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Sérgio Campos Matos (Université de Lisbonne) Comment cohabiter avec la perte? Historiographie, conscience historique et politique au Portugal dans le contexte péninsulaire [Publié en castillan: “¿Cómo convivir con la pérdida? Historiografía, conciencia histórica y política en Portugal dentro del contexto peninsular, Carlos Forcadell, Ignacio Peiró y Mercedes Yusta (eds.), El pasado en construcción. Revisionismos históricos en la historiografía contemporánea. Institución Fernando el Católico. Zaragoza, 2015, pp.249-274] On commencera par dessiner une brève perspective comparative du champ historiographique au Portugal et en Espagne, au XIX et XXe siècles. Quelles transformations ce sont développées dans la conscience historique au Portugal, du triomphe de la révolution libérale du XIXe siècle (1834) à l'instauration de la dictature de l'État Nouveau (1933)? On a choisi deux temps dans lesquels la conscience historique a subi de transformations significatives. Dans un premier temps, aux années de 1840-50, les élites des nations péninsulaires issues de sanglantes guerres civiles entre libéraux et absolutistes étaient engagées dans des processus d'édification de l'État-nation, impliquant des projets de modernisation. C’était un temps de rupture avec le passé de l'Ancien Régime, de rupture avec la tradition historique. Herculano, le plus important historien libéral portugais, soutenait la nécessité d'une histoire critique, fondée sur des documents et éloignée des traditions mythiques qui dominaient auparavant sous l'Ancien Régime. Même si les historiens étaient des autodidactes sans formation spécifique, son travail commença à se légitimer à l'aide d’exigences heuristiques et herméneutiques qui différenciaient clairement le récit historique de la littérature et de la rhétorique. Ainsi on comprend le rejet des anciens mythes de fondation. Le second moment va des années 1910 à 1930: c’est le temps de la première République au Portugal (1910-26), suivie d'une réaction conservatrice - la Dictature Militaire (1926-33) et puis l’État Nouveau. Au cours de ces années, un groupe de traditionalistes monarchistes, adversaires de la 1ère République – Les Intégralistes Lusitanniens - esquissaient un diagnostic: l'historiographie d'inspiration 1

Historiographie, conscience historique et politique au Portugal dans le contexte péninsulaire

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Sérgio Campos Matos (Université de Lisbonne)

Comment cohabiter avec la perte? Historiographie, conscience historique et politique au Portugal dans le contexte péninsulaire

[Publié en castillan: “¿Cómo convivir con la pérdida?Historiografía, conciencia histórica y política en Portugal dentro del contexto peninsular, Carlos Forcadell, Ignacio Peiró y Mercedes Yusta (eds.), El pasado en construcción. Revisionismos históricos en la historiografía contemporánea. Institución Fernando el Católico. Zaragoza, 2015, pp.249-274]

On commencera par dessiner une brève perspective comparative du champ historiographique au Portugal et en Espagne, au XIX et XXe siècles. Quelles transformations ce sont développées dans la conscience historique au Portugal, du triomphe de la révolution libérale du XIXe siècle (1834) à l'instauration de la dictature de l'État Nouveau (1933)? On a choisi deux temps dans lesquels la conscience historique a subi de transformations significatives. Dans un premier temps, aux années de 1840-50, les élites des nations péninsulaires issues de sanglantes guerres civiles entre libéraux et absolutistes étaient engagées dans des processus d'édification de l'État-nation, impliquant des projets de modernisation. C’était un temps de rupture avec le passé de l'Ancien Régime, de rupture avec la tradition historique. Herculano, le plus important historien libéral portugais, soutenait la nécessité d'une histoire critique, fondée sur des documents et éloignée des traditions mythiques qui dominaient auparavant sous l'Ancien Régime. Même si les historiens étaient des autodidactes sans formation spécifique, son travail commença à se légitimer à l'aide d’exigences heuristiques et herméneutiques qui différenciaient clairement le récit historique de la littérature et de la rhétorique. Ainsi on comprend le rejet des anciens mythes de fondation. Le second moment va des années 1910 à 1930: c’est le temps de la première République au Portugal (1910-26), suivie d'une réaction conservatrice - la Dictature Militaire (1926-33) et puis l’État Nouveau. Au cours de ces années, un groupe de traditionalistes monarchistes, adversaires de la 1ère République – Les Intégralistes Lusitanniens - esquissaient un diagnostic: l'historiographie d'inspiration

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libérale, marquée par le négativisme, aurait conduit à la crise et à la décadence et aurait dénationalisé les portugais. Ils définissaient tout un programme de révision de l'histoire nationale qu’identifie vérité historique avec apologie de la nation. Références historiographiques de ce courant sont, parmi d’autres, Fustel de Coulanges, Charles Maurras, et l’historien espagnol Antonio Ballesteros. Mais peut-on concevoir un récit canonique traditionnaliste?

D’un moment à un autre: du Portugal de la révolution libérale au Portugal de la dictature de Salazar. Quelles conséquences a eu cette discontinuité dans la conscience historique? Différentes théories de la décadence et de la perte: dans le premier cas, celui du récit libéral, on responsabilisait l'état absolu, le catholicisme de la contre-réforme (surtout l'Inquisition) et l'expansion d’outre-mer. Et dans la narrative traditionnaliste, libéralisme, franc-maçonnerie et démocratie. À une conscience historique menée par l'idée de progrès et qui anticipait un avenir meilleur il s'ensuit une réification du passé dans une utopie rétrospective. Et on déplorait une perte : au-delà de la dégradation causée par la révolution libérale, on déplorait la perte du passé.

Je pourrais formuler ma question par d’autres mots : quelles transformations se sont développées dans la conscience historique au Portugal, de la révolution libérale du XIXe siècle à l'instauration de la dictature de l'État Nouveau, des années de 1840-50, aux décennies de 1910-1930? Les relations avec l'historiographie espagnole et d’autres historiographies européennes seront présentes dans cette approche.

Au milieu, l’affirmation de puissantes tendances de la modernité : la construction de l’état libéral (sous l’influence française), la sécularisation, l’affirmation des sciences humaines, la professionnalisation de l’histoire, avec son introduction au Cours Supérieur de Lettres (1859) et après la création de revues spécialisées. D’un moment à l’autre : du Portugal de la révolution libérale au Portugal de la dictature de Salazar. Une discontinuité historiographique? Peut-on parler d’un programme systématique de révision historique à propos du groupe de traditionnalistes portugais appelés Intégralistes Lusitaniens? 1. Quoi que ce soit, come suggéra Michel 1 La notion de révisionnisme a été importée du vocabulaire politique et on doit à ce propos exprimer quelques préventions. Devant les abus de quelques’ uns de ses usages il faudrait, comme souligne Enzo Traverso, préciser sa signification en

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de Certeau, l’écriture de l’histoire (qu’ au sens plus large est un travail de révision) fait retrouver toujours le présent et le passé. Entre autres raisons parce que

“Nommer les absents de la maison et les introduire dans le langage de la galerie scripturaire, c’est libérer l’appartement pour les vivants, par un acte de communication qui combine à l’absence des vivants dans le langage l’absence des morts dans la maison. Une société se donne ainsi un présent grâce à une écriture historique”2.

En ce sens, le travail d'écriture de l'histoire a quelque chose en commun avec la pratique de l'inhumation, elle rend possible un retour au présent. Elle a une relation avec le deuil, elle peut l’accélérer ou le ralentir. Et on peut concevoir qu'il y a des phases de déni et des phases d'acceptation, des temps de déstabilisation et des temps de stabilisation 3. Ainsi, pourra-ton dire que le temps d’affirmation de la génération des Integralistes, qui coïncide avec la crise de la première République portugaise (1914-1926), fut un temps de déstabilisation et de préparation de la rupture avec la tradition historiographique antérieure ? On le verra.

