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L’Amérique n’a aucun avenir : les idées ‘philosophiques’ de Cornelius De Pauw Parmi les plumes ethnographiques les plus extravagantes du 18 e ’ siècle – et qui n’en eurent pas moins de succès -, on peut compter l’ineffable abbé Gabriel-François Coyer, dont nous avons traité ailleurs 1 et, surtout, pour la diversité de ses délires, Cornelius De Pauw, esprit aussi distingué que systématique, qui prouve, une fois de plus, que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Ces deux écrivains de la seconde moitié du siècle avaient fait une fixation sur l’Amérique 2 . Pour Coyer, son objet était les fameux géants patagons à l’extrême sud de l’Amérique qui prouvaient que l’humus singulier de l’Amérique avait suscité une race au-delà des proportions humaines. Malgré le docteur Maty qui en avait démontré l’inexistence devant la Royal Society, Coyer n’en voulut rien croire et il lui répliqua par une lettre bien sentie 3 où il prétendait que, même si les géants patagons n’avaient pas de réalité, ils auraient dû exister. 1 F. Moureau, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS, 2005, Section IV, ch. 6 : « L’abbé et les géants patagons où ‘l’idée folle’ de Gabriel-François Coyer », p. 369-378. 2 Sur ces questions, voir les ouvrages pionniers d’Antonello Gerbi, La Disputa del Nuovo mondo. Storia di una polemica, 1750-1900, Milano-Napoli, R. Ricciardi, 1955 (rééd. 1983, 2000) et La Natura delle Indie nove: da Cristoforo Colombo a Gonzalo Fernandez de Oviedo, Milano- Napoli, R. Ricciardi, 1975. 3 Lettre au docteur Maty, secrétaire de la Société royale de Londres, sur les géants patagons , Bruxelles [Paris], s.n., 1767, republiée dans les Bagatelles morales, Londres et Paris, Veuve Duchesne, 1769.

L'Amérique n'a aucun avenir : les idées 'philosophiques' de Cornelius De Pauw

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L’Amérique n’a aucun avenir : les idées ‘philosophiques’ de

Cornelius De Pauw

Parmi les plumes ethnographiques les plus extravagantes du

18e’ siècle – et qui n’en eurent pas moins de succès -, on

peut compter l’ineffable abbé Gabriel-François Coyer, dont nous

avons traité ailleurs1 et, surtout, pour la diversité de ses

délires, Cornelius De Pauw, esprit aussi distingué que

systématique, qui prouve, une fois de plus, que « science sans

conscience n’est que ruine de l’âme ». Ces deux écrivains de la

seconde moitié du siècle avaient fait une fixation sur

l’Amérique2. Pour Coyer, son objet était les fameux géants

patagons à l’extrême sud de l’Amérique qui prouvaient que

l’humus singulier de l’Amérique avait suscité une race au-delà

des proportions humaines. Malgré le docteur Maty qui en avait

démontré l’inexistence devant la Royal Society, Coyer n’en

voulut rien croire et il lui répliqua par une lettre bien

sentie3 où il prétendait que, même si les géants patagons

n’avaient pas de réalité, ils auraient dû exister.

1 F. Moureau, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS,2005, Section IV, ch. 6 : « L’abbé et les géants patagons où ‘l’idée folle’de Gabriel-François Coyer », p. 369-378.2 Sur ces questions, voir les ouvrages pionniers d’Antonello Gerbi, La Disputadel Nuovo mondo. Storia di una polemica, 1750-1900, Milano-Napoli, R. Ricciardi, 1955(rééd. 1983, 2000) et La Natura delle Indie nove: da Cristoforo Colombo a Gonzalo Fernandezde Oviedo, Milano- Napoli, R. Ricciardi, 1975.3  Lettre au docteur Maty, secrétaire de la Société royale de Londres, sur les géants patagons,Bruxelles [Paris], s.n., 1767, republiée dans les Bagatelles morales, Londreset Paris, Veuve Duchesne, 1769.

Il est vrai que les voyageurs avaient vérifié la présence

des géants patagons depuis l’aube du 16e siècle et que les

officiers les plus respectables de la Royal Navy ne manquaient

pas encore de les toiser en un siècle que l’on disait être

celui de la raison. D’ailleurs tout semblait justifier leur

existence. La Bible d’abord qui, dans la Genèse4, parlait d’une

création de géants, parallèle à celle que rapporte le

Pentateuque juif5. Au 17e siècle, la théorie des préadamites

avait été fondée sur un passage du Livre sacré : un autre fou

de l’Âge classique, Isaac de la Peyrère6 en avait bâti, à

partir du commentaire d’une épître de saint Paul, une théorie

qui exemptait les gentils du péché originel7, avec les

conséquences qu’on imagine. Mais de saint Augustin à l’article

« Déluge » de l’Encyclopédie, on ne manquait pas de donner

quelque créance à l’existence de géants réfugiés dans une

partie isolée du globe8. En 1520, Antonio Pigafetta avait

consigné la première rencontre des Européens avec les géants

patagons au sud de la Terre de feu9 et, durant trois siècles,

4 « Les géants étaient sur la terre en ces temps-là «  (Gn 6, 4).5 Article « Géants », Dictionnaire de la Bible, F. Vigouroux (dir.), Paris,Letouzey et Ané, 1926, t. III, col. 135-138.6 Preadamitæ sive exercitatio super versibus duodecimo, decimotertio et decimoquarto, capitis quintiepistolæ D. Pauli ad Romanos, quibus inducuntur primi homines ante Adamum conditi, s .l,s.n., 1655. Richard H. Popkin, Isaac La Peyrère (1596-1676): His Life, Work and Influence.Leiden, Brill Academic Publishers, 1987.7 « Cependant la mort a régné depuis Adam jusqu’à Moïse, même sur ceux quin’avaient pas péché par une transgression semblable à celle d’Adam, lequelest la figure de celui qui devait venir » (Rom. 5, 14).8 Voir Claudine Cohen, Le Destin du mammouth, Paris, Éditions du Seuil, 1994,p. 53-63 et Maria Susana Seguin, Science et religion dans la pensée française du XVIIIesiècle: le mythe du Déluge universel, Paris, Honoré Champion, 2001.9 Le voyage de Magellan (1519-1522) : la relation d'Antonio Pigafetta & autres témoignages,Xavier de Castro (éd.), Paris, Chandeigne, 2007, t. I, p. 97 : un « indienpatagon […] tant grand que le plus grand d'entre nous ne lui venait qu'à laceinture ».

les expériences d’autopsie s’étaient multipliées10, au point qu’on

ne pouvait « raisonnablement douter » de leur existence, pour

reprendre une expression du très savant président de

l’Académie de Berlin, Pierre Moreau de Maupertuis, qui se

fondait, au milieu du 18e siècle, sur le récit des voyageurs11.

Mais l’expérience trompe parfois la raison et distrait l’esprit

critique. D’ailleurs, dans la décennie suivante, le commodore

John Byron parlait encore de « colosse effrayant », de

« monstre à forme humaine »12. Deux ans plus tard, le capitaine

Samuel Wallis fut plus réservé13.

