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La critique en régime d’impuissance Une lecture des indignations des auditeurs de France-Inter Dominique Cardon (Prisme/CNET) Jean-Philippe Heurtin (GSPM/CNET) Depuis le début des années soixante-dix, les programmes de radio et de télévision réservent une place de plus en plus importante à l’expression personnalisée et directe de leur public 1 . Pour beaucoup, et notamment pour les journalistes qui se sont chargés de la promotion de cet “espace public élargi”, le développement de ces nouvelles technologies de représentation (micro-trottoir, plateaux forum, inserts téléphoniques, etc.) participe d’un mouvement de symétrisation des statuts du spectateur et du médiateur dont l’ambition est d’assouplir les critères de légitimité réglant la distribution du droit à prendre la parole en public. La généralisation de ces forums est aussi souvent regardée comme le symptôme d’une “crise” plus générale, affectant d’autres technologies de représentation (électorale, syndicale, partisane, etc.) qui ont été historiquement associées à la forme tenue pour légitime de dévolution du pouvoir dans les sociétés démocratiques. La mise sur l’agenda médiatique d’expressions individuelles émancipées de toute architecture militante serait intimement liée à la mise en cause des mécanismes de délégation collective, dont l’augmentation de l’abstentionnisme, la dispersion des votes vers des partis extérieurs au champ politique central, le déclin du 1 . Ce travail n’aurait pu être entrepris sans la complicité de F. Carbonne et J.-M. Four qui ont accepté de nous confier les enregistrements des auditeurs indignés de France-Inter. F. Chateauraynaud et Prospéro, qu’ils soient tous deux remerciés, nous ont aidés à construire une représentation de ces messages. 1

La critique en régime d'impuissance

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La critique en régime d’impuissanceUne lecture des indignations des auditeurs de

France-Inter

Dominique Cardon(Prisme/CNET)

Jean-Philippe Heurtin(GSPM/CNET)

Depuis le début des années soixante-dix, les programmes deradio et de télévision réservent une place de plus en plusimportante à l’expression personnalisée et directe de leurpublic1. Pour beaucoup, et notamment pour les journalistes quise sont chargés de la promotion de cet “espace publicélargi”, le développement de ces nouvelles technologies dereprésentation (micro-trottoir, plateaux forum, insertstéléphoniques, etc.) participe d’un mouvement desymétrisation des statuts du spectateur et du médiateur dontl’ambition est d’assouplir les critères de légitimité réglantla distribution du droit à prendre la parole en public. Lagénéralisation de ces forums est aussi souvent regardée commele symptôme d’une “crise” plus générale, affectant d’autrestechnologies de représentation (électorale, syndicale,partisane, etc.) qui ont été historiquement associées à laforme tenue pour légitime de dévolution du pouvoir dans lessociétés démocratiques. La mise sur l’agenda médiatiqued’expressions individuelles émancipées de toute architecturemilitante serait intimement liée à la mise en cause desmécanismes de délégation collective, dont l’augmentation del’abstentionnisme, la dispersion des votes vers des partisextérieurs au champ politique central, le déclin du1. Ce travail n’aurait pu être entrepris sans la complicité de F. Carbonneet J.-M. Four qui ont accepté de nous confier les enregistrements desauditeurs indignés de France-Inter. F. Chateauraynaud et Prospéro, qu’ilssoient tous deux remerciés, nous ont aidés à construire unereprésentation de ces messages.

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militantisme ou la confiance discutée dans le discoursjournalistique, constituent autant de témoins statistiques.C’est d’ailleurs bien au regard de ce type de considérationsque les journalistes entendent “rendre” la parole “auterrain” dans l’espoir de “recoller” à une “réalité” qui leuraurait échappé avec l’affaiblissement des formestraditionnelles de représentation et la démonétisation desgrands récits collectifs produits par des porte-paroleattitrés.

Les travaux de science politique les plus rigoureux qui aienttraité de cette question se sont cependant bien gardésd’emprunter aux acteurs ce genre d’argumentation et ontpréféré démasquer les erreurs et les croyances sur lesquelleselle s’est érigée. Ils montrent que les formes de dominationdans l’espace public n’ont pas été foncièrement modifiées parla production stéréotypée de prises de parole profanes et quecelle-ci doit s’interpréter comme une conséquence de laconcurrence avivée entre professionnels de la représentation.Érik Neveu (1992) et Bernard Lacroix (1994) insistent tousdeux sur le fait que la mise en scène par les journalistes de“demandes sociales insatisfaites” et l’ouverture en réponsed’un accès “contrôlé” à la publicité pour de “petits”porteurs de causes, résultent du jeu d’interdépendances entrejournalistes, sondeurs et hommes politiques pour se voirreconnaître le titre de porte-parole des situationsordinaires et en tirer une légitimité particulière pourimposer une définition des règles du jeu politique qui leursoit favorable. On ne souhaite pas contredire ici uneinterprétation qui se révèle en effet pertinente dans l’étudede cas que nous proposons ci-dessous. Cependant, il nous fautsouligner deux difficultés suscitées par ce type d’approcheessentiellement nominaliste.

En premier lieu, les travaux sur les programmes“participatifs” s’appuient habituellement sur une sémiologieassez spontanée du dispositif scénique ou sonore et uneanalyse, souvent documentée de seconde main, des trajectoiresde ses producteurs. Ils s’interdisent ainsi de prêter

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attention aux modalités concrètes de la prise de parole et àla transformation des dispositions et des compétences desporteurs d’expressions ordinaires, arguant du caractère“artificiel” des interventions du public (celles-ci ne sontque le reflet des stéréotypes sociaux attendus par lesjournalistes). En second lieu, et de façon conséquente, cesapproches radicalement constructivistes se mettent trèssouvent dans une situation de porte-à-faux lorsqu’il leurfaut trancher la question, pourtant cruciale, des “effets”sociaux et politiques de ces nouvelles formes de prises deparole. D’une part, elles affirment avec force la séparationentre la parole “professionnelle” et la parole “ordinaire”,entre les “voix qui parlent” et celles qui “sont parlées”,cette clôture justifiant une approche exclusivement centréesur les dispositifs médiatiques et leurs producteurs, maisd’autre part, elles n’ont de cesse de prêter aux discoursdominants des effets de performation sur les représentationsdu public. De sorte, qu’à nos yeux, il manque à ces travauxsi ce n’est une théorie, au moins un argument et une méthoded’enquête permettant de connecter les formes du débat publicet celles du rapport ordinaire à la politique.

La perspective développée dans ce travail s’efforce detravailler de concert ces deux difficultés en proposant pourchacune une réponse circonstanciée. En premier lieu, il noussemble nécessaire de s’attacher au traitement de corpusd’énonciations ordinaires de grande taille (et nond’échantillons de quelques locuteurs sélectionnés) afin detraiter de façon symétrique le dispositif et le publicparticipant. Ce parti pris méthodologique procède du souci demettre à jour les critères de sélection des locuteurs etd’appréhender ce genre de programme comme le produit d’uneco-construction du dispositif et de ses participants. Ensecond lieu, on fera l’hypothèse qu’il existe une continuitéentre les discours tenus dans les médias et le discoursordinaire – ce qui permet de se doter d’une théorie deseffets –, et que celle-ci se réalise par le truchement d’uneaffinité entre le système des positions énonciatives agencépar les technologies de publicisation et la structure des

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ressources normatives et rhétoriques du langage ordinaire. Ouencore, pour le dire dans les termes de Wittgenstein, qu’uncertain type de “jeu de langage” est coextensif d’unecertaine “forme de vie”. Ce point nous semble notammentdécisif au regard de la question de la montée en généralité quiconstitue le thème fédérateur de cet ouvrage. On neconsidérera pas ici la “généralité” comme un marqueurrhétorique permettant de partager de façon préalable lapuissance sociale des locuteurs (ceux qui ont le pouvoir de“parler en grand” et ceux qui ne l’ont pas) ou de dissimulerderrière de nobles êtres de discours (la science, ladémocratie, l’expertise, etc.) des réalités auxquelles seulle sociologue aurait accès. La structure normative du langageordinaire est habitée par des “généralités”, des “idéalités”de sens commun, qui ne sont pas réductibles à des techniquesrhétoriques d’euphémisation, de distinction ou dedissimulation. Cette propriété du langage s’exprime notammentà travers notre faculté à critiquer qui procède de notre sensordinaire de l’injustice. Il suffit en effet qu’un “c’est pasjuste !” soit prononcé dans telle ou telle situation pour quese trouve aussitôt convoqué l’ordre de grandeur légitime auregard duquel le locuteur élève une prétention à la validitéau moins relative à l’arène particulière de son énonciation(Boltanski, Thévenot, 1991). La faculté d’indignation reposeainsi sur l’expérience individuelle et collective d’unensemble d’événements marquants lors desquels a été oublié,blessé ou violenté les conceptions, collectivement partagées,du normal, du juste ou du légitime. Aussi doit-on considérerque la parole accusatoire constitue l’une des premièresmanifestations de notre sensibilité morale au monde desproches et des distants.

Cela ne signifie pas pour autant que cette faculté communepuisse être également actualisée dans toutes les arènes, etnotamment dans les dispositifs qui imposent à l’expressionpublique de l’accusation de se plier à des règles syntaxiqueset sémantiques inégalement accessibles aux personnes. L’objetde la sensibilisation, la manière de protester et la maîtrisede certaines entités du discours public constituent autant de

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paramètres de la parole critique qui varient sensiblementselon la position du locuteur dans l’espace social et sonexposition biographique à l’expérience de l’injustice. Pourautant, ce serait faire une faute conceptuelle que deconfondre la compétence à critiquer et la capacité à maîtriser la langue dela critique publique. En effet, la validité de la critique neprocède pas d’un simple test cognitif (comme le fait deconnaître et de savoir mobiliser tel ou tel typed’argumentation ayant cours dans le débat public) mais d’unecorrespondance entre la forme pragmatique de la protestationet les critères normatifs qui fondent notre sens ordinaire ducritiquable (Walzer, 1996).

De telle sorte, que, en sélectionnant certaines prises deparoles, les dispositifs médiatiques identifient aussi leurvalidité. Ils partagent donc avec les auditeurs un même senscommun, de mêmes règles servant d’appui à la critique. S’ilen allait autrement, si la sélection des prises de parole etleur validation ne procédait d’aucune reconnaissance,d’aucune compréhension des règles que suivent les auditeurs,on aurait alors affaire à une émission incompréhensible (ou“idiote”) pour ceux qui l’écoutent et pour ceux qui la font.En d’autres termes, les conditions dans lesquelles unesociété organise et thématise les occasions de tenirpubliquement un discours critique sur elle-même et lesressources normatives du langage ordinaire se co-appartiennent et se construisent mutuellement. C’est ce quenous souhaiterions montrer en étudiant un corpus de messagesd’indignation adressés à la rédaction de France-Inter par sesauditeurs. La mise en avant, par les journalistes, decritères d’authenticité et de sincérité pour juger desénonciations ordinaires participe, à nos yeux, parmi d’autresfacteurs, à la transformation de l’architecture pragmatiquede la critique publique, de telle sorte que ses effetspolitiques et sociaux s’en trouvent atténués et que lesressorts moraux qui président au sentiment d’indignation sontdétournés vers la thématisation envahissante du sentimentd’une impuissance de l’accusation.

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L’indignation en forme de plainte

À l’initiative de deux journalistes de France-Inter, FrédéricCarbonne et Jean-Marc Four, il a été proposé aux auditeurs dela radio publique de laisser un message d’indignation sur desrépondeurs téléphoniques. Cette opération visait à faire“remonter” vers la radio des critiques ordinaires et à leuraccorder une publicité particulière à l’occasion d’unejournée spéciale organisée le 1er février 1994 pourcommémorer le quarantième anniversaire de l’appel de l’abbéPierre. L’opération a connu un très grand succès. Près de4 000 messages ont été recueillis sur les deux répondeurs quin’ont pas cessé de tourner pendant les dix jours del’opération. Lorsqu’ils appelaient, le message que pouvaiententendre les auditeurs était le suivant :

“Bonjour, vous êtes bien au 42-30-XX-XX, sur le répondeur de l’opération France-Interindignation 94. Quarante ans après l’appel de l’abbé Pierre du 1er février 1954, dites-nousce qui dans la vie quotidienne suscite aujourd’hui votre indignation. Après le bip sonore,veuillez indiquez d’abord votre prénom puis éventuellement votre nom, votre âge, votreprofession. Puis indiquez-nous ce qui vous indigne et pourquoi cela vous indigne. Enfinn’oubliez pas de laisser vos coordonnées téléphoniques afin que nous puissions vousrecontactez. Attention ce sera à vous après le bip. Vous avez quatre minutes pour laisservotre message”.

Comme en témoigne ce texte de sollicitation, le dispositifmis en place par France-Inter présente deux caractéristiquesremarquables : il fait reposer la compétence à critiquer surles auditeurs de la station et non sur les porte-parole à quicette fonction a longtemps été réservée (hommes politiques,syndicalistes, experts, intellectuels, etc.) ; il qualified’emblée le lieu depuis lequel les indignations ordinairesdoivent être élevées : “la vie quotidienne”. La délégation aupublic de l’expression des préoccupations collectives et lecaractère individualisé, local, voire personnel, de cetteexpression, signent l’appartenance de ce dispositif à lafamille des nouvelles émissions de participation de l’hommede la rue à la définition de l’agenda public (Cardon, 1995b ;Neveu, 1997). Après avoir écouté et répertorié la totalité

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des messages d’indignation, les journalistes en ontsélectionné quelques-uns et les ont diffusés par groupe dedeux ou trois toutes les heures, se félicitant chaque foisd’avoir enfin rendu la parole à leurs auditeurs : “Vous quinous écoutez mais n’avez pas souvent la parole”2 et qui “[ne pouvez] faireremonter les informations du bas vers le haut”3. L’investissement desondes de France-Inter par ces vignettes de propos ordinairescontribue à instaurer une économie particulière de la parolepublique : l’authenticité du témoignage lui confère uneautorité qui le soustrait à la discussion argumentée, emportela complicité de l’animateur et contribue ainsi à la mise enprocès des représentants ou des experts présents dans lesstudios (cf. Livingstone, Lunt, 1992). Cette redistributiondes rôles apparaîtra clairement lorsque, invitant desprofessionnels de la représentation, hommes politiques (Hervéde Charette, Pierre Lellouche et Louis Besson), syndicaliste(Marc Blondel) ou chef d’entreprise (Claude Bébéar) àentendre les propos accusatoires des auditeurs (dans lesémissions “Questions par A+B”, le “13-14” et “Le téléphonesonne”), les journalistes installent ostensiblement leursinterlocuteurs sur les travées du public. “Alors Frédéric Carbonneet Jean-Marc Four ont reçu 4000 réponses, il nous manque la 4001ème, la vôtre,demande Annette Ardisson à Hervé de Charette. Qu’est-ce qui vousindigne monsieur le ministre ?”4.

