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Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
Master Sciences humaines et sociales, mention Philosophie
Spécialité en Recherches sur la Nature, l'Homme et la Société
L'ARCHITECTURE DES HÔPITAUX PSYCHIATRIQUES :
UN OPÉRATEUR DE POUVOIR THÉRAPEUTIQUE ET POLITIQUE ?
Anne Jean
sous la direction de Guillaume Le Blanc
Mémoire de Master 2
Années 2008-2010
Pau, le 3 août 2010
À ma grand-mère,
Je remercie en premier lieu Guillaume Le Blanc pour avoir consenti à suivre ce
travail, pour ses conseils et ses encouragements.
Je suis également reconnaissante envers les personnes qui m'ont accompagnée
dans ce travail, par la communication de précieux documents et par des échanges
éclairants et enrichissants :
Dr Didier Jean, Jean Terrel, Claude Collu, Agnès et Michel Pétuaud-Létang,
Lucas Pétuaud-Létang et ma famille.
L’architecture des hôpitaux psychiatriques : un opérateur de pouvoir thérapeutique et politique ?
Introduction : 1
I) L’architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de pouvoir 15 thérapeutique :
1) Genèse et sens du lieu asilaire : une histoire d’interprétations. 15
Confrontation entre l’Histoire de la folie à l’âge classique de M. Foucault et La pratique de l’esprit humain de M. Gauchet et G. Swain.
2) Disposition et critères de l’architecture psychiatrique comme constitutifs de la 30 thérapeutique des malades mentaux. - Un lieu d’accueil
- La sécurité- L’isolement- La classification
3) Ordre et désordre : la guérison comme issue de cette bataille ? 40
- L'espace asilaire comme champs de bataille. - Le précepte pinélien.
4) L’« instrument de guérison » : entre mythe et réalité. 51 Etude de l'architecture psychiatrique conçue comme « instrument de guérison » ou
« machine à guérir » à travers la confrontation des textes de M. Foucault et de J.-E.-D. Esquirol.
II) L’architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de pouvoir 69 politique :
1) Points sur la méthode d'analyse du pouvoir de M. Foucault. 69
- Etude de l'article de 1982 « Le sujet et le pouvoir ».- Comparaison entre le « pouvoir de la souveraineté » et le « pouvoir disciplinaire ».
2) La figure architecturale du panoptisme au sein de l'hôpital psychiatrique. 77
Aspects matériel et symbolique du paradigme du panoptique : Surveiller et punir de M. Foucault.
- Une figure politique des années de la Révolution : article « L'oeil du pouvoir », Dits et écrits II, M. Foucault.
3) La politique intérieure de l'asile : de la « machine à guérir » à la « machine à 88 socialiser ».
- « Le petit gouvernement » de Pinel. - « La machine à socialiser » par M. Gauchet et G. Swain.
4) La politique extérieure de l'asile : problème politique et « biopolitique ». 98
L'architecture psychiatrique comme « instrument de défense sociale » : étude de l'article « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale » de G. Le Blanc.
III) Derrière les opérateurs de pouvoir : les autres visages de l'architecture 110 psychiatrique :
1) Validité et limites de la notion d'opérateur de pouvoir pour l'architecture des hôpitaux psychiatriques. 110
–La « désinstitutionnalisation » du pouvoir psychiatrique.– Validité de l'opérateur de pouvoir à travers l'étude des étapes du projet architectural.
2) L'espace psychiatrique comme pharmakon. 120
– L'isolement.– Le principe de séparation.– La formation d'une contre-société.
3) Hétérotopie et hétérotopies. 129
- Etude de textes de M. Foucault sur le concept d' « hétérotopie » : la conférence radiophonique prononcée en 1966 et la conférence dédiée au Cercle d'études architecturales en 1967.- L'hétérotopie de l'asile à travers les principes de l'hétérotopologie.- Des hétérotopies dans l'hétérotopie : les « zones franches » dans Asiles de E. Goffman.
Conclusion : 142
Bibliographie : 148
Annexe : Photographies des hôpitaux psychiatriques de Bordeaux et de Montauban. 192
Introduction : L’architecture des hôpitaux psychiatriques, un opérateur de
pouvoir thérapeutique et politique ?
Lorsque nous nous promenons et que nous passons à côté d’un hôpital psychiatrique,
nous sommes tout de suite interpellés par ce lieu, en tant qu’il est « chargé en
différences ». Il est différent des autres lieux parce que l’interdiction tacite de ne pas
y entrer nous empêche de pénétrer dans l’enceinte. Nous ne savons pas ce qui se
passe à l’intérieur, mais nous savons pourtant que ce qui s’y joue est emprunt de
gravité et de souffrance. L'image d'Epinal, datant de l’âge classique, du fou à l’allure
monstrueuse tenu fortement par des chaînes, ou celle de l’agité enfermé dans sa
camisole de force, habitent encore notre inconscient collectif.
Un sentiment inexplicable de crainte nous envahit et nous met en garde contre ceux
qui y résident et contre nous-même, par la seule force du lieu et de l’interdiction
tacite qui en émane. Ce sentiment de crainte est dû à notre contact avec une ligne
invisible nous séparant de l’enceinte de l’hôpital psychiatrique. Elle marque le
partage entre les personnes dites « normales » et les personnes atteintes de maladie
mentale. Elle est rendue visible par des panneaux de signalisation et par le mur
d’enceinte quand il y en a un, ou plus simplement par les murs des bâtisses. Ces
murs nous cachent ce qu’il y a à l’intérieur, ce qui s’y passe.
L’hôpital psychiatrique est un lieu opaque pour la personne qui se trouve à
l’extérieur, ne pouvant dès lors que se rapporter aux témoignages et aux mythes
construits pour voiler, comme toutes représentations, ce qui se passe à l’intérieur.
