11
Social Compass 47(2), 2000, 241-251 Silas GUERRIERO L’ISKCON AU BRÉSIL: LA TRANSFORMATION OCCIDENTALE D’UNE RELIGION VÉDIQUE ET L’INCORPORATION DE SES CARACTÉRISTIQUES CULTURELLES À LA SOCIÉTÉ LOCALE L’ISKCON est une des plus solides et enracinées organisations religieuses orientales, sans attache à des groupes ethniques au Brésil. Faisant déjà partie de la vie urbaine, l’ISKCON ne surprend plus les occidentaux. Elle est toujours considérée comme modèle de nouvelles religions orientales à l’Occident. L’auteur analyse les transformations de l’ISKCON qui, ayant incorporé des éléments de la culture brésilienne, a également fourni à celle-ci dans son cadre religieux des traits culturels hindous. Ce double mouvement collabore pour l’orientalisation de l’univers religieux brésilien et rend l’ISKCON une religion de caractéristique occidentale, avec ses qualités et ses défauts. ISKCON is one of the strongest, most deeply-rooted Eastern religious organisations not linked to any ethnic group in Brazil. It is now part of our urban scenery, and its presence does not surprise us anymore. It is always remembered as an exemplary model of a new Eastern religion in the West. The author analyses the transformations within ISKCON in Brazil. Having incorporated Brazilian cultural elements, it has also contributed to supply our religions with Hindu cultural aspects. This two-fold exchange means that ISKCON has given Eastern characteristics to the Brazilian religious universe, while being transformed into a religion with Western traits, with its faults and qualities. L’ISKCON est arrivée au Brésil en 1974 et elle reste jusqu’à aujourd’hui, la plus solide institution religieuse orientale sans attache à des groupes ethniques. Si, tout au début, elle se présentait comme la possibilité d’une expérience exotique, d’une spiritualité orientale, aujourd’hui, elle fait partie du cadre religieux brésilien le plus ample, et dispute l’espace avec d’autres congrégations. Cette transformation a porté l’ISKCON à s’adapter au milieu occidental, tout en contribuant avec ses traits culturels à la composition du cadre culturel religieux de la societé brésilienne. L’objectif de ce travail est de montrer les transformations de l’ISKCON au Brésil, pendant les 25 ans d’activité continue, à travers l’analyse socio- anthropologique de son organisation institutionnelle. On s’attachera à la

ISKCON au Bresil

  • Upload
    pucsp

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

Silas GUERRIERO

L’ISKCON AU BRÉSIL: LA TRANSFORMATION OCCIDENTALE D’UNE

RELIGION VÉDIQUE ET L’INCORPORATION DE SES CARACTÉRISTIQUES

CULTURELLES À LA SOCIÉTÉ LOCALE

L’ISKCON est une des plus solides et enracinées organisations religieuses orientales, sans attache à des groupes ethniques au Brésil. Faisant déjà partie de la vie urbaine, l’ISKCON ne surprend plus les occidentaux. Elle est toujours considérée comme modèle de nouvelles religions orientales à l’Occident. L’auteur analyse les transformations de l’ISKCON qui, ayant incorporé des éléments de la culture brésilienne, a également fourni à celle-ci dans son cadre religieux des traits culturels hindous. Ce double mouvement collabore pour l’orientalisation de l’univers religieux brésilien et rend l’ISKCON une religion de caractéristique occidentale, avec ses qualités et ses défauts. ISKCON is one of the strongest, most deeply-rooted Eastern religious organisations not linked to any ethnic group in Brazil. It is now part of our urban scenery, and its presence does not surprise us anymore. It is always remembered as an exemplary model of a new Eastern religion in the West. The author analyses the transformations within ISKCON in Brazil. Having incorporated Brazilian cultural elements, it has also contributed to supply our religions with Hindu cultural aspects. This two-fold exchange means that ISKCON has given Eastern characteristics to the Brazilian religious universe, while being transformed into a religion with Western traits, with its faults and qualities.

L’ISKCON est arrivée au Brésil en 1974 et elle reste jusqu’à aujourd’hui, la plus solide institution religieuse orientale sans attache à des groupes ethniques. Si, tout au début, elle se présentait comme la possibilité d’une expérience exotique, d’une spiritualité orientale, aujourd’hui, elle fait partie

du cadre religieux brésilien le plus ample, et dispute l’espace avec d’autres congrégations. Cette transformation a porté l’ISKCON à s’adapter au milieu occidental, tout en contribuant avec ses traits culturels à la composition du cadre culturel religieux de la societé brésilienne.