Car le scepticisme de certains voyageurs avait déjà

déconstruit une partie du mythe patagon. Á l’extrême fin du 17e

siècle, l’ingénieur François Froger avait abordé aux « pays des

Patagons » et n’y avait vu que des Amérindiens d’une taille

très normale14. Quelques années plus tard, en 1715, un

circumnavigateur, plus ou moins compilateur, La Barbinais le

Gentil faisait la même constatation15, en notant malignement

que cette invention des Espagnols ne trompait pas les Français.10 Jean-Paul Duviols, L’Amérique espagnole vue et rêvée. Les livres de voyage de ChristopheColomb à Bougainville, Paris, Promodis, 1986.11 Lettre sur le progrès des sciences: in: Lettres, Seconde Édition, Berlin [Paris], s. n.,1753, Lettre XXIII, p. 218-220: « Patagons ».12 Relation des voyages entrepris par ordre de Sa Majesté Britannique, et successivement exécutéspar le commodore Byron, le capitaine Carteret, le capitaine Wallis et le capitaine Cook dans lesvaisseaux Le Dauphin, Le Swallow et L’Endeavour, traduite de l’anglais, Paris,Saillant et Nyon, Panckoucke, 1774, 4 vol., in-8°, t. I, ch. III: Byronchez les géants Patagons en 1764. Voir John Byron, Journal of hiscircumnavigation, 1764-1766, Cambridge University Press, 1964 (contient uneétude d’Helen Wallis, « The Patagonian Giants »)13 Ibid., t. III, ch. 2.14 Relation d’un voyage fait en 1695, 1696 et 1697 aux côtes d’Afrique, Détroit de Magellan, Brésil,Cayenne et Îles Antilles, par une escadre des vaisseaux du Roi, commandée par M. de Gennes, faitepar le sieur Froger, ingénieur volontaire sur le vaisseau Le Faucon anglais, Paris, à laSphère royale et Michel Brunet, 1698, in-12, ill.. P. 92, pl. h.-t.: « Paysdes Patagons ». P. 96, pl. h.-t.: sauvages du Détroit de Magellan. P. 98:ce sont des Patagons, normaux.15 Nouveau Voyage autour du monde, Paris, Flahault, 1727, t. I, p. 31-33.

En effet, l’essentiel de l’intelligentsia française, dont le

pyrrhonisme était une marque de supériorité, n’y vit qu’une

superstition supplémentaire : le président de Brosses16 et un

autre illustre Bourguignon, le comte de Buffon17 rejoignirent

le citoyen de Genève18 dans cette mise en examen du gigantisme

magellanique. Certes, ils n’avaient pas voyagé, mais la raison,

cette fois-ci, était une boussole sûre dans les havres de la

mer du Sud. Des voyageurs britanniques allaient aussi dans le

même sens et contredisaient, avant l’heure, les rêveries

d’autres officiers de la Royal Navy. Ce fut le cas de l’amiral

George Anson19 et de ses compagnons20 qui ne virent, au début

des années 1740, que des Patagons, certes misérables, mais

d’une taille normale. Le mythe était plus qu’écorné, quand, en

décembre 1767, Bougainville croisa dans les parages, lors de

son tour du monde ; il fut assez satisfait de contredire les

Britanniques - qui, quelques années auparavant, l’avaient

retenu prisonnier en Angleterre- en détruisant pour toujours ce

fantasme séculaire : « robuste et bien nourri », le Patagon

16 Charles de Brosses, Histoire des navigations aux Terres australes, Paris, Durand,1756, t. II, p. 324 et sqq.17 Georges Leclerc, comte de Buffon, Histoire naturelle, in-12, Paris, Imprimerieroyale, 1752, t. VI: Histoire naturelle de l’homme. Variétés dans l’espèce humaine [1749].18 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi leshommes [1755], in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964, t.III, p. 214: « les Patagons vrais ou faux ».19 Voyage autour du monde fait dans les années MDCCXL, I, II, III, IV par George Anson, présentementLord Anson, commandant en chef d’une escadre envoyée par Sa Majesté britannique dans la Mer duSud tiré des journaux et autres papiers de ce seigneur, et publié par Richard Walter, maître ès arts etchapelain du Centurion dans cette expédition, Amsterdam et Leipzig, Paris, Charles-Antoine Jombert, s.d., in-4°, cartes, plans et ill., p.51-58: la côte desPatagons avec planches. Édition originale anglaise publiée à Londres en1748.20 Voyage à la mer du Sud fait par quelques officiers commandants le vaisseau Le Wager pour servirde suite au Voyage de Georges Anson, traduit de l’anglais, Lyon, Frères Duplain, 1756, in-4°, p. 128: sur les Patagons « grands et bien faits » et pas spécialementgigantesques. Voir aussi la Table des matières à « Patagons », p. XI.

était le produit parfait de la « nature » sauvage et rien de

plus21. Le 17 janvier 1769, lors de son premier « voyage autour

du monde », le capitaine James Cook fit une remarque identique

sur les habitants de la Terre de feu : «[…] il n’y en avait

point dont la taille excédât cinq pieds dix pouces. Ils

joignent à beaucoup de carrure un air robuste, sans cependant

avoir les membres fort gros »22.  Il fallut encore attendre

quelques années pour que Cook, lors de son second voyage (1772-

1775), mette un terme à un autre mythe des mers du Sud, le

Continent austral, dont les habitants avaient enfiévré

l’imagination des rédacteurs d’utopies, de Gabriel de Foigny23

à Nicolas Edme Restif de la Bretonne24.

C’est alors qu’intervint Cornelius De Pauw. Celui que

Bougainville désignait comme « le savant et ingénieux auteur

des Recherches philosophiques sur les Américains »25 était né à Amsterdam

en 1739 et ne voyagea jamais vers les mers du Sud26. Après des

21 Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde [1771], Michel Bideauxet Sonia Faessel (éd.), Paris, PUPS, 2001, p. : « […] c’est l’homme qui,livré à la nature et à un aliment plein de sucs, a pris toutl’accroissement dont il est susceptible » . Voir aussi Bougainville et sescompagnons autour du monde, Étienne Taillemite (éd.), Paris, Imprimerienationale, 1977, t. I, p. 268-269.22 Journal d’un voyage autour du monde en 1768, 1769, 1770 et 1771 […] Traduit de l’anglais, par M.de Fréville, Paris, Saillant et Nyon, 1773, p. 45. Relation publiée l’annéeprécédente comme Supplément au voyage de M. de Bougainville et attribuée à deuxcompagnons de Cook, Joseph Bank, son financier et de la Royal Society, etle botaniste suédois Daniel Solander ou, tout simplement, à James Magra,marin sur l’Endeavour.23 La Terre australe connue, « Vannes, Jacques Verneuil » [Genève, La Pierre],1676.24 La Découverte australe, par un homme volant, ou le Dédale français. Nouvelle très philosophiquesuivie de la lettre d’un singe, Leipzig, Paris, Veuve Duchesne, 1781, 4 vol.25 Voyage autour du monde, op. cit., p. 226.26 L’article : « Pauw (Corneille de) » de la Biographie universelle de Louis-Gabriel Michaud (Paris, Mme C. Desplaces et Leipzig, F. A. Brockhaus, s.d., t. 32, p. 321-322) est excellemment documenté par son auteur (D-x) quiétait l’un des correspondants parisiens de De Pauw.