Portrait succinct des indignés et des messages

Pour ce travail, nous avons codé succinctement 1253 appels(dont la durée varie de quelques secondes à quatre minutes aumaximum) à partir d’un tirage aléatoire de 51 des cassettesenregistrées par les répondeurs ; 975 d’entre eux ont étéintégralement décryptés. La répartition des appels selon lesexe (59% des indignés sont des femmes), l’âge et laprofession dessine une population d’indignés dont lescaractéristiques reproduisent, en l’accentuant, lesprincipaux traits de la structure de l’audience de France-

2. I. Monrosier, journal de 10 heures.3. J.-M. Four, “Radiocom”, 8h45.4. “Questions par A+B”, 8h20.

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Inter : un âge relativement élevé (44% des appelants ont plusde 55 ans ; 32% entre 40 et 54 ans et 20% entre 25 et 39ans), une forte féminisation, l’occupation de situationsprofessionnelles aisées (20,1% de cadres moyen ; 15,5% decadres supérieurs ; 7,4% de professions libérales) et uneproportion importante de membres de la fonction publique (etsingulièrement, dans notre corpus, d’enseignants). Enrevanche les populations les plus démunies sous le rapport ducapital social et culturel sont peu présentes dans le corpusdes indignés : 2,7% d’agriculteurs ; 2,3% d’ouvriers et 5,8%de chômeurs.

Tab. 1. Distribution des thèmes d’indignation selon l’appartenanceprofessionnelle et le sexe

% en colonne Média8,3%

Pb.Inter-nationa

ux9%

Champpolitiq

ue9,3%

Politique

publique

15,4%

Problèmessocia

ux25%

Mœurs4,2%

Envirron-

nement2,3%

Entreprise12,3%

Moralepubliqu

e11,3%

Total

Classepop.

19,4% 9,2% 15,1% 12,5% 14,3% 13,6% 11,7% 11,5% 10% 12,7%

Prof.indép.

13,4% 17,1% 19,2% 14,6% 8,7% 15,9% 5,9% 13,3% 12,8% 13%

Cadre sup. 14,9% 18,4% 17,8% 22,9% 11,7% 9% 35,3% 13,3% 11,9% 15,5%Cad. moyen 17,9% 18,4% 21,9% 18% 21,7% 20,4% 29,4% 9,7% 25,7% 20,1%Chômeur 4,5% 1,2% 2,7% 4,9% 12,1% 0% 5,9% 6,2% 2,7% 5,8%Fem. foyer 4,5% 6,6% 1,4% 1,4% 6,5% 11,6% 5,9% 5,3% 8,5% 5,3%Retraité 25,4% 28,9% 21,9% 25,7% 25% 29,5% 5,9% 40,7% 28,4% 27,6%Total 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100%

% en colonne Média Pb.Inter-nationa

ux

Champpolitiq

ue

Politique

publique

Problèmessocia

ux

Mœurs Envirron-

nement

Entreprise

Moralepubliqu

e

Total

Homme 50% 46,2% 50% 47% 38% 30% 29,6% 42% 33,3% 41,5%Femme 50% 53,8% 50% 53% 62% 70% 70,4% 58% 66,7% 58,5%Total 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100% 100%

La répartition des thèmes d’indignation selon le sexe et laprofession du locuteur (cf. tab. 1) montre une distributionsensiblement identique à celle déjà fréquemment relevée dansles travaux sur la distribution sociale des opinions. Lacompétence sociale du locuteur partage inégalement leurcapacité à maîtriser les problèmes lointains et lesrhétoriques sophistiquées. Les classes populaires évoquentplus aisément les médias, les problèmes sociaux ou politiques

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que les questions internationales ; les chômeurs ne sesentent autorisés à s’indigner que pour les questionssociales à l’égard desquelles ils apparaissent en position devictimes. Cette division se retrouve aussi en ce qui concernele sexe de l’indigné : proportionnellement à leurreprésentation dans l’ensemble du corpus, les hommess’indignent plus volontiers contre le champ politique central(journalistes, hommes politiques et définition des politiquespubliques) ; en revanche les indignations féminines sont plusattentives aux questions de mœurs ainsi qu’aux valeurs et àla morale publiques (solidarité, souci de l’autre,générosité, etc.)

L’intériorité du locuteur comme critère de sélection

Parmi les quelques 4000 appels reçus, les journalistes deFrance-Inter ont retenu 25 messages (deux d’entre eux ont étédiffusés deux fois). Outre les traditionnels critèresradiophoniques (qualité de l’enregistrement, clarté de lavoix, concision), les principes de sélection des messages ontété fortement influencés par le caractère spécifique de lajournée commémorative dédiée à l’abbé Pierre5, qui se marquenotamment par la forte présence du thème du chômage, dulogement et des sans-abri (10 appels sur 25). Cependant, àl’image du corpus d’ensemble, dans lequel de nombreux autresthèmes sont évoqués, les journalistes ont aussi cherché àrendre publics quelques sujets d’indignation qui ne sont pasdirectement liés à l’action de l’abbé Pierre : les inégalitésde revenus, le handicap mental, la confiance refusée auxhommes politiques, les difficultés administratives, lesconditions de travail des chauffeurs routiers, etc. Mais cequi caractérise surtout l’ensemble des indignations retenuespour l’antenne, quel que soit le thème visé, est la forteprésence de la personne propre de l’énonciateur dans5. Il ne fait aucun doute que la figure de l’abbé Pierre détermine pourune large part la forme et le thème des indignations de notre corpus (enaccentuant notamment la présence des figures de l’exclusion et du face-à-face du malheureux et de son bienfaiteur). Cependant, dans le présenttravail, nous avons délibérément mis entre parenthèses cette dimensionafin de nous polariser sur la forme de l’indignation.

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l’énonciation (sous la forme de l’émotion) et dans l’énoncé(sous la forme impliquante du témoignage oculaire ou de laplainte en première personne).

Concernant d’abord l’énonciation, les voix retenues pourpasser à l’antenne portent toutes des traces nombreuses de lasubjectivité du locuteur. Les marques émotionnelles y sontnettement plus importantes que dans l’ensemble du corpus6 :aucun appel à la voix monocorde n’a été diffusé (alors qu’ilsreprésentent 14,7% de l’ensemble des messages) ; 7 seulementdes 25 appels ne présentent pas d’accentuation émotiveparticulière (contre 46,8% pour le corpus total) ; enrevanche, 18 des appels sélectionnées exhibent de nombreusesmarques de troubles (tonalité dépressive, quasi-pleurs) ou devivacité et d’emportement (formules répétées, fortesintonations, accentuations), voire même l’empreinte d’unecolère brutale et sèche. Dans trois appels, la contagion del’énoncé par l’émotion du locuteur est si importante qu’elleplace l’auditeur dans la difficile position d’avoir àentendre une plainte suppliante offrant très peu d’élémentsfactuels permettant d’apprécier la situation du plaignant,comme dans cet appel surchargé de marques dépressives7 :

“Pierre, 70 ans à Toulouse. Ça ne va plus ! On peut plus payer les impôts, on peut plus payerle loyer. On a travaillé toute notre vie. Je suis indigné de tout ce que je vois autour de moi.

6. On a décomposé les émotions de l’appelant à partir des états suivants :calme (sans repères émotionnels manifestes ; 46,8% de l’ensemble ducorpus) ; monocorde (disparition ostensible des marques de vocalisation ouapparition de heurts prosodiques consécutifs à la lecture d’un textepréparé ; 14,7%) ; vive et passionnée (avec des exclamations, des changementsd’intonation et des colorations de la voix qui signalent une attitudefortement expressive installant le locuteur dans une position de force :21,2%) ; troublée (lorsque les intonations ont une coloration triste oudéprimée et projettent le locuteur en position de faiblesse ; 8,9%) ;colérique (lorsque les signes expressifs de la vivacité et de la passionsont si nombreux qu’ils envahissent l’ensemble de l’appel et accélèrentson rythme prosodique ; 5,1%) ; dépressive (pleurs et tristessemanifestes : 1,4%) ; gaie (1,8%).7. Pour “lancer” certains appels, les journalistes qualifieront alors lesmessages comme des “cris”, des “appels” ou des “au secours” : “C’est un appel dedétresse d’un papa chômeur que nous avons retenu tout de suite” (B. Chamonaz, journalde 6h30).

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Trois suicides dans mon quartier ! Ça va plus, ça va plus, ça va plus ! On ne peut plus payer !Et c’est la taxe d’habitation et c’est les impôts, pour une toute petite retraite. Ça va plus, çava plus, ça va plus, ça va plus. Au secours. Au secours” (n°5, diffusé deux fois).

Concernant ensuite la place du locuteur dans l’énoncé, lesmessages retenus impliquent beaucoup plus fortement lapersonne même de l’appelant que dans l’ensemble des appels.Dans le corpus général, le locuteur ne se trouve en positionde victime (définie ici comme une situation d’injustice enpremière personne) que dans 19% des messages, alors qu’il setrouve en position de témoin (relative à une situationd’injustice en troisième personne, dans laquelle l’accusateurn’est impliqué que par son concernement) dans 71,2% des cas8.Dans les appels retenus par les journalistes, l’énonciateurse trouve en revanche beaucoup plus fréquemment en situationde victime (10 messages sur 25). Et lorsqu’il se trouve enposition de témoin, l’implication du locuteur est souventrenforcée par le fait qu’il est le témoin oculaire d’unesituation locale (et non pas de situations appréhendées àtravers la radio, la télévision ou la presse) et qu’il setrouve dès lors beaucoup plus fortement affecté par la scènede sollicitation (cf. Dulong, 1998). Les indignéssélectionnés transportent alors dans leur message unesituation vue au Restau U, un cas d’immeuble non occupé ouune scène de racisme dans un café.

Une des conséquences du primat accordé à la formeinterpellative du témoignage est qu’elle privilégie letransport des victimes dans un état de singulier ou sous unecatégorie faiblement consolidée (12 messages sur 25) etqu’elle identifie les persécuteurs à des êtres particuliers.Les accusateurs se préoccupent d’ailleurs souvent plus derendre compte de leur propre sort ou de celui de la victimequi les a sollicités que de dresser le portrait de l’agentauquel peut être imputée la responsabilité de l’injustice.Ainsi, les chaînages critiques exhibés par les auditeurs,c’est-à-dire les rhétoriques qui leur permettent de lier lesort des victimes aux agissements du persécuteur, sont8. Pour 9,8% des appels, il était impossible de faire la part del’implication en propre ou de la non-implication du locuteur.

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souvent très ténus. Si quelques appels font clairementapparaître la nécessité de redistribuer les capitaux, lescandale de la spéculation boursière, le refus d’embaucher dupatronat, les autres modes de mise en accusation, lorsqu’ilssont explicités, sont moins indexés sur des théories de lajustice pouvant être constituées politiquement, que sous laforme d’une demande de moralisation du monde publique :dénonciation de la richesse des hommes politiques, du manqued’humanité des médecins ou du copinage entre puissants de laVille de Paris. Dans les autres cas, l’incrimination procèdeplus par comparaison sous la forme d’une simple juxtapositionde situations sans qu’un mécanisme de causalité ne soitclairement mis en exergue pour parvenir, au-delà du constatdes différences d’états, à lier la grandeur des uns à lapetitesse des autres : moi, française, vivant confortablementet lui, yougoslave, endurant les conséquences de la guerre ;lui, étudiant désargenté qui ne peut se payer le Restau U etelle qui gaspille la nourriture ; les entreprises quifinancent des “rigolos pour faire le guignol dans le désert” ou “des rondsdans l’eau” alors que les sans-domicile fixe n’ont pas desponsors ; les riches qui s’enrichissent et la “masse des petits”qui s’appauvrit. Surtout, c’est l’impuissance, celle desgouvernements, des porte-parole, de toute la société et dulocuteur lui-même, qui dans au moins neuf messages (sur 25)constitue la seule manière d’incriminer. De telle sorte quel’accusation d’inaction conduit à étendre et à dissiperl’imputation de responsabilité à un ensemble indistinct depersonnes, “les gens”, “nous tous”, “moi-même”, comme dans cemessage, emblématique, dans lequel le locuteur refuse defaire porter l’accusation sur un autre et la retourne contrelui-même :

“Non, je ne suis pas en colère contre le chef de l’État, contre le Premier ministre, contre lemaire, contre mon voisin. Je suis en colère contre moi qui dors bien tranquille pendant qued’autres dorment dehors, contre moi qui n’ose pas regarder en face celui qui tend la maindans la rue. Je suis en colère parce que je n’ai pas le courage de changer. Pardon. Ici c’estMarie, 61 ans, de Lyon”.

Ces quelques éléments suffisent à montrer que l’un desprincipaux critères de sélection mis en œuvre par les

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journalistes tient dans l’évaluation de la place accordée parl’indigné à la description de sa propre intériorité :l’expression de sa souffrance, sa colère, sa gêne ou sa honteconstituent des marques si décisives dans les messagesretenus qu’elles semblent dominer tout autre principe desélection et notamment tous ceux qui pourraient concernerl’énoncé proprement dit – ce qui permet, notons le,d’atténuer les conséquences d’une inégale sélection socialedes indignés ; celle-ci n’apparaît pas dans ce corpus commeun critère pertinent d’explication du choix des journalistes.

L’énonciation critique sous contrainte d’authenticité

Soit une carte simplifiée de la grammaire des énonciationscritiques établie en croisant deux dimensions essentiellesaux prises de parole ayant pour horizon la question de lajustice et de l’injustice : la désingularisation et ladistanciation (Boltanski, 1990 ; cf. tab. 2). Le premiercritère permet de distinguer les énoncés en première personnedans lesquels le locuteur est sujet de l’injustice et ceuxtenus en troisième personne dans lesquels il apparaît enposition de témoin9. Cette première distinction spécifie deuxmodes d’engagement, l’un caractérisé par une relation internedu locuteur et de l’injustice, qui dote son expression de lalégitimité inconditionnée due aux victimes (mais lui retireaussi les bénéfices d’une distanciation objectivante),l’autre par une relation externe du locuteur et del’injustice, qui fait de son non-engagement préalable unecondition d’excellence de l’expression d’un concernementsolidaire (mais lui retire aussi l’authenticité de laproximité à la situation dénoncée). Le second critère,inspiré de la pragmatique de l’énonciation (Benveniste,1966), partage les messages selon qu’ils se caractérisent parune très forte présence des marques d’énonciation dansl’énoncé – ce par quoi le locuteur affirme sa singularité –9. Ces différentes places actancielles renvoient aux trois sujets de lastructure grammaticale de l’injustice : la position de la premièrepersonne (la victime) ; de la deuxième personne (le persécuteur ouresponsable) ; et de la troisième personne (le témoin ou spectateur). Cf.Pharo (1996).

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Déplacement descritères de publicité

Authenticité Justesse

ou par un effacement de l’énonciation derrière l’énoncé – cepar quoi le locuteur arme son propos des ressorts d’unepossible généralisation. Cette dernière distinction spécifiedeux espèces différentes de forces illocutoires investiesdans le message, l’une cherchant à solliciter directement ledestinataire en projetant, par le truchement de la voix, lecorps du locuteur dans le message, l’autre cherchant àsolidariser un public en lui proposant des raisons departager l’indignation du locuteur. Ces deux critèrespermettent de faire apparaître quatre positions différentes.