L’objectif de ce travail est de montrer les transformations de l’ISKCON au Brésil, pendant les 25 ans d’activité continue, à travers l’analyse socio-anthropologique de son organisation institutionnelle. On s’attachera à la

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

242

structure majeure, aux changements intérieurs, aux ruptures et aux systèmes

économique et politique.

L’ISKCON au Brésil et le Contexte Latino-Américain

Dès ses débuts, l’expansion du Mouvement Hare Krishna dans le monde occidental s’est faite sans aucun plan stratégique, et avec une politique centralisée. Ainsi que dans d’autres pays, l’ISKCON est arrivée au

Brésil par l’action de jeunes isolés, attirés par les idéaux de la contre-culture, suivant les prédications du gourou hindou Bhaktivedanta Prabhupada et son exotique mouvement, qui répandait le chant des mantras sacrés. Lui-même, Prabhupada, insistait toujours que ses disciples devaient continuer son

oeuvre, en ouvrant de nouveaux temples oú il y aurait des gens intéressés (Satsvarupa, 1982, vol.IV, p.11). Cette pratique a marqué profondément la structure de l’ISKCON, partout dans le monde et au Brésil en particulier. Malgré toutes ces attitudes pour un contrôle centralisé, notamment à travers

la formation du GBC1, les temples sont restés avec la marque personnelle de ses leaders locaux.

Le début du mouvement au Brésil a été tardif par rapport à d’autres pays de l’Amérique Latine comme le Mexique, le Venezuela et l’Argentine.

Prabhupada a même visité le Mexique et le Venezuela, mais il n’est pas venu au Brésil car, ce qui deviendrait plus tard l’ISKCON se limitait alors, a quelques dévot qui se réunissaient les week-ends pour chanter. Quand la dictature militaire argentine, différente de la position militaire brésilienne, a

réprimé et interdit le mouvement, plusieurs dévot sont partis pour le Brésil. Cela a favorisé la croissance de l’ISKCON chez nous, devenant un centre d’agglomération de dévot de plusieurs pays de l’Amérique Latine, qui en conséquence de persécutions politiques, ou pour cause d’ insuffisance de resources ne pouvaient pas avoir leurs propres structures.

Ces événements coïncident avec la mort de Prabhupada, en 1977. Par la division mondiale de onze territoires établis par l’ISKCON, l’Amérique Latine va rester sous la tutelle du gourou américain, Hridayananda Acharyadeva. C’est ainsi que, depuis lors, et jusqu’à 1985 le Mouvement au Brésil a subi un

grand accroissement, avec l’ouverture de temples en plusieurs villes, et le début de la construction de la communauté rurale de Nova Gokula.

En suivant le postulat pour lequel à chaque endroit l’ISKCON a pris des caractéristiques selon les leaders locaux, nous pouvons comprendre le

développement du reste de l’Amérique Latine.

En Argentine, l’ISKCON ne sortira de la clandestinité qu’à la fin des années quatre-vingts, quand elle aura de nouveaux temples, non plus avec le gourou Hridayananda, mais avec un autre leader américain instalée en

Europe. Cela l’a écarté du contexte latino-américain.

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

243

Au Mexique, une fabrique d’encens lucrative a permis un grand

investissement par l’achat d’une ferme. Mais le Mouvement en ce pays éprouvera plusieurs revers, suite à des problèmes postérieurs, ainsi que le passage du territoire mexicain, des mains de Hridayananda pour un autre gourou qui, à ce moment-là, habitait au Mexique. Quelques dévot n’ont pas

accepté le nouveau maître, déclenchant des querelles internes très violentes. Après l’exclusion de ce leader, le Mouvement du Mexique a beaucoup souffert, ce qui a abouti à la fermeture complète de la ferme.

Au Venezuela, l’ISKCON n’est jamais arrivé a avoir un accroissement

significatif. Et, après la crise économique déclenchée par celle du pétrole, le Mouvement ne s’est plus relevé. Depuis la mort de Prabhupada, deux leaders locaux devenus déjà sannyasis2 n’ont pas accepté l’autorité du gourou américain. Alors, Ils se sont révoltés contre le GBC, et ce fait est devenu la

première rébellion contre l’organisme centralisateur et le maître institué. Ces deux sannyasis sont devenus gourous pour leur propre compte, tout en s’écartant du Mouvement. Ensuite, quelques années plus tard, ils se sont associés à un autre gourou hindou, indépendent de l’ISKCON, Sriddhara

Maharaja, frère spirituel de Prabhupada. Chaque fois, plus restreints et isolés, l’un de ces sannyasis est revenu à l’institution, et l’autre, étant affligé et pressionné, s’est suicidé, il y a quelques années. Tous les deux avaient peu de disciples et l’ISKCON du Venezuela n’a jamais repris son importance.

