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INTRODUCTION La tactique du sociologue pour faire une
sociologie du combat
Mi-octobre 2011, fin d’après midi, au cœur du camp de Canjuers sur le plateau de
Draguignan, une colonne d’une vingtaine de véhicules militaires quitte la route
goudronnée pour rejoindre un bosquet d’arbres. Les vabs et VBCI1,2 se garent groupés
par trois ou quatre sous les pins, formant si une enceinte discontinue d’environ cent
mètres de diamètre, et les hommes qu’ils contiennent débarquent. Rangers aux pieds,
vêtus en treillis et en « casque-frag’ »3, ils s’étirent et font quelques pas avant de
remettre leurs armes dans les véhicules et de se délester d’une partie de leurs
équipements. Plusieurs allument des cigarettes. Certains tendent leur téléphone
portable au-dessus d’eux et, lorsqu’ils trouvent du réseau, passent un coup de fil.
D’autres s’éloignent pour aller uriner. Ils s’interpellent, s’installent à l’arrière de leur
véhicule et étendent leurs jambes sur les banquettes. Ils mangent quelques biscuits, du
saucisson, boivent des boissons énergisantes, le tout acheté en ville durant les derniers
approvisionnements. Au beau milieu du plateau désert, sous les pins qui les camouflent,
ils discutent de la journée de travail qui se termine pour eux. Les musettes et autres
sacs individuels sont débarqués et posés çà et là, toujours autour des véhicules, qui
forment de véritables îlots kaki auxquels les hommes semblent rattachés, entourés par
l’herbe rase et les quelques buissons qui les séparent. Chacun de ces îlots correspond à
une section de combat ou à un détachement. Ensemble, ils constituent les « pions
tactiques dans la main » du capitaine de Richardais, leur commandant d’unité (CDU).
1 Véhicule de l’avant blindé, transport de troupes standard des unités motorisées. Véhicule blindé de combat d’infanterie, transport armé qui remplacera pour parti les vabs dans les unités mécanisées.
2 Par convention pour la suite, les acronymes militaires écrits en majuscule seront à prononcer comme une suite des caractères (ici V ,B, C, I) contrairement à ceux écrits en italique, à prononcer comme un mot (ici « vab » au lieu de V.A.B). Lorsque ces derniers se termineront par une apostrophe, il faudra considérer la dernière lettre comme prononcée là où elle serait censée rester muette, comme pour ins’, à prononcer « inse ».
3 En situation de combat, les fantassins portent un casque lourd et une frag : un gilet protecteur pare-éclat et pare-balle. Être en « casque-frag » signifie donc porter la tenue équipée pour le combat.
Introduction
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Chaque section et chaque détachement regroupent une trentaine d’hommes. Ils sont
environ cent-cinquante militaires, dont une majorité de militaires du rang4, une
trentaine des sous-officiers5, une petite dizaine des officiers6 et un civil, moi-même. Je
ne compte que trois femmes parmi eux.
Pour l’heure, les soldats sont à la détente, mais il ne s’agit là que d’une césure entre
deux journées de simulations tactiques durant lesquelles l’unité est évaluée. C’est
uniquement parce que l’exercice est « suspendu » pour la soirée que les hommes
peuvent se permettre de ne respecter aucune des règles de sécurité du combat, de se
déséquiper, de rallumer leurs téléphones et d’aller et venir sans précautions. Cette
scène se déroule dans un interstice de la simulation. Dans deux mois, ils seront en
Afghanistan, et c’est afin de se préparer au déploiement sur ce théâtre qu’ils
s’entraînent, sous l’œil des officiers et sous-officiers du détachement d’instruction
opérationnel (DIO). Ces derniers sont chargés de donner un avis à l’état-major avant la
délivrance de l’autorisation finale de départ. Les hommes qui constituent le DIO sont
rentrés d’Afghanistan il y a quatre mois, après un déploiement de six mois sur place.
Depuis deux semaines et demie, ils observent et conseillent les soldats et les cadres de
l’unité en s’appuyant sur leur propre expérience constituée durant leur récent
déploiement. Ces deux premières semaines ont servi à l’instruction routinière et à la
réalisation de quelques exercices tactiques spécifiques, d’abord sur un « camp bâti »,
pendant la semaine, puis sur une reconstitution de fob7, pendant la seconde. Depuis
deux jours et pour une journée encore, l’évaluation, ou « synthèse », se déroule autour
de trois missions : une fouille de village et un contrôle de zone le premier jour, une
escorte de convoi le lendemain, et un assaut en « zone sanctuaire insurgée » pour le
4 La strate de militaires les moins gradés, de soldat à caporal-chef. Ils forment la cohorte des personnels d’exécution dans les trois armées.
5 La strate de grades allant de sergent à major. Ils sont l’équivalent de la « maîtrise » dans les usines, l’encadrement à proximité de la production et des ouvriers, mais ici dans le monde militaire.
6 La strate de grades allant de sous-lieutenant à colonel, cette fois-ci équivalant des « cadres » d’entreprise.
7 Forward operating base, ou base opérationnelle avancée. Le contexte de coalition conduite par les troupes américaines entraîne une utilisation assez répandue de termes militaires américains dans le jargon quotidien des soldats.
La tactique du sociologue
15
dernier jour. À cet instant, seuls les chefs de section et de détachement8 sont informés
de cette dernière phase de la mission.
Leurs opposants sont « joués » par des soldats du régiment qui ne partiront pas pour
l’Afghanistan. Appelés « les ins’ » – reprise par les soldats de l’abréviation INS utilisée
dans la doctrine militaire pour désigner les « insurgés » -, ils sont hébergés dans un lieu
à part, obéissent à leurs propres officiers, sont déguisés avec des tenues inspirées de
celles des bergers afghans et sont équipés avec les armes usuelles de l’insurrection : des
kalachnikovs. Ils appliquent des schémas tactiques identifiés et formalisés par les
officiers des unités de renseignement. C’est dans ce cadre général de simulation de
combat que les troupes se préparent. Dans quelques mois, elles seront déployées en
Surobi et en Kapisa, deux régions de l’est de l’Afghanistan, entre Kaboul et la frontière
pakistanaise. Pour certains, ce sera un retour sur un théâtre d’opérations qu’ils ont
connu quelques années plus tôt, pour d’autres, la découverte des conditions de vie en
zone de guerre. [Notes de terrain rédigées, Canjuers, octobre 2011]
Voici une scène ordinaire de simulation militaire, une scène de fin de journée de travail,
d’un travail relativement spécifique, celui de s’entraîner pour le combat. Cet
entraînement est le sujet de cette thèse. À travers lui, je voudrais articuler deux
domaines généralement considérés comme distincts, du moins rarement recoupés
ensemble : la sociologie du travail avec la sociologie de l’action (praxéologie).
Entrer en sociologue sur l’objet militaire
Je propose d’entrer dans le monde militaire par l’intermédiaire de l’ordinaire d’un
métier – celui de combattant fantassin –, pour faire du travail de ceux qui seront amenés
à mettre en œuvre concrètement le combat un objet de sciences sociales. Le contenu de
ce travail a rarement été scruté « à ras des rangers », tel que savent le faire les
ethnographes et les sociologues de terrain. Je propose d’en revenir à cette perspective,
celle des rangers dans la boue pour reprendre l’idiome local, afin de documenter le
8 Unités provenant d’autres régiments pour compléter les effectifs et apporter leurs compétences spécifiques aux troupes du régiment. Ici une section du « génie », deux groupes de l’artillerie, un groupe sanitaire (médecins et infirmiers), et un groupe au sol de l’Armée de l’air.
Introduction
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travail militaire depuis l’endroit où il se fait : le régiment. C’est dans ce lieu que des
individus sélectionnés et rangés d’une manière spécifique sont unis les uns avec les
autres par des liens dont la force est la conséquence d’un travail quotidien d’inculcation
de manières d’agir, de penser et de sentir qui leur sont bien spécifiques. Il s’y produit
des militaires, certes, mais aussi et surtout une troupe manœuvrable.
Par cette méthode, je me suis donné les moyens d’accéder à une pratique rarement
étudiée en elle-même : l’apprentissage des gestes du combat dans une armée occidentale
moderne. Car force est de constater que les soldats sont les grands absents de la
sociologie et des sciences politiques portant sur les armées, comme en témoignent les
ouvrages et manuels qui s’y intéressent : on y parle davantage des rapports entre élites
militaires et élites politiques (Joana 2012), de la professionnalisation des armées (Boëne
et Martin 1991) ou des rapports entre guerre et paix (Caplow et Vennesson 2000), que
de ce en quoi consiste le combat militaire, le dirty work des soldats, pour emprunter la
notion forgée par Hughes. Le combat n’y est jamais abordé dans les termes de
l’accomplissement d’une activité, et ce même dans la sociologie militaire américaine
pourtant plus ouverte à l’embarquement de chercheurs dans ses troupes. L’étude du
combat est historiquement abordée sous l’angle de la mesure de l’efficience des unités
au combat. Ce qui importe aux militaires, c’est de saisir les raisons qui font qu’une
troupe ne se débande pas, les causes qui expliqueraient que telle troupe « se bat
jusqu’au bout » ou qu’on enregistre un ratio « cartouches tirées/cibles atteintes » très
élevé pour celle-ci et pas pour celle qui lui est voisine (Marshall 1947 ; Stouffer 1949 ;
Lang 1972), ou encore de déterminer le degré de causalité entre l’efficience d’une unité
et son moral. La théorie militaire du social est toute entière enfermée dans l’horizon de
l’« étude du facteur humain » sur la réussite d’une guerre. « Facteur humain » qu’il faut
discipliner et dont il faut rationaliser le comportement en vue d’obtenir plus de
prévisibilité pour les officiers d’état-major. Les sociologues ne se sont intéressés au
combat qu’au seul prisme d’une « mesure » technique du comportement ou des effets du
combat sur le psychisme des soldats.
Pourtant, le combat militaire s’avère être un laboratoire particulièrement heuristique
pour la sociologie. D’abord empiriquement : observer comment un groupe social
La tactique du sociologue
17
particulier agence la production d’une activité planifiée et coordonnée à grande échelle
ouvre sur un vaste programme de sociologie et d’histoire des techniques portant autant
sur les matériels que sur les hommes. Son intérêt tient aussi au fait qu’il a été l’objet
d’une praxéologie et d’une science militaire à finalité opératoire, qui interpelle l’histoire
de la sociologie des sciences. Une sociologie de l’action aussi, puisque avant d’être
engagés sur le champ de bataille, les soldats arrivent bardés d’attentes et d’escomptes
quant à ce qui va probablement se passer dans le cadre du déploiement. Anticipations
dont la production n’a pas été investiguée par les sciences sociales.
C’est de ce barda du militaire de la troupe dont traite cette thèse. En suivant le quotidien
des soldats d’une unité de combat de l’infanterie durant différentes phases de
préparation avant leur engagement opérationnel, j’ai été en mesure d’observer comment
des attentes sont transmises et incorporées à travers l’entraînement.
En associant sociologie du travail et praxéologie, l’investigation de la distribution des
formes d’anticipation sur le combat dans la division du travail militaire devient possible.
Cette position théorique et méthodologique est favorable pour saisir l’articulation et les
relations entretenues entre la structure sociale et l’action (Müller 2006). Principalement
ici 1) l’institution militaire, organisée par un certain état de la division du travail, et 2)
les actions situées, les gestes du combat, réalisés sur le champ de bataille.
Présentée de la sorte, cette association révèle l’objet : comment, à différentes échelles, se
distribuent les formes d’anticipation sur l’action dans la division du travail militaire ? Ce
qui revient à proposer un dispositif raisonné afin de penser l’action en situation depuis
une perspective résolument durkheimienne (Brian 2009).
Introduction
18
C’est dans ce périmètre que mon propos va se développer pour indiquer très
concrètement en quoi consiste ce travail de l’institution sur les corps et les esprits de ses
membres. En arrière-plan, la conception sous-jacente est celle des auteurs classiques de
la sociologie. Ici, l’armée est saisie dans la prolongation de la conception de l’État chez
Max Weber. L’armée apparait à la fois être le levier de la mise en œuvre de la violence en
son nom (Weber 1959) et un de ses instruments de puissance (Aron 1964). C’est aussi le
lieu de la domination et du commandement (Herrschaft et Befehl), à la fois rationalisés et
charismatiques : l’organigramme et les chefs comme sources du mouvement des soldats.
