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L'actualité de Georg Lukács

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L’ACTUALITÉ DE

GEORG LUKÁCS

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L’ACTUALITÉ DE

GEORG LUKÁCS

Sous la direction de

Pierre RUSCH

Ádám TAKÁCS

ACTES DU COLLOQUE

ORGANISÉ LES 28 ET 29 OCTOBRE 2010À BUDAPEST

Archives Karéline

Archives Karéline57, rue du Docteur-Blanche75016 Paris

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PRÉSENTATION

Pierre RUSCH

Ce livre rassemble les contributions du colloque organisépar l’Institut français de Budapest, l’Atelier Départementdes sciences sociales européennes et de l’historiographie del’Université Eötvös Loránd de Budapest et les ArchivesLukács de l’Académie hongroise des sciences, en octobre2010, sous la responsabilité de M. François Laquièze, Con-seiller de coopération et d’action culturelle de l’Ambassadede France à Budapest, Directeur de l’Institut français, deM. Henri de Montety, Chargé de mission auprès du Con-seiller de coopération et d’action culturelle et de M. AdamTákacs, Maître de conférences à l’Université Eötvös Lorándde Budapest. Réunir des spécialistes hongrois et françaispour évoquer la figure de Georg Lukács – sous l’invocation,qui plus est, de son « actualité » – tenait de la gageure. Dequel Lukács, en effet, allait-on parler ? Du jeune Lukács exis-tentialiste, théoricien d’une éthique tragique et lecteur desgrands auteurs mystiques ? Du Lukács révolutionnaire,prophète d’une transformation fondamentale de l’histoirehumaine ? Du Lukács humilié et opiniâtre, bloqué dans lamachine de pouvoir stalinienne ? Du Lukács restaurateurd’une ontologie sociale et d’une vaste réflexion sur le devenirdu genre humain ? Ou bien l’enjeu était-il d’établir la per-manence d’une pensée, à travers ses avatars successifs ? Dans

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l’histoire est ressortie du magasin des antiquités philosophi-ques. Même la pensée de système est redevenue fréquen-table. La civilité des échanges et l’étrange longanimité dontont fait preuve les participants du colloque ne sont donc pasnécessairement l’indice d’un consensus académique mou,mais signalent peut-être la conscience que les lignes de frontsont en train de changer.Les circonstances historiques y sont sans doute pour

quelque chose. En octobre 2010, la Hongrie commence àressentir les effets du virage conservateur pris avec l’électionde Viktor Orbán à la tête du pays. La presse, l’université, lesmédias, toutes les formes de contre-pouvoir essentiellesau fonctionnement démocratique, sont en ligne de mire.Parmi les victimes des premières mesures, certains descollègues présents dans le colloque, ainsi que les respon-sables des magnifiques Archives Lukács de Budapest. Au-delà, c’est le tissu social tout entier qui est en train de sedéchirer, les différentes catégories sont dressées les unescontre les autres, les jeunes contre les vieux, les travailleurscontre les chômeurs, les nationaux contre les « étrangers ».Cette dérive autoritaire allait bientôt poser la question de laplace de la Hongrie au sein de l’Europe. Celle-ci n’a toujourspas répondu au défi que lui adresse le pouvoir hongrois :avec quelles armes entend-elle se défendre contre l’auto-affirmation cynique ? En France aussi, une culture de l’exclusion et de la stig-

matisation se mettait en place à tous les niveaux de lasociété, dans un climat de banalisation des idées d’extrêmedroite. La personnalisation du pouvoir, le mépris des insti-tutions, entraînait une véritable régression culturelle, unprovincialisme (sauf le respect de la province), qui, la criseéconomique aidant, éclairait d’un jour inquiétant le caractèreprofondément abstrait de la construction européenne, de« l’Europe réellement existante ».

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tous les cas, plusieurs sujets possibles se cachaient derrière lethème annoncé, et à aucun d’entre eux le prédicat de l’actua-lité ne semblait convenir. Plus problématique encore paraissait l’accord des points

de vue. Si le marxisme est passé de mode sur les rives de laSeine comme sur les bords du Danube, le rapport avec cettetradition de pensée est bien différent d’une extrémité àl’autre de l’Europe. L’expérience du communisme d’Étatsemble avoir fermé certaines voies théoriques, et le senti-ment de l’obsolescence de la critique marxiste est nettementplus vif là-bas qu’ici. La participation de deux auteurs issusde l’école dite de Budapest, disciples de Lukács qui voulurentse démarquer du tournant ontologique pris par le philosophedans les années 1960, entourés d’un prestige certain aux yeuxdes penseurs critiques de la génération suivante, annonçaitdu côté hongrois de fortes réticences envers le dernier Lukács.Parmi les Français, au contraire, plusieurs participants mani-festaient leur intérêt pour cette dernière période du philo-sophe, où le projet d’intégration philosophique du marxisme,commencé avec Histoire et conscience de classe, trouve un abou-tissement spectaculaire. Que toutes ces divergences n’aient donné lieu à aucune

confrontation n’a en soi rien de rassurant : ce pourrait endéfinitive être le signe de l’inactualité définitive de Lukács,à mille lieues des empoignades qui avaient encore marqué,un quart de siècle plus tôt, le colloque de l’Institut Goetheà Paris. Mais ce pourrait aussi être le signe encourageant dudépassement de certains clivages artificiels : ainsi, dans ledomaine esthétique, le terme de « réalisme » a perdu de sonobscénité, et la déconstruction n’apparaît plus comme unprogramme suffisant. Dans le domaine éthique, il n’est plusscandaleux de recourir à la logique des catégories pour éclairerà la fois l’unité matérielle du genre humain et la situationfaite à l’individu dans le collectif social. La philosophie de

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Ágnes HELLER

Il est délicat de prophétiser la postérité d’un philosophe,de prédire s’il sera encore lu dans cent ou même seulementcinquante ans, et de savoir ce qui soulèvera dans son travaill’intérêt du public. De fait, la plupart des nombreux philo-sophes qui furent très influents sur leurs contemporainsdans la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à la PremièreGuerre mondiale n’éveillent aujourd’hui l’intérêt que desspécialistes. Qui, sinon un expert de l’histoire du néo-kan-tisme, s’intéresse aujourd’hui à Rickert, naguère honoré detous ? L’influence de Marx, Kierkegaard, Nietzsche, Freudou Max Weber, au contraire, reste solidement établie en dépitd’inévitables fluctuations.Ne croyons surtout pas que l’on puisse fonder un juge-

ment sur la célébrité d’un philosophe de son vivant. Dansles années d’après-guerre, Sartre était le roi non couronnéde la philosophie, son renom éclipsait celui de tous ses pré-décesseurs. Aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? Il est tombé dansl’oubli, même dans son propre pays. Vraiment, toute prédic-tion est problématique.

Si l’on me demandait quel philosophe continuera à être luou étudié par un public relativement large dans cinquante ou

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Lukács ne sera certainement pas un « recours » dans cettesituation, et Àgnes Heller a mille fois raison d’insister surl’expérience historique spécifique à la lumière de laquelle ilfaut aujourd’hui lire son œuvre. Le philosophe, du reste,était le dernier à croire que la philosophie pût constituer unrecours pour la pratique politique, a fortiori que les œuvrespussent valoir en ce sens par-delà le changement des époques.Une éventuelle « actualité » de Lukács ne pourrait consisterqu’à nous aider à penser notre situation. Chacun des inter-venants à ce colloque, par le choix de son thème, a voulumontrer d’où cette aide pouvait venir. Mais je ne peuxm’empêcher de discerner derrière ces différentes contribu-tions une question d’arrière-plan, une question directementhéritée de Hegel et de Marx, qui me semble être la questionpolitique par excellence : « Qu’est-ce qui est abstrait ? » C’estcette question qui est à l’origine de toutes les mues de Lukács,de tous ses reniements diront ses adversaires, et c’est elle quidoit nous permettre de répondre aujourd’hui à l’invitationcontenue dans l’intitulé de ce colloque.

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est impossible d’écrire une histoire fictive, il est impossibled’écrire une histoire fictive de la philosophie. Peut-être lesœuvres d’un Lukács resté à Heidelberg auraient-elles étégéniales. Il est possible aussi qu’elles eussent été nulles. Parcontre, en allant jusqu’au bout d’une mauvaise voie, cellequ’empruntèrent tant de fils de l’intelligentsia bourgeoisedu XXe siècle, Lukács a finalement réalisé un parcours quiest l’emblème de cette erreur même. En cela, il n’est ni unhéros tragique, ni le sage ou le saint d’un drame non tra-gique. Ni non plus un rôle comique, car il n’y a pas de quoirire. Il y a, par contre, de quoi s’instruire. Et l’enseignementque l’on peut en tirer aujourd’hui, je pense – sans vouloirpêcher par optimisme – qu’il ne sera pas inutile d’y revenirdans cent ans.Il ne s’agit pas d’un amour impossible pour la politique,

ni même pour Karl Marx.Admettons que l’amour impossible pour la politique habite

l’âme de tout philosophe digne de ce nom. (On trouvemême parmi ces derniers d’authentiques souverains.) D’ail-leurs, en guise de couronnement de sa vie d’homo novus,Cicéron ne plaçait pas la création d’une œuvre philoso-phique, mais bien son élection comme consul. Je me réfèreau cas des homines novi évoqué par Cicéron, car les philo-sophes avides de politique – y compris les communistes,fascistes et nazis du XXe siècle – furent en majorité deshomines novi. Jadis, ceux qui ne devenaient pas évêque oulord chancelier finissaient au moins comme conseiller duprince. Comme un Voltaire ou un Diderot. Même le répu-blicain Spinoza s’engagea du côté des frères Witt. Par ailleurs,ceux qui ne prenaient pas directement part à la pratiquepolitique s’appliquèrent à formuler de vastes analyses, des« ancêtres » grecs aux hommes des Lumières anglaises etécossaises, Hobbes, Locke, Hume, en passant par Spinoza.Et jusqu’aux classiques allemands, Kant, Herder, Fichte,

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cent ans, j’avancerais tout de même trois noms : Wittgenstein,Heidegger et Foucault. Selon toute probabilité, la philoso-phie de Georg Lukács n’en fera pas partie. J’ai bien écrit : laphilosophie de Lukács ; car si celle-ci n’en fera pas partie,son parcours, en revanche, ou peut-être sa personnalité, lepourrait. Car la vie de Lukács est le paradigme même des choixet des voies sans issue pris par les intellectuels du XXe siècle.D’ailleurs, ses livres se sont eux-mêmes nourris de son itiné-raire personnel. Particulièrement significative à cet égardest la question de la victime et de la morale, de même quela destruction de la raison. De la vie emblématique de cethomme ont jailli des œuvres de génie, mais aussi des pam-phlets injustes et superficiels, enfin d’honorables travaux decritique et d’histoire de la philosophie. Toujours : jusqu’aubout de ce qu’il se permettait, ou du moins de ce qu’il pouvaitse permettre.

Dans sa jeunesse, Lukács a écrit qu’il s’était humiliédevant la superbe. Non seulement il s’abaissait, comme tantd’autres de ses contemporains, mais, contrairement à ceux-là,Lukács est resté conséquent dans cet abaissement. Ce n’estpas une erreur historique et morale qui l’a rendu si para-digmatique, mais l’attachement jusqu’au bout à cette erreurhistorique et morale. Il y a quelques dizaines d’années, jeme rappelle être restée sans comprendre en écoutant Lukácsraconter les occasions qui s’étaient présentées à lui de sortirde la servitude dans laquelle il s’était lui-même placé ; ilavait, disait-il, l’habitude de dire à sa femme, Gertrúd : « Etsi nous étions restés à Heidelberg ? » Cette option lui parais-sait terrifiante. Quant à moi, j’imaginais alors combien il eûtété préférable qu’il fût resté, combien de livres extraordi-naires il eût écrit. Mais, aujourd’hui, je vois que le mauvaischoix fut pour lui le bon choix. D’ailleurs, que sait-on de cequ’il aurait écrit, s’il était resté à Heidelberg ? De même qu’il

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partie de sa vie, je dois aussi admettre que nous autres, sesdisciples, avons influé sur ses réflexions. Mais jamais sur lesquestions qu’il considérait comme essentielles.S’il faut relativiser l’amour de la politique de même que

l’impact stimulant de Marx, quelle fut la singularité de l’en-gagement de Lukács ? À quoi est-il resté fidèle jusqu’au bout ?Certainement pas à la politique.Je dirais même que la politique n’a jamais intéressé Lukács.

Il la considérait comme une affaire banale, prosaïque. Lapolitique était pour lui une chose moderne. Elle n’avaitaucun rapport avec la vérité, et encore moins avec la véritéabsolue et rédemptrice.Dès sa jeunesse, et de plus en plus à mesure qu’il avançait

en âge, Georg Lukács s’est intéressé à la vérité incondition-nelle. Celle qui peut donner une base solide à la vie. Ilprenait en haine, du moins méprisait, son époque, sa bana-lité, la mesquinerie. De ce présent aride, qui selon lui n’étaitplus cultivé par personne, ne sortirait plus aucune culturespécifique, aucun art digne de ce nom – György Márkus araison, Lukács fut un amoureux de la culture bien plus quede la politique, mais pas celle de son présent, plutôt celledu passé, ou alors celle d’un avenir espéré. Cette nouvellegrande culture qu’il appelait de ses vœux devait concevoiret proclamer une pensée absolue, la vérité absolue.Avant la Première Guerre mondiale, la quête d’absolu de

Lukács s’était tournée vers la mystique. Plus précisémentvers la mystique de nature religieuse ou éthique. Sa corres-pondance avec Martin Buber, son recours à Kierkegaard, laposition au centre de la problématique éthique, tout cela nereflétait pas seulement des questions d’ordre théorique, maisfut aussi inspiré par des éléments de sa vie personnelle. Etaussi : l’œuvre de Dostoïevski l’a inspiré.Mais quelque chose changea avec l’éclatement de la Pre-

mière Guerre mondiale. Pas seulement dans la vie de Lukács,

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Hegel. La fameuse tour d’ivoire fut bien rarement le logisdes philosophes.D’autre part, le véritable engagement politique est néces-

sairement autonome, c’est-à-dire qu’il est choisi et réversibleà tout moment, réversible même en son contraire. En cela,Lukács ne fait pas exception et relève simplement de larègle.En découvrant Karl Marx, Lukács est tombé sous son

emprise. Marx, qui fait partie des quatre philosophes les plusbrillants et les plus radicaux du XIXe siècle, a nourri et inspiréd’innombrables penseurs. Il a inspiré Max Weber, de mêmeque le jeune Lukács, par exemple dans ses livres subtils surl’histoire du drame moderne. Hélas, après 1919, Lukács acommencé à utiliser Marx d’une autre manière. Pas seule-ment un Marx non existant, mais un Marx qui n’a jamaisexisté. Pas comme l’un des grands penseurs de ce monde,mais comme l’auteur d’une bible moderne. De même qu’unbon calviniste démontre la vérité en s’appuyant sur un pas-sage de la Bible, Lukács commença à démontrer la vérité ens’appuyant sur un passage de l’œuvre de Marx. (Plus tard,Lénine, prophète de Marx, allait lui-même devenir un fondsde référence.) Dans son étude consacrée au phénomène dela réification (Histoire et conscience de classe), Lukács a « senti »le Marx qu’il n’avait pas lu, écrivant son unique œuvre véri-tablement « marxiste ». Dans ses études critiques ultérieures,en revanche, il se réfère à un Marx imaginaire dont l’origine setrouve chez un ami de jeunesse de Lukács, Mikhaïl Lifschitz,qui a « découvert » cette esthétique de Marx qui n’a jamaisexisté. Mais il ne s’agit pas tant de cela.Il est temps de signaler un trait particulier de la person-

nalité de Lukács. Cet homme entêté était aussi très influen-çable. Dans sa jeunesse, il fut successivement influencé parLeopold Popper, puis par sa deuxième femme, Gertrúd, etenfin, en Union soviétique, par Lifschitz. Dans la dernière

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sens, les fresques de Giotto ne justifieraient pas les carnagesperpétrés à l’occasion des grandes invasions, même si l’onparvenait à prouver que les unes et les autres sont indisso-ciables. Et même si l’on croit à leur nécessité historique, celan’autorise pas non plus à les projeter dans l’avenir. Demême, la compréhension du passé n’est pas prioritairementune question éthique. Nous ne sommes nullement respon-sables des carnages liés aux grandes invasions et nouspouvons, la conscience tranquille, jouir des fresques de lachapelle de Scrovegni. En revanche, si nous devions projeterdans l’avenir et, sur la base de cet exemple historique, justi-fier les crimes de masse des barbares de notre temps, c’estalors que se poserait un problème. Des barbares assassinentnos contemporains mais ce qui se passera dans quatre centsans, seul le Bon Dieu peut le savoir. Et quoi qu’il arrive dansl’avenir, rien ne pourra justifier les crimes de masse. Or c’estl’opinion que Lukács commençait alors à se forger. Et pourcela, son éthique (à mes yeux un peu problématique) requé-rait une connaissance précise de l’avenir. C’est pourquoi ilavait besoin de Marx et de Lénine. Eux seuls pouvaient luiprocurer la connaissance certaine de l’avenir. À l’ère de par-faite peccaminosité succéderait la révolution rédemptrice,capable d’annoncer et de réaliser le monde de la vérité (et dela rédemption) absolue. Le tigre et l’agneau s’embrasserontet le paradis descendra sur terre. Bien sûr, Lukács était un philosophe et il chercha par

conséquent à fonder la connaissance de l’avenir sur des fon-dements philosophiques. Ces fondements étaient disponibles.Ils se trouvaient chez Hegel et dans les prolongementsmarxistes de ce dernier. C’est-à-dire le type de philosophiesde l’histoire que l’on appelle de nos jours les « grands récits »,qui racontent la construction progressive des cultureshumaines et considèrent ce processus comme nécessaire oudu moins le reconstruisent a posteriori comme une chaîne

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bien sûr. Mais c’est de lui qu’il s’agit ici. Le jeune Lukácss’était occupé d’histoire de la philosophie dans ses critiqueset essais, mais aussi dans ses prodigieuses analyses esthé-tiques comme sa Philosophie de l’art ou L’Esthétique deHeidelberg et, par-dessus tout, La Théorie du roman (du pointde vue esthétique, à travers l’examen du genre épique ; dupoint de vue éthique, sous la forme d’une esquisse non écritesur Dostoïevski). Ce dernier ouvrage en particulier occupeune place méritée dans l’histoire de la philosophie. Dans sonchoix de critiques, Lukács veillait à ce que chaque romanétudié représentât une étape historique. Comme on le sait,il affirmait que Dostoïevski n’avait pas écrit de roman à pro-prement parler, car il incarnait déjà une époque future, cellede la rédemption. Le livre de Lukács doit être lu non commeune critique littéraire, mais comme un ouvrage de philoso-phie de l’histoire. C’est d’ailleurs ainsi que ses contemporainsl’accueillirent et l’apprécièrent.En référence à Fichte, Lukács évoquait son époque comme

l’époque de « parfaite peccaminosité » [vollendete Sündhaftigkeit].Quiconque possède quelque élément de la théologie juiveou chrétienne sait que l’ère de parfaite peccaminosité précèdede peu l’apocalypse. L’arrivée du messie juif ou le secondavènement de Jésus ante portas. Mais la rédemption n’est pasgarantie. L’alternative est la destruction de toute chose. Ycompris de la culture. Sur ce point, le jeune Lukács étaitdéjà sans hésitation. Que les barbares viennent, disait-il, etpiétinent les dentelles du raffinement bourgeois. Plus tard,il allait formuler la même idée de manière point poétique,en affirmant que Rome avait dû disparaître, que des cen-taines de milliers de personnes avaient dû mourir, afin quequatre cents ans plus tard puisse naître la peinture de Giotto.J’ai eu dernièrement l’occasion d’admirer de nouveau lesfresques de Giotto dans la chapelle de Scrovegni, sans pourautant être saisie par l’esprit de la nécessité historique. À mon

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à l’histoire du salut qu’elle défend. L’homme est libre dechoisir l’hérésie, mais l’hérésie ne cesse de se rapporter àune certaine Église. Ainsi Georg Lukács a-t-il choisi l’hérésied’une Église bien particulière et y est-il resté fidèle jusqu’aubout. « Heidelberg » est devenu le symbole du sacrifice qu’ilfaisait en renonçant à participer à son histoire du salut.Puis vint le jour de la moisson. Après la chute de la répu-

blique des Conseils (où il avait joué un rôle quasi politique),Lukács découvrit le concept philosophique grâce auqueltant l’histoire que l’histoire du salut deviennent profondé-ment intelligibles. Son étude sur la réification est un impor-tant travail de philosophie en ce sens qu’avec le pathospropre à la réunion de l’histoire et de l’histoire du salut,Lukács s’y interroge sur les questions post-métaphysiquesconsidérées comme essentielles à l’époque, et les met enforme de manière systématique. Je pense par exemple à lasolution post-cartésienne de la relation sujet-objet, à la nou-velle approche sur la question de l’immédiateté et à la cri-tique de l’historicisme. C’est ici que Lukács se heurta à laréfutation de sa propre Église. Il lui fallut choisir. Soit resterfidèle à la philosophie dans un monde abandonné par Dieu,soit prendre part à une histoire du salut et renoncer à laphilosophie. Alors Lukács fit le sacrifice de l’esprit. Il sacrifiales années les plus fertiles de l’esprit sur l’autel d’une histoiredu salut dont le véhicule était une institution non seule-ment occasionnellement mais foncièrement mauvaise. Pourenviron une décennie, il allait cesser d’être philosophe. Ilprit part aux affaires du Parti, il formula les thèses de Blum,dans le camp de la fraction Landler, contre la fraction Kun.Les quelques travaux intellectuels qu’il accomplit durant cettepériode, comme par exemple l’étude sur Hess, ne s’élèventpas au-dessus de la moyenne.Maintenant, abordons rapidement son court séjour à

Moscou. Lukács vivait en Allemagne en 1933. Après la prise

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d’événements nécessaires au bout de laquelle se trouve leprésent. Et ceux qui vivent dans ce présent, actuel – ici, c’estMarx seul qui parle, plus Hegel –, ont un rôle exceptionnelà jouer dans l’histoire. Avec eux doit prendre fin la préhis-toire de la société humaine, avec eux commencera la vraiehistoire. Et pour cela il y a des preuves scientifiques.Voilà donc une histoire vérifiée scientifiquement (c’est-à-

dire du point de vue philosophique) qui est dans le mêmetemps une histoire de la rédemption. Depuis les auteursbibliques, personne n’avait assimilé l’histoire à une histoirede la rédemption, et même certains, parmi les auteurs dela Bible, n’entraient-ils pas dans cette catégorie. C’était unimmense retour en arrière. Face à l’histoire, dont l’interpré-tation est toujours sujette à examen, l’histoire de la rédemp-tion ne subit aucun examen (du moins dans sa formechrétienne, qui est à la base de la réflexion de Lukács). Pré-cisons, pour éviter tout malentendu, que je ne prétends pasque les grands récits sont, par principe, des histoires de larédemption sécularisées, mais simplement que Lukács assi-mila les deux notions.À toute histoire de la rédemption, une Église est néces-

saire. Même les hérétiques sont hérétiques, précisémentparce qu’il existe une Église. On s’étonne généralementque Lukács soit entré dans le Parti communiste quelquessemaines seulement après avoir écrit sa célèbre étude intitulée« Le bolchevisme comme problème moral », dans laquelle ilréfutait le bolchevisme en avançant des arguments politiqueset éthiques. C’est très simple : les arguments politiques etéthiques en question avaient perdu leur pertinence nonseulement dans la perspective historique, mais aussi danscelle de l’histoire du salut. L’éthique de l’histoire du salutest élémentaire : le salut, la rédemption sont au-dessus detout. Et le rôle de l’Église est précisément de s’occuper dusalut, de la rédemption. S’opposer à une Église, c’est renoncer

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dans laquelle est plongé un personnage qui, lui, ne l’est pas(La Mort d’Ivan Illich). Mais aussi, dans son analyse deTolstoï, Lukács se réfère en permanence, encore et encore,à Lénine. D’après Lénine, Tolstoï est grand parce que…D’après Lénine, c’est pour cela que Tolstoï est grand, parconséquent Tolstoï est grand parce que… Hum, il n’est pasordinaire de qualifier constamment de génie un auteurauquel on se réfère. Mais le problème n’est pas tant queLukács se réfère à Lénine, puisque c’était, à l’époque, leticket d’entrée dans la société des écrivains soviétiques (demême qu’à l’époque de Heine, la conversion était un préa-lable pour qui voulait entrer dans la culture allemande).Non, le problème, c’est que Lukács répète cent fois que lesparoles « géniales » de Lénine ont montré – une fois pourtoutes – le chemin vers l’analyse « authentique » et « correcte »de Tolstoï.Certaines études littéraires écrites par Lukács au cours

de la décennie suivante sont excellentes et pleines d’ensei-gnements, par exemple parmi celles consacrées à Goethe ouà Balzac. Toutefois, pour la plupart, elles sont marquées parl’unilatéralité de l’analyse réaliste ou l’analyse du reflet, ouencore par l’intrication des deux concepts.La conception du « grand réalisme » s’est probablement

développée organiquement à partir de l’esthétique du jeuneLukács, entre autres de sa « Métaphysique de la tragédie ».Le désir de grandeur et d’héroïsme transfiguré dans l’artn’était pas nouveau chez lui, ni non plus le mépris pour lapetitesse naturaliste. Et il était d’accord en tout cela avecNietzsche. Ce qui était le « grand style » chez Nietzsche étaitle « grand réalisme » chez Lukács. Mais le reflet de la réalité,envisagé comme critère du grand réalisme, pose un pro-blème aigu lorsqu’il s’agit d’utiliser ce concept esthétiquepar ailleurs important sinon aisément maîtrisable. Cette« réalité », que Lukács visait naguère par la métaphore de

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de pouvoir d’Hitler, il émigra, avec sa famille, à Moscou.Deux voies lui étaient offertes. Toutes les deux avaient unpoint commun : la survie. D’un côté, survivre librement,rester en vie mais aussi survivre dans l’esprit, rester philo-sophe. Ou alors revenir à son état antérieur. Au cours d’unediscussion, Lukács m’a dit qu’à cette époque il n’était passûr de pouvoir revenir en arrière, qu’il craignait de ne pasêtre capable d’écrire de nouveau, après toutes ces années.En fait, il en était capable, mais différemment.Son style changea radicalement. « Avant Moscou », son

style avait toujours été caractérisé par la concision. Dansses essais de jeunesse, il veillait toujours sur le style de sesœuvres. Mais aussi plus tardivement – dans un autre genre –dans Histoire et conscience de classe et son chapitre sur la réifi-cation, il prit la peine de vérifier pour toute phrase le dérou-lement correct de la pensée. Il n’y avait pas de répétition,tout au moins pas de répétition involontaire.La plus belle étude de ses années moscovites, au début de

son séjour, est, à ma connaissance, le texte d’une conférence(Le Roman historique et le drame historique). Cela expliquepeut-être le contraste évoqué avec la densité des textes anté-rieurs. Ce travail évoque la période de la jeunesse de Lukács,quand la question du genre littéraire était au centre de sespréoccupations. Et aujourd’hui encore, on peut y lire deschoses que l’on ne trouve pas ailleurs.Ses études sur les réalistes russes et allemands, en

revanche, sont problématiques. Voyons, par exemple, cellequ’il consacra en 1935 à Tolstoï. L’analyse contient certesquelques remarques importantes. Par exemple, le fait queTolstoï, contrairement à ses contemporains naturalistes, nedécrit pas, mais raconte. Qu’il sait rendre la démesure sanspour autant perdre le contact avec la vérité quotidienne– qu’il s’agisse d’un personnage ou de ses passions exces-sives (Anna Karenina), ou de l’extraordinaire d’une situation

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plus tard, des idées apparemment similaires, mais en réalitéparfaitement corrompues. Qui sait si Lukács, finalement, nepensait pas à sa propre époque et à l’idéologie soviétique ?Rien ne le prouve. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soit lecas, puisqu’il figurait en bonne place parmi les propagateursde cette idéologie. Je crois plutôt qu’il est arrivé le mêmephénomène qu’avec l’analyse du réalisme. De même qu’ilavait lié cette dernière à l’analyse du reflet, Lukács a lié leproblème allemand à la lutte sans fin entre l’irrationalismeet le rationalisme. Ce qui est grave, c’est qu’un certainnombre de philosophes se sont attachés avec discipline auxconséquences de ces analyses, en particulier ceux queLukács a séduits dans leur jeunesse, et qui l’ont inspiré enretour. D’autre part, si l’on parvient à franchir le marécagede l’idéologie, alors, derrière le théorème idéologique, ontombe sur une pensée importante. En formulant le théorèmeen question, Lukács expérimenta de nouveau la pratique dela guérilla partisane. Face aux analyses de l’apologétiqueofficielle, il luttait pour les mêmes objectifs, mais avec sesmoyens propres – c’est-à-dire non officiels. Dans la versionofficielle, la philosophie – tout au long de son histoire – estmarquée par la lutte entre l’idéalisme et le matérialisme.L’idéalisme a toujours été réactionnaire, et le matérialismeprogressiste. Lukács, en tant que partisan, ne démentit cetteanalyse, mais ajouta, en particulier pour défendre Hegel, quel’histoire de la philosophie était caractérisée par une luttenon moins vigoureuse entre la dialectique et la métaphy-sique. Certes, on ne sait pas quoi en conclure ; si ce n’estqu’une seconde idée en procède. La crise sceptique de l’Espritcartésien en dit long, en effet, entre autres sur l’ébranlementde la confiance dans la raison qualifiée de métaphysique parHegel. De fait, cette perte de confiance a marqué à partirde la moitié du XIXe siècle non seulement la philosophie,mais aussi tout le monde intellectuel sensible à la philosophie,

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l’ère de parfaite peccaminosité, venait d’être promue à lacondition de « capitalisme moribond », de sorte que le refletde la réalité – s’il y avait de la vérité dans ce concept – étaitappelé désormais à présenter les luttes menées contre cemême capitalisme moribond.Lukács revint véritablement à la philosophie avec sa

monographie sur le jeune Hegel. L’étude, qui s’arrêtait lon-guement sur la polémique avec Dilthey, était innovante etintéressante. Dans cet honorable travail d’histoire de laphilosophie, néanmoins, il n’y a pas la trace de la génialitédu jeune Lukács. N’importe quel philosophe capable etcultivé aurait pu l’écrire.Le jeune Lukács avait très rarement écrit « contre » quel-

qu’un. Dès lors commença la période polémique. C’est uneétude relativement précoce sur Nietzsche qui donna ledépart d’un parcours couronné à cet égard par La Destruc-tion de la raison, écrit après la Seconde Guerre mondiale. Dequel métal est faite cette couronne ? Le lecteur en jugera.Avec ces écrits polémiques, il me semble que Lukács est des-cendu encore d’un niveau. Non pas parce qu’il se lançaitdans la polémique, ni même à cause du point de vue qu’iladoptait au sein de cette polémique, mais bien à cause de saperte totale ou plutôt de son rejet de l’exigence de qualité.Parce qu’il lui arriva désormais de négliger cette exigence,mais aussi, beaucoup plus fréquemment, de repoussersciemment le critère de qualité – comme, par exemple, àpropos de Nietzsche – en lui substituant un théorème, géné-ralement fictif.Et quel était ce théorème (toujours dans le cas de Nietz-

sche) ? Celui de l’impuissance de l’intelligentsia allemandeface au poison du fascisme (Lukács employait toujours leterme de fascisme, comme c’était alors de mise pour unantifasciste). Absurdité. On peut habituer les gens à certainesidées, afin de leur faire accepter, quand ils les rencontrent

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Lukács, La Spécificité de l’esthétique (Esztétikum sajátossága).Il s’agit d’un livre épais, d’une substance extrêmement riche.On y reconnaît les innombrables compétences de son auteuren matière de culture européenne et sa parfaite maîtrise, enparticulier, de tout ce qui relevait de la littérature ou de lacritique littéraire. Mais ce n’est pas un livre. Qu’est-ce quecela veut dire, que ce n’est pas un livre ? Tout simplementqu’il s’agit d’une série interminable d’études plus ou moinsintéressantes, plus ou moins nécessaires. Et que ces étudessont rangées de telle manière qu’elles donnent l’impressionde former un tout cohérent. Certaines sont d’un bon niveau,comme celle sur la renommée mondiale de l’art ou sur lalutte pour la libération de l’art, mais il y a aussi des erreurs,comme le raisonnement sur un second système déterminantde l’esprit fondé sur les travaux de Pavlov. D’innombrablesrépétitions, beaucoup trop d’exemples, de comparaisons ; ona du mal à extirper de tout cela l’essentiel. Mais chaque essaidonne tout de même quelque chose qui mérite de rester.Toujours, quelque chose de nouveau, une remarque éton-nante, une brillante analyse, une pensée jetée, mais pleinede sens. En lisant à part certaines parties, on croirait parfoisêtre tombé sur une mine d’or. Dans cette mine d’or, ontrouve par exemple l’analyse de l’objectivité indéfinissable,le groupe de questions sur l’inhérence, une nouvelleapproche de la catharsis ou de la différence, ou bien l’amé-lioration de concepts issus de l’esthétique d’Heidelberg,comme l’homogénéisation, le médium homogène, l’analysedu double je, le déroulement de la relation créateur-œuvre-récepteur, et l’on pourrait en citer encore.D’après Lukács, La Spécificité de l’esthétique a été écrite

dans la perspective du « matérialisme dialectique » et devaitêtre suivie d’un volume dont le fondement aurait été le«matérialisme historique ». Lukács n’écrivit jamais ce deuxièmevolume ; il n’aurait jamais pu le faire, même s’il avait eu

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et a joué un grand rôle dans le succès de la pensée de Kier-kegaard et Nietzsche. Mais, de la « solution » proposée parLukács (qui consistait à soigner la crise spirituelle par la dia-lectique de Marx), on voyait pointer les cornes idéologiquesdès le début du raisonnement.Bien qu’il ait écrit certaines parties de La Destruction de

la raison plus tôt, le livre lui-même fut publié après laSeconde Guerre mondiale et appartient donc à la périodehongroise de Lukács. En fait, ce dernier ne commença véri-tablement à produire qu’après qu’on eut mit fin pour de bonà la campagne idéologique lancée contre Rajk, au lendemaindu fameux procès. Ainsi prenait également fin pour Lukácssa période active au sein du Parti. Après un très long détourde presque trente ans (il en avait déjà soixante-dix), il revintà la philosophie qu’il avait abandonnée dans les années 1920pour se mettre au service du Parti. Il se mit au travail avecl’ambition grandiose de finir, à cet âge avancé, tout ce quetout au long de sa vie il avait remis à plus tard.Naguère, Ernst Bloch l’avait convaincu qu’il était possible,

hic et nunc, de concevoir une grande œuvre systématique.Encouragé par son ami, le jeune Lukács s’était alors attaquéà sa grande entreprise esthétique. Mais la grande œuvre étaitrestée inachevée pendant des années, traversant deux guerres,sommeillant dans un coffre de Heidelberg. Arrivé à l’âge desoixante-dix ans, Lukács décida donc qu’il était temps derattraper le temps perdu. Un homme a besoin d’être admiré,cela lui donne du courage et nourrit son engagement. Maisil manquait quelque chose à Lukács : l’exercice. Toute dis-position doit être exercée régulièrement pour ne pas êtreperdue. Pendant trente ans, Lukács avait écrit des essais decritique littéraire, des pamphlets philosophiques (son JeuneHegel ne fait pas véritablement exception). Ce type d’exerciceétait lié à un certain style d’écriture. Et ce style caractériseaussi l’ouvrage le plus significatif de la nouvelle époque de

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cela, je le souhaite vivement. Un parcours emblématiquen’est pas seulement une promesse, mais aussi un avertis-sement.

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trente années de plus à sa disposition. Tout simplementparce que l’unique et seule idée de cette esthétique, si elleavait été écrite – et si l’on se met à la place de Lukács –aurait dû appartenir à l’horizon du matérialisme historique.Je parle de l’idée selon laquelle l’art est la mémoire del’humanité. Cette idée, je l’ai moi-même critiquée, jadis, nonparce que je ne la croyais pas vraie, mais parce que je ne laconsidérais pas comme spécifique à l’art. Aujourd’hui, àla réflexion, je donnerais raison à Lukács. Pourquoi etcomment, cela ne fait pas partie de l’objet du présent texte.En terminant son esthétique, Lukács avait alors presquequatre-vingts ans, il se lança dans une nouvelle entreprisesystématique. En premier lieu, il aurait souhaité réaliser uneétude générale de l’éthique mais – selon ses propres termes,que déjà à l’époque je ne comprenais pas – il décida qu’ildevrait d’abord clarifier les questions de l’ontologie marxiste.Aujourd’hui, je ne tiens pas à chercher des motifs plus pro-fonds et personnels à ce renvoi de l’éthique à plus tard.Mais, sans aucun doute, l’Ontologie fut le sommet : ce quepersonne n’avait fait en cent ans, rien moins que la concep-tion d’une philosophie marxiste systématique et non moinsauthentique.Comme certains des participants de cette conférence sont

des lecteurs convaincus de l’Ontologie et vont justement nousen parler, je n’en dis pas plus à son propos. Mais le seul faitqu’aujourd’hui encore on défende cette œuvre démontrece que j’ai dit en introduction de ma communication. Il estimpossible de prévoir qui puisera dans quelle œuvre, cequ’elle inspirera ou suscitera, et quand elle le fera. Confions donc l’œuvre de Georg Lukács à ceux qui

voudront bien être ses lecteurs à l’avenir. Ils décideront eux-mêmes ce qu’ils en retiendront, s’ils en ressentent le besoin.Quoi qu’il en soit, que l’histoire de sa vie reste pour long-temps dans ce que l’on appelle la mémoire de l’humanité,

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I.

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TRAGÉDIE ET MODERNITÉ CHEZ LUKÁCS

Jean-Loup THÉBAUD

Un mot d’emblée pour aller au-devant des réserves quecet intitulé risque de susciter, même s’il pourrait (et peut-être à ce titre) invoquer l’autorité de Lucien Goldmann, tantil évoque et présage la reprise d’un thème rebattu, celui dela distinction, de l’opposition du « jeune » Lukács avec celuide la « maturité », qui s’accompagne, on le sait, de tout uncortège de présupposés politiques et philosophiques.Si nous pensons qu’il y a du sens à réexaminer cette ques-

tion, c’est que nous tenons que la rencontre, la probléma-tisation et le délaissement du motif tragique chez Lukács(Armut am Geiste répondant à « La métaphysique de la tra-gédie », l’intérêt pour le drame non tragique voisinant aveccelui porté à Dostoïevski et balançant l’« option » romanesque)commandent les choix de la maturité : la décision pour ladialectique et le communisme, tout en demeurant fidèle àun fil rouge : l’interrogation sur la portée de l’éthique. Onen trouverait, à notre sens, des traces dans une interventiontardive, lors d’un colloque à Genève en 1946, où Lukács,sous le couvert d’un exposé des deux « lignes » entre lesquellesla culture allemande et, avec elle, la culture européenne onteu à choisir face au nazisme, ne fait qu’exposer le sens de sapropre vie et œuvre : le refus de l’aristocratisme au nom de

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l’unité malgré lui], soit malgré tout puni, cela implique lareconnaissance de la liberté humaine, c’est un honneur dûet rendu à la liberté. C’est en laissant [c’est-à-dire concevant]son héros libre de lutter contre la puissance supérieure dudestin, que la tragédie grecque honorait la liberté humaine. »Ce texte prend la mesure de tout ce qui fait la nouveauté

de l’approche moderne de la tragédie, de ce qui la sépare del’ancienne poétique. En fournissant un modèle d’intelligi-bilité que toute la modernité adoptera, même si Hegel yapportera quelques modifications d’importance, Schellingpermet de comprendre pourquoi la tragédie bénéficiera d’untel privilège aux yeux des Modernes. Disons-le en bref : ony trouve (ou on y construit) une théorie de l’action solidairede la constitution d’un sujet dans l’horizon (conflictuel ouobscurci) d’un savoir.Le modèle ici proposé reprend, il faut le noter, alors qu’il

en bouleverse l’économie, un élément essentiel repéré parAristote. En effet, même si ce dernier conduit son analysedans le cadre d’une dramaturgie, la tragédie se caractérisebien pour lui comme mimèsis praxeôs, sunthesis pragmatôn,autrement dit, contre toute tentation d’une éthique de lacontemplation, on reconnaît dès lors la place éminente del’agir dans la constitution du sujet et de son savoir.

Pour les Modernes le tragique réalise exemplairement lesérieux de l’action humaine, car c’est sur le fond (ténébreux)d’une lutte avec les dieux (ou le destin) qu’elle s’enlève.Mais, dira-t-on, n’y a-t-il ni dieux, ni sérieux dans l’Iliade,dans l’épopée ? Si, bien sûr, mais l’action humaine ne s’ytrouve pas encore suffisamment dissociée, séparée de celledes dieux. Autrement dit, l’action humaine demeure encoredans un état « naïf », pour parler comme Schiller. Le monde del’épopée reste enfoncé dans la nature, dans une immanencenon inquiétée. Au rebours, et c’est en quoi l’action humaine

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la démocratie1. Du reste, cette dernière interrogation, à nosyeux, doit se libérer du cadre de la Lukács-Forschung pourconstituer aujourd’hui encore un foyer vivant de réflexionet c’est à ce titre aussi que nous engageons ce propos.

L’Agir tragique

La tragédie est ancienne, antique mais la question dutragique est récente, moderne. Elle deviendra même lesymptôme du moderne. Il suffit de rappeler la formule dePeter Szondi, présente à l’esprit de chacun, qu’on trouvedans son Essai sur le tragique : « Depuis Aristote, nous avionsune poétique de la tragédie, nous n’en avons une philosophieque depuis Schelling », qui permet de bien saisir la significa-tion de cet événement décisif : le surgissement, la promotionchez les Modernes de la tragédie comme objet philosophique.Le mouvement avait été amorcé, bien sûr, par Schiller, avecsa distinction du naïf et du sentimental qui métamorphosaitles anciennes catégories de la poétique en les inscrivant dansune philosophie de l’histoire. Désormais, à partir des Lettressur le dogmatisme et le criticisme jusqu’à W. Benjamin ou Lacoue-Labarthe, il ne s’agit plus de codifier les règles d’un genre,mais la tragédie va se trouver promue opérateur privilégiédans le déchiffrage du moderne. Avec elle le moderne semesurera pour tenter d’éprouver les désarrois ou les assu-rances de son cogito.Que nous dit Schelling en 1797 dans la sixième des Lettres

sur le dogmatisme et le criticisme ? « Que le criminel c’est-à-direcelui qui agit [en faute donc, car il déchire le tissu de l’unitéimmanente], alors qu’il ne succombe que devant la puissancedu destin [c’est-à-dire que son action lui est étrangère, il lèse

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1. « La vision aristocratique et démocratique du monde », Rencontres inter-nationales de Genève, 9 septembre 1946.

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de soi, sinon je reste un animal, je demeure captif de la nuitde la nature. Mieux, la scission tragique préfigure, anticipela nouvelle conscience. Ainsi, W. Benjamin pourra dire duhéros tragique qu’il est meilleur que ses dieux, voulant faireentendre que le héros est le hérault, l’annonciateur d’unenouvelle communauté, à venir, à conquérir sur la nuit de lanature et du destin.

L’athéisme tragique

Or, ce modèle, solidaire d’une pensée de l’émancipation,va se trouver confronté à ce qu’on pourrait appeler une autremodernité, pour ne pas utiliser le terme de post-modernitétrop équivoque, qui se caractérise par le désenchantement,dont Baudelaire, disons pour aller vite, serait le symptômeet l’emblème. De fait, cette modernité donne le sentiment àtous les critiques de refléter une crise de l’agir (spleen), dansune suspension de l’histoire. Songeons, par exemple, à ladistinction célèbre, introduite par Péguy, entre les époques etles périodes. Cette crise de l’action peut recevoir deux sens.Un sens qu’on pourrait dire défectif, c’est celui de la mélan-colie – on ne peut plus agir comme des héros. Les exemplessont innombrables : Flaubert, le prosaïque, l’habit noir. Lesconclusions sont élégiaques ou cyniques (Maupassant). Lemonde moderne, le monde bourgeois, ne connaît plus deProméthée, les César d’aujourd’hui ne sont que des Birot-teau. « Nous ne sommes plus que des acteurs de série B »,concluait à son tour R. Debray. Mais cette crise peut com-porter aussi un nouveau sens, prospectif dirons-nous, pouréviter « messianique », trop chargé : nous désignons par là lavisée, à l’horizon, d’un nouveau type d’action et de sujet quise tiendrait à l’écart du spleen comme du modèle émanci-pateur. Bien sûr la difficulté est grande de penser ce nouveaumonde et elle a requis tous les penseurs. C’est dans ce con-

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est prise au sérieux par elle, dans la tragédie l’action nousapparaît dans l’horizon d’une séparation – par exemple, del’acte et de son reste, du geste et de son effet (songeons àl’harmatia).Dans l’horizon d’une séparation qui en rigueurest scission, ce qui veut dire que l’agôn se déroule entre despuissances qui ne sont qu’à première vue étrangères (et c’estbien ce sens que Hegel va donner au destin). Cette scissionen effet n’existe que pour autant qu’elle résulte d’un conflitavec une extériorité au premier abord ignorée, aveugle,menaçante et qui se présente comme inconcevable et arbi-traire, mais qui, en fait, annonce un conflit du fini et del’infini qui ne se trouve posé que par moi. En d’autrestermes, c’est moi, fini, qui fais surgir le conflit avec le fini,comme conscience et à la conscience.On l’a compris, cette action qui se reconnaît et se cou-

ronne dans le tragique proclame sa dette envers le modèleque l’idéalisme allemand a donné à la conscience de soi.Sous le chef de la scission, cet agir n’est rien d’autre, aufond, que le retard de la conscience de soi sur elle-même.Elle agit, elle fait, elle vise et veut quelque chose, même sielle est encore aveugle. Du coup, son échec, son ratage, c’est-à-dire la mort, le sacrifice du héros, n’est pas pure négation,sans reste. Tout au contraire, il est, en creux, le signe de laliberté, la découverte par l’homme de sa liberté encoreinconnue, comme de quelque chose contre quoi il bute etlutte alors sous la forme du destin. En bref, le tragiquepermet de penser l’horizon du conflit, du défi, de la mortcomme conditions de l’action radicale, elle-même instru-ment de la conscience de soi. Au principe comme au boutde l’action tragique, il faut reconnaître le Selbst. Le hérostragique en se sacrifiant met à mort son être empirique maisfait naître et immortalise sa conscience de soi. J’agis pouracquérir la conscience de soi, voilà le sens de la rupturemoderne, et je n’agis réellement qu’en tant que conscience

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Du reste, la surprise que réserve au lecteur d’aujourd’hui« La métaphysique de la tragédie » témoigne bien, à samanière, des espoirs alors placés par Lukács dans la tragé-die. On peut s’étonner en effet que l’essai prenne occasiond’une réflexion sur l’œuvre du dramaturge Paul Ernst : socia-liste, à l’occasion certes correspondant d’Engels, mais virantdeutschnational, dont les mérites relatifs n’ont pas été sanc-tionnés par la postérité. L’écart entre l’intérêt de l’œuvre etle soin que Lukács met à l’étudier, l’alliance incongrue quise noue confirment de façon éclatante le rôle stratégique quedoit jouer aux yeux de Lukács le projet tragique, jusqu’àrechercher le patronage ou le compagnonnage de cet auteurqui passe alors pour le chef de file d’un retour à la tragédie,dont la cible est le symbolisme. Il faut faire flèche de tout boiset c’est bien un signe supplémentaire du malheur des tempsqu’en face d’un Maeterlinck seul un Paul Ernst se dresse.Quelle leçon tirer alors de la tragédie ? Quel bénéfice ? Il

va de soi que la crise de l’agir, caractéristique de cette nou-velle modernité, dont Simmel reste captif au moment où ill’analyse, qui est à l’origine de cette orientation vers la tra-gédie, va retentir, à son tour, sur le sens à donner à la tragédie.De fait il ne pourra être question désormais de répéter lemodèle classique, la crise ne peut être mise au compte d’unsimple épisode. Pour le dire en un mot, le caractère « dialec-tique » accordé ou conféré par les classiques au sacrifice icis’efface si bien que l’économie de la mort dans la constitu-tion du sujet se trouve modifiée. La tragédie (telle qu’elleest nouvellement pensée par Lukács) procède à trois opéra-tions essentielles : césurer la vie immédiate, dégager l’essence,atteindre le remplissement du temps. Ces trois opérations,en fait, n’en sont qu’une : trouver la vraie vie au bout de lavraie mort, c’est-à-dire produire au sein du chaos un soi,dans l’affrontement avec la limite. On peut songer à lacélèbre formule de Rilke : une mort née de sa propre vie.

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texte, problématique, que se situe la réflexion de Lukács surla tragédie. Pour Lukács, on le sait, comme du reste pour unetrès grande partie de l’intelligentsia allemande du temps,l’entrée dans la problématisation de cette modernité se fait àpartir de Simmel, avec Simmel, de sorte que les analyses dece dernier se feront sentir incontestablement dans l’approchelukacsienne de la tragédie. De quelle manière Simmel aborde-t-il donc cette modernité ? Pour répondre à la question, lemieux est encore de donner la parole à Lukács lui-même. Àla mort de Simmel, Lukács lui a en effet consacré un Nachruf,un article d’hommage qui fait apparaître comme la tâche dela génération intellectuelle à laquelle il appartient de deveniren quelque sorte le « Cézanne » de Simmel, s’il est vrai queSimmel figure le « Monet » de la modernité. Bien sûr Simmel,ici, joue avant tout le rôle de ce qu’on pourrait dénommer unmaître par la négative, il n’en reste pas moins que ce jugementpermet de dessiner nettement les contours de l’héritagesimmélien tel que Lukács le reçoit. Vouloir être le Cézanneattendu, c’est vouloir dépasser le trait essentiel d’une moder-nité que Simmel a su repérer mais auquel, malgré tout sontalent, il n’a su que s’identifier : la perte de la ligne, du néces-saire, la domination de l’arbitraire et du détail.Lukács veut sortir de cette « anarchie du clair-obscur » où

rien ne commence ni ne finit, d’où toute lumière a disparu,déterminations, on le note, aussi bien de nature éthiquequ’esthétique. Cette double exigence est caractéristique del’orientation de Lukács, pour lequel, reprenant à son compteune formule de Fichte, nous vivons dans « l’ère de la plusprofonde culpabilité ». Au cœur de la crise du moderne,interprétée à travers le filtre simmélien comme une dissolu-tion « lyrique » du sujet, Lukács, dans un premier temps pourdes raisons esthétiques et éthiques, va demander à la tragédiequ’elle lui fournisse les ressources propres à ressusciter lesérieux de l’agir humain.

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d’une impasse, en raison de la nature même de la solutionofferte). Tous ces traits : extase, apriori, anéantissement del’empirique, dureté, marquent bien l’isolement, la clôturesur soi, l’immanence, l’achèvement du soi au moment mêmede la mort du héros. Le deuxième texte, avec toute sa brutalité, davantage que

le premier – qui, lui, peut encore recevoir une lecture esthé-tique –, indique bien qu’il ne s’agit pas seulement avec latragédie d’esthétique, mais bien avant tout d’éthique. En effetl’attitude de Lukács face à la modernité, face à la tragédie,procède de l’éthique, et c’est certainement un des traits quile séparent sûrement de l’attitude simmélienne. La formu-lation du Nachruf était en fait allégorique : lorsqu’il ditCézanne, il faut lire éthique. La tragédie tranche, impose seslimites, inscrit la finitude parce qu’elle se situe du point devue de l’éthique. C’est l’éthique qui appelle l’irruption de cettefigure, apparemment esthétique, pour briser l’esthétique,pour retourner l’esthétique contre elle-même. L’esthétiquedoit être brisée et la tragédie est l’instrument choisi. Dansle même texte consacré à P. Ernst, on lit : « Le tragiquecomme forme dramatique devient un monde qui reconnaîtcomme souveraine et maîtresse des âmes l’éthique absolue,mais seulement elle. Cette éthique qui est aussi bien l’absoluque la substance immédiatement vécue des âmes leurconfère la dureté, le matériau de l’achèvement plastique deleur soi dans le destin. Mais cette éthique crée un monde etici la disposition tragique retentit sur la forme dialoguéedans lequel chacun vit exclusivement son destin, danslequel, l’autre, le prochain, ne se trouve pas en relation aveclui de manière plus substantielle que l’extériorité dépourvuede valeur des événements auxquels il donne la forme d’undestin4. »

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En hommage à Paul Ernst dans un volume publié en1916 célébrant le cinquantième anniversaire de ce dernier,Lukács écrit, voulant résumer ce que nous devons à l’art dePaul Ernst : « L’âme que la forme dramatique crée est des-tinée à la solitude et à l’incompréhension, à rester isolée età se fonder en soi-même. La tragédie, le paradigme de toutdrame, approuve cette solitude et en accroît la douleur et latristesse jusqu’à l’ivresse, à l’extase et à la perfection. C’estainsi que la tragédie devient la poésie du héros, de l’hommequi s’achève et achève, qui ne laisse pénétrer dans sa proprevie rien qui soit au-dessus d’elle-même et qui utilise ledestin, qu’il a brisé dans son enveloppe empirique commeun scalpel, pour porter à un accomplissement tyranniqueexclusivement par sa propre force son propre soi éternelle-ment et aprioriquement immanent2. » De même, on lisaitdans « La métaphysique de la tragédie » un texte un peu anté-rieur : « Le moi souligne son soi (Selbstheit) avec une forcequi exclut tout, qui anéantit tout. Cette extrême affirmationde soi confère à toutes les choses qu’elle rencontre unedureté de fer et une vie maîtresse de soi et, ayant atteint lepoint suprême, définitif du soi pur, se supprime elle-même.L’ultime effort du moi a sauté par-dessus tout ce qui étaitsimplement individuel. Sa force a conféré aux choses lasanctification de l’élévation au destin, mais son grandcombat avec le destin qu’il s’est créé le transforme lui-mêmeen quelque chose de supra-personnel, ou symbole d’unerelation destinale ultime3. »Les deux textes, qui mériteraient un long commentaire,

formulent admirablement ce qu’on pourrait appeler l’issueou la solution tragique (à moins qu’il ne s’agisse justement

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2. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, éd. par K. A.Kutzbach, Emsdetten, Lechte, 1974, p. 53.3. G. Lukács, L’Âme et les Formes, trad. G. Haarscher, Paris, Gallimard,1974, p. 256. 4. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, op. cit., p. 54.

