38
VINCK (Dominique) (1997) La connaissance : ses objets et ses institutions, pp. 55-91, dans FOUET (Jean-Marc) (éd.), Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances , Paris, Ed.Hermes. Chapitre 24 La connaissance : ses objets et ses institutions 24.1. La connaissance de la connaissance 24.1.1. Deux conceptions de la connaissance Quand on écoute ce qui ce dit dans les colloques traitant de la connaissance, on entend parler d’information, d’extraction et de conservation des connaissances, d’apprentissage et de capitalisation, de traitement et de gestion de la connaissance. Tout cela donne l’impression que la connaissance est de l’ordre du symbolique, du langage et de l’abstraction immatérielle. La connaissance est présentée comme une somme d’énoncés ou de règles. Ceux- ci sont soit explicites, soit enfouis dans l’inconscient humain. Dans ce dernier cas, on suppose que, s’il est implicite, il peut en tout cas être explicité, extrait, formalisé, conservé et mis en circulation. Il peut alors être représenté, mesuré et capitalisé, c’est-à-dire réinvesti de manière telle qu’il produise encore plus de connaissances. Tout cela semble donc être une affaire de langage, d’individus experts, de modèles cognitifs et de schèmes de pensée, de méthodes d’extraction et d’algorithmes de traitement.

La connaissance : ses objets et ses institutions

  • Upload
    unil

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

VINCK (Dominique) (1997) La connaissance : ses objets et ses institutions, pp. 55-91, dans FOUET (Jean-Marc) (éd.), Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances, Paris, Ed.Hermes.

Chapitre 24

La connaissance : ses objets et ses institutions

24.1. La connaissance de la connaissance 24.1.1. Deux conceptions de la connaissance

Quand on écoute ce qui ce dit dans les colloques traitant de la connaissance, on entend parler d’information, d’extraction et de conservation des connaissances, d’apprentissage et de capitalisation, de traitement et de gestion de la connaissance. Tout cela donne l’impression que la connaissance est de l’ordre du symbolique, du langage et de l’abstraction immatérielle.

La connaissance est présentée comme une somme d’énoncés ou de règles. Ceux-ci sont soit explicites, soit enfouis dans l’inconscient humain. Dans ce dernier cas, on suppose que, s’il est implicite, il peut en tout cas être explicité, extrait, formalisé, conservé et mis en circulation. Il peut alors être représenté, mesuré et capitalisé, c’est-à-dire réinvesti de manière telle qu’il produise encore plus de connaissances. Tout cela semble donc être une affaire de langage, d’individus experts, de modèles cognitifs et de schèmes de pensée, de méthodes d’extraction et d’algorithmes de traitement.

2 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

Avec la montée en puissance des réseaux électroniques et de l’informatique, de la libre circulation et disposition des connaissances, l’autonomie de la pensée et du savoir par rapport aux contraintes matérielles devient une évidence naturelle et une certitude. L’attention se porte sur les contenus du savoir. Le support de la connaissance est considéré comme neutre.

Cette conception de la connaissance, largement dominante aujourd’hui, n’est, en

fait, qu’une utopie ou un mythe. Il y a, en effet, une toute autre manière d’aborder la question (cf. figure 1) : partir de son contexte et des collectifs qui lui correspondent. La connaissance n’est alors plus une entité abstraite, universelle et intemporelle. Elle tient, au contraire, au contexte de sa production et de son usage ; elle est contextualisée. Se posent alors des questions de décontextualisation (l’équivalent de l’extraction, de l’explicitation, de la validation et de la montée en généralité) et de recontextualisation de la connaissance (la réappropriation, l’instanciation et la spécialisation locale). Dans cette perspective, certains établissent des distinctions entre différents types de connaissance : les connaissances scientifiques seraient comme des biens publics, transférables d’un acteur à l’autre tandis que les connaissances techniques seraient plutôt privées et non transférables car liées à un contexte locale spécifique.

formelleénoncésinformationsfaits, règlesextractiontraitementsystème expertcumulativequantifiable

tacitecontextualiséecollectivedistribuéeliée à l'actionincorporéematérialisée

Fig. 1. Deux conceptions de la connaissance La dimension collective de la connaissance apparaît à travers les notions

d’apprentissage organisationnel, de gestion collective, de coopérations entre métiers, de collecticiels, etc. En économie du changement technique, on la retrouve dans les notions de routines, de bases de connaissances et de trajectoires de la firme.

La Connaissance : ses objets et ses institutions 3

4 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

24.2.2. L’explicite et l’implicite La connaissance ne se réduit ni à des énoncés ni à des règles. La part de la

connaissance ainsi explicite ne constitue d’ailleurs que la pointe d’un iceberg (cf. figure 2). La partie immergée comprend, entre autres, tout ce que nous savons ou savons faire sans que nous n’en ayons conscience. Cette réalité apparaît chaque fois qu’un auteur, par exemple [COL 92], dresse une typologie des savoirs et savoir-faire.

Je sais queje le sais

Je sais queje ne le sais pas

Je ne sais pasque je le sais

Je ne sais pas queje ne le sais pas

Fig. 2. L’iceberg de la connaissance

Collins [COL 92] distingue ainsi : - Les faits et règles formelles. Il s’agit des faits et règles faciles à expliquer. Par

exemple : “l’eau bout à 100 °C”. - Les heuristiques, c’est-à-dire les règles empiriques explicitables et les

pratiques standardisées. Elles n’apparaissent normalement pas dans la littérature scientifique (sauf, en partie, dans les thèses et les manuels) ou technique (elles relèvent parfois du secret de fabrication).

La Connaissance : ses objets et ses institutions 5

- Les savoir-faire manuels et perceptifs. Il s’agit, par exemple, de la capacité de reconnaître (un oiseau en vol), de voir (une anomalie), de sentir, de goûter, de distinguer, etc. “Savoir rouler à bicyclette” entre dans cette catégorie. La connaissance des lois de l’équilibre ne suffit pas pour pouvoir se servir de la bicyclette. Même, le cycliste sait rouler sans être capable de dire comment il fait. Cela suppose un savoir et un savoir-faire de nature différente du savoir scientifique dont l’utilité n’est ni nécessaire ni suffisante pour réaliser la performance. Ainsi, le cycliste qui n’a plus roulé depuis longtemps comme le pianiste qui n’a plus pratiqué comptent sur une forme de mémoire inconsciente ; ils comptent sur le fait qu’une fois leur corps mis en position, le savoir-faire reviendra de lui-même sans nécessairement passer par la conscience.

- Les savoir-faire culturels. Il s’agit de la capacité à reconnaître un objet dans un environnement confus et de la capacité à comprendre et à utiliser les faits, les règles et les heuristiques (lire et comprendre les informations). Lorsque plusieurs individus partagent un même savoir-faire culturel, ils sont, par exemple, capables d’induire les mêmes conclusions au cours d’une action concertée. Ces savoirs sont liés à la constitution et l’entretien d’une expérience commune (y compris par le lien du récit de “ceux qui y étaient”). Les savoir-faire culturels comme les savoir-faire manuels et perceptifs sont des savoirs tacites.

Il existe d’autres classifications des formes de connaissance. Il convient ici de rappeler ici la distinction entre connaissance déclarative et connaissance procédurale. La première est indépendante des actions susceptibles de la mettre en jeu. Ainsi, la connaissance déclarative peut-être mobilisée dans diverses formes d’action et d’interaction. Elle se présente comme statique, décontextualisée, voire universelle. Elle est indépendante des buts et intentions de ceux qui s’en emparent. En outre, sa transmission est aisée ; elle passe essentiellement par une formation de type scolaire et par les manuels. La connaissance scientifique représente l’exemple-type de ce genre de connaissance. La connaissance procédurale, par contre, est inscrite dans l’action et étroitement dépendante de son contexte, à savoir : la situation sociale et matérielle locale, les intentions des acteurs, les façons d’appréhender et de parler, etc. Ce savoir procédural est le plus opérationnel, c’est-à-dire capable de conduire sur une action efficace dans un contexte local donné, alors que le savoir déclaratif doit être traduit et travaillé avant de produire le moindre effet. La connaissance prodédurale, par contre, se transmet difficilement ; elle passe, lentement, par l’imitation et l’expérience.

Le savoir scientifique est généralement cité comme modèle idéal de savoir déclaratif. Ainsi, on a tendance à penser que les sciences produisent essentiellement du savoir et du savoir-faire explicites. En effet, l’entreprise scientifique conduit à un énorme travail d’écriture, d’explicitation et de formalisation : publications, méthodes et protocoles, manuels de référence, etc. Toutefois, un examen attentif de la pratique scientifique révèle un tout autre phénomène. Une grande partie de l’activité relève de la manipulation empirique, de l’intuition, du bricolage et du tour de main. Les productions scientifiques ne sont pas seulement des textes plus ou moins limpides (à l’ésotérisme du langage près). Elles sont surtout constituées

6 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

d’instruments opérationnels qui matérialisent des théories autant que des savoir-faire tacites, de matériaux (biologiques, par exemple) qui sont autant de morceaux de connaissances tacites et surtout des individus dont les corps sont prêts à manipuler des objets divers et à donner du sens à des manifestations phénoménales particulières. Ainsi, la production scientifique peut être représentée également comme un iceberg dont la pointe correspond au savoir explicité au travers des thèses et des publications et dont la partie immergée correspond aux corps des chercheurs et aux matériaux et instruments qu’ils façonnent.

24.2.3. Le modèle rationnel de la connaissance

La conception dominante de la connaissance relève essentiellement d’un modèle

rationnel. La connaissance y est traitée comme si elle était composée d’énoncés à validité plus ou moins universelle, tout au moins décontextualisés. Ces énoncés reflètent la réalité (la nature ou les processus techniques) grâce aux lois de la logique et de la méthode scientifique. La connaissance est formelle ou du moins formalisable. Elle est aussi mesurable et cumulative. Un phénomène, une règle ou un mécanisme X peut ainsi être représenté fidèlement dans un langage :

λ (X) [1] Lorsque le savoir est explicite et formalisé dans un langage scientifique, on

notera :

λs (X) [2] Mais il n’en est pas toujours ainsi. Les problèmes rencontrés en entreprise

montrent que ce savoir est souvent exprimé dans un langage ordinaire, spontané et ambigu, dont les significations sont parfois très locales.

λo (X) [3] Lorsque le savoir n’est pas explicité, on suppose son existence, tout au moins

implicite ou tacite.

λt (X) [4] Le modèle de l’extraction du savoir et de la capitalisation des connaissances

fonctionne alors selon les deux principes suivants : tout d’abord, il est possible de transférer le savoir d’une forme dans une autre, de son inscription corporelle et inconsciente [4] à son explicitation dans des langages de plus en plus maîtrisés et formalisés ([3] puis [2]).

λt (X) → λo (X) → λs (X) [5] L’appropriation ou la spécification locale de la connaissance correspondrait à la

formule de transformation inverse.

La Connaissance : ses objets et ses institutions 7

Second principe : le savoir est de nature additive ou cumulative, non seulement à l’intérieur d’un type particulier d’inscription ou d’expression mais également d’un type à l’autre.

σ = Σ (λti (Xj), λok (Xj), λsl (Xj)) [6]

où λti (Xj) est un savoir tacite portant sur un objet Xj. La variation de i (de 1 à n)

correspond à l’ensemble des formes de savoirs tacites. λok (Xj) est un savoir exprimé dans un

langage ordinaire portant sur le même objet (k allant de 1 à m pour l’ensemble des langages ordinaires). Il en est de même avec les diverses formes d’expressions scientifiques du même objet : λs

l (Xj).

Cette modélisation de la connaissance repose sur quelques hypothèses implicites qu’il convient d’examiner. Tout d’abord, le contenu de la connaissance X est supposé être identique d’un langage à l’autre. Or, rien ne permet d’affirmer que le contenu puisse être indépendant de la forme dans laquelle il est donné. Il est même probable que deux donations d’un même objet soient toujours incommensurables et qu’il est difficile d’affirmer l’existence d’un commun dénominateur ou de dire qu’ils s’agit du “même” objet. De plus, si une telle affirmation d’équivalence était possible, elle ne pourrait jamais se faire que dans un troisième langage de donation prétendant à la vérité d’une commune mesure entre les deux autres. Dans ce cas, la formule de la transformation [5] perd toute son évidence. A la limite, elle peut être affirmée à l’issue d’une construction conséquente visant à démontrer l’équivalence entre X, X’ et X” des énoncés de la transformation général :

λt (X) → λo (X’) → λs (X”) [7] Deuxième hypothèse implicite : les langages sont isolables et connaissables. Il

est possible de connaître les règles de chaque forme de donation (les mouvements du corps, les langages ordinaires et les langages scientifiques). En effet, s’il n’était pas possible d’expliciter les règles de ces langages, il serait impensable que des traductions contrôlées puissent s’opérer de l’un à l’autre. Or, supposer que les langages soient connaissables revient à en faire des objets de connaissance X. On aura alors, par exemple, pour le langage du corps (en tenant compte de [7]) :

λti (λtj) → λo (λtj’) → λs (λtj”) [8]

Cette hypothèse de la connaissabilité du langage, si elle conforte le modèle rationnel de la connaissance, conduit, au minimum, à un constat de complexité. Le savoir ne devient explicite que par le croisement systématique des langages les uns avec les autres, de la connaissance de chaque langage par chacun des autres et d’une incontournable réflexivité.