Dire que l’hôpital psychiatrique est un lieu opaque, c’est aller contre la théorie du
panopticon de Bentham rendue célèbre par M. Foucault, qui considère le modèle de
l’institution qu’il a préconisé, que ce soit l’école, l’hôpital général, l’hôpital
psychiatrique ou la prison, comme un lieu où l’on peut tout voir, pour le surveillant,
et où l’on peut tout le temps être vu, pour le sujet pris en charge par l’institution. Il
s’agit en fait d’un modèle d’architecture conçue pour multiplier la force de
surveillance sur les détenus assujettis à une sorte de pouvoir particulier : « le pouvoir
1
disciplinaire »1. Dans Surveiller et Punir, M. Foucault explique ce principe de
visibilité rendu possible par la figure architecturale de Bentham : « Le dispositif
panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de
reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou plutôt de ses
trois fonctions -enfermer, priver de lumière et cacher - on ne garde que la première et
on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d’un surveillant capte
mieux que l’ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège. »2.
L’architecture de l’institution est pensée pour rendre tout visible au surveillant, qui
peut ainsi prévenir la moindre infraction et la moindre manifestation d’un vice de la
part du sujet détenu. C’est le mur qui rend invisible et qui sépare, et ce sont les
fenêtres et les vitres qui permettent de voir et d’être vu, l'architecture panoptique
étant composée en grande partie de vitres, intérieures face à la tour de surveillance,
et extérieures laissant entrer la lumière du jour. Une architecture psychiatrique
conçue sous le modèle benthamien fait de l'hôpital psychiatrique non un lieu opaque,
mais un lieu ouvert, visible pour toute la société, le surveillant, pouvant être
n'importe qui, étant son représentant.
On peut donc constater l’importance et le rôle primordial tenu par l’architecture
conçue pour ce type d’institution, où s’exerce « le pouvoir disciplinaire » pour
reprendre le terme de M. Foucault, en particulier celle des hôpitaux psychiatriques
qui gardent des personnes atteintes de folie, à l’esprit dérangé, qu’il faut surveiller et
soigner.
Nous pourrions penser spontanément que la première fonction de l’hôpital
psychiatrique est de soigner, et donc de guérir ces personnes, ne pouvant rester
« dans la nature », livrées à elles-mêmes. Mais cette première fonction peut être
dépassée par d'autres fonctions : en effet, vouloir retrouver la personne guérie à la fin
de son séjour pourrait équivaloir à la retrouver « normale », c'est-à-dire apte à se
trouver en société, sans faire de remous. Ainsi, l’institution psychiatrique pourrait
aussi être perçue comme un lieu de dressage. M. Foucault, dans Le pouvoir
psychiatrique envisage de cette façon l'espace asilaire, où un pouvoir s’exercerait
jusque dans le corps des individus. Or ce pouvoir ne peut s’exercer que grâce à une
1 Cf. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France 1973-1974, Hautes Etudes Gallimard, et Surveiller et punir, tel Gallimard.
2 M. Foucault, Surveiller et punir, pp 233-234.
2
architecture du type de celle préconisée par Bentham. La visibilité permanente
permet en effet de discipliner les corps en profondeur. Savoir qu’on est constamment
surveillés ne permet pas de faire le moindre faux pas ou un geste de trop.
Selon la thèse de M. Foucault, la fonction de guérison de l'hôpital psychiatrique est
supplantée par la fonction de dressage.
Ainsi, la fonction de l’hôpital psychiatrique, et en particulier de son architecture,
dépasse outre mesure sa fonction thérapeutique : soigner les malades fous. Elle a
aussi un rôle disciplinaire, et donc politique, à une plus grande échelle. Elle
transforme les corps individualisés pour les rendre dociles et disciplinés à la société.
Il y a toute une entreprise d’uniformisation des individus demandée par la société
exerçant « un pouvoir anonyme et sans limites » (cette expression de M. Foucault est
attribuée au surveillant de l'institution décrite par Bentham, mais on peut imaginer
que le surveillant en question, pouvant être n'importe qui, est le représentant de la
société toute entière) sur chaque individu, n’autorisant aucune transgression de ses
normes, sous peine d’être exclus, rejetés. Cette société exige leur disparition et donc
de cacher ce qu’elle a rebut, pour qu’on les remodèle à son image. Le pouvoir
politique accompagne le pouvoir despotique de la société dans cette entreprise de
rejet et de remodelage.
¨Pourtant, l’existence même des hôpitaux psychiatriques peut être comprise de deux
manières antithétiques : celle de Michel Foucault qui en perçoit la politique
d’exclusion dans Le pouvoir psychiatrique, Histoire de la folie et Surveiller et punir,
et celle de Marcel Gauchet et Gladys Swain, contemporaine aux dernières années de
la vie de M. Foucault, qui y voient une politique d’inclusion, où le sujet malade peut
se reconstituer, dans La pratique de l’esprit humain.
Ces deux points de vue vont traverser l’étude de l’architecture des hôpitaux
psychiatriques, se trouvant être selon M. Foucault un « dispositif » à part entière, et
une « pratique » de l’esprit humain pour M. Gauchet et G. Swain. Le point de vue
philosophique adopté va en effet beaucoup influer sur la manière de voir, de ressentir
et d’analyser cette architecture d’une part, et de la concevoir d’autre part.
Le domaine de l'architecture peut être analysé sur deux plans : celui de la conception
3
et celui de la réalisation, comptant le moment de sa construction et le moment de son
habitation. Ces deux plans se retrouvent respectivement dans la définition générale
du mot « architecture ».
En effet, le terme « architecture » admet deux acceptions :
La première acception s'énonce ainsi : L’art, la technique, et les règles pour
construire les édifices.3
Cette acception rejoint le côté de la « conception » de l’architecture. Ce rôle est tenu
par les architectes, le plus souvent associés aux spécialistes de la maladie mentale.
