" et de soumission aux hommes "qui ont

usé" d'elle "sur le lit sur la table sur la chaise sur le sol". C'est un acte de

libération pour s'ouvrir au "cri du monde".

Le deuxième monologue d'Ophélie qui constitue la cinquième et dernière

scène, se présente de façon diamétralement opposée : Ophélie est dans un

espace de désolation et de mort : "Abysse. (...) Poissons ruines cadavres et

morceaux de cadavres passent." Ophélie, qui parle au nom d'Electre, appelle

à la révolte, "au nom des victimes". Une révolte qui entraînera la

destruction du monde : "Je reprends le monde auquel j'ai donné naissance.

(...) Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort."

Pour cette "scène d’Electre", Barbier prévoit un appareillage vidéo,

connecté au crâne de la momie Ophélie. Elle est reliée au réseau Internet.

Les sarcophages montrent l’image radiologique de leurs prisonniers.

(Fig.9)

Le spectacle se termine avec l’image du personnage d'Hamlet, solitaire et

isolé, en train de "surfer sur le web".

Aussi bien Ophélie qu'Hamlet - voire le public - se trouvent

absorbés, intégrés à la réalité virtuelle.

47 Toutes les citations de cette description renvoient au texte de Hamlet-

21

A la présence physique des acteurs, entités solitaires, Barbier et

Müller opposent un univers d'images puissantes. Montage de scènes

filmées, documents historiques, images virtuelles (Fig.10), projections du

texte48 (Fig.11) - le tout renvoie à une autre réalité, à une dimension

temporelle qui, dans son rythme accéléré, embrasse les images du passé,

présent et futur d'une humanité à la dérive.

Toutes ces images devaient s’organiser autour de la musique.

Barbier et Müller avaient choisi pour compositeur Graeme Revell,

fondateur et leader du groupe de musique industrielle “SPK“. Ce

compositeur, installé à Hollywood, a composé de nombreuses musiques de

film pour des réalisateurs qui vont de Wim Wenders à Quentin Taratino.

Dans leurs notes de travail, Barbier et Müller indiquent trois directions qui

ont déterminé le choix de ce compositeur :

"- (...) une mise en scène de théâtre qui fait largement appel aux images

(impose) le choix d'un compositeur ayant l’expérience de la musique de

film, et dont le travail s’est orienté sur les rapports de la musique et de

l’image.

- Nous souhaitons une musique capable de fonctionner aussi bien dans les

registres de la violence et que dans ceux de l’émotion. (Il faut) organiser le

croisement entre sonorités et violence de la musique “industrielle“,

qualités “symphoniques“, et relation à l’image de la musique de film.

- Hamlet-Machine est un spectacle “technologique“ qui pose une

réflexion sur la relation homme-machine. Nous avons besoin d’un

Machine, in : Heiner MÜLLER, Hamlet-Machine, éditions de Minuit, Paris 1991, p.69-8148 Barbier traite le texte d'une façon extrêmement graphique, qui lui donne uneforce suggestive exemplaire. Souvent, texte et image se superposent etouvrent ainsi un champ d'association nouveau au spectateur. A ce titre, voiraussi fig.1 et 2, et son film J'étais Hamlet , qui donnent un aperçu le global de laconception et du procédé esthétique de l'artiste.

22

compositeur intéressé par cette problématique, en particulier dans le champ

de la musique industrielle."49

Hamlet-Machine était un projet rythmé sur le dialogue permanent

des différents éléments - “c’est de l’expérimental avec de grands

moyens“50, conclut Barbier.

En annexe au projet théâtral, Dominik Barbier et Heiner Müller

avaient l’intention de créer un site internet Hamlet-Machine. Où le texte de

Müller devient image : une invitation au voyage dans un monde de

l’intertextualité51 fait de citations, auto-citations, déformations, allusions...

Ainsi, en cliquant dans un mot, l’utilisateur était renvoyé aux multiples

sources et références du texte - une mise en abîme de tout l’univers de

fabrication de Hamlet-Machine en particulier, de Müller en général.