Tab. 2. La grammaire des énonciations critiques

Énonciation ++ Énoncé ++Première personne La plainte de la victime Le témoignage du porte

paroleTroisième personne Le constat d’impuissance La critique engagée

Cette grille succincte nous servira de repère tout au long dece texte. Pour le moment, il nous suffit de tirer lesconséquences du positionnement sélectif par les journalistesdu dispositif d’indignations ordinaires du côté del’énonciation plutôt que de celui de l’énoncé. On peutgrossièrement considérer que les dispositifs traditionnels dela critique publique se sont historiquement constitués autourd’un double travail de désingularisation et de distanciationqui a privilégié les formes argumentées d’intervention dansl’espace public (Claverie, 1992 ; Boltanski, 1993). La critiqueengagée s’est organisée autour d’une économie de la paroleréservant aux porte-parole de la plainte, investis de lacharge de la documenter et de l’équiper d’une théorie de lajustice, une place centrale dans le réseau de mobilisation dupublic. Si bien que dans ce modèle, la voix des victimesn’accède à la publicité qu’encadrée et prise en charge par

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toute une série de représentants et de médiateurs qui se sontengagés à ses côtés en la faisant bénéficier d’outilscatégoriels et cognitifs susceptibles de monter la plainte enaffaire. Le déplacement vers l’énonciation des critères depublicité de la critique, qui profite du développement destechnologies de mise en présence des nouveaux médiasélectroniques (Meyrowitz, 1985), c’est-à-dire aussi lapréférence accordée à l’authenticité des voix sur la justessedes raisons, appelle de sensibles modifications des formes dela prise de parole dans l’espace public. Il permet d’abord dedonner à la plainte une voie d’accès directe, sans médiation nireprésentation particulière, à une publicité généralisée. Lamultiplication des dispositifs de confession à distance ouvreainsi une pleine gamme d’expression à la circulation publiquede voix affectées par des souffrances d’ordre privé (Cardon,1995a).

Mais la contrainte d’authenticité se porte aussi vers lesénonciations en troisième personne qui, dans l’économie despositions devant l’injustice, se caractérise ordinairementpar la distanciation et la démodalisation (la retenue dans laprise parole pouvant même se prêter, comme dans le casemblématique de l’art oratoire de l’avocat, à une certaineforme de théâtralité et d’artifice). Dans la grammairetraditionnelle de la critique publique, les émotions intimesdu porte-parole restent masquées derrière le concernementsolidaire avec la cause embrassée – cette distinction étantau principe d’un partage ferme entre l’arène publique, d’unepart, et les arènes familières ou privées, d’autre part. Ledéplacement constaté dans notre corpus vers l’expression enposition de simple témoin des blessures qu’inflige aulocuteur le spectacle des souffrances du monde constituel’une des figures contemporaines les plus symptomatique de ceque l’on entend ici par crise de la critique publique — que certainscommentateurs dénigrent en moquant le fait que l’accusations’est faite témoignage. Au regard de l’injustice, le locuteurse trouve en position de témoin ; au regard de l’énonciationpublique, il se manifeste en position de sujet et bientôt depatient. On peut faire l’hypothèse que l’émergence de cette

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nouvelle position énonciative que, faute de mieux, nous avonsappelée constat d’impuissance, est une des conséquences dutransfert de l’accusation publique des professionnels versdes agents pour lesquels l’expression de la critique selimitait ordinairement à des arènes familières.L’élargissement du recrutement des indignés impose unallégement des contraintes probatoires et argumentatives(afin de ne pas disqualifier certains porteursd’indignations), une désinhibition des contrôles émotionnels(afin d’honorer la contrainte d’authenticité de la critique),et conduit à défaire le statut des prises de parole de leursattaches militantes (afin de doter l’indignation des traitsd’autonomie de jugement et de responsabilité civique quidéfinissent aujourd’hui la condition de public dans lesdémocraties médiatisées, cf. Manin, 1995). Mais ce qu’il nousfaut surtout interroger, c’est la manière dont l’émergence decette posture énonciative entretient une affinité d’un typeparticulier avec certaines modifications internes aurépertoire des herméneutiques de l’injustice socialeactuellement disponible dans notre société. Car il faut bienexpliquer pourquoi et comment le témoin, lorsqu’il neparvient pas à accuser, se trouve contraint d’exprimer, avecle plus d’expressivité possible, le sentiment de sa propreimpuissance.

Un interprète informatique du corpus : Prospéro

Pour ce faire, on voudrait faire apparaître sous une forme différente lescaractéristiques des messages sélectionnés par les journalistes deFrance-Inter. Nous avons traité un corpus de 975 messages à l’aide deProspéro, un logiciel d’analyse textuelle conçu par FrancisChateauraynaud et Jean-Pierre Charriau (cf. Chateauraynaud, 1995). À ladifférence des lexicomètres traditionnels, les catégories de Prospéro ne“remontent” pas du traitement automatique des textes vers le chercheurmais sont produites par le chercheur au terme d’un va-et-vient incessantavec le corpus, ce qui lui permet de mettre à l’épreuve différentesconfigurations interprétatives. Dans ce texte, on ne proposera que deuxformes très élémentaires de représentation issues de Prospéro : la listedes principales entités du corpus et le tableau des catégoriesémergentes. La liste des entités fait à la fois apparaître, comme enlexicométrie, un classement des noms les plus fréquents dans le corpus,mais également une série d’êtres fictifs (signalés par une majuscule dans

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le texte) qui ont été constitués par le chercheur de façon à rassemblerles jeux de désignations qui représentent des acteurs participant à unemême famille. Par exemple, nous avons baptisé un être fictif LesMalheureux. Il réunit, entre autres, les occurrences : agressés, crève-la-faim, défavorisés, gens en difficulté, inaptes, indigents, invalides, déshérités, paumés,pauvres, mendiants, alcooliques, clochards, errants, marginaux, vagabonds, pauvres,etc. Les catégories, quant à elles, renvoient à des registres discursifsdans lesquels sont pris les textes. Pour les construire, le chercheur, entravaillant pas à pas sur les énoncés de son corpus, rassemble sous unemême désignation un certain nombre de mots et d’expressions en fonctiondes enjeux auxquels il souhaite mettre son corpus à l’épreuve. Ici, nousavons cherché à catégoriser un certain nombre de repères conservant latrace de théories stabilisées des rapports sociaux dans la langue de lacritique ordinaire. C’est ainsi, par exemple, que la catégorie “Force dedomination” a été bâtie à partir de la théorie du même nom, enrassemblant les lexies du type le pouvoir, les inégalités, la domination,l’exploitation, l’ordre économique, la hiérarchie, etc.

Le tableau 3 qui compare les listes d’entités et decatégories émergentes dans le corpus général des messages etdans celui des appels diffusés montre d’abord que, par-delàles quelques différences que nous allons souligner, les deuxcorpus ont une structure sémantique assez proche. Cependant,quelques-unes des particularités des critères de sélectionjournalistique apparaissent dans la comparaison des listes deProspéro. Ce dernier permet en effet de représenter ce qui nepouvait qu’être suggéré tout à l’heure. Il nous est possibled’inscrire les victimes, selon les attributs que leur donnele locuteur, dans le réseau catégoriel qui leur correspond auregard des différentes herméneutiques de l’injustice socialedisponibles dans notre société et d’observer de la sortecomment ces dernières se distribuent au sein du corpus. On achoisi de représenter les victimes derrière trois êtresfictifs différents : les Malheureux, les Dominés et lesExclus. Dans la construction de ces êtres, on s’est efforcéde représenter au mieux les multiples appellations employéesdans différentes théories sociales en reprenant le lexiqueque chacune d’elle consacre à la description de la positionde patient dans les tableaux d’injustice, de misère oud’exploitation. Le premier être, les Malheureux, rassembleles figures d’une misère immanente. Les lexies employéesrecouvrent toute une série d’états, souvent individualisés,

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marqués par la dégradation, l’infirmité ou la souffrance. Ilssont attachés à des descriptions de la société opposantfaibles et forts, innocence et méchanceté. Les formesd’injustices s’y caractérisent notamment par la malignité, laméchanceté ou la violence et par le fait d’une proximitésouvent forte entre persécuteur et victime. Le second être,les Dominés, que nous avons construit à partir de lagrammaire des classes sociales, regroupe les désignations quiincorporent une théorie de la justice (les exploités, les travailleurs,les prolétaires, les moins favorisés, etc.) Il renvoie donc à untableau de la société travaillé par une confrontation entregroupes sociaux que gouverne la question de la distributiondu pouvoir et des richesses. Enfin, le troisième être, lesExclus, fédère toutes les victimes que désignent lescatégories d’intervention des politiques publiques (SDF,RMIste, précaire, mal logé, exclu, sans-abri, chômeur, etc.) Ilrenvoie au tableau d’une société assurancielle qui, ensubstituant la notion de risque à celle de responsabilité,tend à déporter la désignation des responsabilités del’exclusion des individus (comme chez les Malheureux), ou desgroupes sociaux (comme chez les Dominés), vers des mécanismessystémiques.

Tab. 3. Fréquence d’apparition des entités et des catégories

Appels diffusés Ensemble du corpusCatégories émergentes Entités émergentes Catégories émergentes Entités émergentes18 Univers familier 21 SYST POLITIQUE 1090 Univers familier 669 SYST POLITIQUE16 Univers du travail 19 EXCLUS 930 Problèmes sociaux 544 MALHEUREUX

18

14 Rhétorique du cas 11 MALHEUREUX 746 Univers du travail 460 FRANCE14 Économie monétaire 8 travail 554 Économie monétaire 420 ARGENT13 Problèmes sociaux 7 MEDIAS 407 Forces du bien 401 EXCLUS10 Sociologie politique 5 ENTREPRISES 393 Discours

gestionnaire396 GUERRE

5 Dispositifsjuridiques

5 ARGENT 384 Dispositifsjuridiques

349 MEDIAS

4 Dispositifsadministratifs

5 ABBE PIERRE 355 Sociologiepolitique

269 ENTREPRISES

3 Grandeurs politiques 5 impôts 329 Forces du mal 254 travail5 vie 292 Infortunes 239 vie4 honte 285 Rhétorique du cas 235 chômage4 MECHANTS 221 Environnement 213 société4 PUISSANTS 195 Grandeurs

politiques206 ABBE PIERRE

4 GUERRE 193 Objets 194 COMMUNES4 LA FRANCE 176 Force de

domination171 monde

4 HLM 154 Sentiments 143 PUISSANTS4 secours 150 Drame, tragédie 136 DOMINÉS4 logements 141 Système 125 ASSOCIATIONS3 COMMUNES 127 Inquiétude 110 TERRE3 L’HUMAIN 120 Classes sociales 107 misère3 chômage 117 Rhéto. du

changement103 honte

3 taxe 94 Théo. de la justice 98 enfants3 droits 91 Gestion publique 92 famille3 besoin 91 Violence 91 jeunes2 TERRE 60 Disp.

administratifs(…) 79 MECHANTS

2 ADMINISTRATION 56 Mouvement social (…) 57 L’HUMAIN

À la lumière de cette décomposition en trois êtres fictifs,il apparaît clairement dans le tableau 3 que les figures devictimes que les indignés mobilisent dans leur appel sontprincipalement les Malheureux (en deuxième place des entitésémergentes) et les Exclus (5ème place), alors que les Dominésn’interviennent qu’en 17ème position. Mais surtout si lesExclus et les Malheureux apparaissent peu ou prou à la mêmeplace dans les appels diffusés et dans l’ensemble du corpus,en revanche, les Dominés sont totalement absents des appelsretenus. La préférence des journalistes pour les indignationsen forme de plainte, qui exhibent le désarroi de la victimeou l’impuissance coupable du témoin, signe la capacitéautonome du dispositif médiatique à mettre en valeurcertaines descriptions du monde social, ici caractérisées parl’abandon de la grammaire des classes sociales et de lathéorie de la domination. Pour autant, l’analyse del’ensemble du corpus montre bien à quel point cette sélection

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n’a pas l’arbitraire d’un pur jeu de langage ou d’un pur jeusur les représentations, mais qu’elle accompagne, tout en lavalidant, une inflexion qui touche l’ensemble des messages.

Trois tableaux critiques

On voudrait maintenant déplier, place par place, lesprincipaux éléments de la structure actancielle desindignations à partir d’une décomposition du réseau global denos trois êtres fictifs. Trois tableaux critiques peuventalors être dessinés à partir des entités et des catégoriesémergentes les plus fréquemment liées à l’être fictifconsidéré. Elles apparaissent dans le tableau 4 par ordredécroissant selon la force de leur liaison.

Tab. 4. Réseau global des trois types d’être fictif représentant lesvictimes

MALHEUREUX DOMINÉS EXCLUSEntités

émergentesCatégoriesémergentes

Entitésémergentes

Catégoriesémergentes

Entitésémergentes

Catégoriesémergentes

129 GUERRE 374 Universfamilier

60 ENTREPRISES 110 Univers dutravail

124 MALHEUREUX 289 Problèmessociaux

124 EXCLUS 236 Problèmessociaux

45 SYST POLITIQUE 77 Économiemonétaire

115 FRANCE 179 Univers dutravail

92 FRANCE 155 Univers dutravail

43 ARGENT 71 Problèmessociaux

88 SYST POLITIQUE 142 Universfamilier

88 SYST POLITIQUE 135 Forces dubien

40 travail 59 Universfamilier

79 chômage 95 Économiemonétaire

73 travail 130 Dispositifsjuridiques

29 MALHEUREUX 55 Dispositifsjuridiques

74 guerre 86 Infortunes

72 COMMUNES 93 Économiemonétaire

28 EXCLUS 42 Classessociales

73 travail 83 Forces du bien

71 vie 88 Forces du mal 27 chômage 25 Disc.gestionnaire

68 ARGENT 72 Disc.gestionnaire

67 monde 83 Infortunes 27 COMMUNES 20 Infortunes 55 ABBE PIERRE 49 Forces du mal61 ARGENT 82 Drames,

tragédies20 FRANCE 19 Inquiétudes 47 misère 47 Sociologie

politique60 parents 80 Environnement 20 PUISSANTS 16 Sociologie

politique46 société 38 Rhétorique du

cas58 société 80 Disc.

