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GASSENDIA250ANS Peter Miller Bard Graduate Center, New York Pcrsonne, il me scmblc, ne saurait nier que Gasscndi ne soit guere connu que de nom. On aparfois prcsscnti qu'il yaurait interet aetudier ce philosophc, dans sa vie et son ceuvre, mais jusqu'ici, aucun hiscorien ou dc la philosophic ou de la litterature, n'a cntrcpris cette etude afond. Et ccla pour des raisons diverses; mais surtout parce qu'il yade quclquc chose de rebutant dans 1'abondancc extraordinaire des ouvrages et des documents. Je n'hesite pas, cependant, aaffirmcr que l'histoire du XVIIC siecle ne sera completemcnt eclairce que lorsqu'on aura, sur l'activite et la pensce de Gasscndi, fait unc serieuse enquetc et precise l'influence de scs ccrits, dc ses propos, de son excmple sur scs contemporains et ses successcurs. De ce XVIIC siecle, longtemps, on s'est fait, en general, unc idee qui ne rcpondait pas ala realitc. [Henri Berr, Du Scepticisme de Giisscndi. These soutcnue ala Faculte des Lettres de l'universite de Paris en 1898 (tr. Bernard Rochot. Paris: Albin Michel, I960), p. 13] Ainsi commence lathese latine, ecrite ilya plus d'un siecle, d'Henri Berr sur Gassendi, An jure inter scepticos Gassendus numeratusfuerit (traduite en 1960 sous le titre Du Scepticisme de Gassendi). Il est evident que le monde de larecherche a beaucoup change depuis le moment ou Berr evoquait ce morne horizon des etudes gassendistes. Et ce que je voudrais faire, dans ces quel- ques pages, cest justement rappcler les horizons intellectuels de la celebration de Gassendi il ya un siecle afin de pouvoir, en retour, evaluer certaincs des implications de ce que nous considerons tous comme la revolution historique francaise du XXC siecle. Ainsi, « Gassendi a 250 ans », et non pas350, serait un titre plus exact pour le present article. Quel etait le probleme pose, ou plutot detecte par Berr dans sa these de 1898 ?Cetait, en termes generaux, le probleme de la liberte au debut du XVIIC siecle. Scepticisme, libertinage ou « emigration interieure », pour le dire en termes contemporains, telles etaient les reponses au defi represente

Gassendi à 250 Ans

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GASSENDIA250ANS

Peter Miller

Bard Graduate Center, New York

Pcrsonne, ilme scmblc, ne saurait nier que Gasscndi ne soit guere connu que de nom.On aparfois prcsscnti qu'il yaurait interet aetudier ce philosophc, dans sa vie et sonceuvre, mais jusqu'ici, aucun hiscorien ou dc la philosophic ou de la litterature, n'acntrcpris cette etude afond. Et ccla pour des raisons diverses; mais surtout parce qu'ilyade quclquc chose de rebutant dans 1'abondancc extraordinaire des ouvrages et desdocuments. Je n'hesite pas, cependant, aaffirmcr que l'histoire du XVIIC siecle ne seracompletemcnt eclairce que lorsqu'on aura, sur l'activite et la pensce de Gasscndi, faitunc serieuse enquetc et precise l'influence de scs ccrits, dc ses propos, de son excmplesur scs contemporains et ses successcurs. De ce XVIIC siecle, longtemps, on s'est fait,en general, unc idee qui ne rcpondait pas ala realitc. [Henri Berr, Du Scepticisme deGiisscndi. These soutcnue alaFaculte des Lettres de l'universite de Paris en 1898 (tr.BernardRochot. Paris: AlbinMichel, I960), p. 13]

Ainsi commence lathese latine, ecrite ilyaplus d'un siecle, d'Henri Berrsur Gassendi, Anjure inter scepticos Gassendus numeratusfuerit (traduite en1960 sous le titre Du Scepticisme de Gassendi). Il est evident que le monde delarecherche abeaucoup change depuis le moment ou Berr evoquait ce mornehorizon des etudes gassendistes. Et ce que je voudrais faire, dans ces quel-ques pages, cest justement rappcler les horizons intellectuels de la celebrationde Gassendi il yaun siecle afin de pouvoir, en retour, evaluer certaincs desimplications de ce que nous considerons tous comme la revolution historiquefrancaise du XXC siecle. Ainsi, « Gassendi a250 ans », et non pas350,seraitun titre plus exact pour le present article.