. Projets à partir de Hamlet-Machine

A partir du matériau visuel important accumulé pour le projet

inachevé Hamlet-Machine, Dominik Barbier réalise actuellement une série

d’installations et de projets multimédia appartenant au Cycle de la Cité des

Morts.52

Sur les poèmes d’Heiner Müller, il projette des travaux d’infographie,

interpénétration du texte et de l’image.

L'objectif final de Dominik Barbier reste une nouvelle mise en

scène de Hamlet-Machine.

49 Dossier de présentation du projet Hamlet-Machine, CICV-Centre de Recherche PierreSchaeffer, Monbéliard 199550 Entretien personnel avec Dominik Barbier, Marseille, septembre 199751 voir annexe 152 voir annexe 2

23

. En guise de conclusion

Berlin, printemps 1995 : Müller termine l'écriture de sa pièce

Germania 3, Les Spectres du Mort-Homme qu'il compte mettre en scène

en 1996 au Berliner Ensemble. Au moment de mettre au point la version

définitive, l'auteur s'interroge sur la fin de sa pièce : ce n'est plus, comme

initialement prévu, "(...) le traumatisme de la dernière bataille perdue qui

doit la terminer, mais une scène sur les apocalypses simulées du cyber-

espace et de la guerre des virus."53 Reste la question : "comment transposer

ces fronts invisibles sur scène ?"54

Le projet multimédia Hamlet-Machine, auquel travaille déjà Dominik

Barbier, s'inscrit dans cette même interrogation - et tente d'y répondre.

Selon Müller, le théâtre démocratique voire "anthropologique"55, ce

laboratoire de l'imaginaire social, a la responsabilité de s'affronter à la

réalité d'une société où - compte tenu de ses possibilités virtuelles - "tout ce

qui est pensable est faisable. Et (où) tout ce qui est faisable sera fait."56 Le

théâtre doit présupposer "les catastrophes auxquelles travaille l'humanité

actuelle."57 Les représenter est la "contribution du théâtre pour les

prévenir."58 Dès lors, le théâtre doit s'approprier les moyens

technologiques de notre civilisation scientifique pour "(...) créer des

espaces contre cette accélération."59 Car les nouvelles technologies de

l'image et du son ouvrent non seulement tout un champ de nouvelles

possibilités esthétiques, mais elles donnent, en montrant les images

53 Holger TESCHKE, "Heiner Müller zum Beispiel", in : Kalkfell, Theater der Zeit,Berlin 1996, p.133, trad. C.M.54 ibid.55 terme de MÜLLER, in : Robert WEIMANN/Hans Ulrich GUMBRECHT,Postmoderne - globale Differenz, Suhrkamp, Frankfurt a.M. 1991, p.193, trad.C.M.56 Heiner MÜLLER, "Das Garather Gespräch", in : Alexander KLUGE/HeinerMÜLLER, Ich schulde der Welt einen Toten, Rotbuch Verlag, Hamburg 1996, p.62,trad. C.M.57 Heiner MÜLLER, didascalies pour "Paysage avec Argonautes", in : Heiner MÜLLER,Germania Mort à Berlin, éditions de Minuit, Paris 1985, p.2258 ibid.

24

fictionnelles des "fronts invisibles" dont parle Müller, une appréhension

plus complexe, à la fois multiple et éclatée, du monde et du réel.