Mais c’est aussi la conception de Durkheim qui nous accompagne, l’armée comme
modalité du suicide altruiste : le sacrifice possible au nom de la collectivité, donc
l’endroit de l’expression la plus radicale de la collectivité sur le devenir probable de
l’individu (Durkheim 1897 ; Jankowski 2001). La guerre est une conséquence de la
collectivité, de ses systèmes de représentation et de sa morphologie (Durkheim 1915).
Et contrairement à ce qui est parfois avancé, les guerres peuvent être pensées avec
Durkheim (Ramel 2004 ; Eulriet 2010). L’armée est le lieu de transmission de
techniques spécifiques, autrement dit, une institution telle que le Mauss des techniques
aurait pu l’investiguer (Schlanger 2012). L’armée apparait aussi être la manifestation
d’un haut degré de civilisation des mœurs, une fois la conceptualisation de cette
dernière dégagée des scories de l’idée de progrès social (Aron 1959). Si le saint-
simonisme et le comtisme avaient relégué la société militaire au passé barbare des
civilisations (Porteret 2001), l’armée, à l’instar du sport, est une institution de la
rationalisation et de la technicisation de la violence poussée à son paroxysme et
simultanément confisquée et retenue (Elias 1977 ; Elias et Dunning 1994). Enfin, c’est
un lieu d’encadrement et d’inculcation, un lieu de reproduction d’un certain ordre social
(Bourdieu et Passeron 1987 ; Bourdieu et Boltanski 2008). Autant de thèmes de
sociologie générale que l’institution militaire permet d'explorer empiriquement.
Avant d’aller plus loin, quelques mises au point s’imposent sur les récentes
transformations qui ont parcouru l’institution militaire. L’activité combattante doit être
remise dans sa perspective historique récente pour lever quelques lieux communs quant
à ce que sont les armées françaises à l’heure actuelle
La tactique du sociologue
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L’armée et son emploi aujourd’hui : retour sur deux décennies de
transformations
Au moins deux séries de transformations doivent être prises en compte. D’un côté la
transformation des relations internationales suite à l’effondrement de l’URSS – pour le
dire vite, les changements identifiés sous le vocable de la fin de la bipolarisation du
monde géopolitique –, et de l’autre côté, le retour à une armée de métier en France. La
prise en compte de ces deux séries d’évolutions historiques offre un garde fou pour se
prémunir de nos représentations de sens commun quant au combat tel qu’il se pratique
aujourd’hui, ainsi que des prénotions sur la guerre et héritées de la première moitié du
siècle.
(Re) professionnalisation des armées
Depuis la suspension du service national en 2001, l’armée française est peu ou prou
entièrement professionnelle. Il est plus rigoureux de parler de « reprofessionnalisation »
et de « retour à l’armée de métier » (Martel 1990 ; Thomas et Cailleteau 1998). Au-delà
de sa qualification, cette transformation a un impact sur la morphologie des armées : la
réduction de leurs effectifs et la réinvention de la rhétorique du lien entre armées et
nations (King 2013).
Par armée professionnelle, il faut entendre des militaires qui se sont contractuellement
engagés en échange d’une paie mensuelle. Durant le 20ème siècle, en dehors de
l’encadrement (sous-officiers et officiers) et en dehors des troupes dites « de choc » ou
d’« élite » (Légion étrangère, corps colonial, parachutistes, forces spéciales), les armées
étaient majoritairement constituées de conscrits qui effectuaient (avec bonheur ou
malheur) leur service national9. Depuis la suspension de ce dernier, être militaire est
reconnu comme un travail à part entière. Ce marché de l’emploi est strictement contrôlé
par l’institution, qui administre le recrutement de ses futurs membres et leur assigne
leurs affectations en fonction de ses besoins. C’est un marché monopolistique, où la
9 Pour une chronologie synthétique des lois portant sur le recrutement militaire, voir (Martel 1990 : 20-21).
Introduction
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concurrence n’opère qu’entre les déclinaisons (Armée de l’air, Armée de terre, Marine
nationale) d’un seul et même recruteur (la Défense). En outre, le métier militaire est un
travail qui s’apprend seulement dans l’institution. Cette dernière prend intégralement
en charge l’ensemble des enseignements des compétences qui y sont afférentes.
Avec la (re)professionnalisation, l’Armée de terre est repassée d’une institution
d’encadrement moral et économique d’une classe d’âge masculine – soustrayant à la
sortie de l’adolescence les jeunes hommes du marché du travail pour leur faire payer
l’impôt du temps avant de les rendre à la société civile (Bozon 1981 ; Mansuy et
Herpin 1995 ; Bessin 2002) – à une institution d’entretien et de transmission des
techniques militaires. La durée d’engagement des militaires contractuels (les « engagés
volontaires de l’Armée de terre », ou EVAT, autres désignations des militaires du rang),
entre trois et onze ans, est suffisamment longue pour qu’ils puissent connaître plusieurs
« campagnes » au cours de leur carrière, faisant d’eux des professionnels du combat.
Transformation du contexte géopolitique
Le retour à l’armée de métier n’est pas la seule évolution qui ait affecté le travail des
soldats : le contexte géopolitique et les conditions d’engagement des forces dans les
conflits ont été profondément transformés dans la période consécutive à la chute du
mur de Berlin et à l’effondrement du bloc soviétique. Dès lors, les conditions du combat
se sont modifiées.
Après plusieurs décennies de « dissuasion nucléaire » qui semblaient condamner les
troupes au sol à l’obsolescence, les opérations se déroulent de plus en plus dans le cadre
d’engagements multinationaux associant différentes armées sous le même
commandement, voire dans le cadre de déploiements sous mandat international. Par
ailleurs, la partie occidentale du territoire européen n’est plus menacée d’instabilité
politique et les troupes françaises n’ont actuellement plus vocation à être engagées sur
le sol métropolitain pour la défense de ce dernier10. Les unités qui composent l’Armée de
10 Elles sont cependant déployées dans les départements d’outre-mer, comme en Guyane pour l’opération Harpie contre l’orpaillage clandestin
La tactique du sociologue
21
terre sont désormais employées de la même manière que l’étaient les corps
expéditionnaires : à l’international. Les armées françaises sont déployées soit seules
(comme récemment au Mali pour l’amorce de l’opération Serval, ou antérieurement au
Rwanda), soit dans de larges coalitions (comme en ex-Yougoslavie, en Somalie, au Liban,
en Côte d’Ivoire et en Afghanistan), voire dans le cadre d’accords bilatéraux (comme au
Tchad avec l’opération Épervier déclenchée depuis 1986, ou en République
centrafricaine depuis décembre 2013 dans le cadre de l’opération Sangaris).
Cette modification du contexte international a des répercussions sur le type de missions
que les troupes ont à accomplir (Collectif 2000 ; Prévot 2001a). La destruction de
l’adversaire n’est plus l’unique objectif et la victoire tactique ne suffit pas toujours à
atteindre la victoire stratégique (Schnetzler 2004 ; Maisonneuve 2005 ;
Desportes 2007)11. La phase strictement militaire de l’intervention n’est plus qu’une des
étapes de l’opération. La stabilisation et la reconstruction sont entrées dans le schéma
stratégique, et la victoire se mesure désormais à cette aune. Il est même parfois question
« d’interventions humanitaires » et les militaires sont de temps à autre nommés
« soldats de la paix ». Ces différentes transformations ont été traduites dans la doctrine
militaire sous le registre de l’« approche globale » (Armée de terre 2007).
Effets sur l’organisation des armées et la morphologie des engagements
Cette double transformation, nationale d’une part (la professionnalisation des armées),
et géopolitique d’autre part (la transformation des engagements des troupes), a des
conséquences directes sur la morphologie des troupes. Tendance générale des armées
d’Europe de l’Ouest, les effectifs susceptibles d’être déployés sont drastiquement réduits
(Boëne et Dandeker éds. 1998 ; King 2013) en même temps que l’utilisation des unités
s’intensifie. Pour les armées françaises, les déploiements de corps d’armée de plusieurs
milliers d’hommes ne sont plus d’actualité. Ils opèrent désormais à l’échelle d’une
brigade ou de quelques régiments (entre 2000 et 4000 hommes, comme ce fut le cas
11 Le cas irakien de 2003 est caractéristique de cette nouvelle conception : la rapide victoire tactique a abouti à une victoire stratégique et politique ambigüe.
Introduction
22
pour l’Afghanistan). De tels montages sont possibles en coalitions : chaque pays apporte
une part de l’effectif total engagé, répartissant le coût économique, humain et politique
de la guerre entre les participants. Du point de vue tactique, la conséquence pratique est
la suivante : il n’est plus envisagé d’aligner deux régiments (1000 militaires chacun
environ) de fantassins et un régiment de cavalerie (chars), appuyés d’un régiment
d’artillerie et un régiment de génie (construction, démolition et piégeage) et soutenu par
des unités de transmission et de logistique, comme c’était le cas jusque dans les
années 1970. Il faut désormais juxtaposer ces éléments à l’échelle d’un seul régiment,
donc panacher les troupes là où elles ne le sont pas d’ordinaire : prendre deux
compagnies d’infanterie (150 militaires), y ajouter une compagnie de chars, et dans
chacune des compagnies, adjoindre des détachements provenant de différentes armes12,
par groupes (10 militaires) ou par section (30 militaires), afin de recomposer à une plus
petite échelle la diversité des spécialités de combat13.
Ainsi, la guerre que livrent les militaires français à l’heure actuelle a peu à voir avec la
bataille de Borodino, la bataille de la Somme, les tranchées de Verdun et les manœuvres
de front (Keegan 1976). Depuis une quinzaine d’années, que ce soit en ex-Yougoslavie,
au Rwanda, en Afghanistan et au Mali – et déjà à peu de choses près en Algérie –, les
manœuvres sont essaimées et consistent en du contrôle de zone, des patrouilles et de la
fouille opérationnelle, face à un adversaire qui n’est pas à l’image des forces occidentales
(Lecerf et Commandant des forces terrestres 2009 ; Lafaye 2012). Les adversaires
auxquels les armées françaises sont confrontées sont insérés dans la population locale.
Ils sont dits asymétriques ou dissymétriques : comparativement sous-équipés, sans
commandement ni procédures de combats unifiées, ils n’appliquent pas nécessairement
les conventions de la guerre que les stratèges et tacticiens s’attendent à rencontrer.
Leurs troupes n’investissent pas dans le développement militaire, elles sont équipées
par d’autres puissances et par la vente d’armes provenant d’anciennes zones de conflits
ou revendues par les États occidentaux. Elles n’obéissent pas à un état-major étatique.
12 L’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, etc. sont appelées des « armes ».
13 Ce qui par le passé était appelé groupement tactique (GT), et que l’Armée de terre semble avoir redécouvert avec la mise en place des groupements tactique interarmes (GTIA) en Afghanistan. À ce sujet, se rapporter à André Thiéblemont, « La fin du régiment » (Thiéblemont 2013).
La tactique du sociologue
23
Elles sont labiles, se font et se défont au gré de la fluctuation de conflits régionaux
endémiques (Debos 2013). Une large littérature spécialisée les a constitués comme des
objets de relations internationales et de science militaire (Baud 2003 ; Ewans 2005 ;
Brooker 2010 ; Ramel et Holeindre éds. 2010; Cailleteau 2011 ; Lasconjarias 2011). Cet
« ennemi », du moins les individus qui ont été érigés en tant qu’ennemis, ne cherche pas
à affronter les troupes occidentales sur leur terrain, celui de la guerre de position et de
mouvement pour la domination du territoire. Il mène une guérilla parmi la
population, utilisant cette dernière pour couvrir ses opérations et limiter la capacité de
manœuvre des forces qui s’opposent à lui. Sans maîtrise du sol, sans maîtrise de l’air,
sans maîtrise de la mer, sans maîtrise de l’espace numérique, donc sans la maîtrise
d’aucune des quatre dimensions actuelles du combat (Knight 2002, Berg 2010), il prend
une forme qui lui permet de résister par l’usure et adopte des stratégies de
contournement. Les transformations des dispositifs tactiques déployés par les troupes
occidentales peuvent aussi être relues comme une réponse à cette nouvelle morphologie
du combat, dont des modalités émaillent l’histoire militaire : la guerre des Boers, le Viet
Nam et l’Algérie pour n’en citer que quelques-unes. En résumé, adieu Verdun, adieu
Blietzkrieg. Même Clausewitz est invité à revoir sa copie (Godefroy 2010). C’est d’une
tout autre guerre que celles du 20ème siècle dont il sera question14, bien que cela ne
signifie en rien que ces métamorphoses soient irréversibles (Desportes 2007).