Quel etait le probleme pose, ou plutot detecte par Berr dans sa thesede 1898 ?Cetait, en termes generaux, le probleme de la liberte au debut duXVIIC siecle. Scepticisme, libertinage ou « emigration interieure », pour ledire en termes contemporains, telles etaient les reponses au defi represente

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par Intensification de la centralisation de l'£tat en cours sous Louis XIII etRichelieu, d£fi qui continua de se manifester sous Louis XIV.

Mais plus preasement, ce sur quoi Berr mettait l'accent c'&ait« ces cer-cles de savants, d'emdits, qui se servaient de / pratiquaient/ la langue latine »[pp. 15-16; le traducteur, incertain du sens qu'il devait donner au terme latin«laisse choisir le lecteur en proposant les deux verbes »]. Malgr£ la masse dedocuments que ces hommes avaient laissee, leur monde <kait pratiquementinconnu, c'est-a-dire ignore\ Berr en rendait responsable 1'ettangeti du latin.Mais il est evident que, puisqu'il s'exprimait en latin dans sa propre these, cetargument seul ne pouvait expliquer le manque d'intir£t pour ces textes au seinde la communaute savante, qui connaissait le latin, ^explication de Berr n'̂ taitpas fausse, mais superficielle: le d^clin du latin n'ewit que l'epiphenomened'une transformation bien plus importante, pr&ent£e parfois sous le nom dequerelle entre les Anciens et les Modernes, parfois sous celui de secularisation,parfois sous celui de mont^e de la sphere publique.

Mais, comme Berr, nous laisserons nous aussi de cori ces grandes categories.

Au lieu de cela, suivons le fil de sa pens<§e.Jesuis de plus en plus convain-cu, ecrivait-il, « que Gassendi fournit comme un centre excellent pour consi-derer tout ce qui, au XVIP siecle, sest oppose aux principes regnants/ auregime etaux pens^es » [p. 16].

Le but de Berr etait presente dans les termes les plus clairs: quant a«1'homme lui-meme, lefaire revivre; lauteur, l'emdieretlefaire connaitre - nonseulement comme philosophe, mais comme promoteur de science et d'eradi-tion, comme humaniste enfin: je voudrais autant que possible deployer toutesles richesses de cette pensee » [p. 17]. Le but de ce travail monumental serait,en retour, de montrer ce qui lui appartient etdans quelle mesure. De montrertous les courants dont 1ensemble constitue l'histoire du siecle. De se servir deGassendi non seulement comme dun point de focalisation, mais comme d'unagent capable de cristalliser tout un monde perdu. «Bref, entreprendre uneceuvre qui pourrait avoir pour titre «Psychologie historique du XVIP siecle »,etqui se relie elle-memeacette sciencealaquelle nous semble convenir le nom de«synthese historique » [et ici Berr faisait reference asa these francaise, 417-53,publteel'ann&suivante sous le nom AzLAvenirdelaPhiksophU (1899) [p. 18].Mais cetait un dessein trop vaste pour le moment, concluait-il, si bien que pourcette these il sen tient ala philosophic de Gassendi, et puisque cela meme £taitun champ trop vaste, au «probleme de la connaissance » [p. 20].

'£••ft.--

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Ainsi lecorps du livre seconcentre-t-il sur la nature du scepticisme deGassendi. Cequinetaitpas rien, siIonconsidere lerole central que leliberti-nisme vintajouer dans Thistoriographie francaise et italienne durant lesieclequivientde s'&ouler.