Suivant cette logique, l'ébauche de Hamlet-Machine de Müller/Barbier

présente la projection apocalyptique d'un possible espace-temps proche :

"l'évanouissement du monde dans les images."60

Elle s'inscrit virtuellement dans l'utopie théâtrale de Müller où "la seule

chose qu'une oeuvre d'art puisse faire est d'éveiller le désir d'un autre état

du monde. Et ce désir est révolutionnaire."61

ANNEXE 1

Voici quelques exemples de l'intertextualité chez Heiner Müller,extraits de la pièce Hamlet-Machine :

- “C’était un homme qui ne prenait tout qu’à tous“, renvoie à Shakespeareet la réplique de Hamlet “He was a man, take him for all in all, I shall notlook upon his like again“ (Il était un homme, pour tout et en tout, je n’enverrai plus de semblable). Mais le père d’Hamlet, dans la vision de Müller,n’est plus le roi sage et juste que décrit Hamlet chez Shakespeare, mais undictateur sans scrupules qui exploite son peuple et utilise le pouvoir à sonpropre avantage.- “C’est Electre qui parle...“ est une allusion à Elektratext, donc auxsources mythologiques - Elèctre symbolise la première femme qui serévolte - des propres textes de Müller.- “La femme à la corde la femme aux veines ouvertes la femme àl’overdose... “ est une auto-citation venant de Vie de Gundling Frédéric dePrusse Sommeil Rêve Cri de Lessing.- “The enormous room“, qui apparaît dans une didascalie du texte, faitallusion au titre du roman de Cummings, qui décrit la situation d’hommeset de femmes dans un camp français pendant la 1ère guerre mondiale.L’allusion à cette situation définit Ophélie comme représentante de tous lesopprimés.Le cinquième tableau est à lui seul un défilé de citations :- Le titre “Furieuse attente / dans l’armée terrible / des millénaires“ est unecitation de Hölderlin.- “Sous le soleil de la torture...,“ est emprunté à Antonin Artaud.- “Au coeur de l’obscurité“ est extrait de l’oeurve de Sartre, “Morts sanssépulture“.

59 Heiner MÜLLER, "Das Garather Gespräch", in : Alexander KLUGE/HeinerMÜLLER, Ich schulde der Welt einen Toten, Rotbuch Verlag, Hamburg 1996, p.80,trad. C.M.60 Heiner MÜLLER, "Kommentar zu Traktor", in : Heiner MÜLLER, Geschichten ausder Produktion 2, Rotbuch Verlag, Berlin 1974, p.14, trad. C.M.61 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.133, trad. C.M.

25

- “Quand elle traversera vos chambres à coucher avec des couteaux deboucher, vous saurez la vérité,“ est une citation de Susan Atkins, membrede la bande à Manson.

Hamlet-Machine : une plongée dans un univers d'excès et de

folie...

ANNEXE 2

. Les installations du Cycle de la Cité des Morts de Dominik Barbier

. Installation "Le tombeau de Heiner Müller" (Fig.12)

Cette installation se compose d'un cercueil surmonté de troismoniteurs, dont les images/textes d’un poème de Müller, sur fond bleu, sereflètent dans les eaux noires d’un canal artificiel. Sur un écran, projectiond’une “nature morte“ composée d’une chaise, d’une table, et sur cettetable, une fleur séchée (Fig. 13). Au fur et à mesure de la projection, la"nature morte" prend feu - la caméra tourne autour de la scène d’incendie.

Le poème :J’aimerais que mon père ait été un requinQui eût déchiré quarante baleines(Et dans leur sang j’aurais appris à nager)Ma mère une baleine bleueMon nom LautréamonttMort à Paris 1871 inconnu62

Cette installation a été présentée en novembre 96 au Théâtre Jean LeBleu, lors du "Festival des Instants Vidéo" à Manosque.

. Autres installations du même cycle, issues du projet Hamlet-Machine

- “Macbeth-Machine“ : CICV Centre Pierre Schaeffer, Montbéliard, mai1997- “La course folle“ : Galerie Interface MMM, Marseille, octobre 1997- "Le tombeau du poète" : Théâtre de Valenciennes, dans le cadre desreprésentations de Germania 3 de Heiner Müller, mise en scène de Jean-Louis Martinelli.D'autres installations sont en cours de réalisation.

62 extrait du texte "Le Père" de Heiner MÜLLER, in : Heiner MÜLLER, Hamlet-Machine, éditions de Minuit, Paris 1985, p.10