Ce faisant, le modèle touche à ses propres limites. Il perd tout caractère opérationnel. Cette opérationalité lui venait de simplifications finalement extrêmes dont on mesure l’ampleur dès qu’on s’écarte de ces hypothèses implicites : atomicité du savoir, localisation du savoir dans des formats isolables (les individus,

8 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

les textes, etc.), primat de la connaissance formelle, primat de la connaissance sur son langage de donation et minimisation des dimensions tacites, distribuées et collectives. Alors qu’elles sont toujours incorporées, inscrites ou dites, c’est-à-dire matière, on parle des connaissances comme d’entités relevant de l’esprit, pouvant circuler d’un support à l’autre.

Dans la suite du texte, nous proposons de renverser ce point de vue et de saisir la connaissance en tant que matière.

24.2. Les connaissances sont des statues Cette façon d’appréhender la connaissance à partir de sa matérialité s’inscrit

dans le prolongement de tendances actuelles. Ainsi, d’une conception classique de la connaissance vue comme ensembles d’énoncés et de savoirs tacites explicitables incorporés dans les individus, on passe à une nouvelle approche qui souligne la contextualité de tout énoncé, son inscription dans des corps et dans des objets ainsi que sa distribution parmi des collectifs hétérogènes. Toutefois, au lieu de voir toutes ces matérialisations et formes d’énonciation comme des coffrets de connaissances qu’il suffirait d’ouvrir pour découvrir et libérer les connaissances elles-mêmes, il s’agit de les voir comme des statues.

Les connaissances ne sont ni enfermées dans des coffrets (le corps de l’ouvrier, le langage ordinaire, le texte, etc.), ni posées sur des tables (les supports papier ou les mémoires magnétiques), ni véhiculées dans des conduites (les infoducs). Elles sont des statues, c’est-à-dire qu’elles sont indissociablement forme et matière. Le contenu est le contenant. Rien ne sert d’ouvrir la statue ; il n’y a pas de contenu autre que son contenant. La matière et la forme de la connaissance sont la connaissance elle-même.

Bien entendu, on peut construire un nouveau contenu-contenant supposé représenter le “véritable contenu” de la première statue mais, ce faisant, on ne fait que fabriquer une nouvelle statue. L’équivalence entre les deux peut d’ailleurs faire l’objet d’innombrables controverses.

Si la connaissance est faite de statues, alors on peut disserter autant sur les modèles qui s’en dégagent, les formes supposées, les similitudes et les tendances que sur l’effet des matériaux, des coups de ciseaux et de l’éclairage. Voyons donc quelques-uns des aspects de cette matérialité des connaissances. “Matérialité” est entendu ici dans un sens large : il s’agit de toutes matières et formes d’inscription, qu’elles soient de l’ordre physique, langagier, corporel ou social.

24.3. La chair de la connaissance, c’est l’action

La Connaissance : ses objets et ses institutions 9

Une partie, marginale, du savoir est explicite. L’essentiel est implicite. Aussi, le savoir est-il surtout fait de matière, de langage, d’inconscient, d’interaction et d’action. Les spécialistes de la connaissance se sont surtout intéressés à la partie visible de l’iceberg. Il convient ici de jeter un coup d’œil sur la partie immergée. De quoi celle-ci est-elle faite ?

Tout d’abord, la connaissance est action. Il y a une part de connaissance morte, fixée dans les textes et dans les bases de données. Celle-ci s’accumule de façon phénoménale. Elle n’a toutefois de sens que pour ceux qui la produisent et pour ceux qui l’utilisent. Elle n’est véritablement connaissance que si elle est prise dans une action. Saisir et comprendre la connaissance, revient donc à la suivre dans l’action et dans sa propre transformation. Il s’ensuit que les savoirs sont dynamiques. Ils sont construits et transformés au cours de l’action. Ils passent d’une catégorie à l’autre, par exemple, de savoir tacite à explicite ou inversement. Voici quelques exemples de ces transformations de la connaissance.

24.3.1. L’extraction de connaissances

Les savoirs tacites peuvent être extraits et explicités au cours d’une enquête (par

un cogniticien, par exemple) ou d’une controverse entre professionnels amenés à justifier leur action et ses fondements. Autour de ce travail d’explicitation du savoir, se sont constitués différents métiers consacrés à l’extraction et à la production de connaissances explicites. Les métiers de technologue, de cogniticien et de scientifique consistent ainsi, en partie, à transformer une partie du savoir-faire et des connaissances tacites en faits et règles vérifiées et validées. Il s’agit de passer de la connaissance procédurale à la connaissance déclarative.

Or, cette transformation d’une forme de savoir en une autre n’a rien d’évident. Ainsi, l’expert dont on cherche a expliciter le savoir n’est que partiellement conscient de celui-ci. Lorsqu’il doit l’exprimer, il ne le fait ni directement, ni clairement. Il s’exprime par allusions, par rafales, par récits, par anecdotes et par lieux communs. Il passe également par des éclats de rires ou par des sourires, des clins d’œil, des confusions, des soupirs, etc. Le savoir de l’expert n’est pas organisé de manière hiérarchique ou selon un fil conducteur unique. Au contraire, il est généralement plus ou moins articulé autour de quelques situations typiques dont l’évocation permet de relier de multiples éléments de connaissances. En outre, son savoir n’est pas déjà constitué et structuré dans l’inconscient. Au contraire, il se construit au fur et à mesure de son extraction. C’est seulement en en parlant qu’il prend forme et structure. Autrement dit, l’extraction correspond à une production et à une transformation de ce qui était. Le savoir extrait est différent, dans son fond et dans sa forme, du savoir tacite. Le savoir extrait reflète l’action d’extraction autant que le savoir tacite qui lui préexistait.

24.3.2. L’apprentissage

10 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

Les faits et règles explicites, ceux appris au cours de la formation scolaire ou de l’apprentissage professionnel, d’explicites, peuvent devenir implicites, évidents, naturels ou allant de soi avec l’expérience (cf. figure 3). D’explicites, ils deviennent des réalités inexprimées, incorporées et quasi-inconscientes.

En classe ou avec son moniteur, l’élève apprend à partir d’instructions explicites et de règles indépendantes du contexte. Avec l’expérience, il transforme son apprentissage, modifie certaines règles et s’en invente d’autres en fonction de son habileté, de ses préférences et du contexte de son action. Certaines de ces nouvelles règles ne sont jamais verbalisées. Ainsi, si une instruction impose de changer de vitesse lorsque le moteur tourne trop vite, cette action ne devient performante que si l’opérateur prend en compte le bruit du moteur ; il sait qu’il tient compte de ce bruit mais n’est guère capable d’expliciter quand il sent qu’il est temps d’agir.

L’opérateur compétent intègre ainsi un nombre important d’éléments propres à chaque situation et d’instructions diverses. Son expertise devient plus intuitive que réfléchie. Plus tard, lorsqu’il est vraiment à l’aise dans son métier, le rapport entre le savoir explicite et l’intuition s’inversent. Il appréhende d’abord globalement la situation, qu’il reconnaît et qu’il sent. Seuls certains éléments conscients sont encore mobilisés de façon contrôlée et réfléchie. Lorsqu’il devient enfin vraiment expert, il perd même la conscience du fait de prendre des décisions. Pour lui, l’action est normale, naturelle ou évidente. Il agit par habitude. Il a plus ou moins oublié les règles et les instructions apprises. Il s’en est inventé d’autres. Le tout, s’est inscrit dans son corps et dans son inconscient. Le savoir explicite est devenu tacite.

Le savoir explicite devenu tacite est un savoir différent. Les règles utilisées pour initier l’apprentissage ont été remplacées progressivement par d’autres plus performantes dans la pratique. En outre, la règle pour réaliser telle opération est devenue une collection de règles ad hoc à utiliser selon les cas : quand le contremaître est là et quand il n’est pas là, quand il faut apprendre à un jeune, quand il faut montrer au cogniticien ou quand on fait pour soi-même, quand on travaille seul ou à deux, quand on travaille lentement et quand on travaille vite, etc. En outre, chacun s’est inventé ses propres règles “tangentielles”, celles qui permettent de se concentrer sur son travail ou de réussir des tours de mains : inspirer, visualiser l’objet, chanter, épouser l’outil, rugir, etc.

Du novice… à… l'expert

• règles explicites• règles d'apprentissage• modes d'emploi• réflexion consciente• saisie analytique

• savoir tacite• intuition, routine et "évidence"• règles tangentielles• règles personnelles• saisie globale

La Connaissance : ses objets et ses institutions 11

Fig. 3. L’apprentissage Dans le même ordre d’idées, il convient de mentionner ici la présence des modes

d’emploi et d’instructions explicites lors de l’apparition de nouvelles technologies et leur progressive disparition au fur et à mesure que l’usage se répand. La touche “Envoi” ou “Validation” faisait, il y a quelques années l’objets de commentaires et d’information. Aujourd’hui, parfois seul le bouton vert subsiste sans aucune autre inscription. Le savoir correspondant est inscrit dans la mémoire des individus et s’il arrivait que cela ne suffise pas, par exemple pour un étranger ne partageant pas la culture du bouton vert français, le savoir est tellement distribué qu’il y aura toujours bien quelqu’un qui interviendra pour que l’action puisse se dérouler normalement.

24.3.3. La production des faits sceintifiques et leur connaissance

Les “faits” ne sont pas toujours des faits. Même les faits scientifiques n’ont pas

toujours été des faits et ne le seront peut-être pas toujours. Tout d’abord, les “faits scientifiques” sont d’abord fabriqués socialement et

matériellement. Ils sont produits par les détails contingents de la pratique. Les instruments et les méthodes utilisés constituent les faits, leur visibilité et leur apparence. Les instruments modulent les phénomènes ; ils ne se limitent pas à les refléter. Ceci est évident lorsqu’un artefact surgit (c’est-à-dire un événement observé qu’on attribue à la pratique ou à l’instrument plus qu’à la nature elle-même). Les chercheurs se demandent alors ce qui ne va pas. Ils soupçonnent une possible erreur et portent leur attention sur l’histoire des événements circonstanciels ayant conduit à ce résultat. Ils scrutent alors le dispositif socio-technique dont la constitution des phénomènes est dépendante. Les “phénomènes naturels” réapparaissent alors comme résultat d’une action sociale et technique spécifique alors qu’en l’absence d’artefact, ils ont tendance à oublier et à faire comme si cette action n’avait pas d’importance.

Lorsque l’artefact surgit, le chercheur commence par se plaindre du matériel utilisé (l’échantillon, le réactif ou l’instrument) et considère l’artefact comme le résultat d’une erreur ou d’un problème dont l’origine tient à la procédure, aux stratégies adoptées individuellement ou collectivement, à l’organisation du laboratoire, etc. La constitution des “faits” dépend ainsi des projets auxquels ils sont liés ainsi que d’éléments tels que la standardisation du travail, les instructions portant sur le bon usage des instruments, la routinisation de certaines pratiques, les habitudes locales, les critères de sélections des “bons” résultats. Ainsi, un résultat est parfois écarté parce qu’il n’est pas assez “propre” ou “parlant” et que la réputation et la compétence technique du chercheur pourraient être mis en cause. Du coup, celui-ci en tiendra compte lors de la constitution des faits ; les faits qu’il révèle ne doivent pas permettre à ces collègues de remettre en cause ses propres compétences. Or, le chercheur n’est jamais assuré de la réalité du phénomène dont il parle. Lorsqu’une expérience échoue, il reste toujours avec une question : le

12 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

phénomène était-il absent ou bien l’expérience était-elle mal conduite ? N’y a-t-il pas quelque chose qui aurait pu faire que ça marche ? Ces questions montrent à quel point les résultats scientifiques et les faits sur lesquels ils s’appuient sont contingents et dépendent d’un contexte socio-technique particulier.

