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La conception et les usages de ressources en ligne comme moteur et révélateur du travail collectif des enseignants Ghislaine Gueudet, Luc Trouche, Gilles Aldon (version finale) 1. Introduction : Internet et le travail collectif des professeurs Le développement de l’Internet met les professeurs aux prises avec un foisonnement de ressources. Il amène des modifications profondes dans le travail des professeurs, et contribue à l’essor du collectif dans l’enseignement. L'analyse de ces changements profonds nécessite une perspective théorique spécifique, que nous exposons au début de ce chapitre (§ 2). Cette perspective permet l'étude de nombreuses questions concernant les collectifs ; ici nous étudierons d'une part des questions portant sur le développement de collectifs, liés à la conception et aux usages de ressources numériques, et d'autre part des questions portant sur l'accompagnement possible de tels collectifs, voire sur la contribution à leur émergence, par des dispositifs spécifiques de formation continue. Nous considérons d’abord (§ 3) le développement « naturel » de collectifs, c’est-à-dire le développement de collectifs portés par les acteurs eux-mêmes, sans intervention de formateurs ou de chercheurs, dans le contexte d’associations de professeurs concepteurs et « partageurs » de ressources en ligne. Nous étudions ensuite (§ 4) un contexte de collectifs composites, de deux points de vue : ils associent des chercheurs et des professeurs et ils associent des professeurs de disciplines différentes. Enfin, nous analysons (§ 5) les effets, sur les pratiques et les connaissances des professeurs, d’un dispositif de formation appuyé sur la conception de ressources en ligne. Chacun de ces exemples est lié à la question des démarches d’investigation, en mathématiques et en sciences expérimentales ; nous soulignons spécifiquement les aspects relevant de ce lien. Comme Grangeat et al. (2009), nous considérons, à propos de l’activité professionnelle des professeurs, que « cette activité ne se réduit pas aux pratiques actualisées et manifestes en classe, mais englobe aussi les mobiles et les savoirs professionnels qui la rendent signifiante pour chaque acteur » et nous étudions le jeu entre travail collectif, conception de ressources et

La conception et les usages de ressources en ligne comme moteur et révélateur du travail collectif des enseignants

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La conception et les usages de ressources en ligne

comme moteur et révélateur du travail collectif des enseignants

Ghislaine Gueudet, Luc Trouche, Gilles Aldon (version finale)

1. Introduction : Internet et le travail collectif des professeurs

Le développement de l’Internet met les professeurs aux prises avec un

foisonnement de ressources. Il amène des modifications profondes dans le travail

des professeurs, et contribue à l’essor du collectif dans l’enseignement. L'analyse de

ces changements profonds nécessite une perspective théorique spécifique, que

nous exposons au début de ce chapitre (§ 2). Cette perspective permet l'étude

de nombreuses questions concernant les collectifs ; ici nous étudierons d'une

part des questions portant sur le développement de collectifs, liés à la

conception et aux usages de ressources numériques, et d'autre part des

questions portant sur l'accompagnement possible de tels collectifs, voire sur

la contribution à leur émergence, par des dispositifs spécifiques de formation

continue.

Nous considérons d’abord (§ 3) le développement « naturel » de collectifs,

c’est-à-dire le développement de collectifs portés par les acteurs eux-mêmes,

sans intervention de formateurs ou de chercheurs, dans le contexte

d’associations de professeurs concepteurs et « partageurs » de ressources en

ligne. Nous étudions ensuite (§ 4) un contexte de collectifs composites, de deux

points de vue : ils associent des chercheurs et des professeurs et ils

associent des professeurs de disciplines différentes. Enfin, nous analysons (§

5) les effets, sur les pratiques et les connaissances des professeurs, d’un

dispositif de formation appuyé sur la conception de ressources en ligne. Chacun

de ces exemples est lié à la question des démarches d’investigation, en

mathématiques et en sciences expérimentales ; nous soulignons spécifiquement

les aspects relevant de ce lien.

Comme Grangeat et al. (2009), nous considérons, à propos de l’activité

professionnelle des professeurs, que « cette activité ne se réduit pas aux

pratiques actualisées et manifestes en classe, mais englobe aussi les mobiles

et les savoirs professionnels qui la rendent signifiante pour chaque acteur »

et nous étudions le jeu entre travail collectif, conception de ressources et

développement de connaissances professionnelles.

2. Le travail documentaire et les collectifs enseignants, cadre théorique

Les bouleversements évoqués ci-dessus nous ont amenés à proposer une approche

spécifique, qui considère l’activité du professeur dans son ensemble, en classe

comme hors classe, et l’ensemble des ressources susceptibles d’intervenir dans cette

activité. Nous présentons ici brièvement cette approche, qui est détaillée dans

(Gueudet & Trouche 2010). Celle-ci s’intéresse en particulier au travail

collectif des professeurs, en particulier dans le cas de communautés de pratique

; nous détaillons ces aspects ici.

2.1 Travail et genèses documentaires

Dans son activité professionnelle, le professeur a affaire à une multiplicité

de ressources. Nous conférons à ce terme de ressource un sens très large, en nous

référant à la conceptualisation introduite par Adler (2000, 2010) : tout ce qui

est susceptible de re-sourcer le travail du professeur. Ainsi des ressources

peuvent être matérielles : manuel scolaire, logiciel, site web ; mais aussi

culturelles : langage, symboles etc. Une copie d’élève, une discussion avec un

collègue peuvent constituer des ressources pour le professeur. Celui-ci

modifie, associe, sélectionne, combine ces ressources, au cours d’un travail

documentaire, qui occupe une place centrale dans son activité professionnelle.

Nous employons le terme de documentation pour désigner à la fois ce travail et ce

qu’il produit.

Le travail documentaire n’est pas simplement une modification des ressources

par le professeur. Au cours de ce travail, des évolutions adviennent également

du côté du professeur ; ainsi le travail documentaire intègre un ensemble

d’interactions entre les professeurs et des ressources. Ceci a été largement

souligné dans les travaux anglo-saxons sur le curriculum material (Remillard 2005,

2010). Pour modéliser ces interactions, nous nous appuyons sur l’approche

instrumentale, développée dans le champ de l’ergonomie cognitive (Rabardel 1995)

et prolongée en didactique des mathématiques (Guin & Trouche 2002). Cette

approche distingue un artefact, disponible pour un utilisateur donné, et un

instrument que cet utilisateur construit, à partir de cet artefact, dans le cours

de son action située. Ces processus de développement, les genèses instrumentales,

reposent, pour un individu donné, sur l’appropriation et la transformation de

l’artefact, pour résoudre un problème donné, à travers une variété de contextes

d’usage. À travers cette variété de contextes se constituent des schèmes

d’utilisation de l’artefact (Vergnaud 1996). Cette modélisation est directement

liée à celle proposée par Grangeat (chapitre xx) : en effet un schème associe

un but, des règles d’action, et est structuré par des invariants opératoires qui se

forgent au cours de, et qui pilotent, l’activité professionnelle, dans

différents contextes rencontrés pour la même classe de situations. Par rapport

à la perspective proposée par Grangeat, l’approche instrumentale introduit une

attention particulière portée aux artefacts, et aux instruments issus des

genèses (instrument = artefact + schème). De plus, le développement de cette approche

dans le champ de la didactique des mathématiques amène à s’intéresser

particulièrement aux connaissances professionnelles liées aux contenus de

savoir en jeu.

Les ressources, telles que nous proposons de les considérer, sont plus larges

que les artefacts ; elles ne sont pas nécessairement conçues avec une finalité

spécifique, mais peuvent néanmoins intervenir dans l’activité du professeur.