Mais Berr nestjamais etroit. Etilfait done uneloge g&iereux delavastecuriosite etpolymathie deGassendi. « Mais ilnestpas necessaire d'accumulerles t^moignages: il nous suffira dela Vie de Peiresc, ouen meme temps qu'ilrendait hommage a « r&rudition immense etmultiforme » deson ami, ainsiqua « son insatiable desir deconnaitre » et ason « infatigable ardeur pourl'avancement des arts libdraux, » il s'est lui-meme montre" briilant du memezele etverse- dans toutes les sciences » [p. 86]. Laphysionomie dePeiresc nestjamais, enfait, tres loin duportrait que Berr fait deGassendi.

Danslaconclusion de sathese, Berrsetournevers le rolequejouaGassendidansl'avancement delarecherche. Dansune note,BerrcitelejugementdeChapelain sur « les divers avantages qubnt recus les sciences parle soinde ce grand zelateur de leuravancement, » l'appelant ailleurs « heros deslettres » et « promoteur des sciences » [p. 115, n3]. Atitre dexemples, Berrse tourne directement vers deuxbons amis de son h£ros, lesfreres Dupuy etPeiresc. « L'&roite amide* qui liait Peiresc a Gassendi » ecrit-il, « est assezprouv^e parla Vie de Peiresc, et enmeme temps l'ardeur dontiletait enflam-me pourtoutes les formes de savoir, pourlecommerce a entretenir avec lessavants du monde entier,pour acqu^riret pour communiquera tous tout cequi pouvait £tre profitable a la science » [p. 115]. Berr continue avec unecitation del'article « Peiresc » du dictionnaire dePierre Bayle, puisdeI'&ogedePeiresc parMersenne et enfin delapropre lettre de Peiresc aJean Morinavec laproclamation que toutce qu'il fit, il le fitdans leseul objectifd'aiderlepublic. Les contemporains, observe Berr, sontmeme allds jusqu a identifier la physionomie intellectuelle de Gassendi avec celle de son maitre. « Aobserver votre intelligence etvotre grand esprit », £crivait Antoine Godeau aGassendi le9decembre 1640,« ilmesemblait entendre Peiresc etcontemplersapresence » [p. 115].

Le projet intellectuel de Berr dune Europe de Gassendi ne vit jamais lejour, malgre' les avantages eVidents autiliser lanature prot&forme de Gassendipour peindre son 6poque, 6poque particulierement complexe et decisive.Lichee de ce projet fut licheed'un type d'histoire intellectuelle qui nesedeveloppa jamais dans laFrance duXXesiecle, niparmi ceux qui emdieraientGassendi, pour laplupart des historiens de laphilosophic ninon plus parmi

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ceux qui suivirent la nouvelle sorte d'histoire dc Berr, plutot enclins ala geographic et a1'histoire sociale. Bien sur il yeut des exceptions comme Pintard,et 1'impressionnantc longevite de ce travail temoigne non seulement de sonbrio, mais aussi de sa solitude ; pendant des dizaines d'annees, il fut aussi laseule histoire intellectuelle duneperiode entiere. En d'autres termes, l'appelde Berr n'eut aucune reponse.

Mais ily a plus, dans cette histoire, qu'un simple « ratage ». Car Berr,1eleve de Gassendi, ne manqua pas, comme nous 1'avons deja vu, deremarquerl'importance de Peiresc pour son epoque, etparticulierement pour Gassendi.Et la longue carriere qui s'ensuivit ne modifia pas cette opinion. Dans sa discussion de laconference de Georges Mongredien, « L'influence sur lemilieucontemporain », presentee Iors des Journeesgassendistes d'avril 1953, c'est-a-dire en l'honncur de Gassendi a 300 et seulement un an avant sa propremort, Berr commentait:

« Maintenant on pourrait peut-etre insistcr sur ses rapports avec des ccrclcs scien-tifiqucs, oucpris dc science. Vous avcz parlc dc Peiresc en passant. Je me laissc allerquclquefois apropos de Gassendi ades souvenirs personnels... M. Rochot aprononcel'autre fois lcnomdeTamizey deLarroque ; j'ai,dans ma jeunesse, appele parlui, parceque les amis dc Gassendi et dc Peiresc etaient scs amis, fait un sejour chez TamizeydeLarroque, et travaille dans sabibliothequc, tres richc en volumes eten manuscrits.Tamizey dc Larroque etait surtout unhistorien, et m'a mis en rapport, comme histo-rien, avec ungrand nombrc d'erudits de1'epoque » [p. 142].