Précisons d’autres concepts. J’adopterai le concept de conscience historique de Raymond Aron au sens le plus large : c’est «une idée » qui a une collectivité « de ce qui signifient pour elle humanité, civilisation, nation, le passé, l’avenir, les changements auxquels sont soumises à travers les temps les œuvres et les cités »4. Je préfère conscience historique à régime d’historicité  - une relation spécifique avec son passé, présent et futur ; une modalité de conscience de soi d’une communauté5. Pourquoi ? Parce que régime est un concept qui pendant longtemps a été

tenant en compte les contextes spécifiques de son utilisation. En fait il y a un jugement de valeur dans ce mot qui constitue un anathème. Quand on parle de révisionnisme on présuppose souvent une « histoire officielle ». Comme suggère Traverso, parler de révisionnisme renvoie à une « histoire théologisée ». C’est pourquoi il la considère « très problématique et souvent néfaste », Enzo Traverso, Le passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, Ed. La Fabrique, 2005, p. 109 e 119. Une autre perspective en Marnie Hughes-Warrington, Revisionist histories, New York-Abingdon, 20132 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p.141.3 Marnie Hughes-Warrington, Revisionist histories, p.15 e p.90.4 Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1985 (1ª ed., 1961).Où selon Hans-Georg Gadamer : « conscience de l’historicité de tout le présent et de la relativité de toute opinion ». Tout le présent a un passé, tous les points de vue sont relatifs. Notons qu’il y a là un sens autoréflexif de modernité.

5 François Hartog, Regimes d’historicité. Présentisme et experiences du temps, Paris, Seuil, 2003.

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usé pour désigner une instance politique et juridique institutionnalisé. Or en ce qui concerne les relations avec le temps, on sait qu’elles sont très volatiles et que, en un moment donné, coexistent plusieurs attitudes envers le temps. Toutefois, il y a une question qui est commune aux deux concepts: comment les sociétés se mettent en rapport avec leurs passés, leur présents et leurs futurs? Cette question a d’intérêt pour moi quand elle est appliquée au champ historiographique et aux concepts de nation et nationalisme – il y a eu des historicismes nationalistes (historicisme au sens de Karl Popper, des visions du passé qui enveloppent des prévisions du futur).

cultures historiques au Portugal et en Espagne : pour une comparaison

Il’ y a longtemps les historiens ont souligné le parallélisme entre les expériences historiques portugaise et espagnole : presque coïncidence temporelle de l’instauration des premières expériences libérales (1820; 1834), plus tard des dictatures au XXème s. (1923/1926 ; 1933/1936-39) et des transitions envers des régimes démocratiques (1974-76). Mais on peut aussi envisager un parallélisme entre les historiographies espagnole et portugaise6 (je reviendrai sur ce point).

1.Puis, il faut rappeler pas seulement l’unité géographique de la Péninsule Ibérique, mais aussi les diversités régionales qui ont laissé de fortes marques aux mémoires historiques péninsulaires. On dirai qu’il y a eu des tendances centrifuges (par exemple le républicanisme fédéraliste), mais aussi une tendance centripète, centraliste, soulignant l’Hispania comme unité singulière, dotée d’un caractère spécifique. Quelques historiens inscrivaient le destin historique espagnol d’une seule nation dans cette condition géographique. Le Portugal et l’Espagne sont des pays de périphérie, puissances coloniales qui ont perdu son pouvoir au plan international depuis le XVIIème siècle et encore plus évidemment au XIXe siècle, après l’occupation française.

6 Sérgio Campos Matos et David Mota, “Portuguese and Spanish historiographies – proximity and distance”, The Contested Nation. Ethnicity, Class, Religion and Gender in National Histories (Ed. par Stefan Berger e Chris Lorenz), Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2008, pp.339-366.

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2. Il y a eu une conscience hispanique, ibériste, qui a accentué la supposée unité géographique, ethnique, religieuse et linguistique des nations – où de la nation – ibériques. Citons quelques exemples, au XIXème siècle. Pour Juan Cortada (Historia de España, 1841), la séparation de Portugal a été une anomalie. Sinibaldo Mas faisait remonter l’unité politique de l’Ibérie au temps de la domination musulmane. Et Modesto Lafuente associait situation géographique et mission historique dans le monde7. Depuis 1879, le concept de civilisation ibérique, du portugais Oliveira Martins, a exprimé une conscience hispanique - un caractère péninsulaire caractérisé par une exaltation religieuse et l’héroïsme – qui suppose une dualité politique péninsulaire, de différents caractères nationaux, mais aussi une conscience transnationale8.

3. Les conditions de l’écriture de l'histoire ont subi de transformations profondes, dans le passage de la société de l'Ancien Régime à la modernité. La Révolution libérale a introduit une conscience de rupture dans le temps, de discontinuité - Karl Jaspers, a parlé d’un nouveau type de conscience historique en son temps : l’époque présente par opposition aux autres temps, antérieurs à la Révolution Française9. Ainsi un historien libéral portugais, Alexandre Herculano, a vu dans la révolution libérale une rupture avec l’histoire antérieure. Mais les moments de rénovation du point de vue culturel, artistique et historiographique n’ont pas arrivé nécessairement à des moments de rupture politique : rappelons la tradition des études historiques liés à l’Académie des Sciences de Lisbonne, qui a cultivé la recherche et des méthodes heuristiques et herméneutiques modernes. L’historiographie du XIX siècle a subi cette influence.

Mais à cette époque, Pierre Nora a remarqué, les historiens se sont convertis en idéologues de la conscience nationale10. Ce qui faisait partie d’une certaine idée de mission sociale de l’intellectuel et de l’artiste qui appartenait à la République des Lettres au temps du romantisme.

7 Sinibaldo de Mas, A Ibéria, memória em que se provam as vantagens políticas, económicas e sociais da união das duas monarquias peninsulares em uma só nação, 2ªed., Lisboa, 1853 et Mariano Esteban de Vega, “Castilla en la primera historiografia nacional española, 1833-1900”, Alcores, 2011, p.26.8 J.P. Oliveira Martins, Historia de la civilización ibérica (introduction de Sérgio C.Matos), Pamplona, Urgoiti Editores, 2009.9 Karl Jaspers, La situation spirituelle de notre époque (trad. de Jean Ladrière et W.Biemel), Louvain/Paris, E.Nauwelaerts – Desclée de Brouwer, 1952, pp.7-39.10 Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011, p.377.

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Herculano, aussi bien que Lafuente, ont eu l’intention de sortir de la dimension factuelle des événements pour comprendre sa relation, la formation de la nation, les tendances de son évolution.

Aux premiers décennies du XIX circulaient des histoires de Portugal et de l’Espagne d’auteurs français et anglais (v.g. Alphonse Rabbe ou Charles Romey). Et seulement aux années 40 ont été publiés des histoires générales d’un seul auteur de nationalité portugaise ou espagnole. Dans ces narratives historiques le concept de nation devient central comme réfèrent identitaire et sujet collectif (Mariano Esteban, 2002, mimeo. 11), pas seulement à la péninsule.

Au Portugal et en Espagne, après les premières guerres civiles on essaye de construire un modèle d’état centralisé et unitaire, d’inspiration française. Au Portugal, quelques historiens son adeptes du municipalisme et de la décentralisation (Herculano, Pinheiro Chagas) et valorisent les municipalités médiévales comme instrument prédécesseur de la démocratie moderne. Mais pas Modesto Lafuente qui était adepte d’un état centralisé.

D’un autre côté, la tendance à la sécularisation des historiens, des narratives et des programmes scolaires s’approfondi depuis les années 1870. L’histoire devient autonome en ce qui concerne les autorités religieuses et politiques, la majorité des historiens est laïque (et les ecclésiastiques ont restreint leur activité à l’histoire de l’église, et a d’autres aires telles que l’histoire locale)11. L’ historiographie est un office de non spécialité, cultivé par des polygraphes, surtout des hommes des classes moyennes, des employés (65 %), enseignants (40 %) et journalistes (62 %). Beaucoup d'entre eux étaient des auteurs de textes littéraires (romans historiques, drames, poèmes, etc.)12. Aussi en Espagne ils ont été des journalistes et politiques – il y avait peu de clergés. La demande de lecteurs de classes moyennes, c’est agrandie.

La distance par rapport à la théologie, à la philosophie et à la littérature s’approfondit avec Alexandre Herculano et plus tard, en d'autres termes,

11 Paloma Cirujano et alea, Historiografia y nacionalismo español 1834-1868, Madrid, CSIC, 1985, p.47Los Guardianes de la Historia. La historiografía académica de la Restauración, 2ª ed., Zaragoza, Institución Fernando el Católico, 2006.12 Sérgio Campos Matos, Historiografia e memória nacional no Portugal oitocentista (1846-1898), Lisbonne, Edições Colibri, 1998, pp.123-129.

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avec l'histoire positiviste (Teófilo Braga). Même un critique du positivisme comme Oliveira Martins, accusé de fantaisiste et de céder à l'imagination, s'est éloigné en termes critiques du roman historique, bien qu’il acceptait que l'histoire est à la fois science et art.