Les aliénistes Pinel et Esquirol sont des précurseurs dans la mise en place de
l’architecture pensée spécifiquement pour les établissements psychiatriques au XIXe
siècle. La loi du 30 juin 1838 sur les aliénés, qui impose la présence d’un hôpital
psychiatrique dans chaque département, produit un essor considérable de la
construction des hôpitaux psychiatriques en France. Les aliénistes occupent une
grande place aux côté des architectes, voulant des établissements adaptés à leurs
besoins et surtout à leur pratique médicale. Dans le Traité médico-philosophique sur
l’aliénation mentale, Pinel a écrit à propos de l’association de l’architecte et du
médecin : « Ce sera donc à l’architecte de se concerter avec le médecin pour faire,
dans un hospice donné, les dispositions intérieures dont le local est susceptible, et
dont on ne peut donner que les règles générales. » On remarque dans cette phrase
l’ascendant du médecin sur l’architecte. C’est à l’architecte de s’adresser au médecin
pour suivre ses directives ; il doit en effet réaliser ce que préconisent les spécialistes
de la maladie mentale pour la construction de ces établissements, ayant non
seulement leur mot à dire, mais aussi le pouvoir de décider quel type d‘architecture
ce sera. Ainsi, l’architecture des hôpitaux psychiatriques devient un véritable
instrument entre les mains des médecins psychiatres, dont le premier rôle à jouer
serait de guérir les malades.
La deuxième partie de la phrase révèle la tension essentielle à la discipline
architecturale entre idées, conception et esquisses d’une part, et réalisation et résultat
d’autre part. Le médecin ne peut en effet donner « que les règles générales » de la
disposition du local. Il ne peut s’aventurer dans le détail, ne peut donner que des
directives générales, c’est-à-dire imprécises. On peut supposer que l’ascendant que
prend le médecin sur l’architecte accentue le hiatus entre idées et réalité dans
3 Cf. Dictionnaire Le Robert.
4
l'architecture. Au XIXe siècle sont répertoriés de nombreux exemples d’architecture
d’hôpital psychiatrique frôlant le piège de l’utopie. Certains projets, comme le
premier plan du « Steinhof » de Otto Wagner, à Vienne dans la seconde moitié du
XIXe siècle, n'a pu être réalisé en raison de sa taille et des dissidences entre les
partisans du opendoor et l'administration, voulant en rester aux méthodes classiques
de l'enfermement et de l'isolement, selon l'article de P. Denis dans la revue Synapse
d'avril 1987. Les avis des psychiatres et de l'administration déterminent pour une
grande part celui des architectes. Ces derniers sont en fait au service de la science
médicale et du bon fonctionnement de l'établissement.
Leur principal travail est de répondre à leurs exigences outre les trois valeurs
fondamentales de toute architecture : Solidité, commodité et esthétisme.
La solidité des édifices nécessite d'évaluer les bonnes dimensions et de choisir les
bons matériaux pour que les bâtiments ne se délabrent pas trop vite et ne s'écroulent
pas. La commodité est le critère qui exige que les espaces soient bien agencés et
répondent aux besoins pratiques des résidents. Enfin l'esthétisme correspond à l'idée
que le bâtiment ne doit pas « jurer » avec le site où il est construit. Ces trois valeurs
doivent donc être respectées mais sont agrémentées d'autres critères quand il s'agit
d'un lieu aussi particulier qu'un hôpital psychiatrique.
Les autres critères peuvent être énoncés ainsi : premièrement, il faut un grand
espace, pour pouvoir accueillir un grand nombre de patients, qui sont nombrés en
terme de « lits ». Deuxièmement, la sécurité, exigeant que les lieux soient sécurisés
pour par exemple éviter les fugues et empêcher les suicides ; ce sont aussi des lieux
de soins où doivent être disposés des appareils thérapeutiques correspondant à la
modernité de la médecine (au début du XIXe, le traitement des aliénés pouvait se
faire par le système des douches ou des bains froids, il fallait donc prévoir à cet
usage des salles d'eaux.).
D'autres critères vont certainement apparaître au cours du mémoire.
La collaboration entre les architectes et les psychiatres montrent aussi l'insertion du
savoir médical dans des domaines qui lui sont de prime abord étrangers. Le savoir
psychiatrique prend ainsi la figure d'un savoir total, devant être présent dans tous les
champs qui lui sont à proximité et pouvant y participer.
Les critères de l'architecture psychiatrique que nous venons d'énoncer soulignent la
fonction thérapeutique des hôpitaux psychiatriques. Mais la volonté de guérir les
5
aliénés dans et par les hôpitaux psychiatriques peut cacher une volonté plus obscure.
En effet, vouloir à tout prix guérir les fous pourrait nous faire penser que la folie est
un fait inacceptable pour la société, un fait qu'il faut d'abord cacher, puis éradiquer.
La folie serait alors une forme de « mal » moral, plus qu'une maladie, qu'il faudrait
combattre au nom du bien et de l'ordre, contre la déchéance et le désordre.
Ce désir à la fois rationnel et irrationnel de combattre la folie est symptomatique de
la société occidentale, notamment à partir de l'âge moderne, si l'on veut dater
l'apparition des premières « maisons pour aliénés ». Or, la condition essentielle de la
guérison des malades mentaux, d'après les principes des premiers aliénistes dont fait
partie Pinel, est l'isolement, c'est-à-dire l'enfermement dans une maison spécialisée.
L'architecture des hôpitaux psychiatriques tend donc à séparer les malades mentaux
de la société, pour que le traitement thérapeutique puisse se mettre en place.
Aussi, l'architecture peut être exploitée comme un moyen de séparation entre les
résidents dits « fous » et la société. Elle accomplit, sous des motifs thérapeutiques, le
geste de partage entre le fou et le normal, la raison et la déraison, partage que M.