études à Göttingen, ce jeune sous-diacre protégé de Charles

d’Oultremont, prince-évêque de Liège fut envoyé à Berlin pour y

défendre les intérêts de cette principauté ecclésiastique

relevant du Cercle de Westphalie27. C’est là que Frédéric II

apprécia son originalité et voulut le retenir à Potsdam avec

une pension et une place à son Académie, mais, mal à l’aise en

société, De Pauw quitta rapidement l’entourage du roi de Prusse

pour s’installer, comme chanoine de Xanten, à Clèves, dans les

terres prussiennes du Rhin inférieur. Auteur très prolifique,

il mourut en 1799 après avoir connu, sinon apprécié, la gloire

éphémère et l’exécution de son neveu, Anacharsis Cloots (1755-

1794), l’orateur du Genre humain militant pour la République

universelle, athée déterminé (au déplaisir de Robespierre) et

membre de la Convention guillotiné pour « hébertisme »28. Le 26

août 1792, par décret de l’Assemblée nationale, De Pauw avait

eu la satisfaction, avec son neveu et diverses personnalités

étrangères, dont George Washington, d’être déclaré « citoyen

français » pour avoir « servi la cause de la liberté et

préparé l’affranchissement des peuples »29. On constatera ci-

dessous que cet éloge était moins fondé sur des mérites réels

que le produit d’une certaine rhétorique d’époque30.

27 Sur Liège et son univers intellectuel, voir Les Lumières dans les Pays-Basautrichiens et la principauté de Liège, Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier ,1983.28 Roland Mortier, Anacharsis Cloots ou l’utopie foudroyée, Paris, Stock, 1995.29 Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs & politiques deschambres françaises. Première série (1787 à 1799), tome 49, du 26 août 1792 au 15septembre 1792 au matin. J. Mavidal et E. Laurent (éd.). Paris, Paul Dupont,1896, p. 10-11.30 Notons cependant que De Pauw avait publié cinq ans auparavant desRecherches philosophiques sur les Grecs (Berlin, Georges Jacques Decker et fils,1787, 2 vol.), où il faisait l’éloge de la démocratie athénienne opposée au« despotisme asiatique » qui régnait alors en Europe.

Certes, la publication des ouvrages à paradoxes dont nous

allons parler avait été jusqu’à fasciner d’autres esprits

singuliers : Diderot sollicita De Pauw pour l’article :

« Probabilité » (histoire, géographie) du Supplément à

l’Encyclopédie, contribution qui était pleinement dans la

perspective méthodologique du chanoine de Xanten. Voltaire, qui

le considérait comme « un très habile homme, plein d’esprit et

d’imagination : un peu systématique à la vérité, mais avec

lequel on peut s’amuser et s’instruire »31, lui dédia, avec

quelques condescendance, ses Lettres chinoises, indiennes et tartares, à M.

Pauw, par un Bénédictin (Genève, 1776)32.

Voltaire avait été retenu par le dernier ouvrage de De

Pauw publié en 1773 à Berlin33, les Recherches philosophiques sur les

Égyptiens et les Chinois34, où le chanoine de Xanten développait

l’idée que l’image positive de la civilisation chinoise venait

du discours intéressé de missionnaires soucieux d’attirer vers

l’Empire du milieu la sympathie – et les fonds - des

Européens35. La Chine véritable n’était pas celle que les

philosophes, dont au premier chef Voltaire, qui en faisaient

un modèle pour l’Occident. Mais les chronologies chinoises qui

31 Lettre à Frédéric II, du 21 décembre [1775], Best D19806 .32 « Tout ce que je dis des brahmanes est puisé mot à mot dans les écritsauthentiques que M. Pau connaît mieux que moi », lettre à Frédéric II, du29 janvier 1776, Best D19889. Le Bénédictin est vraisemblablement DomPernety, ennemi intime de De Pauw, comme nous le montrons plus loin.33 Sur le marché du livre berlinois francophone très actif dans les années1760-1770, à la place de la Hollande, voir Christiane Berkvens-Stevelinck,« La librairie française à Berlin : le rôle de la diaspora huguenote et dela librairie hollandaise », Histoire et civilisation du livre, V (2009), p. 247-267.34 Berlin, G. J. Decker, 1773, 2 vol.35 « […] la réputation de ces Asiatiques était principalement fondée surl’enthousiasme répandu en Europe par la voix des missionnaires », op. cit., t.I, « Préface », p. v. Votre le ch. « Itinéraires jésuites en Chine ou lesLumières naissent à l’Est » de notre Théâtre des voyages, op. cit., p. 353-367.

remontaient au-delà de la date du Déluge dérangeaient le comput

biblique. Au siècle précédent, Athanase Kircher, savant jésuite

universel du Collège romain, avait résolu la question en

faisant de la Chine une colonie … égyptienne36. Cette vérité à

confirmer avait, en outre, l’avantage, de ramener vers

l’Occident l’origine des civilisations. Quelques années avant

l’ouvrage de De Pauw, l’académicien Joseph de Guignes reprit et

développa à nouveaux frais cette théorie qui trouvait des

pyramides en Chine et une grande muraille en Égypte37. Ce type

d’études « philosophiques »38 engagées par De Pauw avait été36 China Monumentis, qua Sacris qua profanis, nec non naturae et artis spectaculis, aliarumquererum memorabilium argumentis illustrata, Romae, Typis Varesij, s. d.., fol. (autreéd.: Amstelodami, apud Joannem Janssonium a Waesberge et ElizeumWeyerstraet, 1667, [fol., 237 p.] ; Antwerpiae, apud Jacobum a Meurs, 1667[fol., XIV-246 p., contrefaçon de l’édition d’Amsterdam] ; traductionfrançaise de F. S. Dalquié, La Chine d’Athanase Kircher de la Compagnie de Jésus, illustréede plusieurs monuments tant sacrés que profanes, et de quantité de recherches de la nature et del’art, Amsterdam, Chez Jean Janssons à Waesbergae et les Héritiers d'ElizéeWeyerstraet, 1670 [fol., XVI-367 p.] ; traduction néerlandaise par J. H.Glazemaker, Amsterdam, Johannes Janssonius van Waesberge en de Wed. WijlenElizeus Weyerstraet, 1668 [fol., 286 p.] ; édition et traduction anglaisepar John Ogilby, London, 1669. Voir Joscelyn Godwin, Athanasius Kircher, Le Théâtredu Monde, trad. française par Charles Moysan, Paris, Imprimerie nationale,2009 et notre Théâtre des voyages, op. cit., p. 356-357.37 Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne, Paris,Desaint et Saillant, 1759 ; « Observations sur quelques points concernantla Religion et la Philosophie des Égyptiens & des Chinois », Histoire del’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 40 (1773-1775), Paris, Imprimerieroyale, 1780 p. 163-186, etc. Pour une synthèse rapide des divers acteursde cette querelle, voir Henri Cordier, Histoire générale de la Chine et de ses relationsavec les pays étrangers, Paris, Paul Geuthner, s. d., t. I, p. 11-19 et notreThéâtre des voyages, op. cit., p. 356-358 38 Une étude serait la bienvenue sur l’utilisation récurrente de cetadjectif dans des titres d’ouvrage où la « philosophie »  pouvait être unparatonnerre de l’extravagance ou, au mieux, une revue d’idées reçues parles esprits « éclairés » du siècle. C’est par dizaines, et sans doute,plus, que l’on peut compter ces productions aux sujets très divers : desRéflexions philosophiques sur l’immortalité de l’âme raisonnable (Amsterdam et Leipzig,Arkstée et Merkus, 1744) de Jean-Henri Samuel Formey aux Lettres philosophiquessur les physionomies (« La Haye, Jean Neaulme » [Paris], 1746) de JacquesPernetti, aux Considérations philosophiques sur l’action de l’orateur (Amsterdam etParis, Veuve Desaint, Caen, J. Manoury fils aîné, 1775) de Dom François-Philippe Gourdin et aux Essais philosophiques sur les mœurs de divers animaux étrangers

largement remis à la mode par l’abbé Guillaume-Thomas Raynal

qui, trois ans plus tôt, avait donné la première édition de son

Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des

Européens dans les deux Indes39. De Pauw, qui savait allier la

misanthropie à l’art de se faire des ennemis, n’avait pas

manqué dans son étude comparée de la Chine et de l’Égypte

d’accuser Raynal de sinophilie philosophique et de contester sa

« prévention en faveur des Chinois »40. Mais il l’avait précédé

dans l’étude du Nouveau Monde par ses Recherches philosophiques sur

les Américains ou Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de l’espèce humaine

publiées en 1768 chez le même éditeur berlinois41.