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métaphysique de la tragédie », il peut déclarer d’une manièretout aussi brutale : « À l’occasion de la faute l’homme dit ouià tout ce qui lui arrive et parce qu’il l’éprouve comme safaute et son action, il s’en rend maître et il donne forme àsa vie en faisant de sa tragédie, celle qui est née de sa faute,une limite entre sa vie et le tout. Et les hommes supérieursenclosent davantage que les hommes inférieurs, et ils nelaissent pas s’échapper ce qui une fois a fait partie de leurvie. C’est pourquoi à eux revient le tragique comme leurprivilège6. »La tragédie joue son « va-tout ». Athéisme résolu (athéisme

du moi, pourrait-on dire en reprenant Levinas), immanen-tisme revendiqué, aristocratisme provocateur, cette éthiqueféroce et sur-moïque conduit à des parages équivoques.Après tout Jünger n’est pas loin. On peut justement penserà bon droit que la guerre de 1914 va contribuer à fairedouter Lukács du modèle tragique (jusqu’à le congédier).En tout cas, E. Bloch, dès L’Esprit de l’utopie, sera sévèreavec cette analyse – et pourtant ce livre date d’une époqueoù son amitié avec Lukács était quasi gémellaire. Il refusecette « sublime cérémonie intérieure de clôture, cet accom-plissement immanent de soi » qu’est la tragédie lukacsienne.Il ajoute : « L’homme ne peut pas encore vivre ici-bas jus-qu’au bout, le jeu tragique n’est pas un alambic clos où lesessences vitales se déposent. La tragédie n’expose pas tantla rencontre de soi que la rencontre de l’obstacle, la ren-contre de Satan7. »Autrement dit, à ses yeux, Lukács se trompe de moder-

nité. Même s’il y a bien des différences entre le tragique deLukács et celui de l’idéalisme allemand, il en conserve un

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Ici probablement nous atteignons au cœur de la réflexionde Lukács sur la tragédie et nous voyons bien que sa radi-calité extrême aboutit à faire de la tragédie aussi bien unproblème qu’une solution. Cette dureté, cette atmosphèreirrespirable, cette solitude revendiquée ne conduisent-ellespas en effet à une impasse ? L’impasse, du reste, menace des’aggraver, du coup. Car si l’éthique tragique est l’absolude l’éthique, n’est-ce pas alors l’éthique qui se trouve inter-rogée ? Ne sommes-nous pas forcés de penser que cetteéthique de la séparation indique en effet, en creux, la dis-parition de la culture, ce qui est le symptôme même dumoderne, c’est-à-dire la perte de l’immanence du sens ? Nesommes-nous pas conduits à avouer qu’elle n’est que laconfirmation, la sanction de ce que Fichte avait relevécomme « absolue culpabilité », le défaut de rédemption quidomine le moderne ? Sa violence est à la mesure de cettedétresse : qui sera à la mesure de cette violence et y a-t-ilmême sens à se mesurer à cette violence ?Cette interrogation ne peut que se lever à la lecture des

rigoureuses conséquences de cette analyse, auxquelles Lukácsne se dérobe pas. Il écrit dans « La métaphysique de la tra-gédie » : « Ainsi la sentence la plus profonde qu’énonce latragédie consiste en un écriteau placé sur sa porte qui endéfend éternellement l’accès à tous ceux qui sont tropfaibles ou trop vils pour son empire, avec la même rigueurinflexible que celle avec laquelle celui du portail de l’enferchez Dante enferme pour toujours celui qui y entre. En vainnotre époque démocratique voulut-elle imposer une égalitéde droit au tragique. Toute tentative d’ouvrir ce royaume descieux à ceux dont l’âme est pauvre fut vaine5. » Et dans unarticle consacré à la Brünehilde de P. Ernst, publié en mai1911 dans Die Schaubühne et qui sera le noyau de « La

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5. G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., p. 273.

6. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, op. cit., p. 19.7. E. Bloch, L’Esprit de l’utopie, trad. A. M. Lang et C. Piron-Audard, Paris,Gallimard, 1977, p. 256.

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soi. (Selbstverlorenheit)8. » Le miracle de la mystique est misen balance avec le miracle de la tragédie, miracle désignantla rupture avec la vie immédiate. « Ainsi les expériences dumonde mystique et tragique se touchent, se complètent ets’excluent mutuellement9. »Bien sûr, dans « La métaphysique de la tragédie », c’est la

voie tragique qui est privilégiée, mais ce voyageur a son ombretenace, dès le début du voyage. « Le parfait achèvement desoi figuré par la tragédie – commente Rainer Rochlitz – n’estpour elle le terme ultime que pour autant qu’elle conserve lacertitude de la mort de Dieu, du néant au cœur de la com-munauté humaine et de l’histoire. Le soi luciférien du héroset la forme hermétiquement close ne sont légitimes qu’aussilongtemps que la vie est muette et hostile à tous sens10. » EtRochlitz fait alors allusion à un petit texte de Lukács, « Lalégende du roi Midas », dont la fable même, en mettant enscène ce roi qui voit se figer sous ses doigts toute vie qu’iltouche, nous laisse deviner le doute qui habitait Lukács quantà la légitimité du parti pris de la forme. Faire le pari de laforme avec le tragique, n’est-ce pas, en effet, vouloir faire sonsalut trop aisément, en prétendant ainsi rendre le réel trans-parent ou, en tout cas, y introduire un éclair qui l’illumine ?Dans l’article déjà cité, « Le problème du drame non tra-

gique », Lukács écrit : « Des esprits profonds [en l’occurrenceil s’agit de Maeterlinck, Shaw et Dehmel] ont souvent poséla question : l’homme tragique et le destin tragique [pos-tulats nécessaires d’une forme dramatique pure et penséeavec conséquence] sont-ils vraiment les points culminantsde l’existence humaine11 ? » Nous le redisons, ce texte est

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LUKÁCS ET L’ÉTHIQUE

trait essentiel : la mort est conclusive. Kierkegaard, de soncôté, avait eu l’intuition qu’une nouvelle modernité, abso-lument non grecque, s’imposait, pour laquelle la douleur estplus que la faute, car le sujet n’est même plus l’auteur d’unefaute qui le rende coupable. Il est coupable sans faute, carsans acte. Peut-être, doit-on se dire, la situation de la moder-nité est plus sérieuse qu’on le croit, jusqu’à la situer au-delàdu tragique.

Sobriété et humilité

Ce qu’il y a de singulier et de tout à fait passionnant avecLukács, c’est que l’année même (1911) où il publie L’Âmeet les Formes et, dans Die Schaubühne, l’article que nous avonscité, consacré à Brünehilde de P. Ernst, il fait paraître dansla même revue un autre article, « Le problème du drame nontragique ». À peu près contemporain également, le grandtexte « Von der Armut am Geiste » édité dans les Neue Blätteren 1912, consécutif à la mort d’Irma Seidler, et placé sousle signe de saint François d’Assise et de Maître Eckhart.Il faudrait ajouter qu’au sein même des pages de « La

métaphysique de la tragédie » on trouve des remarques deLukács qui envisagent un « autre » du tragique (qu’il dénomme« mystique ») – et non pas comme un repoussoir, mais commeune autre « solution », et ce parallèle n’est possible que parcequ’il exprime chez Lukács une oscillation ou une doublepostulation dont l’enjeu est l’éthique. « Ce n’est que lorsquetoute différenciation a disparu pour toujours que la véri-table existence du mystique commence. Le miracle qui acréé son monde doit détruire toutes les formes car ce n’estque derrière elles, masquée et cachée par elles que vit sapropre réalité, l’essence. Le miracle de la tragédie est créa-teur de formes, son essence est le soi (Selbstheit) de façontout aussi exclusive qu’elle est chez le mystique la perte du

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8. G. Lukács, L’Âme et les Formes, op. cit., p. 256.9. Ibid.10. R. Rochlitz, Le Jeune Lukács, Paris, Payot, 1983, p. 125.11. G. Lukács, Scritti sul Romance, éd. par M. Cometa, Aesthetica EdizioniPalermo, 1995, p. 49.

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le destin comme une pure illusion serait un plat philistin.Dans le monde de romance en revanche une telle foi dans ledestin n’est rien d’autre qu’un songe – comme l’est du restetout ce qui se manifeste dans le monde12. » Et Lukács tire laconclusion logique : « Cette prise de position s’impose néces-sairement dès qu’on a reconnu que tout ce qui arrive n’estqu’apparence ; le sage prend cette position en retrait vis-à-vis de l’action car il s’est rendu compte que c’est une erreurde supposer que l’homme possède une véritable possibilitéd’action13. »Autrement dit, nous sommes ici en présence d’un monde

qui récuse l’athéisme confiant et triomphal de la tragédie.Ici le monde dans lequel nous vivons est celui du créaturel,offrant une double scène, où la substance, l’essence, sesépare du phénomène. Ici l’action n’est plus pensable quesous la catégorie de l’irrationnel, son pouvoir ne peut releverque de la magie. Ici nous sommes proches du monde de lafable (songeons aux tentatives dans ce sens de l’ami de jeu-nesse de Lukács, Béla Balázs, et à l’intérêt que Lukács leura accordé) où les personnages ne sont que des marionnettesagitées par des puissances étrangères sur le Theatrum mundi.Ici, du coup, nous retrouvons la transcendance bannie par letragique, ici, nous retrouvons aussi la douleur, la souffrance,l’égarement, les ténèbres refusées par le tragique lukacsien.Dans le même article Lukács note : « Si quelqu’un a l’inten-tion d’agir dans le monde du romance, son action ne peutsignifier rien d’autre que l’abandon de toutes les chosesmondaines, avec la conviction que les phénomènes ne sonttous que des mirages inessentiels et que l’unique salut ne peutprovenir que de ce qui est au-delà du monde. Une actionde ce genre ne peut rien désigner d’autre que le sacrifice du

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contemporain de l’essai publié dans L’Âme et les Formes.Nous avions noté qu’E. Bloch avait rejeté cette analyse, maissi lui et Lukács, à cette époque, passent pour de véritablesDioscures, n’est-il pas loisible de penser que l’un est la(mauvaise) conscience de l’autre et que ce que Bloch a écrit,Lukács l’a probablement aussi pensé – et exprimé à l’ami lorsde leurs interminables discussions ? Au fond, cet athéismetragique n’est qu’un humanisme trop tranquille, car troporgueilleux. La mort du héros, loin d’entamer sa certitudede donner un sens au monde, tout au contraire la fonde.Si le monde n’est pas clair, lui, au moins, est lumineux. Sou-venons-nous, Lucifer signifie porteur de lumière. Quels sont les traits de ce drame non tragique qui con-

currence la tragédie et qui va constituer une des stationsimportantes sur le chemin qui va conduire Lukács à l’écartdu monde éthico-tragique ?Cet écart aboutira à une nouvelle oscillation entre Dos-

toïevski (avec la recherche d’une « seconde éthique ») et leralliement à Hegel ainsi qu’au roman. Maeterlinck était invoqué comme un de ceux qui, à notre

époque, refusent de voir dans la tragédie la vérité du drameet de reconnaître dans l’éthique tragique la prééminenceabsolue de l’éthique. On doit à Maeterlinck en effet cetteformule célèbre : « Le sage paralyse le tragique. » Le sage eneffet se présente comme contretype du héros, en tant qu’undes protagonistes du drame non tragique, du romance pourreprendre la terminologie consacrée par la critique en vuede désigner les dernières pièces de Shakespeare (Le Conted’hiver, La Tempête) qui figurent assez bien ce qu’on peutentendre par drame non tragique. Dans Esthétique du romanceLukács commente la formule : « Cette sagesse voit dans ledestin une pure illusion alors que dans la tragédie le destinest un ens realissimum. Dès lors dans le monde de la tragédieoù le destin est une réalité irréfutable, le sage qui considère

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12. Ibid., p. 90.13. Ibid., p. 91

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Mais le sujet n’y est, alors, que l’empereur de lui-même,c’est-à-dire d’un soi qui n’a que la consistance d’unfantôme.C’est donc un mouvement de retrait que va entreprendre

Lukács, de déprise vis-à-vis de la tragédie et l’éthique. Nousl’avons rapidement suggéré, beaucoup de circonstancessont à coup sûr intervenues pour engager ce mouvement : laguerre de 14 qui rend suspecte l’éthique du héros, la mortd’Irma Seidler qui fait apparaître d’une autre manière lecaractère dérisoire, comique ou odieux de l’éthique face àla bonté. Il faudrait accompagner ce retrait jusque dans larecherche, avec l’essai sur Dostoïevski, de ce que Lukács vaappeler une « seconde éthique » qui diffère toto caelo de lapremière, s’y oppose même de la manière la plus résolue.Mais je me contenterai, pour conclure, de donner la paroleà un texte où Lukács, à propos de ce qui lui apparaît commela grande œuvre non tragique qu’il attendait : Ariane à Naxos,de P. Ernst, suggère assez bien l’horizon de cette deuxièmeéthique dont Dostoïevski va devenir ensuite l’emblème.«Mais s’il y avait un autre Dieu ? Si c’était seulement unDieu qui était mort, et si un autre était à l’heure actuelle endevenir, d’une espèce plus jeune, d’une autre nature et setrouvant dans d’autres rapports avec nous ? Si l’obscurité denotre absence de buts n’était que l’obscurité de la nuit quis’étend entre le crépuscule d’un Dieu et l’aurore d’un autre ?Le héros tragique n’est-il pas le rebelle, le porteur du prin-cipe anti-divin, ou principe luciférien ? Est-ce bien assuréqu’ici – dans le monde abandonné de tous les dieux, qui estcelui du tragique – nous ayons trouvé le sens ultime ? Ne secache-t-il pas plutôt dans notre abandon un cri de douleuret un cri d’appel vers le dieu qui vient ? Mais alors sa lumièrequi nous arrive encore faiblement n’est-elle pas plus essen-tielle que l’éclat séducteur du héros ? Et l’aspect humbledu dieu qui vient n’est-il pas davantage et plus proche de

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martyr14. » Le martyr comme le sage forment les contretypesdu héros tragique car l’un et l’autre sont la négation de sonéthique de l’immanence. Lukács précise : « Lessing doutaitqu’il fût possible de figurer dramatiquement le destin dumartyr, mais c’est qu’il se bornait lui aussi dans ce cas àtracer un signe d’équivalence entre drame et tragédie. Iln’est pas possible de donner forme dans la tragédie à lafigure du martyr parce que l’action du martyr équivaut à lanégation de toute solution immanente du conflit – ce qui estbien le postulat qui fait au contraire du martyr un des pro-tagonistes du romance15. »Ainsi, presque simultanément, Lukács réfléchit à l’éthique

tragique et sur ce qui la contredit totalement. Dans unelettre d’octobre 1910 adressée de Florence à son ami d’en-fance Leo Popper, Lukács esquisse son projet d’essai surle drame non tragique, auquel il comptait donner le titreAgathon, Deux entretiens sur le drame féerique (Märchen-drama) – ce nom propre destiné à symboliser ce qui chezles Grecs vient après la tragédie classique. Voulant opposerles deux types de drame, il évoque alors « une lumière quichez l’un est celle de l’éclair et chez l’autre celle du vitrail16 »,c’est-à-dire une lumière qui vient d’ailleurs à l’occasiond’une transparence. C’est dans ce genre lumière seul quele monde peut être rédimé, car le monde est créaturel, c’est-à-dire faux, perverti. Ce serait alors redoubler le mensongeque de lui conférer l’unité à laquelle prétend le Selbst tra-gique. Le monde est coupable (Fichte), coupable de n’êtrequ’un spectre, et c’est une intuition que reprendra Benja-min. La tragédie, elle, prétend supprimer cette déficience,tout devient transparent et sensé à la lumière de son acte.

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14. Ibid., p. 95.15. Ibid., p. 95-96.16. G. Lukács, Correspondance de jeunesse 1908-1917, Paris, François Maspero,1981, p. 112.

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VOYAGE SANS RETOURLe virage de Lukács et la question éthique1

Ottó HÉVIZI

« Tu me rappelles Saül, fils de Qish, qui était partià la recherche des ânesses de son père et qui trouva un royaume. »

GOETHE, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister

Prologue

On a coutume d’affirmer qu’en 1918 Lukács a entreprisun virage politique. Dans cette communication, je voudraisavancer l’hypothèse que sa profession de foi fut le résultatd’un dilemme de nature éthique et religieuse plus que poli-tique à proprement parler. Avant de revenir au jeune Lukács,je proposerai d’abord quelques phrases d’introduction surses activités plus tardives. Tout d’abord, un exemple pourmontrer que même ses engagements politiques ultérieurs nefurent pas exempts de racines religieuses, et que ces racinesremontent jusqu’à sa jeunesse. La prise de position politiquela plus fameuse du Lukács tardif est sans doute celle-ci : «Lepire socialisme est meilleur que le meilleur capitalisme. » Or

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l’essence que le héros et son éthique qui ne fait régner quela solitude autour d’elle17 ? »

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17. Paul Ernst und Georg Lukács. Dokumente einer Freundschaft, op. cit., p. 56.

1. Cette conférence est une version abrégée de l’étude intitulée Az imma-nencia kegyelemtana [La Grâce de l’immanence], publiée dans le numéro defévrier 2011 de la revue Holmi.

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éthique, il cherchait une éthique productive dans l’histoire.Pour cela, il envisageait deux solutions possibles : Kant etKierkegaard. Ces deux routes se manifestent dans les textesfondateurs et bien connus de Lukács, contemporains de sonvirage politique. Dans le premier (« Le bolchevisme commeproblème moral »), il s’attache à compléter la philosophie del’histoire de Hegel par l’éthique de Kant. Dans le deuxième(« Tactique et éthique »), par celle de Kierkegaard. Soyonsplus précis. L’article sur le bolchevisme décrit la morale kan-tienne comme celle du respect inconditionnel de l’homme.Au centre de l’éthique proposée se trouve une « décision »qui sépare et même oppose la personnalité éthique et le«monde empirique ». Cette dualité provient bien de Kant.Dans l’article sur la tactique, en revanche, on sait quel’auteur défend une éthique de la suspension téléologique,autrement dit le point de vue de Kierkegaard. D’ailleurs,peu de temps plus tard, Lukács allait lui-même qualifierde kierkegaardienne l’éthique de son virage. Son ami BélaBalázs a restitué leurs discussions dans son Journal (Napló) :c’est « l’éthique individualiste » de Kierkegaard qui les avaitconduits au Parti, organisation qui excluait précisémentl’éthique individualiste.La controverse éthique « Kant vs. Kierkegaard » apparaît

donc assez clairement dans ces deux textes fondamentauxpour nous permettre de comprendre le virage opéré parLukács. D’autant plus que leur dualité même éclaire ledilemme de Lukács, fondé sur son intention de compléterl’absence d’éthique de la philosophie de l’histoire de Hegel.Je vais maintenant m’attacher à l’étude de cette confronta-tion chez le jeune Lukács. En fait, la controverse « Kant vs.Kierkegaard » du virage de 1918 était la répétition d’uneaffaire similaire un peu plus ancienne. Au début des années1910, il avait déjà esquissé une confrontation entre Kant etKierkegaard, mais alors il ne plaçait pas leur opposition dans

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j’ai remarqué dernièrement que Lukács, dans une lettreécrite en 1912, se référait à propos d’un drame de Paul Ernst(Ariane à Naxos) à un verset de la Bible qui touchait l’unedes questions les plus personnelles auxquelles il était alorsconfronté : celle du passage de l’éthique à la religion. Leverset auquel Lukács se référait était le suivant : « Car la foliede Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieuest plus forte que les hommes » (1 Cor 1, 25). S’il existait unprécédent à la célèbre profession de foi politique de Lukács,je le verrais volontiers dans ce passage de la Bible. D’ailleurs,ce parallèle n’est pas seulement frappant dans sa forme.C’est la même raison qui fait, d’une part, que la faiblesse etla folie de Dieu sont respectivement plus forte et plus sageque toutes les forces et sagesses humaines, et, d’autre part(pour Lukács), que le socialisme le plus moribond est plusvivant que le capitalisme le plus ardent.Cela suffit pour ces prolégomènes. Revenons maintenant

au virage de la fin 1918, quand la profession de foi évoquéeplus haut n’était qu’à l’état précoce d’une décision grossed’avenir. D’ailleurs, c’est Lukács lui-même qui affirmait quela période précédant immédiatement son virage avait été un« voyage sans retour ». Dans une perspective plus profonde,comme je l’ai déjà signalé, j’y vois essentiellement undilemme de nature éthique et religieuse, non sans corrélation,bien entendu, avec l’atmosphère effervescente de l’époque.Plus précisément, il me semble que le dilemme du « voyagesans retour » se heurtait à la question suivante : l’éthique deKant et l’éthique de Kierkegaard sont-elles capables de faire dela philosophie de l’histoire d’Hegel une philosophie éthique ?Voyons ce que signifie ce dilemme. Hegel n’a pas d’éthique

– disait Lukács vers la fin de l’année 1918 en s’appuyant surKierkegaard. Il avait tout simplement pour ambition decombler le vide éthique de la philosophie de l’histoire hégé-lienne. Réfutant la morale supra-humaine comme anti-

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Kant (le stade éthique), celle de Hegel (première éthique) etcelle de Kierkegaard (deuxième éthique).L’expression d’« éthique du détour » occupe une place

particulière dans les deux articles correspondant au viragede Lukács, « Le Bolchevisme » et « Tactique ». János Kis a sou-ligné (cf. Lukács György dilemmája) que, dans ses deux textesfondamentaux pour le virage, Lukács a accordé une préfé-rence à la solution appelée « détour », au détriment de ce qu’ilnommait dans ces mêmes textes, mais aussi ailleurs, la voiede l’héroïsme direct (die schnelle Heldentat). C’est une obser-vation importante. Dans l’analyse d’un dilemme éthique, ilest capital de savoir si les différentes alternatives en présenceont au moins en commun un territoire ou un mode de déci-sion. C’est la raison pour laquelle la clef de l’éthique duvirage de Lukács se trouve dans « l’éthique du détour ».De tout cela il ressort la nécessité de clarifier deux ques-

tions. (1) Quel était ce dilemme relevant de l’ontologie quicaractérisait l’éthique de Lukács au tout début des années1910 ? (2) Quel est le contenu de cette « éthique du détour »au sein de laquelle se manifestait le dilemme lui-même ?Commençons par la question ontologique. Sur ce point,

nous sommes renseignés par les notes prises par Lukácsdans les années 1910-112. Lukács y différencie l’idée d’être,d’une part dans la religion et l’esthétique, d’autre part dansl’éthique. En ce qui concerne la religion et l’esthétique,Lukács évoque un être créateur, tandis que dans l’éthiquel’être n’est pas créateur, il est déficient par rapport à l’êtrevéritable. Qu’entendait le jeune Lukács par être déficient ?L’éthique est immanente. La réflexion éthique, la décisionen faveur du bien sont des actes de la réalité marqués parl’ipséité (Selbstheit). Ainsi l’être de l’éthique est un « être

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le domaine de la philosophie de l’histoire, mais dans celui dela philosophie de l’être.J’ai le sentiment que les recherches éthiques les plus per-

sonnelles de Lukács sont dévoilées dans le fait que sur laquestion des liens de l’éthique, d’abord avec l’ontologie puisavec la philosophie de l’histoire, c’est toujours au dilemmeKant vs. Kierkegaard qu’il se heurte.

Il s’agissait de tentatives personnelles de synthèse, dans lebut d’unifier la philosophie de l’être, puis celle de l’histoire,avec l’éthique. Cette tentative d’éthique synthétisante aporté un nom chez le jeune Lukács, c’est l’éthique du détour(Umweg). L’objet de ma communication est d’en faire ladescription.La philosophie de Kierkegaard était un laboratoire pour

la synthèse éthique, dans lequel Lukács prit connaissancede trois systèmes rivaux. D’abord, le stade éthique, qui estd’origine kantienne. Puis la distinction entre la « premièreéthique » et la « seconde éthique ». C’est dans Le Concept del’angoisse que Kierkegaard s’est exprimé sur la première etla seconde éthiques. Selon toute évidence, c’est bien ici queLukács a puisé pour ses « Notes sur Dostoïevski », afin dedonner un nom à la différence fondamentale qui distinguel’éthique de la responsabilité face à l’« âme » et face aux« formes ». Chez Kierkegaard, la première éthique est grossomodo la morale hégélienne de la Philosophie du droit (anti-éthique), la deuxième est son éthique propre, celle du stadereligieux qui, comme nous le savons, prescrit la suspensionde l’éthique. À l’instar de Kierkegaard, Lukács considère ladeuxième éthique comme une éthique « existentielle, méta-physique ».Reprenons : le jeune Lukács avait pour ambition de conce-

voir en guise d’éthique personnelle une synthèse entre lestrois éthiques pourtant difficilement compatibles, celle de

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2. Heidelberger Notizen, 1910-1913, éd. par Béla Bacsó, Akadémiai Kiadó,Budapest, 1997.

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pour Lukács, au début des années 1910, l’éthique se borneà la condition postulative, elle est une réalité sans être véri-table, placée en face de deux mondes accomplis qui la dépas-sent, la religion et l’esthétique.Ici même se trouve le dilemme de l’ontologie éthique : à

l’aide de quel être (celui de la religion ou celui de l’esthé-tique) l’éthique va-t-elle compenser son indigence ? Kierke-gaard et Kant apparaissent précisément aux yeux de Lukácscomme porteurs des alternatives disponibles. Et c’est du choixentre les deux chemins que provient la formule d’« éthique dudétour ». Cela nous conduit à la deuxième question.Lukács a commencé à utiliser l’expression d’éthique du

détour (ou des détours) – autrement dit : Werkethik, appelons-la aussi éthique de la création – en s’appuyant sur les écritsde Maître Eckhart au début des années 1910. Il attire enparticulier l’attention sur le texte où Eckhart s’exprime surla visite de Jésus à Marthe (qui s’active) et à Marie (adonnéeà la méditation). Citons quelques titres du cahier de notesde Lukács : L’éthique du détour ; Eckhart (Marthe et Marie) ;L’éthique d’Eckhart ; Les œuvres ne sont qu’un détour. L’activitéde Marthe en présence de Jésus, écrit Eckhart, n’est pas seu-lement non hostile à Dieu, mais, au contraire, elle est unevoie vers Dieu, au même titre que l’attitude de Marie. ChezLukács, le contraste est encore plus vif, qui voit dans l’activitéde Marthe (Werktätigkeit) le symbole de l’éthique nécessaire dumonde réel. Quant au chemin contemplatif de Marie, il lecaractérise d’« esthétisme religieux », opposé à l’éthique dudétour, et emploie même à son endroit l’expression d’« héroïsmedirect ». Dostoïevski, quant à lui, était convaincu que l’aban-don à l’amour permettait d’un seul coup et d’un seul gested’atteindre la rédemption. Lukács a toujours réfuté cela.Comment d’après Lukács se combinent chez Maître

Eckhart l’éthique du détour et l’héroïsme direct ? D’aprèslui, « les œuvres sont un détour, elles sont la neutralité à

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postulatif ». Au Sollen ne correspondent ni complétude dece monde, ni exigence éternelle. Face à l’éthique, la religionest au contraire caractérisée par un « être accompli ». C’estun être transcendant. D’ailleurs, ces notes montrent queLukács avait une parfaite connaissance des tentatives faitespour dire cette transcendance (depuis la théologie négativejusqu’à la pensée hassidique, en passant par la mystique deSchelling et de Kierkegaard). La religion, en tant qu’êtreaccompli, exclut tout ce qui vient de ce monde. Elle exigeégalement le dépouillement de toute individualité. Lukácscite Maître Eckhart à cet égard : « Ce qui a être, temps oulieu, n’a pas de contact avec Dieu. » La religion prometl’existence d’un monde qui n’a pas de réalité dans ce monde.À travers ces quelques remarques, on entrevoit quelle phi-

losophie Lukács cherchait dans ses débuts. D’une part, ilavait besoin de l’éthique pour son immanence, pour l’actionéthique à proprement parler, car celle-ci relève de la réalité.D’autre part, la religion devait lui donner l’être accompli,concevant un monde dans lequel il est possible de vivre. Maisles deux promesses sont clairement incompatibles. La ques-tion de l’éthique et celle de la religion – dans les termes deLukács : la « question de l’action et la question de l’être » –sont posées l’une contre l’autre. C’est pourquoi le dilemmede l’ontologie éthique chez Lukács sera celui de la concilia-tion de l’être et de l’action.L’esthétique à son tour promettait à Lukács cette conci-

liation. L’esthétique est en effet un troisième type d’être, dis-tinct de ceux de l’éthique et de la religion : le jeune Lukácsle dénommait « être existant ». Les œuvres sont à la fois unmonde et une réalité – l’immanence d’un monde organiséselon les règles d’une certaine revendication de réalité. L’esthé-tique est étrangère à l’éthique, car son être est accompli.Mais elle est aussi étrangère à la religion, car elle est faite dece monde : l’œuvre d’art est matière à expérience. En un mot :

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En constatant l’inversion des voies de détours respecti-vement divine et humaine, Lukács met en évidence la dicho-tomie de l’éthique de la création chez Eckhart. Cela nousramène au dilemme déjà évoqué entre Kierkegaard et Kant.De toute évidence, en effet, lorsqu’il chemine sur une voiede détour, l’homme ne va pas droit au but, le long d’uneligne directe. D’autre part, sur le chemin humain, la finultime est transcendante. Pour Dieu, au contraire, toutchemin est immanent ; c’est de lui-même qu’Il se manifestesur son chemin de détour. De tout cela procède la dualité.Dès lors, que signifient les œuvres : les fins ultimes du cheminde détour, ou bien le chemin de détour lui-même ? Etl’éthique dépasse-t-elle les œuvres, ou bien est-elle assimi-lable aux œuvres – justement au sein desquelles elle besogne ?Est-ce grâce aux œuvres que l’on obtient la rédemption, oubien la rédemption se trouve-t-elle dans les œuvres elles-mêmes ? L’éthique de la création est-elle transgressive ouinhérente aux œuvres ; autrement dit, est-elle créatrice d’œuvresou bien est-elle créée par les œuvres ?Les deux branches de la dichotomie de l’éthique de la

création eckhartienne sont présentes chez Lukács. C’estmême d’après Eckhart que ce dernier nomme les deuxaspects contradictoires de son éthique du détour. L’éthiqueinhérente créée au sein des œuvres est ainsi baptisée l’éthiquede la vertu. Quant à l’éthique transgressive, créatrice d’œuvres,elle est baptisée éthique du sacrifice. D’ailleurs, on retrouveici l’alternative entre Kierkegaard et Kant.Comment Lukács s’y prend-il pour mettre les deux phi-

losophes en relation avec Maître Eckhart ? Tout d’abord,observons qu’il qualifie Kant d’« esthète de la morale ». Ils’agit, bien sûr, du Kant tardif. Celui qui a renoncé à la pos-sibilité d’un devoir d’examen de conscience, mais espèretoujours faire de l’homme une œuvre d’art morale. Aux yeuxde Lukács, l’œuvre d’art morale de type kantien va succéder

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proprement parler. C’est pour cela qu’elles sont indispen-sables. […] Seul l’être compte… Mais aussi n’est-il pas permisde vouloir l’essentiel immédiatement. » L’héroïsme directveut atteindre l’essentiel, et immédiatement. L’éthique dudétour, au contraire, veut atteindre l’être véritable : la réalité.C’est le détour qui conduit à la rédemption du monde.D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une action intentée contre

Dieu. Au contraire : plutôt de l’imitation de Dieu, imitatiodei. Lukács écrit, sur les traces de Maître Eckhart, que Dieului-même est arrivé à la rédemption par un chemin dedétour. C’est ainsi que dans « La métaphysique de la tragé-die », on peut lire ce passage issu de la Théologie allemandede l’Anonyme de Francfort, inspiré d’Eckhart : « S’il veut semanifester – et c’est justement une conséquence de sa toute-puissance – [Dieu] doit prendre une forme limitée. » LeDieu aux fins ultimes doit opter pour un médium de niveaumoins élevé : l’homme, actif et limité. Pour Dieu, l’hommeagissant est la seule voie vers la manifestation, en mêmetemps que la seule limite. Dans ses notes, Lukács en tire laconclusion suivante – en relation avec son propre dilemmeéthique : « Par conséquent, Dieu peut aussi emprunter un“chemin de détour” pour se manifester. »D’après Lukács, Eckhart ne comptait pas sur la Werkethik

esthétique, mais plutôt sur des voies contradictoires : l’hommeet Dieu s’engagent dans des voies de détour contradictoires.Dieu veut s’incarner, tandis que l’homme recherche larédemption. Pour Dieu, le chemin est celui de l’accomplis-sement (Vollendung), tandis que pour l’homme, c’est celuide l’exaucement (Erfüllung). Or, le chemin vers l’être exaucé(erfülltes Sein) est celui de la finitude. Pour Dieu, c’est l’homme.Pour l’homme, c’est la forme. En cheminant sur cette voiede détour, Dieu atteint son but à travers le dépassement del’homme par lui-même ; et du point de vue de l’homme,c’est par le surpassement de la forme par la forme.

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dire au moment du virage, le dilemme avait évolué de lafaçon suivante : dans quelle mesure l’histoire peut-elle fairepartie de l’être conformément à l’éthique ? De nouveau, lesréponses sont venues de Kant et Kierkegaard.La réponse de Kant était la suivante : l’être historique

peut cohabiter avec l’éthique dans la mesure où l’homme,en tant qu’« œuvre d’art morale », donne un corps au mondeet ainsi, forme parmi les formes, en tant que finitude endevenir, il anticipe la future démocratie purement éthique.C’est la solution de l’article Bolchevismus, inspirée par Kant :l’éthique engendrée par l’œuvre. La seconde solution estl’éthique créatrice d’œuvres, la solution kierkegaardiennede l’article Tactique. Ici, le sacrifice de la pénitence rendl’œuvre historiquement possible – la rédemption, l’œuvre degrâce. Mais à la condition que l’éthique se définisse commechemin de détour : comme une condition de possibilité del’œuvre.En guise de synthèse : la question centrale de l’éthique du

virage de Lukács se définit sous la forme d’un dilemme.Celui de l’expérience qui permet de rejoindre l’éthique auxfrontières de l’être historique ; jusqu’où est-il possible d’allerpar des moyens immanents ? Or, lorsqu’il s’agit d’œuvreséthiques, comme l’a écrit Lukács dans ses notes à propos deKant, l’accomplissement ne relève pas de l’éthique, maisbien de la grâce. Le jeune Lukács cherchait une éthique oùla possibilité fût plus forte que le devoir, le Fiat plus fort quele Sollen. Il espérait une éthique où (en paraphrasant lesdernières phrases de Wilhelm Meister) le chemin pris par obli-gation pour aller chercher des ânesses, contre toute attente,s’avère être celui qui conduit au royaume de l’être. Il cher-chait une éthique qui prescrit tel postulat, et sur lequel l’onespère obtenir plus que le pur postulat. C’est-à-dire plus etautre chose que l’éthique : l’accomplissement, l’être lui-mêmeaccompli. C’est bien pourquoi l’éthique du détour, où « seul

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à la Werkethik d’Eckhart ; c’est pourquoi Kant représentel’éthique de la vertu. Quant aux liens de Kierkegaard avecMaître Eckhart, ils sont encore plus étroits. En fait, Lukácsentrevoit déjà chez Eckhart les idées de mal nécessaire et desuspension de l’éthique. Appuyons-nous sur un commen-taire qu’il a inscrit dans ses Cahiers sur Eckhart : « Le maln’est qu’une matière pour l’œuvre de salut, un chemin versDieu. » Parce que – peut-on lire par la suite – « seulement si[l’âme] accomplit le mouvement éthique en contradictionavec l’éthique – alors viendra la grâce ». Le Kierkegaard del’éthique du sacrifice (et, dans la foulée, Lukács également)est bien le disciple de ce Maître Eckhart dumouvement éthiqueen contradiction avec l’éthique. Les deux routes indiquées parles panneaux Kant et Kierkegaard ne sont rien d’autre pourle jeune Lukács que la double réponse à la question : quelledirection l’éthique du détour doit-elle prendre, pour appro-cher l’être véritable ?C’est aussi une façon de s’interroger sur la possibilité

pour l’éthique elle-même de se faire ontologie. Kant défendun détour esthétique de l’éthique, le chemin de la forme tra-gique. Celui qui en dépit de la pauvreté d’âme de notremonde contemporain déploierait des dispositions morales àtravers la réforme des âmes et des attitudes et ainsi ferait del’homme une « œuvre d’art morale » en vue d’atteindre l’êtrevéritable. Face à cela se trouve le détour par l’éthique reli-gieuse de Kierkegaard. Dans un monde futur fondé sur lafoi, elle donnerait un sens aux contradictions et à l’éthiquede ce monde. C’est-à-dire : la suspension téléologique del’éthique, le choix du mouvement éthique en contradictionavec l’éthique, celui du sacrifice.C’est ainsi que nous revenons au virage de Lukács, à la

controverse Hegel vs. Kant ou Kierkegaard. Le dilemme del’éthique du détour était le suivant en 1911 : dans quellemesure l’éthique fait-elle partie de l’être ? En 1918, c’est-à-

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DE DOSTOÏEVSKI À MARX : LA GENÈSE DE L’ÉTHIQUE

Nicolas TERTULIAN

Jusqu’à la fin de sa vie – une vie très féconde sur le planintellectuel –, Lukács caressa l’idée d’écrire une Éthique. Cetobjectif majeur auquel devait aboutir son activité philoso-phique, il ne réussit pas à l’atteindre. L’Éthique, en tantqu’ouvrage de synthèse et couronnement d’une œuvre quicomportait déjà une Esthétique et uneOntologie de l’être social,n’existe pas.Il serait toutefois hâtif d’en conclure que le philosophe a

laissé à l’état de simple intention une entreprise qui lui tenaità cœur. S’il n’a pas réussi à édifier l’ensemble, il n’a cesséd’en rassembler les matériaux. Les préoccupations éthiques,fréquentes dans ses ouvrages, permettent de reconstituer lesgrandes lignes de l’édifice manquant. Il existe une ethica innuce de Georg Lukács, qu’on peut déduire des nombreuxtextes où le philosophe donne corps à un projet qu’il n’a paseu le temps de réaliser en entier.L’intérêt de Lukács pour les problèmes éthiques apparaît

très tôt. En 1911, il écrit un dialogue intitulé « La pauvretéen esprit », où la « grâce de la bonté » se trouve au centre deses réflexions. Quelques années plus tard, dans une lettre du28 mars 1915, il confie à son ami Paul Ernst qu’en préparant

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l’être compte », est en vérité ni plus ni moins que la grâce del’immanence.La thèse de l’immanence de la grâce est paradoxale en ce

sens que l’être et l’éthique y peuvent chacun être la ratio, lamesure de l’autre. Ainsi en est-il dans l’éthique du détour :l’éthique n’a de sens qu’à travers l’être accompli dans l’his-toire et la société, mais cet être en revanche ne devient pos-sible qu’à travers l’éthique. Autrement dit : l’éthique estimmanente, certes, mais n’est rien sans la grâce de l’être, etl’être à son tour crée un monde, mais ce monde n’a pas deréalité sans l’immanence de l’éthique. Le sens de l’éthique dudétour est donc l’être concret social-historique, tout autantque le sens de l’être social-historique est donné commecondition de possibilité par l’éthique. Jusqu’au dilemme duvirage, ces deux sens étaient confondus chez Lukács.Mais seulement jusque-là. La place pour une éthique du

détour sur la grande avenue du communisme se fit de plusen plus rare. Plus tard, Lukács allait prétendre avoir trouvéun chemin vers l’être historique accompli en passant directe-ment par l’idée de différence. Ce n’est donc pas un hasards’il a toute sa vie repoussé à plus tard l’écriture d’une éthique.Je crois que Lukács a abandonné ses idées les plus person-nelles sur l’éthique, ses plus importants raisonnements, enrenonçant à l’éthique du détour. En contournant l’éthique,la voie royale finalement choisie par Lukács devait le conduiredirectement à l’être. Mais celui qui recherche directementle royaume peut se perdre sur les traces de l’âne.

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pement de la spécificité du genre humain). C’était déjà trop tard.Il meurt en juin 1971 à l’âge de quatre-vingt-six ans. Les « Versuche zu einer Ethik », rassemblées par un cher-

cheur des Archives-Lukács, György Mézei, sont les seulestraces tangibles du travail préparatoire entamé par le philo-sophe en vue de son grand œuvre.En relisant aujourd’hui le dialogue sur « La pauvreté en

esprit », ainsi que les « Notes et esquisses sur Dostoïevski »,on est frappé par la continuité entre certaines idées expri-mées dans ces textes de jeunesse et la réflexion du philo-sophe au crépuscule de sa vie.Le dialogue met en lumière la démarcation chère au jeune

Lukács entre la vie ordinaire et la vie essentielle. Selonl’auteur, qui se fait une haute opinion de l’authenticité dela Seele (l’âme), celle-ci se situerait quelque part au-delà dumonde des normes et des conventions sociales, au-delàmême des impératifs éthiques ; dans les moments de grâce,les âmes qui respirent l’air raréfié de cette zone idéale accé-deraient à une transparence parfaite les unes par rapport auxautres. Le protagoniste de ce dialogue – conçu au momentoù l’amie de Lukács, Irma Seidler, venait de se suicider –reprend à son compte l’examen de conscience de l’auteur.Il se reproche le manque de « bonté », l’incapacité d’atteindrel’état de grâce, la transparence, qui lui aurait permis decomprendre l’âme de l’infortunée et d’éviter un dénouementtragique. En mettant l’accent sur le caractère par définitionmétapsychologique et métasocial de la vraie bonté, Lukácsséparait de façon tranchante le monde de la causalité empi-rique de celui de la téléologie morale. Il proclamait mêmel’indifférence souveraine de la vie éthique essentielle parrapport aux effets et aux conséquences (position qu’il allaitabandonner plus tard), en exaltant des figures comme leprince Mychkine, dont la sublimité morale provoque destragédies dans le monde de l’empirie, ou l’Abraham de

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un livre sur Dostoïevski il comptait y exposer sa proprephilosophie de l’histoire et, ce qui nous intéresse en l’occur-rence, son « éthique métaphysique1 ». Seule l’introduction dece livre devait voir le jour sous le titre La Théorie du roman ;le reste du manuscrit, que Lukács considérait comme perdu,a été retrouvé cinquante ans après, dans une banque deHeidelberg et publié par les Archives-Lukács en 1985 sousle titre « Notes et esquisses sur Dostoïevski ».En 1960, après avoir mis le point final à la première partie

de son Esthétique (dont les deux volumes allaient sortir en1963), Lukács décide brusquement d’interrompre son travailsur l’Esthétique pour remettre en chantier son ancien projetde l’Éthique – cette fois avec des instruments intellectuelsaffinés par l’expérience de toute une vie. Ainsi qu’il le confiele 18 mars 1960 à Ernst Fischer, il a pris cette décision parceque « l’éthique est le point le plus faible de notre théorie »(allusion à la carence du marxisme dans l’élaboration d’unethéorie de la vie éthique), mais aussi pour des raisons per-sonnelles. À soixante-quinze ans, se sentant pressé par letemps, il voulait employer ses dernières forces pour préciser« la place de l’éthique dans le système des activités humaines »(c’est le titre même du livre annoncé dans la lettre adresséeà Ernst Fischer). On connaît la suite : les travaux prépara-toires de l’Éthique vont se convertir en un volumineuxmanuscrit, l’Ontologie de l’être social, conçu comme une intro-duction nécessaire à l’ouvrage principal. À la fin de l’année1970, après avoir rédigé Prolégomènes à l’ontologie de l’êtresocial, Lukács parle dans une lettre à Ernst Bloch de sonprojet d’écrire L’Éthique, désignée cette fois-ci sous le titre :Entwicklung der menschlichen Gattungsmässigkeit (Le dévelop-

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1. Georg Lukács, Briefwechsel 1902-1917, J. B. Metzler, 1982, p. 345, trad.Correspondance de jeunesse 1908-1917, op. cit., p. 252 (curieusement, la tra-duction française omet l’épithète « métaphysique »).

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La Première Guerre mondiale, avec tout ce qu’elle eut detragique pour l’humanité, est pour Lukács un traumatismequi appelle une intensification de sa réflexion éthique. Ses«Notes sur Dostoïevski », rédigées à Heidelberg entre 1914et 1915, reflètent le conflit moral qui accompagnait le conflitarmé. Elles ont pour leitmotiv la distinction entre deuxéthiques : la première, courante et empirique, la deuxième,supérieure et authentique. La correspondance qu’il entrete-nait à l’époque avec Paul Ernst révèle la révolte contre lescontraintes et les impératifs institutionnels (dont le servicemilitaire obligatoire était l’expression la plus flagrante) quipoussait le jeune penseur à radicaliser sa distinction entreles normes de « l’esprit objectif » (l’État, les institutions, etc.)et les exigences de « l’âme », synthétisées dans le concept de« seconde éthique ». Cette distinction est importante dans lamesure où elle semble anticiper celle qu’il fera entre le « genrehumain en-soi » (Gattungsmässigkeit an sich) et le «genre humainpour-soi » (Gattungsmässigkeit für sich) qui sera l’un des axesde l’Ontologie de l’être social.Les « Notes sur Dostoïevski » montrent que Lukács, sous

la pression de la tragédie de la guerre, cherchait avec fébrilitédes exemples dans l’histoire des religions, de la littérature,des théories politiques, pour illustrer la distance qui séparaitles deux éthiques. La logique des institutions, exprimantnécessairement des rapports de force et un équilibre instableentre des intérêts divergents, lui apparaissait bien insuffi-sante par rapport aux exigences irrépressibles de « l’âme »,qui aspire à une communauté transparente des individus, àla complémentarité et à la fusion. Le clivage entre les deuxniveaux éthiques était à ses yeux l’évidence même. « Loin demoi de vouloir nier, écrivait-il le 4 mai 1915 à Paul Ernst,qu’il existe des hommes dont l’âme entre – du moins enpartie – dans leurs relations avec l’esprit objectif et ses forma-tions. Je proteste simplement contre la tendance à considérer

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Kierkegaard, qui n’obéit qu’aux exigences de la voix divine.Il prenait comme références essentielles saint Françoisd’Assise et Maître Eckhart. L’analyse de « La pauvreté enesprit » semble d’ailleurs inspirée par le sermon portant lemême titre de Maître Eckhart.Tout comme plus tard l’auteur de l’Esthétique et de l’Onto-

logie de l’être social, le jeune Lukács met en parallèle le pro-cessus de création artistique et le processus de sublimationéthique : « De même que, dans la philosophie de l’art, seulel’existence du génie est légitime, de même ne serait permisedans la vie que l’existence de ceux qui sont doués de la grâcede la bonté2. » Et la description des métamorphoses subiespar le moi empirique pour accéder à l’essentialité éthique,la combustion de « la basse infinité de la vie, de la multi-plicité inessentielle » pour arriver à une homogénéité del’âme, annonce déjà certaines analyses du dernier Lukács.Le dépassement de la « particularité », qui apparaît dans sesgrands ouvrages comme une condition de la substantialitémorale, mais aussi de la substantialité esthétique, est déjàune exigence du « Dialogue », où le jeune auteur établit uneséparation très nette entre l’homme et l’œuvre : l’artiste véri-table, tout comme l’homme éthique, doit se départir de toutce qui est contingent et purement empirique (« Nous devonsdevenir aprioriques ! » s’exclame le protagoniste) afin d’ac-quérir l’état privilégié de la « pauvreté en esprit », synonymede l’identité parfaite entre le sujet et l’objet, entre le « senti-ment » (das Gemüt) et le « destin ».

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2. G. Lukács, Sulla povertà di spirito. Scritti (1907-1918), a cura di PaoloPullega, Bologne, Cappelli editore, 1981, p. 108. Après avoir été publié enhongrois en décembre 1911, le texte est paru en allemand dans la revueNeue Blätter, [n° 5-6, 1912], sous le titre Von der Armut am Geist. Ein Gesprächund ein Brief. Ne disposant pas de l’original allemand, nous citons d’aprèsla traduction italienne qui figure dans le recueil susmentionné.

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officiel. Ces mêmes préoccupations se retrouvent, mutatismutandis, dans les pages consacrées à la religion dans le cha-pitre final de l’Ontologie de l’être social.Lukács a toujours partagé la conviction que le principe

inspirateur de l’œuvre d’art (qu’il appelle une fois son « pointd’Archimède ») est en connexion avec la conscience moralede l’artiste. En considérant, dans La Théorie du roman,l’époque qui trouve dans le roman son expression littérairela plus adéquate comme une époque de « parfaite culpabi-lité » (Fichte), il utilisait à bon escient un concept à conno-tation éthique pour désigner le monde de l’hétérogénéitéentre l’âme et les objectivations sociales.Le héros du roman est une nature par excellence « démo-

niaque », à la recherche d’un équilibre perdu. L’intérêt deLukács se porte inévitablement vers les moments où lessituations de crise, figurées dans les romans, se convertissenten instants de lucidité et d’élévation morale, faisant ainsirésonner la voix de la « seconde éthique » ; le monde des« conventions » et de l’ordre établi perd en ces instants sonemprise et les contours d’un monde nouveau se dessinent,un monde régi par les impératifs de l’âme (comme chezTolstoï par exemple, et surtout chez Dostoïevski). Dans les« Notes sur Dostoïevski » et dans La Théorie du roman, ilinsiste sur la signification cathartique des scènes comme laconversion du prince Bolkonski sur le champ de batailled’Austerlitz ou la métamorphose de Karenin et de Vronski,penchés sur le lit d’Anna malade. Le monde de la « secondeéthique », celui de la transparence des âmes et du salut, appa-raît même comme le principe inspirateur des créations deDante et de Dostoïevski (auxquels il ajoute parfois le nomde Cervantes) : « Dostoïevski et Dante : la seconde éthiquecomme a priori de la configuration épique6. »

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ces rapports comme essentiels et normatifs, contre la pré-tention d’imposer à chacun l’obligation de leur rattacher lesort de son âme. (C’est pourquoi je considère le service mili-taire obligatoire comme le plus infâme esclavage qui aitjamais existé)3. » Selon lui, le seul étalon pour mesurer lavaleur des institutions doit venir des exigences de la Seele ;par conséquent, il s’emploie à désacraliser par tous lesmoyens l’État et le pouvoir, y compris la « métaphysique deJehova », qui le cautionne : « Il nous faut souligner sans cessele fait que ce qui compte, l’essentiel, c’est en définitif nous-mêmes, notre âme, et même ses objectivations éternellementaprioriques ne sont (selon une belle métaphore d’ErnstBloch) que du papier-monnaie, dont la valeur dépend de saconvertibilité en or4. »La philosophie classique allemande depuis Hegel était

l’objet d’une critique sévère de la part du jeune Lukács, carelle aurait eu la tendance « à revêtir toute puissance d’unhalo métaphysique5 ». Il se sentait plus proche de l’idée dos-toïevskienne de « communauté » (die Gemeinde) que de la« fraternité » occidentale, et se montrait sensible à l’opposi-tion kierkegaardienne entre l’Église triomphante et l’Églisemilitante ; il soulignait en ce sens l’incompatibilité entre lechristianisme authentique et celui de l’ordre établi. Dans lemême ordre d’idées, il s’intéressait à la doctrine des secteset aux penseurs hérétiques (F. Weigel, Sebastian Franck,Tauler et Maître Eckhart), en rappelant sans cesse ce qui lesséparait de la religion institutionnalisée et du christianisme

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3. G. Lukács, Briefwechsel, op. cit., p. 352 (trad., op. cit., p. 258).4. Lettre de Lukács à Paul Ernst du 14 avril, ibid., p. 349.5. « Bien sûr, l’État est une puissance – mais est-ce là une raison pour luireconnaître une existence dans le sens utopique de la philosophie : dansle sens essentiellement actif de la véritable éthique ? Je ne le crois pas. Etj’espère être en mesure de pouvoir faire entendre une vigoureuse protes-tation à ce propos dans les parties de mon livre sur Dostoïevski ne serapportant pas à l’esthétique. » Ibid.

6. G. Lukács, Dostoïevski. Notizen und Entwürfe, hrsg. von I. C. Nyiri,Budapest, Académia Kiado, 1985, p. 39.

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peut se permettre de juger les actes des individus du seulpoint de vue des conséquences, en faisant abstraction des« intentions ». Pour définir la spécificité de l’acte éthique, ilfaut prendre en compte les deux dimensions, l’intention etles conséquences, en essayant de trouver leur point d’équi-libre. L’adhésion au marxisme n’a jamais représenté pourLukács une caution quelconque à « l’objectivisme », qui occultela dimension morale des actes humains. C’est d’ailleurs parun scrupule d’ordre éthique qu’il avait initialement hésité àembrasser la cause des bolcheviks8. Les dilemmes éthiquesposés par l’action révolutionnaire, tels qu’ils ont été formuléspar l’écrivain russe Savinkov-Ropscine (auteur de l’attentatperpétré en 1904 contre le ministre de l’Intérieur du tsar),n’ont cessé de le préoccuper tout au long des années de laPremière Guerre mondiale et de la révolution russe. Ce n’estqu’en 1919 qu’il semble entrevoir une issue. Si, dans ses«Notes sur Dostoïevski », il a l’air de reprocher à Marxd’avoir été un « savant » (Gelehrter) – et non un prophète –qui courait le risque de trop sacrifier à l’éthique des insti-tutions9, dans le petit essai de 1919, « Tactique et éthique »,il fait entendre un autre son de cloche. La philosophie del’histoire de Marx lui apparaît maintenant comme le fonde-ment du règne de l’éthique.Dans un essai sur Max Weber et Lukács10, Daniel Bell

soutient l’idée que Max Weber aurait pensé à Lukács enbrossant dans sa fameuse conférence de 1919, « La vocationde l’homme politique », le portrait critique du représentant

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La littérature et l’art sont ainsi sans cesse interrogéscomme des miroirs privilégiés de la vie éthique. Le destindes personnages est aussi jugé à la lumière des catégorieséthiques. Une comparaison entre Oblomov et Hjalmar Ekdallui suggère que le personnage de Gontcharov échoue « car ilpossède seulement l’essence », tandis que le héros d’Ibsenest voué à la déchéance « parce qu’il n’a rien de l’essence7 ».La portée esthétique des œuvres est donc mise en rapportavec la capacité des auteurs à faire valoir une perspectiveéthique. Plus tard, dans la grande Esthétique, Lukács jugerasévèrement Thomas de Quincey pour avoir esthétisé la vie(y compris le spectacle d’un incendie meurtrier), et feral’éloge de Diderot qui a stigmatisé dans Le Neveu de Rameaules personnages qui se conduisent selon les normes d’unesthétisme effréné, synonyme d’une perversion morale.La réflexion éthique de Lukács dans sa période de matu-

rité, après son adhésion au marxisme et au communisme,tout en conservant l’essentiel de sa pensée de jeunesse, vas’orienter vers une problématique nouvelle. Ce sont main-tenant les médiations entre le mundus noumenon et le mundusphaenomenon, entre la logique du processus socio-historiqueet les fins de l’éthique, qui retiennent son attention. Le phi-losophe tentait de trouver une issue à une antinomie célèbre :la morale de l’intention, qui considère comme un absolu lemoment par excellence subjectif de la conviction, indépen-damment de toute conséquence possible, et la morale desconséquences, qui juge la valeur d’une action exclusivementselon ses effets dans la pratique sociale. Kant et les existen-tialistes devenaient, dans cette perspective, les représentantsde la première tendance ; Machiavel, par certains aspects desa pensée, de la deuxième. Lukács faisait remarquer que,même du point de vue strictement juridique, personne ne

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7. Ibid., p. 149.

