44
13 INTRODUCTION La tactique du sociologue pour faire une sociologie du combat Mi-octobre 2011, fin d’après midi, au cœur du camp de Canjuers sur le plateau de Draguignan, une colonne d’une vingtaine de véhicules militaires quitte la route goudronnée pour rejoindre un bosquet d’arbres. Les vabs et VBCI 1,2 se garent groupés par trois ou quatre sous les pins, formant si une enceinte discontinue d’environ cent mètres de diamètre, et les hommes qu’ils contiennent débarquent. Rangers aux pieds, vêtus en treillis et en « casque-frag» 3 , ils s’étirent et font quelques pas avant de remettre leurs armes dans les véhicules et de se délester d’une partie de leurs équipements. Plusieurs allument des cigarettes. Certains tendent leur téléphone portable au-dessus d’eux et, lorsqu’ils trouvent du réseau, passent un coup de fil. D’autres s’éloignent pour aller uriner. Ils s’interpellent, s’installent à l’arrière de leur véhicule et étendent leurs jambes sur les banquettes. Ils mangent quelques biscuits, du saucisson, boivent des boissons énergisantes, le tout acheté en ville durant les derniers approvisionnements. Au beau milieu du plateau désert, sous les pins qui les camouflent, ils discutent de la journée de travail qui se termine pour eux. Les musettes et autres sacs individuels sont débarqués et posés çà et là, toujours autour des véhicules, qui forment de véritables îlots kaki auxquels les hommes semblent rattachés, entourés par l’herbe rase et les quelques buissons qui les séparent. Chacun de ces îlots correspond à une section de combat ou à un détachement. Ensemble, ils constituent les « pions tactiques dans la main » du capitaine de Richardais, leur commandant d’unité (CDU). 1 Véhicule de l’avant blindé, transport de troupes standard des unités motorisées. Véhicule blindé de combat d’infanterie, transport armé qui remplacera pour parti les vabs dans les unités mécanisées. 2 Par convention pour la suite, les acronymes militaires écrits en majuscule seront à prononcer comme une suite des caractères (ici V ,B, C, I) contrairement à ceux écrits en italique, à prononcer comme un mot (ici « vab » au lieu de V.A.B). Lorsque ces derniers se termineront par une apostrophe, il faudra considérer la dernière lettre comme prononcée là où elle serait censée rester muette, comme pour ins’, à prononcer « inse ». 3 En situation de combat, les fantassins portent un casque lourd et une frag : un gilet protecteur pare-éclat et pare-balle. Être en « casque-frag » signifie donc porter la tenue équipée pour le combat.

Introduction - La tactique du sociologue pour faire une sociologie du combat

Embed Size (px)

Citation preview

13

INTRODUCTION La tactique du sociologue pour faire une

sociologie du combat

Mi-octobre 2011, fin d’après midi, au cœur du camp de Canjuers sur le plateau de

Draguignan, une colonne d’une vingtaine de véhicules militaires quitte la route

goudronnée pour rejoindre un bosquet d’arbres. Les vabs et VBCI1,2 se garent groupés

par trois ou quatre sous les pins, formant si une enceinte discontinue d’environ cent

mètres de diamètre, et les hommes qu’ils contiennent débarquent. Rangers aux pieds,

vêtus en treillis et en « casque-frag’ »3, ils s’étirent et font quelques pas avant de

remettre leurs armes dans les véhicules et de se délester d’une partie de leurs

équipements. Plusieurs allument des cigarettes. Certains tendent leur téléphone

portable au-dessus d’eux et, lorsqu’ils trouvent du réseau, passent un coup de fil.

D’autres s’éloignent pour aller uriner. Ils s’interpellent, s’installent à l’arrière de leur

véhicule et étendent leurs jambes sur les banquettes. Ils mangent quelques biscuits, du

saucisson, boivent des boissons énergisantes, le tout acheté en ville durant les derniers

approvisionnements. Au beau milieu du plateau désert, sous les pins qui les camouflent,

ils discutent de la journée de travail qui se termine pour eux. Les musettes et autres

sacs individuels sont débarqués et posés çà et là, toujours autour des véhicules, qui

forment de véritables îlots kaki auxquels les hommes semblent rattachés, entourés par

l’herbe rase et les quelques buissons qui les séparent. Chacun de ces îlots correspond à

une section de combat ou à un détachement. Ensemble, ils constituent les « pions

tactiques dans la main » du capitaine de Richardais, leur commandant d’unité (CDU).

1 Véhicule de l’avant blindé, transport de troupes standard des unités motorisées. Véhicule blindé de combat d’infanterie, transport armé qui remplacera pour parti les vabs dans les unités mécanisées.

2 Par convention pour la suite, les acronymes militaires écrits en majuscule seront à prononcer comme une suite des caractères (ici V ,B, C, I) contrairement à ceux écrits en italique, à prononcer comme un mot (ici « vab » au lieu de V.A.B). Lorsque ces derniers se termineront par une apostrophe, il faudra considérer la dernière lettre comme prononcée là où elle serait censée rester muette, comme pour ins’, à prononcer « inse ».

3 En situation de combat, les fantassins portent un casque lourd et une frag : un gilet protecteur pare-éclat et pare-balle. Être en « casque-frag » signifie donc porter la tenue équipée pour le combat.

Introduction

14

Chaque section et chaque détachement regroupent une trentaine d’hommes. Ils sont

environ cent-cinquante militaires, dont une majorité de militaires du rang4, une

trentaine des sous-officiers5, une petite dizaine des officiers6 et un civil, moi-même. Je

ne compte que trois femmes parmi eux.

Pour l’heure, les soldats sont à la détente, mais il ne s’agit là que d’une césure entre

deux journées de simulations tactiques durant lesquelles l’unité est évaluée. C’est

uniquement parce que l’exercice est « suspendu » pour la soirée que les hommes

peuvent se permettre de ne respecter aucune des règles de sécurité du combat, de se

déséquiper, de rallumer leurs téléphones et d’aller et venir sans précautions. Cette

scène se déroule dans un interstice de la simulation. Dans deux mois, ils seront en

Afghanistan, et c’est afin de se préparer au déploiement sur ce théâtre qu’ils

s’entraînent, sous l’œil des officiers et sous-officiers du détachement d’instruction

opérationnel (DIO). Ces derniers sont chargés de donner un avis à l’état-major avant la

délivrance de l’autorisation finale de départ. Les hommes qui constituent le DIO sont

rentrés d’Afghanistan il y a quatre mois, après un déploiement de six mois sur place.

Depuis deux semaines et demie, ils observent et conseillent les soldats et les cadres de

l’unité en s’appuyant sur leur propre expérience constituée durant leur récent

déploiement. Ces deux premières semaines ont servi à l’instruction routinière et à la

réalisation de quelques exercices tactiques spécifiques, d’abord sur un « camp bâti »,

pendant la semaine, puis sur une reconstitution de fob7, pendant la seconde. Depuis

deux jours et pour une journée encore, l’évaluation, ou « synthèse », se déroule autour

de trois missions : une fouille de village et un contrôle de zone le premier jour, une

escorte de convoi le lendemain, et un assaut en « zone sanctuaire insurgée » pour le

4 La strate de militaires les moins gradés, de soldat à caporal-chef. Ils forment la cohorte des personnels d’exécution dans les trois armées.

5 La strate de grades allant de sergent à major. Ils sont l’équivalent de la « maîtrise » dans les usines, l’encadrement à proximité de la production et des ouvriers, mais ici dans le monde militaire.

6 La strate de grades allant de sous-lieutenant à colonel, cette fois-ci équivalant des « cadres » d’entreprise.

7 Forward operating base, ou base opérationnelle avancée. Le contexte de coalition conduite par les troupes américaines entraîne une utilisation assez répandue de termes militaires américains dans le jargon quotidien des soldats.

La tactique du sociologue

15

dernier jour. À cet instant, seuls les chefs de section et de détachement8 sont informés

de cette dernière phase de la mission.

Leurs opposants sont « joués » par des soldats du régiment qui ne partiront pas pour

l’Afghanistan. Appelés « les ins’ » – reprise par les soldats de l’abréviation INS utilisée

dans la doctrine militaire pour désigner les « insurgés » -, ils sont hébergés dans un lieu

à part, obéissent à leurs propres officiers, sont déguisés avec des tenues inspirées de

celles des bergers afghans et sont équipés avec les armes usuelles de l’insurrection : des

kalachnikovs. Ils appliquent des schémas tactiques identifiés et formalisés par les

officiers des unités de renseignement. C’est dans ce cadre général de simulation de

combat que les troupes se préparent. Dans quelques mois, elles seront déployées en

Surobi et en Kapisa, deux régions de l’est de l’Afghanistan, entre Kaboul et la frontière

pakistanaise. Pour certains, ce sera un retour sur un théâtre d’opérations qu’ils ont

connu quelques années plus tôt, pour d’autres, la découverte des conditions de vie en

zone de guerre. [Notes de terrain rédigées, Canjuers, octobre 2011]

Voici une scène ordinaire de simulation militaire, une scène de fin de journée de travail,

d’un travail relativement spécifique, celui de s’entraîner pour le combat. Cet

entraînement est le sujet de cette thèse. À travers lui, je voudrais articuler deux

domaines généralement considérés comme distincts, du moins rarement recoupés

ensemble : la sociologie du travail avec la sociologie de l’action (praxéologie).

Entrer en sociologue sur l’objet militaire

Je propose d’entrer dans le monde militaire par l’intermédiaire de l’ordinaire d’un

métier – celui de combattant fantassin –, pour faire du travail de ceux qui seront amenés

à mettre en œuvre concrètement le combat un objet de sciences sociales. Le contenu de

ce travail a rarement été scruté « à ras des rangers », tel que savent le faire les

ethnographes et les sociologues de terrain. Je propose d’en revenir à cette perspective,

celle des rangers dans la boue pour reprendre l’idiome local, afin de documenter le

8 Unités provenant d’autres régiments pour compléter les effectifs et apporter leurs compétences spécifiques aux troupes du régiment. Ici une section du « génie », deux groupes de l’artillerie, un groupe sanitaire (médecins et infirmiers), et un groupe au sol de l’Armée de l’air.

Introduction

16

travail militaire depuis l’endroit où il se fait : le régiment. C’est dans ce lieu que des

individus sélectionnés et rangés d’une manière spécifique sont unis les uns avec les

autres par des liens dont la force est la conséquence d’un travail quotidien d’inculcation

de manières d’agir, de penser et de sentir qui leur sont bien spécifiques. Il s’y produit

des militaires, certes, mais aussi et surtout une troupe manœuvrable.

Par cette méthode, je me suis donné les moyens d’accéder à une pratique rarement

étudiée en elle-même : l’apprentissage des gestes du combat dans une armée occidentale

moderne. Car force est de constater que les soldats sont les grands absents de la

sociologie et des sciences politiques portant sur les armées, comme en témoignent les

ouvrages et manuels qui s’y intéressent : on y parle davantage des rapports entre élites

militaires et élites politiques (Joana 2012), de la professionnalisation des armées (Boëne

et Martin 1991) ou des rapports entre guerre et paix (Caplow et Vennesson 2000), que

de ce en quoi consiste le combat militaire, le dirty work des soldats, pour emprunter la

notion forgée par Hughes. Le combat n’y est jamais abordé dans les termes de

l’accomplissement d’une activité, et ce même dans la sociologie militaire américaine

pourtant plus ouverte à l’embarquement de chercheurs dans ses troupes. L’étude du

combat est historiquement abordée sous l’angle de la mesure de l’efficience des unités

au combat. Ce qui importe aux militaires, c’est de saisir les raisons qui font qu’une

troupe ne se débande pas, les causes qui expliqueraient que telle troupe « se bat

jusqu’au bout » ou qu’on enregistre un ratio « cartouches tirées/cibles atteintes » très

élevé pour celle-ci et pas pour celle qui lui est voisine (Marshall 1947 ; Stouffer 1949 ;

Lang 1972), ou encore de déterminer le degré de causalité entre l’efficience d’une unité

et son moral. La théorie militaire du social est toute entière enfermée dans l’horizon de

l’« étude du facteur humain » sur la réussite d’une guerre. « Facteur humain » qu’il faut

discipliner et dont il faut rationaliser le comportement en vue d’obtenir plus de

prévisibilité pour les officiers d’état-major. Les sociologues ne se sont intéressés au

combat qu’au seul prisme d’une « mesure » technique du comportement ou des effets du

combat sur le psychisme des soldats.

Pourtant, le combat militaire s’avère être un laboratoire particulièrement heuristique

pour la sociologie. D’abord empiriquement : observer comment un groupe social

La tactique du sociologue

17

particulier agence la production d’une activité planifiée et coordonnée à grande échelle

ouvre sur un vaste programme de sociologie et d’histoire des techniques portant autant

sur les matériels que sur les hommes. Son intérêt tient aussi au fait qu’il a été l’objet

d’une praxéologie et d’une science militaire à finalité opératoire, qui interpelle l’histoire

de la sociologie des sciences. Une sociologie de l’action aussi, puisque avant d’être

engagés sur le champ de bataille, les soldats arrivent bardés d’attentes et d’escomptes

quant à ce qui va probablement se passer dans le cadre du déploiement. Anticipations

dont la production n’a pas été investiguée par les sciences sociales.