De Pauw était, on vient de le voir, un homme à paradoxes,

qui se refusait à suivre le jugement commun, fût-il assez

autorisé42. Il en fut de même pour l’Amérique. Le mythe des

géants de la Magellanique l’avait particulièrement attiré. Et

si l’on faisait un peu de géopolitique, il était assez évident

que le continent américain, tant au nord qu’au sud, semblait

entrer dans le concert mondial des futures nations émergentes

en ces décennies du second 18e siècle. Les économistes

européens voyaient dans les treize colonies anglaises du nord

(Paris, Couturier fils et Veuve Tilliard, 1783) de Foucher d’Obsonville,ouvrage de compilation viatique dédié à Buffon, etc. L’archétype fut, ons’en doute, les Lettres philosophiques (« Amsterdam, Lucas » [Rouen, Jore],1734) de Voltaire, dont la version antérieure anglaise portait seulement letitre de Letters concerning the English nation (London, C. Davis and A. Lyon, 1733).39 « Amsterdam » [Paris], s.n., 1770, 6 vol. in-8°. 40 Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois, op.cit., t. I, « Préface », p.vi.41 Berlin, G. J. Decker, 1768, 2 vol. La « nouvelle édition, corrigée etconsidérablement augmentée » publiée à Clèves J. G. Bærstecher, 1772, 3vol. est citée ici même in-texte sous le sigle RA, suivi du tome et de lapage.42 Il réfute, par exemple, malignement un jugement de Buffon en lequalifiant de « Naturaliste si ingénieux, et quelquefois plus ingénieux quela Nature elle-même », RA, t. I, p. 225.

élargies par la conquête de la Nouvelle-France et d’une partie

de la Louisiane (traité de Fontainebleau, 1763) un vaste

territoire pour la colonisation européenne et, sans doute, un

futur concurrent. En 1766, par exemple, l’économiste Jacques

Accarias de Sérionne en faisait l’analyse dans un ouvrage dédié

à Catherine II, Les Intérêts des nations de l’Europe développées relativement

au commerce43 : « […] par la nature de leurs productions

semblables à celles de l’Europe, par leur industrie et les

manufactures qui s’y sont introduites, et par l’indépendance de

leur Métropole, à laquelle elles sont sur le point de

s’élever », les colonies anglaises formeront « peut-être un

jour une Nation très puissante, rivale de l’Europe […] C’est

une Nation naissante, qu’un commerce indépendant ne cesse de

fortifier, dont on ne saurait prévoir les limites »44. Ce

pronostic ne pouvait que provoquer la veine érudite du chanoine

de Xanten.

Une section entière de la troisième partie de ses

Recherches philosophiques sur les Américains (RA, t. I, p. 331-384) est

consacrée aux Patagons. Se fondant sur une compilation critique

de récits de voyageurs, dont il fait un historique minutieux

(p. 339-364) depuis Pigafetta jusqu’à la relation toute récente

de François Chenard de la Giraudais en 176745, De Pauw se

convainc - assez aisément, n’en doutons pas - que le mythe

patagon est essentiellement le fruit de l’imagination déréglée

de « simples marins, ou de simples aventuriers, à qui on ne43 Leipzig, Héritiers de Weidemann et Reich, 1766, 2 vol. in-4°.44 Op. cit., t. I, p. 427-428.45 Compagnon de Bougainville et commandant de la flûte L’Étoile, La Giraudaisavait rencontré des Patagons d’une taille normale, ainsi que le nota sarelation publiée dans le Journal des savants, 1767, t. xxx, p. 33 et citée parDe Pauw (RA, t. I, p. 364).

peut, en aucun sens, accorder le titre de Philosophe ou de

Naturaliste » (p. 364). « Cet exemple apprendra aux Savants,

qui travailleront dans la suite sur les Relations des

Voyageurs, à user de la dernière sévérité : il ne faut se

laisser effrayer ni par le nombre, ni par l’autorité des

témoins qui attestent un prodige ; lorsqu’il est démontré que

ces témoins ne sont pas des Philosophes » (RA, t. I, « Discours

préliminaire », p. xviii). Une fois de plus, le statut de

« philosophe » légitimait la pratique critique de De Pauw46.

Qui disait « philosophe » disait libéré de toutes les

superstitions et juger non en fonction du nombre des

témoignages mais selon la simple raison47. Ce fut pour lui,

par exemple, l’occasion de citer, à propos des géants des

Indes occidentales, une page obscène de l’Inca Garcilaso de la

Vega48, qui combinait deux tares évidentes, être trop bon

catholique et à moitié espagnol49 : « […] le judicieux

Garcilasso observe que ces hommes énormes ayant écrasé, par

leur masse, les femmes du Pérou en voulant s’en servir, se

déterminèrent entr’eux à la pédérastie comme moins périlleuse ;46 « Nous croyons qu’en se servant même, avec rigueur, de la Critiquehistorique, on est infiniment plus éloigné de violer les lois del’Histoire, qu’en admettant sans examen des fables révoltantes pour desvérités incontestables », RA, t. I, « Discours préliminaire », p. ix.47 On se reportera pour une définition d’époque à l’article « Philosophe »de l’Encyclopédie (« Neuchâtel » 1765, t. xii,  p. 509-511 : « un honnêtehomme qui agit en tout par raison »), article anonyme extrait du Philosophede César Chesneau du Marsais.48 De Pauw cite son Histoire du Pérou, livre 9, ch. 9, traduite par Jean Baudoin[Histoire des guerres civiles des Espagnols dans les Indes, Paris, Antoine Courbé, 1650, 2vol.] et la traduction de Thomas-François Dalibart, Histoire des Incas, t. I,ch. 12, p. 33 [Paris, Prault fils, 1744, 2 vol.]. Plus loin, il juge,néanmoins, ce « métisse » capable d’avoir écrit un tel ouvrage grâce à sesorigines paternelles européennes (RA, t. II, p. 169) ! 49 « Les Espagnols, ces possesseurs indolents et fanatiques d’une contréequ’ils ont dévalisée en brigands et en barbares », RA, t. I, « Discourspréliminaire », p. xii.

mais Garcilaso et Torquemada, en prétendant débrouiller la

mythologie péruvienne, ont expliqué l’absurde par l’absurde,

selon la méthode de leur siècle et les bornes de leur génie »

(RA, t. I, p. 365). La critique mythographique et

l’ « histoire naturelle de l’homme » à la manière de Buffon

renvoyaient au néant ces produits de l’imagination d’Européens

plus primitifs que les « sauvages » qu’ils se flattaient de

mesurer à leur juste hauteur.