Dans les autres pays d’Amérique Latine, l’ISKCON s’est établie dans les capitales ainsi que dans les grands centres urbains, de façon très timide. Il faut signaler le temple de la ville de Lima, au Pérou, que, malgré sa forte structure, son école et sa communauté rurale, possède un nombre réduit de

fidèles. Par conséquent, le Brésil est le pays latino-américain où l’ISKCON se trouve plus fortement organisée.

La transformation occidentale d’une religion védique

En plusieurs pays, l’ISKCON a éprouvé de graves crises internes qui ont

provoqué la chute de quelques gourous, parmi les onze de ses débuts; toutefois, ces crises n’ont pas ébranlé le mouvement au Brésil.

L’ISKCON est une religion essentiellement formée par des américains, dont un certain nombre est resté au contrôle de grands espaces, pas

seulement en Amérique Latine, mais aussi en Europe, en Afrique et même en Inde. Hridayananda Acharyadeva a eu d’abord un pouvoir très limité, puisque L’amérique Latine était considérée comme une région de moindre importance par rapport aux pays européens et aux autres régions de l’Amérique du Nord.

Hridayananda, étant toujours intéressé, plutôt par des questions philosophiques et académiques, a continué la vaste oeuvre entreprise par Prabhupada de traduction et commentaire du Srimad-Bhagavatam, qui est l’un des textes sacrés du mouvement Vaisnava3. Cet éloignement politique et

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

244

l’attitude plutôt tournée vers les croyances ont épargné le Mouvement au

Brésil pendant la crise des gourous en l986. Il n’y a pas eu à l’occasion, sauf quelques exceptions, de ruptures ni des mise en questions concernant la position de Hridayananda. Cela a contribué à une plus grande autonomie du mouvement au Brésil, avec la formation de leaders locaux, indépendents de

ceux d’Amérique du Nord. D’ailleurs, les caractéristiques de la religiosité brésilienne, plus ouverte, syncrétique et agglutinante n’ont pas permis la transformation des crises politiques et institutionelles, en des crises de foi religieuse.

Si d’une part, le Mouvement Hare Krishna est ou prétend être dans son essence partout le même, d’autre part, il acquiert des caractéristiques locales en conséquence des stéréotypes de la culture dans laquelle il se trouve et des idiosyncrasies de ses leaders .D’une manière générale l’ethos américain a

donné à l’ISKCON une structure rigide et bien plus proche de quelques églises chrétiennes que d’une secte orientale. L’attitude plus radicale et le souci de l’institution, ont toujours été bien présents dans ce style américain. Au Brésil, le Mouvement a pris une autre route. Il faut signaler un certain parallélisme

entre l’ISKCON et le Christianisme chez nous. Le Brésil est le plus grand pays catholique du monde en nombre de croyants; par contre, le catholicisme prend ici des caractéristiques très différentes de celles d’Europe. Malgré l’impositions de l’Église officielle, le catholicisme pratiqué par la majorité des

brésiliens est celui de la croyance et de la dévotion aux saints, indépendamment de l’orthodoxie institutionellle4. Cette façon de vivre la religion a influencé les directions de l’ISKCON parmi nous. On s’aperçoit, alors, de ce qu’on appelle transformation occidentale d’une religion védique.

Au-delà d’un mouvement hindou, selon la façon traditionnelle d’initiation et d’apprentissage avec le gourou, le logement dans une asharam5, la succession maître/disciples, et d’autres caractéristiques, l’ISKCON est une religion occidentale avec croyances en mythes et symboles védiques.

Suivant la tradition hindoue, Prabhupada serait un maître spirituel avec plusieurs disciples, sans s’occuper des structures bureaucratiques institutionnelles. Lors de la mort et disparition du leader, quelques disciples deviendraient de nouveaux gourous et suivraient ainsi leurs propres chemins,

dans une même croyance et philosophie, c’est-à-dire, la tradition de la sagesse millénaire de l’Inde. Dans le cas de l’ISKCON jusqu’aujourd’hui, il y a des controverses par rapport à la succession. Il y a des gens qui assurent que Prabhupada n’a désigné que les onze gourous originels pour donner