Dans le même ordre d’idée, pour qu’il y ait “fait établi et reconnu”, il faut d’abord qu’il y ait accord entre ceux qui constatent le fait. Or, cet accord est lui-même socialement progressivement et imperceptiblement construit. Il est établi au cours des interactions entre les chercheurs, par exemple, lorsque l’un d’entre eux confirme à l’autre son accord, par le langage (“oui”, “OK”) ou par un geste, l’affirmation du précédent. Cet accord est très local, il ne concerne d’abord que ceux qui sont impliqués dans la situation. En outre, cet accord exprimé est indépendant du fait que les parties concernées sont ou non réellement d’accord, au fond d’elles-mêmes. L’accord sur un fait est ainsi un événement factuel sur lequel les parties peuvent éventuellement revenir et s’interroger sur ce qu’elles semblaient d’abord s’accorder. La construction de l’accord fait partie de l’action et manifeste la dimension sociale de la fabrication des “faits”. La production des faits scientifiques qui seront ensuite publiquement affirmés dépend de cette dynamique qui renforce les actions en cours (l’adoption d’une procédure plutôt qu’une autre, l’expression hésitante d’une hypothèse, le fait de considérer une manifestation comme un fait ou comme un artefact, etc.) dont l’issue est indéterminée. Au cours d’une série d’interactions plus ou moins informelles entre chercheurs, le fait sera progressivement modifié en fonction des marques d’accord et de désaccord qu’expriment les collègues. L’objectivité du fait est le résultat de l’accord établi entre les membres impliqués dans la situation.

Au cours de la constitution d’un tel fait, un chercheur peut, par exemple, affirmer quelque chose à propos d’un objet qu’il observe. Son collègue peut alors défier l’affirmation soit par une contre-affirmation, soit par un silence, soit par une interrogation du type “Vraiment ?”, un “Hm” ou un geste. Le premier réaffirme alors son propos, quitte à le modifier pour tenir compte du scepticisme de son collègues. Quelque chose de la première description est maintenu tandis que certains éléments en sont modifiés. Ainsi, au cours des interactions, le fait est progressivement redéfinis jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de contestation apparente. Une fois l’accord produit, seul est pris en compte son résultat et le fait est considéré comme évident et objectif. Tout son tissage social et technique disparaît dans l’ombre.

24.3.4. De l’opinion au fait et inversement

Un fait est, le plus souvent, au début, une opinion. Il peut d’ailleurs également

perdre son statut de fait et redevenir une opinion partagée seulement par quelques-uns. Ce phénomène de transformation d’une opinion en un fait et réciproquement est manifeste lorsqu’on suit la reprise et les transformations d’un énoncé scientifique d’une publication à l’autre. Le travail scientifique passe ainsi par la

La Connaissance : ses objets et ses institutions 13

production d’énoncés littéraires dont la formulation est locale et négociée. Plusieurs types d’énoncés sont mis en œuvre. Certains sont lourdement chargés par de multiples références qui servent à persuader le lecteur (références à d’autres textes, références aux instruments, au matériel et à la méthode utilisée, etc.), d’autres, à savoir ceux dont le lecteur est déjà convaincu, ne portent plus aucune trace de leur univers de référence local. Il y a une relation entre le succès d’un fait (le degré de facticité qui lui est accordé) et le genre littéraire dans lequel il est énoncé. On constate que selon le type de modalisation, la facticité du fait varie. Ainsi, l’énoncé :

La tache X est une nébuleuse. [9] Il s’agit d’un énoncé factuel, affirmant une relation entre “tache X” et

“nébuleuse”. Cet énoncé peut être légèrement modifié pour devenir : Dupont prétend que la tache X est une nébuleuse. [10] Dupont dit que la tache X est une nébuleuse parce qu’il ne veut pas remettre

en cause la qualité de son observation . [11] La tache X est supposée être une nébuleuse. [12] La tache X est une “nébuleuse” . [13] Dans ce cas, la modalisation [10] de l’énoncé initial introduit un auteur (Dupont)

et son action (il prétend que). L’énoncé initial [9] était supposé être indépendant de tout auteur. Dans l’énoncé [11], des motivations sont imputées à l’auteur tandis que dans les énoncés [12] et [13] nuancent la facticité de la relation ou l’identité de l’un de ses termes. La facticité supposée derrière l’énoncé est donc modifiée par les modalités ajoutées ou retirées à l’énoncé initial. L’énoncé passe du statut de “fait scientifique” à celui de “simple opinion personnelle” et inversement en fonction de sa modalisation. La constitution du fait tient ainsi à la formulation de l’énoncé et à son acceptation en l’état.

Les scientifiques, par leurs actions et interactions avec les autres, s’efforcent ainsi de produire le plus grand nombre d’énoncés “factuels” possibles et de les faire passer du statut de simple opinion subjective ou d’artefact à celui de fait scientifique établi et reconnu. Le travail scientifique consiste à persuader les collègues de laisser tomber les modalités [LAT 88]. Si le fait est acquis, sa paternité ne sera même plus explicite ; il fera partie du savoir tacite, du fond commun des convictions et évidences scientifiques. Inversement, les collègues concurrents tentent de faire rétrograder les énoncés vers le statut d’opinion, d’hypothèse ou d’artefact en y ajoutant des nuances ou des doutes. Si les nouveaux énoncés retiennent l’attention d’autres chercheurs, ils sont alors cités et remodalisés pour être soit confirmés et repris, soit rétrogradés, nuancés et voir leur portée réduite. Certains ne sont jamais cités, d’autres voient leurs modalités osciller périodiquement de la confirmation à la réfutation tandis que d’autres encore sont plus ou moins rapidement institués en “fait acquis”. Le fait acquis finit alors par être inscrit dans les manuels, incorporés dans les individus chercheurs pour lesquels ils deviennent des réflexes conditionnés de “bon scientifique” ou matérialisés dans des instruments.

Les faits scientifiques résultent ainsi d’un vaste processus de production collective concernant autant l’intérieur du laboratoire que le réseaux des lecteurs et

14 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

critiques d’énoncés. Ils sont le résultat d’une construction longue et négociée avec les choses, les textes et les collègues. Ils n’existent que par leur réseau de personnes, de choses, de connaissances et de faits antérieurs et par les interactions qui les animent. La connaissance scientifique est composée de réseaux interactifs.

24.3.5. L’usage de la connaissance

Les savoirs se transforment au cours de l’action et de l’expérience. Leur mise en

œuvre les transforme. L’usage en construit un nouveau sens, une interprétation et une traduction. Ainsi, l’énoncé “L’eau bout à 100 °C”, n’aura pas le même sens pour le cuisinier qui réchauffe une sauce au bain-marie ou pour le distillateur qui surveille ses colonnes. Inévitablement, l’énoncé est réinterprété dans chaque usage. Utilisée dans des situations variées, la règle ou la connaissance est amenée à se transformer.

Le philosophe Ludwig Wittgenstein disait, en outre, qu’une règle ne comporte pas les règles de sa propre application. Elle ne suffit jamais en elle-même ; elle doit toujours être interprétée. Les grèves du zèle montrent, de la même manière, qu’il y a toujours plusieurs façons d’appliquer une règle. Une application pointilleuse de la règle supposée être efficace paralyse le travail et l’organisation. Au contraire, le fonctionnement efficace et sans heurt dépend souvent de l’interprétation et d’un certain jeu autour et avec les règles.

Certains cogniticiens peuvent avoir l’illusion qu’il suffirait de mieux expliciter les règles. Mais ceci est impossible parce que cela conduit vers une régression infinie. Ainsi, l’explicitation de la règle “battre les blancs en neige” donnerait quelque chose comme :

“Blancs” veut dire “blanc d’œuf” “Blancs” ne veut pas dire ce qui est blanc dans l’œuf Les blancs sont une partie gluante, jaunâtre et transparente de l’œuf Gluant veut dire… Jaunâtre veut dire… Transparent veut dire… “Œuf” veut dire œuf de poule Poule veut dire… Les blancs doivent d’abord être séparés du reste de l’œuf, à savoir le jaune et

la coquille Le jaune c’est… La coquille c’est… Pour séparer, il faut d’abord casser les œufs Casser les œufs veut dire… “Battre” ne veut pas dire frapper avec le poing ni déposer brusquement sur la

table (comme dans battre les cartes) “Battre” veut dire fouetter Fouetter veut dire…

La Connaissance : ses objets et ses institutions 15

“Neige” veut dire mousse blanche, volumineuse et consistante, qui ne retombe pas et adhère au récipient même lorsque celui-ci est renversé.

Mousse veut dire… Volumineuse veut dire… Consistant veut dire… Tomber veut dire… Cette explicitation est une tâche infinie. La régression ne peut être arrêtée que si

l’on suppose l’existence d’un fond commun de choses non-dites et “qui vont de soi”. L’explicitation n’est et ne pourra jamais être que la pointe émergée de l’iceberg. Elle reposera toujours sur une masse inestimable de savoirs et de conventions tacites. Même en sciences, selon Wittgenstein, la consistance du travail scientifique et de ses résultats dépend des accords implicites entre les chercheurs. Ces accords sont créés par les individus lorsqu’ils sont en groupes et portent sur la manière de reconnaître la facticité d’un phénomène ou la fiabilité d’un résultat, sur la façon de parler, de produire des données et de les traiter. Les pratiques scientifiques et techniques, dans cette perspective, se réfèrent à un fond commun d’accord social implicite. Les savoirs techniques se fondent sur un environnement social préexistant, une forme ou un style de vie. Les savoirs tacites ainsi partagés permettent aux professionnels de s’entendre. Leur accord est possible parce qu’ils peuvent s’appuyer sur certains éléments de fond commun.

Il est impossible d’expliciter complètement un savoir. De même, il est impossible d’appliquer simplement une connaissance ou une instruction. Inévitablement, il y a interprétation de la règle et cela pour trois raisons [DOD 95] :

1. Tout d’abord, l’utilisateur aborde la règle ou l’information avec certaines présomptions portant sur leur signification. Ainsi, l’instruction “Amorcer simplement le vissage” peut faire l’objet de multiples interprétations. Elle dépend d’un contexte technique particulier (une fabrication en série) dans lequel deux opérateurs réalisent chacun une partie du travail : le premier amorce le vissage tandis que le second le termine et serre. Mais que veut dire “amorcer” ? Techniquement, jusqu’où cela implique-t-il de visser ? La réponse à cette question dépend de nombreux éléments propres à cette situation de travail. Elle dépend aussi d’une question d’équité, de moralité et de convivialité entre les deux opérateurs. Si l’amorçage est limité, cela allège le travail pour le premier et l’accroît pour le second. Si l’amorçage est poussé, cela facilitera la tâche pour le collègue suivant mais au prix d’un surcroît de travail pour le premier. L’application de l’instruction suppose donc une interprétation complexe, autant technique que sociale et morale. Il en est de même pour la transmission du savoir passant par des instructions du type : “Fais comme moi”, “Regarde et fais pareils”. Tout le problème est de savoir ce qui est à regarder, à imiter, etc. dans ce que l’autre est en train de montrer.

2. L’interprétation dépend également du statut qu’on accorde à la règle ou à la connaissance. Leur énoncé est toujours véhiculé d’une manière particulière : un texte où il est écrit que… ou quelqu’un qui dit que… Un fait n’est jamais un fait seul ; il est toujours un fait énoncé par quelqu’un et dans un contexte particulier. Aussi, l’utilisateur est-il amené à s’interroger sur le statut du fait ou de la règle. “X

16 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

dit que…” mais X est le chef d’équipe qui fait de son nez, X est un vieux de la vieille qui s’y connaît, X est le porte-parole de la tradition de l’entreprise, X est un expert mondialement reconnu, etc. Le degré d’obligation de l’instruction ou de vérité de la connaissance dépend du statut que l’utilisateur accorde à l’énonciateur et à l’énonciation locale et contingente.

3. L’interprétation de l’instruction et la connaissance dépend également des présomptions que l’utilisateur fait à propos de l’état des choses, en particulier lorsque celles-ci ne sont pas visibles : ce qui se passe dans la machine ou dans une éprouvette, par exemple. L’identité et les qualités supposées des objets (sont-ils purs ou impurs, rigides ou flexibles ?) affectent également l’interprétation de la connaissance en action. Il en est de même pour les présomptions portant sur ce que font les autres, ce dont ils sont capables et la manière dont ils vont réagir.