Nous proposons ainsi une approche documentaire, qui élargit l’approche

instrumentale, en considérant que le professeur interagit avec des ensembles de

ressources. Au cours de ces interactions, dans le cadre d’une activité

finalisée (concevoir un cours, préparer une séance de TP…), c’est-à-dire tout

au long de son travail documentaire (qui se prolonge dans, et après la classe),

le professeur développe une entité mixte, associant des ressources recombinées

et un schème d’utilisation de ces ressources. Nous nommons cette entité un

document, en nous appuyant sur le vocabulaire de l’ingénierie documentaire

(Pédauque 2006, Crozat, in Baron et al. 2007). Par analogie avec l’approche

instrumentale, on peut alors écrire : document = ressources + schème ; nous appelons

genèse documentaire (figure 1) le processus de développement d’un document. Comme

dans l’approche instrumentale, nous distinguons, au cœur des genèses, deux

types de processus imbriqués, les processus d’instrumentation (développement des

schèmes d’utilisation des ressources) et les processus d’instrumentalisation (par

lesquels le sujet met à sa main les ressources). Ces genèses se déroulent au

fil du temps, au sein d’un espace professionnel (Grangeat et al. 2009, chapitre

Grangeat) et plus largement d’une institution.

Figure 1. Représentation schématique de la genèse d’un document

Les genèses documentaires sont des processus continus, qui se poursuivent au

cours de l’activité du professeur : on retrouve ici une autre perspective

introduite par l’ergonomie cognitive, celle de la conception dans l’usage

(Rabardel 2005). Nous avons montré (Gueudet & Trouche 2010) qu’au fil de son

travail documentaire le professeur développe un ensemble structuré de documents

: son système documentaire. Ce système évolutif associe donc des ressources et des

connaissances professionnelles ; nous désignons comme système de ressources la

partie ressources du système documentaire.

Le travail documentaire des professeurs se déroule dans des temps et des lieux

divers ; il implique également de multiples collectifs, dont des collectifs

d’enseignants. Nous allons nous intéresser aux genèses documentaires dans ces

collectifs, et plus particulièrement dans des communautés de pratique

d’enseignants.

2.2 Communautés de pratique, communautés d’enseignants

La notion de communauté de pratique a été introduite par Wenger (1998). Elle

propose une conceptualisation de certains collectifs et de l’apprentissage au

sein de ces collectifs. Les communautés de pratique (CoP) sont des

regroupements naturels, souvent professionnels ; ils peuvent être informels, ou

cultivés, c’est-à-dire développés consciemment (Wenger et al. 2002). Ces

regroupements spécifiques, selon Wenger, sont caractérisés par un engagement

mutuel, une entreprise commune, et un répertoire partagé. Ce répertoire comporte une

variété d’éléments partagés par les membres de la communauté : objets, mots,

signes... Il évolue, comme la communauté, dans le cours de deux mouvements

indissociables : la participation des membres à la pratique commune, et la réification

d’éléments issus de cette participation. Ainsi la réification est un processus

engendré par la participation ; dans le même temps, toute participation

nécessite des objets permettant l’engagement dans la pratique commune, il n’y a

donc pas de participation sans réification. La réification, dans la théorie des

communautés de pratique, ne prend pas le sens négatif de chosification qu’elle peut

avoir par ailleurs (Honneth 2005). Le caractère indissociable de la réification

et de la participation fait de la réification un processus permanent,

engendrant un répertoire vivant. De plus les éléments de ce répertoire sont le

fruit d’échanges entre les membres de la communauté : il n’y a pas de

réification sans reconnaissance (Honneth 2005), c’est-à-dire sans une attitude

manifestant, en particulier, le souci de l’autre. La théorie sociale développée par

Wenger (1998) comporte en fait quatre composantes : la pratique, la communauté,

mais également l’identité (impact de l’apprentissage sur soi) et le sens. Ce dernier

terme désigne la capacité d’un membre de la communauté d’être en contact avec

le monde de manière significative ; ainsi cette notion de sens est directement

liée à la reconnaissance telle que la décrit Honneth. La pratique se développe,

au sein de la communauté, dans un processus que Wenger désigne comme la

négociation du sens : l’établissement de significations partagées, qui est le mode

essentiel d’apprentissage dans les communautés.

Tous les collectifs d’enseignants ne sont pas nécessairement des communautés de

pratique. Ainsi une équipe de professeurs d’une même discipline, dans un même

établissement, travaille selon une modalité de co-action (Grangeat et al. 2009,

chapitre Grangeat), car ils partagent un espace de travail ; mais il n’est pas

clair que, pour un tel collectif, les critères d’engagement partagé soient

vérifiés. Des travaux considérant les communautés virtuelles d’enseignants ont

proposé des distinctions portant sur la nature de ces communautés, selon le lien

social, l’intentionnalité de l’appartenance, le contexte d’émergence (Henri & Pudelko

2006). Selon ces auteurs, un collectif d’enseignants peut ainsi aller d’une

simple communauté d’intérêt qui partage des informations, sans engagement mutuel, à

une communauté de pratique qui correspond au stade le plus avancé d’engagement.

Notre perspective, accordant une importance spécifique aux ressources, et donc

aux processus de réification et aux répertoires qui en sont issus nous amène à

nous intéresser davantage aux communautés de pratique, ou, plus exactement, aux

processus d’émergence de ces communautés, depuis de simple modalités de co-

action jusqu’à des CoP attestées.

2.3 Lien entre genèses documentaires collectives et réification, collectifs et reconnaissance

La conceptualisation présentée en § 2.1 et celle proposée par Wenger

s’éclairent mutuellement, et amènent un regard spécifique sur le travail dans

les collectifs d’enseignants, regard centré sur le travail documentaire. Ce

travail est une forme essentielle de participation des membres de la

communauté ; les processus de réification associés relèvent de la

documentation. Le répertoire d’une communauté est un ensemble, vivant et

évolutif, de ressources. Ainsi nous appelons documentation communautaire le

processus de réification à l’œuvre dans les CoP enseignantes. Le processus

représenté en figure 1 peut ainsi être élargi à une CoP, interagissant avec un

répertoire de ressources. Les genèses documentaires à l’œuvre dans les CoP

peuvent être vues comme des processus de négociation du sens ; elles amènent

des connaissances partagées par les membres de la CoP.

Tous les collectifs d’enseignants peuvent être considérés comme des lieux de

développement professionnel (Daele 2006). Cependant des communautés de

pratique, engagées dans un travail documentaire collectif, semblent

particulièrement favorables à ce développement, car les genèses documentaires

contribuent à l’évolution des connaissances professionnelles. Ainsi du point de

vue de la formation des enseignants, initiale ou continue, proposer un travail

documentaire collectif semble une modalité susceptible de produire des

évolutions significatives. Il s’agit alors pour le formateur d’assister à la

fois l’émergence de communautés de stagiaires, et le travail documentaire

collectif dans ces communautés.

La question de l’apport des formateurs dans la documentation des stagiaires est

délicate : en effet des ressources apportées de l’extérieur ne seront pas

nécessairement mobilisées par les stagiaires dans leur travail documentaire.

Fischer & Ostwald (2003), adoptant une perspective de méta-design (le formateur

accompagne le design par les stagiaires), considèrent que le formateur doit

apporter des « germes » (seeds), susceptibles d’initier un travail qui pourra

se développer dans différentes directions selon les choix des stagiaires. Guin

& Trouche (2008) ont introduit la notion d’assistant méthodologique, que nous

reprenons ici. Un assistant méthodologique est un ensemble de ressources

susceptible de permettre, et de nourrir, le travail documentaire d’un collectif

(Gueudet et al. 2009). Dans le cas de ressources en ligne, un espace de dépôt de

fichiers, un forum offrent la possibilité matérielle d’échanges distants.

Cependant, ils ne suffisent pas pour qu’un collectif s’engage dans une

entreprise commune, et évolue ainsi vers une communauté de pratique. Guin &

Trouche (2008) ont montré la nécessité d’une structure commune, permettant le

partage des ressources. Ce modèle de structure est à la fois le moteur et le

produit de la documentation collective.

Nous donnons dans ce qui suit des exemples de mise en oeuvre de cette

perspective théorique, pour l’étude de communautés de pratique de professeurs

dans différents contextes.

3. Le développement d’associations, un effet de l’Internet.

Le développement rapide des associations de professeurs conceptrices de

ressources pour la classe est une bonne illustration de ce que Pédauque (2006,

p. 12) décrit comme conséquence de la numérisation : « Voilà donc ce que change

la numérisation : elle fabrique des communautés virtuelles, flottantes,

illimitées, insaisissables, mieux qu’aucun livre ». C’est dans ce premier cadre

que nous allons exploiter notre approche théorique, pour tenter de saisir,

autant que faire se peut, l’ « insaisissable ».