gestionnaire18 droits 15 Forces du bien 42 COMMUNES 37 Environnement

53 chômage 55 Rhétorique ducas

14 lois 14 Forces du mal 39 vie 35 Drame ettragédie

51 enfants 49 Objets 14 vie 14 Théorie de lajustice

35 ENTREPRISES 34 Sentiments

49 famille 45 Sentiments 13 RMI 14 Forcesdomination

33 faim 30 Classessociales

43 femmes 42 Inquiétude 13 famille 14 Environnement 29 ASSOCIATIONS 30 Objets42 l’école 31 Classes

sociales11 monde 13 Système 28 emplois 30 Inquiétudes

41 MEDIAS 29 Sociologie 11 MÉDIAS 10 Rhétorique du 28 DOMINÉS 29 Dispo.

20

politique cas administratifs40 problème 29 Forces

domination11 ASSOCIATIONS 10 Drame et

tragédie27 monde 24 Grandeurs

politiques37 PUISSANTS 26 Violence 10 salaire 9 Grandeurs

politiques27 droits 21 système

32 ABBE PIERRE 23 Théorie de lajustice

10 retraite 7 Déclin 25 logements 19 Gestionpublique

32 ENTREPRISES 22 Système 10 CLAS. MOYENNE 6 Mouvementsocial

23 MÉDIAS 15 Théorie de lajustice

29 DOMINÉS 21 Grandeurspolitiques

9 société 6 Raisonstatistique

21 honte 14 Forcesdomination

28 misère 20 Disc.changement

9 héritiers 6 Lois du silence 20 problèmes 12 Mouvementsocial

27 honte 17 Gestionpublique

9 commerce 5 Sentiments 20 famille 8 Concertation

26 souffrance 12 Mouvementsocial

8 injustices 4 Gestionpublique

20 jeunes 7 Raisonstatistique

26 jeunes 10 Disp.administratifs

8 problèmes 3 Objets 19 logement 5 Déterminisme

24 mère 6 Déclin 8 niveau 2 Déterminisme 18 hôpitaux 4 loi du silence

L’aliénation des Dominés

Lorsque l’on entre dans la description du tableau del’injustice par la qualification de la victime comme Dominés,les entités et les catégories qui émergent du traitement parProspéro apparaissent très spécifiques. L’univers du travaildomine la plupart des appels et les êtres qui jouent un rôledans l’injustice sont définis selon leur place dans leprocessus de production. Il s’agira d’abord de manièretypique de l’être fictif Entreprise, de patrons face à leurssalariés. Dans les tableaux qu’ils dressent des Dominés, lesindignés dénoncent les conditions de travail, leslicenciements abusifs ou les inégalités salariales. Ce sont“les jeunes, d’une part, [qui] font beaucoup d’heures supplémentaires, [qui]ne rechignent pas [aux] besognes pas toujours intéressantes ; les patronsutilisent tout au long de l’année cette main d’œuvre qui me semble tout à fait bonmarché, sans jamais songer à les embaucher éventuellement après ces stages”(121B7) ; c’est “la facilité, pour ne pas dire la légèreté, avec lesquelles lesemployeurs licencient. Et pour n’avoir aucune indemnité à verser, ils accusent defaute grave, obtiennent les attestations de complaisance de leurs salariés”(53B16). Il s’agira alors de supprimer “les heures supplémentairespar rapport à l’année choisie comme durée de référence” (55A2), d’imposerle partage du temps de travail, malgré les patrons qui “aunom d’une tradition séculaire, ont l’habitude de dire qu’il faut toujours fairetravailler les gens davantage ou, au moins, ne pas les faire travailler moins”(18B2).

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Un deuxième aspect essentiel des réseaux de textes ouvertsdepuis l’entrée par l’être fictif Dominés est que lesdescriptions de la société y sont faites en terme de classessociales : “On a du fric en France, on prend des impôts sur toute la classeouvrière, la nôtre” (53B3). La catégorie “Classes sociales”intervient en 6ème place, alors qu’elle apparaît en 16èmeplace dans le réseau des Malheureux et en 14ème dans celuides Exclus. De la même manière, l’être fictif Classe moyennequi est absent des autres descriptions remonte dans la listedes entités. Ces messages d’indignation sont aussi structuréspar une théorie du pouvoir que marque la place relativementplus élevée dans la liste des catégories de “Force de ladomination”. De même, on voit la position exceptionnelle desPuissants10 dans la liste des entités émergeantes, alors mêmequ’ils sont absents du réseau des Exclus, et relativement basdans celui des Malheureux. Nous avons affaire ainsi, au“patronat et leurs amis” qui distillent la peur du chômage, aux“nantis”, à “ceux qui délocalisent, qui vont exploiter les gens des pays sous-développés” (26A13), aux “producteurs profiteurs” qui harcèlent “lamoitié des Français smicards ou chômeurs” (25A5), aux “magnats de ladrogue, du pétrole et de la finance qui font et défont à leur gré la politiqueinternationale, qui jouent avec les peuples comme avec les pions d’un échiquier,qui déclenchent ici une guerre en vue d’opérations financières de grandeenvergure et là une chute des capitaux pour faire tomber un gouvernement sourdà leurs injonctions” (47B9) ; ce sont encore les “trusts internationaux,les grandes familles et les lobbies qui gouvernent le monde et font pression sur lesgouvernants […] au détriment des petits” (56A18).

Les dénonciations sont ainsi équipées d’une théorie de lajustice – la catégorie11 intervient en 12ème position, alorsqu’elle ne se présente qu’en 20ème position dans le tableau

10. L’être fictif Puissants regroupe l’ensemble de lexies et expressionsconstruites (notamment par le mouvement socialiste) pour désigner lesclasses dirigeantes, supérieures et bourgeoises. Il regroupe, par exemple : grandsmessieurs, notables, classes dominante, dirigeante, supérieure, personne haut placée,possédants, nantis, propriétaires, bourgeois, rupins, magnats, gros bonnet…11. La catégorie “Théorie de la justice” regroupe les notions d’égalité,d’État providence, de répartition des chances, de règle d’équité, de justice, de partagedes richesses, etc.

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des Exclus et n’intervient pas dans celui des Malheureux. Cesthéories de la justice peuvent se limiter à l’évocation desprincipes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité– “Comment peut-on supporter de vivre dans un pays ou la devise est liberté,égalité, fraternité et constater l’accroissement des inégalités et le manque desolidarité ? Notre devise serait-elle tombée en désuétude ?” (24B20). Elle seremarque dans le recours à des “Grandeurs politiques”, commepar exemple la démocratie – “Chaque jour, chaque instant, liberté etdémocratie sont foulées du pied. Une minorité de financiers opprime le reste dumonde. Précarité, misère, exclusion à côté de l’opulence” (24A21). C’estdire que même si l’emploi de ces petites rhétoriques desgrandeurs peut apparaître convenu, il est pourtant lacondition même de la critique. Sans la présence de cesidéalisations dans le langage ordinaire, les indignésverraient disparaître les références normatives à partirdesquelles la “montée en généralité” peut se déployer dans unlangage public et appuyer un jugement concernant le juste etl’injuste (Heurtin, 1994, p. 140). Elles permettent icid’appareiller des revendications de partage des richesses,d’imposition des grandes fortunes ou toute autre forme dejustice redistributrice :

“Il y a d’abord une chose qui m’indigne c’est les inégalités en France. Je pense qu’il estinconcevable dans ce pays, qu’il y ait des gens qui gagnent encore 200 millions anciens parmois et d’autres le minimum vital. Je propose un plafonnement des revenus à 150 000 francsactuels maximum afin que tout l’argent que les uns ont en trop puisse servir pour faire vivreles autres. Je propose un impôt sur les grosses fortunes, enfin l’impôt sur la solidarité sur lafortune à multiplier, au minimum par quatre, jusqu’à envisager dix… et uniquement sur lesrevenus personnels sans tenir compte des investissements dans les entreprises” (33A13).

Il est à noter que seul des tableaux de victimes, celui desDominés ne convoque pas l’Abbé Pierre, au titre debienfaiteur. En effet, disposant d’une théorie du pouvoir etde persécuteurs bien définis, l’engagement du locuteur sevoit, pour cette catégorie de victimes, beaucoup plusfacilement et fréquemment spécifiée par la colère etl’indignation de la critique sociale. L’abbé Pierre est mêmeparfois critiqué et avec lui les formes d’actions charitablesqui exonèrent les Puissants de leurs responsabilités. On luireproche de se “prendre pour Jésus Christ” et de “déresponsabiliser toutle monde” (53B3) : “Ce qui m’indigne c’est l’opération indignation. C’est

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tellement dans l’ordre des choses qu’il y ait une case indignation dans cette sociétéà deux vitesses et qu’on laisse ce qui est du domaine de la justice sociale à lacharité. Ce qui m’indigne c’est le discours de bienfaiteurs d’humanité, d’hommespolitiques alors qu’on sait très bien qu’ils ont le regard braqué sur leursprochaines élections” (44B15)12.

L’inhumanité du traitement des Malheureux

Les tableaux des Malheureux sont le plus souvent présentéssous une forme singularisée. La “Rhétorique du cas”intervient en 12ème place (17ème pour les Dominés) : ils’agit de “la clocharde assise au coin de ma rue” (55A4), du mendiantdont le locuteur a été obligé, “récemment dans le métro” des’écarter “compte tenu de son odeur insupportable” (55A17), despauvres que l’on peut voir “sur les marches de la cathédrale Saint-Pierre, à Nantes” (24B17), des “mendiants” que l’on peut voir“même à Chambéry qui est une toute petite ville” (16A10), etc. L’entréedes auditeurs dans le tableau d’injustice passe par unesensibilisation à une situation concrète, qu’elle soitappréhendée en co-présence ou par la télévision – c’estnotamment le cas du massacre des enfants bosniaques quisuscite le plus d’émotions, sans que l’expression de celle-cine soit dirigée vers un quelconque persécuteur. Dans laconfrontation “visuelle” avec les victimes, celles-ci ne sontqualifiées que sous leur aspect “dramatique” ou “épouvantable” :“Je suis scandalisé de voir, et depuis plusieurs années, des gens d’aspectmisérable, être obligés de soulever les couvercles des grandes poubelles à la sortiedes restaurants parisiens pour y trouver des reliefs de repas afin de se nourrir”(55A17) ; “Maintenant, je vois réapparaître [les clochards]”, il y a“cette perte de dignité et cette pauvreté complètement effarante qu’on voit àParis à l’heure actuelle”, alors que dans le même temps “on voit del’argent qui est dépensé pour de la publicité” (47A20). Ces victimes setrouvent, le plus souvent dans un état de faiblesse physique,

12. Il semble par ailleurs que la plupart des auteurs des messages élevantdes indignations structurées par une théorie du pouvoir, soientrelativement âgés, ce qui conforte l’hypothèse d’une transformation durépertoire de la critique, les personnes les plus âgées ayant étésocialisées dans un univers critique construit autour des formestraditionnelle du mouvement social et de ses figures d’exploitation liéesau travail et à la puissance des détenteurs du capital économique.

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approchant la mort. Ce sont des femmes et des enfantsmassacrés (30B19), des mendiants qui meurent de froid(30B13), des “corps étendus sur des cartons” (55A4). Surtout, lesMalheureux sont vus, sans réaction, passifs, des corps, donc,presque des objets qui ne disent rien ; ils ne sont en proieni à la gratitude, ni au ressentiment. Dès lors,parallèlement aux listes de victimes et au tableau de leurssouffrances, ce sont les rapports d’intériorité qui sontparticulièrement développés (les catégories “Sentiments” et“Inquiétude” apparaissent en meilleures places que pour lesDominés). La vie intérieure du spectateur est ainsiabondamment décrite dans les messages. Ils dépeignent ce quise passe dans le cœur de celui qui rapporte (le dégoût, lasympathie, la répulsion, la haine, le désarroi, l’écœurement,la honte, etc.) et les événements qui l’affectent(l’inquiétude, l’appréhension, les affres, la hantise, lesinsomnies, etc.) La prolifération de ces rapportsd’intériorité vise à réduire le réalisme et l’objectivitéd’une description qui nourrirait encore la déshumanisationdes victimes13.

Nous avons, par ailleurs, affaire à un monde dépourvu decatégorie et de représentant (l’être fictif Association estabsent de la liste des entités, et la position de lacatégorie “Sociologie politique” est beaucoup plus basse dansla liste du réseau des Malheureux que dans celles des Dominéset des Exclus). Dans les messages décrivant les Malheureux,on trouve, en outre, peu de persécuteurs désignésindividuellement : les premiers à être identifiés sont lesPuissants et ils n’interviennent qu’en 19ème position dutableau 4 ordonnant les entités en fonction de la force deleur liaison à l’être fictif. En revanche, l’Argent, commecatégorie (comme dans l’expression “la soif de l’argent”),intervient au titre du mal qu’il occasionne en 9ème position.Nous avons donc à faire à un monde, habité par l’affrontementdes “Forces du bien” et des “Forces du mal”14. Il s’agit, à13. Sur l’interdit du réalisme dans les descriptions de malheureux, voir :Boltanski (1993).14. Les “Forces du mal” rassemble : indifférence, égoïsme, hypocrisie, lâcheté,intolérance, irresponsabilité, malhonnêteté, méchanceté, indécence, jalousie,

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chaque fois, de sentiments moraux qui apparaissent presquesans agent humain : ce sont la “rigueur” (55A4), le“désintéressement” (55A1), la “bonne volonté” (55A17) qui sontappelés à s’opposer à la “soif d’argent et de profit”, au “pouvoir del’argent” (55A1), au “mépris” (53A18), à “l’intolérance” et à la“haine” (13A17).

L’indignité des Exclus

Les tableaux introduisant les représentants de l’être fictifExclus sont essentiellement situés dans l’univers des“Problèmes sociaux” (la faim, le logement, les besoins, lechômage, etc.), tels qu’ils sont identifiés au travers desdispositifs administratifs et légaux. On y trouve des “SDF”,des “RMIstes”, des “consommateurs de l’ANPE” (33A16), des “chômeurstransformés en CES obligatoires, en RMIstes réinsérés” (44B15), des“débiteurs surendettés, victimes de saisies immobilières” (30A6), etc. Sila catégorie “Rhétorique du cas” est bien présente etfortement associée aux Exclus, elle le doit, non à uneproximité physique des témoins et des victimes, mais bienplutôt à la médiatisation de faits divers paroxystiques,comme dans le cas d’un chômeur qui a vendu son rein, espérantainsi attirer sur lui l’attention publique et retrouver unemploi. Ou encore :

“Christian J., 40 ans, SDF est mort le 6 janvier 1994. À Tours, on le connaissait plutôt sous lesurnom de Jésus. En été, il était cracheur de feu sur la place F. À la Rochelle, il s’était installédans un T.G.V. avec quatre autres sans-domicile fixe sans prendre de billet. Le T.G.V. a étéarrêté en dehors de toute gare, en pleine voie, pour débarquer ces cinq indésirables. C’estaprès avoir marché quelques centaines de mètres que Christian J. a été fauché par unelocomotive. Il est mort, tué sur le coup” (25A19).

Le type de souffrances subies diffère sensiblement, dans lescas des Exclus, de ceux endurés par les Dominés et par lesMalheureux : il ne s’agit pas tant de violence sociale ou

inconséquence, inconscience, mauvaise volonté, cynisme, non respect de l’autre, manqued’humanité, cœur froid, soif de pouvoir, arrogance, stupidité, morgue, etc. De même,les “Forces du bien” regroupent la générosité, le partage, la tolérance, lesscrupules, la bonne foi, la franchise, le dévouement, le désintéressement,l’abnégation, la loyauté, la sincérité, la gentillesse, la bonté, l’amitié, l’amour,etc.