En ce qui concerne la professionnalisation des historiens, on doit dire qu’il y a eu un relatif retard par rapport à ce qui se passait en Allemagne et en France. Des chaires d’ Histoire à l’ enseignement supérieur ont été introduites en Espagne, à l’ Université de Madrid en 1849 et au Portugal en 1859 au Curso Superior de Letras (en Italie, no Reino da Sardenha e Piemonte, en 1862; en France en 1808, à l'époque napoléonienne). Mais dans les deux pays, le lieu de l'histoire à l'Université a été réduit- il n’y avait que trois chaires d'histoire durant la seconde moitié du XIXe siècle et les séminaires ont été introduits tardivement, déjà au XXème 13 (rappelons que l’Université de Königsberg avait été la première à introduire des séminaires, en 1833). Au Portugal, les premières revues spécialisées en Histoire étaient O Arqueólogo Português (1895) et l’Arquivo Histórico Português (1903-17) tandis qu’en Espagne, La Revista Crítica de Historia y Literatura, dirigée para Rafael Altamira, paraissait en 1895. Mais en Italie, L’Archivio Storico Italiano, le premier périodique qui a publiée à Florence des sources de caractère national était paru en 1841 et en France, la Revue des questions historiques, était parue en 1866. D’un autre côté, la première société vraiment autonome d'historiens, au Portugal a été tardive : la Société Portugaise d’Études Historiques (1911), d'initiative privée, bien que soutenue par l'État. Mais l’Academia Real da História (1720) est antérieure à sa correspondante espagnole (1738, royaume de Philippe V). Elle entra en déclin au milieu du XVIIIe siècle mais ses efforts ont été repris par l’ Academia Real das Ciências (1779). En Italie la Societá Ligure di Storia Patria, a été fondée Génova, em 1858)14. Donc, on peut parler de processus de professionnalisation des historiens lente et tardive aux pays ibériques.

13 Pedro Ruiz Torres, “La Historia en la Universidad de Valencia (1845-1939)”, Discursos sobre la Historia, Valencia Universitat de Valencia, 2000, pp.23 e 41 e João Couveaniro e Hugo Dores “Os estudos históricos”, A Universidade de Lisboa nos séculos XIX e XX (coorden. de Sérgio Campos Matos e Jorge Ramos do Ó), Lisbonne, Tinta da China, 2013, pp. 913-940.14 En France, Guizot a créé la Société de l'histoire de France en 1833 et l'EPHE a été fondée à la fin du II Empire, en 1868. Voir, Ilaria Porciani et Lutz Raphael (Eds.), Atlas of European Historiography. The making of a profession 1800-2005, Londres, Palgrave Macmillan/European Science Foundation, 2010.

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6. Il y a eu une presque coïncidence temporelle entre la diffusion des tendances historiographiques européennes au Portugal et en Espagne au XIXème siècle. Mais il a eu aussi des divergences : par exemple, le krausisme a eu plus d’influence parmi les élites espagnoles ; et le positivisme – surtout à la version de Littré a été importé un peu plus tôt au Portugal (en 1865, tandis qu’en Espagne en 1875). L’historiographie libérale a seulement eu son moment d’affirmation et elle a créé son public bien après l’instauration du régime libéral au Portugal et en Espagne (1834). L’ História de Portugal de Herculano (1846-53) et l’Historia de Espãna de Modesto Lafuente (1850-67) ont été publiées un peu plus tard, ce qui montre qu’il y a eu un temps de recherche, de maturation et d’écriture. Mais la création d’un publique avait été menée avant, a travers la presse périodique et le roman historique. Il y a eu un décalage entre événements politiques, transformation sociale et registre de mémoire historique. Mais il y a eu une différence significative entre les deux pays. Au Portugal, une influente historiographie d’ inspiration traditionnaliste ne s’est affirmé qu’au début du XXème siècle, en réaction à la République instaurée en 1910. Elle a devancé le tournant politique de 1926, le coup militaire qui a instauré la dictature militaire et la coupure à la tradition libérale. Tandis qu’en Espagne il y a eu plusieurs historiens antilibéraux au XIX ème siècle. Un autre exemple de décalage entre les historiographies péninsulaires et d’autres historiographies : la diffusion au Portugal et en Espagne de l’historiographie liée aux Annales n’est arrivée qu’après la II Guerre Mondiale ; et les interprétations marxistes de l’histoire surtout aux années 50-60.

On doit noter encore la coïncidence d’un mythe de fondation : Túbal, petit-fils de Noé (mais cette traditions légendaire a vite entré en déclin au XIXème siècle) des traditions providentialistes du miracle d’ Ourique  où de Santiago  et plusieurs personnalités historiques communes : Viriato, Filipe II et ses descendants. Et la persistance de l'identification des portugais avec les Lusitaniens (Celtes) et des Espagnols avec les Goths.

Ainsi qu’au Portugal l’a fait Herculano, en Espagne, le plus influent historien national, Modesto Lafuente a ignoré des vieilles traditions, quelques unes encore en vogue au XIXème15. Des deux côtés de la 15 José Alvarez Junco et Gregorio de la Fuente Monge, “La evolución del relato histórico”, Las Historias de España. Visiones del pasado y construcción de

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frontière, on a idéalisé un caractère national en partie commun : héroïsme, l’amour de l’Independence, amour de la liberté, résistance contre les occupations étrangères, bravoure, sens de l'honneur, mais aussi détachement de travailler, tout ça dans une vision essentialiste16. Les historiens ont remarqué le caractère historiciste du libéralisme au Portugal ainsi qu’en Espagne, l’appelé Constitutionnalisme historique  - l’importance des cortes et des ayuntamientos (communes ; municipalités), des fueros municipales, des anciennes lois de la nation – la supposée constitution historique ou lois fondamentales au Portugal, c’est-à-dire, la relevance d’une tradition de mémoire historique dans la légitimation des régimes libéraux. Et la Reconquista a été conçue comme grand mouvement de construction nationale, associée, parfois au mythe de la croisade.

Un topique a particulièrement obsédé les cultures historiques péninsulaires: la décadence (plus précoce au Portugal). Les historiographies péninsulaires ont développé deux interprétations bien différentes à ce sujet, voir opposées : 1. la théorie des trois siècles de décadence des peuples péninsulaires. Le poète portugais Antero de Quental à exposé cette théorie dans un texte très influent, Causas da decadência dos povos peninsulares (1871). En fait, elle n´était pas nouvelle, puisque les premiers libéraux avaient déjà soutenu ces idées. Mais Antero la systématisa en trois causes : despotisme, fanatisme religieux (Inquisition, expulsion des juifs) et expansion en outre-mer 17. D’un autre côté, la théorie de Menéndez Pelayo était bien différente18: la grandeur de l’Espagne se fondait dans la défense de la foi catholique comme essence de la nation et de la monarchie traditionnelle d’Ancien Régime (des rois Catholiques et des Austrias ). La décadence aurait été conséquence des défaites militaires, mais surtout de l’action de ceux qui avaient rompu avec l’unité chrétienne : anglicans, protestants, la France identidad, História de España (dir. de J. Fontana y R.Villares), vol.12, Madrid, Crítica/Marcial Pons, 2013, p. 266.16 Roberto López-Vela, « De Numancia a Zaragoza », La construcción de las historias de España ed. R.Garcia Cárcel, Madrid, 2004, p.213.17 Lafuente avait un point de vue très critique au sujet de l'Inquisition et l'expulsion des Juifs, mais efface le passif des rois dans les politiques adoptées à cet égard. Voir Mariano Esteban de Vega, “Castilla y España en la Historia General de Modesto Lafuente “, Alma de España ? Castilla en las interpretaciones del pasado español (Antonio Morales et Mariano Esteban eds), Madrid, Marcial Pons, 2005, pp.118-121.18 Menendez Pelayo, “Brindis del retiro”, Estudios y discursos de crítica histórica y literaria (Ed. E. Sánchez Reyes), vol.III, Santander, Aldus S.A., 1941 (1881), p.385-386.

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des Bourbons 19. Pour beaucoup d’auteurs traditionnalistes20 le déclin de l’Espagne avait commencé au XVIIIème siècle avec la diffusion des idées des lumières et le despotisme éclairé. Aussi pour les traditionnalistes portugais.