Ayant fait table rase des géants des Terres magellaniques,

De Pauw entendait s’attaquer à un plus vaste projet : prouver

que l’Amérique serait le tombeau des Européens qui s’y

risqueraient. La méthode employée fut la même : l’utilisation

critique des relations de voyage dans les diverses langues de

l’Europe et une revue thématique de tout ce qui pouvait

convaincre de cette théorie hasardeuse. D’une certaine manière,

les voyageurs auraient dû rencontrer des nains et non des

géants dans les étendues glacées de la Terre de feu. Car tout

en Amérique témoignait d’une nature rétrécie et nettement

mortifère. L’inventaire que fait De Pauw concerne à la fois les

conditions générales (climat « pernicieux) et la diversité de

la vie « dégénérée » qui en est la conséquence, tant pour

l’homme que pour la faune et la flore. « Le climat de

l’Amérique était, au moment de la découverte, très contraire à

la plupart des animaux quadrupèdes, qui s’y sont trouvés plus

petits d’un sixième que leurs analogues de l’ancien continent »

(RA, t. I, p. 4). Ce constat sur les « habitants abrutis » du

Nouveau Monde (RA, t. I, p. 258), qui exonère, on le voit, les

Européens de l’accusation de saccage colonisateur, s’applique à

tout ce qui tente de vivre dans les divers paysages du

continent, des Patagons aux esquimaux. C’est là que la nature

brute est restée en enfance et n’a pas connu ce que plus tard

on appellera l’évolution des espèces, notion dont De Pauw a une

vague prescience : au nord, où vivent les esquimaux, ils

chassent aisément les cétacés, car « l’instinct de ces machines

flottantes [est] aussi obtus, aussi borné que leurs organes

sont grossièrement construits ; on les détruit sans les

combattre » (RA, t. I, p. 289). Les naturels de ces contrées ne

ressemblent que de fort loin à l’humanité connue ailleurs :

« aussi est-ce la seule nation où l’on ait observé que les

mères lèchent leurs enfants nouvellement nés, à l’instar de

quelques animaux quadrupèdes » (RA, t. I, p. 302).

De Pauw multiplie les témoignages des voyageurs et des

savants en chambre dans une sorte de vertige érudit qui l’amène

parfois à des développements apparemment hors de propos comme

la longue section sur « la couleur des Américains » (RA, t. I,

p. 200-236) et celle « des Anthropophages » (RA, t. I, p. 236-

274). Dans la première, il épilogue longuement sur la couleur

des nègres qu’il attribue à l’excessive chaleur de la « zone

torride », couleur qui disparaîtra lorsque les noirs habiteront

des climats tempérés50. Il n’est pas le premier, ni le dernier,

à développer une semblable théorie51. Á la même latitude que50 « […] il est certain que le climat seul produit toutes les variétés qu’onobserve parmi les hommes » (RA, t. I, p. 216) ; « […] le climat seulcolorie les substances les plus intimes du corps humain » (p. 219) ; « Lesenfants des nègres naissent blancs : ils n’ont de noir qu’aux ongles, etquelquefois aux parties génitales » (p. 229).51 Voir l’article « Nègre » (Histoire naturelle) de l’Encyclopédie (Neuchâtel,1765, t. XI, p. 76-79) par Jean-Henri Samuel Formey, secrétaire del’Académie de Berlin: les « nègres semblent constituer une nouvelle espèced’hommes ». « Si l’on s’éloigne de l’équateur vers le pôle antarctique, lenoir s’éclaircit, mais la laideur demeure ». Et aussi l’article « Nègres

les Africains52, les Amérindiens du sud ont la peau claire, car

ils vivent pour la plupart à une altitude plus élevée qui

protège des rayons trop ardents du soleil. Il pense, en

revanche, avec justesse - ce que la science anthropologique

confirmera plus tard - que les Amérindiens, qui ressemblent aux

« petits Tartares » (RA, t. I, p. 155), seraient venus de la

Sibérie orientale par ce que nous appelons le détroit de

Behring du nom de Vitus Béring qui passa le premier en 1741 de

l’Asie à l’Amérique pour le compte de la Russie. Quant à

l’anthropophagie des Amérindiens, elle n’est pas constitutive

de ce continent, car elle correspond à « l’homme sauvage [qui]

est quelquefois emporté et sanguinaire », ce qui permet à De

Pauw de brosser un vaste panorama des crimes commis au nom du

catholicisme, Saint-Barthélemy comprise et de constater

qu’ « au milieu d’un siècle philosophique », les Européens

n’ontt encore rien de plus pressé que d’en découdre « avec une

industrie surprenante et un acharnement incroyable » (RA, t. I,

p. 237). Les sacrifices humains perpétrés par les Incas ou par

les Aztèques sont à mettre dans cette perspective et les

blancs » (Histoire naturelle) anonyme (ibid., p. 79) sur les albinos : « Ilest vrai que tous les nègres sont blancs en venant au monde ».52 De Pauw donne des Africains noirs une image d’un racisme prétendumentfondé sur des critères scientifiques, dont il donne le détail : incapablesde se civiliser (RA, t. I, p. 113), « ils diffèrent autant peut-être despeuples blancs, par les bornes étroites de leur mémoire et l’impuissance deleur esprit, qu’ils en sont différents par la couleur du corps et l’air dela physionomie » (RA, t. I, p. 208). C’est pourquoi, note De Pauw, leurinaptitude à se gouverner eux-mêmes en fait d’ « excellents esclaves »(ibid.). Ce texte est à mettre en parallèle avec d’autres esprits« philosophiques » contemporains qui condamnent l’esclavage, en particulierJacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Île de France, à l’Île Bourbon, aucap de Bonne-Espérance, par un officier du roi, Amsterdam et Paris, Merlin, 1773, t. I,lettre XII : « Des noirs », p. 188-200, qui condamne l’esclavage au nom dela morale, plus que Raynal qui le juge davantage au nom de l’économie etd’une colonisation rénovée où l’Afrique serait développée rationnellementet « philosophiquement » avec ses habitants.

conquistadores – espagnols au premier chef naturellement - qui

les soumirent étaient des « sauvages » civilisés. Cela ne fait

pas, cependant, de l’Amérique le futur sanctuaire d’une

civilisation renouvelé quoi qu’en pensent alors « philosophes »

et économistes. Les deux siècles depuis sa « découverte »

prouvent le contraire.