C’est de ce barda du militaire de la troupe dont traite cette thèse. En suivant le quotidien

des soldats d’une unité de combat de l’infanterie durant différentes phases de

préparation avant leur engagement opérationnel, j’ai été en mesure d’observer comment

des attentes sont transmises et incorporées à travers l’entraînement.

En associant sociologie du travail et praxéologie, l’investigation de la distribution des

formes d’anticipation sur le combat dans la division du travail militaire devient possible.

Cette position théorique et méthodologique est favorable pour saisir l’articulation et les

relations entretenues entre la structure sociale et l’action (Müller 2006). Principalement

ici 1) l’institution militaire, organisée par un certain état de la division du travail, et 2)

les actions situées, les gestes du combat, réalisés sur le champ de bataille.

Présentée de la sorte, cette association révèle l’objet : comment, à différentes échelles, se

distribuent les formes d’anticipation sur l’action dans la division du travail militaire ? Ce

qui revient à proposer un dispositif raisonné afin de penser l’action en situation depuis

une perspective résolument durkheimienne (Brian 2009).

Introduction

18

C’est dans ce périmètre que mon propos va se développer pour indiquer très

concrètement en quoi consiste ce travail de l’institution sur les corps et les esprits de ses

membres. En arrière-plan, la conception sous-jacente est celle des auteurs classiques de

la sociologie. Ici, l’armée est saisie dans la prolongation de la conception de l’État chez

Max Weber. L’armée apparait à la fois être le levier de la mise en œuvre de la violence en

son nom (Weber 1959) et un de ses instruments de puissance (Aron 1964). C’est aussi le

lieu de la domination et du commandement (Herrschaft et Befehl), à la fois rationalisés et

charismatiques : l’organigramme et les chefs comme sources du mouvement des soldats.

Mais c’est aussi la conception de Durkheim qui nous accompagne, l’armée comme

modalité du suicide altruiste : le sacrifice possible au nom de la collectivité, donc

l’endroit de l’expression la plus radicale de la collectivité sur le devenir probable de

l’individu (Durkheim 1897 ; Jankowski 2001). La guerre est une conséquence de la

collectivité, de ses systèmes de représentation et de sa morphologie (Durkheim 1915).

Et contrairement à ce qui est parfois avancé, les guerres peuvent être pensées avec

Durkheim (Ramel 2004 ; Eulriet 2010). L’armée est le lieu de transmission de

techniques spécifiques, autrement dit, une institution telle que le Mauss des techniques

aurait pu l’investiguer (Schlanger 2012). L’armée apparait aussi être la manifestation

d’un haut degré de civilisation des mœurs, une fois la conceptualisation de cette

dernière dégagée des scories de l’idée de progrès social (Aron 1959). Si le saint-

simonisme et le comtisme avaient relégué la société militaire au passé barbare des

civilisations (Porteret 2001), l’armée, à l’instar du sport, est une institution de la

rationalisation et de la technicisation de la violence poussée à son paroxysme et

simultanément confisquée et retenue (Elias 1977 ; Elias et Dunning 1994). Enfin, c’est

un lieu d’encadrement et d’inculcation, un lieu de reproduction d’un certain ordre social

(Bourdieu et Passeron 1987 ; Bourdieu et Boltanski 2008). Autant de thèmes de

sociologie générale que l’institution militaire permet d'explorer empiriquement.

Avant d’aller plus loin, quelques mises au point s’imposent sur les récentes

transformations qui ont parcouru l’institution militaire. L’activité combattante doit être

remise dans sa perspective historique récente pour lever quelques lieux communs quant

à ce que sont les armées françaises à l’heure actuelle

La tactique du sociologue

19

L’armée et son emploi aujourd’hui : retour sur deux décennies de

transformations

Au moins deux séries de transformations doivent être prises en compte. D’un côté la

transformation des relations internationales suite à l’effondrement de l’URSS – pour le

dire vite, les changements identifiés sous le vocable de la fin de la bipolarisation du

monde géopolitique –, et de l’autre côté, le retour à une armée de métier en France. La

prise en compte de ces deux séries d’évolutions historiques offre un garde fou pour se

prémunir de nos représentations de sens commun quant au combat tel qu’il se pratique

aujourd’hui, ainsi que des prénotions sur la guerre et héritées de la première moitié du

siècle.

(Re) professionnalisation des armées

Depuis la suspension du service national en 2001, l’armée française est peu ou prou

entièrement professionnelle. Il est plus rigoureux de parler de « reprofessionnalisation »

et de « retour à l’armée de métier » (Martel 1990 ; Thomas et Cailleteau 1998). Au-delà

de sa qualification, cette transformation a un impact sur la morphologie des armées : la

réduction de leurs effectifs et la réinvention de la rhétorique du lien entre armées et

nations (King 2013).

Par armée professionnelle, il faut entendre des militaires qui se sont contractuellement

engagés en échange d’une paie mensuelle. Durant le 20ème siècle, en dehors de

l’encadrement (sous-officiers et officiers) et en dehors des troupes dites « de choc » ou

d’« élite » (Légion étrangère, corps colonial, parachutistes, forces spéciales), les armées

étaient majoritairement constituées de conscrits qui effectuaient (avec bonheur ou

malheur) leur service national9. Depuis la suspension de ce dernier, être militaire est

reconnu comme un travail à part entière. Ce marché de l’emploi est strictement contrôlé

par l’institution, qui administre le recrutement de ses futurs membres et leur assigne

leurs affectations en fonction de ses besoins. C’est un marché monopolistique, où la

9 Pour une chronologie synthétique des lois portant sur le recrutement militaire, voir (Martel 1990 : 20-21).

Introduction

20

concurrence n’opère qu’entre les déclinaisons (Armée de l’air, Armée de terre, Marine

nationale) d’un seul et même recruteur (la Défense). En outre, le métier militaire est un

travail qui s’apprend seulement dans l’institution. Cette dernière prend intégralement

en charge l’ensemble des enseignements des compétences qui y sont afférentes.

Avec la (re)professionnalisation, l’Armée de terre est repassée d’une institution

d’encadrement moral et économique d’une classe d’âge masculine – soustrayant à la

sortie de l’adolescence les jeunes hommes du marché du travail pour leur faire payer

l’impôt du temps avant de les rendre à la société civile (Bozon 1981 ; Mansuy et

Herpin 1995 ; Bessin 2002) – à une institution d’entretien et de transmission des

techniques militaires. La durée d’engagement des militaires contractuels (les « engagés

volontaires de l’Armée de terre », ou EVAT, autres désignations des militaires du rang),

entre trois et onze ans, est suffisamment longue pour qu’ils puissent connaître plusieurs

« campagnes » au cours de leur carrière, faisant d’eux des professionnels du combat.

Transformation du contexte géopolitique

Le retour à l’armée de métier n’est pas la seule évolution qui ait affecté le travail des

soldats : le contexte géopolitique et les conditions d’engagement des forces dans les

conflits ont été profondément transformés dans la période consécutive à la chute du

mur de Berlin et à l’effondrement du bloc soviétique. Dès lors, les conditions du combat

se sont modifiées.

Après plusieurs décennies de « dissuasion nucléaire » qui semblaient condamner les

troupes au sol à l’obsolescence, les opérations se déroulent de plus en plus dans le cadre

d’engagements multinationaux associant différentes armées sous le même

commandement, voire dans le cadre de déploiements sous mandat international. Par

ailleurs, la partie occidentale du territoire européen n’est plus menacée d’instabilité

politique et les troupes françaises n’ont actuellement plus vocation à être engagées sur

le sol métropolitain pour la défense de ce dernier10. Les unités qui composent l’Armée de

10 Elles sont cependant déployées dans les départements d’outre-mer, comme en Guyane pour l’opération Harpie contre l’orpaillage clandestin

La tactique du sociologue

21

terre sont désormais employées de la même manière que l’étaient les corps

expéditionnaires : à l’international. Les armées françaises sont déployées soit seules

(comme récemment au Mali pour l’amorce de l’opération Serval, ou antérieurement au

Rwanda), soit dans de larges coalitions (comme en ex-Yougoslavie, en Somalie, au Liban,

en Côte d’Ivoire et en Afghanistan), voire dans le cadre d’accords bilatéraux (comme au

Tchad avec l’opération Épervier déclenchée depuis 1986, ou en République

centrafricaine depuis décembre 2013 dans le cadre de l’opération Sangaris).

Cette modification du contexte international a des répercussions sur le type de missions

que les troupes ont à accomplir (Collectif 2000 ; Prévot 2001a). La destruction de

l’adversaire n’est plus l’unique objectif et la victoire tactique ne suffit pas toujours à

atteindre la victoire stratégique (Schnetzler 2004 ; Maisonneuve 2005 ;

Desportes 2007)11. La phase strictement militaire de l’intervention n’est plus qu’une des

étapes de l’opération. La stabilisation et la reconstruction sont entrées dans le schéma

stratégique, et la victoire se mesure désormais à cette aune. Il est même parfois question

« d’interventions humanitaires » et les militaires sont de temps à autre nommés

« soldats de la paix ». Ces différentes transformations ont été traduites dans la doctrine

militaire sous le registre de l’« approche globale » (Armée de terre 2007).

Effets sur l’organisation des armées et la morphologie des engagements

Cette double transformation, nationale d’une part (la professionnalisation des armées),

et géopolitique d’autre part (la transformation des engagements des troupes), a des

conséquences directes sur la morphologie des troupes. Tendance générale des armées

d’Europe de l’Ouest, les effectifs susceptibles d’être déployés sont drastiquement réduits

(Boëne et Dandeker éds. 1998 ; King 2013) en même temps que l’utilisation des unités

s’intensifie. Pour les armées françaises, les déploiements de corps d’armée de plusieurs

milliers d’hommes ne sont plus d’actualité. Ils opèrent désormais à l’échelle d’une

brigade ou de quelques régiments (entre 2000 et 4000 hommes, comme ce fut le cas

11 Le cas irakien de 2003 est caractéristique de cette nouvelle conception : la rapide victoire tactique a abouti à une victoire stratégique et politique ambigüe.

Introduction

22

pour l’Afghanistan). De tels montages sont possibles en coalitions : chaque pays apporte

une part de l’effectif total engagé, répartissant le coût économique, humain et politique

de la guerre entre les participants. Du point de vue tactique, la conséquence pratique est

la suivante : il n’est plus envisagé d’aligner deux régiments (1000 militaires chacun

environ) de fantassins et un régiment de cavalerie (chars), appuyés d’un régiment

d’artillerie et un régiment de génie (construction, démolition et piégeage) et soutenu par

des unités de transmission et de logistique, comme c’était le cas jusque dans les

années 1970. Il faut désormais juxtaposer ces éléments à l’échelle d’un seul régiment,

donc panacher les troupes là où elles ne le sont pas d’ordinaire : prendre deux

compagnies d’infanterie (150 militaires), y ajouter une compagnie de chars, et dans

chacune des compagnies, adjoindre des détachements provenant de différentes armes12,

par groupes (10 militaires) ou par section (30 militaires), afin de recomposer à une plus

petite échelle la diversité des spécialités de combat13.

Ainsi, la guerre que livrent les militaires français à l’heure actuelle a peu à voir avec la

bataille de Borodino, la bataille de la Somme, les tranchées de Verdun et les manœuvres

de front (Keegan 1976). Depuis une quinzaine d’années, que ce soit en ex-Yougoslavie,

au Rwanda, en Afghanistan et au Mali – et déjà à peu de choses près en Algérie –, les

manœuvres sont essaimées et consistent en du contrôle de zone, des patrouilles et de la

fouille opérationnelle, face à un adversaire qui n’est pas à l’image des forces occidentales

(Lecerf et Commandant des forces terrestres 2009 ; Lafaye 2012). Les adversaires

auxquels les armées françaises sont confrontées sont insérés dans la population locale.

Ils sont dits asymétriques ou dissymétriques : comparativement sous-équipés, sans

commandement ni procédures de combats unifiées, ils n’appliquent pas nécessairement

les conventions de la guerre que les stratèges et tacticiens s’attendent à rencontrer.

Leurs troupes n’investissent pas dans le développement militaire, elles sont équipées

par d’autres puissances et par la vente d’armes provenant d’anciennes zones de conflits

ou revendues par les États occidentaux. Elles n’obéissent pas à un état-major étatique.

12 L’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, etc. sont appelées des « armes ».

13 Ce qui par le passé était appelé groupement tactique (GT), et que l’Armée de terre semble avoir redécouvert avec la mise en place des groupements tactique interarmes (GTIA) en Afghanistan. À ce sujet, se rapporter à André Thiéblemont, « La fin du régiment » (Thiéblemont 2013).