Parmi ceux-ci, Il y eut ceux qui ont nié la propre décadence. Mais surtout on cherchait à nier que le XVIIe siècle eut été une époque de décadence, comme avait bien souligné l'historiographie libérale et, aux années 20 l'essayiste António Sérgio21. Pour les traditionnalistes, le XVIIe siècle était l'époque de l'influence du néo-thomisme et de la deuxième scolastique, ainsi que les restrictions aux excès du pouvoir despotique de monarchie ibérique. C’était par excellence « le siècle de la culture portugaise »22. Ce qui impliquait une révision historique de la fonction du Tribunal de l'Inquisition - maintenant vu très positivement comme un facteur d'unité et de purification nationale contre les hérésies – de la compagnie de Jésus, de l’ église de la Contre-Réforme et de l'action des rois qui avaient expulsé les Juifs et introduit l’ l'Inquisition (D. João III).

La décadence est une théorie de déviation historique associée a un sentiment de perte, de retard en relation avec les autres nations de l’Europe occidentale - France et Angleterre - et liée à un « complexe de singularité » (Andrés-Gallego) , un « complexe d’insularité », selon Jover Zamora23 - sentiment de singularité, de vivre en marge - nées des défaites de 1648-1654. Par contre, les grandes découvertes ont été considérées comme une grande épopée de conquête d’Amérique, inspirée para la Providence (Lafuente). En fait, Lafuente associait Peuple, catholicisme et

19 José Andrés-Gallego, “El problema (y la posibilidad) de entender la Historia de España », Historia de la historiografia española, Madrid, Ed. Encuentro, 1999, p.303.20 J Sáinz Rodriguez, Evolución de las ideas sobre la decadencia española, Madrid, Atlantida, 1925 où Ricardo Arco y Garay, La idea de Imperio en la política y la literatura española, 1942 apud Jose Alvarez Junco et Gregorio de la Fuente Monge, Op.cit, p. 369 e Carolyn Boyd, “Los textos escolares”, Historias de España. Visiones del pasado y construcción de identidad, História de España (dir. de J. Fontana y R.Villares), vol.12, p.525.21 António Sérgio, “O Reino cadaversoso ou o problema da cultura em Portugal”, Ensaios II,Lisbonne, Sá da Costa, 1977 (texte de 1926), pp.27-57. Pour la thèse traditionnaliste voir Manuel Múrias, O Seiscentismo em Portugal, Lisbonne, [s.n.], 1923, p.21. Ce qui donnerait lieu a une polémique entre le intégraliste Manuel Múrias et le rationaliste António Sérgio. 22 António Sardinha, “O século XVII”, Lusitânia, fasc. I, vol.II, Set. 1924, p.57.23 J.M.Jover Zamora, Historiadores españoles de nuestro siglo, Madrid, Real Academia de Historia, 1999, p.309.

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monarchie. Pourtant il reconnait, les excès commis par les espagnols au plan moral et aussi quelque incapacité de profiter des richesses américaines. Et l’incapacité de l’Espagne a intégrer les portugais dans la nation, dans la monarchie (thèse soutenue par presque tous les historiens espagnols du XIX è)24. Il faut dire que les autres ont aussi été responsabilisés pour la décadence: français et anglais (aussi il y eu aussi des portugais critiques de l’alliance luso-britannique).

Souvent la décadence s’est prolongée jusqu’aux temps les plus récents, en relation avec un sentiment de crise. Mais la relation avec l’histoire contemporaine n’a pas été linéaire. Et pendant l'État Nouveau de Salazar très peu souvent elle a été cultivée à l’Université. Associée à la politique et au journalisme elle était considérée impure. L’intérêt pour le contemporain a été cultivé plutôt en Espagne par des historiens liés à la dictature25.

Comme on voit, Il’ y a eu plusieurs narratives historiques nationales et difficilement peut-on parler d’une narrative canonique, une master-narrative. En plus on doit noter la complexité du cas espagnol : des historiens catalans (v.g. Victor Balaguer, Antonio Bofarull) voyaient dans l’union de tous les espagnols sous un même état un facteur de décadence, depuis les Rois Catholiques jusqu’aux Bourbons.

Peut-on parler d’une spécificité des historiographies péninsulaires? Je le crois bien. D’un côté, de puissants historicismes nationalistes dans les cultures historiques péninsulaires, associés à la forte présence de nationalismes rétrospectifs26 et rhétoriques, surtout aux années 40 et jusqu’ aux années 60 du XXe siècle. D’un autre le sentiment de perte : perte du Brésil et des colonies espagnoles, perte de pouvoir dans la scène internationale. Comment pouvait-on construire une contre-narrative en opposition à la légende noire ? Un exemple a été l’História da Civilização Ibérica (1879), d’Oliviera Martins. Au lieu de fanatisme et superstition il a parlé d’ « exaltation religieuse et héroïsme » du génie péninsulaire.

24 Lopez-Vela, Op.cit., p.257.25 Ignacio Peiró Martín, Historiadores en España. Historia de la Historia y memoria de la profesión, Zaragoza, Prensas de la Universidad de Zaragoza, 2013, p.195.26 J.M.Jover Zamora, “Caracteres dele nacionalismo español 1854-1874”, Zona Abierta, nº31, 1984, pp.1-22.

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Deux moments dans la révision de l'histoire du Portugal

Dans un premier temps, aux années de 1840-50, les nations péninsulaires issues de sanglantes guerres civiles entre libéraux et absolutistes engagées dans des processus d'édification de l'État-nation, impliquant des projets de modernisation. C’était un temps de coupure avec le passé de l'Ancien Régime, de coupure avec la tradition historique. Toutefois, on n’employait pas l’expression révision du passé où de l’histoire. Héritier de la tradition de savoir de ll’Académie des Sciences de Lisbonne, Herculano, le plus important historien libéral portugais, soutenait la nécessité d'une histoire critique, fondée sur des documents et éloignée des traditions mythiques qui dominaient dans l'ancien régime auparavant. Mais Herculano avait commencé son activité comme romancier, poète et journaliste ; seulement à un deuxième moment devient-il historien, venu de lire Thierry et Guizot, mais aussi de l’historiographie allemande. Herculano a critiqué l’histoire fabuleuse qui continuait à diffuser des mythes (Ourique, Túbal, Lusitaniens). Il fondait les bases pour l’autonomie de l’histoire envers les pouvoirs instituées. Son intention nacionalisatrice se basait sur l'émergence d'un nouveau pouvoir, une rationalité sécularisée fondée sur les concepts de patrie, nation et progrès. Mais quelques traditions mythiques inventées au XVIIème siècle ont résisté: les supposés Cortes de Lamego que le premier roi portugais (Afonso Henriques) aurait réuni en 1143 avec les représentants des trois états, où la conjecturée École de Sagres où on disait que les marins portugais se préparaient pour les voyages d’outremer. Cependant, son interprétation de Portugal est restée : une légitimité rationnelle devait remplacer une légitimité traditionnelle, dynastique.

Herculano a interrompu son Histoire du Portugal à la fin du XIIIe siècle pour se consacrer à História da origem e estabelecimento da Inquisição em Portugal, travail d'intentionnalité pragmatique et politique, où il voulait identifier les causes et les conséquences de l'action de l’Inquisition (Tribunal du Santo Ofício) sur la société portugaise du XVIème siècle. Il n'y a eu au Portugal, aucune œuvre alternative à ce travail – aucune version apologétique de l'Inquisition venue du champ catholique et conservateur. Il n’y a eu au Portugal du XIXème siècle aucun historien traditionaliste catholique de la stature d'un Menendez Pelayo en Espagne.

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Au temps d’Herculano et après lui, les historiens continuaient à être des autodidactes, sans formation spécifique, mais son travail se légitimait à l'aide d’exigences heuristiques et herméneutiques qui différenciaient clairement le récit historique de la littérature et de la rhétorique. Ainsi on comprend le rejet des anciens mythes de fondation. Mais si bien on pourra définir une théorie libérale de l’histoire portugaise, on peut difficilement concevoir un récit canonique libéral27.