Foucault décrit dans la préface de Raison et déraison, afin de remonter à ce geste
fondateur pour mieux le comprendre. L'architecture psychiatrique peut, par
conséquent, être considérée comme un instrument de ségrégation, simultanément à
sa fonction d' « instrument de guérison »4.
La deuxième acception d' « architecture » s'énonce de cette manière :
Disposition des édifices5.
Cette deuxième acception nous ramène au point de vue des sujets circulant dans
l'enceinte de l'hôpital psychiatrique, que ce soit les résidents malades, l'équipe
médicale et administrative ou les visiteurs extérieurs. Nous remarquons dès lors la
multiplicité des personnes ayant un contact avec ce lieu. Cela pourrait sembler
problématique si l'on pense que les personnes dites « normales » n'appréhendent pas
les lieux (ou les choses plus généralement) de la même manière que les personnes
atteintes de pathologie psychiatrique. Par exemple, on dit des mélancoliques qu'ils
ont un sentiment esthétique très développé ; c'est pour cela que les architectes ou les
paysagistes feront un effort dans l'aménagement des jardins pour favoriser ce
sentiment esthétique, voie pouvant peut-être mener à la guérison. Faut-il alors penser
4 Cette expression a été inventée par l'aliéniste Esquirol, dans « Des établissements consacrés aux aliénés et des moyens de les améliorer », extrait des Maladies mentales.
5 Cf. Dictionnaire Le Robert.
6
à adapter l'architecture des hôpitaux psychiatriques aux « fous », et plus
particulièrement aux différentes pathologies ? Pour aller plus loin, faut-il donner une
fonction thérapeutique à l'architecture, en tant qu'elle construit l'environnement des
personnes, et qui pourrait avoir une influence sur les hommes vivant dans le lieu-
dit ? Si l'on spécifie l'architecture en fonction des malades, si l'on fait une
architecture spécialement pour eux, les personnes dites « saines » ou extérieures
peuvent-elles, elles aussi, évoluer dans ce milieu ? Une architecture différente est-
elle nécessaire pour des personnes différentes ? Y a t-il un mouvement similaire dans
le traitement particulier que l'on fait aux malades et dans le traitement de
l'architecture qui deviendrait alors spécifique ?
C'est ce que souhaitaient les premiers aliénistes, dont Pinel : « Cette distribution
générale des aliénées suivant la nature du local, les conformités générales de goûts et
d'inclinations et leur état de calme et d'effervescence, fait connaître d'abord sur
quelles bases repose l'ordre général qui règne dans l'hospice, et la facilité qu'on a
d'éloigner toutes les semences de dissention et de trouble. »6. L'ordre dans l'asile
recherché par Pinel est conditionné par le principe de séparation entre les différents
types d'aliénés, dont le local correspond à leur « goûts et inclinations et leur état de
calme et d'effervescence ».
Aussi, la disposition des lieux, en tant qu'elle est agencée de manière à constituer un
ordre, révèle l'organisation interne de l'hôpital psychiatrique, obéissant à ce principe
de séparation. Par exemple, les bâtiments ont une fonctionnalité différente, en tant
qu'ils abritent l'administration, se trouvant généralement au centre de la disposition,
qu'ils abritent les hommes ou les femmes, devant se rendre dans le bâtiment qui est
réservé à son sexe, puis les salles communes où se déroulent les loisirs, les salles de
soins et les locaux réservés au personnel, pour citer quelques fonctions auxquelles
les salles doivent répondre. Au XIXe siècle, la disposition des lieux est très
intéressante, en tant qu'elle reflète une taxinomie, voire une nosographie. Les lieux
sont divisés entre les malades « curables » et « incurables », entre les « calmes » et
les « agités », les « insoumis » et les « obéissants », ceux qui sont capables de
travailler et ceux qui ne le sont pas. Ainsi, l'organisation des lieux, opérant sur un
principe de division, permet à l'équipe médicale de mieux « gérer » les résidents, de
mieux les surveiller. La disposition des édifices reflèterait donc une volonté
6 Philippe Pinel, in Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, IV, 1, p 210.
7
scientifique de classer les malades pour mieux les soigner, correspondant à un
classement théorique qui repose sur un savoir psychiatrique. Une fois de plus, on
retrouve une intrication entre architecture et savoir psychiatrique.
Outre une disposition obéissant à des critères médicaux permettant de faciliter la
cure, l'organisation des édifices correspond aussi à des critères sociaux : l'architecte
prévoit souvent un bâtiment réservé à une classe sociale élevée, qui bénéficie d'un
traitement privilégié : le « régime particulier ». La disposition des édifices nous
permet de comprendre l'organisation et le fonctionnement de l'hôpital psychiatrique,
comment est ponctuée la vie des résidents et du personnel, comment s'organise le
travail des employés. Elle nous révèle aussi les idées mises en place pour améliorer
la guérison des patients, où chacun tient sa place en assurant un ordre résultant de la
surveillance rendue plus facile par la visibilité qu'offre la disposition architecturale
des lieux. On en revient au panopticon de Bentham.
On se rend compte, après cette analyse de la correspondance entre l'organisation de
l'espace et l'organisation de l'établissement assurant ordre et guérison, que
l'architecture des hôpitaux psychiatriques conditionne en grande partie le bon
déroulement des journées à l'intérieur de l'enceinte et la valeur d'efficacité que prend
l'institution.
Précédemment, nous avons expliqué l'entremêlement de l'architecture et du savoir
médical ou psychiatrique. Non seulement, nous avons vu que, avec l'exemple de
Pinel, le médecin psychiatre a un ascendant sur l'architecte, a un pouvoir dans
l'élaboration de l'établissement psychiatrique, mais aussi que la disposition des
édifices obéit, de manière plus ou moins floue, à une certaine taxinomie des maladies
mentales. Pour comprendre le rôle joué par le savoir psychiatrique dans la
construction des asiles, il faut définir le terme de « psychiatrie ».
