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1
FRAGMENTS D’UNE SPECULATION SUR "H.M." :
"Hamlet-Machine"
(1995)
-un projet multimédia de Heiner Müller et Dominik Barbier-
Crista Mittelsteiner
Heiner Müller a souvent dénoncé l'utilistation abusive des images produites
par l'industrie des mass média, qui ont "tendance à opprimer l'imaginaire, à
l'instrumentaliser"1. Afin de suspendre et de contrer ce flux d'images
annihilantes, Müller n'a cessé de regarder l'histoire et le monde, de projeter
des espaces fictionnels pour un théâtre de textes créatif - un réservoir
d'images-éclair, d'images brouillées, d'images perturbées et perturbantes :
les images mythiques, historiques, politiques d'un auteur qui cherche à
mobiliser l'imaginaire de la conscience humaine.
. De l’image au texte - et vice versa
Le sens de l'image fait partie intégrante de la dynamique
müllérienne : dès sa jeunesse, il peint et dessine - son écriture
particulièrement graphique semble d'ailleurs en perpétuer les traces. Plus
tard, son travail de création se double de "griffonages", apparents griboullis
automatiques, qui sont en fait de vertigineux entrelacs très élaborés, où des
visages se perdent à l'infini dans un réseau obstiné de lignes entrecroisées.
1Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.
2
Dans son autobiographie Guerre sans bataille, Müller déclare :
"L'art plastique était devenu pour moi depuis les années soixante plus
important que la littérature, il en venait plus de stimulations. (...) Depuis
que j'ai eu la possibilité de voyager, l'Italie m'est devenu plus proche que le
Brandenbourg. Je jetterais au feu l'expressionisme pour Tintoret..."2
A travers sa confrontation avec les oeuvres de Picasso, De Chirico, Bacon;
de Cranach et Dürer; de Tintoret, Corrège, Léonard de Vinci, Michel-Ange
et Goya, oscillant entre classicisme et modernité, Heiner Müller explore et
développe sa propre façon de voir le monde. En témoignent notamment sa
"Lettre à Robert Wilson" (1987), description détaillée du Miracle de saint
Marc libérant l’esclave de Tintoret, ou encore "La blessure Woyzeck"
(1985), discours tenu à l'occasion de la remise du Prix Büchner et dédié à
Nelson Mandela : " (...) Le géant de Goya fut sa première vision, assis sur
les montagnes, il compte les heures de la domination, père de la Guerilla."3
Müller a participé à plusieurs expositions et projets qui se situent
entre écriture et arts plastiques, notamment avec les artistes Gilles Aillaud,
Rebecca Horn, Kounellis, Mark Lammert - et Erich Wonder : "Ma relation
la plus intime à l'art plastique est bien entendu mon travail avec le
décorateur Erich Wonder, et pas seulement au théâtre. Il construit des
espaces dans lesquels les textes reposent et peuvent travailler."4
C'est précisément en collaboration avec ce scénographe que Müller a conçu
sa mise en scène de Hamlet/Machine au "Deutsches Theater" de Berlin
(Est), en 1989. Dans ce spectacle, Müller a intégré Hamlet-Machine -
pièce jusqu'alors interdite sur les scènes de la RDA -, au centre même de
Hamlet de Shakespeare.
. Textes/images
2 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.287-2883 Heiner MÜLLER, "Die Wunde Woyzeck", in : Explosion of a Memory, EditionHentrich, Berlin 1988, p.184, trad. Crista Mittelsteiner
3
Deux oeuvres de Müller nous parlent, dès leurs titres-mêmes, de
l’image - le poème "Bilder" de 1955, et Bildbeschreibung (Description
d’une image ), texte théâtral de 1984, traduit et mis en scène en 1986 par
Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret sous le titre Paysage sous
surveillance.
Le poème :
Les images signifient tout au commencement. Sont matière.
Vaste.
Mais les rêves coagulent , prennent forme et forment
déception.
Déjà l’image ne retient plus le ciel. Le
nuage, vu
De l’avion : une vapeur qui obture la vue. La
grue n’est plus qu’un oiseau.
Le communisme même, l’image finale, constamment
rafraîchie
Car lavée de sang encore et toujours, la vie
quotidienne
La paie de petite monnaie sans brillant
aveugle de sueur
Ruines, les grands poèmes, comme des corps,
longtemps aimés et
Inutiles désormais, sur le chemin de
la besogneuse espèce limitée
Entre les lignes, jérémiades
sur les os, heureux le porteur de pierres
4 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.289
4
Car la beauté signifie la fin possible
de la peur.5
Bildbeschreibung est un texte singulier et concis qui a été écrit à
partir d’un croquis fait par une étudiante décoratrice de Sofia.
Ce texte déroutant, sans indications scéniques, sans action univoque, sans
rôles, sans drame, n'en est pas moins référentiel et s'inscrit dans une
tradition théâtrale chère au Moyen-Âge et à la Renaissance :
Bildbeschreibung se présente comme la description d'un tableau vivant.
"Décrire un tableau, c'est peindre par-dessus avec l'écriture", dit Müller.6
Les images produisent d'autres images. Le regard de l'auteur crée ainsi la
vision d'un autre tableau : un "paysage de rêve, dans ce paysage, une scène
violente, figée en une image, et continuellement réactivée en
“représentation“ théâtrale par le jeu de la description : une femme qui
revient d’entre les morts, un homme qui l’assassine, un acte sexuel.