La tactique du sociologue

23

Elles sont labiles, se font et se défont au gré de la fluctuation de conflits régionaux

endémiques (Debos 2013). Une large littérature spécialisée les a constitués comme des

objets de relations internationales et de science militaire (Baud 2003 ; Ewans 2005 ;

Brooker 2010 ; Ramel et Holeindre éds. 2010; Cailleteau 2011 ; Lasconjarias 2011). Cet

« ennemi », du moins les individus qui ont été érigés en tant qu’ennemis, ne cherche pas

à affronter les troupes occidentales sur leur terrain, celui de la guerre de position et de

mouvement pour la domination du territoire. Il mène une guérilla parmi la

population, utilisant cette dernière pour couvrir ses opérations et limiter la capacité de

manœuvre des forces qui s’opposent à lui. Sans maîtrise du sol, sans maîtrise de l’air,

sans maîtrise de la mer, sans maîtrise de l’espace numérique, donc sans la maîtrise

d’aucune des quatre dimensions actuelles du combat (Knight 2002, Berg 2010), il prend

une forme qui lui permet de résister par l’usure et adopte des stratégies de

contournement. Les transformations des dispositifs tactiques déployés par les troupes

occidentales peuvent aussi être relues comme une réponse à cette nouvelle morphologie

du combat, dont des modalités émaillent l’histoire militaire : la guerre des Boers, le Viet

Nam et l’Algérie pour n’en citer que quelques-unes. En résumé, adieu Verdun, adieu

Blietzkrieg. Même Clausewitz est invité à revoir sa copie (Godefroy 2010). C’est d’une

tout autre guerre que celles du 20ème siècle dont il sera question14, bien que cela ne

signifie en rien que ces métamorphoses soient irréversibles (Desportes 2007).

Pour ma part, et dans le but de faciliter la construction de l’objet, je prends le parti de

considérer ces transformations comme des phénomènes aboutis. Par conséquent, je ne

chercherai pas à éclairer la dynamique de leurs avènements, encore moins d’en chercher

précisément les causes et les raisons historiques. Je choisis de les considérer comme des

processus achevés, du moins des états stables du monde pour la période durant laquelle

se sont déroulées mes observations (2010-2012). Par contre, par l’intermédiaire

d’une sociologie du travail, pris au double sens d’un emploi salarié (armée

professionnalisée) et d’une activité dont l’accomplissement vise la production de

quelque chose (les moyens de mise en œuvre du combat dans ces engagements

14 Dont Eyal Weizman livre une analyse à partir du cas israélien, montrant comment la philosophie militaire du combat s’est réinventée pour faire face aux transformations de l’adversaire tout en s’inspirant de la philosophie dite post-moderne (Weizman 2008).

Introduction

24

militaires requalifiés), je montrerai comment ces transformations se réfractent

dans le quotidien des militaires en compagnie de combat. Il s’agit de reconstituer le

travail militaire en étant pleinement conscient de cette nouvelle donne historique, de

saisir à une échelle locale les effets de ces deux séries de transformations, et de qualifier

le travail militaire à leur suite.

Une première formulation de la problématique pourrait être la suivante : durant la

période de l’enquête (2010-2012), en quoi consiste le travail des fantassins, comme emploi

et comme activité qui se déroulent dans des lieux spécifiques : le casernement et des

« camps d’entraînement nationaux » ?

Construire une sociologie du travail militaire à distance de la sociologie

militaire

Pour traiter de ce genre de question, « en quoi consiste le travail », la sociologie n’est pas

dépourvue de moyens, mais la sociologie militaire n’a jamais apporté de réponse,

comme si elle était passée à côté du combat comme travail. La manière dont elle s’est

développée n’apporte aucun éclairage sur le travail concret de soldats. Pour rendre

compte de cette « absence », un rapide détour par l’histoire de la sociologie militaire et

par le contexte académique et institutionnel dans lesquels se sont structurés ses objets

de prédilection s’avère instructif.

Sociologie d’une institution régalienne : à spécificité juridique, spécificité scientifique ?

« [La sociologie militaire] désigne toute recherche à vocation scientifique, portant d’une

part sur l’institution militaire dans ses dimensions organisationnelle et professionnelle,

sur son rôle et ses missions, ainsi que ses relations avec son environnement politico-

civil, d’autre part recourant aux instruments conceptuels et méthodologiques qu’offrent

les sciences sociales […] La sociologie militaire est de nature transdisciplinaire.

Toutefois, elle ne constitue qu’un aspect des études militaires, épistémologiquement

distinct des champs comme l’histoire ou la psychologie militaire qui focalisent

également sur les forces armées. Elle voisine également avec des domaines, telles la

La tactique du sociologue

25

stratégie, la polémologie et la sécurité internationale pour lesquelles les forces armées

ne sont traitées que dans une perspective instrumentale et fonctionnelle. »

(Martin 1999 : 7)

Cette définition de la sociologie militaire fait de l’institution un objet en soi, et prend le

découpage juridique du réel pour la source du découpage de l’objet à étudier. De la sorte,

elle s’inféode à la définition que l’institution se donne d’elle-même et s’enferme dedans.

La sociologie se retrouve alors réduite à une boîte à outils (« instruments conceptuels et

méthodes ») appliquée à un objet non réfléchi (« l’institution militaire »). Son objet est

restreint à deux dimensions – organisationnelle et professionnelle – et considéré dans

une optique fonctionnaliste (« son rôle et ses missions »). Cette définition reprend aussi

à son compte le grand partage du monde entre « civil » et « militaire » (« ses relations

avec son environnement politico-civil »), faisant de la définition juridique du phénomène

susceptible d’être étudié la raison de ce dernier.

Une telle définition est le fruit d’une histoire qui doit être mise en perspective15. Elle

reproduit la logique des divisions qui organisent l’institution qu’elle prend pour objet. Le

découpage repose sur une césure du monde en deux parties : militaire et civile. On peut

considérer que cette division offre la possibilité aux militaires autorisés à parler au nom

de l’institution (les officiers supérieurs) de définir l’enclosure de la profession

(Abbott 1988). Ce partage repose sur une notion indigène : la « spécificité militaire ».

« Au commencement était le combat ! » écrit Pierre Dabezies16 au moment où les armées

cherchent à refonder leur rôle social dans un contexte stratégique de dissuasion

nucléaire qui disqualifiait l’utilité des troupes au sol (Dabezies 1972 ; Boëne 1990 : 5).

Le sacrifice pour la Nation, la disponibilité et en tout temps et en tout lieu, le droit de

tuer, voici selon lui ce qui constitue cette spécificité. Cette césure organise les

représentations de sens commun sur et dans les armées : d’un côté les civils, de l’autre

les militaires. Elle est redoublée de rites instituant : devenir un soldat après les classes,

15 Et qui appelle une histoire de la sociologie militaire qui ne soit pas seulement une histoire de ses idées et concepts, mais une histoire sociale des sciences, reliant les chercheurs, les institutions et le contexte qui fait que certaines questions peuvent être posées et d’autres non, que certains terrains sont considérés intéressants à investiguer et d’autres moins, et que des financements sont susceptibles d’être obtenus par certains chercheurs et pas par d’autres (Gingras 2013).

16 Ex-officier des troupes parachutistes, devenu professeur de sciences politiques à l’université Paris 1.

Introduction

26

ou après sa première année de formation à Saint-Cyr (Thiéblemont 1999 ; Weber 2012).

Elle instaure une division sur laquelle repose l’idée selon laquelle ces deux mondes sont

parcourus de deux logiques exclusives l’une de l’autre. L’inscription de la spécificité

militaire dans le droit ancre l’idée que l’institution en question, par la fonction

régalienne qu’elle remplit, est sociologiquement spécifique.

En conséquence de quoi, la sociologie militaire, par ses méthodes, cherche toujours la

comparaison entre le monde des armées et le monde civil, à en déterminer les

divergences ou les congruences, et adopte sans la raisonner l’hypothèse que cette césure

est sociologiquement valide. En adhérant à cette division, la sociologie militaire s’est

enfermée. Elle s’est créée une niche tout en créant son ghetto. À l’inverse, pour faire la

sociologie des militaires, il n’est pas nécessaire de postuler ni cette césure ni le combat

comme « commencement ». Certes, l’armée est une institution distincte, spécifique parce

que différenciée. Or, tout comme il existe des hôpitaux, des écoles, des églises, des

garages, des commerces, il existe des régiments. Que la division du travail différencie

des fonctions sociales, et que ces dernières soient instituées dans le droit (la spécificité

militaire est une notion avant tout juridique, qui justifie un régime de rémunération à la

solde, et qui justifiait jusqu’à sa suppression en 2011 l’existence du tribunal militaire aux

armées) ne fonde en rien que l’objet militaire doit faire l’objet d’une sociologie

spécifique.

Une focalisation sur les changements organisationnels

La conception implicite de la sociologie militaire dont Michel Louis Martin formule la

synthèse, à savoir ce que j’ai identifié être la transposition du découpage du réel en un

découpage scientifique du réel, va avoir des effets très concrets sur la façon dont les

sociologues qui s’intéressent à l’armée vont considérer sa « professionnalisation ».

Le retour à l’armée de métier va s’accompagner d’un discours scientifique endossant

l’idée que cette réforme va profondément altérer l’institution, comme si elle n’avait

connu que sa forme conscrite. Les sociologues semblent unanimes, comme les militaires :

tout change avec la professionnalisation ! L’identité militaire doit se réinventer

La tactique du sociologue

27

(Letonturier 2011), l’institution se désinstitutionnalise et l’organisation se confronte aux

effets d’une rationalisation des pratiques de gestion (Jakubovski 2005). L’autorité qui y

régulait les relations est dénaturée (Léger 2005 ; Jakubovski 2007). Ce sont les effets

induits sur l’ordre institutionnel par le processus de la réforme qui retiennent

l’attention : conséquences sur l’autorité comme je viens de l’indiquer, mais aussi

conséquences sur le recrutement (Léger 2002, 2003 ; Weber 2005) et sur le

fonctionnement opérationnel (Prévot 2001 ; Thiéblemont 2001). La profession en tant

que telle, le métier et son contenu, ces trois dimensions restent dans les angles morts,

même chez les ethnographes (Dufoulon et al. 1995). Tout se passe comme si la

sociologie militaire, glosant sur la « professionnalisation » (Gresle 2005) passait à côté

de la profession : empiriquement, le travail des soldats demeure invisible.

Cette concentration sur les processus de transformation s’explique probablement par la

domination des intérêts militaires sur la forme et le fond du débat académique qui les

concerne. Les sociologues répondent aux questions que les militaires leur proposent de

leur poser par le biais d’études ad hoc. Réforme de « professionnalisation » ? Des études

sont commanditées. Réforme de « féminisation » ? Des études sont commanditées

(Dufoulon et al. 1998 ; Sorin 2003 ; Haddad et al. 2007). Réforme de « civilianisation » ?

Des études sont commanditées (Capedevielle et al. 2002 ; Hamelin 2003 ;

Letonturier 2007). Systématiquement dans l’optique d’en mesurer les effets, de soulever

les points délicats et de souligner les réussites de leur application. La formulation des

problématiques sous la forme de processus – des « -sation » – en est symptomatique. Les

sociologues sont sommés d’étudier ce que de tels « changements » vont induire sur

l’ordre établi dans l'institution. La sociologie militaire prend tendanciellement la forme

d’une sociologie du changement organisationnel plutôt qu’une sociologie des professions.

En se construisant de la sorte et en endossant implicitement l’axiome de « spécificité

militaire » sans l’interroger sérieusement, la sociologie militaire s’est finalement inscrite

à la marge des travaux de la sociologie du travail et des organisations. Elle s’est

enfermée dans des problématiques institutionnelles, sans réussir à dégager la portée

générale de son propos.

Introduction

28

La double traduction de la sociologie des professions américaine

La focalisation sur les réformes ne provient pas seulement d’une injonction émanent du

ministère de la Défense. Les termes du débat avaient déjà été posés par les

prédécesseurs de la génération qui s’est attaquée à ces problèmes. Ceux qui occupaient

les positions dominantes dans la sociologie militaire avaient fixé la forme des débats.

Depuis les années soixante au Centre de sociologie de défense nationale (CSDN), Hubert

Jean-Pierre Thomas forgeait une sociologie militaire dans la veine de la sociologie des

organisations. Depuis sa position à Saint-Cyr, Bernard Boëne scellait le socle théorique

disponible dans des notions forgées outre-Atlantique dans un contexte idéologique bien

précis : celui de la réforme des armées étatsuniennes et les débats idéologiques

accompagnant l’All-Volunters Act de 1973.