3.1 Les associations d’enseignants, du spontané vers le cultivé

Utilisant les potentialités de l’Internet pour discuter les problèmes de la

profession (listes de diffusion, forum) ou pour mutualiser des ressources

d’enseignement (sites, plateformes), des associations d’enseignants en ligne,

la plupart du temps regroupées par disciplines (mathématiques, français,

géographie) se sont largement développées depuis une dizaine d’années. Trois

d’entre elles (Sésamath, Weblettres et Clionautes) se sont rencontrées pour une

journée d’étude à l’automne 2008. Exploitant les résultats d’un questionnaire

que nous avions proposés à un échantillon de leurs membres (Gueudet & Trouche

2009), nous avons tenté une description commune de leur développement. Une

première communauté d’intérêt (§ 2.2) se constitue autour de la mutualisation

de ressources (Figure 2), les éléments les plus actifs engagent alors un

processus de coopération (décidant une répartition des tâches pour mener des chantiers

communs), polarisant autour d’eux une couronne d’enseignants qui mettent à

profit un espace élargi de mutualisation. Dans la dynamique de ce processus de

coopération, un noyau se constitue qui pense les moyens et les méthodes du

développement de la chose commune et collabore dans cette perspective.

M utM ut

Coop

M utCoop

Coll

Dホcours tem porel

Idホe de sas (form ation, co-m odホration)

Figure 2. Une image du développement des associations, mutualisation (Mut), puis coopération (Coop), et collaboration (Coll)

A cette étape du développement, au cœur de cette couronne, ce regroupement

actif de professeurs, constitue bien une communauté de pratique : engagement

commun, entreprise commune et répertoire partagés (§ 2.2) apparaissent

clairement. C’est le travail documentaire qui « tire » cette émergence de

communauté (concevoir, discuter et réviser des ressources pour la classe),

comme l’expliquent les responsables des associations : « [les associations] ont connu

une croissance extrêmement forte à l’image du développement des usages du Web et se sont retrouvées

confrontées aux mêmes problématiques : répondre par un travail bénévole à une demande de service

croissante et toujours en évolution, assurer l’hébergement et les aspects techniques, impliquer les collègues,

les former aux nouvelles compétences créées (modération, validation, compétences éditoriales numériques

et d’animation de groupes de travail à distance...), tout en conservant la maîtrise de leur propre évolution »

(d’Atabékian et al. 2009). La documentation communautaire (§ 2.3) dépasse ainsi

les seules ressources pour la classe. La communauté de pratique au cœur de

chaque association, souvent confondue avec son CA, porte en elle le souci de

son développement. Les associations d’enseignants, ainsi, de spontanées (§ 2.2)

au premier stade, deviennent bien, au stade de leur maturité, des communautés

cultivées, de l’intérieur, par les membres les plus conscients des besoins de la

documentation communautaire. Pour autant, il serait réducteur de considérer ces

associations d’enseignants comme étant constituées, en leur cœur, d’une

communauté de pratique, et, sur leur pourtour, de simples regroupements

d’intérêts. Aller plus loin dans l’analyse suppose de regarder de plus près,

donc de s’intéresser à une association particulière. Nous faisons le choix ici

de considérer Sésamath, qui semble l’association la plus avancée dans la

dynamique que nous venons de décrire.

3.2 Sésamath, des banques d’exercices aux laboratoires de conception pour les professeurs

L’association Sésamath regroupe, depuis 6 ans, des professeurs de mathématiques

– une centaine – autour d’objectifs qui se sont progressivement dégagés avant

d’être inscrits dans des statuts1 : promouvoir l'utilisation des TICE dans

l'enseignement des mathématiques ; le travail coopératif et la co-formation des

enseignants ; une philosophie de Service Public ; des services

d'accompagnement des élèves dans leur apprentissage. L’association

diffuse une lettre d’information à 30000 enseignants et ce sont

près de un million de pages de ses sites qui sont visitées chaque

mois. Très rapidement, l’association a organisé les enseignants

qui se tournaient vers elle en une fédération de groupes de

projets (Figure 3).

Clionaute, autres associations

Educ. Nat.

Sˇsamath

Projet manuel

Projet corrections

Projet cahier

Autres nombreux projets

Sésamath, vue par un membre (Gueudet et Trouche

2009)

La présentation de l’association, sur son site

Figure 3. Deux représentations de Sésamath, comme fédération de groupes de projets

Ces projets se sont diversifiés au cours du temps (Sabra 2009) : conception

d’exercices sur ordinateur développant une autonomie chez les élèves

(Mathenpoche, AmiCollège), de manuels scolaires, d’outils de communication entre

enseignants (Maths’Discut’), des outils d’un laboratoire virtuel de

mathématiques (CasenPoche, TracenPoche) et une revue collaborative en ligne

portant sur l’utilisation des TICE en classe de mathématiques

(MathémaTICE  http://revue.sesamath.net/ ). Chacun de ses projets donne lieu à une

CoP, qui émerge au fil de la réalisation du but commun, ainsi pour chaque projet

de manuel : « dans les manuels Sésamath, chaque activité, chaque page, est

soumise non seulement à la discussion de l’ensemble des rédacteurs, mais est en

outre testée en classe par tous les utilisateurs qui le souhaitent, et qui font

remonter leurs remarques, avant qu’elle ne soit validée. Cela suppose bien

1 http://www.sesamath.hautesavoie.net/association.php?page=asso_statuts

entendu des qualités d’échange et de communication, parfois même beaucoup de

patience, mais le résultat y gagne à la fois en cohérence d’ensemble et,

naturellement, en qualité » (d’Atabékian et al., ibidem). Sésamath apparaît ainsi

comme une constellation de communautés de pratique (Wenger 1998), chacune

polarisant autour de son travail documentaire des groupes d’enseignants, donnant

ainsi de l’association une vision plus complexe que ne le permettait la Figure

2.

La dialectique participation/réification se manifeste aussi du point de vue des

outils que l’association propose : l’organisation en groupe de projets

nécessite, et est encouragée, par le développement d’un site spécifique,

Sésaprof (Figure 3), qui peut apparaître comme un des projets de l’association,

mais est en fait un incubateur de nouveaux projets, offrant un cadre adapté à des

groupes d’enseignants qui veulent engager un travail en commun.

Enfin, et l’on rejoint ici l’intérêt pour les démarches d’investigation du

projet S-TEAM, la dynamique collaborative qui porte l’association Sésamath

entraîne le développement d’une réflexion sur l’enseignement, ses modalités et

ses finalités. Les ressources proposées évoluent ainsi, comme le décrit l’un des

fondateurs de l’association, Sébastien Hache (2009), « de simples exerciseurs

vers un laboratoire des mathématiques du futur ». L’interface Labomep (pour

Laboratoires de Mathenpoche), proposée par l’association à partir de 2010, a

ainsi la double ambition de développer une façon ouverte, pour le professeur, de

concevoir des activités pour la classe, en relation avec ses collègues, et de

développer une façon ouverte, pour les élèves, de faire des mathématiques dans

la classe. L’enseignant peut ainsi (Figure 4) exploiter les ressources de

l’association (colonne de gauche) pour les adapter, les ranger dans ses propres

répertoires (colonne de droite), ou les partager avec d’autres groupes.

L’interface facilite ainsi le jeu instrumentation/instrumentalisation (§ 2.1) au

cœur des genèses documentaires.

Figure 4. Labomep, une interface pour développer le travail, individuel et collectif, sur les ressources de l’association

Comme le souligne Hache (ibidem), « l’enseignant peut facilement créer, stocker,

récupérer des situations, des problèmes... il peut paramétrer l’outil pour le

traitement de ses problèmes (les conditions initiales, les fonctionnalités

disponibles...) puis il peut récupérer automatiquement la production de l’élève,

non seulement ses réponses, mais son travail avec l’outil et parfois même la

chronologie de sa construction (dans le cas d’Instrumenpoche) ».

Quels sont les effets de ce travail documentaire sur les membres de Sésamath ?

Pour le voir, il faut étudier plus précisément le travail documentaire de l’un

de ses membres.