Partout, s’inscrit la violence : l’homme, qui semble être un chasseur, tient
dans son poing un oiseau qui bat des ailes par peur de la mort, et dans
l’arbre, un autre oiseau, regard et bec dirigés vers la femme comme prêt à
l’agression. Un paysage mythique, rêvé, une réalité toute chargée de la
guerre éternelle (entre les sexes, entre l’homme et la bête, entre les vivants
et les morts). Suivent des visions de résurrection, mais celle-ci ne constitue
pas une délivrance, elle est rejetée, interprétée comme une menace des morts
envers les vivants. A la fin des sept pages, une coda : l’observateur de la
scène, un MOI, s’abolit dans la scène elle-même, partagé entre ses
protagonistes.“7
5 Heiner MÜLLER, "Bilder", in : Heiner Müller Material de Frank Hörnigk, Reclam,Leipzig 1990, p.19, trad. C.M.6 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.2917 Hans Thies LEHMANN, "Un théâtre des regards", in : théâtre/public, mai-juin 1989,p.52
5
Bildbeschreibung explore des domaines où le temps, la logique et
l’espace ne concordent pas, où "le sujet s’éprouve (...) comme un paysage
imaginaire et contradictoire,"8 où se mêlent expérience personnelle,
politique et historique de l’auteur.
Ces deux textes, deux "bilans d’époque" divergents, voire
antinomiques, constituent deux étapes importantes dans l’oeuvre de Müller
- un début et une fin (provisoire), tous deux significatifs d’un état de
création...
Dans l’année qui suit le poème "Bilder", Heiner Müller écrit sa première
pièce, Le briseur de salaires, qui ouvre la période des “pièces de
production“ et des “pièces didactiques“, très liées à la théorie marxiste-
léniniste et à la réalité sociale de l’Allemagne de l’Est. Müller, malgré un
regard distancié et critique, considère l’art, et plus spécifiquement son
théâtre, comme contribution au changement et au progrès de la société
socialiste.
Dès les années 70, Müller prend de plus en plus conscience de l’écart entre
utopie et réalité sociale : “Nous nous trouvons dans une époque de
stagnation, où l’histoire fait du sur place, où l’histoire nous vouvoie. Il faut
développer une nouvelle dramaturgie ou bien arrêter d’écrire des
pièces...“9
Désormais, il n’utilise plus de sujets pris directement dans la réalité est-
allemande, mais il se réfère avant tout à l’histoire, pour mieux cerner les
conflits et contradictions de la société présente. L’histoire et les mythes
d’hier et d’aujourd’hui lui servent de matière, de matériau dans des
collages et des montages de textes, destinés à créer un “laboratoire de
l’imaginaire social“10, c'est-à-dire un "lieu démocratique de discussion
autour des problèmes politiques, le lieu de questionnement des rapports
8 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.539 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews) , Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.54, trad. C.M.
6
sociaux, et le lieu de découverte de nos propres possibilités, de ce que nous
sommes fondamentalement."11
Paysage sous surveillance est le point culminant, ou, comme le dit Müller,
“le point zéro“, de cette nouvelle orientation, phase de création à laquelle
appartient également Hamlet-Machine, écrit en 1977.
U n t h é â t r e t o t a l
. La construction
Le principe de construction prédominant des pièces de cette période,
aussi bien pour les scènes que pour la composition globale, est le montage
d’éléments hétéroclites. La continuité espace-temps de l’action scénique est
dissoute. Les pièces sont divisées en une multitude de fragments isolés et
autonomes. Ces épisodes ne sont plus reliés par une fable commune, ils
constituent une suite d’histoires et d’actions hétérogènes. Ils ne sont plus
structurés en fonction d’une action continue(lle), d’une tension finale
culminante. A peine y a-t-il quelques moments de tension isolés à
l’intérieur d’un épisode. Les scènes, hyper-condensées, commencent
brusquement et sans introduction avec un jeu de scène qui se termine tout
aussi brusquement. La transition entre elles se fait sans aucun lien
causal ou logique. D’une scène à l’autre, on change de personnages, de
lieu et de temps. La rapidité et la densité des épisodes permet à peine de
caractériser un personnage, de spécifier le lieu ou l’époque de l’action. Le
lecteur/spectateur doit lui-même assembler les pièces du puzzle, pour
donner un sens possible à la représentation éclatée. C'est là un des
principes de base pour un théâtre démocratique et productif selon Müller.
10 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.
7
. La technique de la submersion (Überschwemmung )
Le concept que Müller poursuit avec ces pièces est celui de théâtre
total. Il développe une dramaturgie de la submersion, où il utilise une
multitude de techniques différentes afin d’inonder le lecteur/spectateur de
signes théâtraux qu’il a du mal à percevoir et à assumer.
Voici ce qu’en dit Müller lui-même : “Quand j’écris, c’est toujours
avec un seul besoin : celui de faire endosser tellement de choses aux gens
(den Leuten so viel aufzupacken) qu’ils ne sachent pas ce qu’ils doivent
prendre d’abord, et je crois d’ailleurs que c’est la seule possibilité. La
question est : comment y arriver au théâtre ? Il ne faut pas que les choses
soient données une à une, l’une après l’autre, comme Brecht s’en faisait
encore une loi. Aujourd’hui il faut donner le plus grand nombre
d’éléments possible en même temps, de façon que les gens soient
contraints de choisir. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent peut-être pas choisir,
mais qu’ils doivent décider instantanément de ce qu’ils vont endosser en
premier. Et on ne peut plus simplement leur donner une information et leur
dire : oui, mais il y a encore ceci à ajouter. Le seul moyen, je crois, c’est
qu’ils soient submergés. Et je pense qu’il est relativement regrettable de
séparer les textes de prose d’avec les scènes, car les gens ont alors le temps
de reprendre leurs esprits. Il faut toujours qu’un élément s’emboîte de
force dans l’autre, pour que les deux fassent de l’effet ensemble.“12
Müller demande aux spectateurs d’accepter ce bombardement
d’images et de saisir le(s) sens dans le foisonnement du texte et de l’action
scénique. L’accumulation de structures multiples est une provocation qui
11 ibid.12 Jean-Pierre MOREL, L’hydre et l’ascenseur, éd. Circé, Paris 1996, p. 200
8
sert à diviser le public, à susciter questionnement, discussion, voire
désarroi.