Ce serait, d'après la définition commune, la « spécialité médicale dont l'objet est
l'étude et le traitement des maladies mentales, des troubles psychologiques. »7 La
psychiatrie est donc à la fois un savoir théorique et une pratique. Elle fait partie de la
médecine en tant qu'elle traite des maladies, en tant qu'elle vise le soin et la guérison,
mais elle est une spécialité de la science médicale plus « spéciale » encore que les
spécialités de la médecine traitant du corps, comme le seraient la gynécologie ou la
7 Cf. Dictionnaire Le Robert.
8
cardiologie, puisqu'elle se concentre sur le domaine des maladies mentales ou
psychologiques. Il n'y a pas de matière, il n'y a pas de corps sur lesquels peut
s'exercer la psychiatrie. Elle traite du domaine de l'esprit, de l'immatériel, en devant
agir sur ce qui existe, mais qui est invisible. M. Foucault, dans ses dernières leçons
du Pouvoir psychiatrique, montre que pour limiter la concurrence des sciences
neurologiques ou de la psychanalyse, qui trouvent les causes et l'origine des maladies
mentales dans « des lésions cérébrales », dans le cas de la neurologie, ou dans
l'inconscient dynamique, pour la psychanalyse, c'est à dire dans le corps ou dans une
certaine matérialité, la psychiatrie crée de toute pièce aux maladies mentales un
corps artificiel. Selon le philosophe, les procédés de l'interrogatoire, mais surtout
des drogues et de l'hypnose, toujours d'actualité dans le monde asilaire, procurent à
la psychiatrie un corps ; par exemple, dans l'hypnose, le psychiatre peut s'emparer
pleinement du corps du patient, en lui donnant des ordres de conduite. Grâce à ces
méthodes instituées, la psychiatrie va avoir « la possibilité, en branchant ce nouveau
corps qui vient d'être découvert par la médecine, par les techniques de l'hypnose et
de la drogue, de tenter d'inscrire enfin les mécanismes de la folie dans un système de
connaissance différentielle, dans une médecine fondée essentiellement sur l'anatomie
pathologique ou sur la physionomie pathologique... »8. La psychiatrie cherche donc,
pour M. Foucault, à s'établir comme science, en s'appuyant sur la matérialité d'un
corps ; elle ne le serait donc pas au commencement.
Selon le même auteur, elle est avant tout un « pouvoir disciplinaire », muni de
marques de savoir scientifique, créées historiquement, pour mieux asseoir ce
pouvoir. Sa volonté de soigner cache sa volonté disciplinaire, ou plutôt se fond en
elle.
Dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques, nous postulons l'existence de ces
deux fonctions, qui sont aussi imbriquées l'une dans l'autre. Nous allons essayer de
les séparer pour les distinguer, pour comprendre laquelle est prioritaire, laquelle
sous-tend l'autre. M. Foucault explique aussi dans le même ouvrage, que l'asile est la
représentation du corps du médecin. L'architecture serait ainsi le dessin et la
sculpture vivante du psychiatre. Elle aurait ainsi la « volonté », en tant que corps
8 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique - Leçons au Collège de France, 1973-1974, Edition des Hautes études, Gallimard, p 290.
9
doué d'un principe de mouvement, de soigner et de surveiller ses habitants. Sans
tomber dans la personnalisation fantasmagorique de l'architecture des hôpitaux
psychiatriques, nous allons extraire d'elle, la fonction thérapeutique et la fonction
politique en tant qu'ils sont conducteurs de pouvoir, ou plus précisément, opérateurs
de pouvoir.
Le terme d' «opérateur », présent dans l'oeuvre de M. Foucault Surveiller et punir,
souligne l'utilisation de l'architecture comme outil ou moyen, devant servir à une ou
plusieurs fins. L'architecture des hôpitaux psychiatriques est en quelque sorte
« instrumentalisée », au service de deux fonctions principales, détectables : la
thérapie des malades et la sécurité. La sécurité concerne les résidents pris en charge
par l'établissement d'une part, et la société d'autre part, sécurité rendue possible par
l'institution étatique de l'hôpital psychiatrique. L'hôpital psychiatrique est donc non
seulement un lieu concret, mais aussi une institution générale, regroupant tous les
hôpitaux, porteurs des mêmes missions commandées par l'Etat. L'architecture des
hôpitaux répond donc à des exigences de l'Etat, mais aussi le manifeste. Elle a donc
des fonctions doublement politiques, en tant qu'elle est porteuse des valeurs de l'Etat,
et en tant qu'elle garantit la sécurité que la société réclame et que l'Etat doit
maintenir. L'ordre créé par l'architecture comme instrument de surveillance, est à la
fois intérieur à l'établissement, et extérieur ; ainsi, le rôle politique de cette
architecture rejoint celui des prisons.
Pourtant, il y a une différence essentielle entre les prisons et les hôpitaux
psychiatriques : la fonction thérapeutique. Les détenus des prisons ne sont pas
considérés comme malades, ils sont considérés comme responsables de leurs actes.
La prison est vue comme une punition en réponse à un crime, tandis que les hôpitaux
psychiatriques sont des établissements servant à soigner la maladie mentale.
Cependant, dans le Pouvoir psychiatrique, M. Foucault met en exergue la
corrélation, voire la confusion faite entre folie et crime. En effet, le fou est vu
comme potentiellement dangereux, pouvant commettre un crime à tout moment ; le
crime lui-même est vu comme une acte de folie, donc un acte d'un fou. Cependant,
une distinction légale est faite entre le criminel responsable devant la loi, qui est
conscient de son acte, et le criminel considéré comme non responsable devant la loi,
du fait de sa maladie l'empêchant de se rendre compte de ce qu'il fait. On nomme
souvent cette maladie « schizophrénie » (troubles du comportement liés à la perte de
10
rapport avec la réalité). De plus, la distinction entre hôpital psychiatrique et prison
est de plus en plus floue parce que de nombreux détenus sont diagnostiqués comme
malades relevant de la psychiatrie, mais sont en prison souvent en raison de la
surpopulation dans les hôpitaux psychiatriques. Cette corrélation entre crime et folie
soulève des questions quant à l'architecture des hôpitaux et des prisons. Y a t-il une
ressemblance, une parenté entre ces deux types d'architecture ? Qu'est-ce qui les
dissocie ? Dire que l'architecture des hôpitaux psychiatriques doit assumer la
fonction thérapeutique, qui n'existe pas dans les prisons, cela suffit-il pour les
différencier ? L'étude de la disposition des espaces, leur fonctionnalité, mous aidera à
répondre à ces questions.