Les sections suivantes des Recherches en rajoutent encore

dans les redites de thèmes précédemment développés, tant sur

les « nègres blancs » [albinos], « l’orang-outang », les

« hermaphrodites de Floride », « la circoncision et

l’infibulation », le « génie abruti des Américains », les

« usages bizarres », « l’usage des flèches empoisonnées », que

dans quatre sections assez désordonnées sur « la religion des

Américains », le « grand lama », « les vicissitudes de notre

globe » et le « Paraguay ». Le rappel seul de ces sections sans

liens précis, du moins en apparence, mais d’une impeccable

érudition en soi si l’on s’en tient à la méthode encyclopédique

de De Pauw, évoque davantage les obsessions « philosophiques »

de l’auteur qu’un esprit dialectiquement organisé. L’avalanche

documentaire est de montrer que les métissages conduisent à

des dégénérescences qui s’expliquent, génération après

génération, chez les êtres humains par « des vices de la

complexion » (RA, t. II, p. 27) et par « le vice secret de

leurs humeurs » (p. 35) ; il range parmi ceux-ci les

hermaphrodites comme les amazones53, et il s’interroge sur les53 Contestant Charles-Marie de la Condamine (Relation abrégée d'un voyage fait dansl'intérieur de l'Amérique méridionale, Paris, Veuve Pinot, 1745), qui croyait à« cette confédération de femmes indiennes », De Pauw propose une simpleinterprétation sociologique de l’existence d’Amérindiennes, « errantes etsolitaires », réfugiées dans les forêts pour se protéger de la violence deleurs maris (RA, t. II, p. 117-118).

conséquences de même type concernant les pratiques

« sauvages » des mutilations sexuelles, d’où les chapitres sur

la circoncision et l’infibulation. Cela vaut pour tous les

continents, mais, en particulier, pour l’Amérique coloniale.

Car, déjà victime d’une nature vicieuse et dégénérative,

l’Amérique sera le tombeau de populations qui s’y risqueront de

l’extérieur, ceux que De Pauw nomme les « créoles ».

L’esclavage des noirs, les mariages mixtes entre Amérindiens et

Européens conduisent à un métissage qui accélère encore la

dégénérescence « naturelle » du continent.

L’expérience coloniale a prouvé depuis le 16e siècle,

selon De Pauw, que les animaux importés d’Europe au Nouveau

Monde « ont essuyé, sans en excepter aucun, une altération

sensible, soit dans leur forme, soit dans leur instinct » (RA,

t. II, p. II, p. 182). Il en a été de même pour les Européens

transplantés : « […] on s’est convaincu que le dégénération

qu’on avait cru possible, était réelle. Enfin, on est venu au

point d’affirmer que les Créoles de la quatrième, et de la

cinquième génération, ont moins de génie, moins de capacité

pour les sciences que les vrais Européens » (p. 183). « Vice

réel », « altération du physique du tempérament, sous un climat

ingrat et contraire à l’espèce humaine » (p. 185) témoignent de

ce lent et fatal ravalement des Créoles au niveau des

populations d’origine, « sans barbe, sans esprit, atteints du

mal vénérien54, et tellement déchus de la nature humaine qu’ils

étaient indisciplinables, ce qui est le complément de la

stupidité » (p. 232). Et ce n’est pas l’existence des

54 Mal originaire d’Amérique et bien plus virulent sur les Européens quil’importent dans l’Ancien Monde (RA, t. I, p. 49, 268-272).

réductions jésuites du Paraguay, à laquelle il consacre un

dernier chapitre, qui prouverait le contraire, et ce bien

qu’elles fussent censées élever les « sauvages à la

« civilisation », car ces « oppresseurs politiques des

Indiens » (p. 403) ont mené, dans le plus grand secret

autarcique, une entreprise d’asservissement sous le couvert de

la religion. «  Il n’est jamais glorieux de faire des

esclaves » (p. 415).

On peut imaginer que l’ouvrage de De Pauw fit quelque

bruit dans les milieux qui se qualifiaient eux-mêmes de

« philosophiques ». D’aucuns y virent la trace d’un génie

particulier comme le baron d’Holbach55. D’autres ne manquèrent

de se scandaliser de ces théories attentatoires à l’idée de

progrès universel. Thomas Jefferson, futur président des États-

Unis, en possédait un exemplaire dans sa résidence de

Monticello et dans une lettre au marquis de Chastellux, il en

dit tout le mal qu’il en pensait56.L’attaque la plus violente

vint du bord même de De Pauw, de Berlin et de son académie

frédéricienne. Dom Antoine-Joseph Pernety, ce bénédictin qui

avait préféré se réfugier en Prusse sous la protection de

Frédéric II à la suite de ses ennuis avec l’inquisition

55 Lettres à l’abbé Ferdinando Galiani et à John Wilkes (19 mars, 3 juin,25 août 1770 et 1er décembre 1771). Paul Thiry, baron d’Holbach, Die gesamteerhaltene Korrespondanz, Hermann. Sauter et Erich Loos, Wiesbaden, F. Steiner,1986.56 « Paw, the beginner of this charge was a compiler from the works ofothers; and of the most unlucky description; for he seems to have read thewritings of travellers only to collect and republish their lives. it isreally remarkeable that in three volumes 12mo. of small print it isscarcely possible to find one truth, and yet that the author should be ableto produce authority for every fact he states, as he says he can » (7 juin1785).

d’Avignon57, avait accompagné, quelques années auparavant,

Louis-Antoine de Bougainville comme aumônier et naturaliste

lors de sa première expédition aux îles Malouines ; il en

rapporta un Journal historique d’un voyage fait aux îles Malouines en 1763 et

1764, pour les reconnaître, et y former un établissement; et de deux Voyages au

Détroit de Magellan, avec une Relation sur les Patagons publié à Berlin chez

Étienne de Bourdeaux, en 1769, 2 vol. C’est aussi à Berlin

que, l’année précédente, De Pauw avait fait imprimer ses

Recherches philosophique sur les Américains. Le voyageur s’opposait au

« philosophe » en chambre. Pernety avait sur De Pauw l’avantage

d’avoir pratiqué l’autopsie des Patagons à propos desquels le

chanoine de Xanten avait, comme l’on sait, des idées

« philosophiques » très arrêtées. Dès la préface de son Journal

historique, Dom Pernety s’en prit ouvertement à De Pauw au sujet

des géants de la Magellanique. Mettant en parallèle les divers

récits aussi bien français qu’anglais, le bibliothécaire de

Frédéric II, membre de son Académie berlinoise, concluait

méchamment : « Cette comparaison prouvera aux personnes

incrédules, et à ceux qui ont trop d’amour propre, pour

vouloir paraître seulement ignorer ce qu’ils n’ont jamais

appris, ou qui par ce principe se font un devoir de nier ce

qu’ils n’ont pas vu, qu’il existe néanmoins une race d’hommes

dont la grandeur et l’énormité du corps apprennent à ces

incrédules vains et superbes, qu’ils se trouvent réduits à

57 Joanny Bricaud, Les Illuminés d'Avignon. Étude sur Dom Pernety et son Groupe, Paris,Librairie Critique Émile Nourry, 1927.

n’être que les moins petits dans la race des Nains »58. La

guerre était déclarée.

Dom Pernety prit encore une année pour polir son exécution

capitale des Recherches philosophiques sur les Américains. Ce fut sa

Dissertation sur l’Amérique et les Américains, contre les Recherches philosophiques

de M. de P. qu’il signa une nouvelle fois comme membre de

l’Académie de Berlin et bibliothécaire du roi de Prusse, chez

G. J. Decker, « libraire du Roi ». L’attaque était frontale et

suggérait qu’il avait l’appui de son royal protecteur, d’autant

qu’une partie de l’ouvrage avait été lu à l’Académie elle-même

comme le signala Dom Pernety dans sa Préface59. La Dissertation

était, sur un ton très ironique, une attaque en règle et

détaillée des prétendues erreurs imprimées dans les Recherches

philosophiques. C’était sans doute, remarquait-il dans une flèche

personnelle assez déplaisante, le délire obsessionnel de « M.

de P » qui dérangeait son esprit et sa plume : il avait

« trempé son pinceau dans l’humeur noire de la mélancolie et

délayé ses couleurs dans le fiel de l’envie » pour « humilier

la nature humaine » (D, p. 12) .