Un très bel exemple de la construction du sens par l’utilisateur est rapporté par une expérience dans laquelle des étudiants sont invités à consulter un centre de conseil et d’orientation. Ceux-ci sont invités à poser leurs questions, par écrit, de manière telle que les réponses puissent être “oui” ou “non”. Des étudiants consultent le centre et posent leurs questions. Un “conseillé” qu’ils ne voient pas leur répond “oui” ou “non” par écrit. Une petite enquête réalisée auprès des étudiants révèlent que ceux-ci sont très satisfaits des conseils qui leur ont été donnés dans ce centre. Or, le “conseillé”, en fait, tirait les réponses “oui” ou “non” de façon aléatoire. Les “oui” ou “non” n’avaient, de son point de vue, aucun sens ni aucun lien avec les questions posées. Or, pour les étudiants, les réponses “oui” ou “non” reçues avaient du sens par rapport aux questions qu’ils se posaient. On observe ainsi, par cette expérience, que les utilisateurs donnent eux-mêmes un sens aux “informations” reçues. Ils donnent un sens même à des informations qui n’en étaient pas.

Toutes ces situations (extraction de connaissance, apprentissage, production de

connaissances scientifique et utilisation des connaissances) montrent que la connaissance est produite dans l’action et n’a de sens que dans l’action. Elle ne peut donc être traitée simplement comme un sédiment ; elle doit être saisie dans l’action.

24.4. L’épaisseur du langage Là où l’on pensait que la connaissance était surtout affaire de bits d’information,

d’énoncés, de règles et de faits explicites, il apparaît qu’elle est largement implicite : savoir-faire et accord tacite, fond commun. Là où on voyait des stocks de savoir, des bases de règles et de connaissance, on découvre surtout une connaissance qui est produite et constamment transformée dans l’action. A ces deux changements de points de vue sur la connaissance, il convient d’en ajouter un troisième : saisir la connaissance par sa matérialité. Celle-ci, loin d’être un simple support ou véhicule neutre, fait partie de sa constitution et agit dans sa dynamique. Plusieurs aspects de

La Connaissance : ses objets et ses institutions 17

cette matérialité de la connaissance méritent d’être examinées. Tout d’abord, le langage.

24.4.1. Le langage n’est pas un support neutre

Les énoncés de faits et de règles, la connaissance explicite mais aussi les

multiples expressions moins formelles (récits, anecdotes, interactions langagière dans le travail,…) se font dans le langage, dans une langue spécifique, un jargon spécialisé, un vocabulaire, une syntaxe et une grammaire, des images langagières et des métaphores. Par rapport au contenu de la connaissance, la réalité langagière n’est pas seulement un support neutre de la connaissance. Elle charrie des dénotations et des connotations qui dépassent la définition précise des termes utilisés dans les énoncés. Elle opère également des connections entre des univers de pensée et des souvenirs hétérogènes. Elle produit des effets de langage et des effets de sens qui ne sont pas nécessairement contrôlés par ceux qui les manient.

La langue n’est pas un véhicule transparent. Les effets qu’elle produit et les contraintes qu’elle impose à notre pensée nous échappent partiellement (cf. chap. 4.3. : la loi des gaz parfaits “PV=nRT” dont les possibilités d’usage sont transformées par sa réécriture sous la forme “P:=nRT/V” dans certains langages de programmation). Le “même” énoncé exprimé dans un langage ou dans un autre n’a plus les mêmes propriétés.

La connaissance n’est pas facilement extractible de cette gangue langagière. En outre, lorsqu’on l’extrait, c’est pour passer d’une gangue langagière dans une autre qui n’est pas nécessairement plus transparente. Sur cette question, linguistes et philosophes du langage on déjà longuement débattus tandis que les traducteurs se confrontent quotidiennement à cette opacité de la langue. Comment, en effet, traduire la connaissance populaire véhiculée par l’expression africaine qui dit “La nuit, les hommes sont borgnes” ou l’allemande qui dit “La nuit, toutes les vaches sont noires” : suffit-il de donner l’expression française “La nuit, tous les chats sont gris” ? Dans le même ordre d’idée, comme traduire les diverses notions d’“entropie” utilisée par les spécialistes de la communication, par les biologistes et par les physiciens. Le mot est le même. Mais que véhicule-t-il dans le langage de chacune de ces disciplines ? Peut-on vraiment traduire, en langage de physicien, ce que veut dire “entropie “ en biologie ou traduire en langage de biologiste ce que veut dire “entropie” en physique ?

Dans les exemples précédents, implicitement, nous avons supposé des langages constitués de mots et de phrases mais il n’en est pas toujours ainsi. Les formes de langages et les symbolismes sont multiples : formalisme mathématique, langages informatiques, pictogrammes chinois, notation musicale, gestuelle sourd-muet, dessin industriel et d’architecture, pictogramme de communication, etc. Chaque formalisme ouvre des possibilités d’expression et en contraint d’autres : polysémie / univocité des termes, possibilités de combinaison, présence / absence de certains

18 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

termes, etc. La connaissance exprimée dans chacun de ses langages en est marquée dans son contenu. Elle ne relève pas seulement de la logique mais aussi du langage.

24.4.2. Le langage est vivante

Il ne suffit toutefois pas de connaître le langage et ses règles pour le rendre

transparent. Le langage est vivant. Il y a d’innombrables façons d’utiliser les mêmes mots. Leur sens n’est pas figé.

Au contraire, il varie en fonction de l’usage qu’on en fait. Ensuite, les mots, les énoncés et les règles du langage prennent leur sens et leurs propriétés des activités dans lesquels ils sont engagés. Ils font partie d’une activité ou, comme le dit Wittgenstein, d’une forme de vie. A celle-ci correspond un “jeu de langage”. Il peut s’agir, par exemple, de décrire un objet d’après son aspect et ses mesures, de reconstituer l’objet d’après sa description, de faire le récit d’un événement, d’inventer une histoire, de présenter des résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes, de deviner une énigme, de demander une information, etc. Chacun de ses activités est régie par le recours à certains symboles, par une sémantique, par une syntaxe et par des règles de construction (narrative, par exemple). Le langage propre à chacune de ces activités est accompagné par des façons de procéder et s’inscrit dans des situations et dans des scènes spécifiques. Il est déterminé par ses propres règles d’usage. On découvre ces règles en regardant la manière dont les autres pratiquent ce langage. On saisit des ressemblances de famille entre différentes parties de langage. On comprend celui-ci lorsqu'on devient capable de le pratiquer, sans pour autant être capable de l’expliciter (cf. l’enfant qui apprend à bien parler sa langue maternelle sans pour autant être en mesure d’expliciter sa grammaire).

Les règles de chaque langage sont rarement écrites. Les règles du langage comme celles de la connaissance sont généralement tacites et locales. Elles se redéfinissent chaque fois qu’on les met en œuvre. Des pratiques telles que rédiger une documentation technique ou un mode d’emploi, établir un diagnostic de performance, appliquer une formule mathématique ou définir un cahier des charges fonctionnelles correspondent à des jeux de langage spécifiques dont on peut saisir partiellement les règles et les consensus implicites. Les contenus de connaissance ne sont pas indépendants de ces langages et de ces formes d’activités.

Le langage est éminemment lié à l’action. Une langue qui n’est pas pratiquée devient une langue morte, figée, fixée. Sa connaissance complète devient possible. Mais les langages dans lesquels s’expriment les connaissances aujourd’hui sont vivants et se transforment au fur et à mesure de leur usage. Certains de ces langages évoluent rapidement tels que l’argot ou le langage d’une spécialité technique en évolution. Les termes techniques, explicités et écrits aujourd’hui, n’auront peut-être pas la même signification 30 ans plus tard. Ceci est également vrai pour les langages artificiels que l’on croit, à tort, maîtriser parfaitement (cf. la thèse de C.Rosental à propos de la démonstration d’un théorème de logique [ROS 96].

La Connaissance : ses objets et ses institutions 19

Certains langages connaissent une évolution contrôlée par des institutions, par exemple : l’académie française qui fixe et révise régulièrement le vocabulaire, la grammaire et l’orthographe ; les associations professionnelles qui stabilisent les vocabulaires et symbolismes techniques, les règles et procédures acceptées ; les services de standardisation et de coordination des entreprises qui arrêtent un vocabulaire maison ainsi que le format et les règles d’usage des différents moyens de communication internes, etc. Georges Perec, dans La vie mode d’emploi, met ainsi en scène un personnage, Cinoc, dont le métier est “tueur de mots” :

“Il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d’autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude.

Quand il prit sa retraite, en mille neuf cent soixante-cinq, après cinquante-trois ans de scrupuleux services, il avait fait disparaître des centaines et des milliers d’outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures ; il avait rayé de la carte des dizaines d’îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers de chefs-lieux de canton ; il avait renvoyé à leur anonymat taxinomique des centaines de sortes de vaches, des espèces d’oiseaux, d’insectes (…).”

Georges Perrec [PER 78], p. 361. Et s’ensuivent quelques pages de mots dont rares sont ceux dont nous puissions

encore en retrouver le sens. En quelques dizaines d‘années, les langues se transforment. Comment, dans

ces conditions, s’assurer de la transmission fidèle d’un contenu de connaissance ? Et que veut dire fidèle dans ces conditions : fidélité à la lettre ou à l’esprit ? Qu’est-ce qui définit l’identité de deux énoncés ? Le symbole de la Croix cher aux chrétiens véhicule-t-il encore la même connaissance aujourd’hui qu’au début du premier millénaire ? Pour que le même message passe aujourd’hui ne devrait-il pas être transmis au moyen d’un pendu ou d’un condamné à la chaise électrique (cf. figure 4) ? Il en est de même pour la transmission de la connaissance technique.

Fig. 4. Transmettre l’esprit ou la lettre ? La transmission des connaissances, en passant par le langage, soulève parfois de

redoutables problèmes. Ainsi, la question se pose encore aujourd’hui quant à la

20 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

façon de transmettre un “simple” énoncé de connaissance pour les générations à venir. Ainsi, pour le stockage des déchets radioactifs, les experts disent disposer de solutions techniques fiables à l’horizon de plusieurs centaines d’années : l’enfouissement, dans le sous-sol, là où la géologie offre un confinement naturel des déchets, eux-mêmes confinés dans des enceintes étudiées pour le besoin. La solution est fiable, dit-on, à condition que personne n’aille creuser là et transpercer les enceintes. La durée de demi-vie de ces déchets et parfois de plusieurs centaines d’années. Comment transmettre de façon fidèle, pour les siècles à venir, cette information qui consiste à dire : “Attention ! Danger ! Déchets radioactifs. Ne pas creuser ici !”.

Des problèmes similaires se rencontrent sur des horizons plus rapprochés. Ainsi, à propos du démantèlement des centrales nucléaires, de quelles connaissances, issues de leur conception, aurons-nous besoin ? Est-ce que ces connaissances datant de la conception et de la construction, vieilles de 30 à 40 ans, seront encore compréhensibles et de la même manière ? Il en est de même avec les produits aillant fait l’objet d’une certification dans le passé (les roulements du Concorde, par exemple) ; cette certification est liée à des outillages de production qui ne sont plus en usage aujourd’hui et dont le savoir-faire associé quitte l’entreprise en même temps que ses ouvriers qualifiés âgés. 24.5. Les corps de la connaissance

Les humains ont progressivement développés la capacité à se représenter

mentalement leur univers local, à intérioriser cette représentation grâce aux activités sociales et à simuler mentalement l’action. Ces compétences ne sont toutefois pas nécessaire pour qu’un système de connaissance émerge. Les primates, n’ayant ni langage, ni représentation de soi, ni représentation de l’autre et seulement des compétences cognitives limitées, ne disposent pas de théorie pour totaliser la connaissance. Or, une certaine connaissance est nécessaire pour la bonne réalisation de leurs activités les plus élémentaires. A défaut de capacités de représentation symboliques, la mémoire et le corps sont leurs seuls instruments de connaissance. Cet exemple permet de souligner à quel point le corps constitue déjà un opérateur de connaissance, même en l’absence de langage.