C'est dece lien avec Tamizey deLarroque que jevoudrais parler main-tenant. Danssa these de 1898, quand il mentionne les longue annees pendant lesquels il enqueta sur Gassendi, Berr admet, dans une note, 1'aide d'unhornme:

Jcdois rendre ici les plus vifs rcmcrciements au tres savant et tres chcr Tamizey deLarroque. Il yadouzc ans deja que, m'attclant al'ctude de Gassendi, j'ai ete recti chez l'cdi-teurdes Lettres dc Peiresc, qui m'aainsi pcrmis d'etudier tous scs livres et manuscrits.Par cette hospitalite aussi bien que par ces prccicux ouvrages, cct homme respectable,qui adonne toutc sa vie aux bonnes lettres etaceux qui les eultivent, s'est acquis mareconnaissance laplus profonde [p. 18].

Bien sur, pourrait-on penser aujourd'hui, comment quelqu'un pourrait-il etudier Gassendi sans etudier aussi Peiresc. Ainsi, Tamizey de Larroque,premier eleve « moderne » de Peiresc, aurait du etrc l'associe d'Henri Berr,premier eleve « moderne » de Gassendi. Mais Tamizey de Larroque vint arepresenter, pour Berr, bien plus qu'une aide utile dans letude de la vie intcl-

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lectuelle des annees 1620, 30 et 40. Et c'est sur cette relation, sur ce quellesuscita decomprehension et d'incomprehension, que jevoudrais conclure.

Lameme annec quesa these latine (1898), Berr publia un « Portraitd'un travailleur, Philippe Tamizey deLarroque », essai qu'il republia en 1915,quatre ans apres l'appel aux amies de son manifeste, La Synthese en Histoire,comme lepremier d'une serie d'essais sous le titre L'Histoire traditionnelle et lasynthese historique. lis etaient biographiques et avaient pourbutdecompleterle travail anterieur enpresentant, inconcreto, telles quelles, des notionsque lelivre entierpresenterait philosophiquement. Danscerecueil ilachange letitrequi devient « Analyse et Synthese. Unerudit: Tamizey de Larroque ».

Ladescription deTamizey dans LeCrime de SilvestreBonnardd'AnatoleFrance le presente un peu comme le cousin Pons dc Balzac, quelqu'un quicollectionne les faits, mais qui reste aveugle quant a leur vraie valeur. Tamizcy,cditeurdedocuments et de monuments litteraires du regne de Louis XIII, jus-qu'alors ignore (les lettres deChapelain et Balzac precederent etpreparerent lavoie acelles dePeiresc), etaitdecrit parBerr comme un « irreprochable erudit »qui rcproduisait des documents avec une « exactitude rigoureuse, enenrespec-tant nonseulement le fond, mais 1'orthographe et 1'accentuation meme. »

Malheureusement, etquiconque alu les manuscrits dePeiresc lcsait, cescompliments ne sont absolument pas meriteset etaient peut-etre ironiques.Mais critiquer Tamizey comme eruditn'est pas notre propos ; nous voulonsplutot voirceque Berr en fit.

On nelevoitnulle part mieux que dans sadeclaration ou ilaffirme que« le plus doux compliment qu'on putfaire aTamizey de Larroque, cetaitde lccomparer a Peiresc. » Jccrains dc devoir avouer qu'en cela Berr montra qu'ilnesavait riendc Peiresc. Pourtant,avec cette comparaison, il adoptait lepointdcvuc de1'amateur litteraire, nous pourrions meme dire dc1'antiquaire litte-raire, Tamizey de Larroque, et le projetait retrospectivement sur le penseurhistorique du XVIIC siecle Peiresc. Et c'est ce qui est important. Pourquoi ?Parce que dans son ouvrage de 1911, LaSynthese en histoire, ilnomme le typedetravail represente parTamizey deLarroque non « analyse », mais « Synthese erudite ». Le fait que Berr ignora Peiresc (etaussi, helas, laqualite dutravail deTamizey deLarroque) eutpoureffet laredaction, dans des manuels,dictionnaires, etc.de caricatures de cette « synthese erudite », sousla formede compilation de faits. Or le travail de Peiresc etait bien plus riche.