3.3 Le cas de Pierre, membre actif de Sésamath

Pierre est intéressé par le collectif : il est responsable TICE de son collège,

trésorier du foyer socio-éducatif, responsable du club d’échec. Il est

intéressé aussi par le renouvellement des ressources pour l’enseignement (il

aime chiner de vieux livres dans les brocantes, il passe du temps sur Internet

à la recherche des sites proposant des activités originales pour la classe). Il

s’est tourné ainsi naturellement vers l’association Sésamath peu de temps après

sa création et y a vite joué un rôle important, élu au CA. Il s’est aussi

naturellement impliqué dans la réalisation d’un manuel, pour la classe de 6ème,

en s’y impliquant totalement : pour accompagner ce développement, il choisit de

n’avoir, pendant deux ans, que des classes de 6ème. Nous l’avons rencontré en

décembre 2008, dans la dernière période de réalisation de ce manuel, puis en

janvier 2010. Les extraits des entretiens (Tableau 1) mettent en évidence des

évolutions fortes du point de vue de la nature et du volume de l’engagement

dans l’association.

Entretien avec Pierre, décembre 2008

Oui, c’est vrai, j’ai oublié de te le dire, mais en réalité c’est un truc qui me prend

beaucoup de temps, je suis inscrit à pas mal de listes, forcément, par internet, les listes

Sésamath, les listes math-collège, les listes académiques, les listes du café pédagogique,

dans Sésamath, entre le CA qui me prend trois quart d’heure par jour…

Combien ?

Trois quart d’heure par jour, le CA de Sésamath, c’est monstrueux…

Mais c’est quoi les tâches de Sésamath, quand tu es au CA ?

Au CA, le gros des discussions, c’est discuter des gros projets de Sésamath, des discussions à

prendre, il y a tel forum à tel endroit, est-ce qu’il faut y envoyer quelqu’un, est qu’on fait

un appel d’offres sur Sésamath, ou est-ce qu’on envoie quelqu’un du CA, c’est aussi toutes les

décisions sur les manuels etc.

D’accord, trois quart d’heure par jour…

Oui, d’ailleurs c’est terrible, c’est un truc… et le pire c’est que je ne suis pas le plus

actif, je suis parmi les moins actifs, mais rien que de tout lire pour prendre une décision…

Bon, après tu as toutes les listes Mathenpoche papier, pour le manuel… alors là je lis pas

tout, je lis en diagonale, bon toutes les listes…

Et sur la liste Mathenpoche, là, il y a des tâches particulières à réaliser, ou non ?

Ben en fait quand tu veux réaliser une fiche pour le manuel, là tu te déclares, à ce moment-là

tu vas te présenter et c’est sur cette liste là que tu vas discuter les exos que tu as mis sur

ta fiche…

Le temps passé pour Sésamath ? Entre 7 et 20 heures par semaine.

Entretien avec Pierre, janvier 2010

Je produis beaucoup moins de ressources, je n’ai pas d’engagement de production de ressources…

Le seul truc que je fais, c’est ce projet de manuel cycle 3, mais je le fais à titre perso,

parce que justement, j’ai pas voulu me mettre de pression, parce que c’est de la pression, tu

regardes dans Sésamath, beaucoup de gens qui ont fait un manuel une année, ils ne s’engagent

pas pour l’année suivante, parce que, quand on s’est engagé, quand on a pris en gros la

responsabilité du manuel, ça fait beaucoup de boulot, c’est bénévole, il faut bien une année

pour souffler après… Il n’y en a guère que un ou deux qui s’engagent deux, trois ans

d’affilée, parce que…

Le temps passé pour Sésamath ? Entre 1 et 2 heures par semaine maintenant.

Tableau 1. Un engagement dans l’association évolutif, lié à la réalisation des projets

Ceci semble indiquer que les membres de l’association n’y sont pas en

permanence à 100%, il peut y avoir des phases d’activité intense, liées à la

réalisation d’un projet, puis des phases de retrait. Il n’y a pas (Figure 2)

que des mouvements de la périphérie vers le centre…

Pendant la conception du manuel, il semble y avoir une imbrication complète, on

pourrait dire une osmose, entre le travail pour l’association et le travail

pour la classe : ce sont les exercices proposés en classe qui sont soumis pour

la composition du manuel (et réciproquement). Critiqués par les autres auteurs

du manuel, ces exercices révisés sont à nouveau testés dans les autres classes

de Pierre. Le mode de travail dans l’association – en ligne – est aussi très

présent dans la classe (Tableau 2). Pierre joue à la fois sur le tableau noir

et le tableau blanc interactif.

« Oui, je me sers de Google comme calculatrice. Je voulais faire 11,7 divisé par 2, parce que je

veux leur montrer que, pour la première mesure, il fallait le faire au compas, parce que, sinon,

il fallait diviser 11,7 par 2. Bon, 11,7 par 2, à calculer de tête, c’est pas évident pour un

élève de 6ème, donc du coup… je me sers de Google ».

Tableau 2. Un exemple d’utilisation courante de ressources en ligne

La métaphore du laboratoire de ressources dans l’association fait écho à la

métaphore du laboratoire de mathématiques dans la classe, à la fois en

présence, et à distance : c’est l’une des fonctions du site que Pierre a

développé pour sa classe (Figure 5), proposant des énigmes en ligne.

Figure 5. Un site développé par le professeur pour un travail à distance des élèves

On peut remarquer que le site, qui était hébergé par un serveur privé en 2008,

migre sur le serveur du collège en 2010, dans la perspective d’un partage de

ressources avec les autres professeurs de mathématiques du collège. On peut y

voir un effet des interrelations entre la propension « naturelle » de Pierre

vers le travail collectif, son investissement dans l’association et son

investissement auprès des collègues de son établissement. Pierre est

« naturellement » (c’est-à-dire pour des raisons tenant à son histoire propre)

porté vers le collectif. C’est dans cette dynamique qu’il a rencontré Sésamath

et en a été un membre très actif. La production de ressources pour

l’association l’a conduit à avoir un rôle naturel de « proposeur » de

ressources à ses propres collègues : il a équipé les ordinateurs du lycée des

logiciels de Sésamath, y a téléchargé les manuels de l’association. Autres

signes de cette évolution, à la question posée en 2008 « qu’est-ce que, pour

toi, être un professeur de mathématiques, il répond « Artiste, acteur,

gestionnaire de relations humaines, psychologie humaine des individus et des

groupes de personnes, mathématicien, référent culturel... ». En 2010, mis

devant sa propre réponse, il déclare : « Je rajoute : référent vis à vis du

système scolaire en général... ».

Dans le sens inverse, la prise en compte d’autres ressources que les siennes

propres, dans le cadre de l’association, rend Pierre plus sensible aux apports

possibles des collègues de son propre établissement. Il déclare ainsi, en

2010 : « depuis l'an dernier, et suite à notre dernière réflexion, j'ai

réfléchi aux documents que j'avais récupérés auprès de mes collègues du

collège. Et j'en ai trouvé finalement quelques-uns, et une bonne partie a été

utilisée sans modification personnelle ». On ne peut pas dire, pour autant, que

se développe une communauté de pratique dans le collège : il n’existe pas de

signe tangible de production commune. Mais, du point de vue de Pierre, on peut

noter que la « collective attitude » dans l’association alimente, et est

alimentée par la collective attitude dans le collège.

4. Travail co-disciplinaire et aspects collectifs de la

documentation des enseignants, le cas de P2S (Pratique

Scientifique en Seconde)

4.1 Présentation du contexte

Un enseignement de pratique scientifique en seconde (P2S) a été mis en place

depuis 2006 dans l'académie de Lyon et depuis 2008 dans l'académie de Grenoble

s'appuyant sur la possibilité d’expérimentations ouverte par l'article 342 de la

loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école (BO n°18 du 5 mai

2005). L'objectif essentiel de cet enseignement est de redynamiser

l'enseignement des sciences au lycée en donnant la possibilité aux élèves de

s'engager dans des démarches d'investigation scientifique.