Pour saisir la structure théorique implicite mobilisée par la sociologie militaire française

à propos de la profession militaire, il faut remonter le fil d’une double traduction. La

première correspond au transfert de la sociologie américaine des professions (et la

césure professionnal contre occupationnal) dans le débat politique qui accompagne la

réforme des armées aux États-Unis. Elle va infléchir la sociologie militaire américaine

sur une pente normative. La seconde est la traduction et l’importation de notions

chargées d'un débat idéologique dans l’espace des positions théoriques et empiriques de

la sociologie militaire en France à l’approche de la professionnalisation des armées (au

sens français cette fois de salarisation).

Durant les années cinquante, la sociologie américaine des professions s’est structurée

entre deux perspectives : le clivage entre le domaine des professionals et celui des

occupationals. Le premier terme renvoie approximativement en France aux professions

dites libérales : des professions caractérisées par un monopole d’exercice sur une

activité, dont l’accès est conditionné par la détention d’un diplôme universitaire de haut

niveau, qui sont régulées par des instances relativement autonomes, qui imposent une

éthique spécifique à leurs membres, et qui sont investies d’une autorité et d’un pouvoir

de sanction qu’elles exercent sur ces derniers (Carr-Saunders et Wilson 1933). Le

second terme, celui d’occupationals, renvoie à des emplois ne nécessitant pas de

La tactique du sociologue

29

formation universitaire particulière, des emplois non régulés par une éthique

professionnelle explicite ni par un organe spécifique. Ce sont des métiers dont aucun

groupe organisé ne revendique l’exclusivité. Pour le dire différemment, cette sociologie

est clivée entre l’étude, d’un côté des professions, et de l’autre, des jobs17.

La sociologie militaire américaine va d’abord considérer le travail militaire dans les

termes d’une profession. Charles Wright Mills va en premier lieu nier la spécificité de la

profession des officiers en montrant que dans le cas des généraux, ce corps ressemble de

plus en plus aux élites économiques et aux managers de haut niveau de l’industrie

(Mills 1956). Toujours en suivant le paradigme structuro-fonctionnaliste des

professions, Samuel Huntington va faire reposer son analyse du corps des officiers sur le

modèle idéal typique de l’officier clausewitzien et positionner cette profession dans une

relation en tension vis-à-vis du pouvoir politique (Huntington 1957)18. Formé à

Washington puis à Chicago, Janowitz s’oppose à cette conception. Dans The Professional

Soldier, Janowitz montre que les spécialisations induites par la complexification

progressive de l’instrument militaire nécessitent de considérer le corps des officiers

comme potentiellement plus divisé qu’il n’y parait. Pour ce faire, il croise leurs origines

sociales, leurs conditions de recrutement avec leurs trajectoires et les différentes

socialisations qu’ils traversent au court de leurs carrières19. Il avance ainsi que le corps

des officiers, en tant que profession, est un corps en tension entre une structure

(l’armée) et une conjoncture (le contexte de dissuasion nucléaire et la bureaucratisation

des armées), et développe l’hypothèse d’une « convergence relative » de la société

militaire avec la société qui l’englobe (Boëne 1994 : 13 et suiv.).

17 Ce clivage s’est consolidé et entretenu par une concurrence entre les facultés de sociologie d’Harvard et de Chicago. D’un côté, une approche de type structuro-fonctionnaliste portée par Parson et Merton, de l’autre, l’écologie urbaine et l’interactionnisme de Hughes. Clivage qui donnera lieu à des études en miroir, comme les deux ouvrages portant sur la socialisation des étudiants de médecine : The Student-Physician (Merton et al. 1957) et Boys in White (Becker et al. 1961). Pour une comparaison de ce que produit chacune de ces deux perspectives, se reporter à la présentation de ces dernières par Muriel Darmon (Darmon 2010 : chapitre 3).

18 Manière classique en science politique de concevoir et de considérer les forces armées (Aron 1961 ; Joana 2012).

19 C’est ici qu’on peut percevoir chez Janowitz l’indice d’une proximité avec l’interactionnisme acquise lors de son cursus à au département de sociologie de l’Université de Chicago.

Introduction

30

Les positions théoriques présentées ici vont structurer les débats qui accompagnent la

réforme des armées étatsuniennes et le passage à l’All Volunteers Force. La question que

les politiques posent aux universitaires est la suivante : dans l’optique d’une politique

économique libérale, sur quelle base devrait-on calculer les rémunérations des

militaires ? La Gates Commission est chargée d’y apporter une réponse, et en son sein,

économistes et sociologues s’opposent. Derrière Milton Friedman, les premiers font

valoir que des incitations monétaires appropriées devraient suffire à assurer le

recrutement des effectifs fixés par la politique militaire. Derrière Janowitz et Charles

Moskos20, les seconds répondent que le choix du métier de soldat ne dépend pas

strictement d’un arbitrage en terme d’utilité immédiate, parce que la mise au service

d’une institution repose sur des valeurs qui transcendent l’individu

(Boëne 1994 : 16‑17). Les économistes l’emportent et les soldes sont relevées alors que

les avantages matériels et les prestations non monétaires sont graduellement réduits. La

réforme aboutie à un alignement sur la société civile, appelé « convergence » des armées

vers les organisations civiles. Moskos attire alors l’attention sur le risque de

« banalisation » de l’engagement dans les troupes (Moskos 1987) et se montre

particulièrement critique en défendant opiniâtrement que l’engagement dans l’armée

est « More than just a job » (Moskos et Woo éds. 1988), titre d’un article qui ne laisse pas

de doute quant à l’investissement idéologique engagé dans la lutte en terrain

académique21.

Voici l’état du débat américain tel qu’il va être importé en France lorsque les sociologues

seront invités, quinze ans plus tard, à penser le passage à l’armée de métier. Cette

traduction va consister en un décalque de la trame conceptuelle américaine. Le

20 Autre figure centrale de la sociologie militaire américaine, auteur de The American Enlisted Man (Moskos 1970), qui marque probablement la première étude sur les conditions de vie des GI depuis le projet de Stouffer, The American Soldier (Stouffer 1949).

21 Moskos et Janowitz ont tous deux servi quelques années dans les armées. Les premiers travaux de Janowitz, qu’il réalise avec Edward Shils, portent d’ailleurs sur la cohésion au sein des troupes (Shils et Janowitz 1948). Janowitz et Shils s’inscrivent alors dans la lignée de la psychosociologie sociale ouverte par les travaux de Samuel Stouffer au sein du Troop Attitude Research Program (Stouffer 1949). De son côté, Moskos a servi en Allemagne dans le corps des ingénieurs militaires et a réalisé plusieurs études auprès des troupes engagées au Vietnam. Boëne mentionne leurs engagements, mais n’en tire aucune conséquence pour sa relecture exégétique de leurs œuvres (Boëne 1994).

La tactique du sociologue

31

vocabulaire est entièrement repris. Éric Letonturier reprend l’idée de la civilianisation

des armées à Janowitz (Letonturier 2007). Moskos est traduit et le terme de

« banalisation » apparait à plusieurs reprises dans différentes publications

(Moskos 1987). Seul Thomas semble plus critique et défend un modèle en rupture avec

le dualisme proposé par les thèses de la convergence ou de la divergence relative entre

organisation militaire et société civile (Thomas 1981). Mais les deux termes clivent

désormais les débats académiques français (Boëne 1990). Ici, l’idée d’une spécificité

militaire telle que défendue par Dabezies entre en écho avec les positions de Moskos et

va permettre aux militaires français de défendre et consolider des positions normatives

sous un verni scientifique hautement légitime, puisque estampillé US, produit au sein

des universités de Harvard et de Chicago, ainsi que du département de la Défense à

Washington.

Tout indique que la focalisation de la sociologie militaire française sur les processus de

changement dans l’institution provient de la rencontre entre une sociologie militaire

issue de la sociologie des organisations, et l’importation d’un débat d’ordre idéologique

et normatif sur la place des armées dans la société américaine, le tout traduit dans des

termes français au moment même où l’armée s’interroge justement sur sa « spécificité ».

Dominée par la demande militaire, la sociologie du même nom s’éloigne définitivement

d’une approche empirique des professions et des métiers à la faveur d’approches

objectivistes congruentes avec la mesure des proximités statistiques ou des distances

relatives entre les « militaires » et les « civils » (Schweisguth 1978 ; Schweisguth et

al. 1979 ; Thomas 1994). Elle va aussi se recombiner avec une sociologie compréhensive

dans une conception wébérienne et se concentrer sur la congruence relative des valeurs

entre société civile et société militaire, déclinée sur divers axes : l’éducation des élites

militaires (Hamelin 2003) ou la représentativité sociale des armées (Boëne 2011).

Retracer rapidement la genèse des conceptions structurantes de la sociologie militaire

française complète donc le dispositif de mise à distance des discours déjà existants sur

l’objet « armé ». Le constat des angles morts de la littérature et les causes probables de

ces derniers autorise à s’engager en connaissance de cause dans l’exploration de

nouvelles pistes. En entrant sur le terrain dix ans après les réformes mentionnées ci-

Introduction

32

dessus, il est plus simple de reconstituer la genèse des blocages théoriques et

empiriques et de s’en extraire en mobilisant d’autres traditions sociologiques, telle que

la sociologie du travail qui procure des outils propices à l’investigation de l’activité des

soldats (Durand 1985 ; Borzeix et Rot 2010 ; Tanguy 2011).

Ainsi, pour constituer cette sociologie du travail militaire, il faudra se tenir à bonne

distance de la sociologie militaire, et construire différemment l’objet. Alors que cette

dernière pioche dans le corpus notionnel de la sociologie militaire américaine, je

propose d’inscrire la construction dans le spectre des sciences sociales françaises.

Pour une sociologie de l’activité militaire

Pour recomposer l’activité militaire en faisant tenir ensemble l’organisation, les

trajectoires et les activités de ses membres, les outils proposés par la sociologie du

travail ouvrent des perspectives, dont deux plus particulièrement : une approche en

termes de groupes professionnels (qui n’entérine pas le clivage profession/occupation de

la sociologie américaine) et une activité organisée qui rassemble ces différents groupes

dans un seul lieu : le régiment.

La sociologie des groupes professionnels

Le cadre d’analyse proposé par Didier Demazière et Charles Gadéa dans l’ouvrage

collectif Sociologie des groupes professionnels (Demazière et Gadéa 2009) permet tout

d’abord de considérer la profession militaire sous un nouvel angle.

« [L’expression groupes professionnels] désigne alors des ensembles de travailleurs

exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité

sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place

différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisés par une légitimité

symbolique. Ils ne bénéficient pas nécessairement d’une reconnaissance juridique, mais

du moins d’une reconnaissance de fait, largement partagée et symbolisée par leur nom,

qui les différencie des autres activités professionnelles. » (Demazière et

Gadéa 2009 : 20)

La tactique du sociologue

33

La profession militaire peut être appréhendée de la sorte, et ce quelque soit le corps

d’appartenance des militaires considérés (officiers, sous-officiers et militaires du rang,

combattants, techniciens, spécialistes, etc.). Ils forment bien un ensemble de travailleurs

subsumés sous un même mot, dotés d’une visibilité sociale forte par le port de

l’uniforme, et soumis à une reconnaissance juridique. Cette désignation juridique assure

leur différenciation d’autres domaines d’activités proches, comme la police (pour ce qui

est du maintien de l’ordre et de l’usage des armes) ou la sécurité civile (pour ce qui est

de l’assistance à la population). Une conception en termes de groupes professionnels ne

postule pas l’unification sous l’uniforme : les militaires du rang, les sous-officiers et les

officiers peuvent être considérés comme trois groupes professionnels distincts. Le

travail d’un officier n’est pas celui d’un caporal, que ce soit au quartier ou sur le champ

de bataille. Ils sont recrutés selon des modalités distinctes, reçoivent une éducation

militaire elle aussi distincte, ainsi qu’un traitement symbolique particulièrement

différencié, bien qu’ils partagent le même statut juridique. De la même manière qu’un

hôpital rassemble des professionnels du soin médical qui ressortent de groupes

professionnels distincts, classés et hiérarchisés entre eux, le régiment rassemble des

professionnels du combat militaire appartenant à des groupes professionnels distincts

dont il faut recomposer toute la diversité derrière le port de l’uniforme.