Tamizey de Larroque vint a representer plusieurs generations dechcr-cheurs francais qui, comme lui, rejetaient la « philosophic de1'histoire, »

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associee al'Allemagne, et permirent « le triomphe et les perfectionnements delerudition, » pour citer LAvenir de la Philosophic de Berr (1899) [418-9].

Ce dont onavait besoin, c'etait de synthese. En fait, le rejet de Berr de1erudition fondatrice minuticuse qu'il attribuait aTamizey de Larroque etaittout a fait conventionnel. En Allemagne regnait aussi partout le dedain desspecialistes cnvers les amateurs locaux ; la, cetait le recit politique qui etaitla science la plus elevee.

A la fin du XIXC siecle, les maitres des sciences auxiliaires ou Hilfswis-senschaften qui, de bien des manieres, etaient les heritiers des antiquaires duXVIPsiecle, etaientconsideres comme uneespece distincte, et non pas commedes historiens. La distinction celebre d'Arnaldo Momigliano entre « 1'histoireancienne et l'antiquaire »,formulee dans des termes herites des XVT et XVIICsiecles, demeuraitvraie a 1'epoque de Berr.

Cela nous ramene au fait que Berr ne comprenait pas etignorait Peiresc,bien qu'il fut pourtant tres bien dispose envers le milieu de Peiresc et Gassendi. Au cccur du travail de Peiresc, ily avait la verification de preuves quipourraient etre utilisees pour etablir les origines de la civilisation europeenne.La ou Berr et tant d'autres ont vu (pour peu qu'ils aient pris lapeine de regar-der) une galcric de curiosit.es de toutes sortes, sinon reunies au hasard, il yadans chaque cas des chemins de recherche suggeres et poursuivis, en partiesinon entitlement, etpar d'autres autant que par Peiresc lui-meme.

En un sens, de meme que 1'histoire de la recherche historique pourraitetre raconr.ee apartir de 1'histoire des differentes sciences auxiliaires, nouspourrions reconsiderer 1'histoire de Gassendi de Peiresc pour identifier lescomptes rendus de la maniere dont Peiresc aetudie les differentes formes depreuves - geographique (cartes), chronologique (la chronologie samaritaineet George Syncellus), numismatique (pieces gauloiscs de Bretagne), epigra-phiquc (grecque et romaine), sphragistique (Charlemagne), diplomatique(Hugues Capet), genealogique (histoire sociale de la Provence), hcraldique(histoire politique de la Provence) et iconographique (gemmes gnostiques)- et les voir comme ledebut de1'histoire moderne. Sicela semble unjugementtrop peremptoire, il suffira dc lire, je pense, un passage de Mabillon quand ilparle de l'art de l'historien en general, et de le considerer comme l'expressiondes pensees privees, non publiees de Peiresc, jusqu a1'engagement religieuxmeme dans lapoursuite de la verite.

Et nous pouvons dire avec Mabillon que la science de 1'histoire, tellequelle fut au debut et telle quelle demeure encore (un siecle apres Berr), est la

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science de laverite. Ou, plusprecisement, lascience dc lapoursuitedesveritessurtoutelagamme deI'experience humaine. Dans cette vaste maison, il nousest devenu facile d'admettre les contributions utiles dc l'cnsemble des sciences