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physique que d’une atteinte portée à la dignité de personnes,d’une part évincées de la communauté, d’autre part traitées,en masse, au travers de catégories administratives, autrementdit déshumanisées. Les appels dénoncent ainsi des situationsoù les Exclus sont considérés comme quantité négligeable(“Nous autres, hein, on n’est rien du tout”, appel d’un informaticiensurendetté et réduit au RMI ; 49A19), comme une simplecatégorie : “Pour moi c’est une horreur car SDF ça ressemble à EDF-GDF quisont des entités, rien du tout, des abstractions, alors que les êtres qui souffrentsont des êtres humains, de la chair et du sang et qui vit” (n°18, appeldiffusée). Les messages visent souvent à restaurer l’humanitédes personnes derrière les catégories, en appelant à la“reconnaissance de l’individu” (49A19) – “Pourquoi il y a rien pour leshumains ? Voilà, ce qui est indignant ! Qu’on fasse du concret, qu’on aide et qu’onreconnaisse l’individu” (30A6) –, et en restaurant les Exclus dansleurs capacités personnelles et leur richesse humaine : “Onest rien du tout, alors que nous aussi on sait faire des choses, nous aussi on saitcréer” (49A19). Dans cette tâche de restauration de la dignitédes Exclus, les auteurs des messages peuvent convoquerl’exemple et l’aide de bienfaiteurs, tels l’Abbé Pierre trèshaut placé dans la liste des entités associées aux Exclus :“Je tiens à dire que, bien que athée et fils d’athée si j’ose dire, j’apporte tout monsoutien moral à l’abbé Pierre et à ses actions” (6A9) ; “Relativement auxmalheureux dont s’occupe le saint abbé Pierre, aucun autre mot pour le qualifier”(128B5). À un moindre degré, ce sont les Associations, quisont appelées à la rescousse de “l’insurrection de la bonté” : “Alorsj’appelle tous les Français à réagir instamment par le biais de petites associations”(13A12). ; “Il faut faire appel à chaque fois à la générosité des gens,restaurants du cœur, associations caritatives, humanitaires” (122B18).

Le dernier trait essentiel des tableaux d’Exclus, est qu’ilsne présentent généralement pas de persécuteurs, ou plutôt queceux-ci se manifestent dans des formes si complexes etabstraites que les auditeurs ne parviennent pas à leur donnerune existence concrète et sensible. En effet, seule dans letableau 4, la liste des entités liées à l’être fictif Exclus,ne présente ni Puissants, ni Méchants. Si bien que la seulecause de souffrance présente dans les 27 premières entitésest l’Argent, conçu, là encore, comme une force autonome,

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dépourvue d’agent15 : “Il y en a peut-être un peu marre que ce soit toujoursle fric, le fric, le fric, le fric qui dirige. Il y a plus rien qui se fait sorti du fric. Il fautpas toucher au saint fric. La seule religion d’État maintenant, c’est plus lecatholicisme, c’est pas encore l’islam, c’est la religion du fric” (25B14). Dansde nombreux énoncés, les indignés confrontent l’argent etl’humain : “Soif de pouvoir, soif de l’argent, règne de l’argent, mépris del’humain” (15A4). La caractéristique de ces souffrancesdépourvues d’agent verse l’ensemble des indignations dutableau des Exclus dans la désignation de la responsabilitéd’un “système”, qui renvoie le locuteur à son impuissance,voire dans certain cas à son auto-culpabilisation, dans lamesure où il peut se découvrir partie prenante du “système”.Le propre de la mise en exergue de ce type de responsabilitésystémique (la mondialisation, Maastricht, le “système tel qu’il estaujourd’hui”) est qu’il se dérobe à la possibilité pour lesindignés de lui prêter des intentions, des stratégies et desactions, autant d’éléments qui renforcent le désarmement dela critique (comme en témoigne la multiplication desqualifications impuissantes, telle qu’“inéluctable”,“immanquable”, “irrésistible”, “nécessaire”, “fatal”).

La sensibilisation critique dans un régimed’impuissance

Ce parcours au sein des différentes herméneutiques del’injustice permet de faire retour sur les transformations dela forme énonciative des prises de parole dans le dispositifde France-Inter. Pour ce faire, il nous faut préalablementspécifier la manière dont les transformations sémantiques dela rhétorique de la critique sont intimement liées auxconditions pragmatiques dans lesquelles elle se trouveformulée et reçue dans l’espace public. Ce lien peut d’abordêtre manifesté de façon empirique puisqu’il apparaît bien queles figures de plaintes et de constats d’impuissanceprivilégiées par les journalistes (cf. notre première partie)mobilisent préférentiellement soit le tableau des Malheureuxsoit, surtout, celui des Exclus et ne font, en revanche,15. Sur la place de l’argent comme entité systémique dans lesrevendications du mouvement de novembre-décembre 1995, cf. Dodier (1997).

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jamais appel à celui des Dominés (cf. notre seconde partie).Cette question a déjà fait l’objet de si nombreuxcommentaires qu’elle constitue désormais l’un des principauxoutils de l’auto-thématisation par les acteurs dominants del’espace public de leur propre impuissance à relayer lacritique (comme en témoigne, par exemple, la multiplicationdes débats sur la “pensée unique”, la “mondialisation” ou la“crise de la représentation”16). Cette recomposition durépertoire de descriptions du monde social relève bien, eneffet, de ce qui est aujourd’hui communément désigné sousl’espèce de la “crise des idéologies” et sans douteprincipalement de l’idéologie socialiste qui, mieux qued’autres, a su inventer et diffuser une panoplie detechniques de dénonciation des injustices accessibles depuisde très nombreux points du territoire social (Wagner, 1996).Cependant, comme le souligne Patrick Pharo (1996, p. 19-24),ce n’est pas tant la validité cognitive de la critiquesocialiste qui doit être mise en cause dans l’idée d’une“crise de la critique”, mais bien plutôt son “intensitécognitive”, c’est-à-dire la mise à la disposition des acteursd’outils de sensibilisation et de connaissance du monde quileur permettent de mettre en branle des règles d’imputationde responsabilité sans avoir à procéder à des opérationscognitives complexes. On peut en effet faire l’hypothèsequ’un certain nombre de formules d’accusation sontaujourd’hui devenues de plus en plus difficiles à mobiliser,non tellement parce que les causes d’indignation auraientdiminué, mais bien plutôt parce que les chaînesd’interdépendances qui permettent de lier le fait del’injustice aux agissements d’un persécuteur se sontconsidérablement distendues et que les formes deresponsabilité sont devenues si complexes dans nos sociétésqu’elles perdent leurs dimensions agentives (i. e. faisantintervenir des individus responsables), au profit d’une formesystémique qui “présente une faible intensité cognitive, car

16. Auto-thématisation de l’impuissance de la critique qui est aussi aucentre des techniques de dérision utilisées par les “Guignols de l’info”,cf. Collovald, Neveu (1996).

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[elle] paraît moins immédiatement attestée par les signessensibles du monde” (p. 24).

Deux circuits de la sensibilisation critique

On voudrait suggérer une autre manière, parallèle, de rendrecompte de la transformation conjointe de la sémantique et dela pragmatique énonciatoire de la critique. Pour ce faire, ilnous sera nécessaire de faire schématiquement apparaître deuxcircuits différents de la sensibilisation critique en lesprojetant sur la grammaire des énonciations établieprécédemment (cf. tab. 5). On se propose ainsi de montrer quela transformation du “jeu de langage” de la critiquepublique – ou plutôt le déplacement des polaritésénonciatives à l’intérieur même de la grammaire de lacritique – est la conséquence de la mise en valeur d’uneautre “forme de vie” de la sensibilité engagée. En effet, lastructure grammaticale des positions énonciatives queprivilégie, à une époque donnée et dans des conditionsdonnées, les dispositifs qui forment l’espace de la critiquepublique est solidaire des instruments de médiations quipermettent d’enregistrer, de mettre en forme et de fairecirculer les objets d’indignations et les raisons de sesolidariser. C’est pourquoi, de façon certes extrêmementsommaire, on peut considérer que la forme historique de lacritique publique s’est appuyée sur un circuit desensibilisation qui est celui de la cause ou de l’affaire(Boltanski, 1993).

Ce premier circuit s’organise autour d’un système detraductions successives (A) : les plaintes individuelles ysont d’abord identifiées, agrégées et catégorisées pourformer un ensemble discipliné de témoignages que relaie ungroupe de porte-parole qui peuvent s’autoriser d’unesolidarité militante avec le réseau des victimes ; lestableaux d’injustices ainsi produits sont ensuite pris encharge par la critique politique et intellectuelle dont lavocation est d’assurer la représentation des victimes et desolidariser l’opinion publique à leur cause. Du point de vue

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de la grammaire des énonciations critiques, la plainteoriginelle connaît successivement deux transformationssyntaxiques : sa voix, faible et blessée, est apaisée etamplifiée par la prise en charge dans un réseau discursifcollectif ; son énonciation en première personne est déléguéeà un cercle de locuteurs s’exprimant à distance, en troisièmepersonne (cf. supra). Ce circuit de la sensibilisationcritique a fait l’objet dans les sociétés démocratiquesoccidentales d’un immense travail d’objectivation afin deconstituer ce que l’on peut appeler la “forme de vie” de lacritique engagée dans nos espaces publics (cf. Lemieux,1997). Cette “forme de vie” est habitée par les dispositifsassociatifs, politiques, intellectuels et syndicaux qui ontdurablement installé dans l’espace public les objetsd’indignation pertinents, dessiné des tracés stables pourfaire circuler les plaintes jusqu’aux instances de prise encharge et de totalisation des injustices, mis en réseaux destechniques de mobilisation et de sensibilisation de l’opinionpublique, consolidé des systèmes de représentationscollectives permettant de lier témoins et victimes sans avoirbesoin de les mettre en présence, etc. Ce travaild’objectivation des circuits de la critique a aussi permis demettre à disposition des personnes une carte cognitiverelativement stable et cohérente offrant des instruments desensibilisation immédiate, des points de vue pré-équipés etdes rhétoriques déjà faites qui ont servi de vecteurs à laconstitution des identités politiques et des solidaritésmilitantes. Dans le corpus de France-Inter, les messages qui,empruntent ce circuit de sensibilisation, comme par exempleles propos de porte-parole associatifs ou de militantspolitiques – ceux que Prospéro a associé au réseau desDominés –, ont cependant été écartés sans ménagement par lesjournalistes. Ils sont jugés “de mauvaise foi”, trop “syndical” ouparlant une “langue de bois”. Autant que le statut du locuteur,ce qui est alors disqualifié c’est la forme énonciative queprivilégie ce type d’intervention. Les messages sont “troprédigés”, “pas assez parlants”, “verbeux”. En destituant de la sorteles locuteurs des attaches par lesquels ils peuvent se lier àdes circuits déjà balisés de la critique publique, les

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journalistes ouvrent la voie à un autre mode desensibilisation et valorisent ce faisant une autre “forme devie” depuis laquelle sont conçus les engagements publics.

Tab. 5. Deux circuits de la sensibilisation critique

Énonciation ++ Énoncé ++

Premièrepersonne

Plainte Témoignage

Troisièmepersonne

Constat d’impuissance Critique

Typed’engagement

Engagement deproche

en proche

Engagementcollectif

Soumise dans ce deuxième circuit (B) à une contrainted’expressivité, la parole indignée doit s’émanciper desrepères rhétoriques et des outils de catégorisation façonnéslors de mobilisations antérieures. Elle refuse de sereconnaître dans la carte cognitive que structurent lesvaleurs centrales du champ de la représentation politiquemais s’habille, en revanche, de toutes les métaphores quipeuvent être déclinées depuis l’être fictif de l’Humain (queProspéro a fait apparaître comme le seul principe desolidarité susceptible de s’opposer au réseau systémique del’Argent). La sensibilisation qui est à l’origine de la prisede parole indignée naît de la confrontation directe dulocuteur et de la victime, confrontation qui s’est réaliséesoit en face-à-face, soit surtout par le canal de la radio oude la télévision. La fréquence des indignations préfacéesd’un “ce que j’ai vu” caractérise clairement le mode d’entréedans la sensibilisation critique par les dispositifs decommunication à distance qui confrontent les spectateurs à unnombre jusqu’alors inconnu d’injustices révoltantes. Ce

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Opérations decatégorisation

Opérations dereprésentation

Mise en présencemédiatique

Crise de lacritique

B

B

A

A

A

deuxième circuit de la critique tire précisément son originede l’accroissement de la tension entre la sensibilité de plusen plus forte du public aux événements du monde et ladésobjectivation croissante des instruments traditionnels del’action collective. Dans cette nouvelle économie spatiale del’engagement politique (Giddens, 1994), le contact du publicavec les victimes ne se réalise pas par le truchement dereprésentations collectives qu’activent des médiateursprofessionnels, mais se trouve court-circuité par destechnologies de coprésence qui imposent, en retour, autémoin, d’exprimer sa solidarité d’une manière aussi directeque l’a été sa sollicitation et de se sentir investi dudevoir d’agir sans détour vers les victimes afin de corrigerl’injustice dans ils sont l’objet. Les indignés de France-Inter se trouvent alors condamnés à énumérer la listeinterminable des victimes “vues à la télévision” :

“Ce qui m’indigne, c’est qu’un être humain ne vaut pas le même prix qu’il soit né au sud ouau nord, c’est que l’Afrique, prisonnière de ses lois tribales se meure, c’est qu’en ex-Bosnie-Herzégovine, ils sont musulmans, n’ont pas de pétrole et nous n’agissons pas. Ce quim’indigne aussi ce sont les enfants qui travaillent à partir de quatre ans ou qui sont battus,[…] ce sont les occidentaux qui alimentent la prostitution asiatique, ce sont les sectes quiprofitent du doute pour aliéner les consciences […], ce sont les indiens du Mexique qui sefont massacrer, ce sont les enfants orphelins du Brésil abandonnés qui se shootent et se fonttuer” (55A4).

Les engagements civils qui se déploient dans de ce circuit desensibilisation – que certains identifient comme“militantisme moral”, “engagement distancié” ou “post-matérialiste”17 – se réalisent aussi dans une autre “forme devie” que celle de la vie militante. Elle se caractérise parle fait que : (1) les personnes s’investissent dans descauses multiples qui ne sont pas nécessairement associées lesunes aux autres par un lien logique, mais composent unbouquet d’objets d’indignation qui leur est propre ; (2) leurimplication dans chacune de ces causes est séquentielle etréversible, ce qui confère à ces engagements un caractère17. Ces deux circuits de la sensibilisation critique recoupent pour unepart les deux modèles de militantisme, le “militantisme engagé” etl’“engagement distancié”, mis en évidence par J. Ion (1997 ; Ion, Peroni,1997).