Il est alors possible d’examiner le rapport entretenu par les membres de ces groupes

professionnels à leur emploi ou à leur travail sans postuler qu’ils partagent la même

expérience et des valeurs professionnelles identiques du simple fait d’appartenir à une

même institution. Une sociologie de l’emploi et du rapport à l’emploi militaire reste

entièrement à constituer. À ma connaissance, aucun travail n’a été produit sur

l’engagement des soldats – au double sens de « moment de contractualisation » et de

posture vis-à-vis de leur travail – en tenant compte de leurs trajectoires familiales et

scolaires ou de leur trajectoire dans l’institution (progression dans la carrière plus ou

moins rapide, mutations, accès à des stages et formations, et des variables telles que le

nombre de jours de sanctions écopés, les opérations effectuées, les récompenses

obtenues, etc.). Les seules tentatives allant dans ce sens reposent sur la construction

d’idéaux types des motifs explicitement invoqués par les soldats pour rendre compte de

Introduction

34

leur engagement face à un enquêteur, sans que leurs trajectoires antérieures ne soient

pleinement prises en compte dans l’analyse (Benoit-Guilbot et Pfirsch 1998). L’entrée

par le biais du rapport au travail et à l’emploi peut aussi s’opérer dans une perspective

plus strictement interactionniste en insistant sur les pratiques quotidiennes et les

conflits quant au sens que les acteurs donnent à leur travail (Chapoulie 1973). Il s’agit

cette fois de saisir comment les situations de travail actualisent différents types de

rapports sociaux, à l’instar de ce que montrent les monographies construites autour d’un

poste ou d’une fonction dans une organisation.

On peut raisonnablement considérer le régiment comme un lieu de travail, à l’instar

d’une usine, d’un hôpital ou une école, où s’articulent plusieurs groupes sociaux avec un

espace physique concret. Il peut alors être étudié comme lieu organisé – la caserne –

dans lequel s’opère une socialisation aux normes portées par les différents groupes

professionnels qui le composent. Considérer le régiment comme une homologie de

l’usine où des groupes professionnels ou des groupes sociaux hiérarchisés se

confrontent peut s’avérer particulièrement heuristique (Moulinié 1993).

Par conséquent, je propose de considérer le travail des fantassins depuis le lieu où il se

réalise concrètement : le régiment, à la fois comme groupe social (la troupe) et comme

endroit concret (le casernement) ; et de considérer ce que j’ai identifié dans le cours de

l’enquête être différents groupes sociaux dont les conditions d’existence sont distinctes

et dont les positions relatives les unes vis-à-vis des autres organisent leur expérience

subjective et leur rapport au travail.

Le travail des fantassins comme activité organisée

Dans l’introduction de Sociologie du travail et de l’activité, Alexandra Bidet cite

longuement le témoignage où Annie Borzeix évoque les évolutions de la sociologie du

travail dans les années 1980 et les lacunes qui en découlèrent, dont l’absence de

considération pour les activités concrètes des travailleurs (Borzeix 2003 ; Bidet et

al. 2006 : 5‑6). Bidet pointe l’intérêt de la notion « générique » d’activité qui permet

selon elle de ressaisir deux dimensions du travail jusqu’ici négligées : sa temporalité et

La tactique du sociologue

35

sa technicité. Notion qui est aussi propice à la mobilisation de descriptions denses,

attentives aux corps, aux espaces et aux équipements « longtemps congédiés » des

analyses (Bidet et al. 2006 : 13). Autrement dit, à travers l’intérêt porté à l’activité, c’est

le travail en actes et le « travail en train de se faire » qui se trouvent mis au cœur de

l’analyse, afin de mettre à jour le rapport opératoire de l’homme à son milieu. Ce qui

s’avère être une dimension capitale du travail militaire.

Dans la même veine, Marie Buscatto distingue deux formes d’ethnographie appliquée

aux activités professionnelles : une ethnographie des organisations qui « concerne [les]

travaux qui visent à repérer des pratiques et des logiques organisationnelles traversant

les entreprises, les administrations, les associations ou les partis politiques », et une

ethnographie du travail qui « porte moins sur les logiques organisationnelles – voire les

ignore dans l’analyse – et examine davantage des activités, des groupes, des trajectoires

ou des comportements, professionnels ou non professionnels » (Buscatto 2010 : 10).

Elle précise que ce second courant intègre peu l’organisation comme un ensemble

hiérarchisé en vue d’assurer la coordination de ses membres dans l’accomplissement

d’un but donné. Elle propose de procéder à une ethnographie du travail organisé, qui

« envisage le travail comme une activité organisée, que cette organisation soit le fait

d’une structure formelle ou de mondes sociaux fluides tels que le monde de l’art »

(idem : 11).

Sociologie de l’activité et ethnographie du travail organisé serviront à concevoir le

travail des soldats. Elles ne dissocient pas (1) l’organisation du travail (la distribution

générale des activités entre les unités, et le spectre des activités susceptibles d’être

observées dans une unité) imposée par l’institution à ses membres afin d’atteindre

rationnellement une finalité (la mise en œuvre du combat), et (2) les relations sociales

qui se développent dans cette organisation du travail. Cette organisation met en

présence des individus d’origines et de statuts sociaux hétérogènes, qui

remplissent des tâches spécifiques, poursuivent des intérêts qui peuvent être

divergents, mais tendent vers le même objectif : le combat. Ce qui rend l’approche

défendue par Marie Buscatto compatible avec celle des groupes professionnels de

Introduction

36

Demazieres et Gadéa, c’est l’idée de la différenciation sociale des activités, induite par la

division sociale du travail au sein d’une même organisation.

Observer le travail des soldats dans ces termes donne la possibilité de documenter

l’activité combattante depuis les opérations pratiques mises en œuvre dans le quotidien

des soldats, loin des élites et des officiers supérieurs décrits dans la sociologie militaire

classique. L’entrée par l’activité permet par ailleurs de souscrire à l’agenda

interactionniste dans sa dimension descriptive des rapports sociaux engagés dans le

travail. Elle permet de concevoir le processus de socialisation par lequel des individus

sont transformés en militaires et les relations qu’ils sont susceptibles d’entretenir les

uns aux autres. Par ailleurs, l’entrée par une ethnographie du travail organisé est

féconde pour penser le régiment comme le lieu d’appariement entre armée et société. En

s’intéressant aux soldats et à leur encadrement de contact pris ensembles dans des

relations qui recoupent l’ordre institutionnel du monde militaire avec l’ordre du monde

social en général, on évite de faire du régiment un isolat. On articule ce dernier avec la

société et on l’y inscrit de plain-pied.

Je propose donc de concevoir la profession de militaire comme un ensemble de groupes

professionnels rassemblés sous le même statut juridique (l’état militaire), mais dont la

composition, la morphologie et les activités peuvent être distinctes. Autrement dit, une

profession éclatée malgré un même carcan institutionnel. Pour recomposer le travail

militaire, je propose donc de m’en tenir à l’activité située, celle qui a lieu dans un

régiment, dont il s’agira de préciser les spécificités dans la division du travail militaire.

Construire l’objet : une sociologie de l’entraînement au combat comme

travail et comme activité

En entrant de la sorte dans une sociologie du travail des militaires, on semble s’éloigner

de la guerre. Si on ne peut pas réduire leur travail à la seule activité combattante22, on

22 De nombreux militaires ne sont pas appelés à remplir des missions de combat, mais à administrer le parc immobilier, entretenir les équipements, gérer les carrières des soldats, etc.

La tactique du sociologue

37

peut toutefois difficilement le concevoir sans tenir compte de la perspective probable de

la guerre. Ainsi, vouloir faire la sociologie du travail des militaires nécessite de clarifier

les notions de guerre, de violence et de combat militaire.

Armée, guerre, violence, combat. Sociologie de quoi au juste ?

Se lancer dans une sociologie du combat militaire invite plusieurs notions connexes dans

la réflexion dont les différentes résonnances disciplinaires finissent par brouiller le

décor conceptuel. Je pense aux notions telles que « la guerre », « la paix », « le conflit » et

« la violence », mais aussi « l’État », « la légitimité ». Le monde militaire semble se

réfracter logiquement dans ces catégories, du moins c’est à travers elle qu’il a

historiquement été pensé.

Dans une conception wébérienne, l’armée est l’instrument de mise en œuvre du

monopole d’usage de la violence légitime, monopole qui définit l’État (Weber 1959).

Historiquement et au nom de l’État, les armées occidentales ont mis en œuvre des

moyens tels que des sociétés entières ont été entraînées dans des guerres dites

« totales », engageant militaires et civils dans le combat et mobilisant toutes les forces

productives du pays pour assurer l’alimentation du front en équipements et en individus

aptes à les mettre en œuvre (Masson 1990 ; Géré et Widemann 2001 ;

Ludendorff 2010 ). Moments historiques considérés marqués d’une violence inouïe et

paroxystique (Sofsky 1998 ; Audoin-Rouzeau 2005). D’un autre côté, ce niveau de

violence n’était possible que par l’organisation et la rationalisation de ces moyens par

l’État régulateur de la violence (Lasswell 1941 ; Kaldor 1999). En temps de paix, on peut

justement considérer les armées comme le lieu de la violence suspendue et retenue. Les

soldats ont dans leurs mains des moyens radicaux pour mettre en œuvre la violence, les

armes les plus destructrices, et pourtant, ils n’en font rien. Décrite ainsi, l’armée apparait

être l’institution pacificatrice par excellence parce qu’elle confisque les moyens du

combat et les réserve à la puissance publique. Elle devient l’indice même de la

civilisation de la société, dont les membres se rabattent sur les sports pour s’affronter

sans arme (Elias et Dunning 1994). Il est même devenu inenvisageable pour nous

Introduction

38

d’imaginer les forces de l’ordre utiliser ces moyens radicaux contre la population23. Il

faut toute une discipline et une civilisation des mœurs pour concentrer les moyens de la

guerre et les rationaliser de la sorte (Wilfert-Portal 2014). L’histoire n’a pas donné tord

à Elias, le 20ème siècle ne marque pas une régression de la civilisation des mœurs, bien au

contraire. Le niveau de violence déployé (faute d’un meilleur qualificatif) est la

conséquence de l’existence d’un État pacificateur en interne de ses limites

territoriales (Buton 2014).

« Guerre » et « paix » sont deux qualificatifs utilisés pour désigner les différents états

juridiques des États où les armées sont susceptibles d’être employées. Cette dichotomie

présente cependant de nombreuses limites. Il y a des militaires qui combattent en

dehors du cadre des guerres déclarées. Il y a aussi des armées qui combattent dans le

cadre du maintien de la paix et dans lequel ils n’ont pas l’autorisation légale de se servir

de leurs armes, comme ce fut le cas lors de l’interposition des Casques bleus entre les

Serbes et les Bosniaques en ex-Yougoslavie (Thiéblemont 2001). Les troupes

combattent parfois face à des adversaires qui ne sont pas étatiques et sont pourtant

organisées en armées, comme dans le cas de certaines insurrections. En Afghanistan, les

troupes françaises combattent en soutien d’un État tiers contre une partie de la

population qui en refuse l’autorité dans sa forme actuelle. Par ailleurs, maintenir une

situation de guerre non déclarée et endémique peut être le régime d’action ordinaire de

certains États (Debos 2013). Enfin, il y a des situations où les militaires ne combattent

pas un adversaire humain : le feu, les catastrophes naturelles ou industrielles, et les

troupes qui se confrontent à ces phénomènes n’en perdent pas leur spécificité militaire

ni les techniques routinières qui organisent l’action collective de leurs membres. Ainsi,

au commencement, il n’y a pas nécessairement la guerre contre la paix. Il y a une

continuité de situations qui semblent s’inscrire dans des entre-deux qui ne sauraient

être qualifiés ni de guerres ni de paix (Linhardt et Moreau de Bellaing 2014). D’ailleurs,

il est bien difficile de qualifier la situation telle qu’elle se présente en Afghanistan : s’agit-

il d’une opération de guerre, d’une opération de maintien de la paix, d’une opération de

23 Comme lorsque des personnalités politiques en appellent à mobiliser l’armée pour réguler des émeutes et restaurer un certain état de l’ordre. Les polémiques qui accompagnent de telles demandes indiquent clairement que cet usage ne va politiquement pas de soi.

La tactique du sociologue

39

lutte antiterroriste, d’une ingérence militaire ? Les militaires y affrontent un adversaire

armé, mais ils y construisent aussi des routes, assurent la sécurité d’installations civiles

et d’évènements politiques locaux, participent à l’élaboration d’une armée étatique.

Ainsi, limiter de la définition de l’armée à un instrument de la violence légitime au nom

de l’État semble relativement inadéquat.

La mise en œuvre de la violence légitime au nom de l’État ne caractérise donc pas les

armées, mais un état de la division du travail qui fait d’un groupe social spécifique le

garant de l’organisation et de la mise en œuvre de techniques qui lui sont propres pour

« combattre » au nom de la collectivité. Si l’on se contente de caractériser l’armée

comme une institution d’organisation de la violence, on court deux risques conceptuels :

(1) de s’enfermer dans la définition historiquement et socialement située du seuil de

violence légitime et tolérable – la violence d’hier n’est pas la violence d’aujourd’hui, qui

n’est très certainement pas celle de demain –, au risque d’adopter une définition

ethnocentriste et historiocentrée des armées (Elias 1976) ; (2) d’utiliser un critère

sociologiquement non discriminant pour qualifier l’institution. Les institutions

judiciaires et policières sont deux autres modes d’organisation de la violence dans nos

sociétés (Fassin 2011 ; Montjardet 1988 ; Moreau de Bellaing 2009a, 2009b). Les

institutions d’internement psychiatriques le sont tout autant (Goffman 1968). Les guides

des spécialistes en matière d’éducation et de punition des enfants sont une autre

manifestation de la violence organisée au nom de l’État (Boltanski 1969)24. Et modifier

le terme de « violence » par « coercition » ne nous permet pas de sortir entièrement de

l’ornière.