24.5.1. Connaissance opératoire sans langage

Pour le cassage des noix, les chimpanzés utilisent un marteau et une enclume

pour ouvrir les noix puis une baguette pour en extraire le contenu. L’utilisation de ces outils suppose une certaine organisation du travail dans la mesure où enclume, marteau et noix ne se rencontrent généralement pas au même endroit ; il convient alors de transporter, souvent sur de grandes distances, les noix et/ou une partie des outils pour réaliser la performance. Le choix des matériaux à utiliser comme

La Connaissance : ses objets et ses institutions 21

enclume et comme percuteurs dépend à la fois de leur dureté et de leur disponibilité ainsi que de la dureté des noix à casser. Lorsque des pierres sont proches, les chimpanzés les sélectionnent de préférence au bois. Toutefois, ils transportent aussi des percuteurs durs et lourds sur de grandes distances quand il s’agit de s’alimenter au moyen de noix plus dures. Toutes ces activités supposent un travail mental d’autant plus important que les pierres et les arbres producteurs de noix sont rares et hors de vue les uns des autres. Par exemple, il a été constaté qu’ils sont capables de comparer mentalement les distances de cinq pierres différentes jusqu’à l’arbre choisi et de permuter mentalement ces objets comme peut le faire un enfant de neuf ans.

Loin d’être mus par leurs seuls instincts et par les contraintes écologiques, les primates développent des activités dans lesquelles il y a aussi innovation et apprentissage pratique et social. On sait ainsi que de nombreux chimpanzés utilisent des outils et que ceux-ci diffèrent d’une population à l’autre [BOE 94]. Certains de ces comportements sont clairement socialement façonnés et ne reflètent pas simplement les contraintes écologiques locales. De telles observations concernent, par exemple, la mise en forme des marteaux et des baguettes. Pour ces dernières, il a été observé que leur transformation n’est pas liée à la rencontre d’une difficulté mais qu’elle est planifiée en fonction de l’utilisation prévue : manger du miel, pêcher des fourmis, finir une noix, etc.

Les compétences liées à ces outils sont transmises au sein du groupe ainsi que d’une génération à l’autre. Elles font l’objet d’un apprentissage long : un jeune chimpanzé doit apprendre à casser des noix pendant deux ans avant de réussir quelques premiers succès. Cet apprentissage est, en outre, socialement canalisé ce qui revient à limiter les possibilités d’innovation individuelles. Le stimulation (par exemple, laisser jouer le jeune chimpanzé avec le percuteur et l’enclume pendant que la mère récolte des noix), la facilitation (par exemple, donner son propre percuteur au jeune chimpanzé) et l’enseignement actif (démonstration au ralenti et rectification de la position qui supposent une prise de conscience de la différence entre le savoir-faire de l’autre et le sien) constituent une forme de pédagogie.

Cet exemple illustre l’existence de systèmes de connaissances et de savoir-faire pratiques, rudimentaires, dans des sociétés, animales, ne possédant pas le langage. Ce système de connaissance tient à la mémoire corporelle (apprentissage individuel, imitation et assistance) et à des capacités de cognition. Il tient également au groupe au sein duquel se transmet la connaissance et à des conventions sociales spécifiques qu’un groupe de chimpanzé est capable de maintenir pendant plusieurs années. Toutefois, à la différence des sociétés humaines, ces apprentissages, innovations, standardisation des pratiques et transmissions culturelles ne sont guère internalisées, ni constituées sous la forme de traditions stables [THI 94, VAU 94] ; elles reposent seulement sur les corps, la mémoire et des capacités cognitives limitées.

22 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

24.5.2. Connaissance sociale sans langage La connaissance animale n’est pas seulement opératoire, elle est aussi sociale.

Ainsi, dans le cas des babouins, on observe que ceux-ci ne peuvent quasiment rien accomplir efficacement (ni manger, ni copuler) sans entrer en interaction avec les autres [LAT 94, STR 90]. Pour pouvoir manger, le babouin doit s’assurer que le groupe ne se prépare pas à partir et à le laisser seul ou encore que tel autre babouin plus dominant dans la hiérarchie sociale du jour ne convoite sa nourriture. Pour pouvoir copuler, le jeune mâle doit entretenir de longues amitiés avec une femelle, par exemple en s’occupant de ses enfants, pour s’assurer de sa coopération au jour où elle sera en chaleur. Le babouin doit ainsi constamment faire attention à l’action des autres, négocier avec eux et entretenir un réseau de bonnes relations. Il doit également identifier ses congénères : qui sont ceux qui, pour le moment, dominent le groupe ; qui sont les enfants de telle femelle et quel mâle se l’approprie jalousement. En outre, ces relations et structures sociales étant éphémères, chaque événement peut les modifier. Il faut alors repérer les nouveaux agencements sociaux et en tester la solidité.

Le babouin vivant dans un groupe de 30 à 50 congénères doit ainsi intégrer constamment les actions présentes et passées de chacun des autres membres du groupe. Pour chacune de ses actions, il doit tenir compte d’un grand nombre d’éléments ; il ne peut, par exemple, avoir une relation de face-à-face sans devoir, en même temps, tenir compte de l’ensemble des autres. Cette connaissance sociale du groupe, toujours à réévaluer, suppose que se développe une intelligence significative. L’hominisation et l’intelligence humaine semblent d’ailleurs émerger des dures conditions sociales de la vie en groupe [BYR 88] : la vie sociale complexe est une donnée de base commune aux primates. Dans de telles sociétés animales, un système de connaissance, sociale, est développé par chacun de ses membres. Toutefois, sans langage permettant une mise en commun du savoir, sans représentation mentale de soi et de l’autre, un tel système de connaissance reste rudimentaire. Il n’existe que par les individus totalisant les interactions sociales dans leurs corps (qui m’a épouillé et qui j’ai épouillé) et la mémoire des interactions vues et vécues.

24.5.3. Le corps humain et ses prises

La connaissance suppose souvent un engagement du corps. Ainsi, en science, il

est monnaie courante de faire appel aux sens et à la mémoire corporelle pour comparer des couleurs ou des consistances, évaluer des tracés, décortiquer un mouvement ou représenter un agencement d’objets. L’éducation de l’œil, apprendre à voir, fait partie de la formation de nombreuses spécialités autant pour l’observation directe de la nature (éthologie, anatomie ou pédologie) ou de l’action humaine (ergonomie, psychologie) que pour l’observation au moyen d’instruments

La Connaissance : ses objets et ses institutions 23

(identification et reconnaissance de signaux sur écran, élimination des artefacts sur une coupe microscopique, etc.).

Dans les activités industrielles, la connaissance liée à la capacité de juger un système physique à partir des sens est très répandue : à l’œil (la couleur d’une flamme, la température d’un verre en fusion, une possible collision entre avions visualisés sur un écran radar…), à l’ouïe (le bruit d’un moteur, la sonorité d’une cloche en cours de production, l’identité du sous-marin reconnue par le marin “oreille d’or” capable de différencier les profils sonores…), à l’odeur (le “renifleur” chargé de détecter les fuites en chimie, l’évaluation d’une cuisson, la composition d’un parfum à partir de centaines de substances odorantes différentes…), au goût (maturation d’un aliment fermenté, détection d’un début de ranceur…), au touché (consistance d’une pâte à papier…) ou sensations kinestésiques (appréciation à la main du poids du plomb pour identifier le corps de caractère en typographie, adéquation de la forme d’une filière de production de profilés en aluminium…). Le plus souvent, les différents sens sont mobilisés : le distillateur d’eau-de-vie s’appuie sur des perceptions visuelles et auditives.

Les systèmes de connaissances tiennent ainsi à l’engagement du corps humain et à ses capacités à se forger et à mémoriser des repères physiques. Ainsi, dans le cas de l’expertise [BES 93], on observe que la relation de connaissance des humains aux objets ne se réduit pas au langage. Il y a un corps à corps. C’est celui-ci qui s’enseigne également par la démonstration, par le guidage et par la correction de posture. L’engagement du corps et la connaissance qui y est associée ne concernent pas seulement la froide évaluation d’un système physique ; elle est constamment présente dans l’action avec les objets de la nature et de la technique : sentir son violon, sa voiture, sa machine-outil ou le comportement en mer de son navire. L’usage expert des techniques correspond ainsi souvent à une action intuitive voire instinctive, ne passant plus par une connaissance explicite. Des ouvriers ont ainsi l’habitude de toucher, sans s’en rendre vraiment compte, les machines qu’ils doivent réparer. Interrogé sur la raison d’un tel geste, il arrive qu’il s soient incapables de répondre jusqu’au jour où, n’accomplissant plus ce geste instinctif, ils découvrent qu’ils ont perdus quelques-uns de leurs repères habituels. Le geste inconscient fournissait des informations non conscientisées ni saisies analytiquement.

Dans le cas des prouesses technologiques, c’est-à-dire ce que les opérateurs sont capables de faire avec un outil, on note que le système de connaissance corporel n’est pas indépendant, d’une part, de l’existence de règles d’usage (respectées ou consciemment bafouées) et d’un droit de la responsabilité (clauses de garantie…) et, d’autre part, d’une arène, c’est-à-dire d’un public (les deux ou trois collègues de l’atelier ou les millions de téléspectateurs) et d’une scène dans laquelle se joue la compétence humaine [DOD 95].

Le corps du sujet de connaissance est tout aussi important lorsqu’il s’agit de rendre compte de pratiques intellectuelles. Ainsi, Hutchins [HUT 95] insiste sur la nécessité de redonner des yeux et des mains aux auteurs d’opérations cognitives. Ceux-ci travaillent dans des environnements physiques dont les objets (papier, crayon, clavier et écran d’ordinateur, carnet de notes…) affectent les opérations

24 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

mentales. La pensée se construit ainsi au travers de l’énonciation verbale ou au travers des gestes de l’écriture sur papier ou sur ordinateur ; elle est une forme corporelle autant que cognitive. Ses modes d’apparition comme ses contenus sont donc autant redevables des formes de corporéité.

24.6. Les collectifs de la connaissance La connaissance tient au corps et à la mémoire. Dans les sociétés humaines, elle

tient également au langage et aux capacités de collectivisation et de confrontation des univers intériorisés individuels. Ici s’ajoute donc la dimension collective et les activités qui développent de tels collectifs. Toutefois, les collectifs humains ne sont pas seulement, comme chez les babouins, un ensemble complexe d’interactions dont les effets s’enchaînent de proche en proche. Il sont également structurés par des activités telles que le chant, les danses et les rituels. Ces activités sont constitutives de systèmes de connaissance et de mémoires collectives.

24.6.1. De la connaissance complexe sans écriture

On connaît ainsi des sociétés humaines dont les connaissances se passent de

l’écriture et reposent entièrement sur l’énonciation verbale et la mémoire. Il en est ainsi pour les peuples navigateurs du pacifique. Ils ont colonisés des îles éloignées les unes des autres et ont entretenus des échanges réguliers de biens et de personnes entre-elles. Or, ils n’avaient ni carte, ni écriture, ni objet-repère. En outre, il est aujourd’hui clairement établi que la découverte de ces îles n’a pas été le fruit du hasard mais bien celui d’une recherche délibérée et d’une dynamique de capitalisation et de circulation des connaissances. Les connaissances élaborées par ce peuple [WAT 95] prennent la forme d’une carte mentale incluant les îles connues et les étoiles. Elles sont également indissociables d’un réseau de relations sociales, économiques et politiques. Leur savoir-faire de la navigation et de l’orientation, par exemple, est un savoir à la fois pratique et moral, à la fois opératoire, porteur de sens et porteur de valeur. Il permet, entre autres, de définir une direction et de la garder au cours de la navigation, de se rappeler sa position par calcul mental et d’augmenter ses chances de découvrir de nouvelles îles. Il prend aussi en compte la couleur et l’odeur de l’océan, les vols d’oiseaux, la formation des nuages et les reflets sur les bases nuageuses. On a donc affaire à un système de connaissances complexe qui repose sur le langage et sur la mémoire des individus, sans aucun secours de l’écriture.

On pourrait penser que toutes les informations articulées dans ce système de connaissances sont intégrées dans une représentation unique et globale, une théorie générale ou une carte mentale totalisante. Or, il n’en est rien. Au contraire, les navigateurs opèrent de manière ad hoc et sans plan prédéfini. Leur savoir pratique est local et dépendant des interactions avec l’environnement. Leur action pratique

La Connaissance : ses objets et ses institutions 25

consiste à exploiter les contingences de l’environnement tout en se référant à une représentation abstraite pour orienter et situer l’action en cours. Contrairement à notre conception scientifique et technique, il ne s’agit pas, pour eux, d’utiliser une représentation abstraite pour spécifier une action locale [SUC 87] mais, au contraire, d’agir au niveau d’une situation locale, au moyen de connaissances locales dépendantes des interactions tangibles avec l’environnement et, ponctuellement, relier cette connaissance locale à quelques éléments d’une carte mentale de référence.

Un tel système de connaissances est éminemment dynamique. Il dépend des individus et de leurs expériences avec des environnements locaux, divers et changeants. La question se pose alors de savoir comment un tel système peut être appris et transmis d’une communauté à l‘autre et d’une génération à l’autre. C’est ici qu’on voit apparaître l’importance du langage et du corps humain comme instruments de production, de circulation et de capitalisation de la connaissance.