Pour ma part, et dans le but de faciliter la construction de l’objet, je prends le parti de
considérer ces transformations comme des phénomènes aboutis. Par conséquent, je ne
chercherai pas à éclairer la dynamique de leurs avènements, encore moins d’en chercher
précisément les causes et les raisons historiques. Je choisis de les considérer comme des
processus achevés, du moins des états stables du monde pour la période durant laquelle
se sont déroulées mes observations (2010-2012). Par contre, par l’intermédiaire
d’une sociologie du travail, pris au double sens d’un emploi salarié (armée
professionnalisée) et d’une activité dont l’accomplissement vise la production de
quelque chose (les moyens de mise en œuvre du combat dans ces engagements
14 Dont Eyal Weizman livre une analyse à partir du cas israélien, montrant comment la philosophie militaire du combat s’est réinventée pour faire face aux transformations de l’adversaire tout en s’inspirant de la philosophie dite post-moderne (Weizman 2008).
Introduction
24
militaires requalifiés), je montrerai comment ces transformations se réfractent
dans le quotidien des militaires en compagnie de combat. Il s’agit de reconstituer le
travail militaire en étant pleinement conscient de cette nouvelle donne historique, de
saisir à une échelle locale les effets de ces deux séries de transformations, et de qualifier
le travail militaire à leur suite.
Une première formulation de la problématique pourrait être la suivante : durant la
période de l’enquête (2010-2012), en quoi consiste le travail des fantassins, comme emploi
et comme activité qui se déroulent dans des lieux spécifiques : le casernement et des
« camps d’entraînement nationaux » ?
Construire une sociologie du travail militaire à distance de la sociologie
militaire
Pour traiter de ce genre de question, « en quoi consiste le travail », la sociologie n’est pas
dépourvue de moyens, mais la sociologie militaire n’a jamais apporté de réponse,
comme si elle était passée à côté du combat comme travail. La manière dont elle s’est
développée n’apporte aucun éclairage sur le travail concret de soldats. Pour rendre
compte de cette « absence », un rapide détour par l’histoire de la sociologie militaire et
par le contexte académique et institutionnel dans lesquels se sont structurés ses objets
de prédilection s’avère instructif.
Sociologie d’une institution régalienne : à spécificité juridique, spécificité scientifique ?
« [La sociologie militaire] désigne toute recherche à vocation scientifique, portant d’une
part sur l’institution militaire dans ses dimensions organisationnelle et professionnelle,
sur son rôle et ses missions, ainsi que ses relations avec son environnement politico-
civil, d’autre part recourant aux instruments conceptuels et méthodologiques qu’offrent
les sciences sociales […] La sociologie militaire est de nature transdisciplinaire.
Toutefois, elle ne constitue qu’un aspect des études militaires, épistémologiquement
distinct des champs comme l’histoire ou la psychologie militaire qui focalisent
également sur les forces armées. Elle voisine également avec des domaines, telles la
La tactique du sociologue
25
stratégie, la polémologie et la sécurité internationale pour lesquelles les forces armées
ne sont traitées que dans une perspective instrumentale et fonctionnelle. »
(Martin 1999 : 7)
Cette définition de la sociologie militaire fait de l’institution un objet en soi, et prend le
découpage juridique du réel pour la source du découpage de l’objet à étudier. De la sorte,
elle s’inféode à la définition que l’institution se donne d’elle-même et s’enferme dedans.
La sociologie se retrouve alors réduite à une boîte à outils (« instruments conceptuels et
méthodes ») appliquée à un objet non réfléchi (« l’institution militaire »). Son objet est
restreint à deux dimensions – organisationnelle et professionnelle – et considéré dans
une optique fonctionnaliste (« son rôle et ses missions »). Cette définition reprend aussi
à son compte le grand partage du monde entre « civil » et « militaire » (« ses relations
avec son environnement politico-civil »), faisant de la définition juridique du phénomène
susceptible d’être étudié la raison de ce dernier.
Une telle définition est le fruit d’une histoire qui doit être mise en perspective15. Elle
reproduit la logique des divisions qui organisent l’institution qu’elle prend pour objet. Le
découpage repose sur une césure du monde en deux parties : militaire et civile. On peut
considérer que cette division offre la possibilité aux militaires autorisés à parler au nom
de l’institution (les officiers supérieurs) de définir l’enclosure de la profession
(Abbott 1988). Ce partage repose sur une notion indigène : la « spécificité militaire ».
« Au commencement était le combat ! » écrit Pierre Dabezies16 au moment où les armées
cherchent à refonder leur rôle social dans un contexte stratégique de dissuasion
nucléaire qui disqualifiait l’utilité des troupes au sol (Dabezies 1972 ; Boëne 1990 : 5).
Le sacrifice pour la Nation, la disponibilité et en tout temps et en tout lieu, le droit de
tuer, voici selon lui ce qui constitue cette spécificité. Cette césure organise les
représentations de sens commun sur et dans les armées : d’un côté les civils, de l’autre
les militaires. Elle est redoublée de rites instituant : devenir un soldat après les classes,
15 Et qui appelle une histoire de la sociologie militaire qui ne soit pas seulement une histoire de ses idées et concepts, mais une histoire sociale des sciences, reliant les chercheurs, les institutions et le contexte qui fait que certaines questions peuvent être posées et d’autres non, que certains terrains sont considérés intéressants à investiguer et d’autres moins, et que des financements sont susceptibles d’être obtenus par certains chercheurs et pas par d’autres (Gingras 2013).
16 Ex-officier des troupes parachutistes, devenu professeur de sciences politiques à l’université Paris 1.
Introduction
26
ou après sa première année de formation à Saint-Cyr (Thiéblemont 1999 ; Weber 2012).
Elle instaure une division sur laquelle repose l’idée selon laquelle ces deux mondes sont
parcourus de deux logiques exclusives l’une de l’autre. L’inscription de la spécificité
militaire dans le droit ancre l’idée que l’institution en question, par la fonction
régalienne qu’elle remplit, est sociologiquement spécifique.
En conséquence de quoi, la sociologie militaire, par ses méthodes, cherche toujours la
comparaison entre le monde des armées et le monde civil, à en déterminer les
divergences ou les congruences, et adopte sans la raisonner l’hypothèse que cette césure
est sociologiquement valide. En adhérant à cette division, la sociologie militaire s’est
enfermée. Elle s’est créée une niche tout en créant son ghetto. À l’inverse, pour faire la
sociologie des militaires, il n’est pas nécessaire de postuler ni cette césure ni le combat
comme « commencement ». Certes, l’armée est une institution distincte, spécifique parce
que différenciée. Or, tout comme il existe des hôpitaux, des écoles, des églises, des
garages, des commerces, il existe des régiments. Que la division du travail différencie
des fonctions sociales, et que ces dernières soient instituées dans le droit (la spécificité
militaire est une notion avant tout juridique, qui justifie un régime de rémunération à la
solde, et qui justifiait jusqu’à sa suppression en 2011 l’existence du tribunal militaire aux
armées) ne fonde en rien que l’objet militaire doit faire l’objet d’une sociologie
spécifique.
Une focalisation sur les changements organisationnels
La conception implicite de la sociologie militaire dont Michel Louis Martin formule la
synthèse, à savoir ce que j’ai identifié être la transposition du découpage du réel en un
découpage scientifique du réel, va avoir des effets très concrets sur la façon dont les
sociologues qui s’intéressent à l’armée vont considérer sa « professionnalisation ».
Le retour à l’armée de métier va s’accompagner d’un discours scientifique endossant
l’idée que cette réforme va profondément altérer l’institution, comme si elle n’avait
connu que sa forme conscrite. Les sociologues semblent unanimes, comme les militaires :
tout change avec la professionnalisation ! L’identité militaire doit se réinventer
La tactique du sociologue
27
(Letonturier 2011), l’institution se désinstitutionnalise et l’organisation se confronte aux
effets d’une rationalisation des pratiques de gestion (Jakubovski 2005). L’autorité qui y
régulait les relations est dénaturée (Léger 2005 ; Jakubovski 2007). Ce sont les effets
induits sur l’ordre institutionnel par le processus de la réforme qui retiennent
l’attention : conséquences sur l’autorité comme je viens de l’indiquer, mais aussi
conséquences sur le recrutement (Léger 2002, 2003 ; Weber 2005) et sur le
fonctionnement opérationnel (Prévot 2001 ; Thiéblemont 2001). La profession en tant
que telle, le métier et son contenu, ces trois dimensions restent dans les angles morts,
même chez les ethnographes (Dufoulon et al. 1995). Tout se passe comme si la
sociologie militaire, glosant sur la « professionnalisation » (Gresle 2005) passait à côté
de la profession : empiriquement, le travail des soldats demeure invisible.
Cette concentration sur les processus de transformation s’explique probablement par la
domination des intérêts militaires sur la forme et le fond du débat académique qui les
concerne. Les sociologues répondent aux questions que les militaires leur proposent de
leur poser par le biais d’études ad hoc. Réforme de « professionnalisation » ? Des études
sont commanditées. Réforme de « féminisation » ? Des études sont commanditées
(Dufoulon et al. 1998 ; Sorin 2003 ; Haddad et al. 2007). Réforme de « civilianisation » ?
Des études sont commanditées (Capedevielle et al. 2002 ; Hamelin 2003 ;
Letonturier 2007). Systématiquement dans l’optique d’en mesurer les effets, de soulever
les points délicats et de souligner les réussites de leur application. La formulation des
problématiques sous la forme de processus – des « -sation » – en est symptomatique. Les
sociologues sont sommés d’étudier ce que de tels « changements » vont induire sur
l’ordre établi dans l'institution. La sociologie militaire prend tendanciellement la forme
d’une sociologie du changement organisationnel plutôt qu’une sociologie des professions.
En se construisant de la sorte et en endossant implicitement l’axiome de « spécificité
militaire » sans l’interroger sérieusement, la sociologie militaire s’est finalement inscrite
à la marge des travaux de la sociologie du travail et des organisations. Elle s’est
enfermée dans des problématiques institutionnelles, sans réussir à dégager la portée
générale de son propos.
Introduction
28
La double traduction de la sociologie des professions américaine
La focalisation sur les réformes ne provient pas seulement d’une injonction émanent du
ministère de la Défense. Les termes du débat avaient déjà été posés par les
prédécesseurs de la génération qui s’est attaquée à ces problèmes. Ceux qui occupaient
les positions dominantes dans la sociologie militaire avaient fixé la forme des débats.
Depuis les années soixante au Centre de sociologie de défense nationale (CSDN), Hubert
Jean-Pierre Thomas forgeait une sociologie militaire dans la veine de la sociologie des
organisations. Depuis sa position à Saint-Cyr, Bernard Boëne scellait le socle théorique
disponible dans des notions forgées outre-Atlantique dans un contexte idéologique bien
précis : celui de la réforme des armées étatsuniennes et les débats idéologiques
accompagnant l’All-Volunters Act de 1973.
Pour saisir la structure théorique implicite mobilisée par la sociologie militaire française
à propos de la profession militaire, il faut remonter le fil d’une double traduction. La
première correspond au transfert de la sociologie américaine des professions (et la
césure professionnal contre occupationnal) dans le débat politique qui accompagne la
réforme des armées aux États-Unis. Elle va infléchir la sociologie militaire américaine
sur une pente normative. La seconde est la traduction et l’importation de notions
chargées d'un débat idéologique dans l’espace des positions théoriques et empiriques de
la sociologie militaire en France à l’approche de la professionnalisation des armées (au
sens français cette fois de salarisation).
Durant les années cinquante, la sociologie américaine des professions s’est structurée
entre deux perspectives : le clivage entre le domaine des professionals et celui des
occupationals. Le premier terme renvoie approximativement en France aux professions
dites libérales : des professions caractérisées par un monopole d’exercice sur une
activité, dont l’accès est conditionné par la détention d’un diplôme universitaire de haut
niveau, qui sont régulées par des instances relativement autonomes, qui imposent une
éthique spécifique à leurs membres, et qui sont investies d’une autorité et d’un pouvoir
de sanction qu’elles exercent sur ces derniers (Carr-Saunders et Wilson 1933). Le
second terme, celui d’occupationals, renvoie à des emplois ne nécessitant pas de
La tactique du sociologue
29
formation universitaire particulière, des emplois non régulés par une éthique
professionnelle explicite ni par un organe spécifique. Ce sont des métiers dont aucun
groupe organisé ne revendique l’exclusivité. Pour le dire différemment, cette sociologie
est clivée entre l’étude, d’un côté des professions, et de l’autre, des jobs17.