8. Cf. son article « Le bolchevisme comme problème moral », publié en1918, mais écrit en 1917 (trad. dans Michael Loewy, Pour une sociologie desintellectuels révolutionnaires, Paris, PUF, 1976).9. « Notes sur Dostoïevski », op. cit., p. 125 sqq.10. Publié en 1981 dans Partisan Review et traduit en français en 1983,dans deux numéros de la revue Commentaire. Le texte a été repris dansl’édition française de son livre La Fin de l’idéologie, Paris, PUF, 1997.

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de son jeune ami, l’abandon d’exigences éthiques fonda-mentales, était en réalité chez Lukács un effort qu’on nesaurait sous-estimer pour intégrer l’absolu dans la réalité,pour ancrer la morale dans l’histoire – un projet qu’il cher-chera à réaliser toute sa vie durant.La réflexion éthique du dernier Lukács tourne sans cesse

autour des problèmes du droit, de la moralité et de la vieéthique (la Sittlichkeit), avec un accent particulier sur cettedernière comme solution des contradictions surgies dansd’autres sphères. Entre l’universalité abstraite des normesdu droit et les exigences de la conscience individuelle quisont, par nature, infiniment diversifiées, Lukács essaie decirconscrire un champ de médiations. Les exigences moralesde l’individu, tant qu’elles restent cantonnées dans la pureintériorité sans prendre en compte l’extériorité sociale, nelui paraissent pas moins abstraites que la généralité desnormes juridiques, qui ne peuvent, par définition, épouserl’infinie variété des problèmes individuels. Lukács rappelledans les notes qu’il préparait en vue de son Éthique que lacélèbre formule Fiat justitia, pereat mundus indique bien lesdangers que comporte l’absolutisation du droit : la rigueurdes normes juridiques poussée à l’extrême devient synonymed’inhumanité. Il insiste, d’autre part, sur l’écart qui se creuseau cours de l’histoire entre les normes juridiques et les aspi-rations individuelles, ce qui rend nécessaire, en dernièreinstance, la modification du droit ; la formule summum jus,summa injuria est l’expression du divorce entre l’ordre juri-dique et la conscience morale12.Entre le fétichisme du droit et le moralisme abstrait (dont

l’éthique kantienne serait, selon lui, l’incarnation exemplaire),Lukács cherche une issue du côté de l’éthique aristotélicienne.

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d’une pure « éthique de la conviction » (Gesinnungsethiker).Selon Bell, Lukács, néophyte révolutionnaire, aurait été leprototype du « rationaliste cosmo-éthique » qui ne peut pas« supporter l’irrationalité du monde » (Weber). Le grandsociologue fustige effectivement le partisan de l’éthique dela conviction « qui fait brusquement volte-face pour devenirun prophète millénariste », prêt à admettre l’usage de la force(donc de la révolution) afin d’aboutir à un ordre socialcaractérisé par « l’anéantissement final de toute violence ».Weber désapprouve « l’excitation stérile » de tels personnages« romantiques », peu soucieux de respecter une véritable« éthique de la responsabilité11 ». Il est possible qu’en esquis-sant ce portrait critique, Max Weber ait pensé à Lukács, dontil avait désapprouvé l’engagement révolutionnaire. Mais celane justifie pas le raisonnement de Daniel Bell, qui trans-forme Lukács en un virtuose de l’éthique, prêt à cautionnerle mal et le péché afin d’assurer la rédemption de l’huma-nité.Car si Lukács est resté fidèle, dans sa période marxiste,à une éthique des fins absolues, en défendant, ainsi que nousl’avons vu, l’irréductibilité du moment de l’intention et de laconviction, son effort principal a été de montrer qu’aucuneintention ne peut se justifier en dehors de sa capacité d’objec-tivation historique. La prise en compte des déterminationsdu processus socio-historique, des exigences de la repro-duction sociale, était à ses yeux la condition nécessaire pourélaborer une éthique. « Keine Ethik ohne Ontologie » (« Pasd’éthique sans ontologie »), « Unmöglich Ethisches zu setzenohne Weltzustand mitzusetzen» (« Impossible d’instituer l’éthiquesans prendre en compte l’état du monde ») – écrit-il en guisede programme dans ses notes. Ce que Max Weber consi-dérait comme une « volte-face » ou un égarement de la part

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11. Max Weber, Le Savant et la politique, trad. Julien Freund, Paris, Plon,1959, p. 177, 189 sq.

12. Cf. les pages consacrées au droit dans Zur Ontologie des gesellschaftlichenSeins, vol. II, pp. 183-203, en particulier p. 193.

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public, l’individu et la société. L’action éthique est un pro-cessus de « généralisation », de médiation progressive entrel’impulsion première et les déterminations extérieures ; lamoralité devient action éthique au moment où naît uneconvergence entre le moi et l’altérité, entre la singularité del’individu et la totalité sociale. Le champ de la particularitéexprime justement cette zone de médiations où s’inscritl’action éthique.La distinction entre moralité et éthique (Sittlichkeit)

s’appuie évidemment sur les critiques de Hegel à l’égard deKant. Du Jeune Hegel à l’Ontologie de l’être social, Lukács necesse de défendre la critique hégélienne de l’éthique deKant. En mettant en cause le « formalisme » de la moralekantienne et le logicisme de ses critères, Hegel aurait ouvertla voie à la prise en compte de la « socialité » (Gesellschaftlichkeit)en tant que fondement inaliénable de la vie éthique. L’ana-lyse hégélienne de l’exemple du dépôt, que Kant proposecomme illustration des contraintes absolues du devoir, apour Lukács une valeur exemplaire. Ses réserves à l’égarddu rigorisme kantien ne sont pas dictées exclusivement pardes raisons théoriques ; il était à la recherche d’une moraleplus souple, adaptée à la variété et, parfois, à l’extrêmecomplexité des situations concrètes. En défendant contreKant et Fichte la réalité incontournable du « conflit desdevoirs » (qu’il leur reprochait d’avoir occulté15), Lukácsmettait en garde, plus généralement, contre le danger d’« inhu-manité » des morales abstraites.Le combat contre le sectarisme éthique et politique fait

partie de la biographie intellectuelle de Lukács ; dès lors, iln’est pas exagéré de voir dans l’essai consacré à Minna von

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Les pages de l’Esthétique consacrées à la catégorie de la par-ticularité, notamment celles concernant la particularité, lamédiation et la médiété (Besonderheit, Vermittlung und Mitte),contiennent des développements importants dans ce sens.Se proposant de circonscrire sur le plan catégoriel le trinômedroit – moralité – éthique, il situe le droit dans la sphère dela généralité (Allgemeinheit) et la moralité du côté de la sin-gularité (Einzelheit), alors que l’éthique occuperait dans cettedisposition la zone médiane de la particularité (Besonderheit).Ces considérations s’inspirent directement des célèbresanalyses d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque sur la médiétécomme voie privilégiée de l’action vertueuse, capable dedépasser le double écueil des extrêmes. L’originalité deLukács est d’avoir cherché dans la particularité, entenduecomme un champ de médiations (Feld von Vermittlungen) entrela singularité et la généralité, la zone d’insertion de l’actionéthique. Aristote a raison de définir l’action vertueusecomme un choix difficile dans une zone mouvante (trouverla juste moyenne entre des extrêmes qui portent à l’erreuret au vice). Lukács voit en Aristote un « vrai dialecticien » etun « homme d’une grande sagesse pratique », et il l’opposeau dogmatisme de la morale kantienne13.Ces considérations permettent de comprendre l’intérêt

que porte Lukács à la catégorie de la particularité14. L’actionéthique dépasse à la fois la norme abstraite du droit et l’écartentre les aspirations individuelles et la norme, car elle impli-que, par définition, une prise en compte et de l’autre et dela société, une socialisation des impulsions et des penchantspersonnels, une volonté d’harmoniser le privé et l’espace

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13. G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, Neuwied, Luchterhand, 1963,vol. II, p. 219.14. Avant la grande Esthétique, Lukács lui a consacré une étude monogra-phique, Über die Besonderheit als Kategorie der Ästhetik, parue sous forme delivre en 1957, d’abord en traduction hongroise et italienne.

15. G. Lukács, Der junge Hegel, 1967, dans Werke, Luchterhand, vol. 8,p. 211 sqq. (Le Jeune Hegel, trad. G. Haarscher et R. Legros, Paris, Gallimard,1981, vol. I, p. 278 sqq.)

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sans sujet »), et l’auto-affirmation de la personnalité est laclef de voûte de la vie sociale. Cette affirmation peut paraîtreparadoxale si l’on se rappelle avec quelle force il soulignetout au long de son œuvre le poids de l’hétéronomie, et plusprécisément l’ampleur des conditionnements objectifs àl’intérieur desquels s’inscrivent les actions des individus.Mais le paradoxe n’est qu’apparent, et l’on comprendra laposition réelle de Lukács en gardant à l’esprit sa thèse cen-trale selon laquelle la position téléologique (die teleologischeSetzung) est le « phénomène originaire » et le principium movensde la vie sociale.Les analyses consacrées dans l’Ontologie de l’être social à

l’ontogenèse de l’individu renvoient toujours à la futureÉthique. À la différence des espèces animales, où les indi-vidus ne sont que des exemplaires muets du genre auquelils appartiennent, l’individu humain participerait par sesactions au destin du genre tout entier. Les individus singu-liers ne vivent pas dans un isolement autarcique, leurs actionsse répercutent dans la vie des autres ; donc, potentiellementau moins, elles affectent la société tout entière, et, à la limite,le destin même du genre humain. La tension perpétuelleentre les deux pôles de la socialité, le genre humain en tantque synthèse et totalisation des actions individuelles et lesaspirations des individus pris dans leur singularité, traverse,selon Lukács, l’histoire humaine.La distinction entre le genre humain en soi et le genre

humain pour soi marque le seuil qui sépare les actions quiassurent la conservation du statu quo social, et donc sa repro-duction (le poids de l’hétéronomie est ici particulièrementfort), de celles qui visent l’auto-affirmation et l’épanouisse-ment de la personnalité, à partir d’une interaction convergentedes individus. La personnalité n’est ni un épiphénomène du« milieu », un simple produit du déterminisme (la thèse deTaine), ni une force autarcique qui surgirait et s’affirmerait

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Barnhelm, inspiré – semble-t-il – par la figure exemplaire desa femme, Gertrud Bortstieber, l’écho d’une expérience per-sonnelle, surtout si on le rapproche des notes autobiogra-phiques rédigées par le philosophe dans les derniers mois desa vie. Il y rendait hommage à la mémoire de sa femme, quil’avait aidé à corriger ses penchants sectaires et à s’orientervers une compréhension plus nuancée des problèmes éthi-ques. Dans les notes préparatoires pour son autobiographiese trouvent juxtaposées une esquisse morale de GertrudBortstieber et l’idée d’une critique plus approfondie del’éthique abstraite. La source humaine concrète d’une évo-lution philosophique se trouve ainsi révélée : « G[ertrud]mélange de tolérance et d’intolérance ; large tolérancehumaine en même temps que haine contre tout ce qui estbas. Nouvelle prise de position : contre éthique du type deKant ; maintenant pas moins de rigueur dans alternatives,mais victoire sur tendances à une inhumanité aux fonde-ments abstraits que cela impliquerait16… »L’Ontologie de l’être social de Lukács a été conçue comme

une introduction à l’Éthique, les deux projets étant dans sonesprit intimement liés. Son objectif était de combattre deuxerreurs symétriques dans l’interprétation du marxisme : lavision purement déterministe de l’histoire, qui considèrecomme un absolu la notion de « loi » et regarde les individuscomme de simples agents de « l’algèbre de la révolution », etla philosophie de l’histoire de type téléologique, qui trans-forme chaque étape historique en un simple moment pré-paratoire de l’étape suivante, jusqu’à l’avènement du butfinal, l’identité sujet-objet de la société sans classes.En vérité, les individus sont pour Lukács les seuls et véri-

tables sujets de l’histoire (pas de trace chez lui de « processus

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16. G. Lukács, Pensée vécue. Mémoires parlées, trad. Jean-Marie Argelès,Paris, L’Arche, 1986, p. 226.

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niveau de la particularité (Partikularität17) en se condamnantà n’être qu’un agent de la reproduction sociale, ou trans-gresser ce niveau vers l’affirmation de son intériorité auto-nome en opposant au statu quo social la loi de sa personnalité.L’aliénation est définie comme étant justement un état oùles qualités et les aptitudes de l’individu restent fixées auniveau de la particularité, sans arriver à converger vers lasynthèse de la personnalité autonome, car elles fonctionnentpour la reproduction d’une puissance sociale hétéronome.L’État stalinien non moins que l’ancien État prussien sontdes exemples de puissances fondamentalement aliénantes18.En revanche, la désaliénation (la nicht entfremdete Existenz,l’existence non aliénée) implique nécessairement le dépas-sement de la pure singularité (la Partikularität), l’abolitionde la contradiction entre la multiplicité des qualités indivi-duelles et l’idéal de la personnalité, afin de trouver, à traversde multiples médiations, la convergence souhaitée entre le« microcosme » individuel et l’ensemble social, entre l’inté-riorité du sujet et l’extériorité des objectivations sociales.Les notes rassemblées en vue de l’Éthique montrent le

grand intérêt du dernier Lukács pour les concepts de l’an-cienne éthique qui désignent justement le dépassement dela dispersion des sentiments et des passions vers un possibleéquilibre harmonieux de la personnalité : l’ataraxie épicu-rienne, la sagesse des stoïciens, la « thèse géniale » de Spinozasur le dépassement d’une affection grâce à une affectioncontraire et plus forte, la dialectique goethéenne du moi, etc.

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au-delà de l’ensemble social (émanation d’un Urerlebnis,d’un vécu originaire, d’après la thèse de Gundolf). SelonLukács, la socialité est consubstantielle à la nature des indi-vidus, qui agissent toujours dans un ensemble de situationsconcrètes, en s’objectivant et en s’extériorisant dans lemême temps.En dissociant, dans chaque action de l’individu, le moment

de l’objectivation et celui de l’extériorisation, tout en sou-lignant leur caractère inséparable, Lukács se proposait derendre justice à la force autonome de l’intériorité dans ladialectique de l’être social. La prééminence de l’un ou del’autre moment dans l’immanence de chaque acte individuelétait mise en rapport avec la capacité différente du sujet àassurer et à imposer son autonomie. Il distinguait donc lesobjectivations surgies sous la pression dominante des cir-constances extérieures, lorsque l’individu agit surtout pourson autoconservation (elles appartiennent en priorité à lasphère du genre humain en soi), de celles où il arrive àexprimer l’intégralité de ses aspirations et à extérioriser véri-tablement sa personnalité (les grandes actions éthiques oules œuvres d’art majeures sont des exemples privilégiés deces objectivations supérieures où s’accomplit l’aspiration àl’autodétermination du genre humain).Le clivage entre les deux niveaux se retrouve à l’intérieur

des sujets. Lukács distingue entre les sujets qui se plient auxexigences de l’ordre régnant et s’adaptent finalement à la loidu statu quo social (on rejoint ici la première éthique de sesécrits de jeunesse) et les sujets qui refusent la loi de la con-trainte et affirment l’autonomie de leur personnalité. C’estla différence qui sépare Nora de Madame Alving (héroïnesdes Revenants d’Ibsen, qui exprime le drame de la soumis-sion), Électre de Chrysothémis, ou Antigone d’Ismène. Dansles termes de l’Ontologie de l’être social, le sujet se trouveraitdevant une alternative fondamentale : rester cantonné au

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17. Partikularität n’a rien à voir avec Besonderheit (on est pourtant obligéde traduire les deux termes par un seul et même mot, « particularité ») : laPartikularität a chez Lukács une connotation légèrement péjorative, dési-gnant l’individu replié sur sa singularité, alors que Besonderheit figure jus-tement le dépassement de la pure singularité vers une zone de médiationentre le singulier et l’universel.18. Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, vol. II, op. cit., p. 527.

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II.

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Il y découvre des anticipations directes du concept de lanicht mehr partikuläre Persönlichkeit, de l’individu qui cessed’être replié sur lui-même, qui se libère de la pure particu-larité et arrive à une maîtrise effective des affects et des pas-sions, et à une domination des circonstances extérieures.Comme toujours chez Lukács, l’art est le terrain privilégié

d’où il tire ses exemples pour illustrer ses convictions éthi-ques. Le processus de création artistique implique le dépas-sement de la pure particularité, vers un vécu essentiel, et laconstitution d’un « monde » où l’intériorité du sujet arrive às’exprimer pleinement ; les sens perdent leurs attaches con-tingentes, le principe de l’avoir cède la place à celui de l’êtreet la dialectique des sentiments et des passions s’épanouitlibrement, en culminant dans l’effet cathartique final. Lacatharsis est un concept clef dans l’esthétique comme dansl’éthique de Lukács : c’est la réalisation de l’équilibre par unmouvement purement immanent (par la dialectique internedes affects et des passions), sans aucun appel à la transcen-dance. L’éthique de Lukács se veut une éthique de la pureimmanence, éminemment « terrestre » et « mondaine », au-delà de l’alternative entre existence « créaturale » et existence« essentielle ». L’immense travail théorique du penseur étaitdestiné à décrire cette voie purement immanente, qui mèneà la possible convergence entre « l’être-pour soi » de l’indi-vidu et la réalité synthétique du genre humain. Les vers deGoethe qui figurent à la fin de l’Esthétique pourraient serviraussi d’épigraphe à l’Éthique que Lukács n’a pas eu le tempsd’écrire :

« Celui qui a pour lui le savoir et l’artA aussi de la religion.Celui qui n’a aucun des deux,Qu’il ait de la religion19. »

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19. « Wer Wissenschaft und Kunst besitzt / Hat auch Religion ; / Wer jene beidennicht besitzt / Der habe Religion. »

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ESTHÉTIQUE – RÉVOLUTION – ESTHÉTIQUE

Mihály VAJDA

Michel Foucault a écrit dans Les Mots et les Choses àpropos d’un texte de Borges : « Les choses y sont “couchées”,“posées”, “disposées” dans des sites à ce point différentsqu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil,de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun.Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel,elles s’épanouissent pourtant dans un lieu merveilleux etlisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardinsbien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimé-rique. Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’ellesminent secrètement le langage, parce qu’elles empêchentde nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les nomscommuns ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avancela “syntaxe”, et pas seulement celle qui construit les phrases,– celle moins manifeste qui fait “tenir ensemble” […] lesmots et les choses. […] [Elles] contestent, dès sa racine, toutepossibilité de grammaire ; elles dénouent les mythes1 […]. »Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, Foucault a écrit

l’ouvrage en question seulement trois ans après Die Eigenartdes Ästhetischen (La Spécificité de la sphère esthétique), avant-

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1. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,pp. 9-10.

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car son activité d’abord se détache, puis redevient elle-mêmeen trouvant son propre centre et trace un cercle autourd’elle-même2. » Tout acte de l’âme est franc et intelligible ;complet en ce qui concerne l’entendement, et complet pour les sens.Dans cette phrase mise en exergue, tout est dit sur ce à quoiLukács n’a cessé d’aspirer. Dans sa jeunesse, il avait placéses espoirs en différents lieux, ici et là, mais toujours il avaitcru pouvoir compter sur l’individu, sur l’individuum. À partirde La Théorie du roman, par contre, il semblerait qu’il fûtarrivé à la conclusion que nos actes pussent devenir plusintelligibles et francs à la condition d’un changement radicaldu monde. Dans un monde en morceaux, l’individuum n’estpas en mesure de rendre ses actes intelligibles et francs. Plusprécisément : à partir de La Théorie du roman, il est apparu àLukács que toutes les questions liées à l’intelligibilité, à lacomplétude et à la franchise des actes relevaient de la philo-sophie de l’histoire et non de l’éthique. Or c’est l’histoiredes hommes qui permet de forger des vues sur la philoso-phie de l’histoire. Mais il s’agit seulement de vues, nous lesavons bien. La philosophie de l’histoire, du début jusqu’àla fin, définit la trajectoire d’un mouvement unique. Aussicroit-elle voir la fin de l’histoire lorsque la ligne définie seconfond avec le temps présent. Au temps de Hegel, c’estdonc le monde bourgeois qui tenait lieu d’achèvement del’histoire humaine. En devenant philosophe de l’histoire,Lukács s’est naturellement fait l’héritier de Hegel. Mais ilne pouvait se résoudre au fait que le monde bourgeois fûtl’achèvement de l’histoire humaine, car il lui semblait trèsimprobable que dans un tel monde les actes pussent êtrecomplets en ce qui concerne l’entendement et pour les sens.

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dernier grand livre de Lukács dont on peut dire qu’il est jus-tement une utopie tout aussi réconfortante que La Théoriedu roman. Certes, il est possible que les avenues n’y soientpas aussi vastes, que les jardins y soient un peu moins bienplantés, mais, dans cette utopie tardive, Lukács nous inviteà le suivre dans un pays sinon facile, du moins amical. Il dità son lecteur : voyez, il y a de l’espoir. La nostalgie évoquéepar Novalis, « ce désir d’être partout chez soi », sera un jourou l’autre comblée. Rappelons-nous seulement combiensont grisantes, voire envoûtantes, les premières lignes de LaThéorie du roman. Celles-ci, n’est-ce pas, ne semblent pass’adresser à l’avenir, elles ne dessinent pas le moment duretour après l’« exil transcendantal » ; au contraire, elless’intéressent à la naissance de nos cultures occidentales, enl’occurrence à la culture classique grecque. Et pourtant, ellesont bien pour intention de nous convaincre que notre « divi-sion » n’est pas une fatalité, qu’un jour – et ce n’était pas unefaveur accordée de temps à autre à certaines personnesd’exception –, un jour exista une réalité vivante, qui –sachant « qu’il faut que cette fin existe, il le faut, il le faut ! »– sera de nouveau à la portée de l’homme. « Époque heu-reuse, quand sur la voûte céleste s’étalait le plan des routesnouvelles et anciennes, et ces routes étaient éclairées parla lumière des étoiles. Tout est nouveau et tout pourtantsemble connu ; on est à l’aventure et en même temps chezsoi. Le monde est vaste et en même temps familier, car lefeu qui monte en soi est de la même essence que celui desétoiles ; ils sont séparés de manière aiguë, le monde et le moi,la lumière et le feu, mais ils ne resteront pas étrangers l’unà l’autre pour l’éternité ; car le feu est l’âme de toute lumière,et tout feu se drape de lumière. Ainsi tout acte de l’âme est-il franc et intelligible dans cette dualité ; complet en ce quiconcerne l’entendement, et complet pour les sens ; franc, cardans le cours de son action l’âme se repose sur elle-même ;

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2. G. Lukács, A regény elmélete (La Théorie du roman), dans A regény elmélete.Dosztojevszkij jegyzetek (La Théorie du roman. Notes sur Dostoïevski), Budapest,Gond-Cura alapítvány, 2009, p. 15.

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vie, elles sont capables de relever la vie de son aliénation, deson enfer. D’autre part, il semble que ce n’est pas seulementles idées liées à la liquidation de l’aliénation, au désir derédemption qui aient été présentes dans son travail, de sespremiers écrits jusqu’à la fin, mais aussi l’idée de la fonctionde reflet des arts. Je souhaiterais ici attirer l’attention sur lefait qu’il y eut une période de son œuvre au cours de laquelledisparut totalement la question de la nature des œuvresd’art. Il s’agit de la période courant de 1918 à 1930, cellequi vit Lukács se préparer puis embrasser la carrière de poli-ticien et théoricien communiste, jusqu’à son retrait forcé,ou plutôt extorqué, vers 1930. Mais ce que je voudrais diredépasse le simple constat que Lukács ne s’est pas occupédes arts et des œuvres d’art pendant la période évoquée, ninon plus de la sphère esthétique au sens large, mais seule-ment des problèmes de la révolution. Cela saute aux yeuxde quiconque connaît bien sa biographie – et, en mêmetemps, ne lui saute pas aux yeux. Comment s’étonner, eneffet, qu’un homme lancé dans la politique communiste, unrévolutionnaire, puisse avoir le temps de s’occuper de tellesquestions ? Je pense pourtant qu’il ne s’agit pas seulement– je risquerais même : aucunement – de cela. Pour Lukács,la sphère esthétique avait simplement perdu sa pertinence,tant du point de vue de sa pensée que de son action. Il n’estbesoin de nul art, quand la vie entière s’élève au niveau dela Vie, quand l’union souhaitée du sujet et de l’objet, larédemption elle-même, prend réalité dans laVie.Mais revenons au premier Lukács. Dans l’œuvre d’art,

dans la véritable œuvre d’art, conformément à la nature del’art se réalise cette union qui ne peut se réaliser en l’hommeinauthentique, dans la vie de l’individu déchiré de notretemps, qu’au prix de l’élévation au-dessus de la vie ou de lamutation en laVie, voire à celui de la négation de la vie. Quesignifie la négation de la vie, l’élévation au-dessus du niveau

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C’est pourquoi il cessa de s’intéresser aux potentialités del’individu. Il n’admettait pas que la fin de l’histoire survîntdans un monde où l’aliénation vidait l’homme de toute sasubstance. Avançons : comme il ne souhaitait pas pourautant abandonner la solution de la philosophie de l’histoire,il fit sienne, sur les traces de Marx, l’idée de retourner lemonde bourgeois sens dessus dessous. L’achèvement del’histoire, en même temps l’acte révolutionnaire mettant finà l’aliénation, sont décrits dans Histoire et conscience de classe.Jusqu’à La Théorie du roman, Lukács s’était occupé d’unequestion qui selon moi est entièrement fondée sur un malen-tendu quant à son intention (malgré le certificat de génialitédonné par Max Weber) : « Les œuvres d’art existent. Commeest-ce possible ? » – en s’efforçant d’analyser la question dansun cadre qui permît de donner à l’individu sa complétude.Weber a mal interprété la question ; ce qui fait que cette der-nière est féconde de son point de vue, tout en restant abso-lument stérile de celui de Lukács. Très féconde pour Weber,qui – comme nous le savons – voulait à tout prix voir enLukács un savant réputé dans les sciences de l’esthétique.Quelqu’un qui comprit ce qui rend possible dans l’œuvred’art (et seulement dans l’œuvre d’art) la réunion du sujetet de l’objet, phénomène qui dans la vie d’un homme – etpas seulement dans le monde moderne privé de toute fan-taisie – n’a jamais été possible. Lukács – j’en suis profon-dément convaincu – examina avec attention la thèse de laréunion du sujet et de l’objet comme condition nécessairede l’œuvre d’art, mais il considéra également l’œuvre d’art,non seulement comme une possibilité d’arracher la vie (avecun petit v) à son état d’aliénation, mais aussi comme unereprésentation de la possibilité même de la Vie (avec ungrand v). Les œuvres d’art existent, et elles sont possiblesparce qu’elles sont capables de mettre fin à la division de lavie de l’individu authentique en faisant de sa vie une vraie

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même : « Il me semble que la crise est passée. Je me suisréfugié dans l’épistémologie et dans la frivolité. Mais toutira bien. Car il me reste une chose : “la vie”, “la consciencede continuer à vivre”, je me sens décadent ; le suicide, peut-être, me ranimerait, à la hauteur de mon être, un peu plusconséquent. Mais ici-bas, tout est compromis décourageantet déchéance3. » J’ignore s’il a eu ce journal entre ses mainsà l’âge mûr. (Je ne le crois pas.) Mais quand, des années plustard, à propos de La Défaite de Fadeev (dans un des textesles plus sincères qu’il ait écrits), il affirme : « Fadeev – avecraison – décrit Metchik comme traquant l’idée de suicidecomme un jeu vide de sens », peut-être se rappelait-il quelquechose. De fait, des dizaines d’années plus tôt, dans « Laculture esthétique », texte légèrement ultérieur à « La méta-physique de la tragédie », il avait déjà écrit : « La tragédie per-manente […] est la plus grande frivolité. La conscience dela tragédie éternelle donne l’absolution à toute légèreté4. »Quoi qu’il en soit, il me semble que Lukács s’accable injus-tement de reproches dans son Journal. Il ne s’est jamaisréfugié dans la frivolité. D’une part, il est aussi vrai que lehéros tragique, en acceptant la mort, s’élève au-dessus de labanalité de la vie, même si l’on ressent aujourd’hui commecomique son ambition d’élever la vie au-dessus de la vie(c’est du moins mon sentiment personnel) – n.b. la tragédie,comme on le sait, est devenue impossible tant sur la scèneque dans la vie, depuis que la vie s’est déchirée, est devenuecontingente –, d’autre part, Lukács offrait aussi un autrechoix, et de même valeur, au héros tragique. Sur celui-là,en revanche, on ne trouve pas le commencement d’un motd’explication. L’homme sage, le héros d’un drame non tra-

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de la vie, tout cela n’était pas sans ambiguïté chez Lukács.Cette sorte d’effervescence qui est apparue aux yeux deplusieurs observateurs, y compris moi-même, comme ayantmarqué l’époque précoce de Lukács n’était peut-être pas del’inconséquence, ni peut-être non plus la conséquence de lafaçon dont Lukács, d’une manière ou d’une autre, s’inspi-rait de ses prédécesseurs. Non. « Les œuvres d’art existent.Comment s’accomplit en elles la mutation de la vie de seshéros en la Vie ? Est-il vraiment possible de muter une vieen laVie ? » – si nous formulons ainsi la question qui enthou-siasma Weber en son temps, alors il semble que toute effer-vescence puisse s’estomper. Et avec, d’ailleurs, l’enthousiasmede Weber pour le savant esthète. Or si l’élévation des œuvresd’art – du moins celles considérées comme telles par Lukács– à travers la vie des héros peut s’accomplir de plusieursmanières différentes, alors la lutte contre la division, l’inau-thenticité peut aussi être menée selon diverses modalités.Si Lukács avait admis que ses travaux ne concernaient pasl’analyse des œuvres d’art à proprement parler, mais dévoi-lait le processus d’élévation au-dessus de l’inauthenticité àtravers les œuvres d’art, et seulement les possibilités offertespar les œuvres d’art à cet égard, si Lukács avait dit cela expli-citement, cela nous épargnerait peut-être le sentiment qu’ilmanquait désespérément de goût.Le jeune Lukács envisageait plusieurs façons de mettre

fin à la vie inauthentique. Dans « La métaphysique de la tra-gédie », qu’il a écrit, comme on le sait, dans la perspectivede la Brunhilde de Paul Ernst, il considère comme le plusélevé le choix du héros tragique. Autrement dit, il affirmeque l’on peut s’élever au-dessus de la vie, lutter contre la divi-sion, réaliser pleinement laVie à la seule condition d’accepterla mort, plus précisément : en acceptant le choix de la mortcomme possible. On ne peut pas vivre laVie, on peut seule-ment mourir. Même dans son Journal (Napló), il dit de lui-

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3. G. Lukács, Napló. 1910-11 (Journal 1910-1911), dans Curriculum vitae,Budapest, Magvet�, 1982, p. 452.4. G. Lukács, « Esztétikai kultúra » (« La culture esthétique »), dans Ifjúkorim�vek (Œuvres de jeunesse), Budapest, Magvet� Kiadó, 1977, p. 430.

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à l’échelle du monde. Lukács est convaincu que la réali-sation de la réunion sujet-objet est une possibilité historique.Grâce à Dostoïevski, il découvre ce monde que le nihilismeeuropéen n’a pas encore détruit : la Russie. Et lorsqu’ilapprend la nouvelle de la révolution bolchevique, il n’hésitepas une seconde : il existe aussi des solutions historiques,pas seulement des solutions individuelles. La révolutiontransporte les individus divisés, tourmentés, souffrants verslaVie, vers la rédemption. Il n’est plus nécessaire d’analyserles œuvres d’art afin d’y déceler le secret de la réunion dusujet et de l’objet. Mais ensuite, quand il fut forcé de consta-ter – sans doute à la lumière de ses premières expériencesen Russie – que la révolution n’apporterait la rédemptionque par la catastrophe, mais ensuite, au moment où le pro-létaire accéda à la conscience et ainsi devint sujet-objet (voirHistoire et conscience de classe), la parousie n’eut pas lieu, larédemption ne fit naître nulle foi nouvelle – pourquoi ? Àcela je ne trouve pas de réponse ; Lukács retourna à sesétudes sur le rôle de l’esthétique. Avec des idées très diffé-rentes, tout de même, de ses options précoces sur ce thème.Entré dans l’âge mûr, il ne cherche plus dans les arts lemodèle de la rédemption de l’individu, de l’élévation del’individu divisé au-dessus de la vie contingente. Les arts,tout simplement – non, pas si simplement, mais avec unecertaine complexité, au contraire, disons : pas photographi-quement, autrement –, les arts renvoient au monde sonreflet. Lukács croit avoir trouvé dans ce reflet, au-delà desvisions fétichistes, une fonction de « vérité » sur le monde deshommes, le monde « vrai », c’est-à-dire « réaliste », en tant que« complétude ». « Les arts sont tous la réplique de la viehumaine, du développement humain6. » Ainsi de la musique

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gique, peut aussi se transporter au-dessus de la division, horsdu chaos d’une vie remplie d’inconséquences. Lukács citeMaeterlinck, selon lequel « la sagesse n’a jamais fait partiede la tragédie, et si un jour un homme sage devait être trans-porté sur les marches dont les héros d’Œdipe ou Orestefurent les témoins sanguinaires et aveuglément furieux, alorsil se découragerait tout simplement et se tiendrait à distancede tout destin monstrueux5 ».Avançons : cinq ans plus tard, à propos du même drame

d’Ernst – Ariane à Naxos –, Lukács va même jusqu’à affir-mer que l’approche adoptée dans le drame de la grâce signel’arrêt de mort de la tragédie. Parce que l’atmosphère d’unDieu existant révèle le manque de détermination dansl’éthique du héros. L’exercice de cette éthique d’un autregenre, de l’éthique qui dépasse l’éthique du héros tragique,n’est possible que si Dieu existe, puisqu’elle repousse toutsimplement les lois morales. Lukács ne l’ignorait pas aumoment où il a fait le choix du bolchevisme. Simplementil oublia que si le héros tragique choisit la mort pour lui-même, le sage, lui, ne fait de mal à personne, dans son rôlede héros d’un drame de la grâce, dans ce rôle qui repoussetout simplement les lois de la morale, il se complaît à occireselon son plaisir.La suite de l’histoire est d’une limpide simplicité.À partir de La Théorie du roman, Lukács était déjà à la

recherche d’autre chose. Il ne souhaitait pas montrercomment, en s’élevant au-dessus du monde contingent engénéral, les individus étaient capables de vaincre dans leurpropre vie la contingence et de s’élever au niveau de laVie.L’idée de nécessité historique à l’œuvre dans ce livre chercheau contraire à étendre la possibilité d’anéantir la contingence

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5.G. Lukács, « A nem-tragikus dráma problémája » (« Le problème du dramenon tragique »), ibid., p. 519.

6. G. Lukács, Az esztétikum sajátossága. Rövidített kiadás (Les Particularitésdu style. Édition abrégée), Budapest, Magvet�, 1969, p. 415.

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de l’analyse est la crise baroque – renvoie dos à dos l’objec-tivité objective, d’un côté, et, de l’autre, le sujet impuissantse languissant de Dieu, mais incapable de le trouver dansl’étrangeté du monde objectif. Face aux arts qui tantôt mon-trent la capacité de création de l’homme, conquérante ettriomphante, tantôt, dans les ères de crise, le montrentfrustré de son désir de Dieu par l’objectivité du monde, faceà ces arts dans leur qualité de reflet authentique, réaliste,Lukács pose deux catégories distinctes, d’une part les artsd’intention artistique, mais ne répondant pas aux standardsartistiques (en premier lieu la littérature de divertissement,le kitsch et la rhétorique journalistique), d’autre part ce qu’ilappelle les « tendances de l’avant-garde ». D’après Lukács, lecas de l’avant-garde relève clairement d’une situation decrise. Au point que l’avant-garde ne dévoile pas seulementune nouvelle crise comparable à celle de l’époque baroqueet de ses grands arts, mais, d’une part elle représente bel etbien la crise finale et inévitable du monde bourgeois, d’autrepart elle est en soi un phénomène de crise. Lukács considèrecomme problématique, fondamentalement livré à la trans-cendance, tout ce qui ne convient pas à son goût conserva-teur de toujours. Reprenons les exemples évoqués plus haut.Tandis que la recherche de Dieu par un Tintoret ou unRembrandt a conduit ces artistes aux sommets de l’art réa-liste de leur époque, l’avant-garde est livrée à la transcen-dance, elle n’est pas capable de se libérer des élémentstranscendants. Il semble que le monde objectif décrit parl’« avant-garde » est brisé, tombé en lambeaux, contrairementau monde objectif de la crise baroque dont les contourssolides offraient encore des prises à l’homme. Tel qu’il estdécrit dans les œuvres d’avant-garde, l’homme d’aujourd’huinon seulement ne trouve pas Dieu, mais perd aussi lecontact avec le monde objectif qui lui échappe des mains.Néanmoins, en dépit de ses réticences profondes à l’égard

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authentique, de l’architecture authentique. Lukács se sentobligé de le prouver par force démonstrations théoriques,même s’il doit pour cela couper les cheveux en quatre.Admettons tout de même que dans les disciplines artistiquesqui lui sont chères Lukács sait analyser, examiner avec pro-fondeur, ses propos sont d’une grande force. Dans l’analysedu Tintoret, par exemple :« L’extrême subjectivité du contenu sensuel et les efforts

incoercibles mis en œuvre pour accéder à une objectivitéauthentique de l’objet du tableau sont menés à tel pointqu’il s’agit, du point de vue esthétique, d’une productioninfiniment contradictoire. […] La transposition d’un thèmebiblique dans le monde quotidien contemporain – opéra-tion par laquelle cette thématique perd toute significationmythique de dévoilement de l’au-delà, dont l’impact passeexclusivement par une signification vue dans l’ordre del’humain – cette transposition se combine avec la tendanceselon laquelle ce monde proche de la vie, pénétré du sujetdu point de vue de la forme et reniant toute transcendancequant à l’objet, s’unit au désir profond et non moins désor-donné vers Dieu, propre à l’ère de crise7. » Il apparaît dansces lignes que Lukács interprète comme un signe de crisehistorique issu de quelque condition humaine la tension entrel’étrangeté du monde et le désir incoercible du sujet vers letout. Lukács analyse également Rembrandt dans le mêmeesprit. « La place de Rembrandt dans l’histoire mondialetient pour une grande part au fait qu’il savait – selon l’expres-sion favorite de Cézanne – réaliser la mimèsis objective dela réalité dans le dépouillement du sujet, non sans d’ailleursque ne cessent de luire, face à l’objectivité, les rayons de lasubjectivité impuissante8. » Donc, l’ère de la crise – l’objet

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7. Ibid., p. 682.8. Ibid., p. 688.

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LUKÁCS : LA LITTÉRATURE À LA LUMIÈRE DE LA THÉORIE CRITIQUE DU RÉALISME

Guido OLDRINI

Lorsque l’on s’interroge sur la valeur de la critique litté-raire de Lukács, il faut avant tout faire une distinction entrecohérence et correction de ses jugements critiques. La cohé-rence concerne le rapport des principes esthétiques géné-raux, des fondements du jugement, avec l’homogénéité desconséquences qu’on en tire au niveau critique ; la correctionentraîne quelque chose en plus, c’est-à-dire que – vu d’uncôté le caractère non normatif de l’esthétique, de l’autre lepluralisme sans bornes de l’esprit créatif – la démarche opé-rationnelle qui conduit des principes jusqu’à leur applications’avère correcte en l’occurrence. Une chose de toute évidenceplus complexe ; même d’après Goethe – je cite Les Affinitésélectives – il faut tenir pour sûr que « concilier une idée avecson application est en général un problème très difficile ».Comme dans ma récente monographie parue en italien sousle titre Georges Lukács et les problèmes du marxisme au ving-tième siècle47, d’où je tire tous les liens essentiels des argu-mentations qui vont suivre, je m’en tiendrai ici au premier

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de l’avant-garde, Lukács ne considère pas cet art commeun art raté. Peut-être ne s’en rend-il pas compte, mais, àl’encontre de la littérature de divertissement, du kitsch, etc.,il considère l’avant-garde comme un adversaire dangereuxauquel on doit le respect. Adversaire dangereux : parce qu’ilne serait pas sérieux de nier sa nature artistique. C’est unart, mais dont le tort est de ne pas prendre part à la luttepour la liberté. L’avant-garde prend acte que l’homme n’estpas avec Dieu : qu’il ne sera jamais le propriétaire souverainde la nature.Les artistes de l’avant-garde sont des créateurs capables

et puissants, ils ne sont ni des faiseurs de jolies choses kitsch,ni de simples illustrateurs de conceptions théoriques. Néan-moins, ils ne sont pas en mesure et même ne souhaitent pasmontrer que l’être humain en tant qu’individu, en tantqu’élément de la totalité humaine (selon les connaissanceset aspirations antérieures, avec l’aide de Dieu, bien entendu),crée un monde suffisamment solide pour offrir la sécurité,quand bien même il n’a pas encore – au lendemain mêmede l’achèvement d’un processus révolutionnaire – trouvé sonnouveau chez-soi et le monde objectif qui lui est associé.Afin que l’homme puisse se retrouver un jour, Lukács n’acessé de raffiner son esthétique et bien sûr l’ensemble de sesactivités théoriques, il est le dernier Mohican des utopiesconsolatrices. Mais croyait-il lui-même en sa propre utopie ?Sincèrement : je ne le sais pas.

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47. Naples, La Città del Sole, 2009.

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L’impact de ces lectures est si profond que s’en modifie toutà fait son rapport avec le marxisme et que s’en transformesa perspective philosophique ; après quelque quarante ans,dans la préface de 1967 à la réédition de Histoire et consciencede classe, il évoque encore (et pour cause, avec d’excellentesraisons) « l’impression bouleversante » provoquée en lui par« les mots de Marx sur l’objectivité comme propriété maté-rielle primaire de toutes les choses et de toutes les relations ».Grâce à Marx (et à Lénine), Lukács se rend maintenant

compte pour la première fois des conséquences qui dériventdes bouleversements de l’ontologie logicisée de Hegel. Il estvrai que ce dernier – Marx le reconnaît – se situe au niveaude l’économie politique classique, qu’il voit et représentel’homme, la société des hommes, comme le produit de leurpropre travail ; mais chez lui, de même que chez les écono-mistes, tout apparaît en même temps bouleversé et déformé.Puisque le travail n’est pour lui que « le devenir pour soi del’homme dans l’aliénation ou bien en tant qu’homme aliéné »,puisqu’il confond objectivité et aliénation, il finit en dernierressort par falsifier le rapport de l’homme avec son monde.Au lieu du concept ontologique du travail, dans l’ontologiede Hegel ne domine et n’agit que le travail du concept ; aulieu de l’auto-conscience de l’homme, seulement l’hommede l’auto-conscience. C’est ainsi que l’homme réel, concret,se désagrège.On rencontre précisément ici les géniales critiques maté-

rialistes que Marx (et Lénine) font à Hegel, le renversementauquel ils soumettent sa pensée. Le mérite principal deMarx, aux yeux de Lukács, c’est d’avoir remis Hegel surpied, d’avoir rétabli l’ontologie sociale dissoute par Hegel.En polémique avec les bouleversements idéalistes de Hegel,en le renversant – sur les traces de Feuerbach – dans unsens matérialiste, Marx reconnaît et fixe dans l’objectivité« quelque chose d’ontologiquement primaire », une propriété

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des deux aspects du problème, à savoir ce qui concerne lacohérence. L’autre aspect, le sondage et la vérification minu-tieuse de la correction des jugements particuliers formuléspar Lukács, je crois qu’il faudrait le soumettre à l’attentionde la critique littéraire spécialisée.

1. Afin de saisir à sa racine la genèse de la théorie critiquedu réalisme chez Lukács, il faut que nous remontions enarrière, jusqu’au début des années 1930, lorsque Lukács– livré aux vicissitudes et aux tourments de l’exil – déplaceson siège de vie aussi bien que son siège de travail de Vienneà Moscou. Ce n’est pas certainement un déplacement négli-geable, d’autant plus qu’il s’agit d’un intellectuel marxisteimpliqué pendant toute la durée de la décennie précédentedans une suite ininterrompue de contestations, polémiques,critiques et autocritiques, qui l’avaient finalement pousséà bien des changements dans ses choix philosophiques etpolitiques : du point de vue philosophique, en le poussant àprendre de plus en plus ses distances par rapport au marxismehégélianisé d’Histoire et conscience de classe ; du point de vuepolitique, en le poussant à reconnaître, bien qu’à contrecœur,l’échec de ses si clairvoyantes Thèses Blum. Le vrai tournantintervient toutefois chez lui seulement au moment où il sedéplace à Moscou (décembre 1929) pour s’y établir et ytravailler pendant quinze ans, jusqu’à la fin de la guerre.Hôte de l’Institut Marx-Engels de Moscou, alors dirigé parRiazanov, il bénéficie là-bas de la proximité et de la collabo-ration du critique littéraire soviétique Mikhail Lifschitz et al’occasion de faire avec lui, si ce n’est vraiment sur ses traces,des expériences décisives d’ordre philosophique. Il a notam-ment l’occasion d’entrer en contact avec le texte, qui venaitde paraître, des Cahiers philosophiques de Lénine et avec lesManuscrits économico-philosophiques du jeune Marx, qui, bienque déjà complètement déchiffrés, étaient encore inédits.

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Hans im Glück de Pontoppidan) avec la critique balzaciennede ses essais des années 1930. En même temps, on constatecombien le vieux, revu du point de vue marxiste, sert lenouveau. Les justes diagnostics que La Théorie du romanfaisait du temps réel dans les œuvres du « romantisme de ladésillusion », c’est-à-dire depuis la crise survenue dans le réa-lisme littéraire après 1848, diagnostics qui n’étaient alorsque des intuitions ou des constatations intelligentes de laperspicacité d’un critique, mais sans une base méthodolo-gique adéquate, ici, grâce au marxisme, reçoivent leur pleinejustification : je le répète, abstraction faite de la question desavoir si l’un ou l’autre des jugements particuliers de Lukácss’avère recevable ou irrecevable, correct ou incorrect.Déjà des notes assemblées dans le premier essai qui reflète

sa réorientation culturelle après 1930, la reconstruction dudébat polémique de Marx et Engels avec Lassalle à proposde la tragédie de ce dernier, Franz von Sickingen, il ressortde toute évidence combien les lignes directrices de sarecherche sont redevables à la théorie marxienne de l’objec-tivité, comment une telle recherche se guide essentiellement,en tous points, sur elle. Nous découvrons ici le tableaudéployé de la nouvelle méthodologie esthétique de Lukács.En se fondant déjà ici sur l’« idée que l’esthétique constitueune partie organique du système marxien », il s’en sert pourtirer du débat des conséquences théoriques d’ordre général.Le choix même du sujet paraît significatif. Il s’agit pourLukács d’une divergence qui franchit de loin les circons-tances d’où elle prend prétexte. Si avec tant d’énergie et tantde chaleur il peut se ranger du côté de Marx et d’Engels,c’est parce qu’il trouve présente chez eux (contrairement aupenchant idéaliste subjectif de Lassalle, à sa prédilectionpour le pathos rhétorique, moralisant, à la Schiller) uneconception de la tragédie en tant qu’expression de la néces-sité historique objective, des rapports de force objectifs qui

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originaire de tous les êtres ainsi que de toutes leurs relationset de toutes leurs productions (objectivations). « Un être nonobjectif », dit-il dans les Manuscrits, « est un non-être » (Unwesenen allemand, c’est-à-dire un monstre) ; et contre le mythehégélien de l’« Esprit », contre son principe fantastique de« la substance comme Sujet », il ajoute et éclaircit dans unpassage bien connu (où Lukács, et ce n’est pas un hasard,trouve condensée la « quintessence de cette théorie matéria-liste marxienne de l’objectivité ») que l’agir de l’homme«n’est que le côté subjectif de forces objectives essentielles »,qui se cristallisent en objets ; donc que l’homme est un êtreobjectif actif, productif d’objectivations, un être qui travaille ;et que, par l’entremise de ce processus d’échange organiqueavec la nature, l’objectivité primaire, naturelle, est hisséeau niveau d’une nouvelle formation, d’une objectivité dedeuxième degré, c’est-à-dire de degré social. Voilà à grandstraits le tournant capital survenu pendant les années 1930dans la formation marxiste de Lukács, un tournant décisifpour son passage au marxisme de maturité aussi bien quepour l’avenir de sa carrière, et par rapport auquel il nereviendra jamais plus en arrière.

2. Dans le sillage des principes théoriques élaborés grâceà ce tournant évoluent aussi chez Lukács les critères de sesexamens critico-esthétiques pendant la décennie qui vasuivre, une application pertinente et rigoureuse du renou-vellement du marxisme dont j’ai parlé. Combien cette cri-tique est imprégnée par ses nouveaux principes esthétiquesmarxistes, combien elle s’enrichit en conséquence, il suffitpour s’en assurer de procéder à une confrontation des juge-ments homologues du passé et du présent : par exemple, desdescriptions et appréciations que Lukács avançait dans LaThéorie du roman au sujet du cycle narratif de La Comédiehumaine de Balzac (placée au-dessous d’un roman tel que

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vateur plus que d’organisateur du matériel littéraire et docu-mentaire, c’est-à-dire décrit seulement sans savoir vraimentreprésenter, toutes ces polémiques-là ne veulent pas être etne sont rien d’autre que le prolongement littéraire de sespolémiques plus générales contre le marxisme vulgarisé dela Deuxième Internationale.Spontanéité, schématisme, « art de tendance », voilà les

objectifs critiques principaux de Lukács. Contre l’« art detendance » – une vieille question jamais résolue du marxismede la Deuxième Internationale, d’ailleurs forcément inso-luble sur la base de ses principes – il avait déjà pris positiondès ses années d’apprentissage pré-marxistes et proto-marxistes, en critiquant par exemple, dans son livre surl’histoire du drame, le Tendenzdrama (« Le Tendenzdrama,avait-il écrit, n’est pas dramatique »), de même que plus tard,en 1922, en critiquant Dostoïevski. À Berlin, la polémiquese porte sur les romans des écrivains prolétaires pas moinsque sur les « drames didactiques » de Bertolt Brecht et desbrechtiens d’étroite observance ; fort dur – et singulièrementsignificatif par rapport aux développements que l’alternativeentre Bericht (reportage) et Gestaltung (représentation) aurapar la suite – est le réquisitoire contre les méthodes créativesd’Ottwalt. Des conséquences nuisibles encore plus gravespour la littérature découlent du bouleversement du rapportdialectique entre spontanéité et conscience. La critique litté-raire soviétique est en ce sens responsable de bien des fautes.Que l’activité de la revue de Lifschitz à laquelle Lukács colla-bore, Literaturnyi Kritik (Le Critique littéraire), vise en grandepartie à la réfuter, à en combattre les gauchissements, celavient de l’incapacité d’une telle critique d’aller au-delà descontraintes de la sociologie vulgaire. Le noyau du contrasteest mis en évidence – d’une façon non plus polémique, maiscritique – dans le dernier grand essai de Lukács à Moscou,« Volkstribun oder Bürokrat ? » (« Tribun du peuple ou bureau-

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existent entre les classes : ce que déjà Hegel appelait dansl’Esthétique – bien sûr, sans aucune référence à la concréti-sation sociale de la notion – « la manifestation vivante etactive d’une nécessité autonome, reposant sur elle-même ».Qu’à la « schillérisation » de Lassalle Lukács oppose, à lasuite de Marx et d’Engels, le parangon de Shakespeare, lavision shakespearienne du drame, cela signifie d’un point devue théorique : ce ne sont pas les actions, la praxis héroïquedes individus, leur liberté, qui décident de la nature duconflit tragique, mais bien le contexte déterminé à l’intérieurduquel les individus agissent (unité dialectique de libertéet nécessité).C’est bien là que la théorie lukacsienne du réalisme, en

général si mal comprise même de la part de la littératurecritique marxiste, prend elle aussi racine. Quoique cetteorientation soit occasionnellement anticipée et annoncéedans la phase proto-marxiste de la pensée de Lukács (parexemple, dans un article concernant Balzac de la revue DieRote Fahne de 1922), elle ne trouve qu’à ce moment-là, pourla première fois, sa conséquente justification théorétique.Entre le « réalisme en tant que moyen de création artistique »et la « théorie matérialiste marxienne de l’objectivité », nondéformée par aucune sorte de vulgarisation, il y a selonLukács bien plus qu’une simple correspondance ; l’un dérivede l’autre ou, au moins, s’y rattache de la façon la plusétroite. Ses polémiques littéraires passionnées (aussi bien àBerlin qu’à Moscou) contre la théorie de la spontanéité enlittérature, contre la littérature d’agitation et de propagande,contre la technique du reportage et du montage, ou bien, enun mot, contre ce genre particulier de naturalisme – qu’ilsoit « populaire » ou déguisé en expérimentalisme formel(comme, respectivement, dans les romans des soi-disantécrivains prolétaires Willi Bredel et Ernst Ottwalt, contrelesquels Lukács s’acharne) – où l’écrivain joue le rôle d’obser-

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et fixation des types, représentation du destin des individus,voilà des catégories qui tirent leur force justement de leurappartenance à la totalité, de leur inscription dans le cadreunitaire de la réalité en mouvement.L’aspect décisif pour la critique non moins que pour

l’esthétique, à partir du tournant des années 1930, consistedonc en ce que la nouvelle théorie fournit à Lukács le prin-cipe clef d’une esthétique et d’une critique à tendance objec-tiviste. Sur les traces de Marx et de Lénine, il prend commepoint de départ l’objectivité dans le sens par eux défini(c’est-à-dire le principe suivant lequel les catégories de lapensée ne sont que l’expression des lois du monde objectif)aussi bien que, corrélativement, la nature unitaire du mondelui-même, en caractérisant la création artistique – l’essenceet la valeur des œuvres d’art – comme une partie de ce pro-cessus social général à travers lequel l’homme, par l’entre-mise de sa conscience, reprend le monde à son compte. Enmême temps, cela l’amène à mettre en évidence l’autre côtécomplémentaire de la théorie, le rôle médiateur déterminantqu’y joue la dialectique. En effet, si l’objectivité du réalismeà laquelle vise l’écrivain (l’artiste en général) veut se distin-guer en son principe du naturalisme descriptif, de l’agitationou, sur le versant idéologiquement opposé (mais convergentd’un point de vue esthétique), du faux objectivisme de la litté-rature bourgeoise décadente, alors il faut que, en dépassanttoute immédiateté du sujet et de l’objet, toute combinaisonpurement volontariste aussi bien que tout enregistrementpassif ou purement phénoménal des données extérieures,des événements, etc., l’objectivité du réalisme vienne au jouren tant que résultante de la dialectique objective complexede l’essence et du phénomène, où le lien de l’écrivain avecla réalité par lui représentée, donc le rapport d’influenceréciproque entre sa conception du monde et son style artis-tique, joue le rôle décisif.