Le temps du traditionalisme

La première République portugaise établie en octobre 1910 suscita contra soi divers secteurs sociaux et politiques, des milieux ouvriers influencés par l’arnaque-syndicalisme, des monarchistes hors du pouvoir ou de jeunes intellectuels formés à l’Université de Coimbra. Parmi ces derniers, António Sardinha qui avait sympathisé avec le républicanisme, devient rapidement un des plus forts critiques du nouveau régime. Événement marquant a été la publication de la revue intégraliste portugaise Nação Portuguesa (1914-1938). Sardinha, maître de l’appelé Integralismo Lusitano a eu une place décisive dans la construction de la narrative conservatrice. Les integralistes étaient des royalistes, traditionalistes et défenseurs d'un état décentralisé. Comme Jacques Maritain ils se considéraient “antimodernes” et “ultra-modernes”28. Sardinha était un critique contondant de la démocratie et de l’individualisme qu’il considérait dissolvant. Il responsabilisait le système libéral et, en particulier, le récit historique libéral existant par la crise, la décadence et l’état de dénationalisation de la société portugaise 29 (notons qu'il a exposé ses idées au moment de la première République, héritière du paradigme libéral qui a promulgué la séparation de l'église de l'État). Il voyait sa génération comme une génération du « rachat», et s’érigeai en maître du groupe30.

Il partait de l’'idée qu'il y avait eu une coupure dans la tradition nationale portugaise avec le marquis de Pombal et surtout avec la

27 Parmi les historiens, il y a eu des divergences significatives sur des topiques si significatifs que les mythes de fondation, la fonction des cortes médiévales, ou l’ action politique du Marquis de Pombal.28 A.Sardinha, Ao ritmo da ampulheta, Lisbonne, “Lvmen”, 1925, p.XII.29 Id., “A prol do comum...”. Doutrina e história, Lisbonne, Livararia Ferin, 1934,p.14230 Id., “Testemunho de uma geração”, Idem, pp.3-20

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révolution libérale de 1820 (mais cette idée a beaucoup influencé la formation des nations modernes au XIX ème siècle31, on la trouve, par exemple, dans l’œuvre d’ Herculano en ce qui concerne la période qui commence par la mise en place du régime libéral à la suite de la guerre civile en 1834). Il n'est pas surprenant qu’il ait consacré une attention particulière à la réhabilitation des rois de la dynastie de Bragance comme Jean IV, Jean V et Jean VI – les deux derniers particulièrement maudits par l'historiographie libérale. D'où son insistance sur la nécessité de bâtir une nouvelle histoire du Portugal et un programme doctrinaire systématique de révision de l'histoire nationale: « Un nécessaire travail de révision s’impose - une sorte de bréviaire de corrections ou erratas, dans lesquelles s’instruira le procès des diverses légendes noires qui dépriment le visage auguste de notre Passé. Dans le but de montrer le Portugal, principalement comme une personnalité morale, qui s'étend dans l'espace et le temps, unique et continue, cette Histoire à faire sans tomber dans des détails excessifs ne doit aussi oublier la révision correspondante des jugements et des concepts préconçus... » 32

Invoquant cette intention de réviser et « dépurer » un récit qu’il considérait corrompu par les préjugés du libéralisme, Sardinha se réclamait souvent de l'autorité de Fustel de Coulanges (aussi très appelé par Charles Maurras e par l’Action Française). Aussi Fustel avait été un critique des historiens libéraux Thierry et Guizot. Sardinha le citait abondamment pour disqualifier l'historiographie partisane du XIXe siècle:

“Nos historiens depuis cinquante ans ont été des hommes de parti. Si sincères qu’ils fussent, si impartiaux qu’ils se crussent être, ils obéissaient à l’une ou l’autre des opinions politiques qui nous divisent (…).Notre histoire rassemblait à nos assemblées législatives : on y distinguait une droite, une gauche, des centres. C’était un champ clos, où les opinions luttaient. Écrire l’histoire (…) était une façon de travailler pour un parti et de combattre un adversaire. L’histoire est ainsi devenue chez nous une sorte de guerre civile en permanence. Ce qu’elle nous a appris, c’est surtout à nous haire les uns et les autres. Quoi qu’elle fit, elle attaquait toujours la France par quelque côté »33.

31 Guilhermo Sermeño Padilla, La cultura moderna de la historia. Una aproximación teórica e historiográfica, México, El Colégio de México, 2010, p.60.32 A.Sardinha, “Questões de história”, Nação Portuguesa, II série, nº5, 1922, p.234. Sardinha a coupé quelques phrases et mots.33 Fustel de Coulanges, “De la manière d’écrire l’histoire en France et en Allemagne depuis cinquante ans », Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas de Fustel de Coulanges, Paris, PUF, 1988, pp.384-385. Citado por A. Sardinha em “Questões de história”, Nação Portuguesa, II série, nº5, 1922, p. 233.

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Sardinha - et d’autres auteurs traditionalistes comme Alfredo Pimenta - réclamaient la nécessité de l'impartialité de l’histoire et du regard sur le passé dans sa différence spécifique comme un moyen de légitimer son intention de réviser l’histoire. En plus il préconisait une histoire synthétique, dénudée d’excès d'érudition (a son avis ce n’était pas le cas de l’ História de Portugal (1922) de Fortunato de Almeida, un catholique conservateur, qui avait aussi écrit une História da Igreja em Portugal). Charles Maurras, lui aussi se préoccupera avec l’utilité, le caractère pragmatique de l’histoire dans une intention de médiatisation et de vulgarisation de l’histoire. À ce propos, pour Sardinha, un exemple à suivre serait la « splendide »   Historia de España de Antonio Ballesteros, un vaste ouvrage publié à partir de 1919, marquée par une lecture conservatrice et essentialiste de l'histoire espagnole, une orientation castellanaise, ouvertement éloignée du « libéralisme progressiste »34.Il est à noter que le diagnostic critique de la société portugaise comme «dénationalisée  » n'était pas spécifique du traditionalisme monarchique. En fait, au champ républicain on rencontre plusieurs intellectuels qui à l'époque considéraient ce topique un problème à éradiquer. C’était le cas de Rafael Altamira en Espagne et des collaborateurs de l’ association culturelle Renascença Portuguesa au Portugal : Teixeira de Pascoaes, Jaime Cortesão et Augusto Casimiro. Mais ce diagnostic justifiait de différents programmes doctrinaires envisageant la résurgence nationale. Bien sûr, Sardinha et ses amis avaient pris leurs distances envers l'interprétation libérale et l'histoire séculaire nationale.

Au début de 1923, Sardinha se vantait soi-même et aux intégralistes d’avoir “restitué Portugal à l’intégrité de sa conscience historique, au sentiment endormi de sa réalité éternelle comme patrie” (notons par ailleurs, l'utilisation de ce concept de conscience historique, pas très habituel dans la culture portugaise de l’époque)35. Nous savons que, peu avant de mourir, Sardinha avait l'intention d'écrire une histoire du Portugal alternative. Il a écrit un plan de ce travail que la Nação Portuguesa a publié

34 Gonzalo Pasamar, “La Historias de España a lo largo del siglo XX”, La construcción de las historias de España (ed. R.Garcia Cárcel), Madrid, 2004, pp.317-319. A História de España de Ballesteros a eu una reception très favorable à la Revista de História dirigée par Fidelino de Figueiredo: cf. nº 15, 1916, pp.311-312.35 A.Sardinha , Ao ritmo da ampulheta, Crítica e doutrina, Lisboa, Lvmen, 1925, p.XIII.

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après sa mort36. L’ História de Portugal (1940) de son ami et admirateur João Ameal est peut-être la plus proche de son projet jamais concrétisé. Sardinha est mort au début de 1925, un an avant l'instauration de la dictature. Et le travail de João Ameal n’a été publié qu’en 1940, lors des célébrations du centenaire de la double fondation de l’indépendance (1140) et la restauration de l'indépendance (1640).