La sociologie militaire américaine va d’abord considérer le travail militaire dans les
termes d’une profession. Charles Wright Mills va en premier lieu nier la spécificité de la
profession des officiers en montrant que dans le cas des généraux, ce corps ressemble de
plus en plus aux élites économiques et aux managers de haut niveau de l’industrie
(Mills 1956). Toujours en suivant le paradigme structuro-fonctionnaliste des
professions, Samuel Huntington va faire reposer son analyse du corps des officiers sur le
modèle idéal typique de l’officier clausewitzien et positionner cette profession dans une
relation en tension vis-à-vis du pouvoir politique (Huntington 1957)18. Formé à
Washington puis à Chicago, Janowitz s’oppose à cette conception. Dans The Professional
Soldier, Janowitz montre que les spécialisations induites par la complexification
progressive de l’instrument militaire nécessitent de considérer le corps des officiers
comme potentiellement plus divisé qu’il n’y parait. Pour ce faire, il croise leurs origines
sociales, leurs conditions de recrutement avec leurs trajectoires et les différentes
socialisations qu’ils traversent au court de leurs carrières19. Il avance ainsi que le corps
des officiers, en tant que profession, est un corps en tension entre une structure
(l’armée) et une conjoncture (le contexte de dissuasion nucléaire et la bureaucratisation
des armées), et développe l’hypothèse d’une « convergence relative » de la société
militaire avec la société qui l’englobe (Boëne 1994 : 13 et suiv.).
17 Ce clivage s’est consolidé et entretenu par une concurrence entre les facultés de sociologie d’Harvard et de Chicago. D’un côté, une approche de type structuro-fonctionnaliste portée par Parson et Merton, de l’autre, l’écologie urbaine et l’interactionnisme de Hughes. Clivage qui donnera lieu à des études en miroir, comme les deux ouvrages portant sur la socialisation des étudiants de médecine : The Student-Physician (Merton et al. 1957) et Boys in White (Becker et al. 1961). Pour une comparaison de ce que produit chacune de ces deux perspectives, se reporter à la présentation de ces dernières par Muriel Darmon (Darmon 2010 : chapitre 3).
18 Manière classique en science politique de concevoir et de considérer les forces armées (Aron 1961 ; Joana 2012).
19 C’est ici qu’on peut percevoir chez Janowitz l’indice d’une proximité avec l’interactionnisme acquise lors de son cursus à au département de sociologie de l’Université de Chicago.
Introduction
30
Les positions théoriques présentées ici vont structurer les débats qui accompagnent la
réforme des armées étatsuniennes et le passage à l’All Volunteers Force. La question que
les politiques posent aux universitaires est la suivante : dans l’optique d’une politique
économique libérale, sur quelle base devrait-on calculer les rémunérations des
militaires ? La Gates Commission est chargée d’y apporter une réponse, et en son sein,
économistes et sociologues s’opposent. Derrière Milton Friedman, les premiers font
valoir que des incitations monétaires appropriées devraient suffire à assurer le
recrutement des effectifs fixés par la politique militaire. Derrière Janowitz et Charles
Moskos20, les seconds répondent que le choix du métier de soldat ne dépend pas
strictement d’un arbitrage en terme d’utilité immédiate, parce que la mise au service
d’une institution repose sur des valeurs qui transcendent l’individu
(Boëne 1994 : 16‑17). Les économistes l’emportent et les soldes sont relevées alors que
les avantages matériels et les prestations non monétaires sont graduellement réduits. La
réforme aboutie à un alignement sur la société civile, appelé « convergence » des armées
vers les organisations civiles. Moskos attire alors l’attention sur le risque de
« banalisation » de l’engagement dans les troupes (Moskos 1987) et se montre
particulièrement critique en défendant opiniâtrement que l’engagement dans l’armée
est « More than just a job » (Moskos et Woo éds. 1988), titre d’un article qui ne laisse pas
de doute quant à l’investissement idéologique engagé dans la lutte en terrain
académique21.
Voici l’état du débat américain tel qu’il va être importé en France lorsque les sociologues
seront invités, quinze ans plus tard, à penser le passage à l’armée de métier. Cette
traduction va consister en un décalque de la trame conceptuelle américaine. Le
20 Autre figure centrale de la sociologie militaire américaine, auteur de The American Enlisted Man (Moskos 1970), qui marque probablement la première étude sur les conditions de vie des GI depuis le projet de Stouffer, The American Soldier (Stouffer 1949).
21 Moskos et Janowitz ont tous deux servi quelques années dans les armées. Les premiers travaux de Janowitz, qu’il réalise avec Edward Shils, portent d’ailleurs sur la cohésion au sein des troupes (Shils et Janowitz 1948). Janowitz et Shils s’inscrivent alors dans la lignée de la psychosociologie sociale ouverte par les travaux de Samuel Stouffer au sein du Troop Attitude Research Program (Stouffer 1949). De son côté, Moskos a servi en Allemagne dans le corps des ingénieurs militaires et a réalisé plusieurs études auprès des troupes engagées au Vietnam. Boëne mentionne leurs engagements, mais n’en tire aucune conséquence pour sa relecture exégétique de leurs œuvres (Boëne 1994).
La tactique du sociologue
31
vocabulaire est entièrement repris. Éric Letonturier reprend l’idée de la civilianisation
des armées à Janowitz (Letonturier 2007). Moskos est traduit et le terme de
« banalisation » apparait à plusieurs reprises dans différentes publications
(Moskos 1987). Seul Thomas semble plus critique et défend un modèle en rupture avec
le dualisme proposé par les thèses de la convergence ou de la divergence relative entre
organisation militaire et société civile (Thomas 1981). Mais les deux termes clivent
désormais les débats académiques français (Boëne 1990). Ici, l’idée d’une spécificité
militaire telle que défendue par Dabezies entre en écho avec les positions de Moskos et
va permettre aux militaires français de défendre et consolider des positions normatives
sous un verni scientifique hautement légitime, puisque estampillé US, produit au sein
des universités de Harvard et de Chicago, ainsi que du département de la Défense à
Washington.
Tout indique que la focalisation de la sociologie militaire française sur les processus de
changement dans l’institution provient de la rencontre entre une sociologie militaire
issue de la sociologie des organisations, et l’importation d’un débat d’ordre idéologique
et normatif sur la place des armées dans la société américaine, le tout traduit dans des
termes français au moment même où l’armée s’interroge justement sur sa « spécificité ».
Dominée par la demande militaire, la sociologie du même nom s’éloigne définitivement
d’une approche empirique des professions et des métiers à la faveur d’approches
objectivistes congruentes avec la mesure des proximités statistiques ou des distances
relatives entre les « militaires » et les « civils » (Schweisguth 1978 ; Schweisguth et
al. 1979 ; Thomas 1994). Elle va aussi se recombiner avec une sociologie compréhensive
dans une conception wébérienne et se concentrer sur la congruence relative des valeurs
entre société civile et société militaire, déclinée sur divers axes : l’éducation des élites
militaires (Hamelin 2003) ou la représentativité sociale des armées (Boëne 2011).
Retracer rapidement la genèse des conceptions structurantes de la sociologie militaire
française complète donc le dispositif de mise à distance des discours déjà existants sur
l’objet « armé ». Le constat des angles morts de la littérature et les causes probables de
ces derniers autorise à s’engager en connaissance de cause dans l’exploration de
nouvelles pistes. En entrant sur le terrain dix ans après les réformes mentionnées ci-
Introduction
32
dessus, il est plus simple de reconstituer la genèse des blocages théoriques et
empiriques et de s’en extraire en mobilisant d’autres traditions sociologiques, telle que
la sociologie du travail qui procure des outils propices à l’investigation de l’activité des
soldats (Durand 1985 ; Borzeix et Rot 2010 ; Tanguy 2011).
Ainsi, pour constituer cette sociologie du travail militaire, il faudra se tenir à bonne
distance de la sociologie militaire, et construire différemment l’objet. Alors que cette
dernière pioche dans le corpus notionnel de la sociologie militaire américaine, je
propose d’inscrire la construction dans le spectre des sciences sociales françaises.
Pour une sociologie de l’activité militaire
Pour recomposer l’activité militaire en faisant tenir ensemble l’organisation, les
trajectoires et les activités de ses membres, les outils proposés par la sociologie du
travail ouvrent des perspectives, dont deux plus particulièrement : une approche en
termes de groupes professionnels (qui n’entérine pas le clivage profession/occupation de
la sociologie américaine) et une activité organisée qui rassemble ces différents groupes
dans un seul lieu : le régiment.
La sociologie des groupes professionnels
Le cadre d’analyse proposé par Didier Demazière et Charles Gadéa dans l’ouvrage
collectif Sociologie des groupes professionnels (Demazière et Gadéa 2009) permet tout
d’abord de considérer la profession militaire sous un nouvel angle.
« [L’expression groupes professionnels] désigne alors des ensembles de travailleurs
exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité
sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place
différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisés par une légitimité
symbolique. Ils ne bénéficient pas nécessairement d’une reconnaissance juridique, mais
du moins d’une reconnaissance de fait, largement partagée et symbolisée par leur nom,
qui les différencie des autres activités professionnelles. » (Demazière et
Gadéa 2009 : 20)
La tactique du sociologue
33
La profession militaire peut être appréhendée de la sorte, et ce quelque soit le corps
d’appartenance des militaires considérés (officiers, sous-officiers et militaires du rang,
combattants, techniciens, spécialistes, etc.). Ils forment bien un ensemble de travailleurs
subsumés sous un même mot, dotés d’une visibilité sociale forte par le port de
l’uniforme, et soumis à une reconnaissance juridique. Cette désignation juridique assure
leur différenciation d’autres domaines d’activités proches, comme la police (pour ce qui
est du maintien de l’ordre et de l’usage des armes) ou la sécurité civile (pour ce qui est
de l’assistance à la population). Une conception en termes de groupes professionnels ne
postule pas l’unification sous l’uniforme : les militaires du rang, les sous-officiers et les
officiers peuvent être considérés comme trois groupes professionnels distincts. Le
travail d’un officier n’est pas celui d’un caporal, que ce soit au quartier ou sur le champ
de bataille. Ils sont recrutés selon des modalités distinctes, reçoivent une éducation
militaire elle aussi distincte, ainsi qu’un traitement symbolique particulièrement
différencié, bien qu’ils partagent le même statut juridique. De la même manière qu’un
hôpital rassemble des professionnels du soin médical qui ressortent de groupes
professionnels distincts, classés et hiérarchisés entre eux, le régiment rassemble des
professionnels du combat militaire appartenant à des groupes professionnels distincts
dont il faut recomposer toute la diversité derrière le port de l’uniforme.
Il est alors possible d’examiner le rapport entretenu par les membres de ces groupes
professionnels à leur emploi ou à leur travail sans postuler qu’ils partagent la même
expérience et des valeurs professionnelles identiques du simple fait d’appartenir à une
même institution. Une sociologie de l’emploi et du rapport à l’emploi militaire reste
entièrement à constituer. À ma connaissance, aucun travail n’a été produit sur
l’engagement des soldats – au double sens de « moment de contractualisation » et de
posture vis-à-vis de leur travail – en tenant compte de leurs trajectoires familiales et
scolaires ou de leur trajectoire dans l’institution (progression dans la carrière plus ou
moins rapide, mutations, accès à des stages et formations, et des variables telles que le
nombre de jours de sanctions écopés, les opérations effectuées, les récompenses
obtenues, etc.). Les seules tentatives allant dans ce sens reposent sur la construction
d’idéaux types des motifs explicitement invoqués par les soldats pour rendre compte de
Introduction
34
leur engagement face à un enquêteur, sans que leurs trajectoires antérieures ne soient
pleinement prises en compte dans l’analyse (Benoit-Guilbot et Pfirsch 1998). L’entrée
par le biais du rapport au travail et à l’emploi peut aussi s’opérer dans une perspective
plus strictement interactionniste en insistant sur les pratiques quotidiennes et les
conflits quant au sens que les acteurs donnent à leur travail (Chapoulie 1973). Il s’agit
cette fois de saisir comment les situations de travail actualisent différents types de
rapports sociaux, à l’instar de ce que montrent les monographies construites autour d’un
poste ou d’une fonction dans une organisation.
On peut raisonnablement considérer le régiment comme un lieu de travail, à l’instar
d’une usine, d’un hôpital ou une école, où s’articulent plusieurs groupes sociaux avec un
espace physique concret. Il peut alors être étudié comme lieu organisé – la caserne –
dans lequel s’opère une socialisation aux normes portées par les différents groupes
professionnels qui le composent. Considérer le régiment comme une homologie de
l’usine où des groupes professionnels ou des groupes sociaux hiérarchisés se
confrontent peut s’avérer particulièrement heuristique (Moulinié 1993).