. L’explosion des idées
Les conventions théâtrales est-allemandes13 ont, pendant longtemps,
empêché la naissance de formes d’écriture différentes et l’utilisation de
techniques innovatrices venant d’autres genres artistiques (danse, musique,
peinture, architecture). Müller le regrette, “le théâtre", dit-il, "n’a encore
emprunté que trop peu de choses aux nouvelles technologies, à l’art
plastique. Aussi, le collage au théâtre est-il encore rarement appliqué.“14
Avec ses pièces, il s’attachera à combler lui-même ce vide. Et il confirme
ainsi son refus de “servir“ l’appareil théâtral, et sa volonté d’en perturber
le fonctionnement : “Je suis persuadé que la littérature sert à résister au
théâtre. Tel que le théâtre est conditionné, seul un texte impraticable s’avère
productif et intéressant pour le théâtre.“15
Dans ses collages, Müller use fréquemment du processus des rêves,
visions et fantasmes, s’inspirant ainsi de la littérature surréaliste (Artaud,
Lautréamont), il s’approprie également les techniques de la littérature
expérimentale moderne (Joyce, Beckett) pour faire voler en éclats la
structure dramatique cohérente des textes. Cette accumulation d’un
matériau-texte hétérogène et d’un flux d’images ininterrompu, cette pensée
nomade sert à échapper à toute emprise du pouvoir, quel qu’il soit, ne
serait-ce que celui de l’auteur lui-même. Les intentions de l’auteur ne
doivent plus intervenir dans la production d’un texte, le texte devient
13 Un système esthétique soumis aux directives politiques du réalisme social.14 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.156, trad. C.M.15ibid., p.18, trad. C.M.
9
autonome, il a sa propre réalité : “ J’écris plus que je ne sais. J’écris dans
un autre temps que celui dans lequel je vis.“16
C’est pourquoi Müller refuse de donner une interprétation de ses oeuvres.
“Mes textes,“ dit-il, “ne sont pas des textes à clef. Je n’écris pas
d’allégories.“17 Il parle plutôt de métaphores. Car l’allégorie peut être
maîtrisée par l’auteur, elle est facile à comprendre. Une évidence que
Müller souhaite éviter : “L’auteur est plus intelligent que l’allégorie; la
métaphore est plus intelligente que l’auteur.“18 Dans l’allégorie, une idée
est tout simplement illustrée. Or, ce qui intéresse Müller est l’explosion de
l’idée à travers la métaphore : "Quand on traduit une idée en image, soit
l'image est de travers, soit l'idée explose. Je suis pour l'explosion."19 De
l’usage de la métaphore comme arme contre une réduction et simplification
de la pensée : “D’abord, me vient un rythme. Puis, les premiers mots
surgissent. Ces quelques mots engendrent une idée qui est ensuite annulée
ou du moins relativisée par sa formulation. Puis on oublie l’idée. Et quand
on a fini le texte, il se peut qu’on ait des idées dessus, mais pas au début,
pas intentionnellement. Sinon c’est d’un ennui absolu. Si j’ai une idée, je
peux vous la dire tout de suite, ce n’est pas la peine que je l’écrive. Les
idées ne sont rien d’autre que du matériau.“20
Müller cherche à éroder la construction d’un système de pensée rationnelle,
uniquement basée sur la communication. “Je ne crois pas à la
communication,“ dit-il, “je crois au conflit.“21 Il suscite ce conflit pour
imposer le théâtre comme une réalité en soi, propre à elle-même, qui
complète et enrichit l’expérience humaine : "Le problème contre lequel je
me bats, c’est que jamais le texte n’est pris comme matériau, n’est jamais
16 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.79, trad. C.M.17 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.136, trad. C.M.18 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.141, trad. C.M.19 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.141, trad. C.M20 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.127, trad. C.M.21 MÜLLER/LOTRINGER, "Allemand, jusqu’à quel point ?" , in : théâtre/public, mai-juin 1989, p.10
10
reconnu comme étant une réalité. Dans le théâtre allemand (...), le texte
s’utilise uniquement pour donner des informations sur la réalité. (...) Le
théâtre est perçu comme un succédané, jamais il n’est considéré dans sa
fonction vitale en tant que réalité, en tant que partie constituante de la
vie.“22
. Une écriture multimédia
L’utilisation poussée de la métaphore converge avec la valorisation
des éléments visuels par rapport au texte parlé. Le texte parlé n’est plus
qu’un moyen d’expression parmi d’autres. Davantage encore, les autres
éléments - actions scéniques, scénographie etc. - ne se réfèrent plus
exclusivement au texte parlé, ils acquièrent une existence propre, ils
affirment leur autonomie.
Dans sa volonté d’expérimentation, Müller joue avec les moyens
d’expression les plus divers : écrans de projection, reproductions d'oeuvres
picturales ou de sculptures connues, musiques d’époques et de styles
variés, sons et collages de bruits23. Particulièrement dans les
“pantomimes“, Müller indique l’emploi de mannequins, de masques et
d’un grand nombre d’accessoires24. S’y ajoutent des projections d’extraits
de films et de textes, des numéros de danse, d’acrobatie de cirque, de
revues de cabaret, des scènes de combat , corps à corps ou batailles de
masse...
Un univers multi-dimensionnel où se mélangent des éléments réels et
fictionnels, historiques et imaginaires.
22 Heiner MÜLLER, "The Civil Wars - a construction in space and time", in : RobertWILSON, The Civil Wars, Frankfurt a. M. 1984, p.49, trad. C.M.23 Cf. notamment dans Vie de Gundling... : projection d'un texte/citation deFrédéric II dans la scène "JEUX PRUSSIENS 3", projection de Léda et le cygnede Rubens dans la scène "ROI DE COEUR VEUVE NOIRE", musique Wish youwere here de Pink Floyd dans la scène "SOMMEIL REVE CRI DE LESSING 2" .In: Heiner MÜLLER, Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil Rêve Cri deLessing, éd. de Minuit, Paris 1982, p.98, p.100, p.11824 Cf. le "Scherzo" de Hamlet-Machine.
11
. Un théâtre d’images
Sensible aux formes de théâtre d’avant-garde, Müller a été fasciné
par les conceptions scéniques complexes du théâtre d’images de Bob
Wilson.