24.6.2. Capitaliser sans écrire

En fait, le savoir de ce peuple est exprimé au moyen d’une multitude d’activités,

des chants collectifs, des danses et des rituels, de l’apprentissage en groupe, des moyens mnémotechniques et des histoires racontées. Ces diverses activités sont redondantes. Les champs de savoir se recouvrent et se répètent dans des formes différentes. Aussi, ces multiples activités corporelles et langagières connectent progressivement les différentes savoirs les uns aux autres. L’ensemble de la connaissance forme alors un tout complexe et pas nécessairement homogène. Il est indissociable de son “support matériel”, les mots et récits gardés en mémoire et répétés dans le chant, les souvenirs corporels liés à la danse ou à l’apprentissage en groupe. En l’absence d’écriture, on retiendra que ce sont les corps et les collectifs humains qui constituent et font vivre le système de connaissances.

Cette inscription corporelle des connaissances est particulièrement intéressante dans la mesure où, à force d’être répétée, elle devient tacite, non réfléchie, évidente et naturelle. Elle est alors directement accessible au navigateur. Point n’est besoin pour lui de chercher dans des listes d’items pour trouver celui dont il a besoin. Le savoir est immédiatement présent. En outre, les différentes composantes du savoir sont reliées entre-elles de façons multiples : une observation évoque une danse, la danse un chant, le chant un récit… le tout égrainant d’innombrables informations entre autres pratiques. Chaque nouvelle situation est intégrée à la carte mentale du navigateur. Celui-ci le véhicule au cours de ses voyages, de ses récits et de ses chants. L’articulation des connaissances, locale par formation et par nécessité opérationnelle, permet également de passer et d’agir d’un lieu à l’autre, d’une communauté à l’autre. Au cours de ces passages, elle est confrontée, enrichie, discutée et négociée. S’y redéfinissent constamment les localités et la globalité.

26 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

Le cas des navigateurs du pacifique souligne ainsi l’importance de la dynamique collective en plus du corps, de la mémoire et du langage pour la constitution et la vie d’un système de connaissance à la fois social et pratique.

Cette dimension collective de la cognition se retrouve dans nos sociétés techniciennes. Les individus, dans une organisation de travail, échangent des informations et interagissent les uns avec les autres. La dynamique de ces interactions conduit au développement de connaissances locales articulées de proche en proche. Ainsi, par exemple, la connaissance nécessaire à la résolution de problèmes nouveaux est souvent le produit d’une série d’interactions locales et d’évocations de références plus ou moins communes [CIC 79, LAC 90] . Progressivement, une connaissance est construite et articulée aux précédentes. Cette connaissance, on ne peut dire ni qu’elle soit dans la tête des individus (ni dans sa totalité ni par fragments additionnables) ni dans un système de connaissances qui les dépassent. Au contraire, elle tient au collectif lui-même, à son organisation et aux interactions qui s’y produisent. Modifier le système et la dynamique des connaissances passe donc aussi par une action sur les formes de l’échanges entre les acteurs. Le collectif, plus ou moins éphémère et hétérogène, constitue la matière de la connaissance.

24.7. Les matériaux de la connaissance La constitution de la connaissance s’enrichit progressivement : elle repose sur

les corps, la mémoire, le langage et les collectifs. Elle tient à des liens de plus en plus nombreux et redondants entre ces différents ingrédients. Toutefois, là ne s’arrête pas la liste des éléments qui lui donnent son contenu et sa forme. Il faut aussi prendre en compte la matérialité de multiples objets de toutes sortes.

24.7.1. Cognitition au sein d’un collectif hétérogène passant par un objet simple

Parfois, de simples objets constituent les pierres angulaires d’un système de

connaissance technique. Il en est ainsi dans la construction des cathédrales gothiques. Celles-ci donnent une impression de rationalité, d’ordre et de calcul typique du développement scientifique et technique occidental. Face à un édifice aussi grand, complexe et de structure innovante comme la cathédrale de Chartres, il nous paraît évident qu’on a là l’œuvre d’un architecte et d’instruments de travail tels que des plans. Or, une étude récente de la construction de cette cathédrale au XIème siècle montre qu’il n’y a eu ni architecte, ni plan, ni unité de mesure standard [JAM 82, WAT 95]. L’édifice, loin d’être uniforme et cohérent, n’est qu’un gigantesque fouillis. Il a été construit par différentes équipes de maçons, chacune intervenant à une période différente, sans continuité ni relation aux autres. Chacun venait également avec son propre système de mesure, ses instruments et sa géométrie. Cette construction n’a fait appel à aucun des outils de planification, de calcul et de

La Connaissance : ses objets et ses institutions 27

dessin qui, aujourd’hui, nous semblent constituer le minimum recquis pour réussir une telle œuvre.

La coordination de la construction tient, en fait, aux gabarits dont disposaient les maçons. Il s’agit de fines pièces de bois que les maçons utilisaient pour donner aux pierres une forme particulière. Sur ces gabarits étaient dessinés la forme que la pierre devait avoir après découpe. En utilisant les gabarits, les maçons produisent en série des pierres similaires, avec beaucoup d’exactitude. En outre, lorsque les mêmes gabarits sont utilisés pour par un grande nombre de maçons, intervenant à des périodes différentes et ayant des outils et des compétences différentes, une production et une organisation unifiées du travail en résultent. Les gabarits conservent les décisions de conception que doivent respecter les maçons. Ils permettent ainsi de coordonner le travail de dizaines, voire de centaines de maçons. Les pierres étant similaires, la construction d’une structure cohérente devient alors possible malgré la discontinuité du processus de construction (qui peut s’étendre sur plus de 100 ans) et malgré les changements structurels et conceptuels radicaux.

Cet exemple permet de s’interroger sur ce que sont les éléments essentiels d’un système de connaissance technologique. Le travail d’un groupe de personnes ayant des pratiques, des outils et des points de vue variés doit être articulé pour que puissent émerger des objets et des systèmes techniques complexes et cohérents. Ceci est aussi vrai pour la construction d’une cathédrale que pour celle d’une fusée, d’un système d’irrigation agricole ou d’un essieu de poids lourd. Or, l’exemple de la construction des cathédrales montre que cette articulation peut être réalisée sans théorie structurelle unique, sans système de mesure standardisé, sans langage unifié, sans plan, sans base de données et sans architecte ni chef de projet. Pour Chartres, le gabarit et la géométrie élémentaire qui s’y applique sont les seuls éléments nécessaires. A partir de là, un processus d’accumulation ad hoc transforme le travail d’une multitude hétérogène de maçons en un bel ensemble cohérent.

24.7.2. De la connaissance tissée d’objets

Au-delà de cet exemple, plusieurs autres cas d’articulation des systèmes de

connaissance à des objets pourraient être discutés. Prenons seulement le cas de l’Empire Inca [WAT 95]. Celui-ci unifie plus de 5 millions de personnes dans un territoire qui s’étend sur plus de 2000 kilomètres de long. Cette unité suppose une administration en mesure de coordonner une population diversifiée, dispersée dans un environnement varié. Un système de connaissances y est fortement développé. Il articule des informations concernant l’irrigation, l’agriculture, le commerce, les ressources et la population. On imagine mal, aujourd’hui, comment une telle administration, publique ou privée, puisse ainsi fonctionner sans disposer d’une armada de scribes et donc d’un système d’écriture. Or, les Incas ne disposent pas de l’écriture. Leurs connaissances et leur administration tiennent à d’autres objets.

En l’occurrence, il s’agit de l’articulation d’informations de divers ordres prenant la forme d’une carte du territoire en trois dimensions. Cette carte est

28 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

constituée de pierres et de tombeaux alignés le long de 41 lignes radiales (les ceques). Les ceques intègrent des connaissances religieuses et astronomiques (repères sur l’horizon de levés et couchés significatifs du soleil, de la lune et d’étoiles) et constituent la base du calendrier requis par la bureaucratie inca. A cette carte en trois dimensions qui organise l’espace, s’ajoute un système de correspondances fait d’anneaux noués (quipus) qui permet d’intégrer un grand nombre d’informations hétérogènes. Les ceques et les quipus présentent de fortes similarités assurant ainsi les nécessaires redondances d’un système d’information et de communication. Cet exemple montre que l’écriture n‘est pas indispensable pour que soient développés des systèmes de connaissances élaborés. Les sociétés de culture orale, telles que l’Empire Inca, ont développé une forme de pensée critique abstraite, un système de vérification empirique ainsi que la constitution de listes, de tables et de calendriers sans passer par l’écriture. Cette connaissance n’est pas nécessairement lié à un système de mesure abstrait (distance, volume, etc.). Pour les Incas, elle tient à un système religieux et moral dont les concepts sont : obligation, ordre, santé, secret, péché, etc. Enfin, tout oral qu’il soit, ce système de connaissance ne s’en réduit pas pour autant à du langage ; il est tissé d’objets qui se renvoient les uns vers les autres.

24.7.3. Les objets acteurs de la cognition

Le monde d’objets qui nous entoure sert d’ailleurs souvent de support à l’activité

de connaissance. Par leur seule présence et par leur disposition, les objets permettent de limiter les besoins de recours à la mémoire [NOR 93] pour s’en remémorer les caractéristiques tangibles ou les relations. Ils se présentent sous la forme d’une carte tridimensionnelle qui n’a pas besoin d’être mémorisée. Quand ils sont stables et permanents, ils constituent en eux-mêmes une forme de mémoire. Leur disposition offre des prises et des manières de s’en saisir ou de les mobiliser dans l’action. De façon symétrique, ils renvoient l’utilisateur vers une position et l’orientent dans une posture dont l’objet lui-même constitue en partie la mémoire. Le conducteur qui s’installe au volent de sa voiture, après une longue période d’abstention, se remémore facilement les postures, les gestes et les mouvements de la conduite. Il devrait se les remémorer ainsi en l’absence de l‘objet, la tâche en deviendrait immédiatement plus lourde intellectuellement. Le sociologue et l’ergonome savent ainsi qu’il est plus facile de faire verbaliser son travail à un ouvrier lorsqu’il est près de sa machine que le faire à distance ; la seule proximité de la machine sert de support à l’expression et à l’explicitation.

Les objets offrent ainsi des prises, renvoient vers des postures ou se présentent comme des signes (par exemple, le voyant du réservoir d’essence allumé) associables à de la connaissance éventuellement explicite. L’agencement des objets constitue également une mémoire des séquences d’actions ou, plus précisément, de la position à l’intérieur d’une séquence d’action [CON 93]. Par exemple, la disposition des ustensiles et des ingrédients sur une table permet à un cuisinier

La Connaissance : ses objets et ses institutions 29

venant d’arriver de savoir ce que l’autre est en train de préparer et où il en est dans son activité (cf. figure 5). Les objets constituent ainsi à la fois des supports et des organisateurs de la connaissance. Leur seule présence réduit les besoins d’internalisation ou d’explicitation de la connaissance sur l’univers.

Fig. 5. L’agencement des objets comme mémoire de l’action La présence des objets, comme partie intégrante des systèmes de connaissance,

montre à quel point la cognition est une activité distribuée. Elle l’est non seulement entre les individus mais aussi entre l’humain, son langage, ses représentations mentales et les objets dont il s’entoure. La connaissance technique, par exemple, n’est pas faite seulement de concepts scientifiques fondés et/ou empiriquement vérifiés, de théories, de langages et de systèmes de mesure unifiés, de règles explicites et implicites. Il est fait également d’objets. Ainsi, l’unité d’une réalisation technique tient parfois moins à l’existence d’une théorie unique qu’à celle de quelques objets simples.