Le projet de recherche P2S-Corise (Equipe EducTice, INRP, Conception de

Ressources pour l'Investigation Scientifique dans l'Enseignement) a pour

objectif d'une part d’identifier les situations à mettre en place dans ou hors

la classe pour que des élèves puissent s’engager dans un travail

d’investigation scientifique de manière autonome et d'autre part de construire

des ressources pour faciliter ce type d'enseignement. Le travail de cette

équipe s’appuie sur des observations et un suivi du travail des enseignants et

des élèves et prolonge des travaux existants tant en mathématiques concernant

la recherche de problèmes (Aldon, 2009) que en sciences de la Vie et de la

Terre (Sanchez & Prieur, 2006, 2007, Sanchez et al., 2007). Cette équipe de

recherche regroupe des chercheurs de l'INRP et des professeurs associés du

lycée du Val de Saône dans l'académie de Lyon et du lycée Madame de Staël dans

l'académie de Grenoble.

Dans le lycée du Val de Saône, cette option a été mise en place autour du thème

du réchauffement climatique, et plus précisément de la modélisation du cycle du

carbone. Les sciences physiques, la chimie et les sciences de la vie et de la

Terre sont directement concernées par ce thème, mais les enseignants du lycée

ont également choisi d'y inclure le regard des mathématiques. C'est dans ce

contexte de co-disciplinarité (Blanchard-Laville, 2000) que les élèves ont été

2 « sous réserve de l’autorisation préalable des autorités académiques, le projet d’école oud’établissement peut prévoir la réalisation d’expérimentations, pour une durée maximum de cinq ans,portant sur l’enseignement des disciplines, l’interdisciplinarité, l’organisation pédagogique de laclasse, de l’école ou de l’établissement, la coopération avec les partenaires du système éducatif,les échanges ou le jumelage avec des établissements étrangers d’enseignement scolaire. ».

amenés à identifier les concepts scientifiques mobilisables dans les différents

champs disciplinaires puis à construire les questions permettant d'apporter des

réponses à la problématique générale formulée après un travail sur les

conceptions par la question : « D'où vient et où va le CO2 produit par les

activités humaines ? ». Ce travail a été réalisé sur une année scolaire entière

à raison de trois heures par semaine. Dans le lycée Madame de Staël, les

enseignants ont proposé aux élèves successivement plusieurs thèmes sur des

périodes plus courtes (Comment corriger une myopie ? Repérage de l'épicentre

d'un séisme, la rétrogradation de Mars, …) en impliquant également les trois

disciplines dans leur résolution. Les questions que nous abordons ici sont de

deux ordres : comment les enseignants intervenant dans un enseignement co-

disciplinaire communiquent entre eux et avec leurs élèves ? Comment le travail

réalisé peut-il être communiqué à d'autres enseignants ?

4.2 Co-disciplinarité et co-construction

Le travail collectif des enseignants a été pensé dans l'équipe de recherche en

terme de co-disciplinarité, en ce sens qu'il ne s'agissait pas de travailler

simultanément dans l'une ou l'autre des disciplines, mais au contraire de

délimiter le champ d'application de chaque discipline pour préciser les

questions auxquelles elles pourraient répondre pour faire avancer une

résolution du problème global. Chaque discipline s’empare de l’étude des objets

et des questions qui la concernent, identifie les interactions avec les autres

disciplines, précise les savoir-faire nécessaires. Pour finir, les concepts

identifiés sont traduits en autant de questions à résoudre pour répondre à la

problématique générale. C’est leur articulation qui constitue une progression

commune. Le terme de co-disciplinarité renvoie en effet à une co-construction à

partir d'un même objet d'étude, dans laquelle chaque discipline apporte les

briques nécessaires à la construction de l'édifice entier. L'articulation entre

ces différents regards permet non seulement de préciser les questions mais

aussi de mettre en évidence les relations entre les disciplines.

La construction et l'utilisation d'outils de communication permet de maintenir

la cohérence globale de l'édifice. Du point de vue des élèves, la recherche et

la résolution d'un sous problème et les institutionnalisations locales doivent

s'inscrire dans le projet global ; ainsi, par exemple, lorsque les élèves ont

empiriquement constaté une corrélation entre la température de la Terre et la

teneur en CO2 de l'atmosphère, les mathématiques ont permis de quantifier cette

corrélation sans cependant pouvoir donner des outils pour établir une

causalité. En revanche, les SVT ont apporté des arguments pour étudier cette

corrélation en termes de causalité. En se fondant sur les connaissances

acquises en sciences physiques de tronc commun, les élèves ont pu mettre en

œuvre des protocoles expérimentaux mettant en évidence, d’une part, le

caractère polychromatique de la lumière et montrant, d’autre part, que la

lumière est absorbée par la matière. Cette étude expérimentale des propriétés

de la lumière a été réinvestie pour comprendre les mécanismes de l’effet de

serre. Ainsi, les études menées dans les trois disciplines permettent de donner

des arguments scientifiques pour confirmer des constats empiriques issus de

recherches documentaires.

Une des difficultés est alors d'inscrire les travaux dans la progression

globale et d'articuler les réponses apportées comme autant d'outils

d'argumentation. Du point de vue des professeurs, et pour favoriser le travail

co-disciplinaire, il était important de mettre en place des échanges et des

sources communes de documentation et de suivi. En plus de concertations et de

réunions communes, une plateforme numérique s'est avérée un outil de travail

collaboratif permettant à la fois les échanges et la constitution d'une mémoire

collective. Elle a été conçue et utilisée pour faciliter la communication entre

enseignants, mais aussi entre les enseignants et les élèves. L'organisation

interne de cet espace de travail s'est constituée autour de différents

répertoires concernant d'une part les aspects scientifiques du travail et

d'autre part les aspects organisationnels.

Figure 6. Plateforme collaborative de travail Claroline hébergée sur le serveur du lycée du Val de Saône

Un certain nombre d'outils ont ainsi été construits par les enseignants pour

maintenir la cohérence du travail. Par exemple, une fiche annuelle des notions

construites au fil des séances a constitué une mémoire et a facilité

l'articulation entre les séances ; elle a été complétée par des descriptions

des séances, qui petit à petit et sous l'influence des chercheurs, se sont

formalisées pour prendre en compte les éléments essentiels à communiquer. Des

ressources scientifiques proposées par les chercheurs ou apportées par les

professeurs ont par ailleurs constitué une source de documentation interne pour

le projet. A titre d'exemple, une page de liens a été élaborée collectivement

par les différents acteurs, pointant vers les sites du CNRS, de l'INRP ou de

l'école normale supérieure et traitant du sujet général du réchauffement

climatique. Enfin, une fiche annuelle de répartition des heures dans chacune

des disciplines a permis une prise en compte institutionnelle du travail

réalisé par les enseignants. L'ensemble de ces ressources a été construit dans

l'usage et a évolué en fonction de leur utilisabilité et de leur pertinence

dans la conduite du projet. Dans cette plateforme, un espace a été réservé aux

partages de documents et d’informations avec les élèves. Ils pouvaient déposer

leurs travaux, consulter l’agenda commun aménagé au fil des séances. Au fur et

à mesure de l'avancée du travail, cet espace a constitué une histoire commune

du déroulement des séances et a permis une prise en compte de l'évolution des

questions. Le bilan de fin d'année a permis à la fois de mettre en évidence le

rôle important de la plateforme, mais aussi les améliorations qui pourraient y

être apportées, par exemple en permettant le partage d’autres documents à

destination des enseignants ou des élèves comme une fiche annuelle des savoir-

faire mis en œuvre, des fiches techniques spécifiques ou communes aux

différentes disciplines, des fiches d’évaluation et de suivi des élèves…

4.3 Travail de formalisation

La question de la formalisation des fiches de description des séances de classe

a été rapidement soulevée d'une part dans la communication interne entre

professeurs et d'autre part dans la communication vers l'extérieur. Une des

questions importantes à laquelle ont été confrontés les enseignants porte sur

la nécessité de communiquer l'état d'avancement du travail et les acquis sur

lesquels s'appuyer pour permettre un travail autonome des élèves. Cet aspect a

été l'objet d'un travail particulier entre chercheurs et enseignants. Il

s'agissait de mettre en évidence les éléments essentiels à communiquer pour

décrire les séances et de rendre possible les transitions entre les séances de

disciplines différentes. Une analyse a posteriori des séances P2S menée

conjointement par les enseignants et les chercheurs a conduit à dégager des

éléments communs à prendre en compte pour décrire et concevoir de telles

séances dans le but de faciliter l'engagement des élèves dans une démarche

d'investigation autonome. En s'appuyant sur la théorie des situations

didactiques (Brousseau, 1998), quatre phases essentielles ont été identifiées

puis décrites :

Problématisation/dévolution

Recueil et traitement de l'information

Production et communication

Institutionnalisation

Figure 7. Grille de préparation de séance

Pour chacune de ces phases, les éléments à prendre en compte ont été discutés

et testés dans différentes séances, les ressources nécessaires à la mise en

place de la séance ainsi que le déroulement détaillé de la séance de classe

sont décrits en précisant la gestion du temps et les rôles respectifs des

enseignants et des élèves. Les éléments renseignés dans cette grille lors de la

description d'une séance participe à la construction d’un milieu suffisamment

pensé et robuste pour permettre aux élèves de mettre à l’épreuve les choix et

les stratégies qu’ils adoptent.