La rencontre décisive a lieu lorsqu’on recommande Müller à Bob Wilson,
comme collaborateur à la partie allemande de son projet mondial The Civil
Wars (1984). Bien que les travaux des deux créateurs sont issus
d'origines totalement différentes - Müller est avant tout enraciné dans la
tradition littéraire du théâtre européen25, à l’inverse, Wilson puise ses
conceptions dans l’univers des autistes et de l’art contemporain -, il y a des
points d’approche fondamentaux qui ont rendu possible cette
collaboration. Müller reconnait des similitudes dans la stratégie de
séparation des différents éléments formels qui seront réassemblés dans une
nouvelle constellation : “Ce qui m’intéresse chez Wilson, après ce travail
avec lui, c’est qu’il laisse une liberté aux constituants, aux éléments du
théâtre.“26 La séparation de différents détails optiques en particulier -
notamment la division géométrique précise des espaces et des éclairages -
et l’exécution des actions scéniques au ralenti contribuent à changer les
codes de perception visuelle. Pour sensibiliser le public dans ce sens,
Wilson a développé une esthétique théâtrale spécifique : “Le principe
esthétique de Wilson semble être celui de l’artiste dont le sens conceptuel
est plus proche des proportions, des volumes, des couleurs, des textures,
que des significations. Il crée une présence simultanée d’éléments qui
doivent être perçus individuellement. (...) A la recherche d’un moyen de
décrire les déplacements, par l’intensité ou le rythme (...), il se tourne vers
25 Cf. chapitre "L'explosion des idées" de cet article26 Heiner MÜLLER, "The Civil Wars - a construction in space and time", in : RobertWILSON, The Civil Wars, Frankfurt a. M. 1984, trad. C.M.
12
la dynamique du collage. C’est une esthétique précise dans son exécution
mais non dans son origine. Les interactions sur scène sont calculées, elles
ne sont donc pas arbitraires. Cependant, elles obéissent à une logique
intuitive qui fonctionne par association, et l’effet qu’elles génèrent se situe
au même niveau. (...) Ce principe (...) doit générer de nouvelles réalités
plutôt que de refléter des réalités existantes.“27
Les parallèles avec la conception esthétique de Müller se dessinent alors
clairement - Müller reconnaît dans le modèle wilsonien un concept théâtral
démocratique. Car l’interprétation est le travail du spectateur, elle ne doit
pas avoir lieu sur scène.
Il n'en reste pas moins une différence fondamentale entre les deux hommes
de théâtre - elle concerne la définition du rapport entre société et art. Alors
que Wilson ne poursuit aucune visée politique avec son art, cet aspect reste
essentiel dans le travail artistique de Müller. Lors d'un entretien concernant
le Post-Modernisme et notamment le théâtre de Wilson, Müller s'explique :
"(...) le travail de Robert Wilson, c'est principalement une activité de
collectionneur, une sorte de collecte artistique. Temporellement,
historiquement, mais aussi géographiquement, tout est à disposition. Dans
l'architecture, c'est particulièrement visible - (les formes) sont utilisées
indépendemment de l'expérience qui les a forgées. Reste l'image, le cliché
utilisable, mais l'expérience, qui est devenue image, en a été exclue."28 Or,
comment "mobiliser l'imaginaire social"29 - une des fonctions politiques
principales de l'art, selon Müller30 -, sans transmission de l'expérience
humaine et historique ?
27 C.W.E. BIGSBY, A critical introduction to twentieth century American Drama, t.3,Cambridge, 1985, p. 168, trad. C.M28 Heiner MÜLLER/RobertWEIMANN, "Gleichzeitigkeit und Repräsentation", in :Robert WEIMANN/Hans Ulrich GUMBRECHT, Postmoderne - globale Differenz,Suhrkamp, Frankfurt a.M. 1991, p.183, trad.C.M.29 Heiner MÜLLER, Rotwelsch, Berlin 1982, p.111, trad. C.M.30 ibid.
13
H a m l e t - M a c h i n e
. La pièce
A propos de Hamlet-Machine (1977), Müller déclare : “Pendant
trente ans, Hamlet était mon obsession, alors j’ai écrit un texte court,
Hamlet-Machine, par lequel je tentais de détruire Hamlet..“31
Selon Heiner Müller, Hamlet-Machine serait la "tête réduite de
Hamlet“"32 : "Ce que j'avais déjà constaté (...), c'était l'impossibilité qu'il y
avait à transformer la matière en dialogues, à transposer la matière dans le
monde du "socialisme-stalinisme réellement existant". Là, il n' y avait plus
de dialogues. (...) Et le tout s'est ensuite ratatiné jusqu'à donner ce texte."33
Hamlet-Machine est un texte-fragment en cinq scènes, d'à peine
neuf pages. C'est effectivement une suite de monologues et de tableaux,
traversés par des figures désincarnées qui changent constamment de nom et
d’identité.
Müller, dans ce collage, entremêle l’allemand et l’anglais; le vers et la
prose; la parole, la pantomime et le ballet ainsi qu'un texte nouveau et des
citations, auto-citations, citations déformées et allusions.
Il traite deux thématiques complexes: la situation de l’intellectuel au sein de
la société (est-allemande) et la situation de la femme révoltée en Europe.
L’intellectuel est représenté par la figure de Hamlet, la femme révoltée est
représentée par celle d'Ophélie.
Avec Hamlet-Machine, Müller se rapproche d'une part du jeune
Brecht, de l'époque du fragment Fatzer;34 d'autre part des formes
31 Heiner MÜLLER, in : Georg WIEGHAUS, Zwischen Anfang und Verrat, VerlagPeter Lang, Frankfurt a.M. 1984, p.268, trad. C.M.32 Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche éditeur, Paris 1996, p.24933 ibid.34 La structure fragmentaire de la pièce en témoigne.