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crate ? »), dont la rédaction coïncide presque avec l’inter-diction de la revue Literaturnyi Kritik en décembre 1940.En s’appuyant sur le Lénine de Quoi faire ?, il dénonce dansla « théorie de la spontanéité », qui s’arrête au niveau del’« immédiateté du rapport avec l’objet », « l’exaltation idéo-logique du bureaucratisme ». Dans la quatrième section del’essai, en particulier, Lukács résume avec lucidité lesdéfauts littéraires soviétiques de la période, aussi bien dansle domaine de la création que dans celui de la critique. Ladénonciation des effets négatifs de la bureaucratie, en tantque phénomène politico-institutionnel, se relie ici de la façonla plus étroite avec la critique de la praxis bureaucratisée dela littérature. Du point de vue littéraire, la spontanéité, aban-donnée à elle-même, ne peut qu’engendrer un « optimisme »apparent, pareillement bureaucratique, inefficace sous l’aspectesthétique aussi bien que sous celui de la propagande.Le réalisme avance dans la direction diamétralement

opposée. Il s’impose à Lukács comme une nécessité impli-cite de sa nouvelle théorie marxiste, parce qu’il entraîne laconscience dialectique de la totalité intensive de la représen-tation. Si la représentation est préférable à la chronique etau reportage, si « raconter » a plus de vigueur narrative que« décrire » (comme l’explique très bien son essai homonymede 1936, en développant l’alternative déjà invoquée contreOttwalt), c’est parce que celui qui raconte et représentepénètre, par des moyens artistiques, plus à fond dans les« lois dialectiques objectives » de la structure du réel. Plusl’écrivain parvient à mettre en lumière, au-delà du flux desphénomènes qui s’en tiennent à l’apparence, les forcesmotrices véritables du développement social (c’est-à-direl’essence – sous sa forme artistique – d’un moment ou d’unesituation ou d’une connexion historico-sociale déterminée,importante pour l’humanité), plus l’écrivain atteint un degréélevé de réalisme. Motivation de l’agir humain, formation

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fonde. Le marxisme de la Deuxième Internationale n’a passu éclaircir ce point ; même Franz Mehring, dans sa préten-tion à réconcilier « l’art pur » avec « l’art de tendance », s’yheurte à plusieurs reprises. La théorie du réalisme élaboréepar Lukács après son tournant des années 1930 élève leproblème à un niveau supérieur : un niveau où la prise deposition correcte envers la réalité est placée non plus, commeautrefois, à l’époque d’Histoire et conscience de classe, dans unutopisme abstrait, sectaire, mais dans la découverte et lamise au jour – selon les moyens propres à l’art – des « ten-dances réelles de l’évolution sociale ». Il en découle que danschaque reflet artistique abouti, la Parteilichkeit et l’objectivitése correspondent mutuellement et tendent même, en dernierressort, à coïncider.

3. Cette orientation esthétique et critique de Lukács serenforce à mesure qu’il approfondit, grâce aux engagementspris et aux études achevées à Moscou, les problèmes spéci-fiques de la forme du roman : aussi bien du roman historiqueque du grand roman bourgeois moderne, à partir du WilhelmMeister. C’est justement dans la formulation donnée par luià ces problèmes formels du roman qu’on ressent avec clartéles reflets théorétiques du tournant dont j’ai parlé ; même là,en effet, la tendance dominante consiste à valoriser la prio-rité de l’objectif sur le subjectif, à déduire toutes les caté-gories esthétiques décisives de la genèse, du développementet du sens de la forme du roman par l’entremise de laconception marxiste unitaire de la réalité et de l’histoire. Dequelle façon le roman se lie au développement de la sociétébourgeoise et en reproduit, par sa forme mobile, les pro-blèmes toujours nouveaux qui en ressortent, c’est là unequestion à laquelle on peut répondre – et à laquelle Lukácsrépond – seulement en reconduisant la dynamique de sesliens formels à l’intérieur du contexte général qui chaque

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Seule la profondeur avec laquelle ce complexe est saisiet reflété peut créer, selon Lukács, le grand réalisme litté-raire : à savoir, la « poésie de l’objectivité historique » chezWalter Scott, la « victoire du réalisme » – d’après une formuled’Engels publiée justement dans ces années-là (1932) – chezBalzac, Tolstoï, Tourgueniev, etc. À la suite de Marx etd’Engels, il défend la « grande ligne historique du réalismecontre le mélange éclectique du simple empirisme et du sub-jectivisme vide » dominant dans la littérature. Le tertiumdatur proposé par la solution matérialiste et dialectique deMarx et d’Engels consiste justement en ce que, tout enrepoussant avec mépris les faux extrêmes dans lesquelss’empêtre la théorie esthétique de la Deuxième Internatio-nale – « l’art pour l’art » (autrement dit le formalisme déca-dent) d’un côté, et de l’autre « l’art à thèse » (autrement ditla propagande, l’agitation) –, elle assigne au réalisme la tâchede développer jusqu’au bout la dialectique du phénomèneet de l’essence implicite dans la réalité objective. Au centrede la théorie lukacsienne du réalisme se profile donc cetteexigence particulière de l’esthétique marxiste, selon laquellele reflet de la réalité objective – dans la conception généraledu monde aussi bien que dans la littérature – non seulementn’exclut pas, mais entraîne au contraire une prise de positionde la part du sujet, la Parteilichkeit dont parlait Lénine.Celui-ci trouvait un tel caractère à « l’objectivité intensifiée »du matérialisme historique, de même que dans l’art le réa-lisme intensifie la réalité représentée. « Art de tendance » etParteilichkeit ne sont donc pas la même chose. Ce sont lesdifférents degrés d’immanence de leurs rapports respectifsavec les objets qui les distinguent ; car le premier, « l’art detendance », « l’art à thèse », s’ingère dans la structure objectivedu réel en tant qu’idéalité découlant de l’extérieur, tandisque le second, l’art du réalisme, est toujours en accord avecles lois de développement sur lesquelles la structure se

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la nature et l’esthétique, son penchant instinctif, spontané,pour le matérialisme et pour une forme de dialectique (quireste certes très en arrière par rapport à la dialectique deHegel sur le terrain social), son lien de continuité mais ausside dépassement avec les Lumières, sa valorisation – contreSchiller – du symbolique versus l’allégorique, c’est-à-dire dela catégorie de la « particularité » dans l’art, et d’autres traitscaractéristiques de sa théorie et de sa praxis artistiques, tousces traits-là sont des éléments qui influenceront profondé-ment la réflexion esthétique de Lukács.Goethe occupe une position singulière, privilégiée, extra-

ordinairement éclairante chez le Lukács postérieur au tour-nant de 1930. Nous sommes désormais, cela va sans dire,bien loin et bien au-delà des analyses du Wilhelm Meisterdans La Théorie du roman ou des pages autour du va-et-vientde Goethe par rapport à Kant dans l’Esthétique de Heidelberg,pour ne pas parler de certaines pointes polémiques contreGoethe dans la revue Die Rote Fahne. Lukács aperçoit juste-ment la supériorité de la position de Goethe (le penseur pasmoins que l’artiste, le grand réaliste) par rapport, mettons,à ses sources des Lumières, dans le fait que Goethe sait « semouvoir librement dans la matière, refléter le mouvement,l’automouvement de la matière, essentiellement et en mêmetemps sensiblement, comme automouvement ». Lukács ydécouvre, en un certain sens, le modèle qui l’arrache àl’étreinte idéaliste de Hegel et le réunit, autour de problèmesconcrets, à l’objectivité, à l’étude de la manifestation imma-nente de la dialectique dans le réel ; corrélativement il voitcomment et combien les géniales intuitions dialectiques deHegel servent à influencer, à corriger et à intégrer en beau-coup de points la tendance seulement spontanée de Goetheà la dialectique. Les deux auteurs, de toute façon, partagentcette «idée fondamentale» : il s’agit de « partir du travailhumain en tant que processus de reproduction de soi par

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fois les détermine, c’est-à-dire, encore une fois, seulementsur la base des principes et de la méthode dialectiques de lathéorie de l’objectivité du marxisme.Tous les essais critiques composés par Lukács dans la pre-

mière moitié des années 1930 insistent inlassablement surce point, en soulignant que le problème théorique centralde la littérature et de la philosophie allemandes de la périodeclassique, depuis Lessing jusqu’à Hegel, est justement la« lutte pour le développement de la dialectique », d’une « dia-lectique idéaliste », bien sûr, que le marxisme – sans en nierl’apport – doit dépasser et vérifier du point de vue du maté-rialisme. Il n’est pas surprenant que Lukács donne au pro-blème une telle importance ; ni que l’accent tombe ànouveau avec beaucoup de vigueur sur la personnalité deGoethe, sur laquelle il travaille sans interruption à Moscoumême pendant les années les plus sombres du stalinisme,en parallèle évident (et pas du tout extrinsèque) avec sonétude renouvelée de Hegel. Au moment où il cherche à seménager une sortie théorique de son marxisme hégélianiséet vise à une assimilation du matérialisme qui ne signifie pasun renoncement à la dialectique, Goethe lui apporte en plu-sieurs sens le point d’appui recherché : et d’un point de vue– qu’on y fasse attention – diamétralement opposé au prin-cipe et au fil conducteur de l’essai de Johannes Hoffmeister,qui lui est contemporain (1932), Goethe und der deutscheIdealismus, d’après lequel – ce sont des mots de Hoffmeisterlui-même – « Goethe endoctrina les philosophes à voir lanature par “les yeux de l’esprit” ». Lukács s’endoctrine certesauprès de Goethe (tout comme Gramsci, qui se réfère àl’écrivain allemand dans ses Cahiers de prison de 1931-32),mais d’une toute autre manière que ne l’entendait Hoffmeister,et non sans en rapporter une riche moisson. Les efforts deGoethe pour élaborer une science de l’évolution dans lanature et pour établir un lien étroit entre la philosophie de

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de la distance qui le sépare, déjà dans les années 30 (etd’autant plus naturellement ensuite), des slogans officielsdu stalinisme.

4. J’ai voulu insister exprès sur la phase génétique de lathéorie lukacsienne du réalisme en littérature, qui me semblela plus utile pour en saisir les coordonnées et les compo-santes théoriques fondamentales. Mais, cela va de soi, ontrouve dans plusieurs écrits ultérieurs de Lukács des reprises,des confirmations, des approfondissements, des retouchesde la ligne critique dont j’ai parlé ci-dessus. Pour en citerseulement quelques-uns parmi les principaux, la Brève histoirede la littérature allemande moderne (composée pendant lesdernières années de la guerre), le fameux pamphlet desannées 50 sur le « réalisme critique », les nombreux excursushistorico-critiques de la grande Esthétique, les essais surThomas Mann et celui sur la pièce de Lessing Minna vonBarnhelm, tous ces essais reviennent, chacun pour les aspectsqui les concernent, sur la question théorique générale duréalisme. Parlons clair. Le contraste le plus significatif du point de

vue théorique, celui entre réalisme et avant-garde, je ne suispas en situation de l’aborder ici. Ce n’est pas une fuite dema part. J’ai déjà traité cette question à deux reprises : dansun chapitre de mon histoire du cinéma (parue en italien sousle titre Le Cinéma dans la culture du XXe siècle, Florence, 2006)et dans un paragraphe spécial, fort étendu, de ma propremonographie sur Lukács (Naples 2009) ; je ne peux ici querenvoyer à ces deux textes les lecteurs intéressés. L’impor-tant est surtout qu’on évite des malentendus de principe surce qui constitue le noyau de la question, la valeur attribuéepar Lukács au terme de réalisme en esthétique : non pas– qu’on y fasse attention – au réalisme en tant que tendanceartistique (une tendance parmi d’autres), mais bien au réa-

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l’homme » et de concevoir un tel processus, en soi positifpour le genre humain, non pas comme la confiance trom-peuse des Lumières dans le mythe de l’harmonie ou de laréconciliation, mais sous la forme d’une contradiction dialec-tique, d’une « grandiose unité dialectique du développementde l’espèce ». Je cite encore Lukács :

Goethe et Hegel (…) reconnaissent, dans lecaractère contradictoire de tout ce qui existe, lenoyau, la force motrice de la réalité (…). Leprogrès se réalise selon un vaste procès unifié :mais celui-ci est en même temps l’ossuaire desaspirations les plus nobles, qui ont été brisées, desidéaux les plus élevés, des individualités les plussplendides […]. Singulièrement différents maissingulièrement convergents, le Faust de Goethe etla Phénoménologie de Hegel expriment un rapportnouveau, plein de tragédies, contradictoire, entrele destin de l’individu et celui du genre humain.

Avec ce processus, une nouvelle vision de l’histoire ou– comme le dit Lukács – « la considération historique de toutle processus de la vie (die Historisierung des ganzen Lebens-prozesses) » vient parallèlement au premier plan ; le déve-loppement, dans la nature et dans la société, devient leproblème central. Ce qui comporte, selon lui, la concrétionthéorique des problèmes de la dialectique, liée à la valorisa-tion de la trame historique du réel, et la découverte et lamise au jour du rapport dialectique entre essence et phéno-mène. Que Goethe et Hegel soient si résolument et pendantsi longtemps au centre de ses intérêts n’est qu’une marqueen plus de son originalité prononcée dans le champ de lapensée marxiste ; et – quoiqu’en pense et qu’en dise généra-lement la littérature critique – une autre preuve irréfutable

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encore Hauser qui écrit – « lorsqu’il faisait de quelqu’un unartiste ou un poète remarquable, son jugement était presquetoujours erroné ». Mais, en admettant l’exagération, cela n’empêche pas

qu’il y a des cas graves et jamais corrigés de confusion – endépit du principe de la « victoire du réalisme » que Lukácsdiagnostiquait avec Engels sur Balzac – entre le jugementsur l’idéologie de l’auteur examiné et le jugement sur lavaleur de son ouvrage, au point que ce dernier jugement s’entrouvait en quelque façon compromis. Face, mettons, à laRecherche de Proust, on ne peut pas certainement admettreque l’ouvrage soit rejeté et son auteur rangé dans la catégoriedu psychologisme littéraire à la Bourget, pour la seule etunique raison qu’il se fonde sur une philosophie fausse (lesubjectivisme irrationaliste de Bergson). D’ailleurs Lukácsreconnaît lui-même la « grandeur mondiale » de Dostoïevskien tant qu’écrivain, indépendamment de la fausseté dessolutions politiques et sociales qu’il propose, et, dans lepremier de ses grands essais d’après-guerre sur ThomasMann, il montre que le roman Les Buddenbrook est imprégnéde l’atmosphère culturelle qui régnait en Allemagne à la findu siècle dernier, qu’il prend place dans lignée de la déca-dence, de Schopenhauer à Nietzsche, sans en tirer pourautant, littérairement, un jugement critique négatif.Mais ce genre de distorsion ou de méprise touche seu-

lement indirectement l’échafaudage des argumentationscritiques de Lukács, il n’en dément en aucune façon la cohé-rence et la solidité. Il s’agit de jugements erronés, de réac-tions impropres ou imprécises, inexactes, à l’intérieur d’uncadre théorique correct ou au moins cohérent. Un desgrands enseignements de sa leçon est que le facteur décisif,dans l’art, ne réside jamais seulement dans les techniquesde composition, les modalités selon lesquelles on écrit,même si ce dernier aspect est – selon ses propres mots –

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lisme considéré comme principe de la qualité et de la réus-site de l’art en général. Qu’il existe aussi un art non-réaliste,des poètes, des romanciers, des auteurs dramatiques, etc.,dont les choix ne s’orientent pas vers le réalisme, c’est natu-rellement une chose dont Lukács a parfaitement conscience.Mais ses idées esthétique et critiques font abstraction despropos des écrivains, des créateurs, et visent plutôt l’abou-tissement de leurs créations. Un Hoffmann, par exemple,semble par ses liens, ses sources et ses goûts, très proche duromantisme, mais ses résultats sont à mettre au compte duréalisme, pas de l’esthétisme romantique ; et on peut dire lamême chose pour beaucoup d’auteurs que les histoires cou-rantes de la littérature ne classent pas parmi les réalistes,tandis qu’elles appellent « réalistes » des auteurs (tels lesnaturalistes du XIXe siècle) qui, aux yeux de Lukács, ne lesont pas du tout. Or, tant qu’on se tient à l’intérieur de ce cadre abstrait,

l’activité critique de Lukács ne comporte aucune contra-diction entre principes et conséquences. Mais il lui arrivesouvent de passer à côté des applications concrètes, en selaissant aller à des jugements trop immédiats, trop superfi-ciels, trop sommaires ; il lui arrive de mettre sa confiance endes auteurs (d’Anatole France jusqu’à Soljenitsyne, pour nerien dire de certains noms évoqués dans son essai de 1967Le Grand Octobre 1917 et la littérature d’aujourd’hui, tels queBöll, Hochhuth, Styron, Semprun, etc.), qui après desdébuts prometteurs finissent par la trahir et s’engagent dansdes voies tout à fait indéfendable. Il se peut qu’ArnoldHauser, un collègue de Lukács à l’époque du Cercle dudimanche à Budapest (et devenu ensuite un historien del’art bien connu), exagère lorsque, généralisant un jugementporté sur le jeune Lukács de ce temps-là, estime que « luifaisaient défaut la sensibilité artistique et le goût du vraiconnaisseur d’art pour la qualité », de sorte que – c’est

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CRITIQUE DE LA DOXA MODERNISTEPertinence contemporaine et limites méthodologiques

Gabriel ROCKHILL

Antidote intempestif à la doxa moderniste ?

Les critiques à l’égard de l’esthétique de Georg Lukácssont bien connues, et ce n’est pas du tout mon intention icide m’y opposer. À titre purement indicatif, rappelons qu’en1938 Ernst Bloch s’en est pris à sa méthode de survol, à sacondamnation a priori du formalisme et à son néoclassi-cisme acharné. La même année, Bertolt Brecht s’est attaqué– dans une série d’articles qui ne paraîtront qu’après samort – à sa focalisation illégitime sur le genre du roman, àson adulation des modèles narratifs établis et à sa distinctionsimpliste entre la forme et le fond. Pour ne citer qu’undernier exemple, Theodor Adorno s’est acharné à la fin desannées 1950 contre son parti pris pour le contenu, ses juge-ments esthétiques péremptoires et son dogmatisme anti-moderniste avec des propos particulièrement virulents, quiont l’avantage d’aller au cœur de notre sujet : « Pendant desdécennies il s’est évertué, dans ses essais et ses livres, àmettre sa puissance de pensée, manifestement inaltérée, auniveau lamentable de la “pensée” soviétique, qui a dégradé

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celui « qui joue d’habitude le rôle principal dans la théoriebourgeoise avant-gardiste de l’art ». Ce qui compte vraiment,d’après lui, c’est la direction créative prise par l’artiste, nonpas la cristallisation momentanée de certains problèmesformels. Les problèmes formels véritables de l’œuvre en tantqu’œuvre d’art résident ailleurs ; son « ordre » ne peut êtreque l’ordre requis par sa disposition intérieure, par sa struc-ture. « La structure de l’œuvre d’art est la véritable “raisond’être” de l’être-pour-soi esthétique », dira Lukács dans lagrande Esthétique. Et à ce principe il ne dérogera jamais, pasmême en tant que critique.Je reviens par là au point d’où j’étais parti pour amorcer

ces réflexions, la distinction nécessaire (que je crois néces-saire) entre cohérence et correction des jugements critiquesde Lukács. Malgré l’incorrection de plusieurs de ces juge-ments, le cadre d’ensemble de son activité critique restejusqu’à la fin d’une cohérence extraordinaire, exemplaire.C’est une telle cohérence qui fait de lui le critique que nouscélébrons ; qui en fait un point très haut, peut-être le plushaut en valeur absolue, de l’histoire de la critique marxistede la littérature.

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virtuelle dans la mesure où il est possible de le faire resurgirà d’autres moments et sous des angles différents. On peutalors tracer des coupes transversales afin de prendre lecontre-pied de la prétendue marche du temps. Et ceci, dansle présent cas, en soulignant la pertinence contemporainede quelques aspects de la pensée esthétique de Lukács. Dans les pages qui suivent, je souhaiterais ainsi montrer

que l’esthétique lukacsienne – surtout sous la forme qu’ellea prise dans la période 1930-1960 – peut nous aider àprendre de la distance à l’égard de la doxa moderniste quicontinue à dominer de très nombreux débats sur le rapportentre l’art et la politique (notamment depuis ce qu’il estconvenu d’appeler l’écroulement du marxisme). Pour desraisons de clarté et de concision, je caractériserai cette doxade manière un peu schématique par quatre traits :

I) L’art est largement une puissance autonome, s’iln’est pas une véritable force transhistorique et extra-sociale.

II) Une discontinuité historique sépare l’époqueclassique de l’âge moderne, distinguant ainsi un systèmeclassique de règles à tendance conservatrice de l’iconoclasmeprétendument progressiste du modernisme.

III) L’innovation artistique, et notamment formelle,constitue une valeur en soi.

IV) Une analogie existe entre l’iconoclasme de l’artmoderne et la politique révolutionnaire. Cette doxa a donné naissance à un nombre quasi infini

de variantes, parfois avec des changements de vocabulaire(« l’avant-garde » remplaçant « le modernisme », par exemple)ou des modifications importantes de tel ou tel trait caracté-ristique. Ce n’est pas mon intention ici d’en fournir uneanalyse synthétique ou systématique, ce qui nous éloigneraitconsidérablement de notre sujet.Notons, par ailleurs, que la mise en valeur de quelques

dimensions du projet esthétique du philosophe hongrois ne

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la philosophie, dont elle ne cessait de brandir le nom, en unsimple instrument de domination1. » Aujourd’hui, plus de vingt ans après la fin symbolique de

la guerre froide, à une époque où on ne cesse de proclamerl’échec de l’alternative socialiste et de célébrer les bienfaitsde la démocratie représentative ainsi que l’épanouissementde la liberté dans ce que Margaret Thatcher a appelé « la croi-sade du capitalisme populaire », on ne peut que s’attendre àce que le travail de Lukács soit enseveli pour toujours dansle tombeau de l’histoire2. Et pourtant, il se peut que ce soitprécisément à un tel moment crépusculaire que l’on arriveà apercevoir et à faire valoir d’autres dimensions de sonprojet esthétique. Loin des champs de bataille politiques etidéologiques du début et du milieu du XXe siècle, nous avonsun autre regard sur ses analyses et ses propositions. Il ne serapourtant pas question ici de les extraire aveuglément de laconjoncture où elles prennent leur sens primaire. Bien aucontraire, je souhaiterais tracer une ligne de traverse entreles écrits de Lukács dans leur conjoncture spécifique et notresituation actuelle. Car malgré ce que les prestidigitateurs dela « fin de l’histoire » voudraient nous faire croire, l’histoiren’est jamais terminée, elle n’est jamais entièrement close,mais elle est toujours à faire et à refaire. Si elle ne peutrevenir sur ses pas, le temps continue à couler inlassablement.Le passé le plus enseveli garde donc une certaine vitalité

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1.Th. W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flam-marion, 1984, p. 171-172. 2. Cette expression est empruntée à un discours de Margaret Thatcherau congrès du Parti conservateur en 1986. Voir également sur ce pointCapitalism and Freedom de Milton Friedman, un des manifestes du néo-libéralisme : « The kind of economic organization that provides economic freedomdirectly, namely, competitive capitalism, also promotes political freedom becauseit separates economic power from political power and in this way enables the oneto offset the other. » (Chicago et Londres, The University of Chicago Press,1982, p. 9.)

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transition entre le classicisme et le modernisme – dépendaituniquement des forces intérieures à la production artistique :« Les styles nouveaux, les modes nouveaux de représenta-tion, ne naissent jamais d’une dialectique immanente desformes artistiques, bien que se rattachant constamment auxformes et aux styles du passé4. » C’est une première atteinteà la doxa de la modernité : l’élan dit moderniste ne vientpas tout simplement d’une volonté artistique de libérationformelle ou d’une force propre à l’art. Au lieu d’être unepuissance autonome, l’art est un phénomène de part en partsocial et historique.En insistant sur l’inscription socio-historique de la pro-

duction artistique, Lukács s’en prend également à la logiquehistorique de la discontinuité, si chère au discours moder-niste, ainsi qu’au simple rejet du passé, jugé « pseudo-révo-lutionnaire ». Certes, sa critique de l’histoire discontinuistes’adosse à une logique de la continuité et à une mise en valeurde l’héritage classique tout aussi discutables. Car Lukácsprétend avoir accès au vrai sens de l’histoire en dressant unparallèle entre la continuité du développement historiqueselon Marx et celle de la tradition classique dans le domaineesthétique : « L’estime accordée à l’héritage classique enmatière d’esthétique signifie également que les marxistesvoient le véritable facteur principal de l’histoire, la directionprincipale de l’évolution, la trajectoire véritable de la courbede l’histoire, dont ils connaissent la formule ; et c’est préci-sément pour cette raison qu’ils ne se laissent pas entraînerà chaque tournant dans le sens de la tangente, comme lespenseurs bourgeois ont coutume de le faire, parce qu’ils neconnaissent pas la direction principale et nient en théorie

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nous obligera pas moins à formuler une critique sévère denombreux aspects de celui-ci. Comme nous le verrons, ilreste extrêmement dogmatique à bien des égards, à com-mencer par son opposition schématique entre le réalisme etle modernisme (ou l’avant-gardisme). La pertinence contem-poraine de sa pensée esthétique tient donc moins à sa prisede position idéologique ou à sa théorie du réalisme qu’à lamise en question d’une certaine conception du modernisme.Il n’est alors pas du tout question ici de défendre la prise deposition de l’auteur de Problèmes du réalisme, mais plutôt demettre en lumière quelques aspects de son travail en vued’une critique plus générale de la doxa moderniste.

Aggiornamento de l’esthétique de Lukács

Prenons comme notre point de départ un des partis prismajeurs du projet de Lukács, résumé avec précision parClaude-Edmonde Magny : « L’idée maîtresse de Lukácsrévolutionne la perspective littéraire traditionnelle […] : un“être” (qu’il s’agisse d’un homme, d’une œuvre ou d’ungenre littéraire), si “original” qu’il soit, ne surgit jamais exnihilo, mais est préparé, conditionné, et finalement permispar un certain contexte historico-sociologique, dont la con-naissance ne peut que mieux éclairer son essence, la rendreperméable, et même en faire mieux ressortir l’irrémédiablenouveauté3. » À rebours de l’idéalisme dit « de la philosophiebourgeoise », Lukács situe les arts dans l’histoire en s’atta-quant à l’idée d’une esthétique pure ou d’une essence trans-historique de l’art et de la littérature. Et il refuse de brosserune histoire interne et autonome des arts en faisant commesi l’évolution des formes esthétiques – dont la prétendue

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3. C.-E. Magny, « Préface à l’édition française », Le Roman historique, trad.R. Sailley, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2000, p. 1.

4. G. Lukács, Problèmes du réalisme, trad. C. Prévost et J. Guégan, Paris,L’Arche, 1975, p. 138-139.

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viens de citer, par exemple, il a mis l’accent sur la superfi-cialité de confrontations abstraites n’allant jamais au cœurdes choses : « À une immédiateté abstraite on a toujoursopposé une immédiateté d’une autre nature, apparemmentantagoniste, mais tout aussi abstraite. Il est caractéristiquede la théorie artistique et de la pratique artistique de tout cedéveloppement que le passé, par essence, se réduit toujoursà la tendance immédiatement antérieure : l’impressionnismeau naturalisme, par exemple. De ce fait, la théorie et la pra-tique demeurent prisonnières de cette opposition totalementextérieure, totalement abstraite7. » L’esthétique dite avant-gardiste est ainsi prise dans les aléas de la mode, cherchanttoujours à dépasser l’art consacré de l’époque par la pro-duction d’œuvres plus remarquables, plus intéressantes, pluschoquantes, dans une surenchère de provocation visant àcapter le regard des spectateurs et des consommateurs. Sansle dire explicitement, à ma connaissance, Lukács suggère– comme Renato Poggioli dans Teoria dell’arte d’avanguardia(1962) – qu’une analogie structurale existe entre la mode etl’avant-garde en raison de leur valorisation commune del’innovation pour elle-même. Dans les deux cas, le passé seréduit à une vente de charité et la quête du nouveau génèreune négation immédiate de tout ce qui existe, tout simple-ment parce que cela existe. La proximité entre la logiquehistorique de l’avant-garde et celle de la mode devrait nousfaire réfléchir, encore aujourd’hui, aux enjeux sociopolitiquesd’une certaine forme de production avant-gardiste, où uneffet de nouveauté est incessamment produit par la négationimmédiate de ce qui existe (ne serait-ce que le dernier « effetde nouveauté »). Le prétendu iconoclasme d’un certain typed’avant-garde est ainsi strictement réglé par une normativitéimplicite : « Le poncif, écrit à juste titre Poggioli, n’est que

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l’existence d’une direction principale5. » La puérilité desmodernistes s’oppose ici à la maturité des marxistes selonun schéma historique peu crédible, fondé sur l’oppositionschématique entre l’ignorance des modernes, perdus dansles détails, et la sagesse des anciens dont la hauteur de vueleur aurait permit de saisir le véritable esprit du temps. Ceciétant dit, sa critique de la discontinuité historique ne fait pastoujours appel à une simple continuité de l’histoire. Dansson essai de 1938, « Il y va du réalisme », il déclare qu’« objec-tivement, la vie du peuple est quelque chose de continu »avant d’ajouter : « Une doctrine comme celle des “avant-gardistes”, qui ne voit dans les révolutions que des cassures,des catastrophes, qui veut anéantir tout ce qui est passé,détruire tout rapport avec le grand et glorieux passé, c’estla doctrine de Cuvier et non celle de Marx et de Lénine.C’est un pendant anarchiste de la doctrine évolutionnistedu réformisme. Celui-ci ne voit qu’une continuité, les autresne voient que cassures, abîmes et catastrophes. Mais l’His-toire est l’unité dialectique vivante de la continuité et de ladiscontinuité, de l’évolution et de la révolution6. » Ici on voitla trace d’une pensée de l’histoire cherchant à dépasser tantbien que mal la simple opposition entre continuité et dis-continuité. Par ailleurs, les écrits de Lukács ont le mérite d’avoir mis

en cause la stratégie de la négation immédiate propre à unecertaine forme de production avant-gardiste, où l’on supposeque l’histoire ne peut avancer que sur fond de la négationimmédiate du mouvement précédent. Dans l’article que je

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5. G. Lukács, Balzac et le réalisme français, trad. P. Laveau, Paris, FrançoisMaspero, 1967, p. 7.6. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 270 (voir aussi la préface à Die Eigenartdes Ästhetischen, Berlin, Hermann Luchterhand Verlag GmbH, 1963). Il fautsouligner, une fois pour toutes, que Lukács ne semble pas faire une dis-tinction rigoureuse et systématique entre l’avant-garde et le modernisme,l’école moderne, etc. Je suivrai ici son usage. 7. Ibid., p. 255.

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est effectivement constituée et elle ne peut se borner à repro-duire l’immédiateté des phénomènes » (ce qui est le proprejustement des « tendances littéraires modernes de la périodeimpérialiste »10). Lukács décrit le rôle social et politique du réalisme en

faisant référence à une réplique bien connue de Hamlet :« […] présenter pour ainsi dire un miroir à la nature [to hold,as ‘twere, the mirror up to nature]11. » Ce dernier ajoute, dansune précision qui va tout à fait dans le sens du type de réa-lisme défendu par Lukács : « […] de montrer à la vertu sonportrait, à l’ignominie son visage, et au siècle même et à lasociété de ce temps quels sont leur aspect et leurs caractères[to show virtue her own feature, scorn her own image, and thevery age and body of the time his form and pressure]12. » Commeil l’explique dans Wider den mißverstandenen Realismus(1958), « il n’est aucun vrai réalisme, si riche soit-il en détailsquand on le considère de façon purement formelle, qui nesoit aux antipodes du naturalisme [himmelweit vom Natura-lismus entfernt]13. » Alors que celui-ci se contente de reproduireles détails du réel tels quels, le réalisme se fonde toujourssur une hiérarchisation en faisant le tri entre l’essentiel etl’inessentiel. Les panégyristes du formalisme dissimulent

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la forme moderne du laid8. » La quête avant-gardiste de lanouveauté iconoclaste dépendrait, ne serait-ce qu’à son insu,de normes et de règles très strictes.Face à la mise en valeur de l’innovation artistique, Lukács

tient à défendre l’héritage classique du réalisme. Contraire-ment à l’introversion du formalisme et à l’extraversion dunaturalisme, deux positions reproduisant à quelques nuancesprès l’opposition entre le privé et le public, le véritable réa-lisme s’intéresserait à la totalité sociale. Il crée des types enrefusant la polarité entre l’individu et le monde par la miseen avant d’êtres sociaux, à savoir d’individus pleinementinscrits dans leur milieu social. Le réalisme n’est pourtantpas, pour le philosophe hongrois, un simple reflet de lasurface du réel. Il s’agit, bien au contraire, d’une expressiondes forces submergées de la totalité du monde capable defaire voir l’essence au fond des apparences. Les réalistes« figurent avec tant de profondeur et de vérité les tendancesvivantes, mais encore cachées dans l’immédiat, de la réalitéobjective, que leur figuration du développement ultérieur dela réalité est confirmée, et en l’occurrence non seulement ausens de la simple concordance avec l’original d’une photo-graphie réussie, mais précisément comme expression d’uneappréhension multiple et riche de la réalité, comme reflet deses courants cachés sous la surface, qui n’apparaissent plei-nement déployés et perceptibles à tous qu’à un stade ultérieurdu développement9. » Lukács revendique alors un réalismecapable de cerner l’essence de la réalité objective plutôt queles simples apparences décrites par le réalisme à vocationphotographique : « Si la littérature est effectivement uneforme particulière du reflet de la réalité objective, il luiimporte beaucoup d’appréhender cette réalité telle qu’elle

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8. Teoria dell’arte d’avanguardia, Bologna, Il Mulino, 1962, p. 146.9. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 262.

10. Ibid., p. 248 ; ibid., p. 251.11.W. Shakespeare, Hamlet, trad. Y. Bonnefoy, Club français du Livre, 1957,p. 95 (acte III, scène II). Voir Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 17 :« Mais il s’est toujours trouvé des écrivains isolés pour exécuter dans leursœuvres et contre leur temps le commandement de Hamlet : présenter unmiroir au monde et faire progresser l’évolution de l’humanité grâce àl’image ainsi réfléchie ; aider le principe humaniste à s’imposer dans unesociété pleine de contradictions, qui engendre d’un côté l’idéal de l’hommetotal mais le détruit de l’autre dans la pratique. »12. Ibid.13. G. Lukács, La Signification présente du réalisme critique, trad. M. de Gan-dillac, Paris, Gallimard, 1960, p. 147. Cet ouvrage est la traduction fran-çaise de Wider den mißverstandenen Realismus, dont le titre original fut DieGegenwartsbedeutung des kritischen Realismus.

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en lui tout ce qui est humainement essentiel15. » À l’encontred’un tel naturalisme avant-gardiste, le réalisme soutenu parLukács dévoilerait les forces submergées de la réalité par lebiais d’un principe de sélection capable de produire uneperspective nous livrant le réel au fond de la réalité. Lemiroir présenté à la nature, pour en revenir à la réplique deHamlet, est à vrai dire un miroir-filtre capable de faire le trientre l’essence et l’apparence en montrant « à la vertu sonportrait, à l’ignominie son visage16 ». C’est précisément en dévoilant la nature profonde des

choses et la réalité objective du monde que le réalisme peutservir, d’après Lukács, à changer des opinions et à transfor-mer l’ordre affectif. Selon une instrumentalité pédagogique,la grande littérature réaliste serait à même de modifier l’opi-nion publique par le biais de l’éducation populaire. « Lacompréhension, médiatisée par l’œuvre d’art réaliste, desépoques de développement progressiste et démocratique del’humanité, écrit Lukács en 1938, prépare dans l’âme deslarges masses un sol fertile pour la démocratie révolution-naire de type nouveau représentée par le front populaire17. »Par contre, il déclare sans ambages que « les larges massesdu peuple ne peuvent rien apprendre de la littératured’“avant-garde” », car elle impose une vision limitée et sub-jectiviste de la vie18. C’est pour cette raison qu’il lui opposel’avant-garde dite authentique : « Ce qui compte, ce n’est pasle sentiment subjectif, si sincère soit-il, qu’on a d’être àl’avant-garde, qu’on s’efforce de marcher à la tête du déve-

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cette distinction fondamentale entre le naturalisme et leréalisme en voulant séparer la pure forme du contenu del’œuvre. Ils font ainsi disparaître « le vrai critère de distinctionentre le réalisme et le naturalisme : la présence ou l’absenced’une hiérarchie entre les traits propres aux personnagesreprésentés et entre les situations où se trouvent placés cespersonnages. Car tel est bien le principe fondamental del’esthétique, celui qui permet seul un véritable discernementdes voies divergentes. À côté de lui, les différences formellesconcernant la manière d’écrire sont d’importance secon-daire14. » C’est sûrement une des raisons pour lesquellesLukács parle de « réalisme critique » dans son ouvrage de1958 : il nous fournit ce qu’il appelle de « la perspective » surla réalité en choisissant les détails les plus révélateurs. Etc’est justement le manque de perspective qui rapprochel’avant-garde en général du naturalisme : « Parce que le stylede l’avant-garde repose, comme celui des naturalistes, surune vision du monde qui ne permet pas à l’écrivain de faireun choix entre les détails, on est en droit de rapprocher deuxmanières d’écrire que, sur le plan formel, tout semblaitopposer. […] L’image du monde [Weltbild] qui semble carac-téristique de l’avant-garde ne peut servir de base à une sélec-tion, capable d’ordonner réellement l’univers de l’artiste,qu’à condition d’en considérer seulement le contenu à l’étatbrut, et la forme sur un mode simplement abstrait. Dansune véritable sélection, l’écrivain élimine tout ce qui n’estessentiel, ni socialement, ni humainement ; ainsi peut-ilmettre en relief les éléments significatifs ; ici, l’acte formeldu choix n’aboutit qu’à une mutilation, à une dislocation,de l’authentique essence humaine. […] Cette fausse sélec-tion aboutit donc à niveler l’homme par le bas, à supprimer

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14. Ibid., p. 60-61.

15. Ibid., p. 145-146. En parlant de « la vision du monde qui sert de base àtoute littérature d’avant-garde », Lukács déclare que « pareille littérature nesaurait produire que des œuvres dénuées de toute perspective ». (Ibid.,p. 59.)16. W. Shakespeare, Hamlet, op. cit., p. 95 (acte III, scène II). 17. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 271.18. Ibid.

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subjectives, que nous pouvons saisir la visée objective telleque nous voulons ici l’examiner ; elle constitue le fondementde toute question authentique concernant la forme desœuvres, non plus dans un sens formaliste, mais en tant queforme qui procède de l’essence même de la structure ultime,qui est la forme spécifique de cette structure spécifique [alsForm, die aus dem Wesen des letzten Gehalts entspringt, die diespezifische Form dieses spezifischen Gehalts ist]. Le centre, lecœur de cette structure qui détermine la forme [dieses form-bestimmenden Gehalts], c’est toujours en dernière analysel’homme lui-même. Quels que puissent être le point dedépart d’une œuvre littéraire, son thème concret, le butqu’elle vise directement, etc., son essence la plus profondes’exprime toujours à travers la question : Qu’est-ce quel’homme22 ? » Et il existe deux réponses possibles à cettequestion anthropologique fondamentale, telle qu’il l’analysedans La Signification présente du réalisme critique. La première,celle de l’école réaliste, est fondée sur l’idée aristotéliciennede l’homme « comme zoon politikon, comme animal social23 ».La seconde est « existentialiste » : « Tout opposée est la viséeintentionnelle par laquelle les chefs de file de l’avant-gardelittéraire déterminent l’essence humaine de leurs person-nages. Disons en bref : ils ne considèrent que “l”’homme,l’individu existant de toute éternité, essentiellement solitaire,délié de tout rapport humain et, a fortiori, social, ontologi-quement indépendant24. » Au fond, ce qui intéresse Lukácsest donc l’ontologie inhérente aux intentions profondesdes auteurs, car elle témoigne de l’une ou de l’autre dedeux conceptions foncièrement différentes du rapport entre

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loppement artistique, pas plus que l’invention unique denouveautés techniques, si éblouissantes soient-elles – maisce qui importe, c’est le contenu social et humain de l’avant-gardisme, l’ampleur, la profondeur et la vérité de ce qui afait l’objet d’une anticipation “prophétique”19. » En quelquesmots, Lukács revendique un réalisme populaire et huma-niste capable d’éduquer le peuple en vue de l’épanouisse-ment de la démocratie révolutionnaire : « Le chemin concretmenant à la solution artistique ne peut être trouvé que parl’amour du peuple, la haine de ses ennemis, la divulgationimpitoyable de la vérité et, simultanément, par la foi inébran-lable dans le progrès de l’humanité et de la nation20. » Lalittérature véritablement politique serait donc une littératurecapable de dévoiler les profondeurs du réel dans toutes sescontradictions afin de faire progresser l’histoire vers ce qu’ila appelé en 1951 « la rénovation démocratique des nations21 ».Lukács rejette ainsi l’analogie si chère à une certaine

conception de la modernité esthétique : celle établie entrel’innovation formelle et la politique révolutionnaire. La nou-veauté artistique sur le plan formel n’a aucun lien nécessaireavec le renouveau politique. Bien au contraire, comme nousvenons de le voir, des révolutions formelles et techniquestendraient, selon le philosophe hongrois, à nous éloigner desmouvements de masse révolutionnaires pour autant qu’ellessont fondées sur une conception étroite et subjectiviste dumonde. Ce qui compte pour Lukács est surtout la Weltans-chauung dont témoigne la littérature : « C’est dans l’effortauquel se livre l’auteur, par des moyens proprement litté-raires, pour reproduire adéquatement l’image qu’il a dumonde, avec la totalité de ses déterminations objectives et

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19. Ibid., p. 263.20. Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 18.21. Ibid.

22. La Signification présente du réalisme critique, op. cit., p. 29-30. Mauricede Gandillac a décidé de traduire le terme Gehalt par « structure ». On auraitpu tout aussi bien le traduire par « contenu ».23. Ibid., p. 30.24. Ibid., p. 31.

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prend une certaine distance à l’égard de l’agit-prop et duréalisme socialiste réducteur promus par le dogmatismestalinien (tout en défendant « le vrai réalisme socialiste » etla nécessité d’une alliance entre celui-ci et le réalisme cri-tique28). Il est bien plutôt question de montrer comment lalittérature, indépendamment des intentions explicites deson auteur, est à même de nous mettre en contact avec laplus réelle des réalités. Et ceci – pour reprendre l’argumentde La Signification présente du réalisme critique – par le biaisd’une Weltanschauung dont la perspective distingue nette-ment entre l’essentiel et l’inessentiel. La dimension politiquede l’art se situerait donc moins au niveau de l’intentionexplicite que sur le plan de la vision du monde implicite :« Personne n’ignore qu’un Joyce et un Kafka ont écrit leursœuvres – tellement significatives – bien avant les événementsqu’on vient de rappeler [la politique hitlérienne et la guerrefroide], que Musil était personnellement anti-fasciste, etc.Mais, s’il ne s’agit point de leur imputer une prise de posi-tion directement politique, on doit noter cependant leur res-ponsabilité, dans la mesure où leur vision du monde a servide cadre général à toute une littérature, en tant que reflet de laréalité effective [die Herstellung einer Weltanschauungsatmosphäre,als eines allgemeinen Rahmens für die dichterische Widerspiegelungder Wirklichkeit], singulièrement de cette réalité actuelle oùleur manière de réfléchir sur le monde et de le juger tient

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l’homme et le monde25. Pour les aristotéliciens, l’homme estun animal social situé dans l’histoire et capable de distin-guer ses possibilités concrètes de celles qui sont purementabstraites. Chez les existentialistes, l’homme est isolé de lasociété et coupé de l’histoire, jeté dans un monde chaotiqueoù il est perdu dans une angoisse existentielle : « Dissolutionde l’homme, dissolution du monde, les deux appartiennentdonc au même système, s’accroissent et se renforcent mutuel-lement. À la base, nous trouvons toujours la même con-ception de l’homme, celle d’un être privé de toute unitéobjective, simple suite incohérente de fragments instantanés,extraits d’expériences vécues qui restent, par définition, aussiimpénétrables au sujet qui les vit qu’aux autres hommes26. »Dans son livre de 1958, c’est cette différence ontologiquequi se dessine au fond de l’opposition artistique entre le réa-lisme et l’avant-gardisme : de même que la littérature réalisteserait le produit d’une ontologie aristotélicienne, la littéra-ture avant-gardiste serait une conséquence plus ou moinsdirecte de l’ontologie existentialiste. S’il rejette pourtant la « littérature à thèse », c’est en partie

parce qu’il tient à distinguer entre la conception et la réali-sation, ou entre la politique des artistes et la politique del’art, en mettant l’accent sur la manière dont celle-ci peuts’éloigner considérablement de celle-là27. Il ne s’agit doncpas du tout d’une « littérature engagée » pour Lukács, et il

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25. Il parle effectivement de « deux ontologies » : « celle d’Aristote et celledes existentialistes ». (Ibid., p. 143.)26. Ibid., p. 44.27. « En elle-même, écrit-il, la simple application du marxisme – à plus forteraison, la simple participation de l’écrivain au mouvement socialiste, sasimple appartenance au parti – ne signifie à peu près rien. […] on s’illu-sionnerait gravement si l’on imaginait que le processus sans lequel l’œuvred’un écrivain ne saurait refléter la réalité effective de façon correcte et réa-liste, s’effectue, par principe, de façon plus directe et plus simple, à partird’une conscience non-faussée qu’à partir d’une conscience faussée. » (Ibid.,p. 177-178.)

28. Notons, toutefois, qu’il en vient finalement à défendre la supériorité duréalisme socialiste dans La Signification présente du réalisme critique : « Répé-tons, une fois de plus, que nous admettons, dès le départ, la supérioritéartistique du réalisme socialiste, et que cette supériorité tient elle-même àdes conditions historiques. (On ne se méfiera jamais assez des exégèses qui,à partir de cette opposition historique, prétendent tirer immédiatement,dans un sens ou dans un autre, des jugements de valeur littéraire sur telleou telle œuvre particulière). » (Op. cit., p. 220.) Pour sa critique de la litté-rature schématique, qui vise à donner une illustration esthétique à unethéorie pré-existante, voir ibid., p. 236-239.

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fondamentale des écrivains qu’on compare, pas plus quel’approbation ou le refus, sur le plan formel, de telle ou tellemanière d’écrire n’apporte une réponse décisive, quant aufond même de l’affaire32. » La Weltanschauung objective estl’arbitre absolu, car elle seule permet de faire le distinguoentre l’humanisme aristotélicien et l’anti-humanisme exis-tentialiste.Attardons-nous brièvement sur le cas révélateur de Balzac

en soulignant une des prises de position majeures de Lukács,qui n’est pas sans rappeler celle de Friedrich Engels : « Ladialectique particulière de l’histoire, l’évolution inégale detoutes les idéologies entraînent alors l’étonnante consé-quence que voici : Balzac, sur la base de sa vision du mondebeaucoup plus confuse, carrément réactionnaire à maintségards, a reflété plus complètement et plus profondémentla période comprise entre 1789 et 1848 que son grand rival[Stendhal] aux idées pourtant plus claires et plus progres-sistes33. » La dimension politique du travail de ce catholiqueplutôt conservateur ne se trouve donc pas du tout du côtéde ses intentions, que Lukács a décrites dans Balzac et leréalisme français. À vrai dire, c’est précisément au décalageentre les conceptions politiques de Balzac et ses réalisationsartistiques que s’intéresse Lukács : sa description infatigabledu réel l’a poussé à peindre un monde en contradiction avecses propres convictions. « La grandeur de Balzac réside pré-cisément dans cette autocritique sans indulgence de sesconceptions, de ses vœux les plus chers et de ses convictionsles plus profondes par la description inexorablement exactede la réalité. Si Balzac avait réussi à s’abuser lui-même surla caducité de ses rêves utopiques, s’il avait seulement repré-senté comme réaliste ce qu’il souhaitait, il n’intéresserait

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une place si importante. Que tel ou tel écrivain en tire lui-même, en tel ou tel sens, des conclusions pratiques decaractère politique, peu importe pour l’instant. Il s’agit seu-lement de savoir si, dans l’image du monde [Weltbild] quenous livrent ces auteurs, et qui est un reflet de la réalitéobjective, le chaos, le sentiment de perdition, le désespoir,l’angoisse, sont bien les facteurs essentiels qui déterminent,subjectivement, les conduites correspondantes, c’est-à-direjustement ces aspects, intellectuels et émotionnels, de l’inté-riorité humaine, dont seule la prédominance permet auxpropagandes du fascisme et de la guerre froide d’exercer leurplein effet29. » La vision du monde subjective de l’artiste etson engagement éventuel se distingueraient ainsi de la visiondu monde objective se manifestant bon gré mal gré dans sesécrits30 : « Une analyse de ce genre exige que nous recher-chions d’abord les relations mutuelles entre la vision dumonde [Weltanschauung] et la création littéraire. Pour l’écri-vain, ce que nous appelons ici une vision du monde [Wel-tanschauung] se présente de deux façons : elle signifie, d’unepart, la formulation consciente qu’il en peut donner, pourlui et pour les autres, lorsqu’il envisage, directement, lesproblèmes de sa vie, indirectement, les problèmes de sontemps, – d’autre part, la saisie qu’il prend de ces phénomènes,avec un sûr instinct d’artiste, et la manière dont il les repré-sente dans son œuvre. Comme l’a bien vu Engels, entre cesdeux réalités, il peut exister de très vives oppositions31. » Lamême distinction vaut mutatis mutandis pour les décisionstechniques : « Si loin qu’elles aillent, les ressemblances pure-ment techniques ne permettent pas de préjuger l’attitude

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29. Ibid., p. 121.30. « Bon gré mal gré, ce que dit l’écrivain concerne le destin de toutel’humanité. » (Ibid., p. 123.) Sur ce point, voir aussi la préface à Die Eigenartdes Ästhetischen, op. cit.31. La Signification présente du réalisme critique, op. cit., p. 139.

32. Ibid., p. 99-100.33. Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 84.

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Mise en perspective critique

En mettant en lumière certains aspects de la critiquelukacsienne de la doxa moderniste, il faudrait égalementnous interroger sur les limites de son propre projet. Com-mençons par sa condamnation en bloc des avant-gardes etdes modernistes. Elle est fondée sur la réduction de la litté-rature à une vision du monde, comme si une seule et uniqueontologie gisait au fond de tous les écrits jugés « avant-gar-distes ». « Cette suppression de la réalité effective [DiesesAbschaffen der Wirklichkeit], déclare Lukács péremptoire-ment, […] est bien le thème fondamental de toutes les con-ceptions avant-gardistes [das Grundmotiv der avantgardeistischenDarstellung]37. » Toute la complexité de l’histoire justementeffective de la politicité de divers mouvements d’avant-garde– du constructivisme russe au surréalisme, en passant par lemuralisme mexicain, le Bauhaus, et bien d’autres mouve-ments – est écartée au nom d’un verdict de principe : l’avant-garde est porteuse d’une vision du monde anti-humaniste.Pour y avoir accès, Lukács accorde un privilège quasi absolu– sans le justifier à ma connaissance – à la littérature roma-nesque et propose d’y déceler une orientation ontologiquefondamentale. En outre, un partage binaire strict détermined’avance les possibilités : aristotélisme ou existentialisme(pour utiliser le vocabulaire de La Signification présente duréalisme critique). Toute l’histoire de l’art est ainsi réduite– par le biais d’une analyse certes détaillée de l’histoire litté-raire – à une bataille philosophique entre deux orientationsidéologiques. Ainsi, le dynamisme revendiqué par Lukácssur le plan ontologique manque sensiblement à son systèmenormatif, qui souffre d’un statisme ahurissant, sinon d’unsimple dogmatisme. Enfin, sa prétention à avoir un accès

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plus personne aujourd’hui34. » Au lieu de se servir de son artpour exprimer un projet politique subjectif, Balzac se seraiteffacé derrière un miroir narratif reflétant le mouvementobjectif de l’histoire. Il ne s’agit évidemment pas d’une« reproduction photographique de la réalité moyenne », maisd’une représentation fidèle des forces aussi complexes quemultiples à l’œuvre dans la détermination de la totalité duréel35. Une telle représentation lie toujours le particulier augénéral, l’individu au type, et sait pertinemment que laréalité sociale est le « fondement de la conscience sociale dechacun36. »Pour en tirer quelques conclusions provisoires, revenons-

en à la critique formulée par Lukács de quatre traits carac-téristiques de la doxa moderniste :

I) Il remet en question la prétendue autonomie del’art au nom d’une analyse socio-historique de la productionartistique.

II) Il s’attaque à l’historiographie discontinuiste età la logique des césures historiques.

III) Il critique la mise en valeur systématique del’innovation artistique.

IV) Il remet en cause l’analogie entre l’iconoclasmeesthétique et la politique révolutionnaire. Quand bien même on ne suivrait pas Lukács dans tous

les détails de son projet esthétique (loin s’en faut), force estde constater qu’il a formulé une critique à la fois perspicaceet pertinente de la doxa moderniste.

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34. Ibid., p. 20.35. Ibid., p. 63.36. Ibid., p. 42. 37. La Signification présente du réalisme critique, op. cit., p. 42.