Il me semble qu’il est possible de sortir de ces paradoxes conceptuels en se maintenant

sereinement à distance de ces notions forgées dans de tout autres champs académiques,

datées, et sociologiquement peu opératoires. On peut parler du combat militaire sans

avoir une théorie sociologique de la qualification d’un état de guerre. On peut parler du

combat militaire sans qualifier a priori la nature de l’autorité politique pour laquelle ce

combat est livré. On peut parler du combat militaire sans avoir à qualifier par avance la

24 Il a récemment été question de légiférer sur la « fessée ».

Introduction

40

nature violente ou non des gestes concrets dont il est constitué. On peut se placer en

deçà des qualifications politiques et juridiques, qui sont une partie du problème telle

que se le pose les politistes et les philosophes.

Au lieu de s’interroger abstraitement sur ce qu’est la guerre et la violence, de

s’interroger sur ce qu’elles nous enseignent sur la nature des sociétés (Bouthoul 1951 ;

Caplow et Vennesson 2000 ; Audoin-Rouzeau 2008) ou de déterminer si les armées

remplissent un rôle de régulation des conflits entre « polities » (Baechler 2010), on peut

simplement s’interroger ce qu’elles produisent. On prend alors acte que dans une

société donnée, il existe éventuellement un groupe social spécialisé et

juridiquement reconnu (les militaires), en charge de produire quelque chose pour

la collectivité. En cherchant à qualifier ce « quelque chose », on se donne les

moyens de répondre par induction aux débats théoriques et souvent idéalistes

dont je viens de souligner quelques avatars.

Une sociologie de ce que produisent les armées

Comme je viens de l’indiquer, on peut considérer une armée comme un groupe

professionnel différencié et spécialisé dans la division du travail – juridiquement

reconnu comme tel et par là même consolidé dans sa fonction – à qui il est dévolu une

activité spécifique. Qu’on désigne cette activité par les mots « combattre », « attaquer »,

« défendre », « assister », « maintenir la paix », « dissuader », « sécuriser », on désigne à

chaque fois un ensemble d’activités considérées comme fonctionnellement nécessaires

pour réaliser un but. Les motifs, les causes ou les raisons invoquées pour justifier cette

finalité ou l’existence de ce groupe ne m’intéressent pas ici (ce qui n’en fait pas pour

autant des objets inintéressants). Le but du groupe social en question qu’on appelle

génériquement une armée est d’assurer une capacité, plus précisément une capacité à

administrer des moyens particuliers pour remplir une fonction, ici combattre au nom de la

collectivité. Cette capacité à administrer les moyens du combat est à destination d’une

autorité ad hoc, politique ou non, au nom de laquelle elle est mise en œuvre. Cette

dernière n’est pas nécessairement un État. Elle peut être une émanation locale (comme

dans le cas d’une milice) ou une assemblée d’États (une coalition), voire à la limite, une

La tactique du sociologue

41

personne morale privée ou d’une personne physique (comme dans le cas des

mercenaires), ou encore être constituée au nom d’un idéal (comme dans le cas des

armées révolutionnaires ou d’un djihad). Par simplification, considérons que cette

autorité ad hoc est avant tout une autorité politique : ONU, OTAN, États, parti politique

dissident, insurrection civile. L’armée peut être alors considérée comme un groupe

social particulier assumant une fonction sociale spécifique : administrer les

moyens du combat au nom d’une autorité politique ad hoc. Sous certaines

conditions, une milice ou une police peuvent être considérées comme des armées, tout

au moins, elles peuvent se reconvertir dans cette forme.

Que peut-on entendre par capacité à administrer les moyens de combat ? D’abord,

administrer signifie autant organiser que mettre en œuvre. Ce qui n’engage en aucune

manière à qualifier les moyens de contrôle de ces modes d’organisation par l’autorité

politique ad hoc (le problème du contrôle des militaires par le corps politique). Le fait

que cette administration des moyens du combat soit considérée comme une capacité

signifie que l’administration des moyens du combat ne nécessite pas nécessairement

que l’activité soit continue : une armée peut ne pas combattre durant un certain temps,

elle peut être dissoute sans pour autant perdre sa fonction sociale. Le point qui

importe, c’est que ce groupe soit en mesure de recomposer les moyens du combat

pour l’autorité politique ad hoc. Dans ce cadre, la mise en œuvre effective des

moyens du combat au nom de l’autorité politique ad hoc sera appelée action

militaire.

Nous pouvons maintenant nous concentrer sur ce à quoi renvoient les moyens de

combat. J’entends là tout autant des individus que des instruments. La mise en œuvre

des moyens du combat passe par l’articulation de ces individus avec ces instruments.

Les individus mettant en œuvre ces instruments ne sont pas nécessairement des

membres permanents des armées. Les instruments dont il est question ne sont pas

seulement des armes, des outils et des équipements, ils peuvent être des formules,

des concepts : des règles de doctrine, des règles de tactique et des documents sur

lesquels ces règles sont inscrites. En conséquence, les moyens du combat dépassent

largement le champ de bataille : ils englobent l’ensemble des activités qui

Introduction

42

s’accomplissent dans l’institution pour en assurer la continuité dans le temps et l’espace.

Les moyens de combat sont aussi des moyens de ravitaillement, de communication, des

campements et des casernements. Ces moyens sont cependant rationalisés d’une façon

militaire. Ils sont dès lors nommés dans la langue vernaculaire de l’armée par moyens

« cinétiques » (forme militairement rationalisée d’usage des armements), « logistiques »

(forme militairement rationalisée du ravitaillement), « de transmission » (forme

militairement rationalisée de la communication), « du génie » (forme militairement

rationalisée de la construction et démolition), etc.25

Du travail militaire vers les gestes du combat

En critiquant la forme prise par les objets de la sociologie militaire en France et aux

États-Unis, l’objectif était de briser le sceau sous lequel la question est traitée, afin de la

soumettre à d’autres outils conceptuels : ceux de la sociologie du travail et de l’activité,

et de considérer l’institution comme le lieu d’une production particulière, celle des

capacités du combat. Lorsqu’on replie les deux bords de la feuille de route

esquissée ici, lorsqu’on rassemble travail des soldats et production de l’activité

militaire, on scelle à nouveau l’objet, mais sous une forme différente : on

considère alors le travail militaire qui s’accomplit en régiment comme le travail de

production de l’activité militaire, condition de l’action du même nom sur les

théâtres d’opérations. On fait tenir ensemble l’institution, l’organisation, le travail

quotidien qui s’y accomplit, les individus qui justement l’accomplissent, et la visée de ce

dernier. Selon l’endroit où il se situe dans la division du travail militaire, l’observateur

est en mesure de capturer une part de l’activité militaire parce qu’elle est liée à la

position, autant de ceux qui l’accomplissent que de l’observateur. Il n’y a pas un, mais

25 L’emploi du terme administration n’implique pas nécessaire une conception « rationnelle légale » wébérienne. Du moins, en suspendant cette hypothèse, on ouvre l’objet à des modalités militaires moins structurées et moins subordonnées à une conception légale de l’État. On y fait entrer un nombre plus grand d’organisations humaines qui mettent en œuvre des moyens du combat, mais on perd un peu le caractère continu dans le temps et l’espace de l’organisation en question. Deux options sont donc envisageables : une hypothèse faible (en dehors d’une conception « rationnelle légale ») qui intègre un plus grand nombre d’organisations, mais qui diminue d’autant la précision conceptuelle, et une hypothèse forte (une conception « rationnelle légale ») qui limite alors le périmètre et corrobore plus particulièrement avec le modèle des armées occidentales modernes.

La tactique du sociologue

43

des travaux militaires, parce que la division du travail militaire différencie les activités

qui s’y déroule (Durkheim 1893 ; Bouglé 1925)26.

La question va maintenant être réfractée en s’appuyant spécifiquement sur l’Armée de

terre française. On passe d’une approche générale de ce que produisent les armées à une

définition spécifiée de l’activité militaire dans une de ses parties : celle des fantassins.

L’activité militaire dont il est question est la production d’une part de la capacité

générale d’administration des moyens du combat : celle qui sera mise en œuvre sur le

champ de bataille par les membres de l’infanterie. Cette activité consiste en la

réalisation de gestes spécifiques. Appelons les gestes du combat militaire (là où il

faudrait, en toute rigueur, dire gestes du combat administrés par les fantassins, pour les

distinguer des autres gestes du combat militaire, comme ceux de l’artillerie, de la

cavalerie, etc.). Parler de gestes, c'est considérer leur accomplissement sans faire une

quelconque hypothèse sur leur nature (violente ou non). Ces gestes sont accompagnés

d’outils particuliers, ils sont instrumentés. À la suite de Marcel Mauss, je propose de les

considérer comme des techniques : des actes traditionnels considérés comme efficaces

pour produire certains effets (Mauss 1936). Le point crucial de cette définition pour la

suite, c’est le terme « considérés ». C’est là que se situe le caractère social des techniques

et que nous retrouvons la question des attentes et des anticipations. Par l’intermédiaire

de ces dernières, les militaires s’attendent à ce que se produisent certaines choses sur le

champ de bataille.

Le travail militaire tel qu’il s’opère en régiment correspond à la transmission des

techniques militaires aux individus qui entrent et sortent de l’institution au rythme des

règles qui régissent leurs carrières. Ce travail peut être décrit comme un travail

d’incorporation des techniques du combat (des gestes instrumentés censés produire des

effets attendus) dans un cadre pédagogique particulier, celui de l’instruction militaire,

activité qui peut être investiguée par le sociologue alors que le combat en acte demeure

plus difficile d’accès (pour ma part, je n’ai pu me rendre avec les troupes en

26 L’objet construit de la sorte est donc inscrit dans la théorie durkheimienne de la division sociale du travail, donc une théorie sociologique qui différencie le social et les connaissances qui y sont produites (Balandier 2004).

Introduction

44

Afghanistan). Le travail militaire en régiment est un travail dont l’instrument et la cible

sont confondus puisqu’il s’agit du corps des fantassins eux-mêmes afin d’en faire des

individus aptes à mettre en œuvre les instruments du combat militaire selon la manière

imposée par et dans l’institution27. Autrement dit, un travail qui vise à faire en sorte

qu’ils adoptent « une manipulation réglée du corps » (Bourdieu 1987 : 215), une

gestuelle typiquement militaire parce qu’instrumentée par des moyens typiques et

relativement homogènes : d’un régiment à l’autre, l’on combat d’une façon telle que les

chefs puissent s’attendre à ce que certains gestes (et pas d’autres) soient exécutés dans

un certain ordre (et pas dans d’autres) lorsque des ordres seront transmis. La troupe est

le groupe social particulier auquel ces techniques sont inculquées.

Il découle de cette conception qu’une troupe de combat est un groupe dans lequel des

individus socialisés d’une manière particulière au cours de ce qui consiste être « leur

travail » vont adopter une gestuelle typique et particulière – des techniques – qui fera d’eux

une troupe manœuvrable dont on pourra s’attendre à un comportement probable dans

certaines situations, ici des situations de combat. Cette troupe est produite dans un lieu

particulier, le régiment, qui est une partie d’une institution particulière appelée « armée »,

dans le sens générique évoqué ci-dessus. Voici en quoi consistent le travail et l’activité

militaire : produire cette troupe.

De la préparation au combat à la praxéologie militaire

En introduisant avec Mauss la question des attentes, on déplace une fois de plus la

perspective sur l’objet. Il ne s’agit plus seulement de faire la guerre ni d’administrer

les moyens du combat, mais aussi de produire des anticipations sur l’action –

s’entraîner, se préparer – et viser la réalisation d’une action en tenant compte de

sa dimension temporelle. Se préparer, c’est être engagé dans l’action probable. Cet

entraînement, parce qu’il se déroule ici et maintenant pour ailleurs et après, met en

tension les conditions d’exécution du travail militaire au présent avec le passé en vue du

27 À l’instar de l’apprentissage des techniques du boxeur étudié par Loïc Wacquant dans un Gym de Chicago (Wacquant 2000 : 19).

La tactique du sociologue

45

futur, ceci à différentes échelles temporelles (Brian 2012a, 2012b)28. Nouées au cœur de

l’objet, les attentes engagées dans l’action nous renvoient vers la praxéologie. Pour le

dire plus simplement, en considérant le travail militaire articulé avec l’activité militaire –

la préparation militaire et la production des attentes des soldats – on se donne les

moyens de penser le combat comme une activité sociale susceptible de nourrir une

théorie sociologique de l’action.