La fonction politique de l'architecture des hôpitaux psychiatriques est en partie de
répondre à l'exigence de sécurité formulée par la société et relayée par l'Etat. Le
discours du président de la République N. Sarkozy tenu à Antony en 2009, insiste
beaucoup sur l'aspect sécuritaire de ces lieux fermés, qu'il faut renforcer pour éviter
des faits comme les tueries commises par un résident s'étant échappé de l'hôpital de
St Egrève (Grenoble). Or, l'aspect sécuritaire relève beaucoup de l'architecture.
Ce n'est pourtant pas le seul aspect politique de ce type d'architecture : les hôpitaux
psychiatriques sont des lieux où l'on prend en charge une partie de la population : les
patients traités par des équipes médicales, démunis et se trouvant dans le besoin du
fait de leur incapacité de s'adapter et de s'insérer dans la société. L'architecture des
hôpitaux psychiatriques a donc aussi une fonction sociale, devant être assurée par les
lois votées à l'Assemblée et leur application. Les hôpitaux, les « asiles », sont avant
tout des lieux d'accueil, d'hébergement et de soins. L'insistance sur un ou plusieurs
aspects des fonctions politiques de l'architecture évolue souvent en parallèle des
politiques menées par les gouvernements en place.
Néanmoins, nous ne voulons pas étudier l'architecture des hôpitaux comme
répondant à plusieurs fonctions éparpillées, qu'elles soient d'ordre thérapeutique ou
politique, nous voulons la traiter comme opérateur de pouvoir permettant d'exercer
plusieurs types de pouvoirs : pouvoir thérapeutique et pouvoir politique. Ces
pouvoirs ne sont pas virtuels, contenus dans l'architecture, mais effectifs et
dynamiques. C'est aussi la différence entre « fonctions », connotant la virtualité et la
potentialité, et « opérateur de pouvoir » que l'on peut éprouver effectivement dans la
réalité. L'architecture est un opérateur de pouvoir parmi d'autres ou un « dispositif »
11
parmi d'autres si nous reprenons la terminologie de M. Foucault. Comment
fonctionne t-il, comment s'exerce t-il ?
Autrement dit, dans quelle mesure l'architecture des hôpitaux
psychiatrique est-elle un opérateur de pouvoir ?
Est-elle effectivement un opérateur de pouvoir ayant des effets directs sur les
comportements des individus habitant dans les structures qu'elle a érigées, ou n'est-
elle opérateur de pouvoir qu'à travers les fantasmes des concepteurs de l'architecture
psychiatrique, qu'ils soient médecins, administratifs ou architectes ?
La notion d'opérateur de pouvoir attribuée à l'architecture psychiatriques peut en
effet relever du fantasme des acteurs de la construction, désirant que la construction
soit un outil ayant une efficacité directe sur les résidents.
Pourtant, la vision de l'architecture psychiatrique fonctionnant en opérateur de
pouvoir n'est pas du seul fait des concepteurs de l'asile. M. Foucault, dans Surveiller
et punir, utilise bien le terme d' « opérateur », et saisit l'architecture des institutions
disciplinaires comme ayant des effets de pouvoir sur les individus. Dans cette
oeuvre, il compare en effet l'architecture à un « opérateur pour la transformation des
individus » : « Toute une problématique se développe alors : celle d'une architecture
qui n'est plus vu simplement pour être vue (faste de palais), ou pour surveiller
l'espace extérieur (géométrie des forteresses), mais pour permettre un contrôle
intérieur, articulé et détaillé – pour rendre visibles ceux qui s'y trouvent ; plus
généralement, celle d'une architecture qui serait un opérateur pour la transformation
des individus : agir sur ceux qu'elle abrite, donner prise sur leur conduite, reconduire
jusqu'à eux les effets du pouvoir, les offrir à une connaissance, les modifier. Les
pierres peuvent rendre dociles et connaissables. »9 Dans cette citation, M. Foucault
saisit bien la portée politique de l'architecture, qui est traditionnellement celle de
s'affirmer en tant qu'autorité ou de montrer sa puissance militaire à ses ennemis ou à
son peuple ; le philosophe reprend cette dimension politique de l'architecture pour
comprendre ses effets de pouvoir directs sur les individus, en tant qu'elle peut les
transformer par la connaissance qu'elle permet d'en extraire et en les rendant dociles
grâce à une surveillance accrue, l'un et l'autre rendus possible par une disposition
spatiale adéquate.
9 M. Foucault, Surveiller et punir, pp 202-203.
12
Les effets de pouvoir de l'architecture comme opérateur sont donc principalement à
valeur politique, car ils tendent à la domination des gouvernés-internés par les
gouvernants.
Que devient alors la fin thérapeutique que, spontanément, nous attribuerions en
premier à l'asile ? Selon M. Foucault, elle est intégrée dans les effets de pouvoir qui
transforment les individus : « C'est ainsi que l'hôpital-édifice s'organise peu à peu
comme instrument d'action médicale […], c'est, dans sa matérialité même, un
opérateur thérapeutique. ».
L'opérateur thérapeutique serait donc substantiellement un opérateur de pouvoir ; M.
Foucault ne fait pas la distinction entre opérateur thérapeutique et opérateur
politique.