24.7.4. La matérialité de l’écrit

Parmi les matérialisations qui soutiennent et façonnent les connaissances,

l’écriture est probablement l’une des plus connues et répandues dans les sociétés modernes. Elle est à la fois matérialisation et représentation symbolique des objets, aide-mémoire (cf. la constitution de listes) et langage par lequel la connaissance peut se construire dans l’action d’écriture, dans son explicitation et dans sa distanciation. La pensée écrite peut être regardée, physiquement et mentalement, avec un certain recul. Goody [GOO 80] a ainsi montré à quel point les sociétés avec et sans écriture sont différentes. L’écriture constitue un outil fondamental d’organisation des informations et de gestion de la société. Le système de connaissances d’une société, lié à ses activités pratiques et techniques, tient largement à cet outil qu’est l’écriture. Il en est de même pour la pratique scientifique contemporaine [LAT 88] : sans les multiples inscriptions de toutes sortes (tracés crachés par les appareils, chiffres inscrits sur le pelage des rats et sur les parois glissantes des tubes à essais, calepin du naturaliste ou du laborantin, listing d’ordinateur, tableaux et graphiques, publications scientifiques, etc.) et sans les

30 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

instruments (y compris la main humaine) qui les produisent, le scientifique perdrait sa capacité à dominer le monde. Par les jeux d’écriture, de mise en circulation des traces et leur rapprochement, il devient en mesure de transformer un univers qui le dépasse en une série d’inscriptions qu’il peut dominer du regard, les comparer et les agréger ou les décomposer. Rosental [ROS 96] montre ainsi à quel point l’activité des logiciens est essentiellement scripturale plus que verbale. Il analyse le rôle de la matérialité et des pratiques d’écriture (en l’occurence, passant par les réseaux électroniques) dans de démonstration de théorème en logique : économie d’accès aux textes, stratégies de visibilité déployées par les protagonistes, gestion différentiée des interventions selon les tribunes, formulation polysémique et jeu sur les possibilités de lectures imparfaites.

Parmi les formes d’inscriptions, les chaînes de 0/I que manipulent les instruments informatiques constituent une matérialisation particulièrement abstraite. Elles présentent l’avantage d’être particulièrement mobiles, relativement immuables et plus aisément combinables au moyen d’instruments dénués d’intelligence. Toutefois, les flux de 0/I plus encore que les mots, sont pour l’humain, plus abstraits que les objets ; ils peuvent plus difficilement soutenir la mémoire de réalités complexes ou de renvoyer vers des postures ou des actions. Par contre, plus compacts, ils peuvent être accumulés dans des espaces réduits de la même manière que les mots avaient permis la rédaction de sommes de connaissance (les livres et les bibliothèques).

Avec les diverses formes d’écriture, la nature de la connaissance s’en trouve à nouveau modifiée ; elle est cadrée et manipulée de façon différente au moyen de technologies intellectuelles, telles que la constitution de listes [GOO 80] ou l’imprimerie [EIS 91]. Elles cadrent et découpent différemment la connaissance ; elles produisent de nouvelles connections ; elles transportent dans les contenus des éléments nouveaux.

De nouvelles transformations des systèmes de connaissance sont en cours, liés au développement de nouvelles technologies (couches successives d’interfaces destinées à rendre leur usage convial et “transparent” pour l’utilisateur, systèmes experts, systèmes de gestion de bases de données relationnelles ou orientées objet, hypertexte, courrier électronique et réseau Internet, représentation virtuelle, etc.) et des nouveaux métiers et spécialités qui leur sont associés. Tous ces éléments (objets, langages, instruments, réseaux professionnels, etc.) agissent la connaissance et la constituent d’une manière nouvelle. La question se pose aujourd’hui de comprendre quelles nouvelles transformations sont liées à ces éléments, quelles est leur dynamique et leur opacité. Ce n’est pas parce que la connaissance est explicitée en mots et en données informatiques que nous pouvons nous dispenser de la saisir dans sa matérialité. Les spécialistes de l’information ont peut-être raison de montrer que la quantité de connaissance sur un objet s’accroît de façon dramatique ; la question centrale se pose cependant de la manière d’accéder et d’utiliser cette connaissance. Les navigateurs avaient un accès immédiat à l’ensemble de leur système de connaissance ; les progrès de l’informatique nous promettent le même rêve à une échelle infiniment plus grande. Mais la matérialité de la connaissance reste la

La Connaissance : ses objets et ses institutions 31

question cruciale, celle de la séparation entre ceux qui y ont accès et les autres et celle des nouveaux usages qu’il faudra inventer.

24.8. Les institutions de la connaissance Les corps, les langages, les collectifs et les objets sont les ingrédients de la

connaissance. Celle-ci tient rarement à un seul de ces ingrédients. Au contraire, elle joue de leur redondance et de leur enchevêtrement. Chaque système de connaissance est constitué d’un arrangement spécifique d’objets, de corps disciplinés, d’expression langagières, de textes et de communautés humaines. Ces arrangements hétérogènes peuvent être locaux, tels le savoir-faire et la tradition maintenus dans un chantier naval [TOR 91], ou plus ou moins étendus tels que les métiers de chaudronniers traversant les frontières des entreprises ou de gantiers concernant parfois tout un bassin industriel. Ces arrangements peuvent être étendus à l’échelle mondiale : tel est le cas pour la science avec ses échanges de chercheurs, de publications et d’échantillons, ses grands instruments de recherche (tel que le CERN à Genève ou le synchrotron à Grenoble), ses programmes et missions scientifiques internationales, ses revues, ses commissions, etc.

24.8.1. Les savoirs institués

Les arrangements hétérogènes peuvent être plus ou moins stabilisés. Ils forment

alors des institutions. Dans le domaine du savoir, celles-ci assurent la pérennité d’un système de connaissances tout en rendant possible son renouvellement : transmission de génération en génération, intégration de nouveaux savoirs et adaptation à de nouvelles demandes socio-économiques, appropriation de nouveaux objets et innovation, transformation des règles de coordination et de régulation, évolution du langage, etc.

L’institution de la connaissance la plus importante, de par sa couverture mondiale, est certainement l’institution de la science, c’est-à-dire de la production et de la validation collective de savoirs explicites. Pour une présentation détaillée de l’institution scientifique (normes de régulation du comportement, systèmes d’échanges, dynamiques sociales, pratiques de laboratoire, construction de réseaux, etc.), il convient de se référer à la sociologie des sciences [VIN 95].

Au XXième siècle, la production de savoirs nouveaux est de plus en plus institutionnalisée et intégrée mondialement au travers notamment des grandes revues, colloques, accords et réseaux de coopération scientifique, réseaux électroniques, etc. La conservation des savoirs est étroitement lié à cette institution soit parce que les savoirs sont maintenus vivants grâce à leur pratique régulière, soit par la constitution de collections, de bibliothèques, de banques d’échantillons et de bases de données (bibliographiques notamment). A cette institution de la science

32 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

sont associés de nouveaux pouvoirs, notamment celui de l’expertise mobilisée tant au niveau des décisions publiques que juridiques ou industrielles.

Cette forme particuilère d’institutionnalisation de la connaissance n’est pas sans conséquence sur son contenu. L’une comme l’autre sont d’ailleurs susceptibles de connaître de nouvelles et importantes transformation liés à l’extension des réseaux électroniques et de bases de données (mettant en cause les formes d’expression actuelles de la production scientifiqueet de son évaluation) ainsi qu’aux nouvelles demandes de la société en termes de confiance et d’assurance qualité vis-à-vis des connaissances avérées et certifiées.

La transmission du savoir, elle-même, est fortement institutionnalisée [DAN 91]. Elle passe largement par l’école. Avec le développement des connaissances scientifiques, celle-ci s’est progressivement autonomisée (par rapport à la famille, aux relations de proximité et à l’Église notamment). L’école et l’université produisent une normalisation des connaissances et des pratiques sociales : la discipline de l’esprit et du corps, le contrôle des comportements sociaux, l’induction de nouveaux goûts et modes de pensée (les lettres, les math…). Cette institution de la transmission du savoir, en conformant les jeunes esprits à la rationalité scientifique, produit une mise en forme culturelle spécifique, indissociablement liée à la reproduction [BOU 71] et/ou à la transformation de rapports de pouvoir entre groupes sociaux.

L’école et l’université dispensent un savoir fortement valorisé dans nos sociétés. Aussi, autour de cette institution, il n’est pas surprenant de rencontrer des tensions et des conflits concernant les contenus des connaissances transmises. Des savoirs marginalisés peuvent ainsi se voir valorisés du seul fait d’être transmis et recodifiés par cette institution : tel est le cas pour l’écologie ou de la sexologie dans les universités, l’étude du milieu dans les lycées, l’acupuncture et l’homéopathie dans certaines facultés de médecine ou les sciences sociales et économiques dans les écoles d’ingénieurs. Il en fut ainsi également pour les laboratoires de recherche, invention industrielle au départ, progressivement adoptée par les universités et associée aux traditionnelles salles de classe et bibliothèques.

24.8.2. Les savoirs de métier

Inversement, les savoirs non canonisés par l’école ou par l’université se voient

dévalorisés, démodés et relégués dans l’oubli ou la marginalité. Il en est ainsi d’innombrables savoirs et savoir-faire de métiers en voie ou non de disparition ainsi que les savoirs quotidiens. Les modes d’appréhension de la réalité faisant appel à des approches esthétiques, religieuses ou artisanales, en particulier sont refoulées. La connaissance tirée de l’expérience, celle de l’homme de métier ou du gestionnaire, sont dévaluées parce que l’école place la rationalité scientifique au cœur du champ de la connaissance. Aussi, bien que l’école et l’université soient les principales institutions de transmission de la connaissance, on observe qu’une grande partie du savoir est produit, conservé et transmis en dehors de cette

La Connaissance : ses objets et ses institutions 33

institution. Il en est ainsi des savoirs de métier et de la diffusion de connaissances passant par les mass média.

Dans le métier, la rationalité scientifique ne peut être placée au cœur du système de connaissance pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que les situations concrètes ne se réduisent pas aisément à un nombre limités de variables aisément contrôlables. La connaissance produite à partir de l’expérience de ces situations n’est alors pas nécessairement vérifiées et validées. Un grande nombre de phénomènes échappent à la compréhension. Ceci n’empêche pas les professionnels de s’en faire une idée ou une représentation plus ou moins partagée. Même dans les laboratoires de sciences, les chercheurs se forgent de telles représentations et règles y compris de nature superstitieuse. Par expérience, ils savent que tel produit ou instrument doit être manipulé de telle manière et pour rien au monde ils n’oseraient faire autrement de crainte de ne plus obtenir les mêmes résultats. On les voit ainsi effectuer des gestes et des opérations que personne ne peut justifier mais qui semblent toutefois incontournables. L’opérateur agit parfois à l’aveugle à défaut de voir ce qui se passe dans la machine. Il ne peut pas toujours se référer à sa mémoire des expériences passées ni interrompre l’action pour expérimenter de façon contrôlée. Dans ces situations, il lui arrive dans s’en remettre à sa mémoire inconsciente “en faisant l’hypothèse que des capacités intériorisées sauront elles-mêmes retrouver les gestes corrects” [DOD 95]. Par ailleurs, à force d’être réparées et corrigées, les machines sont modelées de façon singulière en même temps que les corps et la pensée s’y sont adaptés. Ces longues interactions produisent un “régime de familiarité” [THE 90] qui constitue en lui-même une forme matérialisée et incorporée de connaissance (comme deux personnes qui disent bien se connaître).

Les gens de métiers privilégient, dans la transmission de leur savoir, la pratique à la théorie [TAN 91]. La théorie ne vient que de surcroît. L’acquisition du métier est ancrée dans l’exécution du travail. Elle repose sur la capacité à maîtriser certaines opérations, à les relier entre-elles et à s’organiser. Pour les mécaniciens et les électrotechniciens, il s’agit de savoir-faire (un câblage), de savoir-lire (un dessin), de savoir-choisir (le bon outil ou le bon matériau), de savoir-anticiper (une panne ou la réaction de la matière), de savoir-régler (les jeux d’une machine), de sentir et savoir-retoucher (une pièce), etc. Ces savoir-faire mobilisent la pensée (calculer des angles, des distances…), le langage autant que le corps et une panoplie d’objets et de documents (plans, notices). Pour le parfumeur, le savoir-faire passe par la capacité à juger et à combiner plusieurs centaines de substances odorantes pour composer des parfums qui doivent demeurer identiques alors que les composants dont il disposent changent constamment en fonction des provenances, de la qualité des récoltes et des prix sur le marché [RAS 91].

La production, pour les gens de métier, est une œuvre singulière et synthétique : elle suppose une approche globale de l’état des choses, à appréhender dans ses multiples aspects. La transmission du savoir de métier est synthétique non seulement sur le plan de la technique, de la compréhension des phénomènes et du savoir-faire ; elle l’est aussi sur le plan de l’organisation du travail, de la discipline corporelle, de la sociabilité et de la morale (le maintien du savoir professionnel et la

34 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

protection de la cohésion entre les gens de métier). Le savoir-faire de métier est simultanément un savoir-vivre qui produit du sens et de l’identité. Sa transmission est souvent normée sur le plan des statuts, des comportements et des actes techniques. Le gens de métier se définissent également par des normes qui les distinguent des simples diplômés ou des autres métiers. Ainsi, les réparateurs de navires se définissent par rapport au “vice”. Le vice du métier est une capacité à réfléchir et à se débrouiller face aux imprévus [TOR 91]. Il n’est pas réductible à des savoirs techniques formalisés. Il est le produit de l’expérience et de l’engagement de la personne. Il se traduit par les performances que le professionnel est en mesure de réaliser, au regard de ses confrères. Il exprime l’assurance professionnelle autant par rapport à la technique que par rapport aux gens du métier. Ainsi, le métier constitue une forme d’institutionnalisation de la connaissance où l’apprentissage et le développement d’un savoir sont associés à une identité et à une hiérarchie de statut.