Du théâtre d’improvisation au théâtre des opérations

Comme le montre la scène mise en exergue de cette introduction, le travail de

préparation des militaires implique des mises en situation, des simulations et des

répétitions à l’avance de l’action future, qui ne sont pas sans évoquer ce qu’on observe

au théâtre. Cette thèse s’inscrit d’ailleurs dans la poursuite du travail amorcé dans le

cadre de mon mémoire de master sur les cadres de l’improvisation théâtrale. J’avais

travaillé sur le cas de la production d’un type spécifique d’improvisation – les

« matches » importés du Québec – et montrer en quoi la performance sur scène – l’action

d’improviser dans de telles circonstances – si elle ne pouvait être prédite, était prise

dans un ensemble de cadres sociaux qui tramaient les attentes des joueurs.

Les techniques d’improvisation s’acquièrent au sein de « troupes de théâtre »29, dans

lesquelles les « joueurs » sont susceptibles de recevoir une éducation spécifique à

l’improvisation par d’autres joueurs, généralement plus expérimentés et parfois

institués à remplir la fonction de « formateurs ». Au cours de cette éducation, les

joueurs apprennent les ficelles du métier et les compétences faisant d’eux des membres

reconnus aptes à l’improvisation. À travers elles, les joueurs apprennent à se

positionner par rapport à un ensemble de normes et de règles, à la fois explicites

(règlement du jeu) et implicites (saisies par l’explicitation de la norme implicite et du

28 Plus concrètement, l’action militaire telle qu’elle est anticipée en regard des différentes connaissances produites sur les actions militaires effectuées par le passé, afin d’ajuster la préparation actuelle des troupes en vue de leur déploiement prochain.

29 L’homologie du vocabulaire entre les champs sémantiques artistiques et le champ sémantique militaire, tout deux employés en sciences sociales, mériterait d’être enquêtée afin de mettre au clair toutes les conséquences qu’une telle analogie du langage importe dans la conception de nos objets. C’est ce que je me suis exercé à faire ailleurs à propos de l’emploi de la métaphore théâtrale chez Goffman et son usage générique en sciences sociales (Thura 2012).

Introduction

46

comportement collectivement attendu par les autres) plus ou moins partagées au sein

de la troupe ainsi formée. Dans le jargon de certaines d’entre elles, c’est ce que les

membres nomment « une couleur de jeu ».

Ces troupes se rencontrent régulièrement et il arrive que les règles qui prévalent dans

chacune d’elles soient alors mises à l’épreuve de la scène : une rencontre est l’occasion

de tester le partage d’une dite couleur de jeu entre deux troupes (ce que les joueurs

aperçoivent à leur manière être des proximités dans le style de jeu). Si les joueurs

estiment qu’ils la partagent, il est probable que leurs troupes se rencontrent à nouveau.

De la sorte se tissent des réseaux de troupes, basés à la fois sur des proximités

géographiques, sur des proximités sociales et sur des proximités de jeu (les deux

dernières dimensions pouvant être liées). Réseaux qui déterminent à l’avance les

rencontres probables. Dans ces conditions, le théâtre d’improvisation, activité à

première vue non régulée autrement que par le respect d’un décorum (un cadre

matériel et normatif dans lequel se déploient les performances improvisées), se livre

comme le lieu de toutes les régularités et anticipations qui rendent la pratique possible,

tout au moins suffisamment stables pour que des troupes produisent des performances

telles que le public en ressorte en s’interrogeant sur le caractère réellement

« improvisé » des scènes qu’il a pu voir. Cette investigation empirique de la

« production de la performance improvisée » au sein d’un groupe social particulier et

porteur d’une forme de mémoire collective sur le jeu, préfigure le questionnement que

je développe ici à propos de la performance militaire.

Au-delà des analogies qu’il offre à l’observateur au premier coup d’œil, en quoi le

passage du théâtre d’improvisation au théâtre des opérations s’avère-t-il être un

déplacement heuristique ? L’engagement des attentes dans l’action permet de faire le

pont entre ces deux domaines à première vue incommensurables. Que ce soit pour le

théâtre d’improvisation ou sur le théâtre des opérations, le problème pratique qui se

pose aux groupes engagés dans une rencontre amicale ou hostile est de s’assurer que

leurs attentes soient remplies. Toutes proportions gardées et au-delà de tout ce qui les

sépare, ces deux activités mettent en tension les attentes du groupe avec le déroulement

effectif de l’action. Ici dans deux groupes et selon deux modalités distinctes de division

du travail et de régulation collective des comportements de leurs membres : une troupe

de théâtre et une troupe de combat.

La tactique du sociologue

47

La troupe d’improvisation est à l’image du régiment dans la mesure où il s’y produit un

groupe social particulier apte à mettre en œuvre des techniques spécifiques. Que celui-ci

soit considéré comme socialement apte à mettre en œuvre les moyens de

l’improvisation théâtrale, ou que celui-là soit considéré comme socialement apte à

mettre en œuvre les moyens du combat militaire, l’un comme l’autre sont les produits

d’un travail sur le corps et l’esprit de leurs membres respectifs. Ces deux groupes

cherchent à anticiper l’issue de l’activité selon leurs méthodes et à rassembler les

conditions de félicité qu’ils estiment être nécessaires pour atteindre en toute probabilité

leurs buts respectifs et de faire en sorte que d’une performance à l’autre, l’issue leur soit

favorable : pour les improvisateurs, afin que le public vienne assister à plusieurs

représentations ; pour les militaires, afin d’atteindre la victoire tactique en réduisant les

moyens d’action de l’adversaire.

On me rétorquera peut-être que la comparaison s’arrête là. Que du côté militaire l’affaire

est trop sérieuse pour qu’on puisse la rapporter à l’improvisation théâtrale. Le jugement

moral qui accompagne l’établissement d’une échelle du sérieux ne doit pas nous

interdire la vertu heuristique de la comparaison. De la même manière que le dispositif

expérimental construit dans le cadre de mon mémoire me permettait de passer du hors

scène au en scène, je suggère de reproduire un déplacement similaire quant aux

militaires : passer du hors combat au en combat, et de faire de l’action et de l’anticipation

de l’action les deux faces solidaires d’un même objet susceptible d’une sociologie de

l’action et de la connaissance. L’investigation de l’entraînement et des simulations qui

précèdent le combat est un préalable nécessaire pour son étude.

Retour vers le champ de bataille et vers l’action collective

C’est de ce registre de tension dont il est finalement question. La reconstruction du

travail et de l’activité militaire constitue la condition nécessaire pour étudier l’action

militaire, pour lui redonner toute son épaisseur sociologique et en faire un terrain

propice pour participer à l’élaboration d’une théorie sociologique de l’action.

Introduction

48

« Toute théorie de l’action qui prétend être une théorie de la société doit résoudre trois

problèmes fondamentaux : 1. Comment appréhender l’action humaine ? Qu’est-ce

qu’agir, individuellement et socialement ? (problématique de l’action) 2. Comment

saisir la manière dont l’action humaine est structurée ? Que faut-il entendre par

« structure » et quelles sont les structures sociales existantes ? (problématique de la

structure) 3. Comment conceptualiser le lien entre action et structure ? (problématique

du rapport structure/action) » (Müller 2006 : 48)

Mon intention n’est pas de produire une théorie de la société tout entière, ainsi que

l’indique Müller à propos de la praxéologie de Pierre Bourdieu. Par contre, les trois

problèmes fondamentaux qu’il isole seront au cœur des développements qui suivent.

Qu’est-ce qui fait tenir ensemble l’action collectivement engagée sur le champ de

bataille ? Comment sa cohérence est-elle assurée dans le temps et dans l’espace ? Voici

peut-être sommairement résumé les questionnements que je vais soulever. C’est du

moins ce vers quoi tend cette thèse : comprendre ce qui fait qu’une fois rendus sur le

champ de bataille, plusieurs dizaines, voire plusieurs milliers d’individus, sont

susceptibles d’agir de concert sans avoir à tous se concerter ni partager une convention

unique pour régir leur action (le travail des officiers n’est pas celui des militaires du

rang, le travail d’un servant de pièce antichar n’est pas celui d’un grenadier-voltigeur).

Leurs actions sont cependant réglées et c’est dans le travail des fantassins

(l’« entraînement ») qu’il faut chercher comment se réalise le réglage des individus

susceptibles d’aller au combat. Au-delà des visées explicites qu’ils se sont donnés

individuellement ou collectivement, au-delà de l’apparente irréductibilité des situations

dans lesquelles ils sont engagés et au-delà du fait que ces situations ne se livrent jamais

deux fois de la même manière à leur perception (on ne se baigne jamais deux fois dans le

même fleuve), ils tiennent ensemble dans l’action et cette dernière se livre avec assez de

cohérence pour eux pour qu’ils puissent l’abstraire et en comparer différentes

occurrences passées. À l'instar des joueurs d’improvisation évoqués plus haut qui

comparent leurs performances improvisées, bien que sous des modalités spécifiques, les

militaires comparent leurs actions de combat, les batailles et les guerres : ils investissent

le passé afin d’organiser leur présent de manière à atteindre efficacement un état

probable du monde futur.

La tactique du sociologue

49

Le groupe social des militaires, en tant que groupe situé dans la division générale du

travail, c’est-à-dire en tant que groupe produisant quelque chose de particulier pour

remplir une fonction sociale spécifique, l’action militaire, est le groupe socialement doté

des moyens de prendre la mesure de cette action (au sens de mesurer afin de rendre

comparable, point de départ de l’établissement d’une connaissance générale sur le

combat). Cette mesure ne s’opère pas en dehors de l’institution militaire, prise au sens

d’une institution sociale, d’« un ensemble d’actes et d’idées tout institués que les

individus trouvent devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux » (Mauss et

Fauconnet 1901)30. Les attentes dont il a été question jusqu’ici en sont l’émanation. Elles

offrent la possibilité de saisir comment le combat est mesuré en différents points de

l’institution.

Il s’agit donc de comprendre comment s’articulent à différentes échelles et en différents

lieux, d’un côté la réalisation d’actes intentionnels (des actions) d’un genre particulier

(les gestes du combat militaire) dans des situations spécifiques (en zone de guerre), se

déroulant de manière spécifique (en fonction de la place occupée dans la division du

travail militaire), et de l’autre côté, l’enregistrement de ces actes par l’institution (le

combat objectivé par différents moyens dans la division du travail) et par les

observateurs du combat (par les politiques, par les experts, par les journalistes, par les

populations civiles locales, par des organismes internationaux, etc.), le processus

30 Le mot institution en sociologie et anthropologie est à entendre dans le sens strictement durkheimien. « Couramment, il désigne un organisme relativement stable, soumis à des règles de fonctionnement et accomplissant des fonctions sociales spécifiques ; plus largement encore, il se reporte à cette forme de l’organisation sociale qui lie des valeurs et des normes, des rôles, des modèles de relation et de conduite […], l’institution est un groupement social légitimé ; elle se distingue des « groupes latents » (au sens de M. Olson) à manifestations sporadiques, et encore davantage des « arrangements pratiques ou provisoires ». La distance est marquée à l’égard de l’interprétation minimaliste qui fait de l’institution une convention, une règle qui entretient une coordination, qui produit des effets d’autorégulation » (Balandier 2004 : 21). Cette mise en garde de Balandier est à prendre au sérieux : l’institution a sa propre part d’autonomie par rapport à ses membres et elle résiste à ces derniers, comme tout fait social. Ce n’est pas seulement un lieu, une structure matérielle (« l’Institution »), c’est aussi un système de représentation, une forme de cognition collective à travers laquelle des individus singuliers « pensent » (Douglas 2004). D’un point de vue opératoire, l’institution sociale renvoie à système doté de « règles, de procédures et d’usages stables pesant sur les croyances et les comportements des acteurs sociaux » (Lagroye et Offerlé éds. 2011 : 331 ; Nay et Smith 2002). Tout au long de mon argument, c’est dans ce périmètre général qu’il faudra entendre le terme d’« institution militaire », et pas seulement comme une émanation de l’État ou un objet du réel, tel qu’on l’entend parfois par l’usage du terme « Institution » ou en disant « C’est une institution » (Boltanski 2009).

Introduction

50

d’abstraction de ces actes (par les analystes du combat, par les producteurs de doctrine

et par les tacticiens et les stratèges) et le processus de reproduction de ces actes

(l’application d’une théorie militaire de l’action et d’une pédagogie spécifique porteuse

de la logique de la division militaire du travail). Autrement dit, il s’agit de faire tenir

ensemble l’action, ses formes de consolidation et ses formes de reproduction – la

structure – et de montrer comment l’action est tramée par ces différentes modalités de

la structure sociale des armées. J’adopte implicitement l’hypothèse qu’une théorie

sociologique de l’action ne peut se concevoir sans une théorie sociologique de la

connaissance, avec pour axiome que le monde social est différencié, donc que les

connaissances et l’action sont des phénomènes à concevoir par conséquent :

différenciées et distribuées.