D’où venait l’incapacité de De Pauw à considérer d’autres

formes de civilisation et de culture ? « Nous faisons parler

[…] notre éducation sous le nom de la philosophie » (D, p.

13), commentait Pernety en retournant contre son adversaire un

concept qui avait justifié la méthode critique du chanoine de

58 Journal historique, op. cit., t. I , «Préface », p. xi-xii. Voir au t. II (n.p.)la planche xvi représentant un Européen faisant la coutume avec une famillede géants patagons.59 P. [5-6]. Nous citons d’après le t. 3 des Recherches (Berlin, s. n., 1770)de De Pauw qui reproduit (136 p.) avant de la critiquer la Dissertation dePernety. La Dissertation est abrégée en D.

Xanten60 ; la « prévention » fort peu philosophique de ce

dernier, ses « préjugés » et son européocentrisme l’auraient

égaré pour comprendre ce que nous appellerions aujourd’hui

l’altérité. Dans les quatre chapitres de la Dissertation, Dom

Pernety appliqua une méthode qui consistait à reprendre

argument après argument les affirmations de son adversaire et à

les contester par des citations viatiques tirées des auteurs

déjà exploités par De Pauw lui-même61. Nous nous épargnons d’en

donner le détail. En résumé, la faune et la flore de

l’Amérique n’avaient rien à envier, bien au contraire, à celles

des climats européens, et l’existence des géants patagons – il

y revint longuement une nouvelle fois (D, p. 50-73) - prouvait

que l’humanité elle-même y trouvait son plein épanouissement.

Pour ce qui était « des qualités du cœur et de l’esprit des

Américains »62, leurs seuls « vices » étaient dues « aux

pernicieux exemples des Européens, et aux mauvais traitements

qu’ils ont exercé contre eux » (D, p. 82-83). Et ces Européens

étaient les véritables barbares, intolérants cruels,

orgueilleux en comparaison avec les « sauvages » d’Amérique,

hospitaliers, éduqués par la simple nature, en quête du

nécessaire et indifférents au superflu. « […] ces Sauvages

incapables de s’élever dans la prospérité, comme de s’abattre

dans l’adversité, sont parvenus naturellement à ce degré de

Philosophie, dont les Stoïciens se vantaient avec si peu de

fondement » (D, p. 127). Voici donc où se trouvaient les vrais60 « […] nous croyons voir par les yeux de la philosophie, lorsque nous nevoyons que par ceux de l’éducation » (D, p. 13)61 Charles de Rochefort, Charles-Marie de la Condamine, Amédée-FrançoisFrézier, Joannes de Laet, Jean de Léry, l’Inca Garcilaso de la Vega,Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de Lahontan, etc.62 Titre du ch. 3 de la Dissertation.

« philosophes » : dans les forêts américaines et non dans les

cabinets des vaniteux savants de l’Ancien Monde. On imagine que

De Pauw n’est resta pas là.

Dès l’année suivante, 1770, il publia à Berlin63 une

nouvelle édition de ses Recherches, suivie dans un troisième

volume de la Dissertation de Dom Pernety et de sa propre réplique

à celle-ci, les quarante-six chapitres de la Défense des Recherches

philosophiques sur les Américains. Par M. de P***64. L’ensemble fut

republié à « Londres » [Berlin] en 1771 et en 1772 (Berlin), à

Clèves la même année (sans la Dissertation…) et à Berlin encore

en 1774 et 1777, ce qui confirme l’écho que rencontra cette

polémique sanglante. Particulièrement aigri que la querelle ait

été inaugurée par Dom Pernety devant l’Académie créée par

Frédéric II (DR, Préface, p. [3]), De Pauw s’engagea dès les

premières pages à « citer des preuves » et à «éviter les

déclamations » (DR, p. 6), promesses qu’il ne suivit pas, on

s’en doute, en critiquant aussi « son style affecté et

précieux » (DR, p. 44). La querelle commençait à être lassante,

car les mêmes arguments, déjà amplement ressassés, étaient

réintroduits sans grande variation65. Il rappelait, une

nouvelle fois, les hésitations de l’Église catholique, de

« ces terribles théologiens du seizième siècle », concernant

l’humanité pleine des Amérindiens (DR, p. 8) : pique dirigée

contre Dom Pernety, certes défroqué, mais défenseur dans sa

Dissertation (D, p. 136) de l’ordre de Bénédictins diffamée par De

63Sans nom, mais sans doute chez Étienne de Bourdeaux, 3 vol.64 Pagination nouvelle du tome III (256 p.). La Défense est datée du 26 mars1770. Abrégée ci-desssous par DR.65 Dont cinq chapitres XXXIII-XXXVII sur les « prétendus géants de laMagellanique » (DR, p. 178-208).

Pauw66. Il faisait aussi flèche de tout bois en lui opposant

« l’illustre M. de Buffon » (DR, p. 78-79) 67 sur « la

dégénération des animaux transplantés en Amérique » (ch. XVIII)

ou en s’annexant telle page de Voltaire dans La Philosophie de

l’histoire (DR, p. 20) sur le moindre peuplement de l’Amérique par

rapport aux autres continents68. Il annonçait à nouveau la

disparition des « peuples sauvages » de l’Amérique du nord

repoussés dans les territoires les plus inhospitaliers par la

colonisation anglaise, mais, une fois de plus, il ne s’en

émouvait guère, considérant ce phénomène comme la conséquence

de l’incapacité des Amérindiens à se sédentariser et à cultiver

la terre (DR, p. 22-23). Il est vrai qu’à la même époque,

Raynal tenait un discours identique sur les Indiens du

Brésil69.

La langueur dégénérative due à la créolisation des

Européens « transplantés » était de la même manière, selon De

Pauw, l’origine, sinon la justification, de la traite qui

conduisit vers le Nouveau Monde « des nègres [qui] sont une

marchandise aussi nécessaire à l’Amérique que la farine : ce

pays est si mauvais qu’il faut y aller vendre des hommes, et y

faire à la nature humaine le dernier des affronts » (DR, p.

126). La conséquence politique était que l’Amérique avait un

besoin absolu de l’Europe pour subsister et que « son entière66 Autre attaque contre les « moines mendiants » (DR, p. 137-138).67 Nombreuses autres références à Buffon, dont DR, p. 96-97, etc. Ilcritique pourtant parfois les « idées de ce grand homme » (DR, p. 212) surquelques points qui ne sont nécessairement des détails : la « Nature,encore dans l’adolescence en Amérique n’y aurait organisé et vivifié lesÊtres que depuis peu » (DR, p. 211), selon le résumé qu’en fait De Pauw.68 La Philosophie de l’histoire. Par feu l’abbé Bazin, Genève, Aux dépens de l’auteur,1765, ch. VIII : « De l’Amérique », p. 56-57.69 Dans l’Histoire philosophique, Genève, Jean-Léonard Pellet, 1780, in-8e, t. V,p. 107-110, 202 ; voir F. Moureau, Le Théâtre des voyages, op. cit., p. 281-282.

indépendance est une chose moralement impossible » (DR, p.