humaines et socialcs dans toute leur variete. Et recemment, aussi, la contributiondes sciences naturelles et biologiques, comme lapaleo-epidemiologie et lapaleo-botanique. Encesens, Berretait un prophetede notre epoque. Pour ledire plus precisement encore : laouBerr etMomigliano envisageaient tous lesdeux laquete delaverite comme l'essence dclatache del'historien, et commeunimperatifsocial aune epoque dedouteradical et meme demisologie, Berrcontinua a elaborer une reflexion philosophique sur la maniere d'identifiercette verite alors que Momigliano retourna, comme adfontes, aux pratiquesdiffamees dcverification destemoins developpees par les antiquaires du XVIICsiecle, comme Peiresc, qu'ildecrivait comme « cetarchetype dc tousles antiquaires. » Mais comprenant mal letype derudition dePeiresc, celle delasynthese de l'antiquaire, Berr n'aurait paspu suivre Momigliano meme s'il 1'avaitvoulu. II maintenait plutot que la Synthese n'avait pas de predecesseur, queson institut et samethode partaientd'unetable rase. Etpourtant, sonpropreheros, Gassendi, etait celui qui avait vu lepouvoir de synthese dans le travailde Peiresc. La Vie dePeiresc, son premiergrand ouvrage historique, encorelargement ignore, estune demonstration decette « synthese antiquaire. »

Et ilestparadoxal devoiraquel point Berr a reconnu toutelapuissancede Gassendi historien. Pendant ces Journees gassendistes de 1953, durant ladiscussion qui suivit les conferences de Koyre et Rochot, qui traitaiententie-rement des contributions philosophique etscientifique deGassendi (bien quelesujet ait ete, de maniere symbolique, « Gassendi savant »), Berr essaya dedeplacer lesujet vers 1'histoire. « Jadis, a un congres, j'ai fait une communication sur Gasscndi historien. II estevident queGassendi aetehistorien avanttout» [1955, 114]. Et a nouveau, cette fois en reponse a laconclusion d'An-toine Adam, Berr, apparemment comme un cheveu sur la soupe, revint a laquestion de Gassendi historien : « Jedisais l'autre jourque, dans uncongres,j'avais fait une communication sur Gassendi historien, et jecrois qu'en effet,son role comme historien des idees, historien de la pensee, a ete tres important, plus important qu'on nepcut le deceler, parce que c'est souvent pardesinfluences vagues, insaisissables, que Gassendi a eteconnu, suivi, estdevenuun maitre » [1955, 173].

Ce que la Synthese de Berr reprcscnte, historiquement parlant, c'est un despremiers efforts pour exploiter lcpouvoir intellectuel des nouvelles sciences socia-

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les qui succedaient aux syndieses derudition du dernier XVIIP, premier XIXCsiecle representees respectivementparXhistoria literaria etIzKulturgescbicbte. Etcelles-ci en rctour suivent les syntheses plus idiosyncrasiques, les encyclopedieset corpus des polymadies du XVTP siecle comme Peiresc et Gassendi.

IIsemble que Berr soitincapable desaisir - ce dontsa mauvaise comprehension de Peiresc est a la fois cause et consequence - qu'il yavait aussi unecertaine logiquc dans ces syntheses precedentes, qu'elles aussi constituaientdes tentatives de coordonner des approches differentes et nouvelles dc laconnaissance, et que cetaient des formes de recherches majeures, et non pasdes entreprises defensives ouperipheriques. Sur labase decettc consideration,toute notre image del'entreprise de larecherche historique engeneral prendun autre aspect, et en particulier la revolution franchise historique du XXCsiecle qui commencaavec Berr.

Jevoudrais conclure parune petite experience que jesperc suggestive. Aquel historicn serait-on enclin d'attribuer la reflexion suivante ?

II utilisa pour cela non pointune tradition frustc, des arguments legcrs, des auteurs troppeu sirs,mais des documents authentiques comme des testaments, des actes dcmanage,des contrats, des vasselages, des privileges ; mais aussi des statues, des tombcaux, desinscriptions, des peintures, des insignes, des monnaies, des sceaux, etc.degageant, ous'employant acequefussent degages, tousles actes danstoutcs archives et touscartu-laires du prince, des eveques, abbes, chapitres, monastcrcs, couvents, de la noblesse etdes particuliers quels qu'ils fussent; aussi dans les statuts, necrologcs, calendricrs deseglises ; et demandant que lui fut decrit tout cequi,dessine, grave, formule dansdeslivres, surdes vetements, des vitraux, des edifices tant sacres queprofanes...