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contractuel équilibrant les phases d’activisme et deretrait ; (3) l’expression solidaire des personnes estsouvent associée à un projet de réalisation personnelle quiprend forme au sein de micro-dispositifs locaux18. Il suffitde constater ici que les profils des indignés mis en valeurpar les journalistes de France Inter (ceux, par exemple, quiont été invités à participer en direct au “12-13 heure” deJ.-L. Hess) ne sont ni des militants ni des syndicalistes,mais des célibataires qui se sont regroupés pour créer unemploi à plein temps de femme de ménage pour une personneprivée de travail, des étudiants qui donnent des coursgratuits, une ancienne cadre d’entreprise au chômage qui acréé une association fournissant des repas aux démunis, etc.

Crise des catégories, crise de la représentation, crise de l’action

Dans ce circuit de sensibilisation, les conditions d’unegénéralisation et d’une mise en procès des responsables del’injustice apparaissent beaucoup plus difficiles à réunir.D’une part, parce qu’au regard de la “forme affaire”, lesoutils catégoriels qui permettent de consolider le statut desvictimes dans un groupe organisé de persécutés sont écartés,ce qui rend difficile l’instauration durable d’un lien desolidarité avec une classe de personnes éloignées etdispersées. D’autre part, parce que l’exigence d’authenticitérequise dans cette “forme de vie” se conjugue – de façonpresque logique – avec la critique des modes traditionnels dereprésentation, au motif que ces derniers instaurent unensemble médiations et de traductions qui altère le rapportimmédiat de l’indigné à l’objet de son indignation. Lepremier aspect a trait à la question de la catégorisation.18. Ces dispositifs permettent aussi de conjurer la déception éprouvéelors d’engagements antérieurs, formés dans une “forme de vie” militante,comme le montre, par exemple, la reconversion des trajectoires syndicalesdes salariés d’entreprise vers des dispositifs de solidaritéinternationale. Ces derniers leur permettent de valoriser leurscompétences professionnelles dans un cadre qui associe étroitementl’action efficace vers les victimes à la réalisation d’un projetpersonnel, cf. Collovald, Lechien, Rozier, Willemez (1995). Ou bienencore dans le cas de l’engagement dans l’association Droit au logement,voir : Péchu (1996).

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Comme l’a montré la sociologie de la statistique sociale(Desrosières, 1993), chaque système de désignationcatégorielle superpose une théorie de la justice auxrelations établies entre ses différentes classes. Il investitle réseau catégoriel de ressources interprétatives pouvantdistribuer différemment les ressorts de la critique. Ainsiles usages ordinaires des catégories socio-professionnellesde l’Insee facilitent des interprétations en terme dedistribution inégale des attributs culturels entre groupessociaux. Elles établissent un réseau d’équivalence entreappartenance sociale, catégorie d’activité, choix culturelset place dans les rapports de domination qui a servi d’appuià nombre de discours critiques depuis les années 70(Boltanski, Thévenot, 1983). Cependant, dans notre corpus,les victimes sont rarement désignées dans les termes de leurcatégorie socio-professionnelle – mis à part le tableau desDominés qui maintient la référence professionnelle dans laspécification des injustices –, mais sont identifiées àl’aide des catégories de l’exclusion. La substitution aurépertoire catégoriel des CSP d’un lexique constitué autourdu vocabulaire de l’exclusion pointe vers d’autres référentsnormatifs qui ne procèdent pas d’une distribution de lapuissance entre groupes sociaux mais qui invitent àréinstaurer la dignité des “exclus” afin qu’ils rejoignent lacommunauté indistincte des “inclus”. Le lexique del’exclusion est d’emblée normatif. Il condamne en même tempsqu’il décrit la séparation de deux mondes, sans pourtantdésigner de responsables à la faiblesse de leur liens. Parlerdans le vocabulaire de l’exclusion suffit à montrerl’indignation et exonère le locuteur d’avoir à définir lavolonté qui la cause (Didier, 1996). Cette transformation del’herméneutique publique des injustices sociales contribueainsi très largement à placer les porteurs d’indignationsordinaires dans une situation qui interdit, ou en tout casrend beaucoup plus difficile, la transmission de leur révolteintime vers une prise en charge discursive argumentée entroisième personne.

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Le deuxième aspect a trait au fait que les indignations quinaissent de la sollicitation directe des victimesentreprennent aussi de dénoncer violemment toutes lestechnologies de représentation. On constate ainsi une quasi-disparition des instances traditionnelles de représentationdans les corpus des Malheureux et des Exclus. Lorsque desreprésentants politiques y apparaissent, c’est toujours pourêtre convoqués dans de virulentes critiques. Les auditeurs yincriminent la politique en général, le système, l’ensembledu personnel politique, quelles qu’en soient les différentesorientations. Les indignations de France-Inter n’empruntentpas le répertoire polarisé des propositions politiques offertpar les différents partis. Ni les partis de gauche, ni lesmouvements écologistes, ni les syndicats (absents du corpus)ne sont crédités dans les indignations pour une offreprogrammatique à laquelle l’auditeur pourrait souscrire. Etc’est pour l’essentiel la distance des représentants auxreprésentés qui est soulignée et dénoncée. On y fustige laclôture de l’espace politique sur ses enjeux propres. Leshommes politiques ne cessent de “tourner en rond dans leurs petitsproblèmes internes, leurs querelles, leur langue de bois, leur monde à eux”(26B18). “On nous met devant le fait accompli quand des lois sont décidées ouvotées. En gros, on n’a rien à dire” (53A4). Extrêmement proche en celadu discours journalistique sur la “crise de lareprésentation”, les indignés en appellent à une conceptionde la démocratie dans laquelle serait instauré un dialoguedirect entre gouvernants et citoyens, une relation émancipéede la médiation par un espace de représentation : “Les hommespolitiques, les élus n’ont pas encore compris que votez et taisez-vous n’étaient plusconcevable dans une démocratie qui se veut moderne” (33A21)19.19. Il faut signaler que la généralisation à de très nombreux publics dela critique de la distance des représentants aux représentés empruntecertains de ses ressorts aux déconstructions savantes des mécanismes dereprésentation et de catégorisation qui dominent les sciences socialesdepuis le début des années soixante-dix. L’exploration des phénomènes deréduction à l’œuvre dans le procès de délégation, la déconstruction des“êtres” catégoriels servant à décrire le monde social et l’inspection descoulisses de la vie publique, toutes opérations savantes gouvernées parle souci de faire apparaître le caractère construit ou arbitraire desreprésentations, ont aussi envahi les propos des indignés. Une desexplications possibles de la très grande réussite de cet “effet de

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Cependant, ce qu’il est convenu d’appeler la “crise de lareprésentation” se marque d’abord par une crise desmétrologies de l’action à distance : les hommes politiquessont critiqués, autant parce qu’ils ne ressemblent pas à ceuxqui les ont élus ou mandatés, que parce qu’ils ne répondentplus à leurs mandats d’agir. Ils ne transportent plusl’action des représentés : “C’est absolument scandaleux que rien ne…que aucun pouvoir, quel qu’il soit ne réagisse encore, pour la cause des misèresqu’il y a en France” (120A13) ; “La politique c’est de ne rien faire” (122B5).Or, l’action des représentants au nom de leur mandants estd’abord conçue comme une manifestation de la puissance desreprésentés. L’inaction qui est au centre de nombre decritiques des représentants politiques nationaux ouinternationaux (ONU, Europe) devient le double ressort, d’unepart, du sentiment de ne plus être représenté, d’autre part,d’un sentiment d’impuissance : “Moi ce qui m’indigne, relativement parexemple à ce qui se passe en Yougoslavie, c’est qu’on voit des enfants qui se fonttirer dessus comme des lapins et on ne peut rien faire. Les gens ne sont pasindifférents, seulement ce qui tue, c’est qu’on ne peut rien faire” (55B11). Cequi caractérise alors les messages qui mettent le plusfortement en avant l’inaction des représentants, c’est que lafaillite des porte-parole, comme par un effet decontamination courant tout au long de la chaîne de

théorie” tient au fait que, même si les manières d’investir et dedocumenter le thème de la critique des représentants sont trèsdifférentes selon les publics et selon la visée, pratique ou savante, quilui est donnée, toutes ces opérations mettent en branle des épreuvesd’authenticité visant à réduire la multiplication des effets de distance dansnos sociétés. Dans l’univers scientifique, les épreuves d’authenticitésont simplement positives (elles cherchent, par exemple, à constaterstatistiquement une “déformation” de la représentation, à faireapparaître des intérêts à la représentation que les acteurs s’efforcentde masquer ou à révéler l’écart entre les stratégies publiques dedémarcation entre acteurs et la connivence de leur socialisation). Dansle langage ordinaire, ces épreuves d’authenticité disposent de pointsd’appuis positifs moins fiables (encore que le discours journalistique sedocumente parfois directement dans les revues de sciences sociales) maisétablissent en revanche un lien normatif immédiat entre non-ressemblance,manque de fidélité et perte de naturel de la représentation (dont lesconnotations pourront s’exprimer dans les termes de la “trahison”, de la“fausseté” ou de la “duplicité”). Cf. Latour (1997).

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délégation, défait aussi les forces du locuteur. Ce sont cesmessages qui transportent le plus de marque d’abattement etde désespoir. Les locuteurs se demandent “jusqu’à quand [ilspourront] encore s’indigner ?” (24A18), se rendent “malades des’indigner” (31A1) car “ce n’est pas tant une indignation, sinon qu’unetristesse, une profonde tristesse” (21A10) dont ils voudraient fairepart tant, comme l’explique, en larmes, cette auditrice quivient de lister une suite de situations tragiques, “certainsjours on ne peut que désespérer” (24B8).

“Des hommes, des femmes, des enfants meurent tous les jours ou survivent depuis bientôt deuxans, et pendant ce temps là, bien au chaud, le ventre bien plein, devant des belles tables, avecdes fleurs, une bonne nourriture, on palabre. On [les instances internationales]palabre toujours à n’en plus finir. On propose des menaces et les menaces restent vaines. Laviolence est reine et je n’en peux plus. Mais que faire. Que faire, moi, une pauvre petite damecomme les autres ? On ne peut plus vivre comme ça, c’est insupportable” (25B12).

Les représentants n’agissent pas, les indignés ne peuventagir, l’indignation elle-même n’a de prise sur personne. Lesaccusations déprimées s’énoncent alors en thématisantd’emblée leur échec illocutoire. Elle viennent simplementmettre en exergue le substitut dérisoire à l’action qu’estl’indignation radiophonique : “Je trouve que cette opération France-Inter qui va laisser la porte ouverte à toutes les bonnes consciences pours’indigner contre le chômage bien sûr et aussi les sans logis et autres, c’est de lafoutaise. À quoi ça sert ? À rien” (27B15) ; “c’est bien joli de dire qu’on peutdire son indignation, mais si personne n’en tient compte, ça ne sert strictement àrien, sinon à faire travailler France Télécom dont je n’ai rien à foutre” (30B13).

La honte comme indignation de l’impuissance

L’entrée impuissante de la parole indignée sur la scènepublique explique, nous semble-t-il, pourquoi la sensibilitécritique se trouve envahie dans de très nombreux messages pardes marqueurs témoignant du sentiment de honte du locuteur.Comme nous l’avons déjà constaté dans la sélection des appelspar les journalistes, les auditeurs retournent, en effet,très fréquemment la critique contre eux-mêmes et saturentleur message par la description d’une intériorité qui n’est

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plus tant soulevée par la colère ou l’indignation, qu’habitéepar la déprime, le découragement et la lassitude. Aussi, ducorpus général des 975 appels, nous avons extrait un sous-corpus de 75 messages, constitué à partir de la présenceinsistante dans les énoncés de références à la honte. Unepremière particularité de cet ensemble de messages est laquasi-omniprésence de deux thèmes qui en viennent presque àle saturer : les problèmes sociaux, et parmi ceux-ci, surtoutl’existence de sans-domicile fixe, d’une part ; la guerre enBosnie, d’autre part. Un second aspect caractéristique de cecorpus est la coloration exceptionnellement émotionnelle desélocutions indignées qui font référence à la figure de lahonte. Alors que dans l’ensemble du corpus, 61 % despersonnes lançaient leur message d’une voix dépourvue demarques émotionnelles caractéristiques, ils ne sont plus que30,7 % dans ce sous-corpus. Les élocutions apparaissentparticulièrement marquées par deux types de sensibilisationdifférents : soit l’instabilité de l’état intérieur quemanifestent les élocutions troublées, marquées par desexpressions d’inquiétude et d’hésitation ou même desmodalités dépressives et suppliantes ; soit la colère, quiest la forme de sensibilisation liée à la critique, et qui semarque par des exclamations ou de fortes variations del’intonation.

L’expérience fondamentale de la honte consiste, en premierlieu, comme l’a noté B. Williams (1997), “dans le fait d’êtrevu, au mauvais moment, par qui ne devrait pas vous voir, dansune situation où l’on ne le voudrait pas”. Plus généralement,poursuit l’auteur, la honte tient au fait de se sentirexposé, au fait d’être à son désavantage, en bref, à une“perte de pouvoir” – cet aspect nous met d’emblée sur la voiede la connexion intime qui lie honte et impuissance. Lestravaux de philosophie morale distinguent, par ailleurs, lahonte et la culpabilité (Pierce, Singers, 1953 ; Lewis,1992). Comme le note cependant B. Williams, “il est possiblede ressentir de la culpabilité et de la honte pour une mêmeaction. Dans un moment de lâcheté, on abandonne quelqu’un ;on se sent coupable de l’avoir abandonné, et honteux d’avoir

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été en deçà de ce qu’on aurait pu attendre de soi-même. [...]Ce que j’ai fait renvoie, dans une direction, à ce qui arrive auxautres, et, dans l’autre, à ce que je suis” (1997, p.128).C’est dire que la culpabilité naît de la colère, duressentiment des victimes, quand la honte s’inquiète moinsdes victimes qu’elle ne se rapporte à l’état de celui qui amanqué à un devoir ou une obligation, qui a transgressé unevaleur communément partagée20. La honte suppose donc unecommunauté régie par un principe d’équivalence permettant derapprocher des conditions en apparence éloignées, etd’établir les contours d’une conduite juste.

La honte comme blâme et la honte comme sensibilité de l’impuissance

Si l’on prend d’abord en considération dans notre sous-corpus, les messages comportant une élocution passionnée,vive ou colérique, il est frappant de constater à quel pointces messages épousent les formes “traditionnelles” del’accusation publique et tout particulièrement celle du blâme(dont les rituels publics de dégradation sont l’emblème). Cesmessages se caractérisent par la désignation fortementappuyée de responsabilités agentives dans le tableau del’injustice et convoquent les ressorts d’incrimination quenous avons construits au regard des théories du pouvoir et dela domination par la confrontation des Dominés et desPuissants21. La disponibilité d’un lexique de description et

20. La honte n’a en effet pas toujours besoin d’une victime. Supposons quej’ai cherché, par une remarque blessante, à me venger de quelqu’un ; jepeux, après coup, en ressentir culpabilité et honte. Si ma victime n’apas entendu mes paroles, ma culpabilité s’évanouit. En revanche ma hontepeut demeurer.21. Les théories de l’aliénation mises en forme par la critiquesocialiste, outre le travail entrepris pour donner des armes objectiveset scientifiques à la manifestation du fait de l’exploitation,comportaient aussi une forte dimension morale emportant toute une séried’opérations de culpabilisation des responsables. Faire honte auxpuissants des avantages de leur situation et de leur condition, leurreprocher de ne pas se sentir coupables de leurs privilèges (“être sanscœur”, “insensible”, “sans remords”, etc.), constitue le moteur sensiblepermettant de percevoir et d’interpréter de très nombreuses situationsd’injustice.