Par conséquent, je propose de considérer le travail des fantassins depuis le lieu où il se
réalise concrètement : le régiment, à la fois comme groupe social (la troupe) et comme
endroit concret (le casernement) ; et de considérer ce que j’ai identifié dans le cours de
l’enquête être différents groupes sociaux dont les conditions d’existence sont distinctes
et dont les positions relatives les unes vis-à-vis des autres organisent leur expérience
subjective et leur rapport au travail.
Le travail des fantassins comme activité organisée
Dans l’introduction de Sociologie du travail et de l’activité, Alexandra Bidet cite
longuement le témoignage où Annie Borzeix évoque les évolutions de la sociologie du
travail dans les années 1980 et les lacunes qui en découlèrent, dont l’absence de
considération pour les activités concrètes des travailleurs (Borzeix 2003 ; Bidet et
al. 2006 : 5‑6). Bidet pointe l’intérêt de la notion « générique » d’activité qui permet
selon elle de ressaisir deux dimensions du travail jusqu’ici négligées : sa temporalité et
La tactique du sociologue
35
sa technicité. Notion qui est aussi propice à la mobilisation de descriptions denses,
attentives aux corps, aux espaces et aux équipements « longtemps congédiés » des
analyses (Bidet et al. 2006 : 13). Autrement dit, à travers l’intérêt porté à l’activité, c’est
le travail en actes et le « travail en train de se faire » qui se trouvent mis au cœur de
l’analyse, afin de mettre à jour le rapport opératoire de l’homme à son milieu. Ce qui
s’avère être une dimension capitale du travail militaire.
Dans la même veine, Marie Buscatto distingue deux formes d’ethnographie appliquée
aux activités professionnelles : une ethnographie des organisations qui « concerne [les]
travaux qui visent à repérer des pratiques et des logiques organisationnelles traversant
les entreprises, les administrations, les associations ou les partis politiques », et une
ethnographie du travail qui « porte moins sur les logiques organisationnelles – voire les
ignore dans l’analyse – et examine davantage des activités, des groupes, des trajectoires
ou des comportements, professionnels ou non professionnels » (Buscatto 2010 : 10).
Elle précise que ce second courant intègre peu l’organisation comme un ensemble
hiérarchisé en vue d’assurer la coordination de ses membres dans l’accomplissement
d’un but donné. Elle propose de procéder à une ethnographie du travail organisé, qui
« envisage le travail comme une activité organisée, que cette organisation soit le fait
d’une structure formelle ou de mondes sociaux fluides tels que le monde de l’art »
(idem : 11).
Sociologie de l’activité et ethnographie du travail organisé serviront à concevoir le
travail des soldats. Elles ne dissocient pas (1) l’organisation du travail (la distribution
générale des activités entre les unités, et le spectre des activités susceptibles d’être
observées dans une unité) imposée par l’institution à ses membres afin d’atteindre
rationnellement une finalité (la mise en œuvre du combat), et (2) les relations sociales
qui se développent dans cette organisation du travail. Cette organisation met en
présence des individus d’origines et de statuts sociaux hétérogènes, qui
remplissent des tâches spécifiques, poursuivent des intérêts qui peuvent être
divergents, mais tendent vers le même objectif : le combat. Ce qui rend l’approche
défendue par Marie Buscatto compatible avec celle des groupes professionnels de
Introduction
36
Demazieres et Gadéa, c’est l’idée de la différenciation sociale des activités, induite par la
division sociale du travail au sein d’une même organisation.
Observer le travail des soldats dans ces termes donne la possibilité de documenter
l’activité combattante depuis les opérations pratiques mises en œuvre dans le quotidien
des soldats, loin des élites et des officiers supérieurs décrits dans la sociologie militaire
classique. L’entrée par l’activité permet par ailleurs de souscrire à l’agenda
interactionniste dans sa dimension descriptive des rapports sociaux engagés dans le
travail. Elle permet de concevoir le processus de socialisation par lequel des individus
sont transformés en militaires et les relations qu’ils sont susceptibles d’entretenir les
uns aux autres. Par ailleurs, l’entrée par une ethnographie du travail organisé est
féconde pour penser le régiment comme le lieu d’appariement entre armée et société. En
s’intéressant aux soldats et à leur encadrement de contact pris ensembles dans des
relations qui recoupent l’ordre institutionnel du monde militaire avec l’ordre du monde
social en général, on évite de faire du régiment un isolat. On articule ce dernier avec la
société et on l’y inscrit de plain-pied.
Je propose donc de concevoir la profession de militaire comme un ensemble de groupes
professionnels rassemblés sous le même statut juridique (l’état militaire), mais dont la
composition, la morphologie et les activités peuvent être distinctes. Autrement dit, une
profession éclatée malgré un même carcan institutionnel. Pour recomposer le travail
militaire, je propose donc de m’en tenir à l’activité située, celle qui a lieu dans un
régiment, dont il s’agira de préciser les spécificités dans la division du travail militaire.
Construire l’objet : une sociologie de l’entraînement au combat comme
travail et comme activité
En entrant de la sorte dans une sociologie du travail des militaires, on semble s’éloigner
de la guerre. Si on ne peut pas réduire leur travail à la seule activité combattante22, on
22 De nombreux militaires ne sont pas appelés à remplir des missions de combat, mais à administrer le parc immobilier, entretenir les équipements, gérer les carrières des soldats, etc.
La tactique du sociologue
37
peut toutefois difficilement le concevoir sans tenir compte de la perspective probable de
la guerre. Ainsi, vouloir faire la sociologie du travail des militaires nécessite de clarifier
les notions de guerre, de violence et de combat militaire.
Armée, guerre, violence, combat. Sociologie de quoi au juste ?
Se lancer dans une sociologie du combat militaire invite plusieurs notions connexes dans
la réflexion dont les différentes résonnances disciplinaires finissent par brouiller le
décor conceptuel. Je pense aux notions telles que « la guerre », « la paix », « le conflit » et
« la violence », mais aussi « l’État », « la légitimité ». Le monde militaire semble se
réfracter logiquement dans ces catégories, du moins c’est à travers elle qu’il a
historiquement été pensé.
Dans une conception wébérienne, l’armée est l’instrument de mise en œuvre du
monopole d’usage de la violence légitime, monopole qui définit l’État (Weber 1959).
Historiquement et au nom de l’État, les armées occidentales ont mis en œuvre des
moyens tels que des sociétés entières ont été entraînées dans des guerres dites
« totales », engageant militaires et civils dans le combat et mobilisant toutes les forces
productives du pays pour assurer l’alimentation du front en équipements et en individus
aptes à les mettre en œuvre (Masson 1990 ; Géré et Widemann 2001 ;
Ludendorff 2010 ). Moments historiques considérés marqués d’une violence inouïe et
paroxystique (Sofsky 1998 ; Audoin-Rouzeau 2005). D’un autre côté, ce niveau de
violence n’était possible que par l’organisation et la rationalisation de ces moyens par
l’État régulateur de la violence (Lasswell 1941 ; Kaldor 1999). En temps de paix, on peut
justement considérer les armées comme le lieu de la violence suspendue et retenue. Les
soldats ont dans leurs mains des moyens radicaux pour mettre en œuvre la violence, les
armes les plus destructrices, et pourtant, ils n’en font rien. Décrite ainsi, l’armée apparait
être l’institution pacificatrice par excellence parce qu’elle confisque les moyens du
combat et les réserve à la puissance publique. Elle devient l’indice même de la
civilisation de la société, dont les membres se rabattent sur les sports pour s’affronter
sans arme (Elias et Dunning 1994). Il est même devenu inenvisageable pour nous
Introduction
38
d’imaginer les forces de l’ordre utiliser ces moyens radicaux contre la population23. Il
faut toute une discipline et une civilisation des mœurs pour concentrer les moyens de la
guerre et les rationaliser de la sorte (Wilfert-Portal 2014). L’histoire n’a pas donné tord
à Elias, le 20ème siècle ne marque pas une régression de la civilisation des mœurs, bien au
contraire. Le niveau de violence déployé (faute d’un meilleur qualificatif) est la
conséquence de l’existence d’un État pacificateur en interne de ses limites
territoriales (Buton 2014).
« Guerre » et « paix » sont deux qualificatifs utilisés pour désigner les différents états
juridiques des États où les armées sont susceptibles d’être employées. Cette dichotomie
présente cependant de nombreuses limites. Il y a des militaires qui combattent en
dehors du cadre des guerres déclarées. Il y a aussi des armées qui combattent dans le
cadre du maintien de la paix et dans lequel ils n’ont pas l’autorisation légale de se servir
de leurs armes, comme ce fut le cas lors de l’interposition des Casques bleus entre les
Serbes et les Bosniaques en ex-Yougoslavie (Thiéblemont 2001). Les troupes
combattent parfois face à des adversaires qui ne sont pas étatiques et sont pourtant
organisées en armées, comme dans le cas de certaines insurrections. En Afghanistan, les
troupes françaises combattent en soutien d’un État tiers contre une partie de la
population qui en refuse l’autorité dans sa forme actuelle. Par ailleurs, maintenir une
situation de guerre non déclarée et endémique peut être le régime d’action ordinaire de
certains États (Debos 2013). Enfin, il y a des situations où les militaires ne combattent
pas un adversaire humain : le feu, les catastrophes naturelles ou industrielles, et les
troupes qui se confrontent à ces phénomènes n’en perdent pas leur spécificité militaire
ni les techniques routinières qui organisent l’action collective de leurs membres. Ainsi,
au commencement, il n’y a pas nécessairement la guerre contre la paix. Il y a une
continuité de situations qui semblent s’inscrire dans des entre-deux qui ne sauraient
être qualifiés ni de guerres ni de paix (Linhardt et Moreau de Bellaing 2014). D’ailleurs,
il est bien difficile de qualifier la situation telle qu’elle se présente en Afghanistan : s’agit-
il d’une opération de guerre, d’une opération de maintien de la paix, d’une opération de
23 Comme lorsque des personnalités politiques en appellent à mobiliser l’armée pour réguler des émeutes et restaurer un certain état de l’ordre. Les polémiques qui accompagnent de telles demandes indiquent clairement que cet usage ne va politiquement pas de soi.
La tactique du sociologue
39
lutte antiterroriste, d’une ingérence militaire ? Les militaires y affrontent un adversaire
armé, mais ils y construisent aussi des routes, assurent la sécurité d’installations civiles
et d’évènements politiques locaux, participent à l’élaboration d’une armée étatique.
Ainsi, limiter de la définition de l’armée à un instrument de la violence légitime au nom
de l’État semble relativement inadéquat.
La mise en œuvre de la violence légitime au nom de l’État ne caractérise donc pas les
armées, mais un état de la division du travail qui fait d’un groupe social spécifique le
garant de l’organisation et de la mise en œuvre de techniques qui lui sont propres pour
« combattre » au nom de la collectivité. Si l’on se contente de caractériser l’armée
comme une institution d’organisation de la violence, on court deux risques conceptuels :
(1) de s’enfermer dans la définition historiquement et socialement située du seuil de
violence légitime et tolérable – la violence d’hier n’est pas la violence d’aujourd’hui, qui
n’est très certainement pas celle de demain –, au risque d’adopter une définition
ethnocentriste et historiocentrée des armées (Elias 1976) ; (2) d’utiliser un critère
sociologiquement non discriminant pour qualifier l’institution. Les institutions
judiciaires et policières sont deux autres modes d’organisation de la violence dans nos
sociétés (Fassin 2011 ; Montjardet 1988 ; Moreau de Bellaing 2009a, 2009b). Les
institutions d’internement psychiatriques le sont tout autant (Goffman 1968). Les guides
des spécialistes en matière d’éducation et de punition des enfants sont une autre
manifestation de la violence organisée au nom de l’État (Boltanski 1969)24. Et modifier
le terme de « violence » par « coercition » ne nous permet pas de sortir entièrement de
l’ornière.
Il me semble qu’il est possible de sortir de ces paradoxes conceptuels en se maintenant
sereinement à distance de ces notions forgées dans de tout autres champs académiques,
datées, et sociologiquement peu opératoires. On peut parler du combat militaire sans
avoir une théorie sociologique de la qualification d’un état de guerre. On peut parler du
combat militaire sans qualifier a priori la nature de l’autorité politique pour laquelle ce
combat est livré. On peut parler du combat militaire sans avoir à qualifier par avance la
24 Il a récemment été question de légiférer sur la « fessée ».
Introduction
40
nature violente ou non des gestes concrets dont il est constitué. On peut se placer en
deçà des qualifications politiques et juridiques, qui sont une partie du problème telle
que se le pose les politistes et les philosophes.