Il est à noter que l'intention de relire le passé n'était pas exclusive des intégralistes. Aussi des catholiques conservateurs ont déclaré cette intention révisionniste. Il convient de noter, pour tous, Manuel Gonçalves Cerejeira, professeur à l'Université de Coimbra et futur Patriarche (1929-71) que, en 1924, a soutenu cet « examen critique du passé », en cherchent « un avenir meilleur, à travers la réaction contre les principes anarchiques de la révolution »37. Et en ce qui concerne l'explication de l'indépendance du Portugal, de croire dans le résumé de son cours d'histoire à l'Université de Coimbra (Portugal), Cerejeira accordait une attention particulière à l'examen de la thèse « estrangeirista » de António Sérgio et à la théorie de l’ hasard Oliveira Martins (surtout son concept de nation de ce dernier), en opposant à ces interprétations l’idée selon laquelle la nation serait le produit de l'action des rois –coïncidant ici avec Fortunato de Almeida 38. Déjà en 1932, trois ans après la mort de Fortunato de Almeida, un intégraliste comme Caetano Beirão a reconnu la valeur de l’histoire du Portugal de cet auteur catholique : il aurait « comblé une lacune honteuse ». Il faisait allusion, bien sûr, à l'absence d'un récit traditionaliste, alternatif à l'historiographie libérale. Il le considérait comme un "travail consciencieux, calme, objective, documenté (...)”, opposé aux préjugés et aux déformations libérales. Mais il reprenait une critique que António Sardinha avait dirigé les travaux de Fortunato – «parfois trop superficiel » et surtout il n’était pas d’accord avec l’interprétation que celui-ci développait du royaume de D.Miguel, puisque Caetano Beirão était apologiste de ce monarque contre D. Pedro39. Comme on voit, dans le champ traditionaliste il n’y avait pas d’unanimité concernant le passé 36 Id., “Questões de história”, Nação Portuguesa, II série, nº5, 1922, p. 233.37 Manuel Gonçalves Cerejeira, A Igreja e o pensamento contemporâneo I, 3ª ed., Coimbra, Coimbra Ed., 1930 (1924), apud Luís Bigotte Chorão, A crise da República e a Ditadura Militar, Lisboa,Sextante Ed., 2009, pp.54-55.38 Fernando Falcão Machado, Idem, p.62 e Fortunato de Almeida, História de Portugal, t.I, Coimbra, Ed. do Autor, 1927, pp.XVI-XVII.39 Caetano Beirão, “O problema da sucessão do rei D.João VI na História de Portugal do Sr. Fortunato de Almeida”, Nação Portuguesa, vol.VII, fasc. II, 1932, pp.81 e ss.

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récent : la légitimité ou non de D. Miguel (monarque absolutiste en 1828) et D. Pedro (monarque libéral) a continué de diviser les monarchistes.

Rappelons que la Dictature Militaire (avec Salazar, comme ministre des Finances depuis 1928) avait adopté un concept normatif de l'histoire de la nation, appliquée à l'école secondaire, un contrôle de la mémoire historique à cultiver parmi la population des lycées. On imposait un concept d'histoire apologétique, sous l’influx d’une idée épique et triomphaliste. Il devenait impératif louer tous les exploits qui exprimaient “effort de la nation et l’autorité des valeurs de la famille, de la foi, fermeté du gouvernement, respect de la hiérarchie et Culture littéraire et scientifique ». En revanche, tout ce qui représentait « dissolution nationale » et « affaiblissement de la confiance à l'avenir » devrait être censuré40. La confiance à l’avenir s’identifiait avec la confiance au progrès, mais un progrès commandé para l’état autoritaire. En Espagne, la loi du 20 Septembre de 1938 prescrit un programme très proche de celui-là: « l’enlèvement définitif du pessimisme anti-hispanique et extranjerizante fils de la odieuse et mensongère légende noire (« la definitiva extirpación del

·pesimismo anti-hispánico y extranjerisante, hijo de la apostasía y de la odiosa y.

mendaz leyenda negra ”)41.Ce programme de contrôle du passé en opposition à l'historiographie

libérale - et spécialement en opposition à Oliveira Martins - a été appuyé par les rédacteurs de la revue Nation portugaise. Un traditionaliste catholique et idéologue de l' l'État Nouveau, Quirino de Jésus, a souligné le lieu de l'histoire dans la construction du consensus national et dans l'enceinte du « nationalisme portugais » de la dictature comme un système qui garantirait la « marche de la civilisation romaine-chrétienne»: « s'approprier de tout ce qui est harmoniquement utilisable dans l'histoire, dans le domaine de la politique et dans la raison progressive pour une coordination de forces qui représente la Nation unie dans l'action imposée par sa destination 42. Ce programme sera réalisé par les historiens qui ont soutenu la dictature de : l'État Nouveau, Alfredo Pimenta, Caetano Beirão et João Ameal.

40 Decreto nº 21 103, Diário do Governo, nº89, 15-04-1932, p.62541 “Jefatura del Estado. Ley” [23-09-1938], Boletin Oficial del Estado, nº85, 23-09-1938, p.138542 Quirino de Jesus, Nacionalismo português, Porto, Empresa Ind. Gráfica do Porto, 1932, p.62.

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En Espagne, en 1912, le jésuite Garcia Villada avait prescrit : « Point de dénégations de notre passé, qu’au fond sont un crime contre la mère-patrie » (il était connu et cité au Portugal para Alfredo Pimenta)43. Et en 1920, le professeur et historien catholique et jésuite Enrique Herrera Oria, préoccupé avec le problème de la formation religieuse des jeunes considérait que « pas tout ce qui est vrai doit se savoir », les faits que pourraient menacer les vérités « substantielles de la religion”44.

En 1935, Alfredo Pimenta adopterait une position idéologique coïncidente avec celle-là : “dans l'histoire du Portugal est vrai tout que glorifie la Nation portugaise; c’est faux tout ce qui la déprime, la diminue, l’énerve, la discrédite”. En d'autres termes, seulement était légitime la vérité nationaliste. Comment se justifiait cette attitude manifestement partielle? Elle se justifiait par la priorité que s'accordait à un concept apologétique de nation. C’était aussi la position de Charles Maurras. Maurras avait dénoncé “l’œuvre pernicieuse de l’école libérale” et avait qualifié la science de nationaliste et le nationalisme de scientifique45.

Pimenta se déclarait adepte de la connaissance historique comme processus objectif (en contraste avec le processus subjectif, qu’il associait à l'histoire-roman). Mais au lieu de Maurras il n’admettait pas que l'histoire était une science, car il était convaincu que "la vérité en dehors de la révélation n'existe pas". Par conséquent, la vérité ne pourrait être que simplement relative. Il suivait « la vérité qui sert ma patrie et non celle qui peut la nuire ou diminuer »46. D’un supposé relativisme historique il déduisait la nécessité d’une histoire apologétique.

Ainsi on comprend qu’il reconnaisse la valeur instrumentale de traditions providentialistes et patriotiques comme le miracle de Ourique ou les Cortes de Lamego. Mais Pimenta allait plus loin : il disait qu’il n’était séduit que par l'histoire médiévale jusqu'à la fin du XIVe siècle (première dynastie portugaise). Par la suite, l'histoire deviendrait de plus

43 « Nada de negaciones de nuestro passado, que en el fondo, son un crimen contra la madre patria  », Como se aprende a trabajar cientificamente, Barcelona, Tip. Catolica, 1912 § 4 et Alfredo Pimenta, Subsídios para a História de Portugal (textos & juízos críticos), Lisboa, Ed. Europa, 1937, p.297.44 “No todo lo que es verdad debe saberse” cité par Carolin Boyd, “Los textos escolares”, Historia de España (dir. J.Fontana y R.Villares), vol.12, p.49245 François Hartog, Op.cit, pp.170-171.46 Alfredo Pimenta, Novos estudos filosóficos e críticos, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1930, p.106.

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en plus journalisme, une opinion qui a été très répandue à l'époque de la dictature de Salazar au Portugal.

Alfredo Pimenta divergeai de la position d’ Herculano qui avait oublié le miracle de Ourique (ce que avait motivé la critique des traditionalistes catholiques et une controverse prolongée). Pimenta arrive à affirmer:

« Aujourd'hui, aucune personne de bon sens ne met en doute l'existence des miracles. Le miracle – intervention exceptionnelle de Dieu dans les choses de la nature, afin de produire certains effets que ne sont pas dans quoi que ce soit les travaux de même nature – le miracle est un phénomène scientifiquement examiné. Le miracle de Ourique, c'est-à-dire, l'apparition du Christ à Afonso Henriques était-elle possible ? Absolument. Il y a des preuves historiques du fait ? Non, jusqu'à présent. Mais de l’absence de preuves historiques du fait on ne peut pas conclure qu'il s'agit d'une illusion. (...) Où Herculano se trompa, se fut quand il l’a appelé de fable, tradition absurde – pourquoi, s'il n’est pas démontré historiquement, que c’était une fable? (...) La vérité est que Herculano ne démontre pas que le miracle d’Ourique na pas existé, en l’appelant des noms, les nomes qu’il appelle pendant la polémique célèbre. La seule position légitime pour un homme de science est la confession de son ignorance « (mon soulignement)»47.