14
expérimentales du théâtre de Beckett,35 du "théâtre de la cruauté" d'Artaud
et du surréalisme de Lautréamont.36
Ce serait la Machine célibataire de Duchamp qui aurait mené Müller à
intituler sa pièce Hamlet-Machine.37
Dans Hamlet-Machine, les expériences et visions attachées à
l'histoire de l'Allemagne de l'Est et des pays communistes s'entremêlent
et se confrontent avec la réalité politique de l'Allemagne capitaliste et du
monde occidental. En dépassant les limites idéologiques qui opposent
ces deux conceptions politico-culturelles, Müller ne nous livre pas
seulement son constat, sa vision artistique d'un pays, mais du monde. Ce
qui fait de Hamlet-Machine une pièce universelle, ouverte à une
multitude étonnante de possibilités d'interprétation.38
. Dominik Barbier
Plasticien et musicien de formation, Dominik Barbier se consacre
aux arts électroniques, un domaine qui couvre aussi bien des vidéos de
création que des sculptures électroniques, des installations vidéo et des
spectacles multimédia. Dès 1987, il commence une série d’installations
vidéo sur le thème des origines de l’image et des mythes qui ont été
réalisées sur trois continents : La caverne pétrifiante en France, The red
shield en Australie, See no evil au Japon. Plus récemment il a travaillé sur
des environnements multimédia comme The no way buster project, en
collaboration avec Cathy Vogan, avec qui il fonde en 1995 "FEARLESS",
35 Voir la forme monologique qui domine l'ensemble et les antagonismes entreparole et actions notamment de la scène finale.36 Utilisation, dès l'entrée, de phrases brutales, obscènes, d'actionsglobalement provocatrices et injection de processus des rêves, visions etfanatsmes, notamment dans la troisième scène, "scherzo".37 Cf. Heiner MÜLLER, Guerre sans bataille, L'Arche, Paris, 1996, p.25038 En témoigne notamment une mise en scène récente de Hamlet-Machine enAustralie, monté par et avec des aborigènes, pour traîter du problèmespécifique de leur oppression.
15
studio des artistes en électronique, qui regroupe un studio professionnel de
postproduction vidéo -le seul en France qui soit voué à la création-, un
atelier de création musicale et un atelier de sculpture électronique. En 1996,
le studio est transféré de Paris à Marseille pour devenir "FEARLESS
MEDITERR@NEE", Centre de Recherche et de Formation dans les Arts
Electroniques.
. La naissance du projet
La première rencontre entre Heiner Müller et Dominik Barbier a
lieu en 1992, à Berlin.39 Fasciné par l’homme d’abord, ensuite par l’oeuvre
- Barbier, auparavant, ne savait rien de Müller, la culture allemande en
général ne suscitant aucun intérêt particulier pour lui -, Barbier décide de
tourner un documentaire de création, composé comme un portrait
fragmenté, sur Müller. Ce sera J’étais Hamlet (1993, 73'30), dont il fera
trois versions intégrales - en français, en anglais, en allemand. (Fig. 1/2)
Suite au film et à la complicité acquise à travers ce travail, Barbier suscite
l’idée d’un projet de collaboration artistique - scénographie Barbier, mise
en scène Müller - sur Hamlet-Machine, une réflexion sur la relation
Homme/Machine, au croisement du spectacle vivant et des nouvelles
technologies.
. La production
La production se met en place. Le CICV40- Centre Pierre Schaeffer
à Montbéliard - un lieu d’expérimentation et de création audiovisuelle, voué
au travail de recherche et qui avait déjà coproduit J’étais Hamlet -, trouve et
39 L’Académie Expérimentale des Théâtres, dans le cadre de son actionévénementielle "Heiner Müller aujourd'hui", avait contacté Barbier pour filmerun débat entre de jeunes metteurs en scène et dramaturges français et HeinerMüller.40 Centre International de Création Vidéo
16
rassemble rapidement d’autres partenaires : le Manège -Scène Nationale de
Maubeuge, la Maison des Arts de Créteil, la Filature de Mulhouse. En
septembre 1995, le budget prévisionnel global du projet s’élève à
5.720.000 FF.
L’équipe artistique est constituée d’un scénographe-réalisateur, d’un
metteur en scène, d’un compositeur, de six comédiens et deux figurants,
entourés par un assistant et quatre assistants-stagiaires. L’équipe technique
de la création théâtrale compte neuf personnes.
La première représentation est prévue le 22 mars 1996 à Maubeuge dans le
cadre du Festival "Visas 96".
Le projet demande une année41 de préparation, au cours de laquelle
Barbier rassemble des images à partir de photos et de films d’archives et
tourne, à partir du texte, des compositions typographiques et des scènes de
fiction qu’il invente seul ou avec la complicité de Müller - tout un matériau
brut, prêt à être trié et mis à l’épreuve lors des répétitions. (Fig.3)
Barbier et Müller se voient régulièrement, une fois par mois, à Berlin, pour
travailler et discuter ensemble. Au cours de cette période, Müller, déjà très
malade, laisse une grande liberté de création à Barbier.
La date d’entrée en répétition (quatre semaines seulement, avec une
possibilité de prolongation jusqu’à huit semaines) est fixée au 5 janvier
1996, à Maubeuge.
Quelques jours avant le début des répétitions, le projet est interrompu par la
mort de Müller, le 30 décembre 1995.
. Ébauches d’une conception artistique
Les dernières déclarations de Müller nous éclairent sur l’intérêt
qu’il porte à ce projet multimédia : “Je n’ai rien contre les risques, bien au
41 de février 1995 à janvier 1996
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contraire. La misère (de création) qui rend si vite le théâtre ennuyeux
provient évidemment du fait que les metteurs en scène et les comédiens, dès
qu’ils savent faire quelque chose, continuent toujours à faire ce qu’ils
savent faire. La nouveauté ne peut naître que quand on fait ce qu’on ne sait
pas faire.“42 Et encore : “Voilà ce qui m’a frappé à propos de Hamlet-
Machine : quand j’ai écrit le texte, (...) je n’avais aucune idée de sa
réalisation sur scène. Pas la moindre idée. C’était un texte et pour ce texte il
n’ y avait, dans mon imaginaire, ni espace, ni scène, ni acteurs, rien. (...)