Même si, selon le philosophe, l'opérateur thérapeutique est, dans son essence, un
opérateur de pouvoir politique, nous préférons distinguer les valeurs politique et
thérapeutique contenues dans l'opérateur architectural. Ainsi, nous aurons une vision
plus claire des effets qu'il a sur les individus, qui sont d'une part tendu vers leur
guérison, et qui sont d'autre part destinés à la gestion politique de la vie des internés
dans les hôpitaux psychiatriques. Cependant, nous demeurerons conscient de leur
entremêlement.
L'architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de pouvoir
thérapeutique d'une part et comme opérateur de pouvoir politique d'autre part,
constitueront les deux premières parties.
Ces deux premières thématiques seront aussi l'occasion de visiter le débat
philosophique sur l'asile entre M. Foucault, et M. Gauchet et G. Swain. Le premier
est en effet porteur de la thèse de l'exclusion : dans son Histoire de la folie à l'âge
classique, l'asile du XIXe siècle est représenté comme la continuité de la politique
d'enfermement et d'exclusion du XVIIe siècle, manifestée par la construction des
Hôpitaux généraux. M. Gauchet et G. Swain s'érigent contre cette thèse dans La
pratique de l'esprit humain, en montrant la rupture et la révolution produites dans la
création de l'asile par des psychiatres comme Pinel, notamment dans la vision et le
traitement du fou, devenant un objet que l'on veut transformer pour le réinsérer.
L'architecture a dans les deux cas des fonctions qui lui sont attribuées mais qui
divergeront en rapport avec les deux thèses : pour le premier, elle sera instrument de
ségrégation, et pour les seconds, elle sera « machine à socialiser ». Enfin, ce débat
13
portant sur la thématique de l' « exclusion-inclusion », nous permettra de voir si la
finalité originaire et authentique de l'asile est ou bien thérapeutique, ou bien
politique, à travers les deux conceptions de l'asile opposées.
Pour terminer, nous pouvons nous demander si l'analyse de l'architecture des
hôpitaux psychiatriques comme « opérateur de pouvoir » est suffisante.
L'architecture psychiatrique peut en effet avoir d'autres visages que les opérateurs de
pouvoir thérapeutique et politique recouvrent. Ces autres visages, malgré leurs
différences, sont reliés aux opérateurs de pouvoir, pouvant être à leurs racines ou
encore des conséquences imprévues qu'ils produisent. Nous prendrons le temps d'en
examiner deux d'entre eux : le pharmakon et l'hétérotopie, l'un des premiers
concepts inventés par M. Foucault, peut-être à l'origine de sa philosophie sur les
lieux du pouvoir disciplinaire présents dans Surveiller et punir.
L'architecture des hôpitaux psychiatriques sera principalement analysée sous l'angle
des effets de pouvoir qu'elle peut avoir sur les malades mentaux qui y résident.
L'étude des visages de l'architecture psychiatrique derrière les opérateurs de pouvoir
permettra de repérer d'autres types d'influence qu'elle a sur les personnes vivant dans
ces édifices, malades ou soignants, complétant alors l'inventaire de ses influences
thérapeutiques et politiques.
14
I) L'architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de
pouvoir thérapeutique :
Les hôpitaux psychiatriques sont en premier lieu pensés comme des lieux ayant une
valeur et des effets thérapeutiques, notamment par le biais de l'architecture comme
opérateur de pouvoir. Cependant, cette fin, que nous lui attribuons spontanément,
n'est pas évidente ; elle peut camoufler d'autres fins plus insidieuses comme le
montrera M. Foucault dans Histoire de la folie à l'âge classique. Malgré cette
ambigüité touchant la finalité de l'architecture asilaire, nous devons d'abord examiner
si l'architecture psychiatrique oeuvre bien dans le sens de sa vocation thérapeutique,
comme l'affirment M. Gauchet et G. Swain, à travers l'étude de sa genèse, des
critères concrets qu'elle incorpore en vue du soin des malades, des enjeux
thérapeutiques dans la confrontation entre ordre et désordre, et du mythe esquirolien
de l' « instrument de guérison ».
1) Genèse et sens du lieu asilaire : une histoire d'interprétations
Pour comprendre le sens et la fonction que donnent les architectes, soutenus par les
indications des spécialistes de la maladie mentale, à la disposition des espaces des
établissements psychiatriques, il faut tout d'abord s'interroger sur le moment de la
création des asiles. « Asile » prend ici le sens que lui conféra l'aliéniste Jean Etienne
Dominique Esquirol dans son oeuvre Des maladies mentales ; il désigne les
nouveaux établissements destinés spécifiquement aux aliénés en application de la loi
du 30 juin 1838. Remonter à l’origine de l’asile permet d’en comprendre le sens
initial, ainsi que les évolutions de ce sens à travers le temps. Ce sens a sans doute
dirigé et influencé les architectes dans la construction des hôpitaux psychiatriques,
de la première moitié du XIXe siècle à nos jours.
Pour ce faire, les textes de Michel Foucault, d’une part, et de Marcel Gauchet et de
Gladys Swain, d’autre part, nous éclaireront sur ce sens initial, et donc sur la
signification de l'architecture psychiatrique, objet de notre recherche. Ils apportent,
15
de manière latérale, une interprétation de la « naissance de l’asile » dans leurs
ouvrages respectifs Histoire de la folie à l’âge classique, de M. Foucault, et La
pratique de l’esprit humain de M. Gauchet et de G. Swain.
La pratique de l'esprit humain s'affirme comme une des « contre-histoires » de la
folie de M. Foucault, comme le sera en 2009 l'Histoire de la folie de Claude Quétel.