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ment anhistoriques dans la mesure où ils sont des produits« historiques » de l’homme. Je ne peux m’attarder ici sur lesanalyses complexes de cette problématique fournies parLukács dans Die Eigenart des Ästhetischen (1963), mais il esttoutefois légitime de dire que le philosophe hongrois, dansdes ouvrages comme La Signification présente du réalisme cri-tique, se pose comme le gardien de l’essence de l’art aussibien que le défenseur des valeurs humaines. Son dogma-tisme politique se double ainsi d’un dogmatisme esthétique :dans les deux cas, il s’appuie sur une distinction principielleet prétendument indubitable entre la vraie et la fausse formede la politique et de l’art. À la connaissance supposée objec-tive de la réalité politique correspond celle de la nature peuou prou transhistorique de l’esthétique.En outre, selon une instrumentalité pédagogique, la vraie

littérature est censée, comme nous l’avons vu ci-dessus, faireavancer la vraie politique : « La compréhension, médiatiséepar l’œuvre d’art réaliste, des époques de développementprogressiste et démocratique de l’humanité prépare dansl’âme des larges masses un sol fertile pour la démocratierévolutionnaire de type nouveau représentée par le frontpopulaire. Plus la littérature de combat antifasciste sera enra-cinée profondément dans ce sol et plus elle créera des types,exemplaires ou haïssables, fondés sur une base profonde –plus forte sera sa résonance au sein du peuple42. » Lukács sesert ici d’une recette relativement simpliste : la littératureauthentique est un instrument au service de la vraie poli-tique, et donc de la véritable compréhension historique dumonde. Son travail témoigne ainsi de ce que j’appelle lecomplexe du talisman. Celui-ci suppose l’existence de cer-

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plus ou moins direct à la vision du monde inhérente auxécrits littéraires mérite d’être interrogée. La traduction dela littérature en ontologie pose de très nombreux problèmesherméneutiques, mais ceux-ci ne semblent pas empêcherLukács de porter des jugements péremptoires en tranchantdéfinitivement sur la valeur de tel ou tel écrit, comme si lalittérature n’était en effet que le reflet fidèle d’une vision dumonde bien déterminée.Sa condamnation de l’avant-garde et du modernisme ne

se limite pas à une mise en accusation politico-ontologique.Il s’agit également d’une condamnation artistique dans lamesure où l’avant-garde serait responsable de la mise à mortde la littérature elle-même : « Il s’agit de faire disparaîtretoute forme littéraire38. » Et ceci parce que le réalisme neserait pas uniquement « un style entre beaucoup d’autres,mais la base même de toute littérature [die Grundlage einerjeden Literatur]39 ». L’avant-garde serait ainsi une aberrationvisant à détruire la vocation prétendument naturelle de lalittérature en niant l’essence de l’art40. C’est dans de tellesprises de position que Lukács, malgré son insistance surl’historicité de l’art, fait preuve d’un certain essentialisme :l’art et la littérature auraient apparemment des natures plusou moins transhistoriques41, sans être pour autant complète-

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38. Ibid., p. 84.39. Ibid., p. 89.40. Il parle également de l’« auto-destruction de l’esthétique [die Selbstau-flösung des Ästhetischen] ». (Ibid., p. 85.)41. En effet, une des définitions qu’il donne à l’art – « l’art consiste toujoursà retenir le significatif et l’essentiel, à éliminer l’accessoire et l’inessentiel »(ibid., p. 101) – rappelle expressément le principe de sélection à l’œuvredans le réalisme, un mouvement qui traverserait selon lui toute l’histoirede la littérature : « […] le vrai réalisme – celui qui, d’Homère à ThomasMann, n’a jamais cessé de considérer le mouvement et l’évolution commeles thèmes majeurs de l’œuvre littéraire […] ». (Ibid., p. 63.) Pour unecritique de cette conception transhistorique de l’art et de la littérature, voirpar exemple Jacques Rancière, La Parole muette : essai sur les contradictions

de la littérature, Paris, Hachette Littératures, 1998 et Larry Shiner, TheInvention of Art: a Cultural History, Chicago, University of Chicago Press,2001.42. Problèmes du réalisme, op. cit., p. 271.

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entre l’art et la politique. Sa démarche dépend donc d’uneconnaissance de la réalité historique à prétention objective etdéterministe. Et il ne s’agit évidemment pas d’une connais-sance empirique des épiphénomènes historiques, mais bienplutôt d’un savoir scientifique de l’essence même de l’his-toire43. Or, on ne voit pas du tout comment un tel savoirserait possible, surtout pour un individu situé lui-mêmedans l’histoire. Nous n’avons pas l’espace ici d’entrer dansune critique détaillée d’une telle prétention en montrant àquel point l’histoire est un objet de connaissance nécessai-rement social et qu’il est impossible de la surplomber. Qu’ilsuffise de dire dans le présent contexte que le dogmatismepolitique et esthétique de Lukács est fortement lié à un dog-matisme historique dans la mesure où il prétend pouvoirréduire le champ de forces qu’est l’histoire à une essenceobjective et à une trajectoire orientée vers une seule etunique fin (c’est sur ce point précis que l’on s’aperçoit de laproximité paradoxale entre le philosophe hongrois et tousceux qui font appel aujourd’hui à une toute autre « fin del’histoire »).

Pour toutes ces raisons, il faut être extrêmement circons-pect en mettant en lumière la pertinence contemporaine dela critique de la doxa moderniste chez Lukács. La mise envaleur du potentiel critique de son projet, comme nousl’avons vu, ne devrait pas du tout nous conduire à l’accepteren bloc.

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taines œuvres privilégiées capables de produire des effetspolitiques de manière plus ou moins directe. Dans le cas deLukács, il met largement entre parenthèses la question de lacirculation et de la réception de l’art en s’adossant à uneprétendue univocité sociale, comme si chaque œuvre étaitnécessairement le véhicule d’une seule et unique vision dumonde, indépendamment de son inscription sociale et de laréaction de ses spectateurs ou lecteurs. Une telle univocitén’est pas uniquement la condition sine qua non de la préten-tion à la connaissance objective des œuvres artistiques, maiselle est justement partie intégrante du complexe du talisman :certains objets sont censés être porteurs d’un pouvoir poli-tique autonome, à peu près de la même manière que lestalismans seraient des véhicules de forces magiques. Unetelle approche met très largement à l’écart la dynamiquesociale de la distribution et de la réception au nom d’unesimple détermination plus ou moins monocausale : tel ou telart produit tel ou tel effet politique. De même que le dyna-misme historique s’estompe en faveur d’une normativitéstatique, la dynamique sociale disparaît au profit d’uneconception univoque et plus ou moins déterministe de lapolitique de l’art. Les œuvres perdent largement leur statutd’objets socio-historiques en devenant les simples reflets dedeux visions du monde opposées. Tout le dynamisme socialse réduit ainsi à un manichéisme simpliste. Enfin, l’efficacité politique du réalisme découlerait du fait

qu’il est le miroir « fidèle » du véritable mouvement de l’his-toire. Au fond du projet esthétique de Lukács, du moinsdans la forme qu’il a prise dans la période 1930-1960, ilexiste alors un présupposé majeur, celui de la connaissanceobjective du processus réel de l’histoire. Car c’est à l’auned’un tel processus qu’il porte ses jugements sur les deuxvisions du monde opposées, qu’il définit la nature du réa-lisme et de l’art dans son ensemble, et qu’il établit la relation

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43. Voir ibid., p. 248 : « Si la littérature est effectivement une forme particu-lière du reflet de la réalité objective, il lui importe beaucoup d’appréhendercette réalité telle qu’elle est effectivement constituée et elle ne peut se bornerà reproduire l’immédiateté des phénomènes. » Il est à noter que Lukács aquand même reconnu, notamment dans Die Eigenart des Ästhetischen, quela connaissance totale de la réalité ne peut être qu’approchée (tout enrestant un idéal).

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LA PARTICULARITÉ COMME CATÉGORIE DE LA LOCALITÉ

Zsolt BAGI

Peut-être nulle œuvre philosophique n’est-elle sujette àl’érosion historique autant que celle de Georg Lukács.Érosion historique entendue dans le sens de la destructionde la tradition d’interprétation à laquelle elle se rattachait.D’ailleurs, cette destruction ne peut se fonder sur la seuleétude des travaux réalisés par les interprètes secondaires del’œuvre de Lukács, mais, au contraire, elle doit justementétendre son champ à l’activité de ces interprètes secondaires.Et même si nous allons jusqu’au bout de ce travail, la ques-tion demeurera : quand bien même nous parviendrions decette manière à isoler un certain « noyau rationnel » décrivantl’essentiel du travail de Lukács, serons-nous arrivés à unrésultat qui méritait l’effort ? À cette question, chacun peutrépondre en fonction de ses préférences philosophiques,néanmoins il est sûr que dans la pensée d’un grand penseur– plus spécialement, dans le cas de Lukács : d’un grandlecteur de la littérature – se trouve toujours quelque chosequi mérite d’être repensé. Lukács est-il un philosophe mar-quant ? Je ne sais pas et je ne tiens pas à me prononcer surce point. Mais qu’il fut un grand penseur et un grandlecteur, j’en suis convaincu.

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a un sens bien défini, que l’on peut comprendre en exami-nant ce que signifie pour lui le formalisme kantien dans lechamp esthétique. L’esthétique kantienne, selon Lukács,n’est pas formelle parce que son terrain est celui du goûtdésintéressé ou celui de l’autonomie, mais spécifiquementparce que le jugement esthétique est une schématisationprivée de conceptualisation2. C’est-à-dire que si dans le juge-ment objectif l’on rencontre une forme de connaissanceappelée discursive par Kant, dans le cas du jugement de goûtn’entre en jeu que l’intuition, qui est précisément la négationde la discursivité. « Par conséquent, l’esthétique de Kantn’est pas seulement subjective, mais aussi formaliste ; enrepoussant l’idée, elle réduit également le contenu en lam-beaux3. » Si je dis que cette pensée est étrangement actuelle,c’est parce que je pense que l’esthétique dont nous vivonsactuellement la soi-disant crise postmoderne est la mêmeque celle dont parle Lukács lorsqu’il emploie les termes« agnostique » et « formaliste ».Et cette esthétique est tout aussi étrangement démodée,

précisément du fait qu’elle établit un lien entre le contenuet l’idée. Lukács admet la distinction kantienne, établied’une manière abstraite (c’est-à-dire par des moyens qui nerelèvent pas de la médiation), entre la discursivité et l’intui-tion, mais seulement pour ajouter que l’idée peut tout aussibien être saisie par la deuxième, là où Kant ne la voyait pas.C’est pourquoi il peut baptiser comme « irrationnelle » l’esthé-tique de type non conceptuel. Or, l’opposition entre l’esthé-tique conceptuelle et l’intuition (irrationnelle) n’est passeulement indéfendable sur le plan historique, mais aussi surcelui de l’analyse pure. C’est pourquoi Lukács emploie leterme de « conceptualité » dans un sens plus large, en accord

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Dans le présent essai, je vais m’efforcer de repenser l’ou-vrage intitulé La Particularité comme catégorie esthétique (Akülönösség mint esztétikai kategória1), en essayant de prendreen compte toutes les intentions originales du livre et de lesconfronter à son contenu. Après avoir analysé ces intentionsoriginales, j’en ferai peut-être un classement analytique, pasnécessairement en vue de satisfaire un quelconque intérêthistorique, mais plutôt dirigé par la nécessité d’engagementhistorique propre à la philosophie.

Tout en ne souhaitant pas me consacrer à des questionsétroitement esthétiques, mais plutôt au rôle spécial assignépar Lukács à l’esthétique, ou plus précisément à la logiquelukacsienne de l’esthétique, qui me semble honorable deplusieurs points de vue (y compris dans la perspective desdifférentes disciplines philosophiques), il n’est peut-être pasinutile de dire quelques mots liminaires sur l’esthétique engénéral. Il s’agit simplement d’évoquer quelques questionsd’actualité soulevées dans les travaux tardifs auxquels appar-tient La Particularité. L’esthétique tardive de Lukács, dupoint de vue de notre époque, montre une certaine dualité.D’une part, elle semble étrangement actuelle puisque Lukácsse proposait d’y élaborer une esthétique non formelle et detype objectif, à l’encontre de ce qu’il appelait les esthétiquesagnostiques. D’autre part, elle est étrangement démodée :Lukács est connu pour être resté insensible à tout un pande l’art du XXe siècle. Nous venons d’employer des conceptsqu’il nous faut clarifier sans retard (dans leur sens lukacsien),car ils ne recouvrent pas le sens qui leur est donné dansd’autres systèmes de pensée, ni dans la terminologie courante,et certainement pas empirique. Pour Lukács, le formalisme

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1. G. Lukács, A különösség mint esztétikai kategória (La Particularité commecatégorie esthétique), Budapest, Magvet�, 1985 (traduction).

2. Ibid., p. 54.3. Ibid., p. 52.

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catégorie esthétique se consacre en effet à la reconstruction decette logique afin d’en examiner, dans un deuxième temps,les implications sur un cas spécial, celui de l’esthétique – ils’agit donc de l’élaboration d’une logique de l’esthétique.Ce projet contient implicitement l’hypothèse, reprise deHegel, selon laquelle la logique ne précède pas les détermi-nations au sein de domaines particuliers – tels que l’esthé-tique –, mais en constitue au contraire le résultat. Unelogique particulière reçoit de l’analyse logique générale seu-lement les cadres conceptuels ou les catégories ; les relationsentre ces catégories et leur fonctionnement dépendent dechaque domaine particulier (plus loin, je dirai : local). Bienque la logique de Lukács soit hégélienne, elle n’est pas sansposer quelque problème, justement à la logique hégélienne.Voyons comment l’intéressé développa ses propres idéessur la question. La Spécificité de l’esthétique (Az esztétikumsajátossága) développe sur ce point des pensées explicites,non sans mettre en évidence les points de rapprochement.Premièrement, Lukács reproche à la logique de l’esthétiquehégélienne d’être anhistorique. « Hegel présente le momentdu symbolisme comme une sorte de préambule au dévelop-pement artistique à proprement parler ; mais il désigne déjàtous les arts qui vont s’approfondir comme munis de leurscatégories, comme s’ils existaient déjà de manière implicite,le développement ultérieur n’étant que leur processus demanifestation explicite, de sorte que – justement selon l’idéede dialectique générale liée au développement hégélien – ilne s’agit que d’un mouvement superficiel, qui n’apporterien d’essentiel, de véritablement nouveau du point de vuequalitatif5. » Cela signifie, à première vue, que les catégoriesde la logique – chez Lukács, surtout l’universel, le particulieret le singulier – dans l’esthétique de Hegel montrent tout de

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avec Hegel, quand il ne s’appuie pas sur le sens précis deKant. « Alors que, chez ses prédécesseurs, la logique com-mence la plupart du temps avec l’analyse des idées, pourHegel, l’idée est elle-même le sommet, la synthèse, le termed’un processus de développement long et riche de détermi-nations logiques4. » L’idée est la totalisation des détermina-tions concrètes, dont il faut signaler deux caractéristiques :1. L’idée est le résultat de plusieurs déterminations, et nonleur point de départ ; 2. L’idée totalise ces différentes déter-minations. Dans le développement qui va suivre, nous allonsadmettre la première affirmation tout en nous tenant à dis-tance de la seconde. Toutefois, si nous voulons être cohérentsavec le cadre logique proposé, il nous faut tout de mêmedéfinir le critère de l’objectivité, selon Lukács, comme celuide la totalité, elle-même créatrice de l’idée. L’attente d’uneesthétique objective correspond à l’attente d’une création dela totalité. De cela il ressort que pour Lukács seules les formesesthétiques totales sont objectives, le récit et non la descrip-tion, le monde de Thomas Mann et non celui de Kafka.

Quoi qu’il en soit, j’aimerais maintenant aborder uneautre question, qui prolonge partiellement la première si l’onconsidère que l’idée, c’est-à-dire le contenu structuré, estun résultat et non un point de départ. D’autre part, le déve-loppement du problème en question s’appuie sur l’affir-mation interprétative selon laquelle La Particularité commecatégorie esthétique n’est pas autre chose que la logique deLukács. La thèse de Lukács est connue, et se trouve réitéréejusque dans l’Ontologie, selon laquelle il est possible dereconstruire la logique que Marx n’a jamais achevée en exa-minant différents points de son œuvre, en particulier l’ana-lyse de la valeur dans Le Capital. La Particularité comme

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4. Ibid., p. 98. 5. Ibid., p. 225.

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l’esthétique (Az esztétikum sajátosságával). Dans La Particu-larité, la critique tient plutôt dans le fait que Hegel ne satis-fait pas ses propres attentes : « Il a de moins en moins optépour cette solution qui consiste à extraire [les catégories] dela réalité sociale7. » C’est pour cela que Hegel est tombédans le formalisme. Dans La Particularité, on ne trouve nulletrace de la philosophie de l’histoire appliquée aux formeslogiques (et même, Lukács stigmatise cela comme forma-lisme), au contraire, on rencontre plutôt la « surdétermina-tion » : « D’un tel examen concret finit toujours par ressortirla relativité dialectique de l’universel et du particulier ; danscertaines conditions concrètes, l’universel et le particuliersont perméables ; dans d’autres conditions concrètes, l’uni-versel se spécifie et sous certains rapports devient particulier ;mais il est aussi possible que l’universel absorbe, annihile leparticulier, ou entre en relation avec un nouveau particulier,à moins qu’un ancien particulier ne se développe en uni-versel ou vice-versa8. »En guise de conclusion à cette première analyse de La

Particularité comme catégorie esthétique, Lukács attire l’atten-tion sur une forme d’apparition spécifique du particulier :si la détermination dans les œuvres esthétiques reste dudomaine du particulier, et non de l’universel, les rapportscontinuent à relever de l’universel, c’est-à-dire qu’ils ne seséparent pas de l’universel9. Cette affirmation me sembleintéressante parce que sa logique n’est pas sans analogieavec une question qui se rapporte à l’état actuel de la moder-nité (pour ne pas dire de la « postmodernité »), et dont je tâcheprécisément d’identifier les facteurs essentiels. Cette ques-tion, qui caractérise selon moi le monde issu de la faillite

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même une certaine forme d’historicité : une certaine confi-guration (d’après Hegel : abstraite) des relations entre l’artsymbolique et l’universel. Si tous les éléments (logiques) decette configuration demeurent les mêmes tout au long del’histoire, ce sont leurs relations qui changent. De sorte quela « surtension » de l’art symbolique, l’inadéquation de larelation entre le fond et la forme, que l’on peut décrire dupoint de vue logique comme une opposition abstraite, vadevenir adéquation dans l’art classique, car l’opposition abs-traite se concrétise ; ce qui était élevé devient beau6. Néan-moins, on ne trouve rien de tout cela dans La Particularitécomme catégorie esthétique, car les conceptions de ce livre surl’historicité ne sont pas les mêmes que dans La Spécificité de

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6. Même si nous acceptions cette critique, je pense que cette conceptionhistoricisante est le point le plus faible de La Spécificité de l’esthétique, et,d’une manière générale, justement, c’est ce qui rend supérieurs les pointsde vue phénoménologiques des textes sur le réalisme. Du reste, La Spécifi-cité de l’esthétique se place en opposition avec l’image historicisante qui étaitapparue d’une façon ou d’une autre dans les essais esthétiques de Lukácsdepuis La Théorie du roman, et que l’on nomme, avec Habermas, le discoursphilosophique moderne. Car lorsqu’il affirme explicitement, dans La Spé-cificité de l’esthétique, que « les catégories n’ont pas seulement des significa-tions objectives, mais aussi des histoires objectives et subjectives », il ne pensepas seulement à une historicité de la modernité, radicalement différentedes périodes précédentes (comme c’est le cas, au fond, chez Hegel, contretoutes apparences et contrairement à la distinction des « arts classiques »),mais aussi à la reconstruction historique du « processus de différentiation »qui suppose qu’il existe au sein des arts des catégories appartenant à unmilieu homogène bien qu’en évolution constante. Cette homogénéité exclutla prise en compte des problèmes propres à la modernité. Mais si nous nousattachons à étudier la logique de la particularité dans ce cadre, c’est parceque l’intérêt pour les problèmes de la modernité est présent dans ses œuvresantérieures. Il n’est pas nécessaire de mentionner ici des textes commeRaconter ou décrire ? ou bien le débat sur l’expressionisme. Il suffit de citerle premier chapitre du Roman historique, où l’historicisme ne signifiait pasun processus de différentiation, mais une rupture radicale, car « avant WalterScott, des romans historiques manquait justement l’élément historique :l’explication de la particularité des personnages par les particularités deleur époque historique ». (G. Lukács, A történelmi regény (Le Roman histo-rique), Budapest, Magvet�, 1977, p. 17 (traduction).

7. G. Lukács, La Particularité…, op. cit., p. 110.8. Ibid., p. 124.9. Ibid., p. 190 sq.

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Or nous savons bien que l’universalisation, sous cette forme,a reçu chez Marx un certain nom qui a longuement occupéle jeune Lukács marxiste : le capital désigne, comme fétiche,la forme abstraite et universelle de la marchandise, et indi-rectement de la valeur. L’analyse de la marchandise-féticheest en effet le noyau de Histoire et conscience de classe et lefondement du chapitre sur la réification. J’aimerais ici faireun détour en attirant l’attention du lecteur sur le fait que LaParticularité comme catégorie esthétique en réalité n’est pas siéloignée de Histoire et conscience de classe qu’on a coutume– et Lukács lui-même, parmi d’autres – de le dire. Les deuxœuvres ont pour même préoccupation centrale l’abstractionet la réification qui lui est inhérente. L’ouvrage sur la parti-cularité, de même que l’analyse du réalisme (le manque demédiation), prend son sens avec le problème de l’abstraction– c’est-à-dire, en dernière analyse, le chapitre sur la réifica-tion ; l’analyse du reflet en est également tributaire, dans lamesure où Lukács nomme reflet le résultat final de l’idée12.

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du multiculturalisme et de la globalisation de l’économienéolibérale, se formule de la façon suivante : dans quellemesure peut-on accommoder la catégorie de la localité afinqu’elle puisse faire front à la globalisation, mais non à l’uni-versalisme ? Plus précisément : est-il possible de donner nais-sance à l’universalisme dans le sein de la localité, à traversla localité, sans pour autant tomber dans le piège de la globa-lisation ?L’essentiel de la globalisation, il me semble, a été décrit

par Lukács d’une manière pertinente jusqu’à nos jours danssa description de l’apologie du capitalisme : « L’apologie –en termes méthodologiques – commence quand une univer-salisation justifiée dans des limites bien définies se dilateen universalisation inconditionnelle. Cela n’arrive qu’à lacondition que l’idée d’universalité se soit “libérée” de touterelation dialectique avec le particulier (détermination, diffé-rentiation, enrichissement, concrétisation, etc.)10. » Le phé-nomène de la globalisation, de même que le capitalismenaguère, est de caractère apologétique, il atteint son but àtravers la thèse de l’inconditionnalité de la catégorie de l’uni-versel. Il parle d’une nature et de valeurs humaines de typeuniversel, de l’application politique universelle de l’Étatdémocratique, de contraintes économiques universelles, etc.Et tout cela, au contraire, parvient de moins en moins àcacher les fractures concrètes qui séparent le nord et le sud,les masses vivant dans la grande pauvreté et le petit nombrede ceux qui vivent dans des conditions agréables, ou bienencore les dictatures qui n’ont de la démocratie que le nomet les idéaux universels mentionnés ci-dessus.C’est justement pour cela que, selon Lukács, Marx

« concentre sa critique sur la problématique de l’universel11 ».

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10. Ibid., p. 117.11 Ibid., p. 116.

12. Ici j’aimerais exposer, comme je l’ai fait ailleurs, la nature de monintérêt pour Lukács : pour moi, l’esthétique de Lukács n’apparaît intéres-sante et productive que tant qu’elle ne prend pas la forme d’un système,mais demeure dans le domaine de la phénoménologie de l’œuvre littéraire,c’est-à-dire quand elle étudie les rapports de la « spontanéité transmise »,les formes et les possibilités historiques afin d’atteindre la transmission absolue,et non quand il déroule un travail sur le « système des arts » (pour la diffé-rentiation entre la phénoménologie et les systèmes, voir Jean Hyppolite,Genèse et structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Aubier, Édi-tions Montaigne, Paris, 1946, premier chapitre). Je suis convaincu queLa Particularité comme catégorie esthétique est le dernier de ses travaux quel’on peut ranger ici, mais seulement parce qu’il clôt justement les étudesde logique esthétique écrites dans les années 1930 sur le réalisme. Le proposde ces travaux n’est pas tant l’approfondissement de l’analyse du reflet, ninon plus la description de la différentiation des formes d’objectivationesthétique, mais bien la réification, c’est-à-dire l’attachement à la logiquede la modernité dans la littérature. Par conséquent l’idée centrale est leréalisme, c’est-à-dire la transmissibilité et l’intégrité (totalité) de la forme,qui résonnent avec l’intégrité (la totalité) du fond et de la réalité sociale.

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abandonnant toute volonté propre15. » Ce raisonnement estprécisément la formulation sous forme logique du phénomènede la réification.En se fondant sur cette expérience et sa logique, Lukács

réunit l’expérience et l’analyse générales du réel. « Le parti-culier au juste est une concrétisation critique, dans sa relationavec la dialectique de l’universel et du singulier, il révèle lamédiation réifiante qui va de haut en bas16. » Cette pratiqueest parfois qualifiée d’humanisme, et ce n’est pas un hasardsi La Particularité commence avec une reconstruction histo-rique fondée sur une étude de Goethe, et non de Marx. Sil’on observe les choses avec rigueur, l’esthétique de Lukácsn’est pas marxiste, mais goethéenne. Bien qu’il soit parfai-tement possible d’argumenter que les lieux sur lesquelsLukács s’appuie ne sont que partiellement humanistes (onsait qu’Althusser a justement qualifié d’antihumanistes cesparties citées du Capital), Goethe apparaît clairement ici enguise de caution humaniste. Cette distinction est essentiellepour la compréhension du problème qui nous occupe, indé-pendamment même de tout jugement sur l’humanisme deGoethe. Le but de notre travail (justement, le même quecelui du travail de Lukács) n’est en définitive pas de naturestrictement logique, entendue comme la clarification des

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Exprimé de manière simple, Lukács considère la logiquedu capitalisme comme abstraite et universelle. Elle n’estqu’une forme (idéelle) d’expression de l’expérience véritablequi caractérise la société capitaliste dans toutes ses strates13.L’universalisation, dans une telle interprétation – commel’a montré Kant –, rend l’existence de l’homme contingente.La contingence est la catégorie qui dans ce contexte logiquecorrespond à la réification de Histoire et conscience de classe.L’homme subordonné au travail devient casuel, substituableet, en ce sens, abstrait. « En réalité, l’interdépendance de lasubordination et de la contingence résulte nécessairementde la structure même du capitalisme, et il en résulte nonmoins nécessairement la conséquence que les corrélationsréelles se reflètent sur le peu qui reste aux participants [dusystème]14. » C’est-à-dire que les sujets d’une telle société secroient libres, car ils n’ont pas de relations nécessaires avecles conditions de leur existence ; en réalité, ils sont d’autantmoins libres que ce n’est pas eux qui sont la cause de leursactions, mais bien les circonstances. Cette idée est ainsiformulée dans Histoire et conscience de classe : « L’homme, niobjectivement, ni au cours de ses relations de travail, ne semanifeste comme, en quelque sorte, porteur de lui-même,mais plutôt comme une pièce automatisée ajustée à unsystème mécanique, qu’il rencontre dans un état déjà achevé,qui fonctionne totalement indépendamment de lui-mêmeet aux principes et aux lois duquel il doit se conformer en

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13. Selon Histoire et conscience de classe : « On ne peut naturellement atteindrel’universalisation de ce problème qu’à la condition que la question elle-même soit aussi profonde et large que l’analyse de Marx ; si le problèmede la marchandise ne relève pas seulement des disciplines économiquesspécialisées ou même d’un aspect central de l’économie en tant que telle,mais au contraire est un problème central fondamental, structurel, dans tousses divers modes de manifestation. » (G. Lukács, Történelem és osztálytudat(Histoire et conscience de classe), Budapest, Magvet�, 1971, p. 319.)14. A különösség, op. cit., p. 122.

15. Történelem és osztálytudat, op. cit., p. 328.16. A különösség, op. cit., p. 150. Je ne peux revenir sur ce point ici, mais moninterprétation établit implicitement que le rôle joué par le contingent dansla logique hégélienne n’est pas tenable pour Lukács. La médiation ne vapas en direction d’un (absolu) contingent et surtout ne provient pas d’uncontingent (abstrait), elle ne contient aucune contingence de quelque sorteque ce soit, tout en elle est médiation. En cela, Lukács est plus proche deDerrida que de Hegel. Voir Hegel : « Mivel kell kezdeni a tudományt? » («Paroù la science doit-elle commencer ? »), in A logika tudománya (Science de lalogique), Budapest, Akadémiai, 1979 (traduction). Ou alors, sur les questionsde la médiation du début et de la fin : David Gray Carlson, A Commentaryto Hegel’s Science of Logic, London, New York, Palgrave Macmillen, 2007,p. 26 sqq.

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mobilisent que contre quelque chose et ne sont assimilablesà aucune cause.Cela vaut-il la peine, dans une telle situation, de revenir

à Lukács, de revenir à un grand récit, à une philosophie del’histoire déterminée ? Sous cette forme, je ne le crois pas,c’est-à-dire sous la forme de lois de l’histoire, d’une logiquede la totalité. Or cette opposition entre la détermination etla contingence n’est-elle pas justement chez Lukács l’oppo-sition la plus abstraite, formelle, la plus éloignée de la réalitésociale concrète ? Ou bien, si nous préférons l’exprimer autre-ment, parce que nous ne croyons pas que les concepts philo-sophiques soient seulement l’expression de problèmes déjàposés : est-il possible d’envisager un tertium, au-delà de lalogique du contingent, de l’abstrait et du déterminé, du total ?Ce qui peut nous aider dans cette entreprise n’est pas autre

chose que l’introduction – avec précaution – dans le texte deLukács d’un système différenciateur. La détermination chezLukács est une idée à la fois hégélienne et goethéenne. Noussavons qu’il existe dans la philosophie de la modernité unegrande tradition selon laquelle la liberté ne s’oppose pas àla détermination. La scholastique appelait cette liberté spon-tanéité, en la différenciant du libre arbitre. La liberté souscette forme peut être définie de la manière suivante : est librecelui qui agit conformément aux règles de sa propre essence,et non selon des règles qui lui sont extérieures. Goethe amodifié cette définition en ce sens qu’il a reconsidéré l’idéed’« essence propre » : est propre ce que je rends mien, ce queje m’approprie au terme d’une opération d’auto-éducationou d’autoformation ou, en termes hégéliens, d’autodéfinition.Aucune idée donnée a priori ne contient ses propres lois :l’idée est un résultat, non un point de départ. C’est ce quela philosophie postkantienne appelait Bildung. Est libre celuiqui peut, à l’aide d’une Bildung ou d’un talent particulier,prendre part à la Bildung générale (ou culture). Voici le noyau

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catégories de l’universel, du particulier et du singulier ; il viseplutôt à présenter la possibilité de l’universel en concevantce dernier comme fondé sur la localité. L’universalismed’ailleurs ne signifie pas seulement la possibilité d’apparitionde l’universel, mais celle d’une relation entre le sujet et leslois, de l’universalisation de la détermination du sujet parles lois. C’est seulement dans ce cadre que l’affirmation deHegel (que Lukács cite lui-même), selon laquelle c’est lechristianisme qui a inventé l’universalisme, a un sens.Mais commençons par l’autre côté de l’analyse. Le fait

que la critique de Marx (et de Lukács) se concentre sur leproblème de l’universel ne signifie pas qu’il n’existe pas deproblème au niveau du particulier abstrait et du singulierabstrait. Parce que la thèse du culturalisme, à savoir la réfu-tation de l’universalisme, s’est mutée et dégradée aujourd’huiau point qu’on l’utilise comme légitimation de nouveauxghettos ; c’est-à-dire que l’on construit des murs symbo-liques au milieu des villages, des villes et des régions. Lesnations renaissantes d’Europe centrale, par exemple, sontaujourd’hui caractérisées par des particuliers abstraits s’oppo-sant tous ensemble à l’universel européen et chacun auxautres particuliers de type national ; d’autre part, au seind’une même nation, les particuliers ethniques se dressentles uns contre les autres, résiliant le contrat social et sa« volonté générale » (ndt : en français dans le texte) ; les cultureset les religions particulières se regardent en chiens de faïenceet enfin les tensions liées aux intérêts économiques parti-culiers forment des États instables, menacés d’explosion.Nous pensions que le XXe siècle avait été le siècle des masses,mais il semble que ces dernières ont seulement repris leursouffle pour apparaître désormais sous une forme encoreplus chaotique et plus contingente que jamais. L’ère desgrands récits est terminée, il reste des mouvements entière-ment contingents, sans loi ni idéologie cohérente, qui ne se

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de l’idée de particularité signifie justement l’attachementgénéral à la localité à travers ses formes logiques, ce qui rendpossible l’examen attentif des faits relevant des sciences poli-tiques et sociales et de l’esthétique appliquées aux relationsnon neutres. C’est ainsi que la généralisation de l’idée departiculier n’est pas autre chose que l’élaboration de la caté-gorie centrale que je nomme la localité. J’aimerais pourtantfaire une mise au point de l’idée de localité par rapport– comme nous l’avons déjà évoqué – à la globalisation et nonà l’universalité. L’idée de particulier de Lukács nous aide ence sens qu’il met à notre disposition une catégorie dyna-mique : une logique qui rend des comptes sur l’origine desidées. Le fait que Lukács ait limité le champ de ses réflexionsnécessaires à la médiation esthétique résulte de ses proprespréconceptions (ontologiques), mais cela n’exclut pas quece type de médiation lui fût finalement apparu comme leplus important et le plus authentique. Pour Lukács, derrièretout problème philosophique se dissimule sans doutequelque aspect esthétique, y compris lorsque rien dans leditproblème n’est de caractère esthétique. Dans La Particu-larité, Lukács définit le caractère propre de l’esthétique entant que maintien de la médiation en ce sens que l’œuvred’art comme médiation ne se dirige pas vers l’idée pure, versla manifestation universelle, mais reste au contraire tou-jours de type local. Local, c’est-à-dire attaché à une périodehistorique, local, c’est-à-dire typique, défini par les règlesd’un contexte socioculturel, local, c’est-à-dire linguisti-quement donné, etc. Le maintien dans le particulier s’op-pose à la généralisation de type scientifique, qui ne peut enaucun cas se contenter de particulier. Selon moi, d’autrepart, le particulier semble plutôt une variation distinctedes formes générales (généralisables). Une forme à laquelleil vaut la peine de s’attacher : le particulier confronté à laglobalisation.

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de la culture humaniste : ce n’est pas en agissant selon unevolonté contingente que l’homme est libre, mais en construi-sant lui-même ses propres lois (des lois particulières et nonindividuelles).L’humanisme apparaît comme une phraséologie vide de

sens non pas parce qu’il est usé ou ennuyeux, mais parceque, selon le diagnostic – correct, faut-il le préciser – deLyotard : il n’y a plus de Bildung générale, sa place laisséevide est occupée par le particulier autodéterminé, attiré parce vide béant. Mais la vision inquiétante de l’espace videlaissé par la détermination ne devrait pas nous faire embrassertrop vite, comme une compensation rassurante, la dissémi-nation du contingent. Envisageons une analyse de la localité(du particulier) qui ne se référerait pas aux autres localitésou à leur ensemble par le truchement de la totalité. Pour cela,il nous suffit de généraliser l’idée de particulier. Comme jel’ai déjà souligné, le critère fondamental du particulier n’estpas la totalité, mais la médiation. Est particulier ce qui trans-met et ce qui est transmis. Mais les formes de la médiationne sont pas et ne peuvent pas être uniquement dialectiques.Est transmis ce qui n’est pas neutre par rapport à son propreautre ; disons, ce qui n’est pas tolérant, mais responsable enface de l’autre. Comme Hegel l’a formulé dans sa Logique,il existe deux types de différences : celle qui résulte d’unecomparaison entre deux entités qui soit s’excluent soit sonten rapport l’une avec l’autre. Mais, toujours d’après Hegel,cette dernière, qui n’est pas une différence neutre, n’existeque par l’opposition ; ainsi la suppression durable de l’oppo-sition fait-elle naître la totalité. En réalité, les formes de larelation sont innombrables, et sont elles-mêmes catégori-sables, déterminables. Le fait qu’il existe des formes inac-ceptables du point de vue d’une localité réelle, d’une localitéliée à une universalité non dialectique, ne signifie pas quenous devions nous échapper de la neutralité. La généralisation

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examiner les implications de pouvoir liées à une médiationlocale. Nous devons étudier la généalogie de pouvoir de laparticularité dans les écrits de Foucault et Nietzsche.Comme nous l’avons dit, la liberté en question – chez

Lukács de même que chez Nietzsche – n’a aucun lien avecle libre arbitre. Le système de la liberté locale n’est pas celuidu libre arbitre, non parce qu’il retirerait la liberté de l’indi-vidu, mais parce que l’individu y est considéré commeproduit, comme un résultat qui se présente à la fois selon lalogique déterminée et la contingence personnelle, maisnon comme fondement ou point de départ. Le libre arbitreest la détermination contingente, le principe même de ladétermination individuelle abstraite. Le fait que la fin duXXe siècle, en décrivant un mouvement de balancier fatal,a conduit à une époque de transfiguration de l’individu àl’échelle planétaire ne signifie pas qu’il n’y ait nulle autrealternative. Et non plus que les réactions contre cet état defait soient les seules alternatives possibles – mentionnons àcet égard deux événements récents bien distincts, d’une partla révolte des victimes de la discrimination, d’autre part cellede ses zélateurs, la première en 2005 dans les banlieues deParis, la seconde en 2006 à Budapest ; ce sont les signesindiscutables de la crise de l’individu abstrait. « Nos pauvresenfants nazis » – comme les appelait Gáspár Miklós Tamás,bien avant les événements de 2006 – ne promettent pasmême les germes d’une quelconque solution. Et ne sont queles symptômes les plus immédiats de cette crise dont l’intel-lectualité hongroise libérale n’avait pas rêvé même dans sespires cauchemars, et devant laquelle elle n’a pu que s’étonnersans comprendre. Aujourd’hui, en revanche, il est déjà clairque nous sommes entrés dans un cercle vicieux, dont l’obser-vateur superficiel ne voit pas d’autre issue que dans la déné-gation de la modernité, dans la dénégation du mondeconstructif (celui de l’autodéfinition), dans le retour aux

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Si nous devions synthétiser les principes essentiels de laparticularité, il faudrait compter sur trois éléments dontdeux sont empruntés à Lukács. Mentionnons-les – sans lesdévelopper dans un premier temps. 1. Le local n’est passéparé de l’universel : il ne s’agit pas simplement d’effectuerl’analyse du particulier abstrait, mais plutôt de chercher cequ’il y a à dire sur les lois universelles applicables au sujet(le principe d’intégrité). 2. Le local doit se maintenir dansson caractère local, il ne doit pas franchir la frontière versl’universel. La localité n’est pas un outil, qui nous conduiraitvers l’universel, mais un milieu dans lequel il faut rester.Si elle était seulement un outil, elle perdrait son caractèrepropre local et se fondrait dans l’universel, voire tomberaitdans le cercle global (le principe de médiation). 3. L’universeln’a pas de relation transcendante avec le local, il est le résultatdu local. S’il était question de transcendance, il nous faudraitparler de « la » subjectivité et non d’« une » subjectivité. L’uneest déterminée, l’autre est contingente, l’une est, au sens leplus propre, l’autre existe. Dès lors l’universel commandeet fonde le particulier, et non le contraire (le principe d’uni-vocité). Ces trois principes nous aideront à distinguer lesdifférentes formes de médiation du particulier.Les différentes formes de médiation du particulier sont

en soi loin d’être neutres. (La particularité n’est pas incon-ditionnellement une « concrétisation critique ».) La localitéest toujours pleine de tensions. Nietzsche, Foucault etDeleuze ont montré que dans toute détermination locale setrouve une détermination de pouvoir. La question n’est pasde savoir comment se libérer des rapports de pouvoir, maiscomment établir les rapports de pouvoir de la liberté. Ou, sil’on veut : comment faire naître une nouvelle Bildung, uneBildung qui ne se fonde plus sur les préconceptions huma-nistes, c’est-à-dire sur des préconceptions propres à unetotalité de la culture de type général. Pour cela nous devons

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III.

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« dispositions naturelles », aux dispositions d’antan, auxdéterminés non constructifs. En ce qui me concerne, je metournerais vers un « grand récit » plus volontiers que vers laNature (avec lettre initiale capitale), c’est-à-dire vers unsystème fondant la nature sur des conceptions transcen-dantes, fragiles, et dont le seul rempart serait la violence.

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PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE ET CONCEPTION DU TEMPS

Lukács, Marx et nous

Franck FISCHBACH

Au-delà de l’épuisement de quelques-uns des thèmesélaborés par Lukács dans Histoire et conscience de classe,comme par exemple sa conception du rôle historique dévoluau prolétariat compris comme sujet-objet de l’histoire, s’il ya une thèse centrale qui semble avoir persisté jusque dans lemarxisme contemporain, c’est bien, me semble-t-il, la thèserelative à la nature spatiale ou spatialisante du capitalisme.Cette thèse, que nous soumettrons ici à l’examen, avait déjàété reprise en France par Henri Lefebvre sous la forme d’uneanalyse de la production capitaliste de « l’espace abstrait1 »,mais elle l’a été de nouveau plus récemment, par exemplepar Fredric Jameson qui écrit, dans La Logique culturelle ducapitalisme tardif : « Je pense que l’on peut soutenir, au moinsempiriquement, que notre vie quotidienne, notre expériencepsychique, nos langages culturels, sont aujourd’hui dominéspar les catégories de l’espace plutôt que par les catégories dutemps, comme c’était le cas dans la période précédente du

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1. Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974,2000.

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– mais, ce que je voudrais surtout faire ici, c’est examiner lapertinence pour nous aujourd’hui de la perspective ouvertepar Lukács en vue sinon d’échapper du moins de résister àcette spatialisation et à cette négation du temps mises enœuvre par le capitalisme : pour le dire clairement, peut-onencore aujourd’hui, comme Lukács nous le proposait, cher-cher du côté de l’histoire ou, mieux, du côté de l’historicitéune ressource pour résister au processus capitaliste de néga-tion du temps par spatialisation ? Telle est la question que jeme propose d’examiner ici.Bien qu’elle puisse paraître de prime abord relativement

marginale, la question du rapport entre l’espace et le tempsnous place en réalité immédiatement au cœur du dispositifthéorique de Lukacs dans Histoire et conscience de classe.L’espace, ou plutôt la spatialisation, est en effet inséparablede la réification dans la mesure où une conception spatialede la société est une conception de laquelle est exclue ladimension du devenir : une conception spatiale fait de lasociété et des rapports sociaux des données naturelles trou-vées là dans un espace neutre et sans qualité, alors que ledevenir rapporte la société et les rapports sociaux à l’activitéhumaine en en faisant des produits ou des résultats : aussiLukács peut-il écrire que « c’est seulement quand le noyaude l’être s’est dévoilé comme devenir social que l’être peutapparaître comme un produit jusqu’ici inconscient de l’acti-vité humaine, et cette activité à son tour comme l’élémentdécisif de la transformation de l’être4 ». Or l’une des nom-breuses manières dont se manifeste cette contradiction enmarche qu’est le capitalisme, c’est qu’il est une formationsociale et un mode de production qui à la fois permet etinvite à comprendre le « noyau de l’être » comme devenir

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haut-modernisme2. » Commentant Jameson, Perry Andersonécrit à son tour que « c’est l’espace qui commande l’imaginairepost-moderne3 » : il reprend ainsi le diagnostic de Jameson àson compte, ne faisant que le nuancer légèrement quand ilnote que, « dans la constitution de l’ère post-moderne, ladomination de l’espace sur le temps est en constant désé-quilibre ».Nous avons là le diagnostic d’une spatialisation croissante

de la vie sociale, des structures de la vie quotidienne, de lavie psychique et des rapports sociaux : ce diagnostic, quandil est fait par Fredric Jameson, est censé valoir pour notrepériode contemporaine, à laquelle il donne comme on saitle titre de « post-modernité ». Mais le même diagnostic despatialisation croissante avait d’abord été posé par Lukács,et donc au beau milieu de la « modernité », à moins qu’ilfaille parler plutôt de l’orée du « haut-modernisme ». De cepoint de vue-là, il faudrait dire que la « post-modernité » n’afait que poursuivre et sans doute approfondir et généraliserun processus entamé bien avant elle. Mais cette question depériodisation ne sera pas la nôtre ici, et je voudrais d’abordrevenir sur le texte même de Lukács, c’est-à-dire sur Histoireet conscience de classe, où se trouve exprimée avec force cettethèse d’une spatialisation croissante et d’une négation dutemps par l’espace comprises comme deux phénomènestypiques des sociétés placées sous le règne du capital. Jecommencerai donc par rappeler brièvement les termesmêmes dans lesquels Lukács exprimait son analyse et parmettre celle-ci en relation avec quelques textes essentiels deMarx sur le même sujet du rapport entre le temps et l’espace

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2. Fredric Jameson, Le Postmodernisme. La logique culturelle du capitalismetardif, trad. Florence Nevoltry, Paris, Éditions de l’École nationale supérieuredes Beaux-Arts, 2007, p. 55.3. Perry Anderson, Les Origines de la post-modernité, trad. N. Filippi etN. Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 81.

4. G. Lukács, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste,trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 39.

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d’abord dans la production capitaliste et dans la forme histo-riquement spécifique que prend le travail sous le capitalisme.Lukács le montre clairement en s’appuyant sur une analysedes conséquences de la « décomposition mécanique du pro-cessus de production », c’est-à-dire du processus de taylori-sation de la production dont la mise en œuvre est exactementcontemporaine des essais de Lukács qui composent Histoireet conscience de classe. L’effet de la mécanisation de la pro-duction est, selon Lukács, que le producteur est intégré àtitre de composante à un système productif mécaniquequ’il trouve déjà achevé et tout prêt devant lui, un systèmeà l’élaboration duquel il ne participe pas activement et dontil ne possède pas une vue d’ensemble : pour le producteur,un tel système mécanique n’est pas le sien et il n’en est pasle sujet, il n’en est qu’une partie, qu’un rouage parmi d’autresauxquels il est simplement juxtaposé comme sont juxta-posées les unes aux autres les pièces d’une machine. Sur untel système le producteur n’a pas d’influence, il ne peut lemodifier, ce système échappe tout à fait à l’emprise de sonactivité : d’où le fait que le producteur tende à adopter surle processus mécanique de production le même point devue qu’il peut prendre relativement à un processus naturelsoumis à des lois, à savoir un point de vue contemplatif, c’est-à-dire le point de vue exactement opposé à celui de l’activité,de l’agir et de la pratique. Mais par là c’est aussi le tempsprocessuel de l’action et de la pratique qui se trouve nié, cetemps que Lukács dit « qualitatif, changeant, fluide », et quiest le temps que dure la réalisation d’un projet dans et parl’action, ou encore le temps que prend, dans le travail vivant,l’imposition d’une forme à une matière. C’est ce temps del’action et de la production, ou du travail comme travailvivant, qui est nié du fait de l’inscription du producteur dansun procès mécanique de production et du fait de l’adoptioninévitable d’un point de vue purement contemplatif devant

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social, et donc à le rapporter au déploiement de l’activitéhumaine, mais qui en même temps s’y oppose et qui contrarieune telle compréhension. Les termes de cette contradictionfondamentale sont très clairement conçus et exprimés parLukács de la manière suivante : « Il apparaît, écrit-il, pre-mièrement que, par suite du développement de la sociétébourgeoise, tous les problèmes de l’être social cessent detranscender l’homme et se manifestent comme des produitsde l’activité humaine […] ; deuxièmement que cet hommedoit nécessairement être le bourgeois égoïste, individuel,artificiellement isolé par le capitalisme […] ; troisièmementque c’est justement ainsi qu’est supprimé le caractère d’acti-vité de l’action sociale5. » En faisant reculer les limites natu-relles dans des proportions qui n’ont pas de précédenthistorique, la société bourgeoise moderne promeut uneconception qui fait de la société elle-même le produit et lerésultat de l’activité humaine ; mais en ne concevant leshommes que comme des individus bornés et isolés les unsdes autres, cette même société bourgeoise présente l’ordresocial comme un ensemble de faits extérieurs aux hommeset sur lesquels ces derniers n’ont ni prise ni maîtrise. End’autres termes, aussi puissante que la tendance à la pro-motion du devenir est, dans le capitalisme, la tendance à lanégation du devenir, la tendance à la fixation et à la réifi-cation, une tendance qui se manifeste notamment dans unedestruction du temps qualitatif, du temps de l’expériencevécue, et dans l’imposition généralisée du temps de la phy-sique, c’est-à-dire d’un temps mesurable, calculable parceque fondamentalement spatialisé, voire réduit à l’espace.À quoi s’ajoute que ce que Lukács a également fort bien

vu, c’est que cette fixation du devenir, cette spatialisation dutemps, cette négation du temps par l’espace s’enracinent

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5. Ibid., p. 171.

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impose « le contrôle par le comptage, le mesurage et lefichage quantitatif9 ».Mais une fois fait le diagnostic de la négation du temps

qualitatif et vivant par l’espace, c’est-à-dire le diagnostic dela négation du temps par l’espace, quelle était l’issue pro-posée par Lukács ? La spatialisation étant comprise par luicomme une réification, son idée me semble avoir été derecourir à toutes les formes possibles de la fluidification pourcontrer la tendance à la spatialisation qui est aussi une ten-dance à la fixation ; à quoi s’ajoute que cette fluidificationprenait chez Lukács la forme d’une historicisation de notreformation sociale moderne, une historicisation elle-mêmepermise par l’identification d’un agent, d’un acteur et d’unporteur de cette historicisation, à savoir le « prolétariat ».« Sous la croûte quantitative », trouver « le noyau qualitatif

vivant », disait Lukács10, ce qui peut se traduire : sous l’espace,trouver le temps, mais le temps qualitatif, le temps qui dure,le temps qui est le tissu d’une histoire, le temps qui fait his-toire. Il est remarquable en effet que, dans le texte de Lukács,la fluidification possède le sens d’une historicisation, c’est-à-dire d’un processus qui a pour effet ce qu’on pourraitappeler une nouvelle temporalisation de l’histoire. Par flui-dification, Lukács entend « la transformation en processusdes objets » dès lors qu’ils sont « saisis comme moments del’évolution sociale11 ». La fluidification, c’est le processuspar lequel « l’être réifié et figé des objets du devenir social sedévoile comme simple apparence12 » : les choses, expliqueLukács, « peuvent alors êtres saisies comme des moments fluidesd’un processus» de sorte que « les formes d’objectivité des objets

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ce procès qui « se déroule indépendamment de la conscienceet sans l’influence possible d’une activité humaine6 ». Voilàqui a pour conséquence, écrit Lukács, de « ramener l’espaceet le temps à un même dénominateur », de « ramener letemps au niveau de l’espace »7. Un processus mécanique ettaylorisé de production n’est plus un processus qui dure dansle temps, c’est un processus qui s’étale dans l’espace et qui,justement parce qu’il s’étale dans l’espace, est un processusmesurable et quantifiable. « Le temps, écrit Lukács, perdainsi son caractère qualitatif, changeant et fluide : il se figeen un continuum exactement délimité, quantitativement mesu-rable, rempli de choses quantitativement mesurables : en unespace8. » Sans que je puisse m’appesantir ici sur ce pointfaute de temps, on pourrait sans doute montrer que l’analysede Lukács conserve quelque pertinence pour nous aujour-d’hui, en dépit du fait qu’elle ait été produite pour penserun système tayloriste de production qui n’est plus le nôtre :il reste que les transformations du travail ces trente dernièresannées avec l’imposition des nouvelles méthodes dites mana-gériales de gestion du travail, notamment la soumission dece dernier à l’impératif de la « qualité totale », ont maintenusinon encore renforcé cette attitude contemplative du pro-ducteur devant le procès de travail, dont parlait Lukács,de même qu’elles ont certainement aussi accru l’emprisede la spatialisation et donc la négation du temps qualitatif,du temps qui dure. La « gestion du travail » dite « par objec-tifs », progressivement imposée depuis les années 1980, peutbien être comprise comme une nouvelle négation de ladimension qualitative et temporelle du travail et elle fonc-tionne entièrement par spatialisation dans la mesure où elle

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6. Ibid., p. 117.7. Ibid.8. Ibid.

9. Christophe Dejour, Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ?, Paris,P.U.F., 2009, p. 34.10. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 211.11. Ibid., p. 217-218.12. Ibid., p. 222.

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cience de ce qu’il a été fait objet par ce processus social, etdonc de ce que, derrière les objets sociaux, se tient toujoursun processus social : « De sorte, écrit Lukács, que c’est jus-tement dans l’objectivité éloignée de l’homme des formessociales, inhumaine même, que l’homme socialisé se dévoilecomme leur noyau17. » Le prolétariat est donc pour Lukácsle sujet qui prend conscience de la processualité sociale àl’œuvre derrière les objets et les faits sociaux, et c’est celaqui rend le prolétariat capable d’une « connaissance de lasociété comme totalité historique18 ». Une telle connaissanceprovient de ce que la prise de conscience en question neporte pas sur un objet mais qu’elle est la conscience de soide l’objet ou l’objet prenant conscience de lui-même, desorte, écrit Lukács, que « l’acte de prise de conscience bouleversela forme d’objectivité de son objet19 » : cet acte libère son propresujet de sa forme d’objet, et en même temps met au jour lemécanisme général d’une société dont le propre est juste-ment de transformer les sujets en objets, c’est-à-dire accèdeau cœur d’un dispositif social dont la spécificité historiqueest la réification des rapports sociaux et des sujets porteursde ces rapports. Le prolétariat est ainsi chez Lukács l’opé-rateur de ce qu’on peut appeler la grande fluidification : il estcelui qui découvre que « les choses peuvent être saisies commedes moments fluides d’un processus » et il « transforme les formesd’objectivité des objets eux-mêmes en un processus, en unfleuve »20. En prenant conscience du travail comme d’unrapport social, en comprenant la « quantité de travail » non pluscomme une réalité naturelle mais comme une réalité pro-duite socialement et historiquement déterminée, le prolétariatperce la croûte de la réification du travail en marchandise et

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eux-mêmes » sont transformées « en un processus, en unfleuve13». Les choses figées apparaissent alors pour ce qu’ellessont, à savoir non pas comme des choses toutes faites, maiscomme les résultats et les produits d’un processus social àune certaine étape historique de son développement. Maiscomment s’opère cette transformation, ou plutôt : qui opèrecette transformation ? La réponse de Lukács à cette questionest nette : l’acteur de cette transformation, c’est le prolétariat.Mais pourquoi lui ? Parce que « le prolétariat ne peut prendreconscience de lui-même que comme objet du processus éco-nomique14 » : or cette prise de conscience est l’épreuve d’unecontradiction puisqu’on a affaire à un sujet qui prend cons-cience de lui-même comme objet15, c’est-à-dire commesujet nié, ou comme l’humain réduit à la marchandise etdonc nié comme humain. Une telle prise de conscience esten elle-même une libération : prendre conscience de soicomme objet ne peut se faire sans vouloir aussitôt se recon-quérir comme sujet, et donc sans vouloir se libérer de toutesles conditions qui font de soi un objet. « L’ouvrier, dit Lukács,ne peut prendre conscience de son être social que s’il prendconscience de lui-même comme marchandise16 », ce quisignifie inversement qu’en prenant conscience de soi commemarchandise, c’est-à-dire comme objet, l’ouvrier prendconscience de son être social, et donc du fait que c’est socia-lement qu’il est produit comme objet ou marchandise. Unsujet qui prend conscience de soi comme de l’objet duprocessus social est un sujet qui prend en même temps cons-

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13. Ibid., p. 223.14. Ibid., p. 224.15. Cf. ibid., p. 209 : « Le travailleur est contraint d’objectiver sa force detravail par rapport à l’ensemble de sa personnalité et de la vendre commeune marchandise lui appartenant ; en même temps, cependant, la scissionqui naît, précisément ici, dans l’homme s’objectivant comme marchandise,entre objectivité et subjectivité, permet que cette situation devienneconsciente. »16. Ibid., p. 210.