l’initiation en son nom6. D’autres affirment que les maîtres devraient avoir de l’autonomie. Dans le premier cas, l’unité des doctrines et des croyances se produit autour du grand gourou hindou, donc celui qui rend légitime la tradition millénaire védique. Dans le deuxième cas, les nouveaux maîtres sont

devenus et se sont même placés comme de nouveaux acharyas, pleins d’un pouvoir qui n’est pas habituel parmi les occidentaux, entraînant ainsi de grands problèmes personnels. À la suite de cette dernière posture, les nouvelles générations, ainsi que les nouveaux adeptes, alors convertis, écartés

de ces polémiques originelles de l’ISKCON, regardaient Prabhupada comme le héros mythique, fondateur, résignifié. De cette façon, l’institution garderait

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

245

chaque fois plus, les caractéristiques occidentales, prenant à son compte le

rôle de réunir les dévots de Krishna.

Lors de l’ouverture, en 1987, il y a eu une grande transformation, qui permettait à d’autres personnes devenir des gourous . Le Brésil et le Méxique étaient, à cette époque, les seuls pays en Amérique Latine oú il y avaient de

forts leaders locaux qui sont devenus de nouveaux maîtres. Le Brésil est parvenu à avoir, après cette période, quatre sannyasis capables de faire l’initiation, formant autour d’eux, des groupes pour la prêche. Cette proximité avec le gourou a apporté un nouveau souffle à plusieurs dévots qui étaient

mécontents de l’écart entre les disciples et le maître, au régime précédant. Ils lisaient et écoutaient les enseignements par rapport aux principes de la proximité du néophyte et son maître, mais ils expérimentaient dans la pratique un contact indirect, au moyen de lettres, ou bien ils cherchaient à

obtenir des places dans les classes publiques, lors des rares visites du maître américain, quand ils avaient alors, quelques minutes pour un contact personnel. Après la formation des gourous brésiliens, cette question a été résolue en grande partie, ajoutant d’ailleurs le caractère personnel de

quelques sannyasis qui contribuait beaucoup à la nouvelle façon du Mouvement au Brésil.

Cela a été différent en Argentine. Le leader était un américain qui vivait en Allemagne, d’oú il initiait ses disciples argentins, ou alors, il détachait un

autre gourou, qui par des visites de courte durée, faisait l’initiation. Cela a occasionné la formation d’un grand nombre de maîtres spirituels, de plusieurs nationalités et a empêché la constitution de racines argentines proprement dites. En l998, ce gourou a rompu avec l’ISKCON, déclenchant une crise

mondiale. Le mouvement en Argentine a subi un grand choc, et a jusqu’aujourd’hui des difficultés pour se refaire.

L’ISKCON au Brésil n’a jamais affronté de graves problèmes, comme ceux d’ailleurs, par détournement de ses leaders. Il n’y a pas eu d’événements

malheureux ou scandaleux à provoquer des crises violentes. Parmi les quatre premiers gourous, un seul ne pratique plus l’initiation des dévots. Après son mariage, il a renoncé au titre de sannyasi , s’écartant de l’organisation central de l’ISKCON, mais gardant tout de même, sa dévotion à Krishna. Les

dissidences et ruptures dans le Mouvement pendant ce temps ont été peu nombreuses, à l’exception de quelques dévot qui n’étant pas d’accord avec les leaders et la politique centralisée ont fini par sortir de l’institution, en formant de nouveaux groupes. Le plus solide et qui se maintient jusqu’à présent, est

formé par les disciples de Sriddhara Maharaja.

Les événements confirment les difficultés subies par le Mouvement Hare Krishna à cause de l’influence de ses leaders locaux. Dans ce sens, il différe considérablement des autres mouvements hindous occidentaux, que ce

soit vaisnavas ou pas. En général, ceux-ci ne sont pas préocuppés avec la formation d’une institution solide, contrôlée par un organe central. C’est le cas, au Brésil, de l’Ananda Marga, des disciples de gourous comme Sai Baba, Rajneesh, Sriddhara Maharaja, Narayana Maharaja, parmi d’autres. Ils

constituent, jusqu’à présent des groupes isolés de disciples de ces

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

246

philosophies, avec un caractère ésotérique d’une recherche individuelle, à

partir des enseignements des grands maîtres. L’ISKCON, au contraire, possède un fort composant exotérique, dans un mouvement de prédication et d’expansion, présentant ainsi les contours d’une église occidentale. Ce dilemme accompagne le mouvement: d’une part, la lutte pour ne pas

s’éloigner des principes vaisnavas et de ce que prêchait Prabhupada; de l’autre, cet épanouissement crée une structure parfois problématique, dépendante de ses leaders et qui assume les caractéristiques des cultures locales.