Instruments, trames et perspectives

Le modèle que je soumets repose sur plusieurs notions empruntées dans le corpus de la

sociologie et de l’anthropologie, que je propose d’articuler à nouveaux frais à partir

d’observations empiriques collectées de première main dans une unité de combat. Ces

notions sont celles de « division du travail », d’« incorporation » et d’« inculcation », de

« techniques », d’« attentes », d’« instruments symboliques », de « cadres sociaux », de

« cadre des interactions », de « cadres cognitifs ». Cet ensemble conceptuel peut être

rattaché à un autre ensemble : des auteurs classiques, ici Émile Durkheim

(Durkheim 1893), Marcel Mauss (Mauss 1936, 1974 [1934]), Maurice Halbwachs

(Halbwachs 1925, 1950), Pierre Bourdieu (Bourdieu 1977 ; Bourdieu et Passeron 1987),

Marie Douglas (Douglas 2004), Erving Goffman (Goffman 1991) et Aron Cicourel

(Cicourel 1979, 2002). La contribution que je propose vise à faire porter l’argument

d’une théorie sociologique de l’action au cœur des territoires laissés à

l’interactionnisme, l’ethnométhodologie et l’analyse de conversation : les situations ;

ainsi qu’à montrer comment ces dernières peuvent être articulées avec des structures

considérées comme des objets observables à différentes d’échelles (Revel 1996), des

plus singulières aux plus générales, des plus locales aux plus globales : comment les

gestes du quotidien militaire sont liés aux évolutions géopolitiques des dernières

La tactique du sociologue

51

décennies et aux routines héritées de longue date et dérivant de l’organisation

historique des armées.

J’articulerai les cadres théoriques de ces auteurs par l’intermédiaire de trois notions.

D’abord celle d’instrumentation de l’action, qui me servira à désigner la ou les manières

dont les soldats sont articulés avec leurs équipements (objets, instruments et machines

du combat), mais aussi comment ils sont articulés entre eux pour former une troupe

manœuvrable. Instrumentation à entendre comme « ce qui orchestre » l’action collective

des soldats une fois rendus sur le champ de bataille. Elle passe par un travail sur le corps

et sur l’esprit des soldats, dont je monterai toutes les modalités lorsqu’il sera question

de l’instruction et de l’entraînement militaire, partie non négligeable du travail des

fantassins.

Cette instrumentation m’amène vers au deuxième concept qui me sera utile, celui de

trame de l’action afin de désigner l’ensemble de cadres sociaux et cognitifs qui

supportent l’action collective. Il n’y a pas d’action militaire en dehors des instruments du

combat ni en dehors de l’institution qui les impose à ses membres. Pourquoi préférer le

terme de trame à celui de cadre ? L’hypothèse faite ici est de montrer que les

instruments de l’action militaire ne se limitent pas à borner un champ des possibles (ou

un champ de l’interprétation d’une situation, comme le sous-entend la conception

actuelle des cadres sociaux dans sa version pragmatiste), mais qu’ils sont la trame même

de l’action, qu’ils lui sont indissociables. Il ne s’agit donc pas tant de réviser un concept

que de déplacer la métaphore qui le sous-tend.

Enfin, la troisième notion que je vais avancer dans l’architecture théorique de cette thèse

est celle de perspective collective. Cette notion provient de l’expérience concrète que j’ai

pu faire durant les simulations de combat. Comme l’action militaire se développe sur des

grandes étendues, il est objectivement impossible de reconstruire la situation depuis un

point de vue panoptique ni de reconstruire d’un seul regard l’interaction qui se déroule

avec l’adversaire. Définir la situation de combat, c’est donc reconstruire une situation

depuis une multitude de points de vue. Cependant, ces points de vue singuliers sont

articulés les uns aux autres par les instruments du combat. Occuper telle place dans la

Introduction

52

division du travail militaire, c’est posséder tels tout tels instruments (concrets ou

abstraits) pour (se) représenter la situation. Par l’intermédiaire des instruments qui

trament l’action militaire, il est envisageable de reconstruire les perspectives (spatiale et

sociale) sur le combat, une sorte de point de vue abstrait (une perspective). L’enquêteur

n’a plus à passer dans la tête de ses enquêtés et peut se contenter plus raisonnablement

de reconstruire la perspective qu’ils sont susceptibles d’entretenir avec la situation. Par

ailleurs, là où les points de vue singuliers sont souvent incommensurables, les

perspectives offrent quelques prises à la comparaison et à une investigation d’ordre

sociologique.

La thèse défendue est la suivante : lorsqu’un fantassin pris en tant qu’individu –

singulier, mais socialisé et situé dans les armées – est engagé sur le champ de

bataille, il pense et agit le combat à travers des cadres distribués dans la division

du travail militaire, à la fois cadres sociaux et cadres cognitifs, dont il s’est doté au

cours de son travail : l’activité militaire de préparation au combat. Ce qui revient à

assumer que les individus pensent à travers la trame des institutions (Douglas 2004) et

qu’on ne peut penser leurs actions sans concevoir solidairement les institutions dans

lesquelles leurs actions sont intriquées (Cicourel 2002), en remettant au cœur de

l’argument la division sociale du travail et la différenciation des attentes, des

perceptions et des manières d’agir. Le ressort de la démonstration reposera sur un

matériel ethnographique constitué par observation directe de la préparation d’un

régiment d’infanterie durant les quelques mois qui précédèrent son départ pour

l’Afghanistan et la confrontation de ces observations avec des documents

militaires utilisés dans le cours de l’activité de combat et des entretiens.

Plan

La thèse se compose de neuf chapitres distribués en quatre parties. On peut la lire

comme un cheminement depuis le laboratoire sociologique vers le champ de bataille et

les situations de combat. Ce cheminement progressif peut être considéré comme autant

d’étapes à franchir pour entrer en toute connaissance de cause sur un champ de bataille.

La tactique du sociologue

53

La première partie traitera des sociologues face aux militaires. L’intention sera de

rendre compte des conditions historiques de production de la sociologie militaire en

France pour ensuite y situer l’enquête livrée ici. Le premier chapitre présentera les

conditions historiques des enquêtes sur et dans les armées. Je montrerai les rapports

entretenus de longue date entre sociologie et expérience militaire. Je déclinerai ensuite

les évolutions des conditions d’enquêtes dans les forces armées, pour montrer comment

l’institution militaire a historiquement phagocyté la recherche en sciences sociales

menée sur ses rangs. Enfin, j’y distinguerai les facteurs que j’estime avoir été favorables

à l’enquête que j’ai réalisée. Le deuxième chapitre présentera le dispositif d’enquête mis

en œuvre et le terrain investigué dans cette thèse. Je monterai comment mon inscription

à la croisée de quatre institutions m’a permis de négocier la marge d’autonomie

suffisante sur le terrain, en régiment et en école de formation, pour documenter

l’enquête. J’y présenterai aussi les effets produits par l’immersion d’un sociologue en

compagnie de combat, et comment la rencontre entre l’apprenti sociologue et les

militaires est en elle-même riche d’informations et de données à soumettre à l’analyse.

Au cœur de la première partie, la combinaison entre l’analyse du champ de production de

la sociologie militaire et l’analyse des conditions de l’enquête servira de ressort réflexif

avant de pénétrer le monde régimentaire.

La deuxième partie introduira le lecteur au monde du travail militaire. Le troisième

chapitre présentera le régiment et plantera le décor des observations. J’y délimiterai

dans un premier temps ce que j’ai appelé des « places » auxquelles l’institution alloue ses

membres. Ces places forment l’ordonnancement militaire dans lequel se distribuent des

activités, des prébendes, de l’autorité, du pouvoir et du prestige entre les membres qui

composent le régiment. Ce chapitre aura aussi pour vocation de présenter au lecteur les

catégories de l’entendement militaire mobilisées dans le quotidien du travail (les

divisions entre les différentes fonctions militaires, les grades, etc. En somme les

catégories du métier) et le carcan organisationnel de leurs relations au travail. Le

quatrième chapitre proposera de réarticuler ces places avec les caractéristiques des

agents auxquels elles sont attribuées. Il s’agira alors de montrer comment

l’ordonnancement militaire s’articule avec l’ordre social, par l’intermédiaire des règles

Introduction

54

de recrutement et des règles de gestions des carrières. La section pourra alors être

conçue comme le lieu de l’actualisation des dispositions de ses membres et de la

manifestation de ces dernières traduites dans les catégories de l’entendement militaire.

Une telle recomposition rendra lisible sous un nouvel angle les conflits qui parcourent le

collectif militaire dans le quotidien du travail. En deçà du « sens du service » ou de

l’accointance entre les valeurs inférées aux militaires et celles dont se réclame

l’institution, ce sont les conditions effectives d’existence dans l’institution ainsi que les

trajectoires probables des individus dans cette dernière qui expliqueront le plus

efficacement les formes de contestation qui parcourent le quotidien du travail militaire

en régiment.

En considérant le régiment comme un lieu et comme un groupe, cette partie dressera le

cadre du travail militaire dans lequel sont façonnés des individus à devenir des militaires.

Elle amorcera le passage de l’organisation militaire vers le travail et l’activité tout en

donnant au lecteur les moyens de se repérer dans le monde des soldats.

La troisième partie concevra le régiment comme la forge où se fabrique la troupe et

comme le lieu où se transmettent les techniques militaires, à la fois techniques du corps

et de l’esprit. Les modalités prises par la transmission des techniques touchant au corps

seront présentées dans le cinquième chapitre. J’y exposerai les modalités pratiques

prises par la théorie pédagogique militaire : le drill, modèle pédagogique qui vise

l’incorporation par la répétition et repose implicitement sur l’idée que la répétition

permet l’inculcation d’une réponse standardisée et uniforme. Par ailleurs, ce chapitre me

permettra de montrer que les occasions d’entraînement sont les moments où se

transmettent des attentes sur le combat, soit dans les formes voulues par l’institution,

soit par des conversations entre soldats dans les interstices de l’activité. J’esquisserai

dans ce chapitre la tension qui parcoure l’activité militaire entre s’entraîner ici et

maintenant pour ailleurs et après. Le sixième chapitre s’intéressera quant à lui aux

documents de l’action militaire. J’indiquerai comment ces derniers sont porteurs des

structures de l’institution. J’y analyserai aussi la literacy militaire, à savoir les documents

manipulés dans le travail et dans le cours même de l’action. Ces documents me

La tactique du sociologue

55

permettront de montrer comment l’ordre de la tactique est traduit dans une trame

graphique particulière, utilisée pour organiser l’action sur le champ de bataille.

Il apparaitra clairement à l’issue de ces deux chapitres que le régiment, à la fois lieu

concret et groupe social, est l’endroit de l’expression et de la reproduction d’un habitus

militaire panofeskien : une force formatrice des habitudes.

Enfin, la quatrième et dernière partie amènera au plus proche de l’action combattante,

lors des simulations. Elle sera l’occasion d’explorer plus finement les anticipations

portées par les soldats. En traitant de la planification des missions, le chapitre 7 me

permettra de montrer comment leur préparation est une activité collective répartie

dans la compagnie. Une telle répartition distribue les informations et les connaissances

de manière différenciée entre les éléments qui forment la troupe. Par ailleurs, l’analyse

des instruments utilisés par les officiers montrera comment l’institution trame leur

raisonnement. Enfin, la reconstruction des méthodes par lesquelles ils « anticipent » les

coups probables de leur adversaire éclairera comment leur conception de ce dernier est

entièrement déterminée par leurs catégories d’appréhension du combat. Le huitième

chapitre posera le problème du cadrage en situation. En intégrant la place de

l’observateur dans le dispositif tactique, je proposerai un enrichissement de la théorie

des cadres de l’expérience et de l’action située par l’introduction de la notion de

perspective collective. Ce concept présentera comment la division du travail militaire

structure la perception du combat ainsi que la reconnaissance des situations et

l’engagement des soldats dans ces dernières. Enfin, le neuvième et dernier chapitre

emploiera la notion de perspective sur un spectre plus large de phénomènes, les attentes

quant aux conditions du combat et ses régularités, afin de montrer que ces dernières

sont porteuses d’un sens pratique militaire cohérent avec la division du travail militaire.

Ce qui me permettra d’avancer que l’incertitude telle qu’elle s’exprime subjectivement

est en fait l’effet de la réfraction de la perception du combat à travers les cadres sociaux

distribués par la division du travail militaire.

Là où les différentes théories sociologiques cherchent à fonder l’action en autonomisant le

triptyque individu-situation-structure, cette quatrième et dernière partie relèvera le pari

Introduction

56

de maintenir ces trois dimensions en tension. J’y considérerai à la fois des individus

singularisés engagés dans une action collective, des situations de combat qui se livrent à

eux avec plus ou moins régularités et une institution qui vise à homogénéiser l’action de ses

membres.