Au lieu de s’interroger abstraitement sur ce qu’est la guerre et la violence, de
s’interroger sur ce qu’elles nous enseignent sur la nature des sociétés (Bouthoul 1951 ;
Caplow et Vennesson 2000 ; Audoin-Rouzeau 2008) ou de déterminer si les armées
remplissent un rôle de régulation des conflits entre « polities » (Baechler 2010), on peut
simplement s’interroger ce qu’elles produisent. On prend alors acte que dans une
société donnée, il existe éventuellement un groupe social spécialisé et
juridiquement reconnu (les militaires), en charge de produire quelque chose pour
la collectivité. En cherchant à qualifier ce « quelque chose », on se donne les
moyens de répondre par induction aux débats théoriques et souvent idéalistes
dont je viens de souligner quelques avatars.
Une sociologie de ce que produisent les armées
Comme je viens de l’indiquer, on peut considérer une armée comme un groupe
professionnel différencié et spécialisé dans la division du travail – juridiquement
reconnu comme tel et par là même consolidé dans sa fonction – à qui il est dévolu une
activité spécifique. Qu’on désigne cette activité par les mots « combattre », « attaquer »,
« défendre », « assister », « maintenir la paix », « dissuader », « sécuriser », on désigne à
chaque fois un ensemble d’activités considérées comme fonctionnellement nécessaires
pour réaliser un but. Les motifs, les causes ou les raisons invoquées pour justifier cette
finalité ou l’existence de ce groupe ne m’intéressent pas ici (ce qui n’en fait pas pour
autant des objets inintéressants). Le but du groupe social en question qu’on appelle
génériquement une armée est d’assurer une capacité, plus précisément une capacité à
administrer des moyens particuliers pour remplir une fonction, ici combattre au nom de la
collectivité. Cette capacité à administrer les moyens du combat est à destination d’une
autorité ad hoc, politique ou non, au nom de laquelle elle est mise en œuvre. Cette
dernière n’est pas nécessairement un État. Elle peut être une émanation locale (comme
dans le cas d’une milice) ou une assemblée d’États (une coalition), voire à la limite, une
La tactique du sociologue
41
personne morale privée ou d’une personne physique (comme dans le cas des
mercenaires), ou encore être constituée au nom d’un idéal (comme dans le cas des
armées révolutionnaires ou d’un djihad). Par simplification, considérons que cette
autorité ad hoc est avant tout une autorité politique : ONU, OTAN, États, parti politique
dissident, insurrection civile. L’armée peut être alors considérée comme un groupe
social particulier assumant une fonction sociale spécifique : administrer les
moyens du combat au nom d’une autorité politique ad hoc. Sous certaines
conditions, une milice ou une police peuvent être considérées comme des armées, tout
au moins, elles peuvent se reconvertir dans cette forme.
Que peut-on entendre par capacité à administrer les moyens de combat ? D’abord,
administrer signifie autant organiser que mettre en œuvre. Ce qui n’engage en aucune
manière à qualifier les moyens de contrôle de ces modes d’organisation par l’autorité
politique ad hoc (le problème du contrôle des militaires par le corps politique). Le fait
que cette administration des moyens du combat soit considérée comme une capacité
signifie que l’administration des moyens du combat ne nécessite pas nécessairement
que l’activité soit continue : une armée peut ne pas combattre durant un certain temps,
elle peut être dissoute sans pour autant perdre sa fonction sociale. Le point qui
importe, c’est que ce groupe soit en mesure de recomposer les moyens du combat
pour l’autorité politique ad hoc. Dans ce cadre, la mise en œuvre effective des
moyens du combat au nom de l’autorité politique ad hoc sera appelée action
militaire.
Nous pouvons maintenant nous concentrer sur ce à quoi renvoient les moyens de
combat. J’entends là tout autant des individus que des instruments. La mise en œuvre
des moyens du combat passe par l’articulation de ces individus avec ces instruments.
Les individus mettant en œuvre ces instruments ne sont pas nécessairement des
membres permanents des armées. Les instruments dont il est question ne sont pas
seulement des armes, des outils et des équipements, ils peuvent être des formules,
des concepts : des règles de doctrine, des règles de tactique et des documents sur
lesquels ces règles sont inscrites. En conséquence, les moyens du combat dépassent
largement le champ de bataille : ils englobent l’ensemble des activités qui
Introduction
42
s’accomplissent dans l’institution pour en assurer la continuité dans le temps et l’espace.
Les moyens de combat sont aussi des moyens de ravitaillement, de communication, des
campements et des casernements. Ces moyens sont cependant rationalisés d’une façon
militaire. Ils sont dès lors nommés dans la langue vernaculaire de l’armée par moyens
« cinétiques » (forme militairement rationalisée d’usage des armements), « logistiques »
(forme militairement rationalisée du ravitaillement), « de transmission » (forme
militairement rationalisée de la communication), « du génie » (forme militairement
rationalisée de la construction et démolition), etc.25
Du travail militaire vers les gestes du combat
En critiquant la forme prise par les objets de la sociologie militaire en France et aux
États-Unis, l’objectif était de briser le sceau sous lequel la question est traitée, afin de la
soumettre à d’autres outils conceptuels : ceux de la sociologie du travail et de l’activité,
et de considérer l’institution comme le lieu d’une production particulière, celle des
capacités du combat. Lorsqu’on replie les deux bords de la feuille de route
esquissée ici, lorsqu’on rassemble travail des soldats et production de l’activité
militaire, on scelle à nouveau l’objet, mais sous une forme différente : on
considère alors le travail militaire qui s’accomplit en régiment comme le travail de
production de l’activité militaire, condition de l’action du même nom sur les
théâtres d’opérations. On fait tenir ensemble l’institution, l’organisation, le travail
quotidien qui s’y accomplit, les individus qui justement l’accomplissent, et la visée de ce
dernier. Selon l’endroit où il se situe dans la division du travail militaire, l’observateur
est en mesure de capturer une part de l’activité militaire parce qu’elle est liée à la
position, autant de ceux qui l’accomplissent que de l’observateur. Il n’y a pas un, mais
25 L’emploi du terme administration n’implique pas nécessaire une conception « rationnelle légale » wébérienne. Du moins, en suspendant cette hypothèse, on ouvre l’objet à des modalités militaires moins structurées et moins subordonnées à une conception légale de l’État. On y fait entrer un nombre plus grand d’organisations humaines qui mettent en œuvre des moyens du combat, mais on perd un peu le caractère continu dans le temps et l’espace de l’organisation en question. Deux options sont donc envisageables : une hypothèse faible (en dehors d’une conception « rationnelle légale ») qui intègre un plus grand nombre d’organisations, mais qui diminue d’autant la précision conceptuelle, et une hypothèse forte (une conception « rationnelle légale ») qui limite alors le périmètre et corrobore plus particulièrement avec le modèle des armées occidentales modernes.
La tactique du sociologue
43
des travaux militaires, parce que la division du travail militaire différencie les activités
qui s’y déroule (Durkheim 1893 ; Bouglé 1925)26.
La question va maintenant être réfractée en s’appuyant spécifiquement sur l’Armée de
terre française. On passe d’une approche générale de ce que produisent les armées à une
définition spécifiée de l’activité militaire dans une de ses parties : celle des fantassins.
L’activité militaire dont il est question est la production d’une part de la capacité
générale d’administration des moyens du combat : celle qui sera mise en œuvre sur le
champ de bataille par les membres de l’infanterie. Cette activité consiste en la
réalisation de gestes spécifiques. Appelons les gestes du combat militaire (là où il
faudrait, en toute rigueur, dire gestes du combat administrés par les fantassins, pour les
distinguer des autres gestes du combat militaire, comme ceux de l’artillerie, de la
cavalerie, etc.). Parler de gestes, c'est considérer leur accomplissement sans faire une
quelconque hypothèse sur leur nature (violente ou non). Ces gestes sont accompagnés
d’outils particuliers, ils sont instrumentés. À la suite de Marcel Mauss, je propose de les
considérer comme des techniques : des actes traditionnels considérés comme efficaces
pour produire certains effets (Mauss 1936). Le point crucial de cette définition pour la
suite, c’est le terme « considérés ». C’est là que se situe le caractère social des techniques
et que nous retrouvons la question des attentes et des anticipations. Par l’intermédiaire
de ces dernières, les militaires s’attendent à ce que se produisent certaines choses sur le
champ de bataille.
Le travail militaire tel qu’il s’opère en régiment correspond à la transmission des
techniques militaires aux individus qui entrent et sortent de l’institution au rythme des
règles qui régissent leurs carrières. Ce travail peut être décrit comme un travail
d’incorporation des techniques du combat (des gestes instrumentés censés produire des
effets attendus) dans un cadre pédagogique particulier, celui de l’instruction militaire,
activité qui peut être investiguée par le sociologue alors que le combat en acte demeure
plus difficile d’accès (pour ma part, je n’ai pu me rendre avec les troupes en
26 L’objet construit de la sorte est donc inscrit dans la théorie durkheimienne de la division sociale du travail, donc une théorie sociologique qui différencie le social et les connaissances qui y sont produites (Balandier 2004).
Introduction
44
Afghanistan). Le travail militaire en régiment est un travail dont l’instrument et la cible
sont confondus puisqu’il s’agit du corps des fantassins eux-mêmes afin d’en faire des
individus aptes à mettre en œuvre les instruments du combat militaire selon la manière
imposée par et dans l’institution27. Autrement dit, un travail qui vise à faire en sorte
qu’ils adoptent « une manipulation réglée du corps » (Bourdieu 1987 : 215), une
gestuelle typiquement militaire parce qu’instrumentée par des moyens typiques et
relativement homogènes : d’un régiment à l’autre, l’on combat d’une façon telle que les
chefs puissent s’attendre à ce que certains gestes (et pas d’autres) soient exécutés dans
un certain ordre (et pas dans d’autres) lorsque des ordres seront transmis. La troupe est
le groupe social particulier auquel ces techniques sont inculquées.
Il découle de cette conception qu’une troupe de combat est un groupe dans lequel des
individus socialisés d’une manière particulière au cours de ce qui consiste être « leur
travail » vont adopter une gestuelle typique et particulière – des techniques – qui fera d’eux
une troupe manœuvrable dont on pourra s’attendre à un comportement probable dans
certaines situations, ici des situations de combat. Cette troupe est produite dans un lieu
particulier, le régiment, qui est une partie d’une institution particulière appelée « armée »,
dans le sens générique évoqué ci-dessus. Voici en quoi consistent le travail et l’activité
militaire : produire cette troupe.
De la préparation au combat à la praxéologie militaire
En introduisant avec Mauss la question des attentes, on déplace une fois de plus la
perspective sur l’objet. Il ne s’agit plus seulement de faire la guerre ni d’administrer
les moyens du combat, mais aussi de produire des anticipations sur l’action –
s’entraîner, se préparer – et viser la réalisation d’une action en tenant compte de
sa dimension temporelle. Se préparer, c’est être engagé dans l’action probable. Cet
entraînement, parce qu’il se déroule ici et maintenant pour ailleurs et après, met en
tension les conditions d’exécution du travail militaire au présent avec le passé en vue du
27 À l’instar de l’apprentissage des techniques du boxeur étudié par Loïc Wacquant dans un Gym de Chicago (Wacquant 2000 : 19).
La tactique du sociologue
45
futur, ceci à différentes échelles temporelles (Brian 2012a, 2012b)28. Nouées au cœur de
l’objet, les attentes engagées dans l’action nous renvoient vers la praxéologie. Pour le
dire plus simplement, en considérant le travail militaire articulé avec l’activité militaire –
la préparation militaire et la production des attentes des soldats – on se donne les
moyens de penser le combat comme une activité sociale susceptible de nourrir une
théorie sociologique de l’action.
Du théâtre d’improvisation au théâtre des opérations
Comme le montre la scène mise en exergue de cette introduction, le travail de
préparation des militaires implique des mises en situation, des simulations et des
répétitions à l’avance de l’action future, qui ne sont pas sans évoquer ce qu’on observe
au théâtre. Cette thèse s’inscrit d’ailleurs dans la poursuite du travail amorcé dans le
cadre de mon mémoire de master sur les cadres de l’improvisation théâtrale. J’avais
travaillé sur le cas de la production d’un type spécifique d’improvisation – les
« matches » importés du Québec – et montrer en quoi la performance sur scène – l’action
d’improviser dans de telles circonstances – si elle ne pouvait être prédite, était prise
dans un ensemble de cadres sociaux qui tramaient les attentes des joueurs.