Les moments historiques de l’ISKCON au Brésil

L’histoire du Mouvement Hare Krishna au Brésil apparaît en trois périodes différentes. Au début, de l974 à l977, elle se caractérisait par

l’existence de groupes isolés qui apportaient des États-Unis et de l’Europe les livres de Prabhupada.

À São Paulo, Rio de Janeiro et Salvador, de petites communautés se sont formées. Il n’y avait pas encore de temples avec les déités installées. La

présence de ces groupes dans la société plus large, était alors, très timide et lorsqu’ils sortaient dans les rues pour les prédications, ils causaient de l’étonnement ainsi qu’une certaine distance de cette société. La deuxiéme période, à partir de l977 et sous l’autorité de Hridayananda, l’ISKCON au

Brésil a fait de grands progrès. Plusieurs temples ont été élevés dans les capitales, comme dans d’autres grandes villes. Période d’institutionnalisation et croissance, à force d’un marketing agressif, les dévots apparaissaient jusque dans les moyens de communication. Les personnes se montraient plus

ouvertes, à écouter ce que disait ces garçons exotiques, aux têtes rasées qui interpellaient les passants. Les prédications s’appuiaient sur la vente des livres de Prabhupada, publiés par la BBT du Brésil. La croissance du tirage a rendu possible l’obtention de ressources qui iraient financer l’entretien des

temples, ainsi que l’achat d’une ferme, à l’intérieur de l’État de São Paulo, oú l’on bâtirait une grande communauté rurale. À cette période, les dévots et ses leaders s’attendaient à une large croissance quantitative d’adeptes qui entraînerait un changement dans toute la société. Il s’agissait de montrer à

tous une sortie à l’existence creuse dont ils vivaient. C’était un moment de radicalisation entre deux sortes de vie: ceux que saisissaient la conscience de Krishna étaient saufs. Les autres qui ne l’acceptaient pas étaient condamnés, encore, à vivre plusieurs incarnations dans ce monde matériel. La troisième période est celle da la consolidation qui arrive à partir des années quatre-

vingt-dix. Le Mouvement quitte alors le chemin révolutionnaire et innovateur et s’accomode à l’intérieur d’un champ plus ample des autres manifestations religieuses. Il devient une religion de plus parmi les autres, dans la société brésilienne, avec les caractéristiques particulières d’une église. C’est la

période où les quatre gourous brésiliens se trouvent plus actifs. Les traits

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

247

personnels de ces maîtres, aussi bien que ceux des autres leaders locaux,

s’imposent. Le Mouvement ne grandit plus, ayant même une petite diminution en nombre de dévots internes et des temples institués. De la même manière, il n’y a plus la grande rotation qu’auparavant, parmi ceux qui entraient dans le Mouvement et qui n’y restaient pas longtemps.

Le Brésil est un pays de contrastes, qui présente des régions très riches comparables sur le plan social aux pays les plus riches du monde et qui, en même temps, démontre des niveaux de sous-développement, de misère et d’exclusion sociale dans une grande partie de sa population. Le Mouvement

Hare Krishna s’est toujours tourné vers les classes moyennes, de niveau raisonnable de scolarité. Il n’a jamais eu de disposition spécifique à l’égard de la conquête et de la conversion des plus pauvres, sauf dans quelques pratiques isolées de distribution de prashada7. Le discours exotique de

l’hindouisme ne parvient pas à ces couches sociales, qui ne voient pas l’adhésion aux symboles orientaux comme une option de changement. Puisque la classe plus riche est aussi la moins nombreuse, la prédication du Mouvement a eu lieu surtout dans les classes moyennes. Il n’y a pas donc,

sous cet aspect, de différences significatives par rapport aux pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Les jeunes de ces classes moyennes n’éprouvent plus aujourd’hui les mêmes besoins qu’auparavant. On peut avoir d’autres options d’expérience de vie religieuse, sans qu’il soit nécessaire de fortes ruptures.

Cela a déterminé une réduction des actions institutionnelles de l’ISKCON, de même que la fermeture de quelques temples et le changement de la manière de prédication.