Dans Hamlet-Machine, il y a des indications de scène délirantes, toutes
irréalisables - un symptôme qui montre que je n’arrive plus à imaginer une
seule possibilité de réalisation et que je ne visionne plus d’espace où cela
pourrait se dérouler. Ce qui signifie, donc, que ce sont des pièces ou des
textes dont la seule scène serait mon cerveau ou ma tête. C’est dans mon
crâne que tout se joue. Comment réaliser ça au théâtre ? (...) Cela reste,
pour moi, une question totalement ouverte.“43
Dominik Barbier, dans la présentation artistique du projet, a tenté de
répondre à cette question : “Dramaturgie électronique, vision
technologique, le projet “Hamlet-Machine“ interroge le statut même de
l’oeuvre. Théâtre, art contemporain, techno-drame, projet hybride, projet
mutant, Hamlet-Machine est un projet de spectacle où les acteurs sont les
machines, les héros sont les technologies, et les acteurs-passagers du
spectacle sont aussi voyageurs de l’âge électronique.
L’émotion à retrouver est celle, profonde, qui étreint le visiteur à la vue de
ces mains dont l’empreinte noire ou ocre marque les parois des grottes du
monde entier (de Lascaux aux cavernes sacrées Maya, jusqu’à l’art
aborigène d’Australie) : images de l’origine, images fondatrices, à la fois
geste, parole et image.
42 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews) 3, Verlag der Autoren, Frankfurta. M. 1994, p.129, trad. C.M.
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Une forme nouvelle de dramaturgie se construit à partir de l’exploration
des possibilités qu’offrent les technologies de l’image et du son dans leur
rencontre avec un texte, des corps, des voix."44
Barbier donne une première idée du spectacle : "Dans le corridor de la
mémoire et de l’histoire on passera progressivement de l’exposition à la
représentation. Sculptures vivantes, les comédiens deviendront les acteurs
du drame d’Hamlet.
Un appareillage vidéo est connecté au crâne de la momie Ophélie.
Dans une chambre miteuse, une télévision antique diffuse des images d’un
autre âge : le nôtre.
Dans une cité de machines, désertée par les hommes, les comédiens eux-
mêmes ne sont peut-être que des illusions générées par les ordinateurs
pour un spectacle total du satellite Shakespeare." 45
Voici donc le plan de conception de Hamlet-Machine -
description46 d'un spectacle qui n'aura pas lieu : avant d’accéder à la salle,
les spectateurs traversent le corridor de la mémoire et de l’histoire.
Introduction à l’univers de Müller, dans une vison fantomatique et
apocalyptique, traduite par une installation composée de sculptures
électroniques et de corps vivants, de projections d’images et de textes sur
panneaux et moniteurs interactifs. (Fig.4)
Ensuite, le public entre dans la salle par la scène : pour la traverser, les
spectateurs doivent présenter leurs condoléances à la veuve et à l’assassin,
et passent devant une projection du fantôme du père d’Hamlet. (Fig.5) Ils
entendent le bruit de leur propres pas qui retentit sur le sol métallique de la
scène.
43 Heiner MÜLLER, "Theater ist Krise", in : Kalkfell, Theater der Zeit, Berlin 1996,p.141, trad. C.M.44 Dossier de présentation du projet Hamlet-Machine, CICV-Centre de Recherche PierreSchaeffer, Monbéliard 199545 Dossier de présentation du projet Hamlet-Machine, CICV-Centre de Recherche PierreSchaeffer, Monbéliard 1995
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Une fois assis, le public découvre l’espace scénique : un axe central, qui
accentue la perspective de profondeur, sur lequel coulisse un élément de
décor unique, figurant un bunker. Le bunker renvoie aussi bien à la
Deuxième Guerre Mondiale qu’à Tchernobyl. Au milieu du bunker, une
porte monumentale, qui peut laisser un passage pour l’entrée des
comédiens ou servir d’écran pour des projections. Un autre écran, mobile,
est tantôt suspendu à une perche, tantôt posé sur un chariot qui le déplace
dans un rapport frontal du fond à l’avant-scène et vice versa. Douze
moniteurs sont élevés sur perche. De chaque côté de la scène, trois
sarcophages verticaux à roulettes, pour le choeur (Fig.6) - des momies
électroniques, enfermés dans des poumons d’acier. Sur les moniteurs
intégrés aux sarcophages sont diffusés les portraits-photos du choeur,
interrompus par des flashs d’information d’un futur proche, c’est-à-dire de
la publicité. De dos, les sarcophages montrent, en “radioscopie“ , les
acteurs enfermés à l’intérieur.
Considérant qu’il n’y a pas qu’un seul Hamlet mais un Choeur/Hamlet,
Müller imaginait pour cette méga-production - folie d'artiste ou juste
appréciation des équilibres ? - la présence de cinquante Hamlet et de trente
Ophélie sur scène. Finalement, pour des raisons de production, Barbier
crée autant d’Hamlet électroniques (Fig.7). C’est là une autre idée pour le
départ du spectacle : tous les Hamlet disent la première phrase du texte,
“J’étais Hamlet...“. Seul le dernier, se confondant d’abord avec son
image, serait finalement physiquement sur scène.
L'homme qui, dans cette première scène, "était"47 Hamlet, puis le "joue", se
transforme, au cours de la quatrième scène, en "interprète d'Hamlet". Mais
après avoir déposé masque et costume, il n'est plus Hamlet, il ne veut plus
jouer de rôle. Résigné, il se retire. Le renoncement de l'interprète aboutit
finalement à ce que celui-ci veuille "être une machine."
46 à partir du dossier de présentation, de divers documents fournis par DominikBarbier et d'un entretien personnel avec le vidéaste-scénographe
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Au cours de cet épisode, dans la vision de Barbier/Müller, l’acteur est sensé
s’accrocher à la perche des moniteurs pour remonter avec eux vers les
cintres. La présence de la scène ainsi neutralisée, Hamlet se trouve noyé
dans l’univers électronique. L’écran du fond montre trois images
simultanées : un canon, une planète imaginaire et un déchaînement des
éléments cosmiques. (Fig.8)
Aux deux grands monologues d'Hamlet s'opposent deux brefs monologues
d'Ophélie. La deuxième scène, intitulée "L'Europe de la femme", montre
une Ophélie qui abandonne son rôle de victime suicidaire et qui brise
brutalement cet état de "captivité" et de soumission aux hommes "qui ont
usé" d'elle "sur le lit sur la table sur la chaise sur le sol". C'est un acte de
libération pour s'ouvrir au "cri du monde".