17. Ibid., p. 219.18. Ibid., p. 211.19. Ibid., p. 221 (c’est Lukács qui souligne).20. Ibid., p. 223 (souligné par Lukács).

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suivante. Sur le temps, et plus exactement sur le rapport dutemps et de l’espace, Marx soutient apparemment deuxthèses contradictoires. D’une part, il affirme que, sous lecapitalisme, s’accomplit un « anéantissement de l’espace parle temps24 ». D’autre part, il affirme également que, pour lecapital, « le temps lui-même est considéré comme espace25 ».La question est de savoir comment Marx peut affirmer à lafois que, sous le capitalisme, s’accomplit d’un côté un pro-cessus d’anéantissement de l’espace par le temps au termeduquel l’espace ne serait plus rien tandis que le temps seraittout, et d’un autre côté un processus de spatialisation dutemps au terme duquel c’est la dimension même de la tem-poralité qui serait perdue et anéantie. Une solution assezsimple du problème consisterait à dire que ce n’est pas Marxlui-même qui se contredit, mais qu’il nomme une contra-diction qui habite ce dont il parle, que la contradiction n’estdonc pas dans le discours de Marx, mais dans l’objet dudiscours de Marx, et donc qu’il s’agit là de l’une des contra-dictions inhérentes au capitalisme, ou plutôt de l’une desmultiples formes que peut prendre cette contradiction enmarche qu’est le capitalisme lui-même selon Marx. Voilà quia certes l’avantage de dédouaner Marx de la contradiction :pour autant, si le sujet ou le support de la contradiction n’estainsi plus le discours même de Marx, mais l’objet de ce dis-cours, il n’en demeure pas moins que les termes mêmes quisont en contradiction restent à éclaircir et qu’il faut encorecomprendre comment une formation sociale comme le capi-talisme peut être animée à la fois d’une tendance à nier l’espacepar le temps et d’une tendance à spatialiser le temps, c’est-à-dire à nier le temps par l’espace.

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il atteint le noyau de processualité sociale et historique àl’œuvre dans le travail et dans le rapport du travail au capital :une telle reconnaissance « aboutit à la complète dissolutiondes objets sociaux en processus » et, par elle, « le prolétariats’élève jusqu’à être la conscience de soi de la société dansson évolution historique »21.Tout ceci étant rappelé, la question que je souhaite poser

n’est pas la question attendue de savoir si nous disposonsencore aujourd’hui du porteur identifiable d’une grandefluidification qui soit aussi une historicisation. Il est unequestion plus fondamentale qu’on devrait, me semble-t-il,poser à partir de Lukács : c’est la question de savoir si lafluidification et l’historicisation peuvent encore se présentercomme des solutions pour nous aujourd’hui. Afin d’instruireou de commencer à instruire cette question, je pense utilede revenir un peu en deçà de Lukács et de relire quelquespassages de Marx. On se rappelle que le diagnostic initial deLukács est celui de la spatialisation du temps sous le capita-lisme, et par là le diagnostic de la négation du temps : c’estun diagnostic que Lukács, consciemment et volontairementou non22, emprunte d’abord à Marx lui-même. C’est pour-quoi il peut être utile de revenir sur les textes dans lesquelsMarx posait ce diagnostic.Il faut donc comprendre ce qu’il advient spécifiquement

du temps selon Marx dans la société capitaliste. Sur ce pointfondamental, ses analyses sont assez dispersées, mais on peutnéanmoins les synthétiser et les résumer23 de la manière

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21. Ibid., p. 224.22. Certainement plutôt involontairement puisque les textes les plus im-portants de Marx sur le temps et l’espace se trouvent dans les Grundrisse,soit dans une œuvre nécessairement inconnue de Lukács au moment où ilrédige les essais qui composeront Histoire et conscience de classe.23. Pour une version plus développée de ces analyses, voir mon article«Comment le capital capture le temps », in Franck Fischbach (Dir.), Marx.Relire Le Capital, Paris, P.U.F., 2009, p. 101-138.

24. Marx, Manuscrits de 1857-58 (Grundrisse), trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980, tome 2, p. 32.25. Marx, Grundrisse, op. cit., tome 1, p. 338.

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dire au règne d’un pur maintenant spatialisé en un présentperpétuel.La domination spatialisante du capital se montre en effet

à la tyrannie exercée sous le capital par le présent, c’est-à-dire par le maintenant du temps spatialisé. Et l’on peut alorscomprendre que la négation du temps par l’espace puissese renverser en son contraire apparent, c’est-à-dire en unenégation de l’espace par le temps, dans la mesure où letemps dont il s’agit est un temps lui-même entièrementréduit au présent, et donc un temps complètement spatia-lisé. La tyrannie de l’espace et la tyrannie du présent sonten fait une seule et même chose. Cette tyrannie du présentapparaît, comme l’a montré Moishe Postone de manièredécisive27, dans le caractère normatif qui revient au présentsous le capital. Ce caractère normatif du présent s’attestedans les constants progrès de la productivité et dans le déve-loppement constant des forces productives dans le capita-lisme, ce progrès et ce développement étant impliqués parla forme-valeur de la richesse. En effet, comme le ditPostone, « la valeur est une expression du temps en tant queprésent28 », et cela pour autant que la valeur est une mesurede la dépense actuelle de temps de travail social, et cela enfonction des conditions actuelles de la production, au niveauactuel de développement des forces productives et selon ledegré actuel de productivité du travail social au stade présentde son développement. Qu’il se produise le moindre chan-gement dans les moyens de production d’où découle uneaugmentation de la productivité du travail, et l’on voit aussi-tôt le présent jouer son rôle normatif, dans la mesure où leproducteur est forcé et contraint de s’adapter à la norme qui

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Commençons par cet aspect : la négation du temps parl’espace. Pour le comprendre, il faut voir que l’oppositionfondamentale sur laquelle repose la société capitaliste, àsavoir l’opposition du travail et du capital, peut se com-prendre aussi comme une opposition entre le temps etl’espace. Le capital est pour Marx de nature essentiellementspatiale et spatialisante : décrite dès la première ligne duCapital comme une « gigantesque collection de marchan-dises », la forme que prend la richesse sous le capitalisme,en tant qu’énorme amas de choses de valeur, ne peut êtrequ’une forme spatiale. De là il suit que la forme de domi-nation sociale exercée par le capital est elle aussi une formeessentiellement spatiale. Dans la mesure en effet où le règnede la forme-valeur de la richesse se manifeste comme uneaccumulation spatiale de plus en plus grande de travailobjectivé en marchandises et en instruments de production,ce règne de la valeur apparaît aussi comme la dominationqu’exerce le travail accumulé et objectivé, c’est-à-dire letravail mort, sur le travail vivant : c’est ainsi, écrit Marx, que« les conditions objectives du travail acquièrent, face autravail vivant, une autonomie de plus en plus gigantesquequi se manifeste par leur extension même, et que la richessesociale se présente face au travail comme une puissanceétrangère et dominatrice dans des proportions de plus enplus fortes26 ». Mais cette domination exercée par le travailaccumulé et mort sur le travail vivant, par la richesse commevaleur sur le travail producteur de la valeur, est aussi bienet en même temps une domination exercée par l’espace surle temps, ou encore une soumission systématique et deplus en plus forte du temps à l’espace dont la tendance estd’aboutir au règne d’un espace dont tous les points sontimmédiatement contemporains les uns des autres, c’est-à-

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26. Marx, Grundrisse, op. cit., tome 2, p. 323.

27. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, trad. Olivier Galtieret Luc Mercier, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2009.28. Ibid., p. 436.

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à savoir durant la période où certains produisent à l’aide dumétier à tisser à vapeur tandis que d’autres pas ou pasencore. Durant cette période, ceux qui utilisent le nouveaumétier à tisser produisent en effet une valeur égale à 2x,c’est-à-dire double de celle que produisent dans le mêmetemps ceux qui ne possèdent pas le nouvel outil. Mais quese passe-t-il ensuite ? Ceux qui ne disposent pas du nouveloutil sont contraints soit à l’adaptation, soit à la disparition,ce qui veut dire que la nouvelle grandeur de valeur susceptibled’être maintenant produite en une heure de temps s’imposeà eux comme une norme absolument contraignante : soit ilss’y soumettent, soit ils disparaissent. Mais, une fois les retar-dataires soumis, adaptés ou supprimés, que se passe-t-il ? Ilse passe que la grandeur de valeur du tissu produit en uneheure est la nouvelle norme sociale, et que cette norme n’estplus égale à 2x, mais qu’elle est de nouveau égale à x dansla mesure même où elle s’est maintenant généralisée etreprésente, comme avant, la quantité de travail nécessairesocialement en moyenne à la production d’une quantitédonnée de tissu. Mais on voit que, si l’on veut pouvoir recréerles conditions qui permettent de produire une valeur égale audouble ou plus de ce que d’autres produisent, ne serait-ce quetemporairement, il faut chercher à constamment augmenterla productivité du travail, ce qui ne se peut faire que par leperfectionnement permanent des moyens de production– un perfectionnement qui, en même temps et une fois qu’ilest généralisé socialement, n’empêche pas que ce soit finale-ment toujours la même grandeur de valeur qui soit engendréesocialement en moyenne.On obtient ainsi une image de la production et de la

société capitalistes où sont indissolublement mêlés statismeet dynamisme : statisme de la valeur qui vaut toujours commenorme constamment au présent, toujours identique à elle-même, et dynamisme des forces productives, augmentation

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lui est fixée par la quantité nouvelle de travail qui, dans lenouveau maintenant reconfiguré par le progrès de produc-tivité, est devenue nécessaire socialement en moyenne. Eneffet, cette quantité de travail nécessaire en moyenne actuel-lement change avec l’introduction d’un nouveau moyen deproduction : ainsi, pour emprunter à Marx son exemple,l’apparition du métier à tisser à vapeur a eu pour effet « qu’ilne fallait plus que la moitié du travail qu’il fallait auparavantpour transformer une quantité de fil donnée en tissu29 ». End’autres termes, cela signifie que la productivité du travailse trouve d’un seul coup doublée, et que la quantité detravail nécessaire socialement en moyenne pour produirecette même quantité de tissu est maintenant divisée pardeux : on se dit donc que la valeur de cette quantité de tissun’est plus que de la moitié de ce qu’elle était avant puisqu’ilfaut une quantité de travail deux fois moindre pour la pro-duire. Or ce n’est pas du tout ce que Marx conclut. Il écriten effet ceci : « Un changement dans la force productive n’af-fecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur […].C’est pourquoi dans les mêmes laps de temps, le mêmetravail donne toujours la même grandeur de valeur, quellesque soient les variations de la force productive30. »Pour comprendre cela, posons que la grandeur de valeur

du tissu produit en une heure avant le métier à tisser àvapeur était égale à x ; le métier à tisser à vapeur permetensuite de produire la même quantité de tissu en ½ heure.En une heure de temps, il semble nécessaire de dire que lagrandeur de valeur du tissu produit est maintenant égale à2x. Marx nous dit que cela n’est vrai que temporairement,c’est-à-dire seulement pendant un bref moment historique,

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29. Marx, Le Capital, Livre 1, trad. sous la resp. de Jean-Pierre Lefebvre,Paris, P.U.F., 1993, p. 44.30. Ibid., p. 52.

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généraliser une conscience historique : la dynamique histo-rique continue du capitalisme s’exprime précisément dansune telle généralisation de la conscience historique et de lavision historique du monde. C’est uniquement dans cetteformation sociale-là que les hommes peuvent accéder à lareprésentation selon laquelle ils font leur propre histoire.Mais, en même temps, et c’est là l’autre dimension de latemporalité capitaliste, les hommes y « font leur propre his-toire », certes, mais, comme on sait, pas « dans des conditionschoisies par eux32 » : ce qui veut dire qu’ils la font dans uncadre qu’ils n’ont pas choisi, dans un cadre fixe et perma-nent – celui de la valeur – qui s’impose à eux normativementet sur lequel ils n’ont pas prise. Ce n’est pas là la façon dontMarx se représente lui-même l’histoire : c’est la façon dontil dit et montre que les hommes ne peuvent pas ne pas sereprésenter l’histoire et leur propre action historique aussilongtemps qu’ils vivent dans la société capitaliste. Ils fontleur histoire, mais dans le cadre prescrit, imposé et intan-gible du présent perpétuel de la valeur.C’est pourquoi la société capitaliste est une société dans

laquelle ne cesse de se creuser toujours davantage la dis-jonction entre d’une part un cadre statique, intangible, s’im-posant constamment de façon normative aux individus sansque ceux-ci aient la moindre prise sur lui, et d’autre partune amélioration constante des moyens de production, unprogrès permanent des techniques de production et d’orga-nisation, une accumulation constante de savoir, une augmen-tation permanente de productivité liée à l’investissementpermanent dans la production de savoirs et de techniqueseux-mêmes en constante amélioration – autant d’élémentsqui confortent chez les individus la représentation d’une

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constante du niveau de productivité, mais de telle sorte quecela n’aboutit à rien d’autre qu’à rétablir la valeur dans sonabstraite identité à elle-même. On a donc à la fois un fluxtemporel constant prenant la forme d’un progrès historiqueindéfini, et, en même temps, l’immobilité spatiale du présentperpétuel de la valeur : ces deux dimensions contraires par-viennent à se combiner l’une avec l’autre dans la représen-tation d’un progrès historique qui se déroule dans le temps,ce dernier étant donné comme cadre toujours identique àlui-même et toujours au présent. Le temps de la valeur estun temps statique, spatialisé, un temps toujours au présent ;le temps de la production est celui d’un développementgraduel et continu, d’une transformation permanente desmoyens et des modes de production permettant un progrèsconstant de la productivité : mais l’opposition des deuxn’est qu’apparente puisque le temps fluide et progressif dela production retombe constamment dans le temps figé etstatique du perpétuel présent de la valeur. En ce sens, jem’accorde tout à fait avec Postone pour dire que « le capita-lisme est une société marquée par une dualité temporelle :d’un côté, un flux constant, accéléré, d’histoire ; de l’autre,une conversion constante de ce mouvement du temps en unprésent perpétuel31 ».Et voilà bien là ce qui permet de comprendre comment

Marx peut dire à la fois, et sans contradiction, que « le tempslui-même est considéré comme espace » et que « l’espace estanéanti par le temps », à condition de voir que l’anéantisse-ment de l’espace par le temps comme flux d’un irrépressibleprogrès tombe lui-même dans le cadre inchangé, constam-ment reconduit et reproduit à l’identique du temps spatialiséet du perpétuel présent. On comprend du coup aussi que cesoit uniquement dans une société de ce genre que puisse se

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31. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 442.32. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1956,p. 13.

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temporalisation sociale se présentant essentiellement commeun mixte d’historicisme et d’immobilisme, comme un mélangede progrès historique irrépressible et d’imposition d’unéternel présent. Cette temporalisation prend la double formed’un présent essentiellement coercitif, se manifestant commeune norme à laquelle il est impossible de se soustraire, etcelle du flux temporel d’un progrès cumulatif, indéfini auquelil est impossible d’échapper.Aucune de ces deux formes de la temporalité historique

sous le capitalisme n’est à sauver selon Marx, on ne peut pasjouer l’une contre l’autre, on ne peut pas s’appuyer sur l’une(la temporalité du progrès) pour s’opposer à l’autre (l’éternelprésent de la valeur ou le temps nié par l’espace) : ce sontpour Marx deux formes également impropres, inauthen-tiques ou aliénées de la temporalité historique. Et c’est ici,après ce long détour, que nous sommes reconduits à Lukács,car Lukács a pensé, dans Histoire et conscience de classe, qu’ilétait possible de prendre appui sur la temporalité du fluxhistorique progressif pour contrer les diverses formes de lafixation, de l’éternisation, de la réification, c’est-à-dire lesformes de la négation du flux temporel par l’espace. Marx,me semble-t-il, nous apprend que ce n’est pas possible parceque ces deux formes, la fluidification temporelle et la fixa-tion spatialisante, sont indissociables l’une de l’autre et sont,l’une comme l’autre, des caractéristiques typiques de laformation sociale de type capitaliste. Et les caractéristiquesprises sous nos yeux par le capitalisme parvenu au stadetardif de sa mondialisation et de sa financiarisation semblentbien confirmer le diagnostic de Marx : d’une part, en effet,jamais l’emprise de la spatialisation n’a été aussi forte et,avec elle, la contrainte généralisée d’un éternel présent, latotale synchronisation d’un espace planétaire dont tous lespoints sont immédiatement contemporains les uns desautres, jamais donc la destruction du temps par l’espace n’a

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histoire comprise à la fois comme un progrès et comme unprocessus dont les hommes ont essentiellement la maîtrise.On a donc à la fois, d’un côté, une société fondamentalementstatique, immobile, qu’une contrainte interne irrépressiblepousse à reproduire constamment à l’identique le cadrepermanent et intangible de la valeur comme un cadre quis’impose aux individus, sur lequel ils n’ont aucune priseconsciente et volontaire et qui échappe à leur contrôle, et,aussi bien, d’un autre côté, une société en perpétuelle muta-tion, dont chaque bouleversement est vu comme un progrèspar rapport à la phase antérieure, et comme un progrès dontle moteur apparaît aux individus comme n’étant autre queleur propre activité sociale, et donc pas autre chose qu’eux-mêmes en tant qu’ils font leur propre histoire.Parvenu à ce point, je pense que ce serait une erreur que

de céder à la tentation de penser que l’une de ces deuxdimensions serait bonne ou positive, tandis que l’autre seraitnégative ou néfaste : ce serait renouveler l’erreur du marxismetraditionnel pour qui la dimension du progrès constant etcumulatif, déjà présente dans le capitalisme, était celle surlaquelle il convenait de prendre appui et qu’il fallait pro-longer pour conduire le capitalisme au-delà de lui-même,notamment en faisant sauter les verrous et les entraves quele capitalisme met de lui-même au plein développement decette tendance au progrès qui l’habite pourtant déjà. Latendance au progrès historique cumulatif et indéfini sur leplan de la production, des techniques et de la science n’estpas cette « bonne » tendance immanente au capitalisme que,se mettant ainsi en contradiction avec lui-même, le capita-lisme contrarierait néanmoins constamment en reconduisantet reproduisant en permanence le cadre temporel abstrait,figé, immuable, éternellement présent et non maîtrisable dela valeur. On parvient ainsi à une description du mode detemporalisation propre à la société de type capitaliste, cette

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d’un global flow, il paraît définitivement impossible deprendre de quelque manière que ce soit appui sur la fluiditédu temps pour contrer les diverses modalités de la fixationspatiale et de la négation du temps. Et c’est ce qui fait, mesemble-t-il, qu’il y a bien quelque chose de périmé dans laperspective que Lukács pouvait encore croire ouverte àl’époque de Histoire et conscience de classe. Dans ces condi-tions, la tâche qui nous attend est immense : elle se situevraisemblablement du côté d’une historicisation du temps quiprenne le relai de ce que Koselleck a appelé la « temporali-sation de l’histoire35 », cette temporalisation de l’histoire qui aeu lieu au début de la modernité et que notre sur-modernitéa engloutie dans un temps atemporel et anhistorique. Maisla difficulté majeure qui est la nôtre pour une telle historici-sation du temps qui parvienne à lui donner la profondeurd’un temps qui dure, d’un temps qui fasse le lien entre l’héri-tage d’une tradition et l’horizon d’une attente, la difficulté,donc, c’est que l’agent ou l’acteur d’une telle historicisa-tion du temps n’est plus pour nous aussi immédiatementdisponible qu’il l’était encore pour Lukács sous la figure du« prolétariat ».

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été aussi prégnante (et cela donnerait raison à Lukács), mais,d’autre part et en même temps, jamais non plus la contraintegénéralisée à l’accélération constante du flux temporel n’aété aussi puissante, au point que tout ce qui n’entre pasd’une manière ou d’une autre dans ce flux temporel enconstante accélération, tout ce qui se présente comme unîlot de relative stabilité temporelle semble être irrémédia-blement condamné33 : c’est notamment le cas de tous lescadres sociaux protecteurs, conquis dans la phase historiqueprécédente, représentant des formes de garantie du travail,de la santé, de l’éducation, etc. Et c’est ce qui explique aussile fonctionnement actuel, à fronts renversés, de l’échiquierpolitique, les forces considérées auparavant comme réfor-matrices et comme des accélératrices de l’histoire apparais-sant maintenant comme conservatrices, tandis que les forcesanciennement conservatrices, retardatrices et garantes de laperpétuation de l’ordre établi se présentant désormais commeréformatrices34. La richesse des sociétés dans lesquelles règnele mode de production capitaliste à l’époque de sa mon-dialisation apparaît désormais d’abord comme constituéed’énormes flux dont l’écoulement est constamment accélérépar la suppression tendancielle de tous les obstacles quis’opposent encore à eux : ces flux en constante accélérationsont certes des flux financiers, des flux de capitaux, des fluxde marchandises, des flux de populations, mais aussi desflux d’informations, d’idées, de modes et de mœurs, des fluxculturels donc, mais encore et aussi bien des flux de virus, demaladies, de risques, etc. Dans un tel espace social mondialse présentant à la fois comme un cadre fixe au présentéternel et comme soumis constamment à l’irrésistible pression

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33. Voir Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. DidierRenault, Paris, La Découverte, 2010, p. 262.34. Ibid., p. 326.

35. Cf. Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à une sémantique destemps historiques, trad. J. et M.-Cl. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS,1979.

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EN DÉFENSE DE LA DESTRUCTION DE LA RAISON

János KELEMEN

On ne peut pas nier que la conception générale dans lecadre de laquelle Lukács présente l’histoire de la « philosophiebourgeoise » après Schelling appartient aux éléments obsolètesde son œuvre. La narration nous laisse voir une histoire dedécadence obéissant à une logique inexorable : un processusqui ne prévoit qu’une direction unique, celle du fascisme.L’irrationalisme « détrône » les valeurs de la raison et de larationalité, de sorte que l’avènement du fascisme se révèleun résultat immédiat de tout le développement de l’idéologiebourgeoise.Tout cela est problématique non seulement en principe,

mais aussi au niveau historique. Il n’en reste pas moins vraique les tendances philosophiques irrationalistes avaient demanière notable concouru à la naissance de la mentalité fas-ciste. Il en résulte que l’analyse de la connexion entre l’irra-tionalisme et le fascisme, et en général entre l’irrationalismeet le totalitarisme, est une tâche philosophique éminemmentimportante.De toute évidence il n’y a pas de connexion causale

directe et rectiligne entre le fascisme et le courant irrationa-liste. Cela n’exclut pourtant pas que le fascisme s’était produitsur un terrain pénétré par des idées irrationalistes.

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Tracer la ligne de partage entre rationalisme et irrationa-lisme constitue donc le geste majeur et le thème central desdébats du champ de la philosophie de la science, de l’éthique,de la philosophie psychologique, de la théorie de l’action etde la décision, de la philosophie politique et des autres dis-ciplines. Nous savons à quel point cette question est difficile :tellement difficile qu’elle n’admet peut-être pas de bonnesolution.La difficulté se présente plus du côté de la raison et de la

rationalité que de celui de la déraison et de l’irrationalité. Ilest facile de démontrer que toutes les actions irrationnellesimpliquent un élément de rationalité – ce qui paradoxale-ment exige explication, c’est plutôt le fait que l’on peut secomporter irrationnellement.Pour emprunter les mots de Donald Davidson, le problème

est : comment expliquer, comment même tolérer la possibi-lité qu’il existe des pensées, des actions ou des émotions irra-tionnelles ? En ce sens nous pouvons parler du paradoxe del’irrationalité4. Le paradoxe résulte de notre intuition qu’iln’y a pas d’actions et de pensées qui soient entièrement irra-tionnelles. Une intuition fondamentale qui est très bien for-mulée par Moravia : « L’azione è una cosa razionale di per sé :quando agisci, anche quando sbagli, devi credere di fare la cosagiusta. […] L’azione è consequenziale, razionale5 [L’action estune chose rationnelle en soi : quand tu agis, même quand tute trompes, tu dois croire que tu fais la chose juste. […]L’action est conséquente, rationnelle.] »Si l’existence des actions et des pensées irrationnelles est

paradoxale, d’autant plus paradoxale est une philosophie quinie ce trait fondamental de l’action et de la pensée, et affirmeque les forces dominantes de la vie humaine sont irration-

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Une liaison de ce genre, comme toutes les corrélationsexplicatives dans l’histoire, peut être établie rétrospectivement,et c’est aussi vrai, dans une certaine mesure, au niveau du réel.Susan Sontag a dit cela avec précision : « Une grande part dela culture du XIXe siècle a été rétroactivement infectée parHitler1. »D’ailleurs Lukács, lui aussi, présente l’irrationalisme comme

une condition de possibilité de la formation du fascisme, etnon pas comme la cause exclusive de celui-ci. Sa thèse princi-pale peut être exprimée par la proposition suivante : l’avancéedu fascisme a été favorisée par la position prédominanteque les courants irrationalistes avaient gagnée plus tôt dansla culture allemande.Cela peut être généralisé en disant que, à mesure que des

idées irrationalistes se répandent dans une culture, la proba-bilité augmente d’y voir se réaliser une forme quelconque derégime totalitaire. Il s’ensuit de là immédiatement que toutesles attaques contre la raison, qu’elles soient de bonne ou demauvaise foi, sont dangereuses. Cela justifie la pathétiquemise en garde de Lukács selon laquelle les philosophes ontle devoir de veiller à l’existence et au progrès de la raison2.C’est pour cela que l’opposition entre rationalisme et irra-

tionalisme forme la principale ligne de partage des eauxdans la première moitié du XXe siècle. Ou comme disait KarlPopper, « le conflit entre rationalisme et irrationalisme estdevenu la plus importante question intellectuelle et moralede notre époque3 ».

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1. Sontag ajoute qu’à l’inverse la culture russe du XIXe siècle n’a pas étérétroactivement infectée par Staline. (Je me réfère à un texte traduit enhongrois : Susan Sontag, « A Szaturnusz jegyében », in Susan Sontag, ASzaturnusz jegyében, Budapest, Cartaphilus, 2002, p. 162.)2. Je cite La Destruction de la raison à partir du texte hongrois : G. Lukács,Az ész trónfosztása, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1965, p. 69.3. K. R. Popper, The Open Society and Its Enemies, New York, Evanston,Harper Torchbooks, Harper and Row, 1962, tome 2, p. 224.

4. Ibid., p. 174.5. Alberto Moravia et Alain Elkann, Vita di Moravia, Milan, Bompiani,1990, p. 103.

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tionalisme est valable pour l’époque à laquelle se rapportentles analyses de Lukács. L’irrationalisme est vraiment uneconséquence causale de la période de crise qui a abouti à laPremière Guerre mondiale, à la révolution bolchevique etau fascisme. En ce sens, l’analyse de Lukács peut rivaliseravec n’importe quelle autre explication de l’irrationalisme.Mais d’autre part, au point de vue formel, son analyse

suit précisément le schème auquel l’on recourt d’ordinairepour expliquer nos croyances irrationnelles. En effet,l’explication des croyances irrationnelles est typiquementcausale. Il ne faut pas perdre de vue la distinction entre lescauses et les raisons d’une action. On peut croire en quelquechose pour certaines raisons, c’est-à-dire parce que notrecroyance s’appuie sur des évidences adéquates ou sur d’autrescroyances prouvées comme vraies. Et l’on peut croire enquelque chose en vertu de certaines causes, c’est-à-dire dusimple fait que notre croyance est déterminée par des fac-teurs extérieurs à la pensée et à la réflexion. Les exemplescommuns de cette seconde possibilité sont les cas bien connusde la mauvaise foi et de la faiblesse de la volonté, analysésdans le cadre de la psychologie, de la psychanalyse ou de lathéorie de la décision. C’est cette distinction qui permet derésoudre le paradoxe de l’irrationalité, et qui donne uneréponse acceptable à la question de savoir comment il estpossible, au fond, que l’irrationalité existe.Cela peut être reformulé en disant qu’une croyance ration-

nelle peut être envisagée sous deux formes : relativement àla fondation ou à la justification de celle-ci, et relativementà son origine (c’est-à-dire à son explication causale). Quelleque soit l’origine d’une croyance rationnelle, il est toujourspossible d’argumenter en sa faveur, c’est-à-dire d’invoquerdes raisons pour la soutenir. Nous sommes rationnels sinous acceptons une croyance rationnelle à partir de raisonset d’arguments, si nous faisons donc preuve de discernement

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nelles. L’irrationalisme est une doctrine paradoxale. Tous lesmotifs politiques et idéologiques mis à part, cela justifie ensoi l’attaque de Lukács contre l’irrationalisme.Mais qu’est-ce que Lukács attaque vraiment ? Quels sont

selon lui les traits caractéristiques de l’irrationalisme ?Lukács aborde l’irrationalisme comme une prise de posi-

tion relative aux problèmes sociaux et historiques. Contrai-rement à Popper, il le considère comme un phénomènemoderne, le produit d’un nouveau type de crises sociales.La nouveauté des crises consiste dans le fait que chaqueprogrès dans le champ de la technique, de la science et del’organisation sociale entraîne désormais la destruction desvaleurs, la croissance de l’exploitation et de l’inhumanité, larationalisation des systèmes partiels intensifiant la confusionet l’irrationalité de la structure globale.De cette vision d’inspiration marxiste Lukács déduit les

traits de l’irrationalisme, conçu comme la reconnaissancepessimiste de l’impénétrabilité de la totalité de la structuresociale. Cette « irrationalité objective » se heurte à la rationa-lité des systèmes partiels et séparés au sein de l’organisationsociale, et à la rationalité de la recherche scientifique devenueindispensable dans le monde moderne. L’inextricable struc-ture globale de la société et le procès historique par lequelcette structure a été formée semblent prouver que notre vieet l’histoire sont gouvernées par des forces aveugles, inac-cessibles à la raison.Ces déductions lukacsiennes sont causales au sens large du

terme, qui implique que certaines structures sont créées etexpliquées par d’autres structures complexes. De ce fait, la rela-tion causale se produit entre le capitalisme, entendu au sensd’un système global, et l’irrationalisme, considéré comme laphilosophie exprimant la vision du monde de la bourgeoise.Je pense que du point de vue du contenu, c’est-à-dire au

niveau philosophique et historique, cette explication de l’irra-

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ticisme et l’historicisme. (J’observe que ni Popper ni Lukácsn’avaient raison en posant que n’importe quelle variante del’historicisme est irrationaliste, mais de ce problème je nem’occupe pas ici.)Tandis que le « recul » comprime les caractéristiques de

l’irrationalisme au niveau du contenu, le moment de « réac-tion » nous ramène aux explications causales et implique laconclusion intéressante que l’irrationalisme n’a pas unehistoire autonome. C’est en effet la position que soutientLukács. Il en accepte et en représente la variante forte, enrefusant à l’irrationalisme même la possibilité d’avoir sapropre histoire. Cela s’accorde très bien avec la thèse quel’irrationalisme est un phénomène moderne.C’est précisément cette thèse qui oppose, au point de vue

historique, la théorie de Lukács sur l’irrationalisme à cellede Karl Popper.Lukács, d’ailleurs, n’affirme pas du tout que les philo-

sophes irrationalistes, comme par exemple Nietzsche, n’aientaucun mérite, ni, inversement, que le rationalisme ne poseaucun problème. Il analyse le rapport entre rationalisme etirrationalisme à maintes reprises en prétendant que le derniers’alimente de la faiblesse du premier. Cela équivaut à direque la possibilité de l’irrationalisme résulte du fait que toutesles formes de rationalité sont limitées.Naturellement, il ne faut pas oublier que ce rapport para-

doxal entre rationalisme et irrationalisme constitue pourLukács une antinomie qui caractérise exclusivement le mondebourgeois, et qui se dévoile seulement dans la perspectivede la vision du monde du prolétariat. La rationalité, quis’offre comme un modèle général à la philosophie bour-geoise, a un caractère purement technique et instrumental,étant donné qu’elle naît de la rationalisation capitaliste desrapports de domination et des relations économiques, ainsique du développement unilatéral des sciences, suivant le

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rationnel. Pour les croyances irrationnelles, au contraire,ces deux points de vue distincts n’existent pas. Si l’irratio-nalisme est toujours et purement causalement déterminé(étant rapportable à la structure sociale globale, aux intérêtsde classe ou à d’autres facteurs extérieurs à la pensée), alorscroire en l’irrationalisme est en soi irrationnel.Cette constatation banale nous préserve d’un raisonnement

fallacieux. Du fait qu’expliquer les phénomènes mentauxéquivaut à les rationaliser, il serait facile de tirer l’enseigne-ment que ces phénomènes sont rationnels pour la seuleraison qu’ils admettent une explication (qu’ils ont donc étérationalisés). Mais la croyance en l’irrationalisme n’est pasrendue rationnelle ni par le fait qu’on l’embrasse, parexemple, par intérêt, ni par le fait que l’objet de notrecroyance (en l’occurrence, l’irrationalisme) est dérivable del’état donné du monde.Parmi les nombreuses définitions lukacsiennes de l’irra-

tionalisme, j’en relève deux. Premièrement : l’irrationalismeest une réaction aux questions nouvelles et irrésolues poséespar la science et la philosophie (« une forme de réactionau développement dialectique de la pensée humaine6 »).Deuxièmement : l’irrationalisme est un recul, une manièred’esquiver les problèmes et les réponses.Parmi ces deux moments, le « recul » caractérise l’irratio-

nalisme au niveau du contenu. Cela veut dire que les philo-sophes irrationalistes se refusent à donner une réponse réelleaux problèmes. De l’existence même des problèmes ilsinfèrent que ceux-ci n’ont pas et ne peuvent jamais avoir unesolution. C’est de ce trait « décisif » que Lukács déduit toutesles caractéristiques supplémentaires dans lesquelles beaucoupd’autres auteurs ont vu les éléments constitutifs de l’irratio-nalisme, comme l’intuitionnisme, l’aristocratisme, l’agnos-

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6. G. Lukács, La Destruction de la raison, op. cit., p. 174.

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résulte directement que le rationalisme est une foi : il est lafoi irrationnelle en la raison8.Même Lukács soutient qu’en choisissant le rationalisme

l’on ne recourt pas à des réflexions rationnelles. Il pense, luiaussi, qu’il n’existe pas d’arguments rationnels pour plaideren faveur du rationalisme, parce que le choix entre ratio etirratio n’est jamais une question philosophique. Un tel choix– comme il dit – « n’est pas décidé par des délibérationsphilosophiques et intellectuelles, mais premièrement par laposition de classe9 ». Nous sommes arrivés au point où nouspouvons constater que pour Popper c’est le choix arbitraire,alors que pour Lukács c’est la détermination causale qui estdécisive pour embrasser le rationalisme. Ainsi la fondationdu rationalisme est, pour tous les deux, irrationnelle, bienque Lukács n’énonce pas cette thèse, et ne reconnaîtraitjamais qu’il serait prêt à l’accepter.J’ai dit plus tôt que la croyance en l’irrationalisme est en

soi irrationnelle. Maintenant j’y ajoute que l’inverse est éga-lement vrai : embrasser le rationalisme est en soi rationnel.Ainsi je me mets en opposition à la fois avec Popper et Lukács.Contre Popper ma thèse implique qu’il est bien possibled’argumenter rationnellement en faveur du rationalisme.Contre Lukács elle implique que, si important que soit lerôle des facteurs extérieurs et causaux, le choix du rationa-lisme est un acte rationnel : nous sommes rationalistes dansla mesure où notre choix du rationalisme est en lui-mêmerationnel, et s’appuie sur des arguments rationnels.

*

En guise de conclusion, je présente un argument pourdémontrer que le rationalisme peut être fondé, ou que le choix

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modèle des sciences de la nature. De cette façon, les cou-rants rationalistes de la philosophie bourgeoise s’enfermentdans le cadre de l’intellect analytique. Selon Lukács, c’estégalement un recul. C’est un refus de sortir de la penséelimitée au niveau de l’intellect, un refus de la remplacer parune rationalité plus riche et englobante, c’est-à-dire par laraison dialectique. À ce point, grâce à la pensée dialectique,pourrait naître un rationalisme de plus haut niveau, maisc’est précisément là que s’arrête l’irrationalisme. Il érige lesbarrières de la connaissance par l’intellect en barrières de laconnaissance en général, et transforme le problème qui a étérendu artificiellement insoluble en un problème transcen-dant la raison7.Aujourd’hui, on ne peut pas affirmer sérieusement que la

faiblesse du rationalisme résulte purement de la structurede la vision du monde de la bourgeoisie, et que cette limita-tion ne peut être vaincue que par la vision du monde du pro-létariat. Mais le fait décrit par Lukács existe pourtant : il seproduit dans des domaines différents du savoir, comme parexemple dans la philosophie de la science, moderne et post-moderne. Ainsi se pose toujours à nouveau la nécessité derenouveler notre concept de la rationalité, en choisissantentre l’alternative rationaliste et irrationaliste.Que l’irrationalisme s’alimente de la faiblesse du rationa-

lisme peut être réduit à l’affirmation que l’irrationalisme fut,en dernière instance, créé par le rationalisme, une affirma-tion qui n’est pas très différente de la thèse de Popper selonlaquelle le rapport entre rationalisme et irrationalisme estasymétrique, parce qu’il est toujours possible d’argumenterrationnellement en faveur de l’irrationalisme, contrairementau rationalisme qui, en revanche, ne peut jamais être fondéet accepté par des raisons et arguments rationnels. Il en

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7. Ibid., p. 72.8. K. R. Popper, The Open Society and Its Enemies, tome 2, op. cit., p. 231.9. G. Lukács, La Destruction de la raison, op. cit., p. 74.

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serait-ce que tacitement, l’hypothèse que la raison règnedans l’histoire.Il faut remarquer cependant que, dans les époques histo-

riques où l’irrationalisme s’était revêtu des formes du pouvoirpolitique, il s’est toujours montré comme la négation del’histoire et de l’homme en tant qu’être rationnel, exacte-ment au sens que nous avons donné plus haut au choix del’irrationalisme. C’est précisément de cela que traite LaDestruction de la raison (même si ce traitement est naturelle-ment unilatéral, et passe sous silence le caractère irrationneldu totalitarisme soviétique).Mais mon argument ne ratifie pas même le jugement

portant sur la manière dont l’irrationalisme apparaît à lalumière de l’histoire, car les faits et les attributions du sens sontégalement des choses bien distinctes, à ne pas confondre.En dehors de l’histoire, il y a encore d’autres raisons pour

faire le choix du rationalisme. Il suffit d’invoquer le fait, déjàmentionné auparavant, que toutes les actions irrationnellesont un élément de rationalité, et que la possibilité des actionset des pensées irrationnelles exige une explication. La recon-naissance du paradoxe de l’irrationalité justifie en soi-mêmele choix du rationalisme.Je répète que c’est le choix du rationalisme, et non la ratio-

nalité elle-même, qui peut avoir des motifs et des raisons.Le rationalisme, en tant que position philosophique, estnaturellement une question de choix, mais la rationalité nel’est pas pour autant. Pour citer encore une fois Davidson,« la rationalité est la condition même du fait qu’on ait despensées », et pour cela « les acteurs ne peuvent pas déciders’ils acceptent ou non les attributs fondamentaux de la ratio-nalité11 ».

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LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

du rationalisme peut être motivé, au sens que j’ai exposé ci-dessus10. À proprement parler, la thèse que l’on doit prouverest la suivante :

(T)il existe des motifs (évidences et connaissances vraies)tels que, si ce sont factuellement eux qui motiventnotre engagement en faveur du rationalisme, alorsnotre choix du rationalisme n’est pas irrationnel (niau sens de l’arbitraire ni au sens de la déterminationpurement causale).

Un tel motif consiste à réaliser que la rationalité en elle-même est fondée par l’histoire (même par l’évolution), ausens où elle est un produit de l’histoire (et de l’évolution).Si l’on reconnaît ce fait, alors en optant pour le rationa-lisme, on est obligé d’admettre que l’homme a été fait parl’histoire et l’évolution. C’est choisir l’homme en tant qu’êtrerationnel.Naturellement il n’est jamais possible d’exclure le choix

de l’irrationalisme. Un tel choix, inversement, a la significa-tion de nier l’histoire et l’évolution, ou bien de nier l’hommeen tant qu’être rationnel.Faire appel à l’histoire peut provoquer une objection appa-

remment grave, puisqu’il n’existe pas de lieu commun plusbanal que d’affirmer l’irrationalité de l’histoire. Mais direque l’histoire est rationnelle et dire que la rationalité est leproduit de l’histoire sont deux affirmations distinctes etabsolument indépendantes l’une de l’autre.Mon argument ne touche pas à la question de la ratio-

nalité ou de l’irrationalité de l’histoire, et ne ratifie pas, ne

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10. János Kelemen, « Historicism and Rationalism », in Hronszky-Fehér-Dayka (éds), Scientific Knowledge Socialized, Budapest, Akadémiai Kiadó,1988, p. 347-365.

11. Donald Davidson, « Incoherence and Irrationality », in Donald Davidson,Problems of Rationality, Oxford, Clarendon Press, 2004, p. 196.

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LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE DANS LE DERNIER SYSTÈME DE LUKÁCS

Pierre RUSCH

En adoptant à la fin de sa vie la forme du système phi-losophique, György Lukács se confronte à une série deproblèmes nouveaux1. Dans la mesure où il se revendiquedu marxisme, il soulève la question de l’unité et de la cohé-rence philosophique de la pensée de Marx. Mais cette tâcheexégétique ne constitue qu’un aspect d’un problème plusfondamental, lié au fait que le « système » en l’occurrence viseavant tout à caractériser et à ordonner dans le cadre d’uneontologie sociale l’ensemble des pratiques humaines : letravail productif et la création artistique, la connaissancescientifique et la régulation juridique, les relations familialeset la conscience religieuse. Le critère de cohérence concep-tuelle se combine ici à une exigence d’intégration anthropo-logique, tributaire d’une connaissance factuelle des sociétés

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Nous voilà ramenés à la même conclusion que celle quenous avons formulée à la lumière du raisonnement précé-dent : l’irrationalisme nie l’homme en tant qu’être rationnel,en niant ainsi un fait élémentaire. C’est pour cela qu’il estirrationnel de choisir l’irrationalisme. En tenant compte dece fait, on peut parler non seulement du paradoxe de l’irra-tionalité, mais aussi de celui de l’irrationalisme.L’histoire racontée par Lukács dans La Destruction de la

raison nous enseigne essentiellement la même chose. Le livreprésente le choix de l’irrationalisme comme un choix irra-tionnel et paradoxal. Un tel choix doit être expliqué dansdes termes causaux, et non par des raisons comme celles parlesquelles on expliquerait des choix rationnels.

L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

1. Je renvoie aux deux derniers ouvrages de Lukács, Die Eigenart des Ästhe-tischen (deux tomes, Neuwied, Luchterhand, 1963, désormais cité EA) etZur Ontologie des gesellschaftlichen Seins (posthume, deux tomes, Neuwied,Luchterhand, 1986). Ce dernier ensemble est actuellement en cours detraduction aux Éditions Delga (Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, trad.A. Monville et D. Renault, Paris, Delga, 2009 ; Ontologie de l’être social. Letravail ; la reproduction, trad. J.-P. Morbois et D. Renault, Paris, Delga, 2011 ;Ontologie de l’être social. L’idéologie ; l’aliénation, trad. J.-P. Morbois et D. Renault,Paris, Delga, 2011).

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sentation3 signale en effet la fonction commune de cesmanières d’être : pour s’orienter dans le monde, pour agirsur le monde et s’affirmer contre le monde, l’homme produiten permanence de multiples représentations qui à la foisreflètent et interprètent le réel. L’art et la science constituentles axes principaux de ce travail, auxquels viennent s’ajouterle droit, la religion et, implicitement, toutes les activités queMarx rassemble sous le terme d’« idéologie ». Il semble dèslors que la philosophie soit l’une de ces sphères en voied’autonomisation et qu’il existe, à défaut d’un objet (Lukácsse refuse à découper le réel en régions distinctes), du moinsdes questions spécifiques à la philosophie, qu’elle abordeavec son langage et selon son « régime » propre, et dont ellen’a à rendre compte devant aucune autre instance. Il existeune vérité philosophique – ou un mode philosophique de lavérité – qui ne se confond ni avec la vérité artistique, ni avecla vérité scientifique.Cette vision « disciplinaire » de la philosophie est cepen-

dant contredite par le projet même de Lukács, en deux sensau moins. D’une part, comme ontologie, la philosophie estle discours de la connaissance du fondement commun detoutes les autres sphères. Elle se distingue des autres modesde discours pour autant qu’elle veut mettre à jour le substratontologique que ceux-ci ne peuvent thématiser dans leurpropre champ, mais que tous présupposent nécessairement.Il s’agit de restaurer le niveau de réalité régi par les caté-gories ultimes de l’être (social) : l’un et le multiple, le mêmeet l’autre, l’universel et le singulier, le contingent et le néces-saire. Pour le dire autrement, la philosophie dans ce rôle viseà ressaisir l’unité de la représentation rationnelle du monde

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LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

humaines et de leur évolution historique. La philosophiese trouve ainsi confrontée à une tâche qui, depuis Hegel etAuguste Comte, avait été largement éclipsée soit par la spé-culation transcendantale, soit par le déchiffrement critiquedes formes de domination. Cette volonté d’organiser systé-matiquement l’ensemble des activités humaines sur la based’une analytique rigoureuse des modes d’existence définitune « anthropologie philosophique » plus fondamentale quele courant de pensée habituellement désigné sous ce nom,et dans laquelle s’inscrivent aussi, par exemple, des penseurscomme Alfred North Whitehead ou Ernst Cassirer2.

1. Le modèle lukacsien

On se souvient de l’image à laquelle Lukács recourt dansla Préface de l’Esthétique de 1963 pour illustrer l’évolutionculturelle de l’homme au cours de l’histoire : différents modesd’activité se développent et s’autonomisent progressive-ment pour constituer des domaines spécifiques, régis parleurs lois propres, mais qui – ne serait-ce que parce quel’individu ne peut jamais s’abstraire complètement dans uneactivité spécialisée – tiennent encore par de multiples média-tions à leur terreau d’origine et reviennent constamment sefondre en lui. Ces sphères d’activité, dit Lukács, trouventdans la vie quotidienne leur source et leur aboutissement :cela doit s’entendre à la fois sur le plan diachronique et surle plan synchronique, comme un mouvement orienté dansle temps à partir d’une activité commune indifférenciée,et comme un mode de circulation des contenus représen-tationnels au sein du corps social. La catégorie de la repré-

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2. Cf. notamment A. N. Whitehead, Aventures d’idées. Dynamique des conceptset évolution des sociétés, trad. J.-M. Breuvart et A. Parmentier, Paris, Le Cerf,1993 ; Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, trad. N. Massa, Paris, Éditions deMinuit, 1975.

3. Je me suis expliqué ailleurs des raisons qui me conduisent à traduire ainsil’allemand Widerspiegelung (cf. L’Œuvre-monde. Essai sur la pensée du dernierLukács, à paraître aux Éditions Klincksieck).

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spécifiques auxquels le profane a de moins en moins accès.Plus gravement que l’homme primitif, nous sommes soumisà des forces que nous ne maîtrisons pas, que ce soient lesnouvelles technologies, les mécanismes des marchés finan-ciers ou les arcanes de la prise de décision politique àl’échelle mondiale. Dire qu’une des tâches de la philosophieest de permettre à l’« homme sans qualités » de se réap-proprier cette compétence, ce n’est pas la confiner à un rôlepédagogique, encore moins à une simple fonction de vul-garisation. En contribuant à réintroduire les résultats desactivités spécialisées dans le tissu de la vie quotidienne, elleexerce une double critique. D’abord à l’égard de ces sphèresspécialisées en les rappelant pour ainsi dire à leurs devoirsenvers la collectivité. Mais aussi à l’égard de la vie quoti-dienne et de son « sens commun », que Lukács, fidèle à savieille méfiance envers tout spontanéisme, se garde bien defétichiser. Cette quotidienneté, qui, selon la formule d’HenriLefebvre, « en suprême instance, juge la sagesse, le savoir,le pouvoir6 », subit trop de pressions et d’aliénations pourfournir un critère positif à la pensée. Formellement, Lukácsretrouve ici la position socratique d’une philosophie qui nerenonce jamais à s’adresser à tous, mais qui refuse de selaisser enfermer dans les limites de l’évidence et du langagecommuns.En réintégrant dans la conscience commune les contenus

de plus en plus médiatisés des arts et des sciences, de l’éco-nomie et de la politique, de la religion et du droit, la philo-sophie réactualise la catégorie de la totalité sur un plan nonmétaphysique, de part en part historique. Elle affirme lesdroits de l’humain sur tout ce que l’homme produit, et fondesur l’unité de leur genèse la possibilité théorique de ressaisir

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à travers la diversité de ses régimes particuliers. D’autrepart, la philosophie constitue aussi le métadiscours systé-matique qui rend compte du mouvement d’ensemble –comportant différenciation et réintégration – des différentessphères, de leurs rapports réciproques et de leur conver-gence ultime dans une pratique commune. Dans la premièrede ces fonctions, elle pourrait certes conserver un statutspécialisé, qui en somme a toujours été celui de la métaphy-sique. Je n’entends pas par là préjuger de la nature métaphy-sique du projet lukacsien : je laisse simplement ouverte lapossibilité qu’un tel projet suscite une sorte de « métaspé-cialité », un discours spécialisé sur le fondement commundes discours spécialisés. Telle est par exemple la position dunéopositivisme, qui veut clarifier les conditions de possibilitéet de validité de tous les discours, et mobilise à cet effet l’exper-tise formelle de la science. Le commun, ici, n’est certes pasl’ordinaire. Dans sa seconde fonction, en revanche, la philo-sophie ne peut s’enfermer dans un discours purement tech-nique sans s’exposer à une contradiction pragmatique : elles’efforcerait en effet de rendre compte des relations entreles discours spécialisés et de leur réintégration dans l’immé-diateté quotidienne en produisant un nouveau discoursspécialisé, qui reposerait les mêmes questions.La vie quotidienne tend selon Lukács à transformer « le

monde des médiations nouvellement conquises en un nou-veau monde de l’immédiateté4 ». On a parlé à ce proposd’une « force quotidianisante » qui sans relâche domestiquel’étrangeté de l’existence5. La philosophie vient en quelquesorte au secours de cette force en réduisant aussi l’étrangetédes discours spécialisés. Car notre existence et bien davan-tage : la substance humaine de la société dépendent de savoirs

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4. EA, I, p. 87.5. Cf. Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005.

6. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, tome 1, Paris, L’Arche,1958, p. 13.

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2. Confrontations

Or c’est précisément par son caractère systématique quela philosophie peut assumer cette fonction d’intégration dupassé – sans tomber dans la restauration pure et simple. Lelogicien Jules Vuillemin met vivement en lumière la doubledimension du système philosophique :

Puisque la logique s’applique à l’ontologie, laphilosophie est axiomatique de la même manièreque les systèmes axiomatiques matériels. De plus,n’importe quelle série de prémisses qui contien-nent une ontologie contient encore le tout de laréalité, et on peut dès lors dire que la philosophieest systématique en un deuxième sens, qui rap-pelle et transforme l’universalité du mythe8.

Mouvement remarquable : l’effort de formalisation entre-pris pour débarrasser la philosophie de ses fausses croyanceset de ses pseudo-problèmes la ramène finalement à la figurede la totalité et à l’« universalité du mythe ». C’est précisé-ment l’objectif que se fixe le dernier Lukács, au logicismeprès : développer une vision cohérente du « tout de la réalité »dans un système qui ne disqualifie pas purement et simple-ment les anciennes demandes de sens.Mais il est encore plus instructif pour notre propos

d’établir un parallèle avec l’analyse développée par JürgenHabermas dans Le Discours philosophique de la modernité(1985). La critique du déconstructivisme derridien, notam-ment dans sa volonté délibérée de gommer la différenceentre pensée philosophique et création littéraire, amène en

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dans une expérience spécifique la multiplicité des formesde conscience. Je prolongerai le propos de Lukács en disantque cette exigence d’intégration prend inévitablement lecaractère d’une protestation contre le processus historiquede spécialisation. En effet, l’intégration visée par l’effortphilosophique correspond toujours formellement à un modede conscience dépassé, à un stade historique de moindredifférenciation. À la rigueur, on peut dire que la fin est pourLukács l’origine, et que le moment où la connaissance, l’art,la religion et la vie quotidienne ne faisaient qu’un décritaussi le but ultime poursuivi par la philosophie. On pourrase gausser, et trouver là l’origine structurelle du « restaura-tisme » culturel du philosophe hongrois. Je préfère y voirl’expression systématique de ce que Walter Benjamin appelaitle nécessaire « sauvetage du passé », et qu’il saisissait quant àlui dans l’image de l’Ange de l’Histoire, dont le visage esttourné vers le passé :

Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts etrassembler ce qui a été démembré. Mais du paradissouffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes,si violemment que l’ange ne peut plus les refermer.Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’ave-nir auquel il tourne le dos […] Cette tempête estce que nous appelons le progrès7.

La philosophie est jumelle de cet Ange-là, car elle est ungenre historique : que ce soit sous sa forme sapientale tradi-tionnelle ou sous sa forme académique moderne, c’est tou-jours derrière elle qu’elle cherche l’image de ce à quoi elle tend,tout en sachant que jamais le nouveau ne reproduira l’ancien.

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7. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, trad. M. de Gan-dillac et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 434.

8. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1986, p. 105.

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pomorphisant de la science aux activités anthropomorphi-santes (qui rassemblent notamment l’art et la morale). Lesécarts entre les deux schémas traduisent la différence entreune approche « procédurale » de type kantien, axée sur lesconditions de réalisation d’une entente intersubjective, etune approche ontologique, dans laquelle la relation entre lesujet humain et le monde objectif joue un rôle constitutif.Ce dispositif, en tout état de cause, permet à Habermas dedéfinir clairement la place de la philosophie :

La philosophie […] occupe une position double,analogue à celle de la critique littéraire. Son intérêtporte, d’une part, sur les bases de la science, de lamorale et du droit, et ses énoncés ont une ambi-tion théorique. En se distinguant par des pro-blématiques universalistes et par des stratégiesthéoriques fortes, elle est étroitement liée auxsciences. Et pourtant, la philosophie n’est passeulement un élément ésotérique d’une cultured’experts. Elle est aussi étroitement liée à la tota-lité du monde vécu et au sens commun, même si– subversive sans réserve – elle ébranle les certi-tudes de la pratique quotidienne. Par rapport auxsystèmes du savoir, la pensée philosophiquereprésente l’intérêt du monde vécu vis-à-vis de latotalité des fonctions et des structures qui sont liéeset emboîtées dans l’activité communicationnelle11.

Comme chez Lukács, la philosophie assume donc unedouble fonction : elle examine d’abord les propositions scien-tifiques, morales et juridiques sur leur cohérence interne etleur prétention de validité. Les lecteurs de Habermas savent

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effet Habermas à introduire un dispositif très proche decelui de Lukács.