Dans les années quatre-vingt l’ISKCON a réussi à avoir au Brésil 18

temples urbains, ainsi que la communauté rurale de Nova Kogula, totalisant 800 dévots qui menaient une vie monastique (Guerriero, l989). Ces nombres sont aujourd’hui significativement inférieurs. Il existe peu de temples et presque tous subissent des difficultés économiques. Le Mouvement à Rio de

Janeiro, qui avait même un grand temple, a dû rendre l’immeuble dès qu’il n’a plus eu de moyens de payer le loyer. Les déités ont été déplacées pour une communauté rurale dans la région paysanne, éloignée de la ville à 100 km environ . Il faut remarquer que le nombre de dévots, y compris ceux qui

n’habitaient pas les temples, est plus grand actuellement. Cependant, il n’y a plus de rites auxquels tous se réunissent. On estime qu’il y a à peu près mille dévots de Krishna à São Paulo ainsi qu’à Rio de Janeiro. Des villes plus petites comme Florianópolis, ne possèdent même pas de temples organisés,

pourtant il arrive souvent de réunir jusqu’à soixante-dix dévots dans les événements spéciaux. À part ces moments, les dévots se réunissent fréquemment en petits groupes chez des amis.

La communauté rurale de Nova Gokula est une exception dans ce

processus. Surmontant petit à petit les difficultés économiques, elle a réussi à maintenir un rythme constant de croissance, étant considérée comme un réel exemple d’une expérience védique en Occident. Elle rassemble les dévots de tout le Brésil, ainsi que ceux des autres pays d’Amérique Latine. À Nova

Gokula se trouve le plus grand temple du Mouvement au Brésil. Il s’agit d’une

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

248

riche construction de style indien qui a compté sur le dévouement de

plusieurs fidèles, pendant des années. Outre le temple, il faut signaler l’école gurukula, qui accueille les fils des dévots de la ferme et des autres temples brésiliens, ainsi que les habitants plus pauvres de la région. Ces derniers n’ont pas aucun soutien plus effectif de la part de l’État, étant gurukula, la

seule option pour leur assurer l’éducation, dans un rayon de plusieurs kilomètres. Ainsi, l’école dispose du registre officiel et peut former des élèves jusqu’à l’enseignement secondaire, car en plus de la perspective pédagogique védique où les élèves vivent dans une espèce d’ashram avec les professeurs,

elle fourni aussi les disciplines nécessaires à l’autorisation officielle d’une école régulière.

La communauté dispose encore d’un endroit, pour les dévots

célibataires et de dizaines de maisons, pour les familles qui ont choisi la vie stable, ayant investi dans la construction de ses résidences, à l’intérieur de la ferme. La population de Nova Gokula comprend aujourd’hui plus de deux cents habitants, avec un indice de rotation bien moindre que celui des années quatre-vingt.

Située au pied de la Serra da Mantiqueira, au milieu d’une belle zone de végétation native, Nova Gokula se bat pour la défense de la qualité de l’environnement, cherchant toujours à informer aux autres habitants, l’importance des questions écologiques. D’autres moments d’intégration et de

rapport avec la population voisine sont, toutefois, très rares. L’engagement écologique est, de nos jours, l’une des marques de l’ISKCON dans la société brésilienne. À plusieurs moments de lutte, pour la protection de l’environnement dans les grandes villes, les dévots se font représenter, en

dansant et en chantant leurs mantras, avec leurs vêtements orangées et les têtes rasées. La société civile compte déjá sur les actions de l’ISKCON dans ces occasions, et sa présence ne contraste plus avec le paysage.

La diminution du nombre des temples et la diffusion du nombre des

dévots externes démontrent un profond changement dans le cadre d’influence de l’ISKCON au Brésil. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt on valorisait et on encourageait la conversion des dévots. Dans le contexte de la secte, le dévot était entraîné à abandonner sa famille, ses études, son emploi, ses

amis, ainsi que toutes ses occupations antérieures, alors considérées comme maya8. La convertion s’était accomplie avec la nouvelle vie monastique, le nouveau nom et tous les rites d’initiation. Il existe actuellement des programmes de réunion de dévots externes, c’est-à-dire ceux qui s’identifient

avec l’ISKCON, mais qui gardent tout de même les liens avec leurs familles et leurs activités. Ces gens, qui étaient auparavant discriminés, sont aujourd’hui encouragés à maintenir ce genre de participation.