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de personnification des instances qui sous-tendent lestableaux d’injustice permet l’imputation de la honte à unensemble circonscrit de responsables nommément désignés.Ainsi, à rebours de la plupart des messages sur la Bosnie quiapparaissent sans persécuteur, une auditrice peut-elle aprèsavoir dressé un tableau circonstancié de la situationyougoslave en appeler à une immense “manifestation populaire”afin de “faire mourir de honte Milosevic” (123A2). On rencontre,alors, une configuration interpellative de la honte où ledestinataire du discours est rapproché de la personne honnie(“Honte à…”) :

“J’ai honte à la France, honte à ces conducteurs qui n’ont pas su prévoir ; honte aux Rocard,Bérégovoy et autres Balladur ; honte aux inventeurs et propagateurs d’informatique quisont les Garretta de l’économie ; honte aux marchands de capitaux qui ne pensent qu’à leurspropres cumuls ; honte aux Sarkozy et autres porteurs et autres transporteurs de parolesmensongères ; honte à une nation qui tombe dans le néant et ne laisse plus à ses enfantsque le choix de vendre ses organes pour subsister ou bien ne plus subsister du tout”(3A9).

Si l’on se tourne maintenant vers un deuxième ensemble demessages caractérisé par une élocution soit troublée, soitdépressive, on constate que les locuteurs, à l’inverse dublâme, n’y projettent plus la honte en dehors d’eux-mêmesvers des individus responsables, mais la dirigent vers descollectifs, dans lesquels ils s’incluent. Manifestant uneperte de prise sensible à la cristallisation de la critiqueet l’affaiblissement de la croyance dans la capacité d’agirdes responsables, les incriminations honteuses se distinguentcependant, suivant que la collectivité renvoie à unecommunauté politique (comme dans “la honte d’être français” ouencore parfois “la honte d’être européen”) ou plus spécifiquementau fait que celle-ci incorpore un certain nombre de valeurspolitiques fondamentales (“honte d’être citoyen”, “d’être représenté parUntel”), etc. ; ou que les expressions de la honte renvoient àun être collectif si peu “politique” (“honte d’être humain”,“d’être terrien”, “d’appartenir à cette planète”, etc.) qu’il rend trèsdifficile la possibilité de diviser la société en groupes ouen catégories opposées. L’entité collective depuis laquellela honte est amenée à apparaître n’est plus mentionnée quesous l’espèce de l’humanité, et en vient souvent à n’être,

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purement et simplement, pas mentionnée. On peut ainsi fairel’hypothèse que c’est précisément lorsque les messagesd’indignation perdent prise sur les entités associées à unmonde de représentants politiquement constitués (danslesquels on peut honnir en référence à un principe dejustice) que le repli vers des formes personnalisées etindividualisées de culpabilité se marque par latransformation de la sensibilité accusatoire en interrogationhonteuse de sa propre intériorité :

“Laurence, 28 ans, juriste. À deux pas de la Bourse, au mois de novembre, est mort unhomme. De faim, je pense. Je l’ai appris bien plus tard. Et nous dans notre bureau, on parlaitdes kilos en trop qu’on avait. J’ai vraiment très, très honte” (111A18) ; “Je suis indignéepar ma conduite à moi, car je reste simple observatrice, je me rends compte de tout cela etje ne fais rien sauf prier. Est-ce suffisant ?” (24A5) ; “Avec tout ce qui se passeactuellement, j’ai honte de me regarder en face. C’est vrai devant une glace, j’en ai honte. EnBosnie d’abord. Et ensuite, toute cette nourriture qui est perdue” (111A3).

Dans ces messages, le sentiment de honte vécu comme unedégradation de l’image de soi au regard des proches, ou de lacollectivité indistincte des humains, surgit dans dessituations de souffrances dépourvues d’agents de l’injustice(comme c’est le cas quand c’est l’Argent qui est incriminé),caractérisées par l’absence de persécuteur et de bienfaiteur22

– la récurrence du “on”, dénote bien cette incapacité àdésigner des agents responsables. Mais, dans un tableau de lasociété sans représentant, ni groupe, le témoin del’injustice peut alors découvrir qu’il participe lui-même, dufait de sa propre impuissance, de la persécution. Moins lesdescriptions de la société ménagent un espace à desreprésentants responsables, extérieurs à la personne indignéeet susceptibles de transporter l’action du locuteur, et plusle rapport d’intériorité occupe une place importante : avecle sentiment d’impuissance, c’est la présence del’énonciateur dans l’énoncé qui devient prépondérante aupoint dans certains appels d’occuper tout le message, audétriment de l’accusation, et parfois même de touteidentification des victimes. C’est bien l’identité éthique du

22. La référence à l’abbé Pierre dans le sous-corpus n’apparaît que 6 foissur les 75 messages.

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locuteur qui est interrogée, et sa capacité d’être à lahauteur de ses propres exigences en tant qu’humain. Lesélocutions deviennent alors de plus en plus troublées,jusqu’à apparaître suppliantes :

“Les motifs d’indignation ne manquent pas mais c’est mon indignité qui devrait m’indignerle plus. En effet, malgré mes belles idées généreuses je ne consacre sûrement pas plus de 1%de mes revenus ou de mon temps de loisir, autrement dit, 100 francs et une heure par mois,à quelque cause humanitaire que ce soit. L’avalanche des sollicitations de la part desorganisations caritatives me démobilise et puis, les exemples formidables de l’abbé Pierre etdes autres me découragent. Malheureusement mon indignation ne débouche sur rien debien tangible. Donc aidez moi à aider les autres, s’il vous plaît” (24A16).

Deux visées performatives de la critique

Pour le dire dans les termes de la théorie des actes delangage, cette crise du “moral” de la critique peut êtreconsidérée comme l’effet d’une altération de son ambitionperformative : la visée d’agir sur l’opinion est retournéepar le locuteur en une volonté d’agir sur soi. Cetteinversion des polarités de la force illocutoire de lacritique est la conséquence de la disparition dans denombreux messages des présuppositions linguistiquespermettant d’établir une distance entre les mots et le mondeet donc de prétendre agir à l’aide des premiers sur lesecond. Searle (1982) note à ce propos que certainesillocutions, tels que les directifs – auxquels appartiennentles actes de discours de l’énonciation critique –, ont pourbut de rendre le monde conforme aux mots alors que d’autres,tels les assertifs, visent à rendre les mots conformes aumonde (il appelle cette composante de la force illocutoire la“direction d’ajustement”). Pour une dernière classe d’actesde discours, les expressifs, l’écart des mots au mondes’abolit complètement ; il n’y a plus d’espace pour y glisserune volonté ou un faire faire. Le monde n’apparaît plus commeun univers à performer, mais comme une réalité déjà donnée,intangible, vis-à-vis de laquelle le locuteur exprime sonétat psychologique. Le glissement du blâme vers la honte desoi, que l’on vient d’observer dans certains messages, peutjustement se caractériser comme une conversion des directifsen expressifs. Cette transformation engage toute l’économie

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interne de l’énonciation23. D’une part, elle se caractérisepar une différence d’état psychologique : à la force prêtéeau locuteur par son engagement volontaire vers le monde sesubstitue un état de faiblesse relatif à la certitude qu’ilmanifeste de ne disposer d’aucune prise sur le monde et mêmede voir celui-ci coloniser son dire et son intériorité.D’autre part, comme l’indique Searle, les actes illocutoiresrequièrent une “institution extra-linguistique” qui“subordonnent l’accomplissement de l’acte à la positiondéterminée que le locuteur et l’auditeur occupent dans cetteinstitution” (p. 45). Or, dans le cas qui nous préoccupe,lorsque la “direction d’ajustement” de l’acte de parole visele monde pour le performer, le locuteur suppose qu’un certainnombre d’instruments associés à l’institution de l’opinionpublique (des convictions, des outils de mises enéquivalence, des techniques de mobilisation, des répertoiresd’actions collectives, etc.) seront susceptibles dereconnaître, de convertir et de réaliser la force illocutoirede sa prise de parole. En revanche, ces présupposés sontabsents des actes illocutoires expressifs. Ces derniersinscrivent le locuteur et l’auditeur dans un autre cadre decommunication qui n’est pas subordonné à l’existence d’undispositif d’opinion publique, mais qui permet en revanche aulocuteur et à l’auditeur de partager leurs états internes24.23. Dans les directifs, la description du monde est posée parl’énonciation ; le locuteur revendique la responsabilité de son dire etc’est au nom de cette responsabilité que son acte de parole cherche àperformer le monde. En revanche, dans les expressifs, l’état du monde estprésupposé dans l’énonciation. Ce qui en revanche est posée, c’est larelation interne entre l’état psychologique du locuteur et unedescription du monde donnée comme telle en dehors de l’énonciation. C’estla justesse de cet ajustement psychologique du locuteur à une situationdéjà donnée qui est la condition de félicité de l’acte expressif. Ainsi,on n’a pas “honte que le monde est injuste” parce que la honte ne permet pas dequalifier le monde, mais, en revanche, on a “honte de l’injustice du monde”puisque l’expression de la honte est une disposition psychologique quiest ajustée à ce contenu propositionnel.24. Un des buts illocutoires des actes de parole expressifs, et ici toutparticulièrement de la honte, est de susciter chez l’auditeur distant lamanifestation du même sentiment. Cependant, à la différence du partagedes indignations qui passe par une convergence des jugements autour del’identification commune de l’injustice, le spectacle de la honte suffit

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Ces deux manière d’orienter la force illocutoire de la prisede parole soit vers le monde soit vers le locuteur –opposition qui se superpose pour une large part, aux deuxcircuits de sensibilisation critique que nous avons faitapparaître – pointent en même temps vers deux modalitésdifférentes sous lesquelles est posé, pour le témoin, leproblème de l’action. En effet, lorsque l’auditeur projetteson indignation dans des tableaux de la société structurésautour de représentants et clivés par des oppositions entreforces sociales et politiques, il manifeste aussi sa croyancedans l’efficacité de certaines formes d’action à distance.L’indigné va faire peser sur une chaîne d’intermédiaires,notamment l’opinion publique, instrument privilégié dutransport des actions dans le cadre politique de la cité, lacharge de porter son geste jusque vers les victimes. Ilinvestit son message d’une visée : convaincre les auditeurs,agir sur les responsables, fabriquer des collectifs dans lesformes traditionnelles du mouvement social (la manifestation,la grève, la grève de la faim, etc.) ou à l’aide detechniques d’actions politiques à forte teneur symbolique(saturer un numéro de fax, faire une chaîne humaine, etc.).Les appels à la mobilisation collective – nombreux dans lecorpus et absents à l’antenne – apparaissent bien, dans cecadre, comme un moyen de doter le dispositif de France-Interd’une force agissante sur l’opinion publique.

“J’appelle parce que je suis horrifiée par ce qui se passe dans ce qu’on appelle l’ex-Yougoslavie pour justement ne plus lui donner de nom, je m’aperçois que les Français sontencore capables de se mobiliser vu la fameuse manifestation en faveur de l’école, et je medis qu’il serait peut-être temps de prendre une initiative, de faire descendre les gens dans larue pour faire parler, pour montrer que beaucoup de gens sont tout à fait oppressés partout ce qui se passe en ex-Yougoslavie et voudraient faire pression auprès desgouvernements pour que des solutions définitives puissent être trouvées. En vérité c’est unappel pour que quelqu’un enfin donne un mot d’ordre pour nous permettre enfin dedescendre dans la rue tous ensemble, en même temps, pour crier la même colère, voilà c’esttout” (122B07).

à rendre honteux celui qui y assiste (Lynd, 1958). Dès lors, la honteressentie et exprimée est une proposition d’engagement qui vise à mettrele spectateur du spectateur en position de dire : “Tu as raison d’avoirhonte, puisqu’à t’écouter, j’ai moi-même honte” (Tisseron, 1992).

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À l’inverse, dans les formes de sensibilisation critique néesde la confrontation impuissante du témoin et de la victime,les indignés retirent au dispositif de publicité sa forceagissante. Si bien que le paradigme de l’action qui estappelé pour sortir de l’impuissance est, à l’inverse despropositions d’actions collectives dirigés vers l’opinionpublique, celui de l’action à proximité et de l’engagement enpropre du témoin. En ôtant au dispositif radiophonique lacapacité de donner du poids aux prises de parole, chacun setrouve renvoyé individuellement à ses propres actions enréparation de la souffrance du malheureux. L’arène desactions possibles n’est plus tellement l’espace public maisl’horizon quotidien du locuteur.

“Il y a un moment où je me suis dis : “Ça n’est plus supportable, il faut essayer de faire changerquelque chose”. Donc, je suis descendu dans la rue et puis j’ai essayé de “bricoler”, entreguillemets, c’est-à-dire parler aux gens, faire des sourires et puis dire bonjour, des choses trèstrès simples qui sont à la portée de vraiment tout le monde. […] Je crois que c’est cechangement de regard qui est le début de la lutte contre l’exclusion. C’est important de pas sefaire d’illusion et de savoir se mettre à sa place, de trouver sa place. Moi je me dis pas je vaistout faire, parce que sinon, on ne vit pas. On a mauvaise conscience et puis on n’y arrive plus. Ilfaut se considérer comme un maillon d’une grande, grande chaîne, c’est aussi valorisant et puisc’est formidable” (Caroline, 28 ans, assistante sociale, témoignage diffusédans le “Téléphone sonne” avec l’abbé Pierre).