Dans la mesure où Derrida généralise de manière exces-sive cette seule fonction du langage – sa fonction « poétique » –,il ne perçoit plus la relation complexe que la pratique quo-tidienne du langage normal entretient avec les deux sphèresnon quotidiennes dont la différenciation abstractive se faitpour ainsi dire dans des directions opposées. La tension entrele pôle de l’ouverture au monde [Welterschließung] et le pôlede la solution des problèmes posés est contenue dans lefaisceau fonctionnel du langage ordinaire, tandis que l’artet la littérature d’une part [c’est-à-dire le premier pôle (PR)],la science, la morale et le droit, de l’autre [c’est-à-dire ledeuxième pôle (PR)], se spécialisent dans des expérienceset des types de savoir qui se développent chaque fois dansla région d’une fonction du langage et d’une dimension devalidité, dans lesquelles ils seront élaborés9.

Les ressemblances avec le schéma lukacsien sont frap-pantes : c’est le même mouvement historique de différencia-tion, la même tension polaire entre deux modes de relationau monde, originairement confondus dans l’expérience quo-tidienne et progressivement organisés autour de leurs exi-gences propres. Habermas, dans cette perspective, distingueentre le travail de « résolution des problèmes » (catégorie danslaquelle la morale et le droit côtoient la science) et le travaild’« ouverture au monde10 » (dans l’art et la littérature) – dela même manière que Lukács oppose le travail désanthro-

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9. Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, trad. Ch. Bou-chindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 244.10. On peut émettre quelques réserves sur cette traduction de Welterschließung.Il me semble qu’on doit entendre le terme dans un sens plus actif : ouver-ture ou déchiffrement, voire reconstruction du monde. 11. Ibid., p. 245.

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de démarquer la philosophie de la littérature ou de l’art (etd’une façon générale les différents genres entre eux). Maisil ne s’appuie pas, pour ce faire, sur des dichotomies aussitranchées : l’appartenance de l’art, de la philosophie et de lascience à la catégorie commune de la Widerspiegelung luiinterdit déjà d’opposer purement et simplement la « fiction »littéraire à la « vérité » scientifique, donc d’obliger la philo-sophie à choisir entre l’une et l’autre. D’une part, il se refuseà adosser d’une manière aussi univoque la philosophie aumodèle scientifique ou, pour parler comme Habermas, à lafonction de « résolution des problèmes13 ». D’autre part, etcorrélativement, il rapproche la philosophie de la pratiqueartistique dans la mesure où elle vise comme celle-ci à cons-truire l’image d’un monde habité par l’homme. La qualitéesthétique centrale de la Welthaftigkeit, de la « mondanéité »,n’est pas essentiellement différente de l’effort philosophiquepour restaurer l’intégrité humaine à travers les expériencesde la dissociation. Certes, la philosophie ne s’immerge pascomme l’art dans l’élément d’une vision subjective, elle nes’enracine pas dans les particularités d’une expérience indi-viduelle ; mais elle a en commun avec lui de ne pouvoir viserle vrai qu’à la jonction du cognitif et du pratique, de l’être

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que, dans ce rôle, elle développe un argumentaire dont latechnicité ne le cède en rien à celle des disciplines examinées.Mais à l’instar de la critique littéraire, la philosophie jetteaussi une passerelle entre ces savoirs et le sens commun ; elle« traduit » les discours spécialisés dans le langage ordinairedu profane et permet ainsi à l’expérience commune d’assi-miler et le cas échéant de critiquer les contenus nouveauxmis à jour par les « cultures d’experts ». C’est exactement ceque Lukács appelle « transformer le monde nouvellementconquis des médiations en un nouveau monde de l’immé-diateté ». Mais le parallèle avec Habermas fait aussi ressortirquelques traits spécifiques du projet lukacsien.On remarque d’abord que Habermas limite la fonction

médiatrice de la philosophie aux relations entre le mondevécu et les discours de « résolution des problèmes », auxquelselle appartient par ailleurs en tant que « savoir d’experts ». Illaisse à la critique, dont la philosophie n’est en l’occurrencequ’un « analogue », le soin d’assimiler l’invention littéraire etartistique. C’est pourquoi l’esthétique n’a pas de lieu propredans son système. Une telle asymétrie n’est pas une simplequestion d’orientation personnelle, elle pose un problèmestructurel dans la mesure où elle ne nous dit pas d’où la phi-losophie peut bien tirer sa capacité à « représenter l’intérêtdu monde vécu » face aux discours d’experts. En tant quesavoir spécialisé, comment peut-elle faire droit aux exigencesd’un mode d’énonciation non spécialisé de la vérité ?

Chez Lukács, au contraire, la philosophie entretient unrapport essentiel avec l’art. Non qu’il anticipe en quelquemanière la « poétique » philosophique de Derrida, l’« inven-tion conceptuelle » de Deleuze ou la métaphorologie de Blu-menberg12 : Lukács n’est pas moins soucieux que Habermas

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12. Sur la critique adressée par Habermas à Hans Blumenberg, cf. Jürgen

Habermas, La Pensée post-métaphysique, trad. R. Rochlitz, Paris, ArmandColin, 1993, chap. IX : « La philosophie et la science font-elles partie de lalittérature ? ».13. Nous tenons là la réponse à la question posée plus haut : la philosophie,pour Habermas, participe de l’existence quotidienne pour autant que celle-cicomporte aussi une activité de « résolution de problèmes » : « Dans la pra-tique quotidienne, [les actes de parole] fonctionnent dans des contextesd’action dans lesquels les participants dominent les situations et – disons-le – doivent résoudre des problèmes. » (La Pensée post-métaphysique, op. cit.,p. 261.) On ne peut s’empêcher de penser que la critique habermassiennedu déconstructivisme aurait gagné en force de conviction, si le philosopheavait montré plus de sensibilité à la réalité de l’individu quotidien, qui assu-rément ne « domine » pas les situations et n’entreprend pas de « résoudredes problèmes » comme un physicien dans son laboratoire.

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3. Les tâches de la philosophie

En adoptant la forme systématique, disais-je, Lukács s’estconfronté à une série de problèmes nouveaux. Encore faut-il s’entendre sur le sens du terme « système ». Il ne s’agit pasici d’un système logique fondé sur une axiomatique rigou-reuse : une telle acception ne serait pas compatible avec ladistinction fondatrice que Lukács opère entre science etphilosophie. L’axiomatique, au sens propre, est synonymed’indécidabilité et donc de pluralisme. Des systèmes baséssur des axiomes différents ne sont pas comparables entre eux,ils ne peuvent être critiqués ni réfutés que sur des considéra-tions de consistance interne, à quoi se résume souvent touteleur « vérité14 ». Ce n’est certainement pas cette forme deconsistance que vise Lukács, et ce ne sont pas ces problèmesformels qu’il entreprend de résoudre. La cohérence duprojet lukacsien vient d’abord de son intérêt pour le « tout dela réalité » et notamment pour les différentes formes d’activitéhumaine, considérées comme les efflorescences d’un être-au-monde originaire. Une philosophie est systématique, dece point de vue, pour autant qu’elle prend à tâche de décrirecette forme première de l’existence humaine, sa structurecatégorielle spécifique, et sa différenciation selon un principede continuité génétique. Elle est systématique pour autantqu’elle pose, à tous les stades de l’évolution historique, laquestion des rapports entre les différents modes de cons-cience. Elle est systématique pour autant qu’elle parvient àidentifier les grandes fonctions sociales qui se perpétuentet se transforment à travers toutes les réorganisations duchamp de l’expérience. Dans ce domaine, que j’ai décritcomme une « anthropologie philosophique » fondamentale,

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et du devoir-être, de l’universel abstrait et de sa réalisationconcrète. Elle se différencie donc de la science dans lamesure où elle ne peut montrer le monde comme il est qu’àla lumière du monde qu’elle veut amener à l’être : les « pro-blèmes » auxquels elle se confronte et les « solutions » qu’elleleur apporte sont essentiellement d’un autre ordre que lesproblèmes et les solutions de la science.Cette parenté avec l’art se traduit aussi sur le plan du

rapport de la philosophie avec son histoire. Dans le domainescientifique, toute avancée nouvelle disqualifie un certainnombre de conceptions anciennes, qui se trouvent dès lorsrenvoyées à la seule histoire des sciences. Dans l’art, enrevanche, la valeur propre d’une œuvre n’est nullementaffectée par la réussite d’une œuvre nouvelle, et le passéconserve essentiellement son actualité. Le phénomène des« renaissances » artistiques illustre cette structure spécifique.Or la philosophie partage avec l’art cette temporalité nonlinéaire qui fait par exemple qu’Aristote et Spinoza ne serontjamais « dépassés » au même sens que Galien ou Ptolémée.Le rapport à l’histoire de la philosophie est constitutif dudiscours philosophique, comme l’histoire de l’art est engagéedans chaque œuvre nouvelle. Se révèle ainsi une temporalitéstratifiée qui, plus que le progrès univoque des sciences,apparaît comme le temps propre du genre humain : toutesles formes dans lesquelles l’humanité a une fois exprimé sonrapport au monde gardent en quelque sorte un droit sur sonidentité essentielle. On vise la même asymétrie en établissantque l’art accède très tôt à une forme de perfection (dès lespeintures pariétales préhistoriques, quoi qu’en dise Lukács),tandis que la science s’est laborieusement élevée au coursdes siècles vers un savoir sûr.

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14. Cf. les développements éclairants de Jacques Bouveresse dans La Demandephilosophique, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 83-107.

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Experimentum mundi, Jean-Paul Sartre dans Critique de laraison dialectique y ont eux aussi fait droit sans rien lâcherd’une pensée en prise avec le monde. La philosophie estd’autant plus tenue d’assurer ce travail d’intégration que lessphères spécialisées se montrent plus réticentes à s’encom-brer de considérations hétéronomes.Le choix n’est certes pas sans dangers. Aujourd’hui encore

plus qu’hier, le philosophe systématique prend le risque deperdre de vue la complexité réelle des faits, au bénéfice dela cohérence formelle de la pensée, voire d’un simple soucide conséquence morale. Il s’expose notamment à arrêterle mouvement réel du savoir et à s’enfermer face à lui dansle déni et l’ignorance. Un tel raidissement discréditeraitgravement la philosophie, qui non seulement laisserait lathéorie scientifique ou la connaissance historique ou lapratique sociale réelles sortir de son horizon (en leur aban-donnant le monopole de l’invention intellectuelle), maisrenoncerait aussi à remplir sa fonction de médiation relati-vement au sens commun. Il faut sur ce point donner raisonà Jacques Bouveresse quand il écrit que « nous ne pouvons,en philosophie, échapper à l’obligation de commencer parce que les connaissances théoriques du moment, prisesdans leur état le meilleur et le plus avancé, peuvent nousapprendre sur l’objet de notre recherche15 ». On posera doncqu’un système philosophique se justifie d’abord par la véritéfactuelle des assertions qu’il supporte, et en particulier parl’accord de ses conclusions avec les hypothèses vérifiées des

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LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

les auteurs peuvent certes opérer des choix spécifiques, des-sinant une quasi-axiomatique : où Lukács privilégie le rapportsujet-objet et la téléologie de l’acte de travail fondé sur lareprésentation, Ernst Cassirer souligne l’importance cons-titutive de la fonction symbolique, tandis que Habermas etJean-Marc Ferry mettent en avant la communication inter-subjective. Mais ces options théoriques ne sont jamais denature à refermer le système sur lui-même et à interdire laconfrontation des thèses. Le plan de comparaison est garantipar l’unité et la réalité de l’objet, également présupposé partous.Il faut s’entendre aussi sur le terme « problèmes nouveaux » :

un certain nombre de thèmes abordés ici sont certainementnouveaux dans l’œuvre de Lukács, qui n’avait encore jamaissi largement ouvert l’arc de sa réflexion philosophique. Ilssont nouveaux aussi dans la mesure où ils vouent perpétuel-lement la philosophie à des contenus inédits. Jamais en effetla science ne s’est autant éloignée de l’évidence commune,jamais la connaissance de la diversité humaine n’a été siétendue, jamais la création artistique n’a paru aussi arbitraire.C’est tout cela qu’il faut à chaque fois tenir ensemble etramener à l’unité. Pour autant, le projet est aussi ancien quela philosophie elle-même. La typologie idéale de Platon,l’encyclopédisme aristotélicien, les taxonomies scolastiques,la théorie kantienne des facultés et bien sûr le Systèmeabsolu de Hegel – toutes ces constructions répondent à cequ’il faut sans doute considérer comme un besoin perma-nent de la philosophie : ordonner en une totalité signifianteles multiples modes d’existence, les niveaux de réalité, lestypes d’activité, les ordres d’être. Lukács s’inscrit par là dansune longue tradition, qu’il ne suffit pas de récuser comme«prémoderne » : ni l’ouverture à l’historicité concrète ni lapréoccupation pratique ne constituent des objections a priorià ce projet de fondation systématique. Ernst Bloch dans

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15. Cf. J. Bouveresse, La Demande philosophique, op. cit., p. 119. Bouveressecite ici Putnam, pour qui il est essentiel de « rappeler à quel point les questionsphilosophiques et les questions scientifiques sont réellement différentes,sans nier que la philosophie ait besoin d’être informée par la meilleureconnaissance scientifique disponible ». (« Does Evolution Explain Repre-sentation? », in Renewing Philosophy, Cambridge – Londres, Harvard Uni-versity Press, 1992, p. 34.) La même chose vaut pour d’autres domainesque la science.

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IV.

LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

savoirs positifs. Seul cet accord avec les faits établis et lespratiques réelles donne consistance aux postulats du systèmeet les fait échapper au statut de simples croyances.Reste que tout dans la philosophie n’est pas vérifiable au

sens du savoir positif, et qu’il serait ruineux de lier la véritéà ce seul critère. Une description exacte et exhaustive neferait encore pas une philosophie : une totalité est visée ici,qui n’est pas le résultat fortuit de l’addition de vérités par-tielles, qui possède son centre de gravité au-delà des faits etdes savoirs constitués. La condition d’existence de la totalitéest qu’elle fasse l’objet d’une volonté positive (peut-être seu-lement implicite), avec la part de choix, d’interprétation, derisque et de responsabilité que cela comporte. L’ontologieest aussi peu démontrable que le sens d’une vie ou la cohé-rence d’une œuvre d’art. Comme eux, elle mobilise les faitstout en visant au-delà d’eux. Sur ce décentrement se fondela croyance tenace que ce qui est architectoniquement jus-tifié doit correspondre en quelque manière à la vérité, fût-ceen dépit des faits (ou de certains faits), et qu’inversementaucun fait n’est par lui-même en mesure de contredire unsystème philosophique ; ici s’enracine aussi la vertu heuris-tique du système, qui permet de voir davantage que nerévèle la simple description. Rien ne nous préserve ici contrel’aveuglement dogmatique – rien, sinon la conscience aiguëque la philosophie doit assumer une totalité crédible pouracquérir la capacité de défendre « l’intérêt du monde vécu ».C’est à ce prix qu’elle peut être critique dans un universmorcelé, à ce prix qu’elle peut, par sa réserve face à « ce quiest le cas », réinventer la critique et chercher à restaurer cequi n’a encore jamais été.

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L’ONTOLOGIE DE L’ÊTRE SOCIALET SA RÉCEPTION

Jean-Pierre MORBOIS

Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action

Le 19 septembre 1964, Georg Lukács indique dans unelettre à son éditeur, Frank Benseler, que les développementsde la première partie de l’Éthique se révélant plus impor-tants que prévus, il envisage de les publier sous forme d’unvolume indépendant dont il évalue l’ampleur à « au moins300 pages », et qui s’intitulerait Zur Ontologie des gesellschaft-lichen Seins.L’Éthique elle-même, Lukács n’aura pas le temps de l’écrire.

Mais tout au long de l’Ontologie, qui atteindra finalement1 100 pages, Lukács abrège certains de ses développementsen indiquant que « cette question ne pourra être abordée demanière convenable que dans l’Éthique ». S’il s’intéresse àl’ontologie, c’est-à-dire à la science de l’être, s’il rappelleque la matière existe indépendamment de la consciencehumaine, que cette matière connaît des lois, rapports, pro-cessus, causalités qui lui sont immanents, indépendammenteux aussi de toute conscience humaine et exempts de toutetéléologie, s’il se penche sur ce qui fait le propre de l’homme,le travail, pour en arriver à la dialectique de la nécessité et de

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à Marx. Cette situation devait, vers la fin de l’année 1966,provoquer la dissidence de la JCR (trotskyste), celle desalthussériens, qui se proclamaient subitement maoïstes etcréaient l’Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes. Parallèlement, prochinois et nostalgiques dustalinisme quittaient le PCF et formaient, autour de l’hebdo-madaire L’Humanité nouvelle, l’embryon du futur PCMLF.

Lukács en son temps

L’ermite de Budapest est un homme seul, sans respon-sabilité politique. Ses thèmes de réflexion portent sur lesfondements mêmes de la pensée marxiste, bien en amontdes questions tactiques sur lesquelles le mouvement commu-niste international est en cours de scission. Comment Lukácsse situe-t-il à la fin de sa vie ? Dès avril 1957, alors mêmequ’il rentre de Roumanie où il a été détenu pour sa partici-pation au gouvernement d’Imre Nagy, alors qu’il est accuséde révisionnisme, il écrit qu’il faut « repenser beaucoup deproblèmes liés à l’œuvre de Staline. La réaction contre cetteœuvre se présente, dans le monde bourgeois, mais aussi àmaints égards, dans les pays socialistes, comme une révisionde la doctrine professée par Marx et Lénine. N’en doutonspas, tel est bien aujourd’hui, pour le marxisme-léninisme, ledanger capital. » Il ajoute plus loin que « le révisionnisme– c’est-à-dire le plus grave danger qui menace aujourd’huile marxisme – ne peut être combattu efficacement si l’on nesoumet d’abord le dogmatisme à une vigoureuse critique,tout ensemble théorique et pratique1 ».S’il considère le révisionnisme comme le danger princi-

pal, il rejette « la facture formelle, refermée sur elle-même et

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

la liberté, c’est pour étudier les phénomènes de consciencequi permettront à l’homme d’agir sur son destin, de leprendre en main et le rendre plus digne de lui-même. Lukácsétudie comment se révolter contre la réification et l’aliéna-tion, comment se donner les moyens idéologiques qui vontsous-tendre cette action.Encore faut-il étudier dans quelles conditions, dans quelle

conjoncture politique cette œuvre a été rédigée. Quelle futsa réception à l’époque de sa parution ? Quels sont les ensei-gnements qu’on peut en tirer, plus de quarante ans après,pour le monde d’aujourd’hui ?

La conjoncture politique à la fin des années 1960

À l’époque où Lukács écrit son Ontologie, le mouvementcommuniste international est en crise avec l’apparition augrand jour des divergences sino-soviétiques, et avec lui lemarxisme lui-même, dont il est la doctrine officielle. Lestextes publiés s’appuient sur le corpus marxiste-léninistecommun. Mais le débat n’a pas lieu au sein du Parti commu-niste français, qui reste fidèle à Moscou. On procède rapi-dement à l’exclusion de ceux qui, se référant, sans doutede manière dogmatique, à la lettre à des textes de Léninecomme L’État et la révolution, La Révolution prolétarienne etle renégat Kautsky, ou encore La Faillite de la IIe internationale,font valoir que les positions chinoises leur paraissent davan-tage conformes aux enseignements de Lénine que la théori-sation du passage pacifique au socialisme et du programmecommun, révisionniste à leurs yeux. Le débat n’a lieu qu’ausein de l’Union des Étudiants communistes, où se confron-tent les « Italiens », les trotskystes de Krivine, quelques pro-chinois qui répètent sans cesse leurs citations de Lénine.Seuls les althussériens, autour du cercle d’Ulm, sans prendreouvertement parti dans le débat, prétendent opérer un retour

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1. G. Lukács, La Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard,1960, p. 11-12.

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Existentialisme ou marxisme8 et La Destruction de la raison9, ilcherche à comprendre la généalogie des aberrations idéolo-giques de l’hitlérisme. Si, juste après la grande révolutionde 1917 en Russie, de 1918 et 1919 en Allemagne et enHongrie, l’enthousiasme révolutionnaire avait pu permettreune dérive vers l’idéalisme et le spontanéisme, les phé-nomènes contre-révolutionnaires de masse portés par lesfascismes conduisent en effet à s’interroger sur la complexitédes problèmes idéologiques, les problèmes de la manipu-lation idéologique et de la fausse conscience. Je crois véri-tablement que la confrontation au fascisme joue un rôleessentiel dans l’évolution des conceptions de Lukács.Avec l’Ontologie de l’être social, il reprend les choses à la

base. Il commence par dénoncer les idéologies dominantesde notre époque, le néo-positivisme et l’existentialisme, et leurserreurs ontologiques, à savoir le refus d’admettre clairementl’existence d’une réalité structurée existant indépendam-ment de la conscience humaine. Puis il souligne l’avancée deNicolas Hartmann vers une véritable ontologie. Il étudie ensuitece qu’il y a de faux et de juste dans l’ontologie de Hegel, avantd’exposer les principes ontologiques fondamentaux de Marx qui,« dépassant l’idéalisme ontologico-logique de Hegel », esquis-sent « aussi bien en théorie qu’en pratique les contours d’uneontologie historique matérialiste10 ». Après cette premièrepartie historique qui compte quatre chapitres, il développedans une deuxième partie une analyse systématique, couvrantégalement quatre chapitres, avec le travail, la reproduction,l’idéel et l’idéologie, et finalement l’aliénation.Trois chapitres séparés ont été publiés en livre de poche, en

Allemagne fédérale, chez Luchterhand. Le chapitre « Fausse

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

pseudo-théorique de la période stalinienne2 » qui lui paraîtcaractériser la lettre chinoise. Il dénonce les « sophismes defonctionnaires, parfois astucieusement tournés, qu’emploiela proclamation chinoise pour montrer que la guerre mon-diale “inévitable” est la seule voie vers le socialisme mondial3 ».Mais surtout Lukács insiste sur « la nécessité, pour l’Étatsocialiste, de garantir à chacun une vie humainement vécue4 ».De l’autre côté, l’élévation du niveau de vie, le « socialismede goulasch » prôné par Khrouchtchev, est loin de lui paraîtrele critère décisif. « Le développement économique par lui-même ne produit jamais le socialisme. La doctrine deKhrouchtchev selon laquelle le socialisme triompherait àl’échelle mondiale lorsque le niveau de vie de l’URSS dépas-serait celui des États-Unis était absolument fausse5. » Lukácsest donc ailleurs dans ce débat dont il renvoie dos à dos lesprotagonistes. Il faut critiquer Staline, mais pas pour sauverle stalinisme. Il faut critiquer le stalinisme, mais pas pourliquider le marxisme.Lukács, au plan philosophique, est surtout connu pour

Histoire et conscience de classe, recueil d’articles datant de 1919à 1922, et publié en France en 19606. Il révisera ultérieure-ment les conceptions de cet ouvrage, marqué, dit-il, par del’« idéalisme, […] [par une] conception déficiente de lathéorie du reflet, [une] négation de la dialectique de lanature7 ». Il s’est beaucoup consacré à la critique littéraire.À partir de 1935, et notamment dans ses deux ouvrages

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2. G. Lukács, «Contribution au débat entre la Chine et l’Union soviétique »,in Les Temps modernes, n°213, 1964, p. 1480.3. Ibid., p. 14824. Ibid., p. 1480.5. G. Lukács, « Interview de 1969 à la New Left Review », in Littérature,philosophie, marxisme, Paris, P.U.F., 1978, p. 156.6. G. Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1970.7. G. Lukács, « Il y va du réalisme », in Problèmes du réalisme, Paris, L’Arche,1975, p. 264.

8. G. Lukács, Existentialisme ou marxisme, Paris, Nagel, 1960.9. G. Lukács, La Destruction de la raison, Paris, L’Arche, 1958 et 1959.10. G. Lukács, «Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain»,in Cités, hors série 10e anniversaire, mars 2010, p. 360.

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joue dans la lutte de classes pour régler des conflits sociaux.Il y a donc entre science et idéologie une différence de fonc-tion, et non une différence entre le vrai et le faux.Le critère de vérité d’une science est naturellement, pour

Lukács, sa capacité à expliquer le réel et à le transformer.C’est donc la pratique qui est le critère de la vérité. Lukácsrécuse par ailleurs toute division artificielle de la connais-sance en sciences particulières. La définition qu’Althusserdonne de la science est toute différente. Pour lui, « unescience n’est telle que si elle peut, de plein droit, prétendreà la propriété d’un objet propre11 ». La pratique est éclipséepar la pratique théorique, qui produit les connaissances.« Le critère de la “vérité” des connaissances produites parla pratique théorique de Marx est fourni dans sa pratiquethéorique elle-même, c’est-à-dire par la valeur démonstra-tive, par les titres de scientificité des formes qui ont assuréla production de ces connaissances12. » Autant dire que lerapport au concret, taxé d’empirisme, est estompé au profitd’une cohérence rhétorique formelle. Il poursuit en affir-mant : « Contre l’empirisme, Marx soutenait que la connais-sance ne va pas du concret à l’abstrait mais de l’abstrait auconcret13. » Du mouvement dialectique entre théorie et pra-tique, il n’est pas question. Il ne retient qu’un mouvementunivoque. Il faut dire qu’Althusser, parlant de la contradic-tion, ne semble pas savoir de quoi il s’agit et lui témoignede la méfiance, comme si contradiction était synonyme detéléologie. De même, selon Althusser, « les concepts d’origine,

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

et véritable ontologie de Hegel » en septembre 1971, le cha-pitre « Les principes ontologiques fondamentaux de Marx »en novembre 1972 et « Le travail » en mars 1973. Ces troischapitres ont été traduits en anglais en 1978 et 1980 parMerlin Press à Londres. L’édition complète en allemandn’est intervenue qu’en 1984 et 1986 avec la parution destomes 13 et 14 des œuvres complètes, alors même qu’unetraduction en italien était parue en 1976 et 1981. Les élé-ments caractéristiques de la France et qui ont sans douteinhibé la réception de l’œuvre de Lukács, à savoir l’existenced’un Parti communiste puissant inféodé à Moscou, la pré-dominance de l’école althussérienne sur la pensée marxisteet celle de Jean-Paul Sartre sur la gauche non communiste,n’existaient pas en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne.En Italie, en revanche, on peut penser que les conceptionsplus ouvertes du PCI et l’importance de la pensée deGramsci, tout à la fois dialectique et historiciste, élaboréeen prison hors de toute influence stalinienne, constituaientdes facteurs plus favorables à la réception de la pensée deLukács.

L’hypothèque Althusser

Le retour à Marx a été bloqué en France par l’existencedu Parti communiste. Les réflexions sur le marxisme ontdonc surtout été le fait de milieux universitaires influencéspar l’enseignement de Louis Althusser, dont les thèmes sontà l’opposé de ceux de Lukács.Avec sa rupture épistémologique qui oppose le jeune Marx

d’avant 1845 au Marx marxiste d’après 1845, Althusserdistingue et oppose radicalement science et idéologie. PourLukács, une science est le reflet, dans la conscience deshommes, des lois, des processus de causalité qui structurentle réel. L’idéologie est caractérisée pour lui par le rôle qu’elle

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11. Louis Althusser, « Freud et Lacan », article paru dans Nouvelle Critiqueen décembre 1964, repris dans Positions, Paris, Éditions sociales, 1976,p. 18. Ainsi la psychanalyse est-elle promue au rang de science, puisqu’ellea son objet, l’inconscient.12. Louis Althusser, Lire Le Capital, tome 1, Paris, Maspero, 1975, p. 72.13. Louis Althusser, « La Soutenance d’Amiens », in Positions, op. cit.,p. 154.

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capitaliste dont ils sont les victimes18. » Il faut dire qu’Althusserse méfie avant tout de l’homme et du sujet. Comme l’écritAlain Lipietz dans son article « D’Althusser à Mao » : « Althusseret, à sa suite, Balibar et Poulantzas construisent leur systèmeen pourchassant l’homme (fût-il concret) de la souverainetéet de la maîtrise de sa propre histoire. Les hommes ne sontque les supports du mouvement des structures19. » Alors queLukács pense toujours la structure de manière dynamique,comme processus, on voit chez Althusser une « ossificationde la catégorie de contradiction en celle de structure20 ». Leschoses apparaissent comme immuables. Comme Balibar lereconnaît implicitement, « avec le concept de mode de pro-duction, on ne peut pas penser la transition d’une combi-naison structurelle à l’autre21 », ce qui pose quand mêmeproblème pour des marxistes qui ont en principe pour objec-tif de transformer la société.Il y a toutefois, dans l’althussérisme, une forme de rigueur

scientifique rassurante. Il permet d’analyser avec une cer-taine pertinence la reproduction des formations socialesexistantes, et c’est ainsi qu’il a donné lieu à un foisonnementd’études concrètes, avec Étienne Balibar, Roger Establet,Nicos Poulantzas, Charles Bettelheim, Christian Palloix,Pierre-Philippe Rey, etc.

Trop tôt, trop tard

Écrit en pleine crise du mouvement communiste inter-national, mais en marge du débat, le texte de Lukács paraîten allemand dans les années 1980, alors que la publication

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

de “sol originaire”, de genèse et de médiation sont à tenir apriori pour suspects14 ».Pour Althusser enfin « le marxisme est d’un même mou-

vement et en vertu de l’unique rupture épistémologiquequi le fonde, un antihumanisme et un antihistoricisme15 ».Lukács quant à lui examine toujours les faits, les idées,comme des processus, dans leur histoire, dans leur passé etleur devenir. Le genre humain, les concepts qui le détermi-nent sont également conçus dans leur évolution historique,depuis la sortie de l’homme de l’animalité primitive jusqu’àsa « spécificité humaine pour soi » qui se construit dans lesprogrès de la socialisation.Le concept d’aliénation est également rejeté par Althusser.

« Je ne crois pas que les passages [du Capital] où ce thème[de l’aliénation] est repris aient une portée théorique. Jesuggère par là que l’aliénation n’y figure pas comme unconcept vraiment pensé16 », ce qui peut paraître paradoxalde la part de quelqu’un qui promeut la psychanalyse au rangde science. « La philosophie […] n’a pas d’histoire17. » Elleest conçue comme le champ clos d’une lutte de tendances,sans fin, entre matérialisme et idéalisme, comme le lieud’une « prise de parti », avec tout ce que cette formulationpeut suggérer d’arbitraire.Curieusement, Althusser laisse pointer un relent de spon-

tanéisme quand il écrit : « Ceux des prolétaires qui lisent LeCapital peuvent le comprendre plus facilement que tous lesspécialistes bourgeois, aussi “savants” soient-ils. Pourquoi,parce que Le Capital parle tout simplement de l’exploitation

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14. Louis Althusser, Lire Le Capital, op. cit., p. 77.15. Ibid., p. 150.16. Louis Althusser, « La Soutenance d’Amiens », art. cit., p. 171.17. Louis Althusser, Lénine et la philosophie, février 1968, Paris, Maspero,1972, p. 19.

18. Louis Althusser, «Comment lire Le Capital » in L’Humanité du 21 mars1969, repris dans Positions, op. cit., p. 49.19. Alain Lipietz, « D’Althusser à Mao », in Les Temps modernes, n°328,novembre 1973, p. 753.20. Ibid., p. 758.21. Ibid., p. 759.

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forme juridique qu’est la propriété privée des moyens deproduction, ils n’ont pas supprimé le salariat ni son contenu,l’appropriation privée des moyens de production par unenouvelle classe dirigeante, la nomenklatura, régnant par lesmoyens d’une dictature policière. Cette bourgeoisie d’Étata dû constater l’inefficacité de son système et s’est convertieau capitalisme sauvage, voire maffieux.Le texte de Lukács est donc paru à la fois trop tôt et trop

tard. Est-ce à dire que le marxisme a pour autant disparudéfinitivement ? Le socialisme réel et son échec ont constituépour lui une hypothèque. En même temps, son effondre-ment dégage le terrain et peut permettre de retrouver dansle marxisme ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, unepensée critique permettant de comprendre le monde et dele transformer.

Sur l’ontologie de l’être

L’ontologie fondamentale sous-tend la compréhension del’ensemble du monde réel, de ses structures économiques etsociales jusqu’aux phénomènes de conscience qui motivent lesactions. Si le marxisme est une science, il doit reposer sur desbases scientifiques, ontologiques justes, car l’ontologie assurela cohérence ultime du système, et l’articulation des catégories. En explicitant l’ontologie latente chez les classiques du

marxisme, Lukács récuse tout matérialisme vulgaire, toutmécanisme. Le marxisme se situe à un point d’équilibreentre un idéalisme actif et un matérialisme mécaniste passif,ce qui permet à Lénine de dire que « l’idéalisme intelligentest plus près du matérialisme intelligent que le matérialismebête26 ». Il met en évidence la richesse des processus, desrapports, des contradictions, des interactions.

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

de L’Archipel du Goulag22 a achevé de révéler les réalités dustalinisme, à une époque où l’agonie du brejnévisme préludeà l’effondrement du socialisme réel en Europe, tandis qu’enChine c’est le Parti communiste chinois lui-même quiorganise l’intégration du pays dans le système capitalistemondial. Le maoïsme n’aura survécu ni à la disparition de soninitiateur, ni à celle de son monstrueux avatar cambodgien.Le marxisme a vécu sous sa forme de religion d’État, d’idéo-logie des pays socialistes et, de ce fait, il ne suscite plus guèred’intérêt.Lukács lui-même avait bien pointé les « transformations

de nombreuses personnes, qui autrefois étaient des révolu-tionnaires, en une bureaucratie brutalement manipulatrice,avec l’apparition d’une couche de véritables bureaucrates etmanipulateurs23 ». Mao Tsé-toung pour sa part avait indiqué :« On mène la révolution socialiste, et on ne sait même pasoù est la bourgeoisie ; or elle est dans le parti communiste24. »Sans doute Lukács ne pouvait-il pas aller plus loin dansl’analyse, mais il est clair que, pour un marxiste, l’honnêtetésubjective de tel ou tel dirigeant ne peut pas être un élémentd’appréciation pertinent en lieu et place de la structure declasse réelle de la formation sociale considérée. C’est seule-ment avec la somme magistrale de Charles Bettelheim, LesLuttes de classes en URSS25, que nous disposons enfin d’uneapplication du marxisme aux formations sociales du socia-lisme réel. Il y apparaît que, si les communistes ont aboli la

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22. Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, 3 tomes, Paris, Le Seuil,1974-1976.23. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, tome 2, Darmstadtund Neuwied, Luchterhand, 1986, p. 690.24. Mao Tsé-toung, cité dans le recueil La Lutte en Chine contre le vent dévia-tionniste de droite qui remet en cause les conclusions justes, Pékin, Éditions enlangues étrangères, 1976, p. 20.25. Charles Bettelheim, Les Luttes de classes en URSS, 4 tomes, Paris, Le Seuil-Maspero, 1974-1983.

26. Lénine, Cahiers philosophiques, in Œuvres, tome 38, Moscou, Éditionsdu Progrès, 1971, p. 260.

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lieu où prévaut une téléologie. « Ce qui distingue dès l’abordle plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, écritMarx, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant dela construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailaboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travail-leur28. » Comme le dit Lukács, « la conscience cesse d’êtreun simple épiphénomène de la reproduction biologique29 ».Pour réaliser ce travail qui vise à satisfaire leurs besoins

matériels, les hommes vont devoir opérer des choix, depuiscelui de la pierre primitive qui va être utilisée comme objetcontondant (en fonction de ses caractéristiques immédiatesou de ses caractéristiques potentielles après un façonnageadéquat) jusqu’à la fabrication des outils les plus élaborés,et des outils pour fabriquer des outils. Ils vont différer desbesoins dans le temps de manière à préparer les moyensnécessaires à leur satisfaction. Ils vont choisir les matièrespremières, choisir les propriétés mécaniques ou chimiquesqu’ils vont combiner, appliquer les unes aux autres.Le travail, s’il est réussi, produit une valeur, valeur d’usage

d’abord, valeur d’échange ensuite. L’acte de réalisation adonc une valeur (morale). Il obéit à un devoir (moral). EtLukács fait observer que, dans pratiquement toutes leslangues, le mot « valeur » a cette double acception. Ainsi, letravail est à la base de l’éthique.Qui dit travail dit aussi coopération dans le travail, répar-

tition du travail, avant même qu’il soit question de divisionsociale du travail. Et donc nécessité du langage pour com-muniquer, se coordonner dans cette répartition du travail.Engels disait à juste titre qu’il venait de ce que les hommes

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

On sait que le monde réel a eu une genèse, une évolution,que des êtres vivants, très différents de ceux que nous con-naissons aujourd’hui et dont nous trouvons les fossiles, ontexisté avant nous. Les lois physiques et chimiques, les loisde causalité existent objectivement dans la nature et l’acti-vité cognitive de la science se contente de les découvrir.Aucune téléologie n’a guidé cette évolution, qui est d’ailleursloin d’avoir été linéaire. Elle a eu ses contradictions, sesimpasses non viables, ses retours en arrière. Seules les loisnaturelles se sont appliquées pour aboutir progressivementà l’apparition de l’être humain.« L’ensemble de l’être est un processus historique […] Les

catégories sont des formes de l’être, des déterminations del’existence27. » L’être s’analyse ensuite en strates, en degrésétroitement liés les uns aux autres : la nature inorganique, lanature organique indissolublement liée au monde inorga-nique, composée des mêmes éléments, mais organisés dansun mode qui est celui de la vie, avec les plantes qui poussentsur les matériaux inorganiques, les animaux qui se nour-rissent de plantes ou se dévorent entre eux, et enfin l’êtresocial, le monde des hommes, des hommes conscients, deshommes qui vivent en société et ne peuvent vivre qu’ensociété, un monde qui fait partie du monde animal, maiss’en distingue radicalement. Entre ces différentes sphèress’établit un échange matériel. La transition d’une sphère àl’autre constitue un saut qualitatif.

Le travail

Le travail est, dans son essence, cette relation d’échangematériel entre l’homme (la société) et la nature. Il est le seul

L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

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27. G. Lukács, «Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain»,art. cit., p. 360.

28. Karl Marx, Le Capital, Livre 1er, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1962,p. 180-181.29. G. Lukács, «Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain»,art. cit., p. 362.

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l’espèce homme » se fait « tout d’abord aux dépens de lamajorité des hommes31 ».Le travail est aussi le modèle de toute pratique sociale, de

toute création, artistique par exemple, par laquelle il peutexprimer, extérioriser sa personnalité.

Une théorie du genre humain

Lukács définit donc dans l’Ontologie une théorie du genrehumain, d’un genre humain qui se construit historiquement,d’un genre humain dont les caractéristiques sont de plusen plus dignes de lui-même, d’un genre humain qui prendde plus en plus conscience de lui-même, passant, pourreprendre une terminologie hégélienne, d’un En soi à unPour soi. Le concept de Gattungsmäßigkeit [conformité àl’espèce, généricité] est donc central dans sa pensée.Le déploiement de cette spécificité humaine se trouve

entravé dans la société de classe, et tout particulièrementdans la société capitaliste. Le capital réifie le rapport sociald’exploitation et de domination, aliène l’individu qui setrouve dépossédé de ses objectivations, dans le travail en toutpremier lieu, et cette aliénation se répercute dans tous lesaspects de la vie sociale.C’est ainsi que Lukács intègre à sa réflexion le domaine

de la sexualité, qui est à la fois le rapport le plus naturel, leplus biologique, et le rapport social le plus élémentaireentre les hommes : il dénonce les tendances contemporainesà renvoyer la sexualité à une simple consommation etmontre en quoi elle est profondément aliénée, indigne de laspécificité humaine, si elle n’est pas à la fois dégagée durapport de domination masculine et accompagnée desreprésentations idéelles les plus complexes, les plus raffinées.

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

« avaient réciproquement quelque chose à se dire30 ». Et avecle langage, l’homme découvre l’abstraction, puisque le motdésigne toujours, non pas un objet particulier précis, maisune catégorie générique.Puis, le travail impliquant des masses d’hommes de plus

en plus importantes, une forme de travail va émerger quiva consister à agir sur d’autres hommes pour qu’ils se com-portent conformément à ce qui est attendu d’eux dans lecadre du projet.Les hommes sont contraints à l’action pour « répondre

aux circonstances », et cela les conduit à agir, même si denombreuses conditions leur échappent. Dans un premiertemps, ils vont tenter de les maîtriser par la magie, puis ilsvont améliorer la connaissance scientifique qu’ils en ont.Mais surtout, ils se transforment eux-mêmes, ils développentleurs capacités. Le développement de la production et deséchanges entraîne une socialisation sans cesse croissantedes êtres humains, et en même temps un processus de déve-loppement de leurs potentialités personnelles. Comme le ditMarx (et pour prévenir une objection althussérienne, il nele dit pas seulement dans les « Manuscrits de 1844 », maisaussi dans les Théories sur la plus-value rédigées dans lesannées 1860, et donc postérieurement à la prétendue coupureépistémologique) : « La production pour la production nesignifie rien d’autre que développement des forces produc-tives humaines, donc développement de la richesse de lanature humaine comme fin en soi… » L’individualité, lasingularité de l’être humain, peut faire place, dans certainesconditions, à une personnalité. Dans certaines conditions,car il faut bien dire que « ce développement des facultés de

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30. Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1961,p. 174.

31. Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome 2, Paris, Éditions sociales,1976, p. 125-126.

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personnalité et l’aliénation où l’homme s’en trouve privé,dépossédé. Cette aliénation touche indifféremment tous lesêtres humains, quelle que soit leur position dans les rapportssociaux de travail ou de sexe.Le degré extrême de l’aliénation est représenté par l’idéo-

logie fasciste, dont Lukács a recherché la généalogie philo-sophique, dans le nietzschéisme notamment, et la généalogiesociale dans le prussianisme, que Lukács oppose à l’esprit de« responsabilité » individuelle qui prévaut dans les « sociétéslibres et démocratiques32 ».La manipulation, dont les hommes sont victimes dans

leur vie quotidienne de la part des idéologues au service desclasses dominantes, vise à promouvoir des idéologies (dontfait partie l’idéologie de la désidéologisation) dans lesquellesle système capitaliste est perçu, avec les misères et les alié-nations qu’il entraîne, comme une fatalité naturelle. Sacomplexité, son illisibilité croissante favorisent évidemmentl’irrationalisme. Il s’agit de remplacer la contestation globaledu système capitaliste par le désir individuel de s’y intégrerpour bénéficier de ses bienfaits. Il s’agit de proposer unbonheur individuel fondé sur l’attrait du luxe, la consom-mation de produits à la mode, le divertissement de masse,les mirages de l’argent facile gagné par la spéculation bour-sière ou les jeux de hasard. À cela s’ajoute le modèle d’unesexualité prétendument « libérée », axée sur la recherchehédoniste d’un plaisir individuel, d’une performance per-sonnelle, qui présentent de surcroît l’avantage d’être gratuits.On flatte la singularité, la particularité, au détriment de lapersonnalité authentique.

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

Idéel et idéologie

Les phénomènes idéels sont donc constitutifs de l’êtresocial, de l’espèce humaine. Lukács définit la connaissancescientifique comme étant celle qui permet une compréhen-sion rationnelle du réel, qui y découvre les règles de causalitéet de proportionnalité, celle qui se vérifie dans la pratique.Lukács explique comment la magie est née de l’incapa-

cité des hommes à comprendre les phénomènes, commentl’idée d’un être suprême, comment le besoin d’une onto-logie religieuse sont nés de leur impuissance à maîtriser lemonde par les pratiques magiques. Il n’y a donc pas chezLukács d’opposition métaphysique radicale entre science etidéologie. Les idéologies sont conçues comme des moyensde régler les conflits sociaux. Elles exercent donc une fonc-tion différente des sciences, lesquelles peuvent cependantjouer un rôle dans le champ idéologique lorsqu’elles mettenten cause l’ontologie religieuse.Notons que Lukács récuse toute idée de conscience collec-

tive, de sujet collectif, qui serait un organisme pensant dontles individus seraient les cellules. La pensée ne se manifesteque chez l’individu, et les phénomènes collectifs ne sont quela résultante, purement causale, des actions individuellesrégies par une conscience individuelle.

Aliénation, manipulation, fausse conscience

Le concept d’aliénation est lié à celui de réification qui,sur le modèle du fétichisme de la marchandise décrit parMarx, transforme en choses les rapports sociaux. C’est avecle chapitre sur l’aliénation et sur les espoirs de la surmonterque se termine l’Ontologie de l’être social. Lukács établit ici,parmi les objectivations de l’activité humaine, une distinc-tion entre l’extériorisation par laquelle l’homme exprime sa

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32. Cf. G. Lukács, «Nietzsche als Vorläufer der faschistischen Ästhetik »(1934), in Beiträge zur Geschichte der Ästhetik, Berlin, Aufbau-Verlag, 1956,et «Über Preußentum » (1943), in Schicksalswende, Berlin, Aufbau-Verlag,1956.

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Par sa tentative de fonder une ontologie de l’être socialqui permette de fixer l’épanouissement de la personnehumaine comme un objectif possible et souhaitable de l’évo-lution, en délimitant les conditions d’une conscience etd’une action humaines, les contraintes objectives du règnede la nécessité et les possibilités concrètes du règne de laliberté, Georg Lukács donne des éléments pour développerun marxisme fidèle à ses prémisses.

LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

« La conscience, écrit Lukács, signifie la compréhensionintellectuelle du système capitaliste dans son ensemble eten même temps le combat pratique contre lui. C’est pour-quoi il est impossible que cette conscience apparaisse jamaisspontanément […] elle doit […] être apportée “de l’exté-rieur”33. » C’est en cela que le combat des marxistes pour uneprise de conscience juste est important. Il vient s’appuyer surdes prises de conscience embryonnaires, spontanées, issuesde la vie quotidienne, sur les mouvements de révolte contreles situations indignes qui sont faites à l’homme. En dépitdes conditions défavorables à la création artistique dans lasociété capitaliste, Lukács souligne le rôle que l’art peut jouerdans cette prise de conscience.Les facteurs idéologiques ont donc, selon Lukács, un rôle

qui s’est accentué : « on peut affirmer, à juste titre, croyons-nous, qu’il revient aux facteurs purement idéologiques dansla situation présente un rôle qualitativement plus importantque ce n’était le cas auparavant34 ». Avec les mutations quele capitalisme a connues depuis 1973, cette appréciationportée vers la fin des années 1960 est d’autant plus vraie quela diversification des situations sociales par l’accentuationde la division du travail au sein du travail collectif, l’indivi-dualisation du social ont estompé ce que l’on appelait autre-fois la conscience de classe.Être marxiste aujourd’hui n’a de sens que si l’on estime

que le matérialisme dialectique et historique est une théoriescientifique qui permet de comprendre le monde et d’agirpour le transformer. C’est, plus que jamais, tenir compte desleçons de l’histoire. C’est reconnaître aussi que les actionsvolontaristes menées par les partis révolutionnaires ontsouvent abouti à des résultats bien différents de ceux quiétaient attendus.

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33. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, tome 2, op. cit., p. 545.34. Ibid., p. 720.

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LES CATÉGORIES MODALES DANS L’ONTOLOGIE DE GEORG LUKÁCS

Une confrontation avec Nicolai Hartmann et Ernst Bloch

Claudius VELLAY

D’aucuns se rappelleront peut-être TINA, la formulepréférée de M. Thatcher, l’« iron lady », la dame de fer dutournant néolibéral en Europe il y a trante ans : TINA sontles initiales de « There is no alternativ! ».C’est encore aujourd’hui la formule préférée des conser-

vateurs pour justifier leur politique socialement régressive– il suffit de penser à la politique de casse des retraites enFrance, heureusement si fortement contestée ces jours-ci.Malgré la prétention aux « réformes », le message fondamen-tal reste inchangé : il n’y a pas d’alternative à la régressionsociale !À l’opposé de ce discours conservateur on pourrait placer

sur l’échelle internationale la campagne du candidat Obamaà la présidence des États-Unis avec son slogan « Yes, we can! ».Sans tenter évidemment un bilan de mi-mandat de ce quesa politique réformatrice a pu réellement changer ou non(de la première puissance du globe qui continue de faire laguerre à la lutte pour une couverture médicale minimalepour tous ses habitants), on constate que les attitudes sontapparemment différentes.

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« pouvoir », « être nécessaire », etc., ou encore des catégoriesspécifiquement humaines comme le « vouloir », le « devoir », etc.Guido Oldrini rappelle dans son livre Lukács et les problèmes

du marxisme au XXe siècle que Lukács n’a longtemps utiliséle terme d’ontologie que péjorativement1. Il s’approcha dela pensée ontologique au début des années 1960 à la fois viala pensée de Nicolai Hartmann, sur l’initiative de WolfgangHarich, et via l’ontologie du pas-encore-être (Noch-Nicht-Sein) de son ami de jeunesse Ernst Bloch2. En 1961, Lukácsenvisage l’élaboration d’une éthique matérialiste et il se rendcompte en cours de route qu’il a besoin d’une base ontolo-gique, ce qui l’amène à écrire son Ontologie de l’être social3.C’est surtout son chapitre sur Hartmann4 qui va me servir

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

Lukács ne se voyait ni – cela va de soi – comme conser-vateur, ni comme réformiste, mais comme communiste,comme révolutionnaire marxiste. Et cela non pas parce qu’ilne voyait rien à conserver, aucun héritage positif à préserver ;ni parce qu’il croyait qu’il n’y a rien à faire en deçà de etavant la révolution, qu’il n’y a pas de réformes à entreprendrepour améliorer le sort immédiat des hommes. Mais parcequ’il pensait que tout ce qui sera possible, tout ce que l’hommepeut faire, suppose des conditions spécifiques. Qu’il fautanalyser ces conditions de façon réaliste pour pouvoir prendreles mesures adéquates pour réaliser le souhaitable dans lamesure du possible. Cela peut signifier les réformes les plusdiverses à inventer selon les conditions sociales et politiquesconcrètes pour assurer un progrès de la condition humaine.Mais cela signifie aussi que la condition – nécessaire, bienque non suffisante – pour vaincre l’exploitation et l’aliéna-tion de l’homme est que l’homme sorte du capitalisme parle saut qualitatif que représente la révolution socialiste.Ce n’est pas le lieu ici de discuter du bien-fondé de ce

pari, ni de la situation difficile de Lukács à Budapest aprèsla Seconde Guerre mondiale dans un pays qui était censé setrouver déjà sur une voie socialiste. Mais du fait que Lukácsestimait une refondation ontologique du marxisme néces-saire pour obtenir l’instrument théorique d’analyse desconditions de l’auto-libération de l’homme. Plus fondamen-talement, il pensait nécessaires non seulement la refondationdu marxisme comme une ontologie de l’être social – entre-prise à laquelle il a consacré la dernière décennie de sa vie –mais aussi son ancrage dans une ontologie de l’être toutcourt. Par exemple, pour en venir au thème plus spécifiquedes catégories modales, avoir saisi la place des catégories« réalité », « nécessité », « possibilité » et « contingence » dansl’être en général est à ses yeux un préalable indispensablepour comprendre ce que veulent dire dans la société humaine

L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

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1. Cf. G. Oldrini, « Il pensiero e la storia », in György Lukács e i problemi delmarxismo del novecento, Naples, La Città del Sole, 2009, p. 297 sq.2. Cf. E. Bloch, Philosophische Grundfragen 1. Zur Ontologie des Noch-Nicht-Seins, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1961. Chez Nicolai Hartmanncela concerne surtout les 4 tomes de son ontologie, N. Hartmann, ZurGrundlegung der Ontologie, Berlin/Leipzig, Walter de Gruyter, 1935 ; N.Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, Berlin, Walter de Gruyter, 1938 ;N. Hartmann, Der Aufbau der realen Welt. Grundriss der allgemeinen Katego-rienlehre, Berlin, Walter de Gruyter, 1940 ; N. Hartmann, Philosophie derNatur. Abriss der speziellen Kategorienlehre, Berlin, Walter de Gruyter, 1950,et un petit livre posthume sur la téléologie que Lukács appréciait particu-lièrement, N. Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter de Gruyter,1951 – à ce jour il n’y a pas de traduction française de ces livres.3. L’ouvrage, publié après la mort du philosophe, forme les tomes 13 (quiinclut les Prolégomènes) et 14 des œuvres de Lukács en 18 tomes, G. Lukács,Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, Werke Bd. 13, éd. FrankBenseler, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1984 et G. Lukács, ZurOntologie des gesellschaftlichen Seins, 2. Halbband, Werke Bd. 14, éd. FrankBenseler, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1986. Il est désormais par-tiellement disponible en français : G. Lukács, Prolégomènes à l’ontologie del’être social, trad. Aymeric Monville et Didier Renault, Paris, Delga, 2009 ;G. Lukács, Ontologie de l’être social. Le travail, la reproduction, avec une pré-face de Nicolas Tertulian, trad. Jean-Pierre Morbois et Didier Renault,Paris, Delga, 2011 ; G. Lukács, Ontologie de l’être social. L’idéologie, l’aliéna-tion, avec une préface de Nicolas Tertulian, trad. Jean-Pierre Morbois etDidier Renault, Paris, Delga, 2012.4. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, op. cit.,p. 421-467.

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aperçoit clairement la supériorité de l’ontologie géné-rale de Lukács. 2) La deuxième question vise l’horizon de la libertéhumaine et son rapport au déterminisme. Cette inter-rogation va surtout tourner autour des catégories de« nécessité » et de « contingence », après que soit inter-rogée la place de la catégorie du « pouvoir » chez lestrois philosophes.

1) La délimitation du réel

Lukács s’est inspiré pour son œuvre de maturité dans unelarge mesure de l’ontologie de Nicolai Hartmann, surtoutde sa philosophie de la nature. Ce fait a été souligné parWolfgang Harich7 et Nicolas Tertulian8, les deux chercheurs

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

comme référence ici. Les trois philosophes – Hartmann,Bloch et Lukács – s’accordent sur l’importance d’une onto-logie générale englobant le monde des hommes et aussi surla place de choix à donner aux catégories modales. Par contreleurs conceptions de ces catégories divergent considérable-ment. Dans la présentation de la position de Bloch je merestreins essentiellement à la catégorie du possible dans sonlivre majeur, Le Principe espérance (surtout chap. 18 : « Lesdifférentes couches de la catégorie de la possibilité5 »). Con-cernant la théorie modale de Hartmann, je me base surtoutsur le 2e tome de son Ontologie, Möglichkeit und Wirklichkeit6,qui donne déjà dans le titre un statut particulier à la possibi-lité et à la réalité, mais aussi dans une moindre mesure surles trois autres tomes de son ontologie.Il n’est peut-être pas inutile de faire encore une remarque

préalable pour faciliter la compréhension. Quand les troisphilosophes parlent des catégories, il faut savoir qu’ils lesentendent premièrement comme des déterminations del’être (Daseinsformen et Existenzbestimmungen selon Marx)et seulement secondairement comme des catégories de laconnaissance.Deux questions vont me guider à travers mon enquête sur

les catégories modales :1) La première est celle de la délimitation du réel,autrement dit : qu’est-ce qui appartient à la réalité ? Enfait je vais aborder cette question par le biais de sanégation, à savoir : quel est le statut de ce qui n’appar-tient pas à la réalité ? Je crois que c’est en regardant lesréponses des trois philosophes à cette question qu’on

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5. E. Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Bd. 1, Kap. 1-37, Bd. 5 der Gesamtausgabe,Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1959, p. 258-288. Traduction française :E. Bloch, Le Principe espérance, tome I, Partie 1-3, trad. Françoise Wuilmart,Paris, Gallimard, 1976, p. 270-300.6. N. Hartmann,Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit.