Ce travail de conception et de mise en œuvre de la grille s'est appuyé sur un

travail collectif entre chercheurs et enseignants construit autour d'un espace

de travail du site EducTice (figure 8)

Figure 8. L'espace de travail de l'équipe de recherche P2S-Corise

Du point de vue des professeurs impliqués dans cette recherche, la dialectique

participation/réification se manifeste par la construction d'un site web dont

l'objectif est de proposer des outils permettant à des équipes de professeurs de

s'engager dans une démarche co-disciplinaire pour développer l'investigation

chez les élèves. La volonté de diffusion et de dissémination du travail à

l'extérieur du groupe restreint montre à l'évidence que l'équipe dépasse la

communauté d'intérêt du travail de création et de suivi d'une option dans le

contexte particulier d'un lycée. L'émergence d'une communauté de pratique est

attestée par la participation à une entreprise commune et la volonté de

poursuivre la diffusion du travail, notamment dans des interventions au sein de

l'académie, comme un enseignant impliqué dans ce travail le note : « ça, on ne

l'aurait peut-être pas fait si on n'avait pas travaillé dans cette équipe ».

Par ailleurs, le travail collectif a rejailli sur le travail individuel en

pointant des éléments souvent implicites dans les constructions de séances,

comme le déclare un des enseignants impliqués dans la recherche : « on a pointé

l’auto-contrôle, c’est pas spontanément fait et pourtant si on veut que les

élèves soient autonomes, c’est indispensable qu’il y ait des éléments pour

qu’ils se contrôlent. C’est sûrement un des apports de la grille » ; et un peu

plus tard, ce même enseignant parlant des difficultés à remplir les éléments de

la grille portant sur l’explicitation des modèles scientifiques en jeu,

déclare : « Je pense que c’est important. On a du mal parce qu’on ne le fait

pas. Et si on ne le met pas, on est dans le flou. C’est comme pour l’auto-

contrôle, en fait ! ». Et même si les enseignants déclarent ne pas remplir la

grille dans la préparation des cours « ordinaires », « Même si je ne l’ai pas

fait systématiquement, ou fait l’effort de recaler la grille, c’est toujours

présent dans la préparation des TP, où on se dit que là, peut-être, il faudrait

faire… pour rendre les élèves autonomes ». Le travail de conception collective

de cette grille permet à la fois de décrire des séances, ce pourquoi elle a été

conçue mais aussi d’analyser et d’affiner les préparations de séances en levant

certains implicites.

Le double mouvement d'enrichissement et de développement professionnel, de

l'individu vers le collectif et du collectif vers l'individu est ainsi illustré

dans cette émergence d'une communauté de pratique.

5. Pairform@nce, formation continue et conception collective de séances

5.1 Un programme national de formation continue, et une recherche associée

Le programme Pairform@nce (http://www.pairformance.education.fr/) du ministère

de l’éducation nationale (SDTICE3) peut être considéré comme une prise en compte

institutionnelle des apports possibles du travail collectif enseignant, et de

l'Internet comme outil susceptible de susciter ce travail et permettant de

l'accompagner. Ce programme propose des parcours de formation continue, visant

l’intégration des TICE à tous les niveaux scolaires et pour toutes les

disciplines. Un parcours de formation continue donne la structure d’une

formation à mettre en œuvre dans une académie ; cette formation, en partie à

distance et exploitant une plateforme collaborative, repose sur un principe de

conception, par des équipes de stagiaires, de séquences de classe intégrant les

TICE.

L’INRP, les IREM de Montpellier et de Rennes, l’IUFM de Bretagne et le CREAD,

dans le cadre d’un partenariat recherche-développement avec la SDTICE, ont

3 Sous-direction des technologies de l'information et de la communication pour l'éducation,MEN.

élaboré en 2007-2008 trois parcours pour le second degré : deux en

mathématiques, un en géologie-géographie. Ces parcours ont été simultanément

conçus et testés dans des formations spécifiquement organisées. Ils ont ensuite

été publiés sur la plateforme nationale Pairform@nce, et ont donné lieu en 2008-

2009 à des formations continues dans le cadre des Plans Académiques de

Formation, dans les académies de Lyon, Montpellier et Rennes (Gueudet et al.

2009).

Dans cette section, en lien avec les thématiques du projet S-TEAM, nous nous

centrons sur un parcours en mathématiques intitulé “Travaux Pratiques avec un

logiciel de géométrie dynamique” (noté TPGéom par la suite). Ce parcours vise un

double changement de pratique pour des professeurs de collège en mathématiques :

l'intégration de logiciels de géométrie dynamique, et le développement d'une

démarche d'investigation prenant appui sur ce type de logiciel. Les figures

dynamiques permettent en effet aux élèves d'explorer les propriétés d'une figure

géométrique, et donc de formuler des conjectures, voire d'accéder à des modes de

validation originaux de résultats mathématiques. Cependant, ces logiciels sont

parfois utilisés par les professeurs en classe entière, au vidéo-projecteur,

uniquement pour illustrer des cours. Il s'agit donc de proposer aux stagiaires

d'aller vers des modalités d'utilisation de ces logiciels laissant plus de

responsabilités aux élèves, en termes de manipulation du logiciel, mais

également vis-à-vis du savoir mathématique en jeu. Un autre objectif essentiel

du parcours, comme de tout parcours Pairform@nce, est le développement du

travail collectif enseignant.

Figure 9. Le parcours TPGéom, étape 4 de production d’une séquence

Les questions que nous étudions ici sont de deux ordres. Elles touchent d’une

part aux caractéristiques mêmes du parcours. Selon la perspective théorique que

nous avons exposée (§ 2.1), ces questions peuvent se formuler comme : « quelles

ressources du parcours sont susceptibles d'assister le travail documentaire

collectif des professeurs, et les genèses associées ? » D’autre part, elles

touchent à l’évaluation des effets de la formation, en termes d’évolutions de

pratique des stagiaires. Un suivi sur la durée est nécessaire, il est

actuellement en cours. Ici nous considérons uniquement les aspects observables

au cours de la formation, dans laquelle nous intervenions aussi en tant que

formateurs : les réunions présentielles, les échanges distants d’une équipe de

stagiaires, les ressources élaborées par les stagiaires ainsi qu’un

questionnaire final. Cette formation a-t-elle permis l’émergence de communautés

de pratique ? Les productions des équipes de stagiaires correspondent-elles à

une démarche expérimentale, mettent-elles à profit les possibilités des

logiciels de géométrie dynamique pour une telle démarche ? Nous apportons des

éléments de réponse à ces questions.

5.2 Assister le travail documentaire collectif et la mise en œuvre d'une démarche d'investigation

Nous donnons ici dans un premier temps une brève description de la structure du

parcours “TPGéom”.