Le deuxième monologue d'Ophélie qui constitue la cinquième et dernière
scène, se présente de façon diamétralement opposée : Ophélie est dans un
espace de désolation et de mort : "Abysse. (...) Poissons ruines cadavres et
morceaux de cadavres passent." Ophélie, qui parle au nom d'Electre, appelle
à la révolte, "au nom des victimes". Une révolte qui entraînera la
destruction du monde : "Je reprends le monde auquel j'ai donné naissance.
(...) Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort."
Pour cette "scène d’Electre", Barbier prévoit un appareillage vidéo,
connecté au crâne de la momie Ophélie. Elle est reliée au réseau Internet.
Les sarcophages montrent l’image radiologique de leurs prisonniers.
(Fig.9)
Le spectacle se termine avec l’image du personnage d'Hamlet, solitaire et
isolé, en train de "surfer sur le web".
Aussi bien Ophélie qu'Hamlet - voire le public - se trouvent
absorbés, intégrés à la réalité virtuelle.
47 Toutes les citations de cette description renvoient au texte de Hamlet-
21
A la présence physique des acteurs, entités solitaires, Barbier et
Müller opposent un univers d'images puissantes. Montage de scènes
filmées, documents historiques, images virtuelles (Fig.10), projections du
texte48 (Fig.11) - le tout renvoie à une autre réalité, à une dimension
temporelle qui, dans son rythme accéléré, embrasse les images du passé,
présent et futur d'une humanité à la dérive.
Toutes ces images devaient s’organiser autour de la musique.
Barbier et Müller avaient choisi pour compositeur Graeme Revell,
fondateur et leader du groupe de musique industrielle “SPK“. Ce
compositeur, installé à Hollywood, a composé de nombreuses musiques de
film pour des réalisateurs qui vont de Wim Wenders à Quentin Taratino.
Dans leurs notes de travail, Barbier et Müller indiquent trois directions qui
ont déterminé le choix de ce compositeur :
"- (...) une mise en scène de théâtre qui fait largement appel aux images
(impose) le choix d'un compositeur ayant l’expérience de la musique de
film, et dont le travail s’est orienté sur les rapports de la musique et de
l’image.
- Nous souhaitons une musique capable de fonctionner aussi bien dans les
registres de la violence et que dans ceux de l’émotion. (Il faut) organiser le
croisement entre sonorités et violence de la musique “industrielle“,
qualités “symphoniques“, et relation à l’image de la musique de film.
- Hamlet-Machine est un spectacle “technologique“ qui pose une
réflexion sur la relation homme-machine. Nous avons besoin d’un
Machine, in : Heiner MÜLLER, Hamlet-Machine, éditions de Minuit, Paris 1991, p.69-8148 Barbier traite le texte d'une façon extrêmement graphique, qui lui donne uneforce suggestive exemplaire. Souvent, texte et image se superposent etouvrent ainsi un champ d'association nouveau au spectateur. A ce titre, voiraussi fig.1 et 2, et son film J'étais Hamlet , qui donnent un aperçu le global de laconception et du procédé esthétique de l'artiste.
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compositeur intéressé par cette problématique, en particulier dans le champ
de la musique industrielle."49
Hamlet-Machine était un projet rythmé sur le dialogue permanent
des différents éléments - “c’est de l’expérimental avec de grands
moyens“50, conclut Barbier.
En annexe au projet théâtral, Dominik Barbier et Heiner Müller
avaient l’intention de créer un site internet Hamlet-Machine. Où le texte de
Müller devient image : une invitation au voyage dans un monde de
l’intertextualité51 fait de citations, auto-citations, déformations, allusions...
Ainsi, en cliquant dans un mot, l’utilisateur était renvoyé aux multiples
sources et références du texte - une mise en abîme de tout l’univers de
fabrication de Hamlet-Machine en particulier, de Müller en général.
. Projets à partir de Hamlet-Machine
A partir du matériau visuel important accumulé pour le projet
inachevé Hamlet-Machine, Dominik Barbier réalise actuellement une série
d’installations et de projets multimédia appartenant au Cycle de la Cité des
Morts.52
Sur les poèmes d’Heiner Müller, il projette des travaux d’infographie,
interpénétration du texte et de l’image.
L'objectif final de Dominik Barbier reste une nouvelle mise en
scène de Hamlet-Machine.
49 Dossier de présentation du projet Hamlet-Machine, CICV-Centre de Recherche PierreSchaeffer, Monbéliard 199550 Entretien personnel avec Dominik Barbier, Marseille, septembre 199751 voir annexe 152 voir annexe 2
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. En guise de conclusion
Berlin, printemps 1995 : Müller termine l'écriture de sa pièce
Germania 3, Les Spectres du Mort-Homme qu'il compte mettre en scène
en 1996 au Berliner Ensemble. Au moment de mettre au point la version
définitive, l'auteur s'interroge sur la fin de sa pièce : ce n'est plus, comme
initialement prévu, "(...) le traumatisme de la dernière bataille perdue qui
doit la terminer, mais une scène sur les apocalypses simulées du cyber-
espace et de la guerre des virus."53 Reste la question : "comment transposer
ces fronts invisibles sur scène ?"54
Le projet multimédia Hamlet-Machine, auquel travaille déjà Dominik
Barbier, s'inscrit dans cette même interrogation - et tente d'y répondre.