7. Cf. W. Harich, Ahnenpaß. Versuch einer Autobiographie, éd. ThomasGrimm, Berlin, Scharzkopf und Schwarzkopf, 1999, où Harich caractérisela philosophie du dernier Lukács comme une synthèse du marxisme-léninisme et de la réception critique de l’ontologie de Nicolai Hartmann(p. 362). Le rapport entre la philosophie de Lukács et celle de Hartmannoccupe une place de choix surtout dans les deux importantes études pos-thumes de Harich sur Hartmann : W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe undGrenzen. Versuch einer marxistischen Selbstverständigung, éd. Martin Morgenstern,Würzburg, Königshausen und Neumann, 2004 et W. Harich, NicolaiHartmann. Leben, Werk, Wirkung, éd. Martin Morgenstern, Würzburg,Königshausen und Neumann, 2000. Dans son étude introductive à cedernier ouvrage, Martin Morgenstern fait savoir que Harich s’attribue le faitd’avoir attiré l’attention de Lukács sur l’œuvre de Hartmann (cf. p. XVIII).Cette affirmation est corroborée par les échanges de lettres qui concernentdans une large mesure la philosophie de Hartmann, cf. R. Pitsch, « WolfgangHarich – Georg Lukács. Briefwechsel », in Deutsche Zeitschrift für Philosophie,vol. 45, n. 2, 1997, p. 278-304. Cf. également le seul livre de Harich traduiten français où Harich mentionne brièvement son rôle dans « la réceptionconstructive critique » par Lukács de l’ontologie de Hartmann, W. Harich,Nietzsche und seine Brüder. Eine Streitschrift in sieben Dialogen. Zu demSymposium “Bruder Nietzsche?” der Marx-Engels-Stiftung in Wuppertal, éd. PaulFalck, Berlin, Kiro, 1994, p. 178. Traduction française : W. Harich, Nietzscheet ses frères, Paris, Delga, 2010.8. Cf. surtout N. Tertulian, « Nicolai Hartmann und Georg Lukács – einefruchtbare Verbindung », in Frank Benseler, Werner Jung (éds.), Lukács

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pas à la réalité en soi – peu importe ici si cette réalité estnaturelle ou sociale – n’existe qu’idéellement, c’est-à-direrelève de la pensée de l’homme. En se rapportant à l’Onto-logie de l’être social de Lukács il y aurait beaucoup à dire surla pensée des hommes : entre autres qu’elle relève de lamimèsis, donc d’un reflet dialectique de la réalité dans latête des hommes, qu’elle homogénéise nécessairement le réelhétérogène, qu’elle a ses propres modes de fonctionnementidéel11. Contrairement au réel qui procède causalement, lapensée a la capacité d’inverser virtuellement le flux temporel,condition essentielle pour la téléologie12. Or la téléologie,qui est l’apanage exclusif de l’homme, est un élément clefdu travail, lui-même élément clef pour le processus d’homi-nisation de l’homme13. Ce qui importe ici, c’est de soulignerque l’unique lieu où existe le non-réel est la pensée deshommes, et que son statut est idéel.C’est le cas, par exemple, de la catégorie du « négatif », de

la négation. Dans la réalité il n’y a que de l’affirmatif. Elleest composée par le processus des entités qui s’affirment etqui se transforment l’une dans l’autre, mais pas par desabsences quelconques. Par contre, la négation est un modepuissant de la pensée pour s’approprier le réel. C’est pourcette raison que Lukács reprochait à Engels d’avoir vouluinclure dans le marxisme la négation de la négation commeloi de la dialectique de la nature, ce qui représente à ses yeux

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

qui se sont penchés le plus sérieusement sur le rapport deLukács à Hartmann, et auxquels ma propre analyse doitbeaucoup. Si tous s’accordent pour dire que les points devue de Hartmann et Lukács sur le monde des hommesdivergent substantiellement, l’héritage hartmannien de Lukácsconcernant l’ontologie en général mérite en revanche discus-sion. Pour Lukács, le principal point fort de la philosophiede Hartmann, outre l’application de son ontologie à la natureinanimée et au monde vivant, est son « sens aigu de la réalité9 ».Cela exprime surtout le fait que la catégorie de « réalité » n’enest pas une au même titre que les autres catégories modalestelles que « possibilité », « déterminisme » et « contingence10 »,que Hartmann aura par contre tendance à minimiser, commeil sera montré par la suite. Si on veut faire une ontologie, il faut s’entendre sur la

catégorie de « réalité » et sur ce qui appartient à l’« être », dontl’ontologie est la science. Non pas dans le sens de spécifiertout ce qui est – c’est l’entreprise même de l’ontologie et detoutes ses ramifications –, mais de différencier l’être de ce quecette catégorie ne recouvre pas, autrement dit le non-être. Bien que cette question ne se trouve pas exactement posée

dans ces termes dans l’ontologie de Lukács, je crois qu’onpeut néanmoins en tirer la réponse : tout ce qui n’appartient

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2001, Jahrbuch der Internationalen Georg-Lukács-Gesellschaft, n°5, Bielefeld,Aisthesis, 2001. Version française : N. Tertulian, « Nicolai Hartmann etGeorg Lukács : Une alliance féconde », in Archives de philosophie, vol. 66,n°4, 2003, p. 663-698. Mais aussi deux études importantes antérieures :N. Tertulian, « L’Ontologie de Georg Lukács. Contribution suivie d’undébat », in Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 78, n°4, 1984,p.129-174. Version allemande : N. Tertulian, « Die Ontologie Georg Lukács »,in Rüdiger Dannemann (éd.), Georg Lukács – jenseits der Polemiken. Beiträgezur Rekonstruktion seiner Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Sendler, 1986,p. 159-180. N. Tertulian, « G. Lukács et la reconstruction de l’ontologiedans la philosophie contemporaine », in Revue de Métaphysique et de Morale,vol. 83, n°4, 1978, p. 498-517.9. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, op. cit., p. 464.10. Cf. ibid., p. 456 sq.

11. Cf. ibid., p. 452 sqq. Le concept de mimèsis est analysé en profondeur,bien qu’appliqué au domaine de l’esthétique, par Lukács dans sa deuxièmeœuvre majeure de la maturité, la « grande esthétique », formant les tomes 11et 12 des œuvres de Lukács en 18 tomes : G. Lukács, Die Eigenart desÄsthetischen, 1. Halbband, Werke Bd. 11, éd. Frank Benseler, Berlin/Neuwied,Luchterhand, 1963 et G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, 2. Halbband,Werke Bd. 12, éd. Frank Benseler, Berlin/Neuwied, Luchterhand, 1963.12. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 2. Halbband,op. cit., p. 310 sqq.13. Cf. particulièrement les chap. sur le travail, ibid., p. 7-116 (trad., op. cit.,p. 51-214) et l’idéel, ibid., p. 297-500.

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chose représente en fait son remplacement affirmatif par uneautre17. Lukács rejette aussi les valeurs négatives, comme lanon-valeur (Unwert), qui se voient accorder par Hartmannun statut d’être en soi idéel. En fait, pour Hartmann, lesvaleurs négatives autant que positives, le bon comme lemauvais en soi, ne font pas partie du réel mais d’une sphèreidéelle immuable à côté d’autres entités comme les véritésmathématiques18.Cet apriorisme d’une sphère idéelle comme être en soi

anhistorique et indépendant des hommes est une des raisonspour lesquelles Lukács range Hartmann dans le camp del’idéalisme19. Tant Harich que Tertulian émettent des réservessur cette assignation. Quand Harich préfère le qualifier de«matérialiste inconséquent20 », Tertulian tout en rejetant laqualification d’idéalisme semble reprendre à son compte lasuggestion de Lukács que Hartmann aurait remplacé leconcept de matérialisme par celui de réalisme21, ce que Lukácsattribuait aux préjugés des « professeurs allemands » contrele matérialisme22. Mais réalisme et matérialisme ne sont passynonymes, car un idéalisme objectif – Lukács évoque celui

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

un héritage hégélien inapproprié14. Hartmann n’est pasconséquent vis-à-vis de la négativité. Dans sa philosophie dela nature il la rejette, en réfutant par exemple le « modus défi-cient » de Hegel, tout en lui accordant un pouvoir heuristiquepuissant dans la connaissance15. Mais de l’autre côté il metau même rang que les catégories modales leur négation,comme l’« irréel », l’« impossible »16. Lukács réfute cette incon-séquence en arguant qu’ontologiquement la « négation » d’une

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14. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 114 sqq., trad., cf. p. 165 sqq. Cf. également I. Eörsi, « GelebtesDenken. G. Lukács im Gespräch über sein Leben. [1969-71] », in F. Benseler,W. Jung (éds.), Georg Lukács: Autobiographische Texte und Gespräche, WerkeBd. 18, Bielefeld, Aisthesis, 2005, p. 49-223, ici p. 144-146. Traductionfrancaise : I. Eörsi (éd.), György Lukács – Pensée vécue, mémoires parlées,Paris, L’Arche, 1986. Lucien Sève défend l’idée de la négation commeindispensable à une dialectique de la nature en critiquant une ligne de laphilosophie française partant de Kojève, qui, dans ses leçons sur Hegel desannées 1930, soutenait – contre Hegel – que la négativité naît de l’actionhumaine. Cette idée, déjà présente chez Parménide, ainsi que le rejet de ladialectique de la nature dans l’œuvre de jeunesse de Lukács Histoire etconscience de classe (1923), influença toute une série de penseurs françaisd’Aron à Sartre et Merleau-Ponty, et aurait causé le plus grand tort à ladialectique hégélienne, cf. L. Sève, Science et dialectiques de la nature, Paris,La Dispute, 1998, p. 87 sq. et 269 sq. Jind�ich Zelený défendait déjà uneargumentation comparable bien que plus centrée sur la critique directede Lukács, cf. particulièrement p. 459 sq. dans J. Zelený, « Probleme dermaterialistischen Dialektik beim späten Lukács », in L. Sziklai (éd.), Lukácsaktuell. Dokumentation des Lukács-Kongress – Budapest 1985, Budapest,Akadémiai Kiadó, 1989, p. 453-464. Sans pouvoir ici entrer dans la dis-cussion, notons que Lukács était revenu dès les années 1930 sur ses posi-tions erronées de Histoire et conscience de classe, comme le signale aussi Sève(cf. p. 88, note 34). Pour le Lukács de la maturité, le rejet de la soumissionhégélienne du réel à la négation comme à la logicisation ira de pair avecune vigoureuse défense de la dialectique hégélienne et particulièrement dela dialectique de la nature, cf. le chapitre sur la vraie et la fausse ontologie deHegel dans G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 468-558.15. Cf. N. Hartmann, Philosophie der Natur. Abriss der speziellen Kategorienlehre,op. cit., p. 345 sq.Harich attribue cette relégation de la négation au domainede la pensée chez Hartmann à son héritage – non revendiqué – de LudwigFeuerbach, cf. W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und Grenzen. Versucheiner marxistischen Selbstverständigung, op. cit., p. 122 sq.16. Cf. N. Hartmann,Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit., p. 32 sqq.

17. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 456 sq.18. Cf. N. Hartmann, Zur Grundlegung der Ontologie, op. cit., p. 242 sqq. et305 sqq.19. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit. : Lukács caractérise la philosophie de Hartmann comme idéalismeobjectif (444), refoulé (427) et intelligent, s’approchant (par son sens duréel) du matérialisme intelligent (421).20. Cf. W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und Grenzen. Versuch einermarxistischen Selbstverständigung, op. cit., p. 127. Harich revient souvent surla question de la caractérisation de la philosophie de Hartmann, cf. entreautres p. 14 sqq., 31 sqq. et 54 sqq. Il tranche le débat entre idéalisme, réa-lisme et matérialisme en faveur de ce dernier terme, en surestimant le seulcritère de l’athéisme de Hartmann, cf. entre autres p. 127.21. Cf. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une allianceféconde », op. cit., p. 666 sqq.22. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 426.

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conditions pour advenir, et advient alors réellement etnécessairement26. Lukács fait remarquer que penser cetteconception jusqu’au bout revient à éliminer non seulementle hasard mais aussi la véritable possibilité, ne laissant auréel que ce qui advient de façon nécessaire, ce qui devraitconduire logiquement à une pensée de la prédestination,pensée que Hartmann combat. D’ailleurs dans sa philo-sophie de la nature il applique, bien que de façon inconsé-quente, les catégories modales (par exemple en analysant lesprocessus27).Tertulian remarque que Lukács prenait contre Hartmann

fait et cause pour la conception aristotélicienne de la possi-bilité et que Lukács mettait « en avant la capacité de l’hommede dépasser le donné28 », pour laquelle la possibilité commemode de l’être est indispensable. L’exemple aristotéliciendiscuté pour montrer l’existence réelle de la possibilité étaitcelui de l’architecte ne perdant pas ses capacités pendantqu’il est (temporairement) au chômage. Bien qu’elle relèvedans cet exemple du monde des hommes, l’existence réellede la possibilité comme propriété (Eigenschaft) ne se limite paschez Lukács à l’être social mais s’étend à l’être tout court29.Aux antipodes de la pensée austère de Hartmann se

trouve l’exubérance de la philosophie d’Ernst Bloch. Si jeveux faire référence à sa pensée ici, même brièvement, c’estqu’il est sans doute le penseur de l’univers marxiste qui a leplus travaillé sur la catégorie de possibilité. En fait il la placemême, dans son ontologie du pas-encore-être, au-dessus dela réalité. Pour lui, un monde réduit à la réalité serait clos,

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de Platon, qualifié de « statique », ou celui de Hegel, qualifiéde « dynamique23 » – peut très légitimement se réclamer du« réalisme », affirmant par là l’autonomie d’une certaine réalitévis-à-vis des hommes. Au-delà des questions de classification,reconnaissons que l’être en soi idéel de Hartmann pose desérieux problèmes pour une conception matérialiste dumonde. Il met en question la cohérence de sa vision imma-nentiste car cette entité éternelle est conçue par Hartmannsans origine naturelle ni humaine. Pour Lukács, si cette sphèreidéelle ne fait pas partie du réel – ni naturel, ni social –, alorselle n’existe que dans la pensée, autrement dit elle est unepure imagination de Hartmann24.Pour en revenir aux catégories modales, le fait que les

catégories négatives n’existent que dans la pensée souligneque la « réalité » n’est pas une catégorie modale parmi lesautres, comme l’analyse Lukács en reprenant Hartmann,mais qu’elle est « supérieure » dans le sens que toutes lesautres se réalisent ou non dans son sein25. Mais c’est juste-ment une sorte d’excès de souci du réel qui, selon Lukács,induit Hartmann en erreur vis-à-vis des autres catégoriesmodales. Pour éviter toute idée d’une prétendue demi-réalité d’un « possible » qui serait déjà là mais pas encoreréalisé, Hartmann défend, contre Aristote, la conception dela possibilité de l’école de Mégare qui l’identifie avec l’effec-tivité : seul est possible réellement ce qui remplit toutes les

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23. Cf. ibid., p. 427.24. Cf. ibid., p. 447 sqq. L’erreur de Hartmann de postuler une sphèreidéelle éternelle et immuable est – selon Lukács – conséquence directe deson ignorance de la genèse de l’être social.25. Cf. ibid., p. 456 sq. Sur la centralité de la catégorie du réel au lieu dela nécessité cf. C. Vellay, « Die Entfremdung aus Sicht der LukácsschenOntologie. Materialistische Ethik diesseits von Religion und Glauben », inChristoph J. Bauer et al. (Hrsg.), « Bei mir ist jede Sache Fortsetzung vonetwas ». Georg Lukács – Werk und Wirkung, Duisburg, Univ.-Verl. Rhein-Ruhr(Studien des Gesellschaftswissenschaftlichen Institutes Bochum, 2), 2008,p. 153-185, ici p. 155 sq.

26. Cf. N. Hartmann,Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit., 12 sqq.27. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 460.28. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance féconde »,op. cit., p. 691.29. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 459 sq.

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qu’une seule place pour le hasard : comme premier maillondes chaînes causales34. Lukács oppose à cette aporie l’argu-ment que, dans une théorie de l’être sans début ni fin, aucunechaîne causale ne saurait avoir de premier maillon absolu.Par contre, le début d’une chaîne causale spécifique n’estjamais indéterminé, c’est-à-dire sans aucun précédent, maisil peut être contingent du fait de la rencontre de chaîneshétérogènes. Le hasard n’est pas l’unification de la déter-mination avec l’indétermination, comme le laisse entendreHartmann pour mieux le proscrire, mais l’expression del’hétérogénéité des processus qui se rencontrent. Les chaînescausales hétérogènes du processus réel conçu sans début nifin absolus font du hasard un élément inéliminable de toutela réalité35. Déjà Hartmann a développé l’autonomie des différentes

sphères de l’être et leur irréductibilité due à leur hétéro-nomie, et il a fourni des puissants remparts contre la vieilletentation du réductionnisme toujours à la mode, par exempledans les théories neurobiologiques. Lukács s’en inspire pourétablir son ontologie des trois sphères (inanimée, vivante etsociale) et explique que les événements de sphères hétéro-nomes peuvent être contingents les uns par rapport auxautres. Outre cette véritable place faite au hasard, il réfutela conception d’un déterminisme absolu pour affirmer quedans la réalité il ne se trouve que des déterminismes condi-tionnés concrètement. Si le monde était absolument déter-miné, un vrai développement serait impossible, mais de plusil se déroulerait selon un téléologisme : rien de nouveau nepourrait se produire qui ne serait déjà contenu au départ,ce qui implique une origine du monde36. Tertulian rappelle

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dépourvu de développement et déjà fini30. Il a le souci dufutur ouvert qu’il appelle latence du monde qui existe parcequ’outre le réel factuel, il y a en plus le possible dans lemonde, possible qui a surtout aussi la capacité de nier l’étatde choses actuel pour ouvrir à un autre monde31. Lukács,qui a toujours apprécié l’engagement à gauche de son amide jeunesse contrairement à l’éloignement démonstratif dela vie politique de Hartmann, ne peut pas tirer grand-chosede l’ontologie de Bloch. Là où Lukács pense qu’il faut uneapproche à l’être en soi « sans aucune concession à l’anthro-pomorphisme ou au téléologisme32 », la philosophie de Blochqui cherche ses ressorts dans l’au-delà du réel ne peut pasaider beaucoup à développer une ontologie de l’être ancréestrictement dans le réel.

2. L’horizon de la liberté des hommes

La liberté humaine pose immédiatement la question dudéterminisme et du hasard qui se retrouve dans l’opposi-tion habituelle des théories systémiques et des théories del’action humaine. L’ontologie de l’être social de Lukács tendà dépasser cette opposition pour développer sa théorie dusujet humain comme phénomène social.J’ai déjà fait remarquer que la théorie des catégories

modales de Hartmann appliquée à la lettre exclurait nonseulement la véritable possibilité mais aussi le hasard. Lors-qu’il définit le hasard comme absence de toute détermi-nation, il arrive à la conclusion que la contingence et lanécessité s’excluent absolument33. En fait il ne concevait

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30. Cf. E. Bloch, Le Principe espérance, tome I, op. cit., p. 237 sqq.31. Cf. ibid., p. 270 sqq.32. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une alliance féconde »,op. cit., p. 669.33. Cf. N. Hartmann,Möglichkeit und Wirklichkeit, op. cit., p. 34 sqq. et 217 sqq.

34. Cf. ibid., p. 219 sqq.35. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband,op. cit., p. 463 sqq.36. Cf. ibid., p. 544 sq.

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choix est « indéterminé » du point de vue causal, mais « déter-miné » idéellement par le sujet. Que les choix des individus sefassent à partir d’une multitude d’influences surtout socialesrelève d’une théorie du sujet qui occupe une bonne partiede l’ontologie de l’être social de Lukács, mais qui n’enlève enrien le caractère fondamental du choix.Tertulian trouve à première vue étonnant que Hartmann

ait pu se tourner vers une pensée de l’être-en-soi parce qu’ilcherchait le fondement de la liberté comme phénomènehumain41. Et en effet, l’approche hartmannienne reste limitée,entre autres parce que son identification de possibilité etnécessité avec le réel excluant le hasard ne laisse pas d’espacecohérent pour l’émergence de la liberté humaine. À cetteforme de platonisme à laquelle renvoie l’être idéal immuableexprimant un apriorisme supra-historique où se trouvententre autres les valeurs éternelles s’ajoute le fait qu’il manqueà Hartmann une véritable théorie de la société humaine avecla compréhension du travail comme facteur clef de la genèsede l’homme. Cela est l’objet du travail de Lukács qui s’appuie– je le répète ici – dans une large mesure sur l’ontologie deHartmann tout en marquant sa rupture non seulement con-cernant la société mais aussi dans sa philosophie d’ensemble,particulièrement concernant les catégories modales. Les catégories modales sont une pièce clef dans l’élabo-

ration d’une ontologie. En plaçant les catégories modales àl’intérieur du réel, Lukács pose des bases solides pour laconstruction de son ontologie de l’être social qui est aussi unethéorie du sujet avec la liberté comme pièce maîtresse.

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que Lukács s’approprie à sa manière la critique hartmanni-enne du téléologisme qu’il utilise pour critiquer une lecturedéterministe de l’histoire à l’intérieur du marxisme37. PourLukács, le socialisme n’est qu’une possibilité et non une« nécessité » inéluctable, affirmation qui à l’époque n’avaitrien d’évident chez les marxistes. Mais comprendre la liberté humaine suppose, au-delà de

la place accordée au déterminisme et au hasard, une vraiecompréhension du rôle du travail. Hartmann nous livre déjàune théorie détaillée des différentes phases à l’œuvre dansl’acte humain comme point de rencontre entre téléologieet causalité38, que Lukács va adapter dans son analyse dutravail : poser idéellement un but, remonter idéellement letemps pour choisir les moyens et réaliser causalement l’actionainsi guidée téléologiquement39. Le sujet humain opère devéritables choix entre différentes options causales que luioffre la réalité en soi, mais ce choix n’est lui-même pas déter-miné de façon causale mais téléologiquement, c’est-à-direidéellement. Harich, de ce point de vue encore soumis à lavision objectiviste à l’intérieur du marxisme, a tort de criti-quer son ancien maître justement pour sa théorie du « librearbitre40 ». La possibilité de choisir entre différentes options,qui est à la base de la liberté humaine, est bien réelle : le

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37. Cf. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une allianceféconde », op. cit., p. 688 sq.38. Cf. N. Hartmann, Teleologisches Denken, op. cit., p. 64 sqq.39. Cf. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 2. Halbband,op. cit., p. 310 sqq.40. Cf. W. Harich, Nicolai Hartmann. Größe und Grenzen. Versuch einermarxistischen Selbstverständigung, op. cit., p. 127 et p. 26 sqq. Concernant saréfutation du « libre arbitre » qui remplace le déterminisme biologique parun déterminisme social tout aussi absolu, cf. également W. Harich, « DasRationelle in Kants Konzeption der Freiheit », in Deutsche Akademie derWissenschaften zu Berlin (Hrsg.), Das Problem der Freiheit im Lichte deswissenschaftlichen Sozialismus: Konferenz der Sektion Philosophie der DeutschenAkademie der Wissenschaften zu Berlin 8. – 10. März 1956. Protokoll, Berlin,Akad.-Verl, 1956, p. 65-75.

41. Cf. N. Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács : Une allianceféconde », op. cit., p. 682.

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ÊTRE PARMI LES CHOSESL’ontologie de Lukács dans une perspective contemporaine

Ádám TAKÁCS

Introduction

La portée d’une pensée philosophique est inséparabledes conditions parmi lesquelles elle émerge et exerce soninfluence. Cette conviction, partagée également par GeorgLukács, sonne d’autant plus juste lorsqu’on l’applique àl’œuvre tardive de Lukács et surtout à l’Ontologie de l’êtresocial. Les circonstances personnelles de la naissance de cetteœuvre sont bien connues : Lukács l’entame à soixante-dix-huit ans en vue de clarifier les principes régisseurs de saphilosophie ; pourtant, cette entreprise dépasse et sa force,et le temps qui lui reste encore. Son projet est ambitieux toutde même. Après la lecture de tous les volumes de l’Ontologieil devient clair que Lukács déclare la guerre sur deux frontsdes conditions sociales existantes : d’un côté contre les démo-craties bourgeoises qu’il appelle des sociétés de la manipu-lation, de l’autre contre les conditions du socialisme (encore)existant réellement qui n’ont toujours pas pu remplir lespromesses de l’héritage marxiste. Pourtant, il semble qu’enfin de compte les conditions se sont vengées non seulementsur l’héritage marxien, mais également sur celui de Lukács.Quelques années après la parution intégrale en langue alle-

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du jeune Marx, sont enfouies des ressources philosophiquesdont on aurait tort de sous-estimer l’importance. Considérerla relation sujet-objet sous l’angle de la question de l’objetpourrait rendre possible l’analyse de la subjectivité non seu-lement en tant que sujet de l’expérience vécue, mais égale-ment en tant qu’agent de la pratique, de l’agir, de l’actionsociale ainsi que de la règle, de la norme ou de l’institution.Par là, il serait éventuellement possible de lier d’une manièreinédite la description « phénoménologique » de l’expériencehumaine à la question des formes historiques et des pra-tiques sociales concrètes. Pourtant, cette manière d’affronter les circonstances phi-

losophiques actuelles ne saurait nous aveugler sur les élé-ments qui apparaissent dans l’Ontologie de Lukács commecaducs ou même dogmatiques et manipulateurs. La deuxièmepartie de cette étude visera à démontrer la présence de telséléments dans la pensée tardive de Lukács. L’organisationdialectiquement vide des catégories de l’expérience et descatégories sociales, l’accent mis sur le moment économiquecomme primordial dans toutes les objectivations, l’introduc-tion du point de vue de la lutte des classes dans l’interpré-tation des formes historiques sont tous des éléments parlesquels Lukács trahit ses découvertes philosophiques lesplus importantes, même si, bien entendu, il reste fidèle à sapropre pensée et à « l’engagement » qu’il représente.Bien évidemment, je n’ai aucune intention de prétendre

que la confrontation orchestrée entre les éléments progres-sifs et les éléments dogmatiques de l’Ontologie de Lukácssoit quelque chose de nouveau. À vrai dire, les premiers lec-teurs systématiques de l’œuvre, à savoir les membres del’École de Budapest (Ferenc Fehér, Ágnes Heller, GyörgyMárkus, Mihály Vajda), ont déjà accompli cette tâche dansles «Notes » extrêmement critiques adressées à leur maître àpropos de l’Ontologie. Dans celles-ci, ils démontrent l’existence

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

mande de l’Ontologie de l’être social, le système du socialismeexistant réellement a quitté la scène de l’histoire, poussantà la marge non seulement les visions politico-sociales deLukács, mais également une grande partie des problèmesphilosophiques traités par lui.Pourtant (et on l’apprend également de Lukács), les condi-

tions ne sauraient jamais être capables de déterminer entiè-rement les situations et les œuvres qui émergent grâce àelles. En cela, le caractère intempestif d’une pensée philoso-phique ne saurait fournir un argument contre son contenu.Bien au contraire, on sait depuis Nietzsche que c’est à l’aunedes pensées intempestives qu’on peut mesurer les circons-tances actuelles de la pensée. De ce point de vue, le diagnos-tic concernant les conditions actuelles de la philosophie nesaurait être très prometteur. Car si on reconnaît que l’un desproblèmes philosophiques fondamentaux de Lukács est lathématique de « l’objectivation », dont les conséquences pourla théorie de l’expérience et l’ontologie touchent la questionde l’histoire et la société même, alors force est de constaterque ce type de réflexion n’a guère de popularité de nos jours.De ce point de vue, le Lukács intempestif partage le sort despenseurs de « l’esprit objectif » ou de l’objectivation commeDilthey, Simmel, Cassirer, le Sartre tardif, Adorno ou Marcusequi n’ont quasiment qu’une place marginale ou historiquesur la palette de la philosophie contemporaine. Et ceci esten phase avec le fait qu’entre-temps la question de « l’objet »et surtout du caractère social de l’objet ne trouve sa placequ’à la marge de la problématique de la subjectivité, ou biendans le cadre d’une réflexion sociologique, ou bien encoredans un contexte philosophique analytiquement artificiel.Vu cette situation, cette étude aura pour but de rendre

justice à certaines des intentions de Lukács. On essaiera dedémontrer que, dans la théorie de l’objectivation dontLukács trouve le modèle dans l’interprétation du « travail »

L’ACTUALITÉ DE GEORG LUKÁCS

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impossible de découvrir dans ces définitions un véritablegeste phénoménologique : la tentative de développer la ques-tion de « l’être en tant qu’être » au-delà des sphères logiqueset épistémologiques est la voie que Lukács semble partageravec les figures les plus grandes du mouvement phénomé-nologique. De plus, si on y ajoute que pour Lukács l’expo-sition de cette question signifie la mise en évidence desrelations et des catégories de fondation dans lesquelles l’êtres’exprime de manière concrète, on découvre que sur cepoint le programme de l’ontologie matérialiste s’approchemême de la conception husserlienne de « l’ontologie maté-rielle ». Pourtant, la différence décisive entre ces deux onto-logies reste que chez Lukács les catégories de l’être sontd’emblée dynamiques et historiques, et qu’elles se basentsur des moments de l’expérience provenant de la « pratiquehumaine » ; et cela rapproche, sans doute, le caractère phé-noménologique des analyses plutôt du sens hégélien de laphénoménologie. Je suis donc d’accord avec Nicolas Tertulian pour dire

qu’on peut lire l’ontologie de Lukács comme une « phéno-ménologie » et, notamment, comme une « phénoménologiede la subjectivité4 ». Car cette définition met encore plus enrelief le fait que la théorie de l’expérience de Lukács n’a rienà voir avec une théorie de la connaissance marxiste ou maté-rialiste. Sans doute, à première vue, la thèse de la connais-sance comme étant le « reflet » (Widerspiegelung) de la réalité,tant accentuée par Lukács, ne semble pas confirmer cetteinterprétation. Le rapport du « reflet », selon la terminologielukacsienne, affirme la correspondance d’un « objet en-soi »et de son « image » dans la conscience5. Cette formule fait

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

de « deux ontologies » chez Lukács, totalement contradic-toires entre elles1. Mon interprétation prend le même chemin,à la différence que je pense découvrir la source des difficultésplutôt dans le conflit entre les thèses relevant de la théoriede l’expérience – les thèses phénoménologiques – et cer-taines thèses ontologiques. Dans la dernière partie de monétude, je soutiendrai qu’en fin de compte ce sont les diffé-rences radicales entre deux conceptions de la force, de lapuissance et du pouvoir qui se trouvent au fond de la « schizo-phrénie » ontologique de Lukács.

La phénoménologie et l’ontologie de l’être social

J’aimerais commencer mon analyse par quelques remar-ques méthodologiques. Lukács appelle « ontologie matéria-liste » la direction philosophique qu’il entend suivre dansl’Ontologie de l’être social. Au-delà des définitions toutes faitesvenant du matérialisme dialectique, cette désignation estavant tout négative, dans le sens où elle ne signale pas seu-lement la purification de l’ontologie des catégories logiqueset épistémologiques traditionnelles, mais elle conduit, dansl’analyse de l’être social, à la « séparation des perspectivesontologiques et de celles qui positionnent une valeur (wert-setzenden)2 ». Cela se complète par l’intention de Lukács de« reconnaître les couches de l’être conformément à l’essencede la réalité », dont les marques et critères « doivent êtredémontrés à partir des caractères de l’être en tant qu’être(Charakteristik des Seins als Sein)3 ». Or, il n’est pas du tout

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1. F. Fehér, Á. Heller, G. Márkus, M. Vajda, « Aufzeichnungen für GenossenLukács zur Ontologie », in E. Dannemann (éd.), Georg Lukács – Jenseits derPolemiken, Francfort-sur-le-Main, Sendler, 1986, p. 209-253.2. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins. 2. Halbband, GeorgLukács Werke, Bd. 14., Luchterhand, Darmstadt et Neuwied, 1986, p. 145. 3. Ibid., p. 146.

4. Cf. N. Tertulian, « La pensée du dernier Lukács », in Critique, nº517-518,juin-juillet 1991, p. 594-616.5. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, op. cit., p. 30.

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utilisatrices d’objets concrets. Lukács tente de saisir cettestructure par les concepts de « positionnement » (Setzung) etde « causalité ». En bref, on appelle positionnement l’acte lorsduquel on range les éléments donnés de la réalité dans unrapport fin-moyens, duquel émerge un nouvel objet ou unnouveau rapport d’objets. Le positionnement en ce sens,d’une part, est toujours un processus téléologique, d’autrepart, est créateur d’un objet qui ne peut pas être réduit à sespréconditions matérielles de départ. Suivant l’exemple deLukács, la pierre et le bois sont peut-être des données maté-rielles de la maison, mais la maison n’émerge pas d’unemanière nécessaire de leur existence matérielle8. La maisonne peut se faire que par le positionnement d’un nouvel objetqui ne fait que se référer à ses conditions matérielles. Detout cela suivent deux choses essentielles : d’une part, chaquepositionnement contient un « moment idéal », c’est-à-dire lapromesse de l’objectivation selon un projet visé, une imageou même l’imagination productrice ; d’autre part, chaquepositionnement doit se conformer à des données causalesprovenant des conditions matérielles initiales et à cellesexigées par sa propre réalisation.Ainsi, on est en mesure de comprendre pourquoi Lukács

peut affirmer que le processus du travail contient la formede la « séparation entre sujet et objet » qui est « à la base dumode spécifiquement humain de l’existence »9. Car la rela-tion pratique entre le positionnement et la causalité éclaireen même temps le caractère fondamentalement objectal etobjectif de la réalité, tout en démontrant le rôle fondamentalque joue la subjectivité dans la création de cette réalitéobjectale. Pour ce qui concerne le premier aspect, il est àremarquer que, même si Lukács accentue la détermination

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

penser à une conception naïve que la philosophie du XXe

siècle a pu précisément dépasser, une fois pour toutes, àl’aide de la phénoménologie. Mais si l’on reste fidèle auxintentions de Lukács, et qu’on inclut le rapport du refletdans le phénomène de la pratique humaine basé sur le pro-cessus du travail, on obtient un sens dont le caractère phé-noménologique ne saurait être nié : l’objet en-soi apparaîtcomme un ensemble de qualités matérielles intensivementinépuisable, qui reste inséparable de ses réalisations par despratiques concrètes de production, reproduction, mais éga-lement de création. En ce sens, la relation de l’en-soi et del’image se base plutôt sur le modèle du façonnage et de laformation mutuels que sur celui de la correspondance uni-voque. De plus, cette relation ne se réduit pas à une struc-ture cognitive, mais s’articule sur le mode pratique de lapotentialité et de la capacité de l’activité humaine. C’estainsi, comme on le verra encore plus précisément, que leconcept de l’intentionnalité est subsumé chez Lukács sousla dynamis d’Aristote6.Lukács, dans l’Ontologie, en suivant le jeune Marx, lie

l’analyse de la pratique au phénomène du travail. Pourtant,cette orientation n’interdit pas qu’on interprète d’une manièrephénoménologique le processus du travail comme le modèlefondamental de la pratique humaine et sociale en général.À vrai dire, c’est Lukács même qui franchit ce pas lors-qu’à plusieurs reprises il définit le travail comme la « formearchaïque (Urform) de la pratique », le « fondement onto-logique de l’être social » ou le « modèle de toute activitéhumaine »7. Ceci devient possible puisque l’activité de tra-vail possède une structure ontologique qui est prescriptiveconcernant toutes les pratiques créatrices, formatrices et

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6. Cf. Ibid., p. 31.7. Ibid., p. 28, 117, 235.

8. Ibid., p. 18.9. Ibid., p. 29.

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Lukács éclaire ce rapport en faisant souvent recours à lacatégorie hégélo-marxienne de l’« objectivation » (Vergegens-tändlichung) du sujet12. C’est en se basant sur ces développe-ments qu’on peut affirmer que pour lui la subjectivité n’estpas simplement une configuration produite par l’histoire,mais une configuration susceptible de se créer et se recréerdans des formes de l’expérience à travers des positionne-ments pratiques. Car le sujet de la pratique vise toujoursquelque chose en dehors de lui, et ses capacités subjectivess’articulent en fonction de cette référence objective. Les ana-lyses les plus remarquables de l’Ontologie de l’être social sontpeut-être celles où Lukács mobilise le concept aristotéliciende dynamis pour interpréter l’objectivation et la subjectiva-tion qui émergent dans le positionnement13. Dans ses ana-lyses, il devient clair qu’un positionnement ne s’épuise pasdans les choix entre plusieurs alternatives, motivés par lesbesoins objectifs qui émergent constamment dans les pra-tiques objectivantes. En effet, lors de cette sélection entreles alternatives, le sujet se doit de développer à chaque foisles capacités nécessaires à son accomplissement et par cedéveloppement il crée de nouvelles capacités, de nouveauxbesoins14. Besoin, positionnement et capacité s’unissent dansun processus ouvert lors duquel ces éléments se génèrentmutuellement. Ainsi, le concept de la capacité sera coupléavec celui de la potentialité, qui permet de représenter lasubjectivité comme ouverture (ou bien, selon le terme queLukács emprunte à Hartmann, comme « labilité » [Labilität]15)qui ne se réalise que dans des registres objectaux concrets.

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

naturelle de l’homme, la nature n’est autre, du point devue de la pratique humaine, que l’ensemble intensivementinépuisable des caractéristiques et des rapports objectauxpossibles10. C’est parce que l’existence objectale présupposetoujours le rapport téléologique entre la fin et les moyens,c’est-à-dire la pratique, mais cette dernière n’a pas des limitesinternes ou absolues, seulement des limites causales occa-sionnelles. On doit garder tout cela à l’esprit non seulementpour pouvoir comprendre le fait que la pratique humaineest une donnée naturelle qui n’a pourtant pas de limitesnaturelles, mais également pour rendre évident que l’exis-tence objectale présuppose nécessairement la pratique commeun processus de médiation productrice à travers lequel lasubjectivité, pour ainsi dire, élabore la réalité.En même temps, l’analyse ontologique du processus du

travail attire l’attention sur le fait que le rapport pratiqueentre sujet et objet n’est pas du tout symétrique. Mais contrai-rement à des conceptions phénoménologiques comme cellesde Husserl ou de Heidegger, où, dans la relation entre lasubjectivité et le monde, la première prévaut toujours sur lesecond, Lukács accentue le rôle constitutif de l’objet. Dansle positionnement pratique non seulement « l’objet s’éloignenécessairement du sujet11 », mais même le sujet se trans-forme lors de ce processus. Car la pratique concrète exigetoujours que des capacités subjectives soient développéeset mises en pratique conformément à des données objec-tales, ce qui veut dire que le sujet n’est pas seulement l’agentdu positionnement des relations objectales, mais égalementson produit. En bref, la réalisation pratique d’un position-nement présuppose toujours que le sujet soit en lui-mêmeobjectivé.

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10. Ibid., p. 20-21.11. Ibid., p. 88.

12. Franck Fischbach a retracé le destin de cette notion dans l’œuvrelukacsienne. Cf. F. Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation,Paris, Vrin, 2009, p. 65-95.13. G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, op. cit., p. 32-34.14. Ibid., p. 43.15. Ibid.

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toire il n’y a pas de téléologie. Tout au plus, les analysesphilosophiques ne sauraient dégager que des tendancesgénérales.

La pratique enchaînée

Je n’étonnerai personne en disant que l’interprétation deLukács donnée ci-dessus se fonde sur une lecture partielleet tendancieuse de l’Ontologie de l’être social. Non seulementparce que j’ai négligé le fait que l’entreprise ontologiquede Lukács avait expressément pour objectif de mettre enmarche la « renaissance du marxisme ». Il s’agit de bien plusque cela, car je me suis passé de beaucoup d’éléments doc-trinaux qui apparaissent dans le texte de Lukács sous le titredu marxisme, et qui ont l’air de contredire les résultats desanalyses que je considère « phénoménologiques ». Sans doute,Lukács est tolérant à l’égard d’une certaine tradition àlaquelle il adhère, mais que, sur des points décisifs, il neréussit pas à harmoniser avec les doctrines philosophiquesélaborées par lui. Ces concessions apparaissent peut-êtrede la manière la plus évidente dans trois domaines, à savoirdans les thèses ontologiques sur le genre humain, le rôle del’économie et la lutte des classes.La spécificité du « genre » (Gattung) humain, c’est-à-dire

le fait que l’homme se postule soi-même à partir de soi-même de manière universelle et, en fin de compte, qu’il sereconnaît comme tel, est l’un des éléments les plus impor-tants du marxisme de Lukács. Cette thèse, pourtant, mêmesi elle est utile dans la lutte contre les courants marxistesqui interprètent l’évolution sociale de manière mécanique,devient insuffisante lorsqu’on veut l’appliquer à la détermi-nation des tendances fondamentales de la pratique sociale.Bien que Lukács souligne que le fait de travailler signale lapremière forme d’apparition du « genre humain », l’analyse

253

LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

Le sujet ne s’assimile pas intégralement à la pratique, maisse produit sans cesse au sein des situations créées par sapropre pratique. Je ne peux pas entreprendre ici d’expliquer dans le détail

comment cette phénoménologie du sujet et de l’objet sou-tient les thèses de Lukács selon lesquelles les pratiqueshumaines ne peuvent se réaliser que dans un contexte pluslarge du développement humain. L’être social se fonde surdes rapports objectaux ainsi que sur l’exercice des capacitéshumaines afférentes. De ce point de vue, ce qui est cardinal,c’est que Lukács étend l’envergure des positionnementstéléologiques même aux processus dans lesquels il est néces-saire, pour atteindre un but, d’inclure ou d’influencer d’autrespersonnes16. En vérité, le travail ne peut être qu’un processusintersubjectif, ce qui signifie non seulement que la pratiqueest toujours une pratique socialement partagée, mais égale-ment que l’objet et la conscience sont essentiellement desproduits sociaux. En même temps, Lukács se réfère parl’expression « objectité sociale » (gesellschaftliche Gegenständ-lichkeit) aux sphères qui ont émergé avec les grandes formesresponsables de la reproduction de l’être social (la langue,l’économie, le droit, la science, l’art). Ces sphères créent desorganisations autonomes qui se réfèrent à des positionne-ments extrêmement complexes, car, d’une part, comme leconstate Lukács, les objectifs visés dans le champ social sup-posent déjà des choix entre plusieurs alternatives sociales17 ;d’autre part, dans la société, le rapport fin-moyens est nonrationalisable a priori18. L’ontologie de la reproduction socialene peut s’épanouir que dans des analyses historiques. Mais,comme Lukács l’accentue de manière récurrente, dans l’his-

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16. Ibid., p. 46-47.17. Ibid., p. 112.18. Ibid., p. 113.

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reproductions sociales qui s’appuient sur lui20. Cette réfé-rence est troublante, car ce type d’influence ne devient pos-sible que si l’on arrive à soustraire les pratiques économiquesdu champ des possibilités ouvertes par la pratique humaineen général, tel qu’il résulte de la réunion des potentialitésobjectales et des capacités subjectives. En effet, c’est bien cequi se passe chez Lukács, car pour affirmer que « l’économie,en tant que système dynamique des médiations, fournit lefondement matériel de toutes les reproductions du genrehumain et de ses individus21 », il doit pouvoir identifier desfacteurs économiques qui ne sont pas caractérisables parcette reproduction. Ainsi, il n’est pas étonnant que, au nomdes catégories de la « valeur d’usage » et des « biens sociaux »qui s’y rattachent, Lukács retrouve un positionnement éco-nomique dont le résultat se constitue sous la forme d’une« objectité sociale » qui en tant que telle et dans sa généra-lité « n’est pas soumise au changement historique22 ». Celane veut pas dire, bien entendu, que la valeur économiquene fait pas partie de la pratique sociale. Comme le formuleLukács, « il n’existe pas d’acte économique qui ne soit fondédans l’intention du devenir-humain qui lui est ontologi-quement immanent23 ». Mais il est à noter que l’expression« devenir-humain » ne se réfère pas au mode subjectivantouvert de la pratique sociale, mais à l’évolution du genre.Or, depuis la perspective de l’évolution objective du genrehumain, « c’est le processus objectif lui-même qui se fixedans son développement des tâches qui ne peuvent êtremotivées et engendrées que par des décisions subjec-tives24 ».

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

de cette forme se déploie selon une logique qui heurte enplusieurs points les principes purement ontologiques éla-borés à propos de la pratique humaine et sociale. Car, selonLukács, le « genre » implique nécessairement l’évolutionhistorique de l’état de l’« en-soi » à l’état de « pour-soi », c’est-à-dire le processus lors duquel l’homme vainc petit à petitsa particularité, pour se reconnaître et s’affirmer en tant quemembre de l’humanité universelle. Par contre, du point devue de la doctrine lukacsienne de la pratique humaine, ceprocessus apparaît comme le prototype d’un positionnementqui a précisément un seul sujet, le « genre humain », et dontles alternatives ontologiques et historiques sont « fatales19 ».Cela semble contredire non seulement la thèse de Lukácsconcernant l’évolution autonome des formes de l’être social,mais éclipse même les principes de la pratique sociale. Carl’évolution ontologique nécessaire du « genre » en tant queprocessus social apparaît comme immunisée contre l’envi-ronnement objectal au sein duquel elle se déploie, de mêmequ’elle revêt la forme d’une subjectivation finale de l’har-monie des besoins, des potentialités et des capacités. Il estévident qu’on ne saurait maintenir cette thèse concernant leprivilège ontologique du genre humain de manière plausibleque si l’on découvre au sein même de la pratique sociale desfacteurs qui conditionnent ce mouvement. Restant dans lesillage du marxisme traditionnel, Lukács croit découvrir detels facteurs dans la sphère de l’économie de la vie sociale. Sans doute, la tendance de l’économisation de la pratique

sociale est tangible depuis les premières pages de l’Ontologiede l’être social. Mais cela ne devient troublant que lorsqueLukács fait référence au facteur économique comme « fac-teur prépondérant » (übergreifendes Moment) qui influencede manière déterminante le caractère des pratiques et des

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19. Ibid., p. 155.

20. Ibid., p. 218.21. Ibid., p. 257.22. Ibid., p. 69.23. Ibid., p. 78.24. Ibid., p. 114.

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lutte des classes est le résultat nécessaire des processus éco-nomiques qui en forment le soubassement. Pour résumer, on peut dire que chez Lukács la construc-

tion de l’ontologie implique la déconstruction du momentphénoménologique. Il apparaît qu’il n’attribue à la sociétéet à l’histoire que des principes ontologiques, et non pasune théorie phénoménologiquement fondée. Ce manque estd’autant plus regrettable que nombre d’éléments d’une tellethéorie sont fournis dans le chapitre « Travail » de l’Ontologiede l’être social.

Le conflit du pouvoir et de la puissance

Si pour terminer on pose la question de savoir ce quipeut être à la source de la dualité radicale de l’ontologie deLukács au-delà des motifs personnels, on peut prendre plu-sieurs chemins. En s’appuyant sur une des thèses d’ÁgnesHeller, on pourrait dire qu’en fait c’est le conflit interneentre deux paradigmes, celui du « travail » et celui de la « pro-duction », qui dirige Lukács sur une voie erronée29. Pourtant,en prenant appui sur la perspective d’analyse ouverte danscette étude, j’aimerais soutenir la thèse selon laquelle, pourcomprendre la double ontologie de Lukács, il faut accorderau moins autant de poids au conflit entre deux conceptionsdivergentes de la puissance humaine.Tous les lecteurs de Marx savent combien ses analyses

sont déterminées par la réflexion qu’il accomplit à l’aide desconcepts de force et de puissance. De ces écrits de jeunessejusqu’aux analyses du Capital, Marx écrit une véritable« étude de forces », une Kraftlehre, comme diraient les pré-

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LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

Il est également emblématique que pour établir le rapportnécessaire, dans ce cadre, entre les sphères de détermina-tions objectives, voire économiques, et subjectives, voirepratiques, Lukács recourt à la théorie marxiste de la luttedes classes. L’émergence de ce facteur au sein des analysesontologiques est sans doute embarrassante. D’autant plusque dans La Spécificité de l’esthétique Lukács a tout fait pourpouvoir éviter l’utilisation de cette doctrine dans les analyseshistoriques concernant l’art et sa réalité sociale. Pourtant,dans l’Ontologie, lors de la clarification du rapport entretravail et « genre », il semble qu’il ne lui est pas resté d’autreshypothèses de remplacement. Lukács explique la formationde la structure des classes par la nécessité universelle de« l’appropriation du surplus du travail25 », c’est-à-dire par lefait que la force du travail possède une valeur d’usage quilui permet de produire plus qu’il ne serait nécessaire poursa propre reproduction26. Lukács, en suivant Marx, considèrece fait comme le principe fondamental de la structurationsociale. Pour lui, la seule question historico-ontologiquevéritable est la suivante : qui s’approprie le surplus ? Etmême s’il souligne que dans cette logique de l’appropriationil n’y a rien de mécanique, il ajoute qu’il apparaît dans l’exis-tence des classes un « rapport de réflexion » qui, d’une part,exprime toujours la « totalité sociale » de systèmes de classes,d’autre part, se réfère à la « synthèse et à la nécessité desactions sociales » dont il s’agit dans cette totalité27. Par là,Lukács reconnaît implicitement que le conflit des classes estun rapport qui n’est pas influencé par la dynamique despotentialités objectives et des capacités subjectives opérantde manière ontologique au sein des pratiques sociales. La

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25. Ibid., p. 218.26. Ibid., p. 215-216.27. Ibid., p. 141.

28. Cf. Ágnes Heller, « Paradigm of Work – Paradigm of Production », inHeller, The Power of Shame. A Rational Perspective, London-Boston, Routledgeand Kegan Paul, 1985, p. 57-70.

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pouvoir sur la société, sur la nature, sur les autres et surnous-mêmes dans le champ historique. Puissance contre pouvoir, donc. Force est de constater

que l’ontologie Lukács reste suspendue à cette alternative.Mais aussi, sous ce rapport, se dessine un paradoxe pro-ductif : même si la pensée du vieux Lukács est restée prison-nière de la tournure marxiste de sa jeunesse, elle a tout demême pu libérer une problématique ontologique qui nouspermet de poser la question de l’objectivation dans la sub-jectivation, c’est-à-dire celle de la puissance des objetsautour de nous et en nous.

(Traduit du hongrois par Balázs Berkovics)

LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

romantiques. Cette perspective n’est pas du tout étrangèreà Lukács. Le chapitre sur le « Travail » ainsi que d’autresparties de l’Ontologie traitent de manière récurrente de laproblématique des capacités humaines. Ce n’est pas surpre-nant, puisque le travail n’est autre que l’épanouissement parexcellence de la force humaine et sociale. Dans la plupartde ces analyses, Lukács a recours au concept « intensif » dela force et de la puissance, c’est-à-dire qu’en suivant le jeuneMarx, il entend la capacité comme un potentiel variablequi se transforme de manière dynamique, mais pas seule-ment en fonction de l’environnement objectal qui lui estchaque fois propre. Car la capacité est aussi toujours endevenir de façon ouverte et en principe illimitée en fonctiondes expériences liées aux potentialités objectives limitées. Ilest tout à fait caractéristique à cet égard que dans l’analysede la pratique sociale Lukács n’attribue même pas d’impor-tance particulière au concept de « besoin », car il l’inclutd’emblée dans le champ des forces sociales toujours chan-geant et articulé par les potentialités objectives et les capa-cités subjectives.Mais au moment où Lukács entreprend l’analyse des

formes et des tendances dynamiques de la réalité sociale ethistorique, il a aussi tendance à utiliser les concepts « exten-sifs » de la force et de la puissance. Ce sont des catégoriescomme la totalité de l’être social, l’unité du « genre » et lamaximalisation des capacités humaines qui apparaissentsous cet aspect. Pour Lukács, la société et l’histoire n’existentque dans des formes extensives. De ce point de vue, il estnécessaire que Lukács réintroduise dans ses analyses lesconcepts de force et de puissance, qui attribuent à leur tourune importance particulière aux besoins ultimes de l’huma-nité, de l’efficacité économique et de la lutte de classes. Parlà, la question phénoménologique de la puissance humainecède entièrement la place à la question idéologique du

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PrésentationPierre Rusch ………………………………………....... 7

Ce que l’on peut conserver de Georg LukácsÁgnes Heller …………………………………….....… 11

*

I. LUKÁCS ET L’ÉTHIQUE

TRAGÉDIE ET MODERNITÉ CHEZ LUKÁCS

Jean-Loup Thébaud ………………………………….. 31VOYAGE SANS RETOUR. LEVIRAGE DELUKÁCS ET LA QUESTION ÉTHIQUE

Ottó Hévizi ………………………………………........ 49DE DOSTOÏEVSKI À MARX – LA GENÈSE DE L’ÉTHIQUE

Nicolas Tertulian ………..…………………………....... 61

II. LUKÁCS ET L’ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE – RÉVOLUTION – ESTHÉTIQUE

Mihály Vajda ………..…………………………............. 81LUKÁCS : LA LITTÉRATURE À LA LUMIÈRE DE LA THÉORIE CRITIQUE

DU RÉALISME

Guido Oldrini ………..……………………....……....... 93CRITIQUE DE LA DOXA MODERNISTE. PERTINENCE CONTEMPORAINE

ET LIMITES MÉTHODOLOGIQUES

Gabriel Rockhill ………..………………………....... 111

261

TABLE

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LA PARTICULARITÉ COMME CATÉGORIE DE LA LOCALITÉ

Zsolt Bagi ………..…………………………................ 135

III. LUKÁCS ET LA RAISON DANS L’HISTOIRE

PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE ET CONCEPTION DU TEMPS. MARX,

LUKÁCS ET NOUS

Franck Fischbach ………..………………………....... 155EN DÉFENSE DE LA DESTRUCTION DE LA RAISON

János Kelemen………..….………………………....... 177LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE DANS LE DERNIER SYSTÈME DE

LUKÁCS

Pierre Rusch………..………….....………………....... 189

IV. LUKÁCS ET L’ONTOLOGIE

L’ONTOLOGIE DE L’ÊTRE SOCIAL ET SA RÉCEPTION

Jean-Pierre Morbois ………..………………………. 207LES CATÉGORIES MODALES DANS L’ONTOLOGIE DE GEORG LUKÁCS

– UNE CONFRONTATION AVEC NICOLAI HARTMANN ET ERNST BLOCH

Claudius Vellay ………..….………………………....... 227ÊTRE PARMI LES CHOSES. L’ONTOLOGIE DE LUKÁCS DANS UNE

PERSPECTIVE CONTEMPORAINE

Ádám Takács ………..…………………………........... 243

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Achevé d’imprimer

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