En réadmettant la possibilité du miracle d’Ourique on rétrogradait à un moment et à une relation avec les traditions mythiques non seulement avant l'histoire du Portugal d'Herculano, mais avant l’Académie des Sciences de Lisbonne, où un historien comme João Pedro Ribeiro, au début du XIXe siècle, avait douté de sa vérité. La révision traditionnaliste de l'histoire conduisait à une position providentialiste nuancée par l'abstention en ce qui concerne la reconnaissance du vrai ou pas vrai dans l'histoire. En Espagne, des auteurs catholiques de livres scolaires comme Merry y Colón (professeur à l’Université de Sevilla, auteur d’un Compendio de la Historia de España), incluait aussi à la narrative historique des heros mythiques : le Cid, Túbal, Santiago, l’apparition de la Virgen del Pilar48.

A cette époque, contre la dénationalisation libérale et martinienne, contre la déformation, le « poison », le « crime » ; contre les historiens « dénationalisés » et « corrompus » un professeur nationaliste portugais a

47 Alfredo Pimenta, Estudos filosóficos e críticos, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1930, 194-195.48 Carolyn Boyd, Op.cit., pp. 492-493.

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proposé la réhabilitation nationale49 - reprendre le fil de l'histoire, reprendre la tradition. Une autre expression de cette tendance était João Ameal, un des historiens officiels les plus représentatifs de. L’ l'État Nouveau. Il suivait un critère de périodisation linéaire centré sur les dynasties et les règnes et estimait qu’ "historiciser est juger (...) au nom des vérités universelles et éternelles dont les Portugais ont su être apôtres insurmontables"50. Il se manifestait contre la falsification (contrefaçon) et la corruption du passé. Ameal faisait allusion, bien sûr, au récit libéral et, surtout, à la lecture martinienne de l'histoire du Portugal:

"avec une sorte de sadisme négativiste et démolisseur (...) on a défait l'histoire du Portugal ». «Les raisons profondes de notre voyage de peuple croyant et guerrier ont étés répudiés ou mises en doute. L’œuvre d’apostolat a été transformée en œuvre de cupidité et pillage. Les figures des rois étaient rebaissées avec rancœur méchante. La vie d'une nation qui devrait être expliquée à la lumière de l'Évangile, des itinéraires et des chroniques – a été écrite à la lumière de la Déclaration des Droits de L'Homme ou de la théorie du matérialisme historique"51.

Pour Ameal, comme pour Rodrigues Cavalheiro ou Alfredo Pimenta, Oliveira Martins avait été l'expression suprême de la négation et la distorsion de la nation et de son histoire. Alternativement, João Ameal construit une version épique du passé national axé sur l'action nationale des principaux héros et rois, toujours identifiés avec le peuple qui n'est rien d'autre qu'une toile de fond. En certaine mesure, il réadmet la plausibilité de traditions mythiques prérévolutionnaires: l'identification entre portugais et Lusitaniens ou la tradition d'Ourique. L'acceptation de l'ascendance lusitanienne est comprise comme idée-force adoptée depuis le XVe siècle, qui en même temps, serait « un symptôme – une sorte de plébiscite national ». Également en ce qui concerne la tradition providentialiste d’Ourique, sans nier l'authenticité de l'apparition, Ameal laisse ouverte sa possibilité. D’ailleurs - et nous l'avons vu plus haut - Alfredo Pimenta, se référant à l'impossibilité de trouver des éléments de preuve pour refuser la véracité du miracle de Ourique52 . On notera par ailleurs que le facteur religieux est souvent présent pour expliquer des moments importants dans

49 Américo Pires de Lima, Assim era ensinada a História... Sep. de Ocidente, vol.X, Lisboa, Ed. Império, 194050 João Ameal, História de Portugal, 2ª ed., Porto, Liv. Tavares Martins, 1962 (1ª ed., 1940), p.X51 Id. Idem, pp. XI-XII52 Elementos de História de Portugal, 2ème ed., Lisbonne , Empresa Nac. de Publicidade, 1935, p.14 et pp.60-61.

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l'histoire du Portugal – c’ est cas de découvertes et de l'expansion portugaise outre-mer 53. Un autre aspect intéressant de remarquer dans cette de stratégie narrative est la qualification de la musulmans de Tanger, en 1438 (au moment de la conquête de tentative de la ville) comme des sauvages54.

Cependant, cette stratégie narrative nationaliste et exclusiviste n’a pas réuni pas l'unanimité des pédagogues liées à l'État Nouveau. Exemple de ceci a été, en 1945, A. Martins Afonso, auteur de manuels scolaires approuvés par le régime il se détachait d’une histoire systématiquement apologétique. A son avis on pouvait apprendre soit avec les gloires nationales soit avec les faiblesses et vices.

Le patriotisme ne devrait pas être incompatible avec la vérité historique. Cette position critique adressée à l'un des auteurs plus populaires dans la littérature la saison scolaire – António Mattoso – soulèverait une polémique sévère et l'interdiction du manuel du critique 55. Ce qui montre que, dans le champ idéologique du régime lui-même, il y avait des différences dans les stratégies de la conscience historique d'adopter en ce qui concerne la jeunesse.

une conscience historique traditionaliste 

1. C’est une conscience très tournée vers un passé glorieux. Comme a suggéré Paulo Archer de Carvalho, l’Integralismo Lusitano a exprimé une “utopie régressive”56. Évidemment pas un passé proche, les années de la République, ni les 80 ans de la monarchie constitutionnelle, libérale, qu’il était nécessaire d'examiner. Ni le passé du despotisme éclairé du pombalismo. La vraie tradition nationale était dans la monarchie médiévale – en ce qu’ils coïncidaient avec les libéraux, qui avait choisi ce même temps des origines comme un âge d’or. À sa manière, les traditionalistes ont vécu une conscience de crise qui correspond à la première République. Ils ont participé à la tentative de renversement du régime républicain, en 1919. Et quelques-uns – c’est le cas de Sardinha – se sont exilés en Espagne.

53 Idem, p.122.54 João Ameal, Op.cit., p.208.55 Voir mon étude História, mitologia, imaginário nacional. A História no curso dos liceus (1895-1939), Lisbonne, Livros Horizonte, 1990, pp.128-131.56 Paulo Archer de Carvalho, Nação e nacionalismo. Mitemas do Integralismo Lusitano, Coimbra, Universidade de Coimbra, 1993

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L'expérience de l'exil n'est pas sans rapport avec la théorisation de Sardinha sur l’ hispanisme et le « peninsularismo », un horizon d'attente qui était enraciné dans la nostalgie du pouvoir des empires espagnol et portugais du XVIe siècle. Mais il y avait aussi une dimension prospective et universaliste chrétienne dans cet idéal pan-hispaniste. Comme expliquait Sardinha en 1923, en citant Bourget, un romancier traditionaliste, catholique et antidreyfusard : «Traditionalisme n’est pas obscurantisme. C’est plutôt continuité au sein du développement»57. Mais en fait ils ont vécu une expérience historique de rupture avec le passé du système libéral. Et ils ont voulu cette rupture.

D’un autre côté, il est très significative la critique que Sardinha faisait a une certaine érudition historique - voir le cas de Fortunato de Almeida, cité ci-dessus, où de Leite de Vasconcelos, ethnologue et linguiste qui a développé de minutieuses recherches sur les cultures traditionnelles. En ce qui concerne la relation des historiens avec le temps, on peut distinguer de différentes attitudes, de la simple contemplation à une attitude plus « active »58. Or, si Leite est plutôt du côté de l’érudition – Il n'avait pas, selon Sardinha, « la moindre perception architectonique de l’ensemble» - Herculano et surtout les historiens liées à l’Integralismo Lusitano étaient plutôt actifs du point de vu de l’engagement à la politique. Sardinha accusait aussi d’autres historiens, Paulo Merêa et Damião Peres de « manque d’affirmation »59. Ces derniers historiens, ainsi que Leite de Vasconcelos se maintenaient à l’écart d’une histoire partielle et engagée. Ils étaient héritiers d’une tradition scientifique qui prêchait l’impartialité et l’objectivité comme un idéal. Horizon qui n’excluait pas, bien-sûr, l’amour de la patrie que tous cultivaient.

2. Quelles conséquences a eu la discontinuité historiographique dans la conscience historique représentée par la génération des intégralistes? Une autre notion du temps? Sans aucun doute. En 1921, Raúl Proença a bien interprété la vison rétrospective des intégralistes: “ ... les hommes d'aujourd'hui (...) veulent rester éternellement en regardant arrière, et il est en arrière qui se mouvementent aussi leurs rames demi- cassés dans

57 António Sardinha, Ao princípio era o Verbo, p.XV.58 Berber Bevernage et Chris Lorenz, « Breaking up Time. Negotiating the Borders between Present, Past and Future”, Storia della Storiografia, 63, 1/2013, p.43.59 A. Sardinha, “Questões de história”, p.233.