S'agit-il du projet d'histoire totale defini par Braudeldans L'Identitedela France ou de la description par Gassendi de XHistoire deProvence dePeiresc ? Et quel sens cela a-t-il que ceprojet soit en fait celui de Peiresc etnon pas celui de Braudel ?

De la commemoration du 250cmc anniversaire de Gassendi a la commemoration dc son 350cmc, il y a la difference d'un monde a un autre dansla recherche historique francaise. Mais e'est sculement aujourd'hui que nouspouvons voirquecequi sestpasse aetelareinvention, dans un langage scien-tifique different, dece que Gassendi et Peiresc appclaient deleurs vceux pouril y a presquc 400 ans.

GASSENDI ET LA QUESTION DE LTNFINITE COSMIQUE

Jean Seidengart,Universitc Paris-X-Nanterre

Gassendi fut un adversaire autorise des enseignements retrogrades de1'aristotelisme traditionnel. Aussi s'agissait-il pourluidercamenager lechampcomplexe delareflexion philosophique afin d'yintegrer, sans heurts d'aucunesorte, les acquis de la science de son temps ainsi que les enseignements de1'Eglise. Dans cette entreprise hautement synthetique, il etait done inevitable qu'il rencontrat le probleme cosmologique, a une epoque profondementmarquee par1'horrible fin dcBruno, lacondamnation ducopernicianisme etsurtout leproces de Galilee. Nous aborderons done tour a tour lacosmolo-gie de Gassendi et sa construction duconcept d'espace vide et infini, d'ou sedegagera peua peuune conception plus gencrale de1'infini.

I L'infmite cosmique en question dans leDe Universe

Le Syntagmaphilosophicum represents tres certainement a la fois letatdefinitifdc la pensee de Gassendi et letexte ou ilconsacre aux questions cos-mologiques une part importante de ses reflexions. Remarquons tout d'abordque, conformement a sa conception de la methode, le chanoine de Digncprocede du general au particulier. C'est la raison pour laquelle la secondepartie du Syntagma, qui porte essentiellement sur la physique, aborde en toutpremier lieu les questions cosmologiques dans le livre Iqui s'intitule :DeUni-verso etMundo, qui complexus est, seu natura Rerum. Partant d'une definitionnominale de1'univcrs entendu comme ce quienglobe toutes choses et ceendehors de quoi il n'y a rien1, Gassendi passe aussitot en revue lensemble des

1 Gassendi, Syntagma, II,Livre I,c. 1, in Opera omnia, Lyon, 1658,1.1, p.135 : « Principiocum constct nomine Universi intelligi omnia, sive complexum rerum omnium, extraquernnihil est ».

Les styles du savoirDefenseet illustration de la pensee a 1'age classique

Une collection dirigee par Pierre Caye et Sylvie Taussig

Le dix-septieme siecle souffre dc sa majeste : tout en lui semble grand, enparticulier le savoir et la pensee domines par les imposants systemes philo-sophiques et thcologiques. Pourtant, ce siecle n'est pas moins riche que leprecedent en minores inventifs, en experiences de pensee ponctuelles maisfecondes, quistructurent, en tous domaines, le savoir et \zpaideia des homines de fa^on aussi solide et durable que les grandes constructions theoriquesauxquelles noussommes habituellement renvoyes.Les Styles du savoir visent acorriger ceteffet de mirement qui affecte lacomprehension de ce siecle, en insistant surun certain nombre des notions et dctextes oublies, negliges, meconnus qui s'averent pourtant fondamentaux pourlaconstitution des savoirs et des institutions a1'age classique. En republiantdes textes aujourd'hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essaispeu soucieux des frontieres tracecs parles interpretations dominantes, cettecollection se propose ainsi dedessiner les contours d'un « autre » dix-septieme siecle.

GASSENDI ET LA MODERNITE

Edition

par

Sylvie Taussig

Articles traduits

par

Sylvie Taussig

Avec la collaboration de

Ellie Ledoux

Patrice Lucchini

Michel Pellissier

BREPOLS