Le travail prévu lors de la formation alterne des périodes en présence (trois

journées) et à distance (étalées sur dix-sept semaines). La formation débute par

l'envoi aux stagiaires d'un questionnaire, pour connaître leurs conditions de

travail, leur expérience et leurs attentes, questionnaire qui doit être retourné

rempli avant le premier présentiel. Cette première journée présentielle comporte

la mise en commun des réponses à ce questionnaire ; la présentation générale de

la formation ; la prise en main des outils techniques (la plateforme comme le

logiciel) et la constitution des équipes de stagiaires. Elle s'achève par la

proposition d'une situation mathématique susceptible de donner lieu à un TP,

pour lequel les équipes doivent préparer un scénario possible. Le travail

distant des équipes entre les deux premiers présentiels est consacré à

l'élaboration de ce scénario, qui doit être déposé sur la plateforme. Lors du

deuxième présentiel, ces scénarios sont présentés et discutés, en mettant

l'accent sur leurs caractéristiques relevant de la démarche d'investigation. Les

équipes choisissent ensuite le thème de la séquence qu'ils vont élaborer et

tester, et débutent sa préparation. Entre le deuxième et le troisième

présentiels, cette séquence doit être préparée, mise en œuvre dans une classe au

moins, avec au moins une observation. Les séquences, les notes d'observation et

les bilans que les stagiaires en retirent sont présentés lors du troisième

présentiel.

Au-delà de cette structure globale, et des interventions des formateurs, quelle

assistance méthodologique permet de soutenir le travail collectif ?

Un premier choix essentiel d'organisation concerne la constitution des équipes

de stagiaires. Celles-ci comportent quatre stagiaires, deux enseignants d'un

collège et deux d'un autre. Ce choix permet une partie de travail en présence,

indispensable notamment pour permettre les observations croisées. Il oblige

également à intégrer une part de travail distant, et donc nécessite une

explicitation des choix effectués, et une réflexion permettant cette

explicitation.

Le principe même du parcours consiste à proposer un travail documentaire

collectif, avec un projet de séquence commun à l'ensemble de l'équipe, qui va

permettre l'engagement de ses membres, et peut donner lieu à une documentation

collective. Cette séquence doit être testée au moins une fois ; on signale

cependant aux stagiaires qu'il est préférable qu'elle soit testée au moins par

deux des membres de l'équipe, en intégrant dans la deuxième réalisation des

modifications identifiées comme nécessaires grâce à la première observation. Ce

choix, relevant de la conception dans l'usage (conception ici de la séquence, par

l’équipe de stagiaires), vise l'amélioration de la séquence ; il permet aussi à

chaque stagiaire de mettre la séquence en œuvre dans sa classe, ou de

l'observer. En effet un stagiaire dont le rôle se limiterait à préparer la

séquence, sans aucun accès à sa mise en œuvre, risque de se sentir moins engagé

dans le projet.

Un ensemble de ressources est proposé pour faciliter la communication au sein

des équipes et entre équipes. Cet ensemble comporte en particulier trois modèles

communs : pour la description de séquences de classe, pour l'observation d'une séance

incluant une démarche d'investigation avec un logiciel de géométrie dynamique, et

pour le bilan de la séquence. Le modèle de description constitue une ressource

essentielle pour qu'un stagiaire, ou une équipe, puisse formuler ou comprendre

des propositions. Ce modèle comporte des rubriques spécifiques à la mise en

œuvre d'une démarche d'investigation ; ainsi l'emploi même de cette ressource,

dans un mouvement d'instrumentation, amène les stagiaires à développer une

vigilance particulière à l'égard de cet aspect. Le modèle pour l'observation

d'une séance souligne de même le rôle du logiciel, et les aspects relevant de

l'investigation, amenant l'observateur à être attentif à ces aspects.

Les trois modèles sont présentés lors de la première journée présentielle, à

travers l'étude détaillée de deux exemples de séquence. De plus le travail de

préparation d'un scénario pour une situation donnée, entre le premier et le

deuxième présentiel, permet l'appropriation du modèle de description de

séquence. Il amène également un premier questionnement sur ce qui caractérise

une démarche d'investigation en mathématiques, en permettant de confronter des

choix de mise en œuvre faits pour une même situation.

Du point de vue des fonctionnalités techniques permettant les échanges distants,

ce que les stagiaires conçoivent est déposé sur une base de données, et un forum

est spécialement dédié aux discussions portant sur ces scénarios.

5.3 Mise en œuvre du parcours et conception collaborative de séquences

Nous nous basons ici sur des observations réalisées lors de la mise en œuvre du

parcours dans l'académie de Rennes, en 2008-2009. Les conditions du plan

académique de formation ne correspondent pas aux conditions idéales prévues par

le parcours, en ce qui concerne le calendrier qui doit être resserré, et surtout

en termes de composition des équipes. Neuf équipes de stagiaires ont suivi la

formation ; dans seulement quatre d'entre elles, au moins deux stagiaires

travaillaient dans le même collège.

Ces stagiaires avaient des expériences très variées en termes de maîtrise des

logiciels de géométrie dynamique, du débutant complet à l’expert chevronné. En

ce qui concerne les démarches d’investigation, aucun n’avait réellement

d’habitude d’en mettre en place en classe ; l’emploi le plus répandu de

logiciels de géométrie dynamique restant celui fait par le professeur en classe

entière au vidéo-projecteur pour illustrer son cours. En mathématiques au

collège, l’institution incite à la mise en œuvre de démarches d’investigation ;

rappelons que l’introduction des programmes de collège qui mentionne ces

démarches et précise un canevas en sept points pour leur implémentation en

classe (BO août 2008) est commune aux mathématiques et aux sciences

expérimentales. En dépit de ces incitations, ces démarches semblent encore peu

répandues ; elles suscitent de nombreuses questions de la part des professeurs

de mathématiques, et les stagiaires de la formation TPGéom en ont exprimé dès la

première journée présentielle.

Des débats ont eu lieu entre les stagiaires, et avec les formateurs, au cours de

la présentation des deux exemples de séquences. Dans l’un des exemples, « boîtes

noires » (Dahan 2005, Clerc 2006), un point spécifique apparaît dans un

triangle ; le procédé de construction de ce point a été volontairement effacé,

et les élèves doivent manipuler la figure dynamique pour retrouver ce procédé de

construction. Ceci a amené des discussions, parfois vives, sur la place de la

démarche d’investigation dans l’apprentissage des mathématiques, et le lien

entre investigation et validation. Certains stagiaires ont exprimé leur

opposition à des situations de type « boîtes noires », estimant que celles-ci ne

pouvaient pas s’insérer dans la progression normale en mathématiques, déjà

chargée. Nous faisons l’hypothèse que ces enseignants ont développé un invariant

opératoire du type : « chaque élément de l’enseignement doit permettre d’avancer

dans l’apprentissage des notions au programme ». D’autres ont souligné au

contraire que de telles séances peuvent amener des élèves en difficulté à

reprendre une confiance qui leur sera ensuite largement utile. Sur le plan de la

validation, tous les stagiaires ont fait remarquer qu’il n’était pas possible,

pour une telle situation, de valider les hypothèses formulées au moyen d’une

démonstration écrite. Ceci a amené certains stagiaires à rejeter la situation

proposée (ce qui peut résulter d’un invariant opératoire du type « le mode de

validation en mathématique est la démonstration »), tandis que d’autres

trouvaient à l’opposé intéressante l’introduction de ce mode de validation

empirique peu répandu en mathématiques.

Ainsi le travail documentaire commun dans les équipes a nécessairement amené la

confrontation de ces opinions diverses, dans une négociation du sens qui a amené

certaines évolutions de connaissances professionnelles et de pratique des

stagiaires. Nous nous penchons dans un premier temps sur l’appropriation de

l’assistance méthodologique proposée, l’intégration des ressources du parcours

dans le travail documentaire des stagiaires et les genèses associées ; nous

examinons ensuite les séquences conçues par les stagiaires, pour en inférer des

évolutions de pratique et de connaissances professionnelles.