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leurs mains demi-mortes”60. Comme si pour compenser une discontinuité temporelle installée par les révolutions modernes, les intégralistes auraient cherché dans le passé un autre âge d'or. C’était, évidemment, un recours au passé comme inspiration et légitimation politique. « Les peuples vivent du passé. Nier le Passé est un suicide », écrivait en 1935 Alfredo Pimenta, en substantivant le passé avec majuscule61. Les traditionalistes opéraient une réification du passé en lui-même, ils adhéraient à l'idée maurrassienne d'une science nationaliste. Et ils déploraient une perte : au-delà de la dégradation causée par la révolution libérale, ils déploraient la perte du passé, la perte de la société traditionnelle.

Ainsi que Charles Maurras ils ne pensaient pas l'avenir en termes d'une progression linéaire et constante. Au contraire, dans les années 60, João Ameal continuait à inventorier les mêmes maux qui menaçaient les sociétés : le libéralisme, la ploutocratie et le communisme. Il voyait de lourdes menaces sur l'horizon: l'extension de l'influence communiste dans le monde, la décolonisation, le panslavisme, la technicité et le racisme « noir, indien où jaune »62. Seulement la fidélité envers un passé revu et conduit (parmi d’autres) par la topique de la croisée pourrait assurer la tranquillité de l'avenir.

3. Peut-on parler de deux programmes de révisionnisme historique à ces deux moments historiques séparés par près d'un siècle – le moment Alexandre Herculano et celui de l’ Integralismo Lusitano? Dans le premier temps le verbe réviser n'est jamais utilisé par les historiens chargés de la construction d'un nouveau récit libéral – ce qui peut-être s’expliquera en tenant en considération le déclin des traditions mythiques et le caractère non systématique de l’historiographie libérale. En fait, si on peut admettre des principes unitaires dans l’historiographie libérale portugaise (on peut les observer, dans le recours à des concepts tels que nation, race, décadence où progrès), difficilement pourra-on parler d'une master narrative ou d’une seule stratégie narrative libérale. Un exemple : si Herculano rejette les traditions mythiques des Lusitaniens, d’Ourique et

60 Raúl Proença, “Ao futuro”, Páginas de Política, Lisbonne, Seara Nova, 1972 (texto datado de 1921), p.25.61 Alfredo Pimenta, Novos estudos..., p.120. Un essayiste rationaliste très influent à cette époque, António Sérgio, a soutenu une position tout à fait contraire à celle-ci, tournée vers le présent et le futur.62 João Ameal, Op.cit., p.736.

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des Cortes de Lamego au passé, d'autres historiens héritiers de la tradition libérale acceptent ces traditions et ses valeurs instrumentales.

En ce qui concerne le deuxième moment, déjà au XXe siècle, où on diffuse la narration traditionnelle, il s’agissait surtout de briser l'hégémonie de l'interprétation libérale et laïque, dominante depuis la révolution libérale.

L'historiographie traditionnaliste se définie par opposition à l'historiographie libérale et républicaine et surtout par l'opposition à celle qui était considéré comme la plus influente expression du pessimisme en ce qui concerne le passé, la narrative de Oliveira Martins (en fait, étant un critique du récit libéral, il coïncide avec celui-ci, essentiellement en ce qui concerne la théorie de la décadence). Ainsi, il n’y a aucune surprise de l'utilisation abusive de verbes comme réviser et réhabiliter pour combattre erreurs, falsifications, négation et destruction, erreurs et combats. Mais peut-on concevoir un récit canonique traditionnaliste? Peut-on parler d’une « histoire officielle » de l’État Nouveau ? Je crois que la réponse est affirmative. Mais on ne doit pas oublier qu’ au sein de ce récit il y a eu de variantes significatives. Deux exemples : 1) sur la vérité en histoire qui convenait à la nation ; 2)sur la définition du roi légitime en 1826, à la mort du roi Jean VI : Pedro IV ou Miguel ?

Peut-être plus qu’en Espagne, où l'intégrisme catholique a gagné forte influence au XIXe siècle en réaction à la culture libérale – et faisant l'apologie de l'Inquisition dans le domaine de l'histoire – au Portugal, le récit libéral du passé a été sans doute plus évidemment hégémonique jusqu’aux années vingt. Et le récit catholique a été, dans le champ historiographique, résiduel. Très rares sont les œuvres historiques qui, au XIXème siècle, couvrent l'ensemble du passé national suivant la perspective traditionnaliste et catholique. Comment expliquer ce fait? Il faudra soupeser trois facteurs : 1) la sécularisation de l'histoire, des enseignants, des programmes et des manuels scolaires ; 2) le prestige et l'influence de trois historiens qui se sont engagés dans la Res publica ont aussi été des hommes politiques: Herculano, Oliveira Martins e Teófilo Braga (ce dernier est le premier chef de gouvernement de la République, en 1910) ; 3) l'absence d'un contre-récit catholique appellatif 4) le fait que le traditionalisme n'était pas aussi tant justifié avec recours à l'histoire (la

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mémoire traditionnelle était inhérente à sa doctrine) mais plutôt invoquant des arguments éthiques – ce qui a aussi succédé en Espagne63.

À l'époque de la dictature de Franco, l’ Espagne a vécu un véritable « holocauste culturel»64. Dans le cas du salazarisme, la censure et l'hégémonie de la narrative traditionaliste et catholique - dominante dans le discours officiel et aux divers degrés de l'enseignement – n’ont pas toutefois empêché que s’exprima, bien que marginalement, le courant libéral et républicain. Bien-sûr il y a eu la répression, la censure, le parti unique. Mais il n’y a pas eu une guerre civile. Et s’il est vrai que plusieurs historiens qui étaient professeurs de l'université ont été persécutés, expulsés de l'Université (surtout en 1935 et en 1947) et contraints à l'exil, il est aussi un fait que d'autres ont resté à l’Université portugaise, cependant auto-obligés à un pacte de silence envers la Res publica. Mais parmi quelques’ uns de ceux-là, on rencontre une pensée critique et l’adoption de perspectives d’histoire économique et sociale proches de l’historiographie française liée aux Annales.

En revenant à la question initiale sur les conséquences de la discontinuité dans la conscience historique de 1840 à 1940, je pourrai dire que : 1. Il s’agit de deux interprétations opposés de la modernité, surtout de l’Age des Révolutions et du XVIIème siècle ; 2. Il s’agit de deux façons différentes de cohabiter avec la perte – c’est-à-dire avec la décadence - une plus tournée vers le futur, l’autre plus tournée vers le passé. Si la révision libérale de la mythistoire de l’Ancien Régime a été produite après la révolution libérale, la révision traditionnaliste de l’histoire a précédé les dictatures et a été institutionnalisée avec l’État Nouveau au Portugal et le Franquisme en Espagne. Mais cette dernière n'était pas concevable sans la tradition libérale. Et, à son tour, l'interprétation libérale du parcours historique portugais a été construite en grande partie par opposition à mythistoire qui a dominé dans l'ancien régime. Il devient alors évident que, sans la tradition, il n'existerait pas de modernité (d’ailleurs, reprenant une idée de Eisenstadt, il sera plus pertinent parler de modernités multiples, compte tenu des différentes expériences historiques concrètes)65. Et les 63 Ricardo Garcia Carcel, La herancia del pasado. Las memorias históricas de España, 3ème ed., Barcelona Galaxia Gutenberg/Circulo de Lectores, 2013, p.392.64 Ignacio Peiró Martín, Op.cit., p.195.

65 Voir Guilhermo Zermeño Padilla, La cultura moderna de la historia. Una aproximación teórica e historiográfica, México, El Colégio de México, 2010 (ed.

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différentes avalisassions de la modernité n’empêchent pas qu’il y ait eu un modèle chrétien subjacent a toutes ces narratives, traditionnalistes ou

libérales : paradis – chute- rédemption66.

française, Paris, L’Harmattan, 2013) et S.N. Eisenstadt, Múltiplas modernidades. Lisbonne, Livros Horizonte, 2007.

66 Jose Alvaréz Junco, l’a remarqué aussi pour l’ historiographie espagnole, voir Mater Dolorosa, La idea de España en el siglo XIX, Madrid, Taurus, 2001, p. 214

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