129). En bon sujet du roi de Prusse, d’un État parvenu « au

plus beau siècle », sans avoir pratiqué la moindre colonisation

(DR, p. 157), De Pauw se réjouissait que les princes allemands

limitassent autant que possible l’émigration de leurs

ressortissants vers le Nouveau Monde, où ils ne feraient que

dépérir comme les autres populations originaires d’Europe,

alors que l’Afrique resterait longtemps encore pour lui « la

pépinière des cultivateurs » (DR, p. 129-132). On notera, à

titre d’anecdote, qu’il considérait que parmi « les végétaux

transplantées en Amérique » (ch. XXIII), la vigne ne pourra

jamais réussir à « produire des vins comparables à ceux de

Bourgogne ou de Constance70 au cap de Bonne Espérance » (DR,

p. 115).

Un chapitre XXXVI assez malheureux (« Observations sur

les Voyageurs ») traite de l’incertitude de la plupart des

relations de voyages rédigées par « des marchands, des

flibustiers, des armateurs, des aventuriers, des missionnaires,

des religieux qui servent d’aumôniers sur les vaisseaux71, des

marins, des soldats ou des matelots mêmes » (DR, p. 199). Une

telle sortie, qui évoque celle que Rousseau avait faite quinze

ans auparavant72, fragilise de toute évidence une argumentation

fondée presque uniquement sur ce type de textes. L’année

suivante, Bougainville, au retour de son tour du monde,

70 Vignoble créé par des huguenots français au 17e siècle. Voir Dirk Van derCruysse, Le Cap, Paris, Fayard, 2010.71 Attaque directe contre Pernety.72 Dans la note X du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes(1755), Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 212 : « Il n’y a guère que quatresortes d’hommes qui fassent des voyages de long court : les Marins, lesMarchands, les Soldats, et les Missionnaires ».

stigmatisa les philosophes en chambre, « cette classe

d’écrivains paresseux et superbes qui, dans les ombres de leur

cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses

habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs

imaginations »73 : on pense généralement que Rousseau était

visé par cette assassinat en règle ; il n’est pas impossible

que le « philosophe » De Pauw ait partagé cette exécution

capitale, malgré l’allusion positive que le navigateur en

faisait par ailleurs74. Cela ne dut pas déplaire à l’ancien

aumônier de Bougainville qui se mit à l’œuvre pour un ultime

« examen » de la Recherche de sa Défense par De Pauw. Ce furent

en effet deux nouveaux volumes que Dom Pernety lança contre son

adversaire favori75. Les redites et les diatribes les plus

attendues n’apportaient guère de nouveau pour notre propos.

La flèche du Parthe fut confiée à un « Anonyme » ( ?) dont

Pernety reproduisit la « Lettre […] à l’Auteur de la Gazette

littéraire de Berlin »76. Elle se concluait ainsi : « Ce qu’il y a de

singulier c’est qu’on appelle tout cela de la Philosophie. Jamais

plus abusif emploi de ce mot, que celui qu’on en fait tous les

jours. On trouve la Philosophie partout, et du moins on

l’annonce, et l’on voudrait nous persuader qu’elle a servi de

flambeau, et de guide dans l’exécution comme dans l’invention

73 Voyage autour du monde, op. cit., « Discours préliminaire », p. 5774 Voir la n. 25.75 Examen des Recherches philosophiques sur les Américains et de la Défense de cet ouvrage,Berlin, G. J. Decker, imprimeur du roi, 1771, 2 vol.76 Examen, Seconde Partie, p. 588. Créée en 1764 par Joseph du Fresne deFrancheville, membre de l’Académie de Berlin et ancien secrétaire deVoltaire, cette Gazette hebdomadaire dura jusqu’en 1792. Voit l’articled’Hervé Guénot dans le Dictionnaire des journaux (1600-1789), Jean Sgard (éd.),Paris, Universitas, 1991, t. II, p. 515-516, notice 571 et la monographiede François Labbé, La Gazette littéraire de Berlin (1764-1792), Paris, Honoré Champion,2004.

des ouvrages qu’on présente au public. Des romans frivoles, des

chansons, quelquefois des contes indécents, sont recommandés

aux Lecteurs, pour le ton philosophique qui y règne. Y a-t-il dans

une méchante petite brochure, quelque quolibet sur la religion,

sur la morale, ou sur les principes de l’éducation, ou du

gouvernement, on prône ce livre comme étant un ouvrage

philosophique »77. La Gazette littéraire de Berlin, organe officieux de

son Académie, fut pendant ces années le terrain favori de ces

affrontements78, dont - on s’en doute- le clan Pernety sortit

vainqueur. Elle eut même la bénignité de rendre compte79 de

l’ouvrage de Pierre Poivre, qui semblait refuser de prendre

parti entre les deux adversaires. De l’Amérique et des Américains ou

Observations curieuses du philosophe La Douceur qui a parcouru cet hémisphère

pendant la dernière guerre, en faisant le noble métier de tuer les hommes sans les

manger80 présentait, en effet, sur le mode ironique un

« philosophe » qui se moquait de cette philosophie

autoproclamée. Grand voyageur et aventurier dans l’océan

Indien, naturaliste et, depuis 1766, intendant des Îles de

France et de Bourbon, le commissaire général de la Marine

Pierre Poivre81 n’était pas de ce monde, bien que lui aussi il

ait publié sous un titre « philosophique » un essai

anthropologique de synthèse du premier ordre : les Voyages d’un

77 Examen, op. cit., Seconde Partie, p. 602-603. 78 François Labbé, op. cit., p. 120-122.79 Sur quatre numéros de la Gazette à partir du 21 janvier 1771.80 Berlin, Samuel Pitra, 1771. Ce livre est parfois attribué à tort à … DomPernety lui-même.81 Voir, entre autres, Jean-Yves Loude, Monsieur Poivre, voleur d'épices, Paris,Belin, 2005

philosophe ou Observations sur les mœurs et les arts des peuples de l’Afrique de

l’Asie et de l’Amérique82.

La conclusion de ces batailles de papier entre Prusse et

Amérique prouve que l’ouverture du siècle des Lumières à

l’altérité, aux civilisations lointaines qui s’étaient

développées selon des règles qui n’étaient pas les nôtres - et

qui ne s’en plaignaient pas-, posait plus de problèmes qu’elle

n’en résolvait. L’élargissement du monde qui faisait de

l’Europe un simple canton de l’univers ne pouvait s’intégrer

facilement à un imaginaire, fût-il « philosophique ». Il

fallait structurer le Nouveau Monde selon une rationalité qui

pouvait l’insérer dans l’histoire de l’esprit humain et dans la

continuité reconstituée de la marche de la nature

perfectionnée. Ce combat d’érudits en chambre était à fois

ridicule et pathétique, car le drapeau de la « philosophie » ne

justifiait aucun des systèmes défendus par les deux

adversaires. Dans la République européenne des Lettres

finissante, ils étaient les ultimes représentants des discours

pro et contra qui avaient animé la scholastique médiévale. Et le

géant de la Magellanique n’était pas là pour les arbitrer.

François Moureau

82 Yverdon, s.n., 1768. Mémoires lus à l’Académie de Lyon et publiés àl’insu de l’auteur ; plusieurs rééditions dont celle augmentée de Londreset Lyon, J. de Ville et L. Rosset, 1769. « Il n’est point de Nation,quelque barbare qu’elle soit, qui n’ait des Arts qui lui soientparticuliers. La diversité des climats, en variant les besoins des Peuples,offre à leur industrie des productions différentes sur lesquelles elle peuts’exercer » (p. 5 de l’édition de 1769).

Université Paris-Sorbonne