Dans les quatre équipes comportant deux stagiaires du même collège, des

observations de séances ont été réalisées ; en revanche pour deux des cinq

équipes dont les membres appartenaient tous à des établissements différents, ces

observations n'ont pas été possibles. Toutes les équipes ont utilisé le modèle

de fiche de description de séquence ; certaines l'ont complété, dans un

mouvement d'instrumentalisation, notamment en ajoutant une rubrique mentionnant

les compétences du socle commun en jeu dans la séquence. Dans le questionnaire,

tous les stagiaires déclarent que ce modèle est utile pour les échanges ; ceux

qui ont réalisé des observations soulignent l'intérêt de ce dispositif, et du

modèle proposé pour guider les observations. En revanche le forum a été peu

utilisé : les stagiaires trouvaient plus simple d'échanger par mail, en

s'envoyant les supports préparés comme fichiers attachés. Une équipe a utilisé

le blog d'une de ses membres, qui permettait le dépôt de fichier et l'écriture

de commentaires, plus souplement que la plateforme de la formation. Ce blog

s'est ainsi constitué en ressource pour la formation ; de même, plusieurs

stagiaires habitués à l'emploi des logiciels de géométrie dynamique ont déposé

sur la plateforme des fichiers qu'ils utilisaient usuellement avec leurs élèves

(par exemple des activités de prise en main du logiciel pour les élèves). Les

stagiaires se sont approprié la plateforme, surtout comme lieu d'échanges entre

équipes et avec les formateurs. Dans un mouvement d'instrumentalisation,

certains ont alimenté les ressources disponibles sur la plateforme, ressources

que d'autres se sont appropriées. Il s'agit d'une forme essentielle de travail

collectif, l'enrichissement des ressources de chacun, susceptible de donner lieu

à des genèses faisant évoluer les connaissances professionnelles. Du point de

vue de l’émergence de communautés de pratique, les équipes partagent certes une

entreprise commune, elles ont développé un répertoire partagé ; cependant dans

les questionnaires, les stagiaires déclarent ne pas envisager de poursuivre un

travail collectif, sauf dans le cas de groupes de collègues du même

établissement. Ainsi l’engagement reste limité à la durée de la formation

(caractéristique que Henri & Pudelko, 2006, attribuent aux communautés

d’apprenants, qui ne sont pas des communautés de pratique).

En termes d'évolutions de pratique, tous les stagiaires ont utilisé en classe

avec leurs élèves, au cours de la formation, l'un des logiciels de géométrie

dynamique proposés (la plupart des stagiaires ont en fait mis en œuvre la

séquence conçue, certains en sont restés à des activités de prise en main du

logiciel). Toutes ces utilisations ont de plus amené les élèves eux-mêmes à

manipuler le logiciel, dépassant donc la simple observation d’une figure

construite par le professeur.

En ce qui concerne les thèmes des séquences, pour 5 équipes sur les 9 il s’agit

de l’introduction d’une nouvelle propriété du cours : aire du triangle ou du

parallélogramme, cosinus, angle au centre. Dans ces équipes, les stagiaires

considèrent que la démarche d’investigation peut être utile à la découverte

d’une nouvelle propriété. Les quatre autres équipes ont proposé des situations

dans lesquelles les élèves réinvestissaient des connaissances du cours. Dans

tous les cas, les démarches d’investigation étaient donc intégrées dans la

progression normale des apprentissages. Doit-on en conclure que l’invariant

opératoire « chaque élément de l’enseignement doit permettre d’avancer dans

l’apprentissage des notions au programme » est partagé par les stagiaires à

l’issue de la formation ? Il nous semble que ce choix résulte plutôt de

compromis, dans une volonté de bonne entente dans les équipes, mais ne témoigne

pas nécessairement du développement de nouveaux schèmes.

L’investigation proposée dans les séquences reste limitée. Pour deux équipes sur

les neuf, une figure animée a été construite par le professeur avec le logiciel

de géométrie, et il s'agit seulement pour les élèves de la manipuler, et

d'observer les effets du déplacement pour formuler une conjecture. Dans cinq

autres équipes, les élèves construisent eux-mêmes ou, au moins, complètent la

figure dynamique, mais son emploi est encore limité à des phases de conjecture.

Seules deux équipes prévoient une dimension empirique, soutenue par une

intervention du logiciel, dans la validation d'une conjecture. Dans les

questionnaires, les enseignants soulignent qu'ils ont plutôt centré leur

attention sur l'appropriation de fonctionnalités du logiciel que sur les

démarches d’investigation.

Nous considérons qu’à l’issue de la formation, un invariant opératoire du type :

« la construction et la manipulation d’une figure dynamique permettent aux

élèves de formuler des conjectures en géométrie » est partagé par l’ensemble des

stagiaires. Cet invariant était présent dès le début chez certains ; d’autres

l’ont développé au cours du travail collectif. Il s’insère désormais dans un (ou

plusieurs) schèmes pour ces stagiaires, par exemple pour la classe de

situations : « concevoir et mettre en œuvre l’introduction d’un théorème de

géométrie », ceux-ci devraient mobiliser une règle d’action du type « les élèves

auront à leur charge la formulation de la conjecture, qu’ils identifieront à

l’aide d’une figure dynamique ».

Ces constats se limitent à ce qui a été réalisé durant la formation, et sont

basés sur l'analyse des séquences conçues. Il faudrait les compléter par des

observations réalisées en classe, et par un suivi à plus long terme des

pratiques des professeurs, en particulier pour déterminer si, une fois les

difficultés techniques dépassées, l'attention des professeurs aux démarches

d’investigation évolue.

La recherche sur Pairform@nce doit donc être poursuivie ; de même, il est

essentiel que la production de parcours de qualité, et la mise en oeuvre de

formations basées sur ces parcours se prolongent. Notre travail montre en effet

qu’il s’agit d’actions didactiques de nature à faire évoluer la pratique

enseignante ; et ces actions peuvent être menées à une échelle large, dans

l’esprit de dissémination que promeut le projet S-TEAM.

6. Conclusion

Au-delà de l’intérêt propre de chacun des exemples développés ci-dessus, ceux-

ci nous permettent d’identifier de traits communs, dans le fonctionnement de

communautés de pratique très diverses. Des ressources communes sont mobilisées,

discutées, modifiées ; des documents sont engendrés par ces processus. Ainsi

les connaissances professionnelles des membres des communautés évoluent au fil

de ces processus. Le numérique facilite les échanges, en offrant des lieux dans

lesquels la discussion asynchrone est possible, et en permettant une évolution

rapide des ressources, pour intégrer les contributions de chacun. Cependant ces

possibilités ne suffisent pas ; des modèles communs sont nécessaires pour

permettre le développement de la documentation communautaire.

Ces exemples permettent aussi d’illustrer la mise en œuvre de l’approche

documentaire que nous développons, et de montrer de quelle manière celle-ci, en

s’intéressant aux interactions entre les professeurs et les ressources, peut

éclairer l’évolution des connaissances professionnelles. Cette approche est

encore en cours d’élaboration, elle doit être développée dans différentes

directions. Il s'agit d'une part de la mobiliser pour des analyses portant sur

des professeurs enseignant diverses disciplines, afin de mettre au jour les

spécificités disciplinaires de la documentation, voire d'indiquer de

nécessaires évolutions théoriques. D'autre part, du point de vue de ces

évolutions théoriques, une étude approfondie de l'articulation entre schème et

savoir-processus reste à entreprendre. L'approche doit de plus être précisée en

ce qui concerne les collectifs. Comment s’articulent le système documentaire

d’un individu et celui d’un collectif auquel il appartient ? Nous avons abordé

ici cette question complexe, elle doit être poursuivie dans des études de cas

mais aussi en termes d’élaborations théoriques et méthodologiques.

L’étude des genèses documentaires demande en effet un suivi à long terme, du

travail hors classe comme du travail en classe. Le développement de l’approche

documentaire est ainsi allé de pair avec une réflexion sur les questions

méthodologiques (Gueudet & Trouche 2010b). Nous avons en particulier choisi

d’associer le professeur lui-même à la description de son travail, dans un

mouvement d’investigation réflexive. Un professeur, membre d’un collectif, peut ainsi

nous livrer son regard sur ce collectif (c’est le cas de Pierre, § 3). Mais

comment accéder au regard d’une communauté sur elle-même, comment contraster

les points de vue de différents membres d’une même communauté ? Le travail sur

ces questions doit être poursuivi, il est essentiel pour permettre aux

formateurs et aux chercheurs de jouer au mieux leur rôle vis-à-vis des

communautés d’enseignants.

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