24.8.3. Les nouveaux métiers de la connaissance

Depuis une dizaine d’années, les métiers connaissent de nouvelles redéfinitions à

cause de l’élargissement des fonctions et de l’introduction dans l’organisation du travail d’une plus grande flexibilité. Les professionnels sont ainsi confrontés au fait de devoir faire preuve de nouvelles compétences : capacité à dialoguer, à communiquer, à négocier, à s’ajuster aux autres, à partager son savoir, à s’engager dans la recherche collective de solutions, à faire circuler rapidement les informations pertinentes, etc. Les systèmes de production en flux tendus et la réduction des délais de conception supposent que les informations portant sur le processus en cours circulent plus rapidement : traçabilité, téléphone et courrier électronique, circulation des personnes et réunions, etc. Les nouveautés, modifications, choix et fluctuations doivent être répercutées de manière à ce que chacun puisse s’ajuster.

Dans ce contexte, les métiers, qui conservaient le savoir grâce à un ensemble de règles indissociablement techniques et sociales, deviennent des obstacles et des points de résistance par rapport aux nouvelles exigences de flexibilité. Savoir-communiquer, savoir-arranger, savoir-négocier supposent d’investir dans de nouvelles activités : salut rituel et conversation, évitement des mises en cause d’individus, entretien de bonnes relations, maîtrise des outils de communication. Ces nouvelles compétences se trouvent être actuellement plus valorisées que les anciennes compétences professionnelles [DOD 95]. Il s’ensuit que l’institution des métiers puisse disparaître et, avec elle, une forme particulière d’institutionnalisation de la connaissance.

La question se pose alors de savoir sur quelles nouvelles formes de production, de conservation et de transmission du savoir les collectifs productifs pourront s’appuyer. L’importante diffusion des outils et principes d’assurance qualité au sein des entreprises constitue peut-être une réponse à cette interrogation. Ainsi, la mise en œuvre des normes ISO 9000 correspondrait au développement d’une logique de

La Connaissance : ses objets et ses institutions 35

l’échange entre salariés et d’une forme de coopération encadrée où autonomie, responsabilité, explicitation et attestation collective des pratiques de chacun iraient de pair. Aussi, le savoir-faire des métiers serait-il en train d’être remplacé par des savoir-faire d’entreprise, ayant une forte composante organisationnelle. Cette hypothèse demande toutefois à être vérifiée car le caractère stratégique (au sens du jeu et des relations de pouvoir entre les acteurs) du savoir-faire suggère que les salariés ne s’engageront pas nécessairement de cette sorte dans leur entreprise. La question des nouvelles formes d’organisation et d’institutionnalisation du savoir productif reste donc ouverte.

Par ailleurs, se pose la question de l’action des nouveaux spécialistes de la connaissance (cogiticiens, développeurs et gestionnaires de base de données et de bases de connaissances, architectes de réseaux d’information, modérateurs de réseau, etc.) et de leur éventuelle institutionnalisation en métiers de la connaissance. Dans les années 1960 et 1970, les informaticiens ont constitués des services informatiques centralisés et puissants tentant d’imposer aux utilisateurs leur propre logique. Avec la micro-informatique, ils ont été partiellement contournés et ont donc dû renégocier leur rôle et leur place dans les entreprises. Qu’en est-il aujourd’hui avec la prolifération des réseaux, des systèmes d’aide informatisés, des systèmes de gestion de bases de données, des nouvelles formes de représentation (la réalité virtuelle notamment) ? Quelles nouvelles transformations de la nature des connaissances sont liées à ces nouveaux instruments et à leurs nouveaux spécialistes ?

La question des métiers de la connaissance est très étroitement liée à la question de la matérialité du savoir. Une utopie largement répandue de nos jours nous conduit à croire qu’il y a indépendance entre l’information et son support. On dit aussi qu’il y a de plus en plus de connaissance formelle incorporée dans les produits (cf. figure 6). On explique ainsi les énormes progrès au niveau des performances techniques de produits : si le coéficient de transparence optique des verres en 1970 est posé égal à 1, il est, en 1985, égal à 10 000 avec les fibres optiques. Une telle évolution s’expliquerait par l’accroissement de la part de savoir incorporé dans le produit.

S’il est vrai qu’il y a plus de connaissance incorporée dans les produits, il est faux de croire que cela correspond à la disparition de la matérialité de la connaissance. Bien au contraire, l’accroissement de la part symbolique, formelle et cognitive des objets est liée à la mobilisation de textes, d’instruments, d’organismes de recherche et de collectifs divers de plus en plus nombreux. Lorsque la part du savoir formel était réduite, le réseau correspondant à ce savoir était lui-même limité, par exemple aux portes de l’atelier de fabrication. Aujourd’hui, lorsqu’on accroit la part de savoir formel, cela signifie que sont mobilisés des laboratoires de recherche, des partenariats technologiques, des bases de données bibliographiques, des institutions de normalisation, des instruments et des technologies plus nombreuses. Plus de connaissance veut dire, en fait, plus de matériaux divers, plus de collectifs et d’institutions, plus de papier, etc.

36 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

% VA100

0Temps

Matière

Inte

llige

nce

!!! En fait : Intelligence ≠ immatériel !!! Intelligence = réseaux d’objets, de textes, de collectifs,…

Fig. 6. La connaissance incorporée dans les produits

24.9. Conclusion La connaissance n’est pas une chose simple. Elle n’est pas faite seulement de

mots et d’énoncés et encore moins de 0/I. Il ne suffit pas de l’extraire, de la mettre en boîte ou de l’appliquer. Elle a une forme matérielle, riche, complexe et hétérogène qu’il est essentiel d’appréhender. La prolifération d’énoncés de connaissances formalisés et informatisés ne doit pas faire perdre de vue qu’elle n’échappera jamais à un matérialité spécifique qui la constitue et qui lui donne des propriétés dont il convient d’être conscient.

Il est illusoire de croire que la connaissance échappe à la matérialité. Tout symbole a son support. Toute transformation symbolique et cognitive se traduit par des opérations matérielles. Aussi, saisir la connaissance, c’est aussi saisir sa matérialité. L’accès à la connaissance, c’est aussi la question de son accès matériel. Ce qui se passe aujourd’hui avec l’extension du réseau Internet plaide en ce sens ; on est loin du mythe de la transparence (le village à l’échelle planétaire) et d’un monde de la connaissance détaché des contraintes physiques et corporelles. Au contraire, la matérialité de la connexion au réseau crée de nouvelles frontières entre les branchés et les exclus. Les détails des serveurs, des mises en pages, du langage utilisé, des relations établies entre les pages, etc. agit fortement sur l’accès, le

La Connaissance : ses objets et ses institutions 37

contenu et la maîtrise de la connaissance. La matérialité de la connaissance sur le réseau est liée à une forme particulière de son appréhension : l’itération. La forme et le contenu reflètent alors les itinéraires empruntés, ce qui est profondément différent des connaissances saisies de manière cartographique, panoramique ou synthétique.

Réfléchir à la question de la connaissance, c’est donc aussi soulever des questions beaucoup plus vastes telles que : quels sont les espaces sociétaux et les institutions de la production, conservation et transmission du savoir ? Quelle est la matérialité de la connaissance et qu’est-ce que cela suppose pour son usage ? Quelles sont les pratiques de production, de circulation et d’usage de ces contenus-matières cognitifs ?

24.10. Bibliographie

[BES 93] BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., ‘Les ressorts de l’expertise’, Raisons pratiques, n° 4, pp. 141-164, 1993.

[BOE 94] BOESCH C., BOESCH-ACHERMANN H., ‘Technique et culture chez les chimpanzés sauvages’, Techniques et culture n° 23-24, pp. 1-27, Janvier-décembre 1994.

[BOU 71] BOURDIEU P., PASSERON J.CL., La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris: Ed. de Minuit, 1971.

[BYR 88] BYRNE R., WHITEN A. (eds), Machiavellian Intelligence. Social Expertise and the Evolution of Intellects in Monkeys, Apes and Humans, Oxford: Clarendon Press, 1988.

[CIC 79] CICOUREL A., La sociologie cognitive, Paris: Presses Universitaires de France, 1979. [COL 92] COLLINS H., Experts artificiels, Paris: Ed. Seuil, 1992. [CON 93] CONEIN B., JACOPIN E., ‘Les objets dans l’espace’, Raisons pratiques, n° 4, pp. 59-

84, 1993. [DAN 91] DANDURAND P., OLLIVIER E., ‘Centralité des savoirs et éducation : vers de nouvelles

problématiques’, Sociologie et sociétés, Vol. XXIII, n° 1, pp. 3-23, 1991. [DOD 95] DODIER N., Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés

technicisées, Paris: Métailié, 1995. [EIS 91] EISENSTEIN E., La révolution de l’imprimé, à l’aube de l’Europe moderne. Paris: La

Découverte (éd. originale 1979), 1991. [HUT 95] HUTCHINS E., Cognition in the Wild, Cambridge (MA), MIT Press, 1995. [GOO 80] GOODY J., La raison graphique, Paris: Ed.Minuit, 1980. [JAM 82] JAMES J, Chartres : the masons who built a legend, London: Routledge and Keagan

Paul, 1982. [LAC 90] LACOSTE M., ‘Interaction et compétences différenciées’, Réseaux, n° 43, pp. 81-96,

1990. [LAT 94] LATOUR B., ‘Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l'interobjectivité’,

Sociologie du travail, n° 4, pp. 587-608, 1994. [LAT 88] LATOUR B., WOOLGAR S., La vie de laboratoire, La production des faits

scientifiques, Paris: La découverte (éd.originale, 1979), 1988.

38 Intégration du savoir-faire. Capitalisation des connaissances

[NOR 93] NORMAN D., ‘Les artefacts cognitifs’, Raisons pratiques, n° 4, pp. 15-34, 1993.

[PER 78] PEREC G., La vie mode d’emploi, Roman, Coll. Le livre de Poche, n° 5341, Paris, Ed. Hachette, 1978.

[RAS 91] RASSE P., ‘La cité aromatique’, Terrain n° 16, pp. 12-26, Mars 1991. [ROS 96] ROSENTAL C., Sociologie des pratiques démonstratives. Le cas d’un théorème de

logique, Thèse de doctorat, CSI, Ecole des Mines de Paris, déc. 1996. [STR 90] STRUM, S., Presque Humain. Voyage chez les babouins, Paris: Eshel, 1990. [SUC 87] SUCHMAN L., Plans and situated actions: The problem of human-machine

communication, Cambridge: Cambridge University Press, 1987. [TAN 91] TANGUY L., ‘Changements techniques et recomposition des savoirs enseignés aux

ouvriers : des discours aux pratiques’, Sociologie et sociétés, Vol. XXIII, n° 1, pp. 71-86, 1991.

[THE 90] THEVENOT L., ‘L’action qui convient’, in Pharo P., Quéré L. (éd.) ‘Les formes de l’action’, Raisons pratiques, Paris: Ed de l’EHESS, pp. 39-69, 1990.

[THI 94] THIERRY B., ‘Social transmission, tradition and culture in primates : from the epiphenomenon to the phenomenon’, Techniques et culture n° 23-24, pp. 91-120, Janvier-décembre 1994.

[TOR 91] TORNATORE J.L., ‘Etre ouvrier de la Navale à Marseille’, Terrain n° 16, pp. 88-105, Mars 1991.

[VAU 94] VAUCLAIR J., ANDERSON J.R., ‘Object manipulation, tool use, and the social context in human and non-human primates’, Techniques et culture n° 23-24, pp. 121-136, Janvier-décembre 1994.

[VIN 95] VINCK D., Sociologie des sciences, Paris : Armand Colin, 1995. [WAT 95] WATSON-VERRAN H., TURNBULL D., ‘Science and Other Indigenous Knowledge

Systems’, in JASANOFF S., MARKLE G., PETERSEN J., PINCH T., Handbook of Science and Technology Studies, London: Sage, 1995.