Les techniques d’improvisation s’acquièrent au sein de « troupes de théâtre »29, dans
lesquelles les « joueurs » sont susceptibles de recevoir une éducation spécifique à
l’improvisation par d’autres joueurs, généralement plus expérimentés et parfois
institués à remplir la fonction de « formateurs ». Au cours de cette éducation, les
joueurs apprennent les ficelles du métier et les compétences faisant d’eux des membres
reconnus aptes à l’improvisation. À travers elles, les joueurs apprennent à se
positionner par rapport à un ensemble de normes et de règles, à la fois explicites
(règlement du jeu) et implicites (saisies par l’explicitation de la norme implicite et du
28 Plus concrètement, l’action militaire telle qu’elle est anticipée en regard des différentes connaissances produites sur les actions militaires effectuées par le passé, afin d’ajuster la préparation actuelle des troupes en vue de leur déploiement prochain.
29 L’homologie du vocabulaire entre les champs sémantiques artistiques et le champ sémantique militaire, tout deux employés en sciences sociales, mériterait d’être enquêtée afin de mettre au clair toutes les conséquences qu’une telle analogie du langage importe dans la conception de nos objets. C’est ce que je me suis exercé à faire ailleurs à propos de l’emploi de la métaphore théâtrale chez Goffman et son usage générique en sciences sociales (Thura 2012).
Introduction
46
comportement collectivement attendu par les autres) plus ou moins partagées au sein
de la troupe ainsi formée. Dans le jargon de certaines d’entre elles, c’est ce que les
membres nomment « une couleur de jeu ».
Ces troupes se rencontrent régulièrement et il arrive que les règles qui prévalent dans
chacune d’elles soient alors mises à l’épreuve de la scène : une rencontre est l’occasion
de tester le partage d’une dite couleur de jeu entre deux troupes (ce que les joueurs
aperçoivent à leur manière être des proximités dans le style de jeu). Si les joueurs
estiment qu’ils la partagent, il est probable que leurs troupes se rencontrent à nouveau.
De la sorte se tissent des réseaux de troupes, basés à la fois sur des proximités
géographiques, sur des proximités sociales et sur des proximités de jeu (les deux
dernières dimensions pouvant être liées). Réseaux qui déterminent à l’avance les
rencontres probables. Dans ces conditions, le théâtre d’improvisation, activité à
première vue non régulée autrement que par le respect d’un décorum (un cadre
matériel et normatif dans lequel se déploient les performances improvisées), se livre
comme le lieu de toutes les régularités et anticipations qui rendent la pratique possible,
tout au moins suffisamment stables pour que des troupes produisent des performances
telles que le public en ressorte en s’interrogeant sur le caractère réellement
« improvisé » des scènes qu’il a pu voir. Cette investigation empirique de la
« production de la performance improvisée » au sein d’un groupe social particulier et
porteur d’une forme de mémoire collective sur le jeu, préfigure le questionnement que
je développe ici à propos de la performance militaire.
Au-delà des analogies qu’il offre à l’observateur au premier coup d’œil, en quoi le
passage du théâtre d’improvisation au théâtre des opérations s’avère-t-il être un
déplacement heuristique ? L’engagement des attentes dans l’action permet de faire le
pont entre ces deux domaines à première vue incommensurables. Que ce soit pour le
théâtre d’improvisation ou sur le théâtre des opérations, le problème pratique qui se
pose aux groupes engagés dans une rencontre amicale ou hostile est de s’assurer que
leurs attentes soient remplies. Toutes proportions gardées et au-delà de tout ce qui les
sépare, ces deux activités mettent en tension les attentes du groupe avec le déroulement
effectif de l’action. Ici dans deux groupes et selon deux modalités distinctes de division
du travail et de régulation collective des comportements de leurs membres : une troupe
de théâtre et une troupe de combat.
La tactique du sociologue
47
La troupe d’improvisation est à l’image du régiment dans la mesure où il s’y produit un
groupe social particulier apte à mettre en œuvre des techniques spécifiques. Que celui-ci
soit considéré comme socialement apte à mettre en œuvre les moyens de
l’improvisation théâtrale, ou que celui-là soit considéré comme socialement apte à
mettre en œuvre les moyens du combat militaire, l’un comme l’autre sont les produits
d’un travail sur le corps et l’esprit de leurs membres respectifs. Ces deux groupes
cherchent à anticiper l’issue de l’activité selon leurs méthodes et à rassembler les
conditions de félicité qu’ils estiment être nécessaires pour atteindre en toute probabilité
leurs buts respectifs et de faire en sorte que d’une performance à l’autre, l’issue leur soit
favorable : pour les improvisateurs, afin que le public vienne assister à plusieurs
représentations ; pour les militaires, afin d’atteindre la victoire tactique en réduisant les
moyens d’action de l’adversaire.
On me rétorquera peut-être que la comparaison s’arrête là. Que du côté militaire l’affaire
est trop sérieuse pour qu’on puisse la rapporter à l’improvisation théâtrale. Le jugement
moral qui accompagne l’établissement d’une échelle du sérieux ne doit pas nous
interdire la vertu heuristique de la comparaison. De la même manière que le dispositif
expérimental construit dans le cadre de mon mémoire me permettait de passer du hors
scène au en scène, je suggère de reproduire un déplacement similaire quant aux
militaires : passer du hors combat au en combat, et de faire de l’action et de l’anticipation
de l’action les deux faces solidaires d’un même objet susceptible d’une sociologie de
l’action et de la connaissance. L’investigation de l’entraînement et des simulations qui
précèdent le combat est un préalable nécessaire pour son étude.
Retour vers le champ de bataille et vers l’action collective
C’est de ce registre de tension dont il est finalement question. La reconstruction du
travail et de l’activité militaire constitue la condition nécessaire pour étudier l’action
militaire, pour lui redonner toute son épaisseur sociologique et en faire un terrain
propice pour participer à l’élaboration d’une théorie sociologique de l’action.
Introduction
48
« Toute théorie de l’action qui prétend être une théorie de la société doit résoudre trois
problèmes fondamentaux : 1. Comment appréhender l’action humaine ? Qu’est-ce
qu’agir, individuellement et socialement ? (problématique de l’action) 2. Comment
saisir la manière dont l’action humaine est structurée ? Que faut-il entendre par
« structure » et quelles sont les structures sociales existantes ? (problématique de la
structure) 3. Comment conceptualiser le lien entre action et structure ? (problématique
du rapport structure/action) » (Müller 2006 : 48)
Mon intention n’est pas de produire une théorie de la société tout entière, ainsi que
l’indique Müller à propos de la praxéologie de Pierre Bourdieu. Par contre, les trois
problèmes fondamentaux qu’il isole seront au cœur des développements qui suivent.
Qu’est-ce qui fait tenir ensemble l’action collectivement engagée sur le champ de
bataille ? Comment sa cohérence est-elle assurée dans le temps et dans l’espace ? Voici
peut-être sommairement résumé les questionnements que je vais soulever. C’est du
moins ce vers quoi tend cette thèse : comprendre ce qui fait qu’une fois rendus sur le
champ de bataille, plusieurs dizaines, voire plusieurs milliers d’individus, sont
susceptibles d’agir de concert sans avoir à tous se concerter ni partager une convention
unique pour régir leur action (le travail des officiers n’est pas celui des militaires du
rang, le travail d’un servant de pièce antichar n’est pas celui d’un grenadier-voltigeur).
Leurs actions sont cependant réglées et c’est dans le travail des fantassins
(l’« entraînement ») qu’il faut chercher comment se réalise le réglage des individus
susceptibles d’aller au combat. Au-delà des visées explicites qu’ils se sont donnés
individuellement ou collectivement, au-delà de l’apparente irréductibilité des situations
dans lesquelles ils sont engagés et au-delà du fait que ces situations ne se livrent jamais
deux fois de la même manière à leur perception (on ne se baigne jamais deux fois dans le
même fleuve), ils tiennent ensemble dans l’action et cette dernière se livre avec assez de
cohérence pour eux pour qu’ils puissent l’abstraire et en comparer différentes
occurrences passées. À l'instar des joueurs d’improvisation évoqués plus haut qui
comparent leurs performances improvisées, bien que sous des modalités spécifiques, les
militaires comparent leurs actions de combat, les batailles et les guerres : ils investissent
le passé afin d’organiser leur présent de manière à atteindre efficacement un état
probable du monde futur.
La tactique du sociologue
49
Le groupe social des militaires, en tant que groupe situé dans la division générale du
travail, c’est-à-dire en tant que groupe produisant quelque chose de particulier pour
remplir une fonction sociale spécifique, l’action militaire, est le groupe socialement doté
des moyens de prendre la mesure de cette action (au sens de mesurer afin de rendre
comparable, point de départ de l’établissement d’une connaissance générale sur le
combat). Cette mesure ne s’opère pas en dehors de l’institution militaire, prise au sens
d’une institution sociale, d’« un ensemble d’actes et d’idées tout institués que les
individus trouvent devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux » (Mauss et
Fauconnet 1901)30. Les attentes dont il a été question jusqu’ici en sont l’émanation. Elles
offrent la possibilité de saisir comment le combat est mesuré en différents points de
l’institution.
Il s’agit donc de comprendre comment s’articulent à différentes échelles et en différents
lieux, d’un côté la réalisation d’actes intentionnels (des actions) d’un genre particulier
(les gestes du combat militaire) dans des situations spécifiques (en zone de guerre), se
déroulant de manière spécifique (en fonction de la place occupée dans la division du
travail militaire), et de l’autre côté, l’enregistrement de ces actes par l’institution (le
combat objectivé par différents moyens dans la division du travail) et par les
observateurs du combat (par les politiques, par les experts, par les journalistes, par les
populations civiles locales, par des organismes internationaux, etc.), le processus
30 Le mot institution en sociologie et anthropologie est à entendre dans le sens strictement durkheimien. « Couramment, il désigne un organisme relativement stable, soumis à des règles de fonctionnement et accomplissant des fonctions sociales spécifiques ; plus largement encore, il se reporte à cette forme de l’organisation sociale qui lie des valeurs et des normes, des rôles, des modèles de relation et de conduite […], l’institution est un groupement social légitimé ; elle se distingue des « groupes latents » (au sens de M. Olson) à manifestations sporadiques, et encore davantage des « arrangements pratiques ou provisoires ». La distance est marquée à l’égard de l’interprétation minimaliste qui fait de l’institution une convention, une règle qui entretient une coordination, qui produit des effets d’autorégulation » (Balandier 2004 : 21). Cette mise en garde de Balandier est à prendre au sérieux : l’institution a sa propre part d’autonomie par rapport à ses membres et elle résiste à ces derniers, comme tout fait social. Ce n’est pas seulement un lieu, une structure matérielle (« l’Institution »), c’est aussi un système de représentation, une forme de cognition collective à travers laquelle des individus singuliers « pensent » (Douglas 2004). D’un point de vue opératoire, l’institution sociale renvoie à système doté de « règles, de procédures et d’usages stables pesant sur les croyances et les comportements des acteurs sociaux » (Lagroye et Offerlé éds. 2011 : 331 ; Nay et Smith 2002). Tout au long de mon argument, c’est dans ce périmètre général qu’il faudra entendre le terme d’« institution militaire », et pas seulement comme une émanation de l’État ou un objet du réel, tel qu’on l’entend parfois par l’usage du terme « Institution » ou en disant « C’est une institution » (Boltanski 2009).
Introduction
50
d’abstraction de ces actes (par les analystes du combat, par les producteurs de doctrine
et par les tacticiens et les stratèges) et le processus de reproduction de ces actes
(l’application d’une théorie militaire de l’action et d’une pédagogie spécifique porteuse
de la logique de la division militaire du travail). Autrement dit, il s’agit de faire tenir
ensemble l’action, ses formes de consolidation et ses formes de reproduction – la
structure – et de montrer comment l’action est tramée par ces différentes modalités de
la structure sociale des armées. J’adopte implicitement l’hypothèse qu’une théorie
sociologique de l’action ne peut se concevoir sans une théorie sociologique de la
connaissance, avec pour axiome que le monde social est différencié, donc que les
connaissances et l’action sont des phénomènes à concevoir par conséquent :
différenciées et distribuées.