Il y a sans doute une raison économique derrière ce changement, vu

que l’entretien des temples d’un un grand nombre de dévots, est de plus en plus difficile, en raison de la fragilité de la structure économique. Les sources de revenu sont faibles, ces dernières années. Tout au début, les temples étaient maintenus par la vente de livres et d’encens, ainsi que par les dons

éventuels des dévots lors de la conversion. Aujourd’hui, la prédication dans

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

249

les rues et par conséquent, la recette de la vente des livres est de plus en plus

difficile. Le Mouvement n’est plus une nouveauté et le grand public ne s’intéresse plus à acheter des livres par la simple curiosité philosophique. L’édition des livres est restreinte aux sympathisants qui connaissent déjà la théologie Hare Krishna et qui cherchent à rendre plus profonde cette

connaissance. Ainsi, le manque de logements et, principalement, la dispense de conversion totale comme forme d’abandonner maya et atteindre la conscience de Krishna, modifient d’une manière profonde la proportion entre les dévots internes et les externes.

L’incorporation des caractéristiques culturelles védiques à la société

brésilienne

La joie de pouvoir accéder au Mouvement, devenue possible par la dispense de la conversion, s’est accompagnée de changements qui se sont produits dans la religiosité brésilienne. Dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, la conversion au Mouvement Hare Krishna signifiait un changement profond au style de vie et la recherche d’autres valeurs. Fruit de la contestation du mouvement de contre-culture et plus tard du mouvement écologique, l’ISKCON offrait les symboles exotiques des religions védiques, qui attiraient un nombre expressif de gens, en particulier des jeunes, à la recherche d’alternatives dans une société sans utopie. Elle répresentait, également, une sortie plus ample pour la situation politique. La dictature militaire avait réprimé les moyens de manifestation des jeunes. Ceux-ci, ou bien vivaient dans la clandestinité avec tous ses risques, ou bien restaient muets. La construction de communautés écologiques et l’expérience d’une religiosité orientale ont représenté une façon différente de vivre une utopie. Actuellement la société brésilienne n’est plus la même. La démocracie n’empêche pas le jeune de chercher à réaliser ses idéaux, de même que l’espace religieux est différent. Il n’est plus nécessaire de se

tourner vers le lointain exotique oriental pour changer le cadre de ses références et de ses croyances.

Au Brésil, l’immigration indienne n’a jamais été significative. Ceux qui sont venus (en petit nombre et, en général, par des raisons professionelles), ce sont des gestionnaires d’entreprises multinationales, ou même des professeurs universitaires. Parmi ces indiens, quelques-uns sympathisent avec l’ISKCON et vont de temps en temps à ses temples. Ils y cherchent un peu de spiritualité hindoue ainsi que l’occasion d’être en contact avec la cuisine et d’autres éléments de la culture indienne. Il existe au Brésil plusieurs réligions de caractère oriental; cependant elles sont toutes, directement ou indirectement, liées à des groupes ethniques, surtout japonais et chinois. L ‘ISKCON n’a pas de liens avec une

ethnie quelconque. Elle est entrée dans le pays par des jeunes occidentaux, et grâce à leur action, elle a grandi et elle a pris racine. Elle est aujourd’hui au Brésil, l’institution religieuse orientale, sans attache à de groupes ethniques, la plus solide, ainsi que la plus organisée, en ce qui concerne ses structures, et, elle est une expression supplémentaire à composer le cadre religieux de la fin de ce

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

250

siècle. Tout en perdant ses caractéristiques de secte et le besoin de conversion, l’ISKCON est devenue une option de plus, au choix religieux individuel.

Les années quatre-vingt ont été marqués au Brésil par un

approfondissement de la sécularisation. Toutefois, cela n’a pas signifié la fin des réligions, mais l’accroissement de sectes évangéliques, de cultes afro-brésiliens, et de groupes orientaux. Toutes ces formes ont, comme caractéristique, les expériences individuelles. Chacun peut librement choisir et former son propre système de croyances. La perte de l’autorité des institutions religieuses traditionnelles (Brandão, 1994, pp. 25-41), s’est accompagnée d’une augmentation de la recherche des pratiques magiques, pour la solution des problèmes personnels. Cela a permis l’accroissement du phénomène de dèplacement religieux et du syncrétisme et le rassemblement des croyances de sources différentes.

L’ISKCON a contribué à la formation de cette culture religieuse brésilienne,

dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, en y apportant les éléments de la matrice culturelle hindoue, qui ont été résignifiés et rétablis par les brésiliens dans le parcours de ces multiples déplacements et expériences. D’autres auteurs signalent l’existence d’une base symbolique commune à toutes les religions (Negrão,l997 et Droogers,l987). Bien qu’elle soit ancienne en ses éléments plus traditionnels, venus du christianisme, du spiritisme et des religions afro-brésiliennes, cette base symbolique s’est développée, grâce à la divulgation par les les moyens de communication, ainsi que les expériences personnelles des dévots des nouvelles religions orientales, y compris l’ISKCON. Il ne s’agit pas d’une simple importation de traits de la culture orientale, mais d’un développement culturel de l’Occident même, avide de cette expérience spiritualiste et mystique, loin du rationalisme hébraïque-chrétien (Campbell,l997).