Selon Müller, le théâtre démocratique voire "anthropologique"55, ce
laboratoire de l'imaginaire social, a la responsabilité de s'affronter à la
réalité d'une société où - compte tenu de ses possibilités virtuelles - "tout ce
qui est pensable est faisable. Et (où) tout ce qui est faisable sera fait."56 Le
théâtre doit présupposer "les catastrophes auxquelles travaille l'humanité
actuelle."57 Les représenter est la "contribution du théâtre pour les
prévenir."58 Dès lors, le théâtre doit s'approprier les moyens
technologiques de notre civilisation scientifique pour "(...) créer des
espaces contre cette accélération."59 Car les nouvelles technologies de
l'image et du son ouvrent non seulement tout un champ de nouvelles
possibilités esthétiques, mais elles donnent, en montrant les images
53 Holger TESCHKE, "Heiner Müller zum Beispiel", in : Kalkfell, Theater der Zeit,Berlin 1996, p.133, trad. C.M.54 ibid.55 terme de MÜLLER, in : Robert WEIMANN/Hans Ulrich GUMBRECHT,Postmoderne - globale Differenz, Suhrkamp, Frankfurt a.M. 1991, p.193, trad.C.M.56 Heiner MÜLLER, "Das Garather Gespräch", in : Alexander KLUGE/HeinerMÜLLER, Ich schulde der Welt einen Toten, Rotbuch Verlag, Hamburg 1996, p.62,trad. C.M.57 Heiner MÜLLER, didascalies pour "Paysage avec Argonautes", in : Heiner MÜLLER,Germania Mort à Berlin, éditions de Minuit, Paris 1985, p.2258 ibid.
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fictionnelles des "fronts invisibles" dont parle Müller, une appréhension
plus complexe, à la fois multiple et éclatée, du monde et du réel.
Suivant cette logique, l'ébauche de Hamlet-Machine de Müller/Barbier
présente la projection apocalyptique d'un possible espace-temps proche :
"l'évanouissement du monde dans les images."60
Elle s'inscrit virtuellement dans l'utopie théâtrale de Müller où "la seule
chose qu'une oeuvre d'art puisse faire est d'éveiller le désir d'un autre état
du monde. Et ce désir est révolutionnaire."61
ANNEXE 1
Voici quelques exemples de l'intertextualité chez Heiner Müller,extraits de la pièce Hamlet-Machine :
- “C’était un homme qui ne prenait tout qu’à tous“, renvoie à Shakespeareet la réplique de Hamlet “He was a man, take him for all in all, I shall notlook upon his like again“ (Il était un homme, pour tout et en tout, je n’enverrai plus de semblable). Mais le père d’Hamlet, dans la vision de Müller,n’est plus le roi sage et juste que décrit Hamlet chez Shakespeare, mais undictateur sans scrupules qui exploite son peuple et utilise le pouvoir à sonpropre avantage.- “C’est Electre qui parle...“ est une allusion à Elektratext, donc auxsources mythologiques - Elèctre symbolise la première femme qui serévolte - des propres textes de Müller.- “La femme à la corde la femme aux veines ouvertes la femme àl’overdose... “ est une auto-citation venant de Vie de Gundling Frédéric dePrusse Sommeil Rêve Cri de Lessing.- “The enormous room“, qui apparaît dans une didascalie du texte, faitallusion au titre du roman de Cummings, qui décrit la situation d’hommeset de femmes dans un camp français pendant la 1ère guerre mondiale.L’allusion à cette situation définit Ophélie comme représentante de tous lesopprimés.Le cinquième tableau est à lui seul un défilé de citations :- Le titre “Furieuse attente / dans l’armée terrible / des millénaires“ est unecitation de Hölderlin.- “Sous le soleil de la torture...,“ est emprunté à Antonin Artaud.- “Au coeur de l’obscurité“ est extrait de l’oeurve de Sartre, “Morts sanssépulture“.
59 Heiner MÜLLER, "Das Garather Gespräch", in : Alexander KLUGE/HeinerMÜLLER, Ich schulde der Welt einen Toten, Rotbuch Verlag, Hamburg 1996, p.80,trad. C.M.60 Heiner MÜLLER, "Kommentar zu Traktor", in : Heiner MÜLLER, Geschichten ausder Produktion 2, Rotbuch Verlag, Berlin 1974, p.14, trad. C.M.61 Heiner MÜLLER, Gesammelte Irrtümer (Interviews), Verlag der Autoren, Frankfurta.M. 1986, p.133, trad. C.M.
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- “Quand elle traversera vos chambres à coucher avec des couteaux deboucher, vous saurez la vérité,“ est une citation de Susan Atkins, membrede la bande à Manson.
Hamlet-Machine : une plongée dans un univers d'excès et de
folie...
ANNEXE 2
. Les installations du Cycle de la Cité des Morts de Dominik Barbier
. Installation "Le tombeau de Heiner Müller" (Fig.12)
Cette installation se compose d'un cercueil surmonté de troismoniteurs, dont les images/textes d’un poème de Müller, sur fond bleu, sereflètent dans les eaux noires d’un canal artificiel. Sur un écran, projectiond’une “nature morte“ composée d’une chaise, d’une table, et sur cettetable, une fleur séchée (Fig. 13). Au fur et à mesure de la projection, la"nature morte" prend feu - la caméra tourne autour de la scène d’incendie.
Le poème :J’aimerais que mon père ait été un requinQui eût déchiré quarante baleines(Et dans leur sang j’aurais appris à nager)Ma mère une baleine bleueMon nom LautréamonttMort à Paris 1871 inconnu62
Cette installation a été présentée en novembre 96 au Théâtre Jean LeBleu, lors du "Festival des Instants Vidéo" à Manosque.
. Autres installations du même cycle, issues du projet Hamlet-Machine
- “Macbeth-Machine“ : CICV Centre Pierre Schaeffer, Montbéliard, mai1997- “La course folle“ : Galerie Interface MMM, Marseille, octobre 1997- "Le tombeau du poète" : Théâtre de Valenciennes, dans le cadre desreprésentations de Germania 3 de Heiner Müller, mise en scène de Jean-Louis Martinelli.D'autres installations sont en cours de réalisation.
62 extrait du texte "Le Père" de Heiner MÜLLER, in : Heiner MÜLLER, Hamlet-Machine, éditions de Minuit, Paris 1985, p.10