Instruments, trames et perspectives
Le modèle que je soumets repose sur plusieurs notions empruntées dans le corpus de la
sociologie et de l’anthropologie, que je propose d’articuler à nouveaux frais à partir
d’observations empiriques collectées de première main dans une unité de combat. Ces
notions sont celles de « division du travail », d’« incorporation » et d’« inculcation », de
« techniques », d’« attentes », d’« instruments symboliques », de « cadres sociaux », de
« cadre des interactions », de « cadres cognitifs ». Cet ensemble conceptuel peut être
rattaché à un autre ensemble : des auteurs classiques, ici Émile Durkheim
(Durkheim 1893), Marcel Mauss (Mauss 1936, 1974 [1934]), Maurice Halbwachs
(Halbwachs 1925, 1950), Pierre Bourdieu (Bourdieu 1977 ; Bourdieu et Passeron 1987),
Marie Douglas (Douglas 2004), Erving Goffman (Goffman 1991) et Aron Cicourel
(Cicourel 1979, 2002). La contribution que je propose vise à faire porter l’argument
d’une théorie sociologique de l’action au cœur des territoires laissés à
l’interactionnisme, l’ethnométhodologie et l’analyse de conversation : les situations ;
ainsi qu’à montrer comment ces dernières peuvent être articulées avec des structures
considérées comme des objets observables à différentes d’échelles (Revel 1996), des
plus singulières aux plus générales, des plus locales aux plus globales : comment les
gestes du quotidien militaire sont liés aux évolutions géopolitiques des dernières
La tactique du sociologue
51
décennies et aux routines héritées de longue date et dérivant de l’organisation
historique des armées.
J’articulerai les cadres théoriques de ces auteurs par l’intermédiaire de trois notions.
D’abord celle d’instrumentation de l’action, qui me servira à désigner la ou les manières
dont les soldats sont articulés avec leurs équipements (objets, instruments et machines
du combat), mais aussi comment ils sont articulés entre eux pour former une troupe
manœuvrable. Instrumentation à entendre comme « ce qui orchestre » l’action collective
des soldats une fois rendus sur le champ de bataille. Elle passe par un travail sur le corps
et sur l’esprit des soldats, dont je monterai toutes les modalités lorsqu’il sera question
de l’instruction et de l’entraînement militaire, partie non négligeable du travail des
fantassins.
Cette instrumentation m’amène vers au deuxième concept qui me sera utile, celui de
trame de l’action afin de désigner l’ensemble de cadres sociaux et cognitifs qui
supportent l’action collective. Il n’y a pas d’action militaire en dehors des instruments du
combat ni en dehors de l’institution qui les impose à ses membres. Pourquoi préférer le
terme de trame à celui de cadre ? L’hypothèse faite ici est de montrer que les
instruments de l’action militaire ne se limitent pas à borner un champ des possibles (ou
un champ de l’interprétation d’une situation, comme le sous-entend la conception
actuelle des cadres sociaux dans sa version pragmatiste), mais qu’ils sont la trame même
de l’action, qu’ils lui sont indissociables. Il ne s’agit donc pas tant de réviser un concept
que de déplacer la métaphore qui le sous-tend.
Enfin, la troisième notion que je vais avancer dans l’architecture théorique de cette thèse
est celle de perspective collective. Cette notion provient de l’expérience concrète que j’ai
pu faire durant les simulations de combat. Comme l’action militaire se développe sur des
grandes étendues, il est objectivement impossible de reconstruire la situation depuis un
point de vue panoptique ni de reconstruire d’un seul regard l’interaction qui se déroule
avec l’adversaire. Définir la situation de combat, c’est donc reconstruire une situation
depuis une multitude de points de vue. Cependant, ces points de vue singuliers sont
articulés les uns aux autres par les instruments du combat. Occuper telle place dans la
Introduction
52
division du travail militaire, c’est posséder tels tout tels instruments (concrets ou
abstraits) pour (se) représenter la situation. Par l’intermédiaire des instruments qui
trament l’action militaire, il est envisageable de reconstruire les perspectives (spatiale et
sociale) sur le combat, une sorte de point de vue abstrait (une perspective). L’enquêteur
n’a plus à passer dans la tête de ses enquêtés et peut se contenter plus raisonnablement
de reconstruire la perspective qu’ils sont susceptibles d’entretenir avec la situation. Par
ailleurs, là où les points de vue singuliers sont souvent incommensurables, les
perspectives offrent quelques prises à la comparaison et à une investigation d’ordre
sociologique.
La thèse défendue est la suivante : lorsqu’un fantassin pris en tant qu’individu –
singulier, mais socialisé et situé dans les armées – est engagé sur le champ de
bataille, il pense et agit le combat à travers des cadres distribués dans la division
du travail militaire, à la fois cadres sociaux et cadres cognitifs, dont il s’est doté au
cours de son travail : l’activité militaire de préparation au combat. Ce qui revient à
assumer que les individus pensent à travers la trame des institutions (Douglas 2004) et
qu’on ne peut penser leurs actions sans concevoir solidairement les institutions dans
lesquelles leurs actions sont intriquées (Cicourel 2002), en remettant au cœur de
l’argument la division sociale du travail et la différenciation des attentes, des
perceptions et des manières d’agir. Le ressort de la démonstration reposera sur un
matériel ethnographique constitué par observation directe de la préparation d’un
régiment d’infanterie durant les quelques mois qui précédèrent son départ pour
l’Afghanistan et la confrontation de ces observations avec des documents
militaires utilisés dans le cours de l’activité de combat et des entretiens.
Plan
La thèse se compose de neuf chapitres distribués en quatre parties. On peut la lire
comme un cheminement depuis le laboratoire sociologique vers le champ de bataille et
les situations de combat. Ce cheminement progressif peut être considéré comme autant
d’étapes à franchir pour entrer en toute connaissance de cause sur un champ de bataille.
La tactique du sociologue
53
La première partie traitera des sociologues face aux militaires. L’intention sera de
rendre compte des conditions historiques de production de la sociologie militaire en
France pour ensuite y situer l’enquête livrée ici. Le premier chapitre présentera les
conditions historiques des enquêtes sur et dans les armées. Je montrerai les rapports
entretenus de longue date entre sociologie et expérience militaire. Je déclinerai ensuite
les évolutions des conditions d’enquêtes dans les forces armées, pour montrer comment
l’institution militaire a historiquement phagocyté la recherche en sciences sociales
menée sur ses rangs. Enfin, j’y distinguerai les facteurs que j’estime avoir été favorables
à l’enquête que j’ai réalisée. Le deuxième chapitre présentera le dispositif d’enquête mis
en œuvre et le terrain investigué dans cette thèse. Je monterai comment mon inscription
à la croisée de quatre institutions m’a permis de négocier la marge d’autonomie
suffisante sur le terrain, en régiment et en école de formation, pour documenter
l’enquête. J’y présenterai aussi les effets produits par l’immersion d’un sociologue en
compagnie de combat, et comment la rencontre entre l’apprenti sociologue et les
militaires est en elle-même riche d’informations et de données à soumettre à l’analyse.
Au cœur de la première partie, la combinaison entre l’analyse du champ de production de
la sociologie militaire et l’analyse des conditions de l’enquête servira de ressort réflexif
avant de pénétrer le monde régimentaire.
La deuxième partie introduira le lecteur au monde du travail militaire. Le troisième
chapitre présentera le régiment et plantera le décor des observations. J’y délimiterai
dans un premier temps ce que j’ai appelé des « places » auxquelles l’institution alloue ses
membres. Ces places forment l’ordonnancement militaire dans lequel se distribuent des
activités, des prébendes, de l’autorité, du pouvoir et du prestige entre les membres qui
composent le régiment. Ce chapitre aura aussi pour vocation de présenter au lecteur les
catégories de l’entendement militaire mobilisées dans le quotidien du travail (les
divisions entre les différentes fonctions militaires, les grades, etc. En somme les
catégories du métier) et le carcan organisationnel de leurs relations au travail. Le
quatrième chapitre proposera de réarticuler ces places avec les caractéristiques des
agents auxquels elles sont attribuées. Il s’agira alors de montrer comment
l’ordonnancement militaire s’articule avec l’ordre social, par l’intermédiaire des règles
Introduction
54
de recrutement et des règles de gestions des carrières. La section pourra alors être
conçue comme le lieu de l’actualisation des dispositions de ses membres et de la
manifestation de ces dernières traduites dans les catégories de l’entendement militaire.
Une telle recomposition rendra lisible sous un nouvel angle les conflits qui parcourent le
collectif militaire dans le quotidien du travail. En deçà du « sens du service » ou de
l’accointance entre les valeurs inférées aux militaires et celles dont se réclame
l’institution, ce sont les conditions effectives d’existence dans l’institution ainsi que les
trajectoires probables des individus dans cette dernière qui expliqueront le plus
efficacement les formes de contestation qui parcourent le quotidien du travail militaire
en régiment.
En considérant le régiment comme un lieu et comme un groupe, cette partie dressera le
cadre du travail militaire dans lequel sont façonnés des individus à devenir des militaires.
Elle amorcera le passage de l’organisation militaire vers le travail et l’activité tout en
donnant au lecteur les moyens de se repérer dans le monde des soldats.
La troisième partie concevra le régiment comme la forge où se fabrique la troupe et
comme le lieu où se transmettent les techniques militaires, à la fois techniques du corps
et de l’esprit. Les modalités prises par la transmission des techniques touchant au corps
seront présentées dans le cinquième chapitre. J’y exposerai les modalités pratiques
prises par la théorie pédagogique militaire : le drill, modèle pédagogique qui vise
l’incorporation par la répétition et repose implicitement sur l’idée que la répétition
permet l’inculcation d’une réponse standardisée et uniforme. Par ailleurs, ce chapitre me
permettra de montrer que les occasions d’entraînement sont les moments où se
transmettent des attentes sur le combat, soit dans les formes voulues par l’institution,
soit par des conversations entre soldats dans les interstices de l’activité. J’esquisserai
dans ce chapitre la tension qui parcoure l’activité militaire entre s’entraîner ici et
maintenant pour ailleurs et après. Le sixième chapitre s’intéressera quant à lui aux
documents de l’action militaire. J’indiquerai comment ces derniers sont porteurs des
structures de l’institution. J’y analyserai aussi la literacy militaire, à savoir les documents
manipulés dans le travail et dans le cours même de l’action. Ces documents me
La tactique du sociologue
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permettront de montrer comment l’ordre de la tactique est traduit dans une trame
graphique particulière, utilisée pour organiser l’action sur le champ de bataille.
Il apparaitra clairement à l’issue de ces deux chapitres que le régiment, à la fois lieu
concret et groupe social, est l’endroit de l’expression et de la reproduction d’un habitus
militaire panofeskien : une force formatrice des habitudes.
Enfin, la quatrième et dernière partie amènera au plus proche de l’action combattante,
lors des simulations. Elle sera l’occasion d’explorer plus finement les anticipations
portées par les soldats. En traitant de la planification des missions, le chapitre 7 me
permettra de montrer comment leur préparation est une activité collective répartie
dans la compagnie. Une telle répartition distribue les informations et les connaissances
de manière différenciée entre les éléments qui forment la troupe. Par ailleurs, l’analyse
des instruments utilisés par les officiers montrera comment l’institution trame leur
raisonnement. Enfin, la reconstruction des méthodes par lesquelles ils « anticipent » les
coups probables de leur adversaire éclairera comment leur conception de ce dernier est
entièrement déterminée par leurs catégories d’appréhension du combat. Le huitième
chapitre posera le problème du cadrage en situation. En intégrant la place de
l’observateur dans le dispositif tactique, je proposerai un enrichissement de la théorie
des cadres de l’expérience et de l’action située par l’introduction de la notion de
perspective collective. Ce concept présentera comment la division du travail militaire
structure la perception du combat ainsi que la reconnaissance des situations et
l’engagement des soldats dans ces dernières. Enfin, le neuvième et dernier chapitre
emploiera la notion de perspective sur un spectre plus large de phénomènes, les attentes
quant aux conditions du combat et ses régularités, afin de montrer que ces dernières
sont porteuses d’un sens pratique militaire cohérent avec la division du travail militaire.
Ce qui me permettra d’avancer que l’incertitude telle qu’elle s’exprime subjectivement
est en fait l’effet de la réfraction de la perception du combat à travers les cadres sociaux
distribués par la division du travail militaire.
Là où les différentes théories sociologiques cherchent à fonder l’action en autonomisant le
triptyque individu-situation-structure, cette quatrième et dernière partie relèvera le pari