La présence de l’ISKCON, dans notre société, est quantitativement infime, mais autant significative par la manifestation d’enthousiasme de ses adeptes, ainsi que par la contribution rendue par les éléments de sa théologie, au cadre culturel religieux plus ample. Actuellement, les gens ne s’étonnent plus de voir un hare krishna dans la rue, mais essentiellement, ses conceptions et façons de

voir le monde ne sont plus exotiques tout simplement, et font partie de l’univers des croyances de la population en général. Les caractéristiques culturelles de l’Orient védique sont déjà incorporés à la société brésilienne.

Les dévots de Krishna constituent une micro société consolidée. Ils sont vus avec respect par les autres religions, par les leaders politiques, par la presse et par l’opinion publique. Ils ont conquis un espace dans la société, non tant védique, mais sans doute, différent et complexe.

NOTES

1 Le GBC – Governing Body Commission – a été formé par Prabhupada et il était destiné à maintenir le

modèle d’adoration, et les directions de l’ISKCON dans le monde.

2 Dans la tradition hindoue, sannyasi signifie l’ordre de renonciation à la vie matérielle que l’individu, à la

recherche d’une dévotion pure, atteint, après des années de mariage et ses fils déjà adultes. Dans le cas de

Social Compass 47(2), 2000, 241-251

251

l’ISKCON à l’Occident, plusieurs jeunes ont été encouragés à devenir sannyasis, n’étant pas nécessaire de

passer par toutes les étapes de asharama, les ordres spirituelles. L’idéal de la renonciation est le

développement complet de la vie spirituelle; cependant à l’Occident, les sannyasis sont devenus également

des leaders administratifs. 3 Vaisnava est la dénomination des disciples du dieu Vishnou et, chez l’ISKCON, la reconnaissance de

Krishna comme etant son parfait avatar. 4 Il y a plusieurs ouvrages qui analysent le catholicisme au Brésil. Sous ce titre, il faut signaler C.R.Brandão,

Os deuses do povo, São Paulo, Brasiliense, l980 et C.P.Camargo, Igreja e desenvolvimento, São Paulo,

Cebrap, 1971. 5 Asharam c’est l’endroit où habitent le maître spirituel et ses disciples qui, rassemblés, prennent connaissance

des savoirs traditionnels. 6 Ce processus est appelé Ritvik, mot sanscrit qui désigne celui qui réalise la cérémonie, au nom du vrai

gourou. 7 Prashada c’est l’aliment offert a Krishna, qui se spiritualise pouvant purifier les entités vivantes. 8 Illusion du monde matériel qui éloigne l’individu de la dévotion à Krishna.

REFERENCES

Brandão, C.R. (1980) Os deuses do povo. São Paulo: Brasiliense.

Brandão, C.R. (1994) “A crise das instituições tradicionais produtoras de sentido”, in MOREIRA,A. e ZICMAN, R. (orgs.) Misticismo e novas religiões. Petrópolis: Vozes.

Camargo, C.P.F. (1971) Igreja e desenvolvimento. São Paulo: Cebrap.

Campbell, C. (1997) “Orientalização do Ocidente”, Religião e sociedade, 18/1: 5-22.

Droogers, A. (1987) “A religiosidade mínima brasileira”, Religião e sociedade, 14/2.

Guerriero, S. (1989) O Movimento Hare Krishna no Brasil: a comunidade religiosa de Nova Gokula. São Paulo: PUC-SP, 179 p.

Negrão, L.N. (1997) “Refazendo antigas e urdindo novas tramas: trajetórias do sagrado”, Religião e sociedade, 18/2: 63-74.

Satsvarupa Dasa (1982) Srila Prabhupada-lilamrta. São Paulo: BBT, 4 volumes.

Silas Guerriero est anthropologue et professeur du Département de Théologie et des Sciences de la Religion de la “Pontifícia Universidade Católica de São Paulo (PUC/SP)”. Depuis l984 il s’attache à l’étude des Nouvaux Mouvements Religieux dans la société brésilienne. Il En l989 il a soutenu la thèse de maîtrise sur le Mouvement Hare Krishna au Brésil. Actuellement il fait la recherche sur les oracles de la modernité et ses rapports avec les aspects mythiques de la Nouvelle Ere. [email protected]