Ces engagements n’empruntent pas les longues chaînes demédiations qui dissipent la proximité aux victimes, mais letrajet court des contacts directs et personnalisés, de procheen proche. De sorte que cette forme de sensibilisationcritique épouse facilement les propositions d’engagementsoffertes par les associations humanitaires qui permettent deconnecter immédiatement sensibilisation, initiative, projetde réparation et action concrète, comme en témoigne ledéploiement dans l’espace public de grandes opérationsmédiatiques, à l’exemple du Téléthon, qui impliquentdirectement le public sous une forme au moins minimale25.25. Dans une enquête collective que nous menons actuellement sur leTéléthon, il apparaît bien que la réussite exceptionnelle de cedispositif de sollicitation à distance tient précisément à sa capacité àréinventer aux moyens de réseaux socio-techniques originaux lesconditions d’une sensibilisation en face-à-face. Cf. Cardon, Heurtin,

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La critique sans force

Le privilège que le dispositif de France-Inter confère à lacoloration émotionnelle des voix indignées invite lesparticipants à prolonger – ou à “rejouer” – leursensibilisation au sort des victimes jusque dansl’énonciation des raisons de leur indignation. L’émotion setrouve alors investie du rôle de connecter, dans la voix dutémoin, ébranlement intime et solidarité collective, entirant bénéfice du raccourcissement temporel que permet letransport radiophonique de la parole encore vive desindignés. Cette exigence d’authenticité récuse le partage –au fondement de la distanciation critique – entre les deuxfaces, “privées” et “publiques”, de la solidarisation, celle“interne” qui surgit avec le retentissement de la souffrancedes victimes dans l’intériorité du spectateur, et celle,“externe”, qui transite par des attaches collectives,s’appuie sur des rhétoriques publiques et motive unengagement raisonné en troisième personne. Lesinterprétations de ce phénomène (en terme par exemple de“privatisation de l’espace public”, de “contagionémotionnelle” ou de “populisme”) sont aujourd’huisuffisamment nombreuses pour qu’il ne soit pas nécessaired’insister plus avant. Il nous paraît, en revanche, plusimportant de souligner le fait que la mise en place récented’un espace critique réglé par des épreuves d’authenticité,peut se décrire de façon analytique comme un ensemble étagéde déplacements s’exerçant ensemble à trois niveauxdistincts :

celui de la position énonciative de la parole critique (quifacilite l’entrée dans l’espace public de la voix affectéedu témoin) ;

celui du répertoire des rhétoriques accusatoiresdisponibles aux personnes ordinaires (qui dévalue lestableaux de la société bâtis dans le langage des classes

Pharabod, Rozier (1998).

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sociales et sature le langage public du vocabulaire del’exclusion) ;

et celui des “formes de vie” dans lesquelles lasensibilisation et l’engagement s’enracinent (qui relèguela forme de vie “militante” au profit de la forme de vie“humanitaire”).

La tonalité fortement dépressive d’un nombre importantd’indignations de notre corpus peut ainsi s’interpréter commel’effet d’un désajustement de plus en plus important entreles modes de sensibilisation aux injustices proches etdistantes qui se sont développés ces dernières années dansnos sociétés et les techniques de publicisationtraditionnellement en vigueur dans l’espace politico-médiatique. Le thème récurrent de la critique de la critiqueapparaît alors comme une manière de désigner l’écart quis’est creusé entre la forme de vie de la critique et son jeu delangage. L’accroissement des facultés d’indignation et lamultiplication des occasions de se sentir concerné et(éventuellement) engagé par les souffrances du monderésistent à la traduction dans la rhétorique procédurale del’accusation publique qui emprunte des dispositifs dereprésentation de moins en moins efficaces et de plus en pluscontestés pour leur artificialité. Il n’y a dès lors pas deparadoxe à constater que la multiplication des occasionsd’indignations (visant notamment les causes humanitaires,l’évaluation de la mémoire nationale, la corruption etl’immobilisme des politiques) puisse s’accompagner del’expression d’un désarroi de plus en plus grand devantl’impuissance du verbe de la parole critique. Les indignés deFrance-Inter n’ont de cesse de confronter une demanded’action immédiate à des représentations qui la disperse, unevolonté de faire lien avec les victimes à des instruments quimédiatisent et distendent cette relation, l’exigenceimpatiente d’une révolte intime à l’impossibilité de voir lajustice faire reconnaître le bon droit et réparer lessouffrances. Aux émotions actives – on aimerait pouvoir dire“joyeuses” –, la colère, la vivacité ou la détermination, quisont pragmatiquement liées à la dénonciation publique des

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injustices dans un dispositif d’opinion publique, sont icisubstitués les émotions passives – on est bien obligé de dire“déprimées” –, la tristesse, la désolation ou la honte, quientérinent, tout en contribuant à la réaliser, la dissipationde la croyance collective en une force possible de la parolepublique. Le sentiment d’impuissance du témoin distantinstaure alors une autre forme de victimisation, de secondrang, procédant du fait d’avoir à vivre dans un monde cruelet injuste sans disposer d’autres moyens d’action et deréparation que l’engagement de proche en proche26. On nesaurait moquer trop rapidement le développement de cettesensibilité humanitaire – du moins, témoigne-t-il que lasollicitude n’a jamais été éteinte ou étouffée, qu’elle peutmême se révéler extrêmement agissante (Cardon, Heurtin,Pharabod, Rozier, 1998). Le repli humanitaire de la critiquetémoigne de l’appréhension par le public du fait que la forceillocutoire de la critique s’est déplacé du paradigme de lareprésentation vers celui d’une réparation directe etimmédiate.

En effet, la mise en place de dispositifs de critiquepublique s’est historiquement appuyée sur la constitutiond’un ensemble de présupposés, permettant de doter le publicd’une faculté propre et autonome d’indignation, d’unecapacité partagée à reconnaître les traits de l’injustice etd’une autorité inaliénable à s’ériger en procureur collectif(Claverie, 1992 ; Politix, 1994 ; Maza, 1997). La force de laparole critique publique réside alors dans les seuls pouvoirsque lui donne les ressources de l’espace public pour exercerune influence sur les systèmes politique, judiciaire etadministratif (Habermas, 1997). Cette force expressive dépendétroitement de la capacité des systèmes médiatiques à exercerun pouvoir de veille et d’alerte à l’endroit des situationscritiques émergeantes, à leur conférer une exemplarité en les26. B. Ravon et R. Raymond (1997, p. 107) indiquent, par exemple, que lesbénévoles des Restaus du cœur (dont la “misère de position” rencontre la“misère de condition” des bénéficiaires) justifient leur engagement parla nécessité d’apaiser des souffrances qui bien, aù-delà de l’arènelocale de leur participation, altère ou désenchante leur propre rapportau monde.

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détachant de leur contexte local et à contraindre un certainnombre d’acteurs à prendre position et à constituer un espacepolémique. La particularité des indignations sans force deFrance-Inter – celles qui précisément ont intéressé lesjournalistes –, est que, ne sachant ou ne voulant plusactiver des conventions politiques ou militantes préétablies,refusant de déléguer à quiconque (autre qu’à l’abbé Pierre)le droit de représenter leur colère, bref ne croyantaucunement à leur pouvoir d’influence, elles contribuent àdéfaire l’architecture de croyances sur lequel l’efficacefiction du Tribunal du public s’est érigée. Les auditeurssont alors confrontés à l’impossible constitution d’unindividu collectif auquel attribuer une action publique, et àla dispersion de gestes dont l’horizon sémantique resteassigné à la sphère privée.

Si, comme le suggère ce travail, un des symptômes del’épuisement de la critique publique ordinaire tient au faitque ne croyant pas à sa propre force, elle se préoccupeessentiellement de thématiser son impuissance, il paraîtutile de revendiquer l’instauration de technologiesmédiatiques permettant de renforcer les effets perlocutoiresde ces prises de parole profanes. Le droit d’interpellation desporte-parole et des experts en est une, à condition cependantque les règles de l’échange (temps de parole, droit deréplique, etc.) ne soient pas viciées par des mises en scènejournalistiques trop contraignantes. Une autre, sans douteplus essentielle, est le droit de suite, c’est-à-dire lapossibilité donnée à une critique publique d’être réitérée,de laisser une trace, et surtout de constater publiquement etsans relâche ses effets (procédé que l’émission “C’est àsuivre” de Claude Sérillon avait intelligemment entreprisd’instaurer). La force perlocutoire des prises de parolesordinaires ne peut, par ailleurs, se passer d’un examenprobatoire des témoignages. Aussi parlant soit-il, letémoignage indigné ne peut compter sur sa propre force pourse faire un chemin dans l’espace public et prétendre “agir”sur ses destinataires. Ainsi est-il souvent fait reproche auxforums radiophoniques, aux rubriques de courrier des lecteurs

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ou aux talks-shows télévisés de réunir en un cortègedéboussolé une succession de plaintes égarées. Lesindignations prenant prétexte de situations locales pourdénoncer des injustices n’acquièrent leur validité publiqueque de la vérification par un tiers extérieur de la sincéritéde leur dire et de la possibilité qui leur est offerte derencontrer des voix semblables afin de tisser des communautésd’expériences et de revendications. Il appartient ainsi,entre autres, aux journalistes de mobiliser des techniquesd’alignement des témoignages dans les programmesradiophoniques ou télévisés afin de créer un effet de série,une jurisprudence, qui renforcent leur visée illocutoire etleur donne un caractère d’affirmation volontaire27. Ce sont làsans doute quelques conditions pour que la parole critique nesoit pas ressentie comme vaine, sans pouvoir, mais qu’ellepuisse voir sa force circuler, se condenser et frayer ainside nouveaux trajets aux actions collectives.

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Formes accusatoires des indignations retenues par les journalistes de France-Inter

N Sexe

Age

Profession

Élocution Victime Responsable Principe d’accusation Implication dulocuteur

1 F 41 SR Calme nécessiteux HLM de la ville de Paris; petits copains ; gens quiont des revenus et vivent enHLM

Injustices devant ledroit au logementJe pense qu’il est scandaleux

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

2 H 40 Chômeur Gaie Lui-même, chômeur, etma fille, 21 mois

Règlement des crèchesmunicipales

Difficultésadministrativesc’est un petit peu trop

Témoignage personnel.Locuteur impliqué avecsa petite fille.

3 F SR SR Vive,passionnée

Exclus, plein de monde

Caisses de retraites quifont construire deslogements vides

Politique immobilièreInadmissibles, c’est honteux

Témoin oculaireQuand je viens à Paris, avenued’Italie, il y a des buildingsvides…

4 F 75 Couturière àlaretraite

Troublée Elle et ses amies,vieilles, pour certainesmalades, impotentes.

France Télécom Politique tarifaire deFrance TélécomC’est dégueulasse…

Forte implicationpersonnelle

515

H 70 Retraité

Dépressive,exclamations

Lui-même Très peu marqué :Impôts ; le loyerÇa va plus. On peut plus payer

Misère : Ça va plus, ça vaplus, ça va plus. Au secours,au secours

Plainte : caspersonnel…

6 H SR Chômeur Vive,passionnée

Lui-même et tous leschômeurs

ASSEDIC, ANPE Représentation deschômeurs dansinstitutions publiques

Implication sous sonstatut de chômeur

7 F 20 Étudiante

Troublée Un étudiant bosniaquede son âge

Sans mention explicite Comparaison du sortentre étudiantfrançais et bosniaque

Témoin honteuxje ne l’oublierais pas.

8 F 17 Lycéenne

Vive,passionnée

Bosniaques ?Yougoslaves ?

Hommes politiques Inaction desgouvernementsIl faut d’abord être humain

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

Les énoncés en italiques sont extraits des messages

9 F 22 Étudiante

Troublée Enfants bosniaques Pas de désignationspécifique : tous

Inaction de tous lemondeLà, je suis vraiment écœurée.

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.Il faudrait faire quelque chose

10

F 71 Retraitée

Vive,passionnée

Malades du Sidadésespoir d’un séropositif quiva mourir dans des conditionsmonstrueuses de souffrance

Garetta, Allain et lesmédecins, chercheurset prix nobels qui ontpris leur défense.

Manque d’humanité desmédecin vis-à-vis dela souffranceje trouve ça monstrueux etprofondément triste

Proximité avec lesmalades du Sida.Ils n’ont jamais vu unmourant ?

11

H 70 Ingénieur à laretraite

Calme Le Peuple : dirigés. Les hommespolitiques : dirigeants.

absence totale de dialoguedirigeants-dirigés : pasconcevable dans uneDémocratie qui se veutmoderne

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

12

H SR SR Calme avecpointesd’ironie

Chômeurs Bourse, rentiers,entreprises : ceux qui sevantent de travailler soixanteheures par semaines

Redistribution descapitaux et dutravail.

Pas d’implicationdirecte :distanciationcritique. Propositionde réformes du mondeéconomique.

13

F SR Étudiante

Troublée Un étudiant qui nepouvait plus se payerle Restau U

La cantine du Restau U Gaspillage Témoignage oculaire ;trouble intérieurJe ne supporte plus

N Sexe

Age

Profession

Élocution Victime Responsable Principe d’accusation Implication dulocuteur

1424

F SR SR Calme SDF, gens qui ont besoind’argent pour leur surviequotidienne

Sponsoringd’entreprise

Comparaison :gaspillage

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

16

F 26 Sansprofession

Suppliante Elle-même, handicapéementale

Le regard des autres Il faut être comme le mondesinon on est dénoncée

Locuteur=victimes

17

H SR SR Colère,invectives

Lui, les gens qui s’en foutentde ce que disent les hommes

Journalistes, vraisguignols ; hommes

Richesse, privilègesParce que moi il faut vivre

Forte implication àtravers la colère :

Les énoncés en italiques sont extraits des messages

politiques. politiques, Jean-LouisDebré… racontent que desconneries.

avec 3000 balles mais, eux, ilssont biens payés

Locuteur contre classepolitique

18

F SR SR Vive,passionnée

SDF Appellation SDF Ce sont des entités,rien du tout, desabstractions alors queles êtres quisouffrent sont desêtres humains

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

19

H 79 Retraité

Vive,passionnée

la masse des petits les cours de la Bourse Enrichissement,privilèges

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

20

F 59 SR Calme Chômeur Patrons je crois que les patrons, tousconfondus, n’ont pas comprisqu’un jour il y aura unchômeur de trop et là, ça feramal (message complet).

Pas d’implicationdirecte : jugement àdistance.

21

H SR Chauffeurroutier

Calme Chômeurs, chauffeursqui doivent déchargerleur camion

Les patrons deschauffeurs

Politique de sous-embauche du patronat

Lui en tant quechauffeurTémoignage personnel.

22

F SR SR Calme Une jeune mère, lespersonnes âgées

La SNCF qui doitréinstaurer desporters dans les gares

Service clientèle dela SNCF

Elle-même

23

F SR femmeaufoyer

Vive,passionnée

Les mères de familleau foyer

Monde de plus en plusproductif

Mère au foyer = reflet dumonde

Elle-mêmeMa vie ne passe pas par desparoles mais par des actesquotidiens.

25

H SR Agriculteur

Troublée Jeune étudiant africain Patron d’un café : toutjouasse de son humour a criéà travers la salle très fort : “Etun petit noir ! Un petit noir !”

Racisme ordinaire,xénophobieDepuis ce jour, je me suis juréde ne plus supporter sansréagir toutes ces petitesmanifestations de racisme.

Témoin d’une scène dediscriminationAlors l’Africain s’est tassé surson siège, il a rien dit, et moinon plus. Je voudrais plusavoir honte d’être françaiscomme j’ai eu honte ce jour-

Les énoncés en italiques sont extraits des messages

là.26

F 61 SR Troublée Ceux qui dorment dehors Elle-mêmeje suis en colère contre moiqui dort bien tranquille

Auto-accusation :indifférence etinaction

Elle-même commeresponsable

27

H 52 Chômeur Suppliante Lui-même : j’ai de gravesproblèmes. Je suis sansemploi. J’arrive plus à foutre lamain sur un travail

on vous prend, on vous lâche Appel à l’aide.Je sais pas quoi faire ! J’ai deuxenfants à ma charge !

Victime. Appel àl’aide

Les énoncés en italiques sont extraits des messages