Dans la préface de La pratique de l’esprit humain, écrite en 2007 par M. Gauchet,
c'est-à-dire 27 ans après la parution de l’ouvrage, l’auteur revient sur la réception du
livre qu'il a écrit avec sa compagne dans les années 1980, en constatant qu'il n'a pas
soulevé de grands débats, alors que l'ouvrage s'attaquait de manière frontale à la
thèse, devenue très populaire, de M. Foucault. En effet, ce dernier postule dans
Raison et déraison10, un partage originel qui aurait créé une limite entre raison et
déraison, partage qui se serait appliqué aux personnes, incluant dans la norme celles
qui sont dites « sensées », « raisonnables » et excluant de la norme celles qu'on
appelait « insensées », et qui par leur différence créaient du trouble dans la
population et dans l'ordre civil.
Par rapport à la thèse de M. Foucault sur le sens de la folie et les évènements qui
l'ont traversée, M. Gauchet et G. Swain ressentaient la nécessité d’apporter une autre
interprétation, à valeur elle aussi historique, sur les représentations qu’a engendré le
fait de folie dans la société, et les pratiques qui en ont découlé.
Mais le contexte de la parution de La pratique de l'esprit humain nous apporte une
autre donnée qui explique la contestation de la thèse de M. Foucault par les deux
auteurs. En effet, les analyses du philosophe auraient en partie contribué à soulever
des mouvements de type idéologique dans la société française, mais aussi anglaise et
italienne, des années 1970 aux années 1980 ; ces mouvements sont regroupés sous le
nom général d' « anti-psychiatrie ». Nous comprenons ainsi que l’ouvrage de M.
Gauchet et G. Swain ne s’attaque pas tant à la philosophie de M. Foucault, même si,
selon eux, elle est porteuse d’une thèse particulière qu’ils ont l’intention de discuter,
mais au mouvement qui brandit Histoire de la folie comme son symbole intellectuel.
Les deux auteurs, dans leur entretien paru dans la revue « Esprit » en avril 1983,
dénoncent les idées simplistes et parfois dangereuses de ces mouvements constitués
par une partie de la société contre les méthodes employées par la psychiatrie, dont
l’institution asilaire. Ce mouvement a eu, de plus, un retentissement dans les partis
politiques de l’époque (un gauchisme « bourgeois » selon G. Swain, dans ce même
10 Premier titre d' Histoire de la folie à l'âge classique.
16
entretien). Il pourrait porter le slogan suivant : « L’enfermement et l’exclusion, voilà
l’ennemi ! »11, comme le caricature M. Gauchet au début de l’entretien.
Ces deux termes peuvent en effet se référer au « Grand Renfermement »12, apparu
selon M. Foucault au XVIIe siècle, moment où l’on décide d’enfermer les fous dans
les hôpitaux généraux, alors qu’au XVIe siècle, ils n’avaient pas encore de lieux
définis ; les fous se rendaient en effet sans arrêt d'un lieu à l'autre, contraints de
voguer dans ce qu’on appelait les Narrenschiff, « les nefs pour les fous »13 ou d' être
enfermés, mais non de manière systématique, dans les Narrenturm, tours pour les
fous. Ce Grand Renferment a été par ailleurs saisi par M. Foucault comme la
conséquence et la manifestation du « grand partage entre raison et déraison ». Par ce
partage, s’opère en effet un processus d’exclusion ; on exclut ceux qu’on appellera
les « anormaux » ou les « déviants ». Ceux-ci n'ont même plus leur place dans la
société : ils se trouvent dès lors de l’autre côté d’une limite et souffrent de cette sorte
doublement : à la fois des maux psychiques dont ils sont atteints et de leur
désinsertion qui les rend plus vulnérables encore par l’altérisation négative qui leur
est imposée de l’extérieur. Les tenants du courant anti-psychiatrique ressentent ces
deux maux, enfermement et exclusion, causés par la société en général et le monde
psychiatrique en particulier, comme une forme d’injustice qu’il faut effacer ; par
exemple, en supprimant les structures asilaires.
Le lieu asilaire participerait-il donc à ces deux maux, en élevant des murs réels et
symboliques entre les fous et les normaux, entre le « sain » et le « malsain » ? Pour
quelles raison positives peut-on alors souhaiter l'élévation de ces murs, la création de
ce lieu spécifique ?
G. Swain, dans l’entretien de 1983, montre que l’anéantissement pur et
simple des pratiques psychiatriques, mises en place depuis le XIXe siècle, dans la
construction des asiles par exemple, et dans la volonté de prendre en charge et de
soigner les malades mentaux, serait désastreux avant tout pour les personnes qui en
ont besoin : « […] savoir reconnaître que, lorsque nous abattons les murailles où il
continue de nous enfermer, ou lorsque nous luttons pour une insertion à part entière
des malades mentaux, nous sommes dans la ligne historique […] des promoteurs de
l’asile et leur stratégie d’ « isolement ». […] Prétendre rompre absolument avec elle
en tant que discours (« bourgeois ») de recouvrement de la folie adéquat à la pratique
11 Cf. Entretien de M. Gauchet et G. Swain dans la revue Esprit, avril 1983.12 Deuxième chapitre d'Histoire de la folie à l'âge classique , « Le Grand Renfermement ».13 Premier chapitre d'Histoire de la folie à l'âge classique, « Stultifera navis ».
17
de son exclusion […] est aussi illusoire intellectuellement et historiquement que
dramatique, il faut le dire, pour les malheureux qui font concrètement les frais de
cette « libération ». »14 . Laisser les malades mentaux dans la société, livrés à eux-
mêmes, c’est contribuer à leur isolement, parce qu’ils ne peuvent pas communiquer
avec facilité. Ce n’est pas bien comprendre les besoins de ces personnes, ni le sens
historique de la démarche des fondateurs de l’asile, que de vouloir ne pas les
enfermer pour ne pas les exclure. Vouloir les « libérer » ne serait donc pas leur
rendre service. L’asile, ou « Maison de traitement pour les aliénés » (c'est la
dénomination que l'aliéniste Esquirol donna à son établissement de la rue Buffon),
ou l’hôpital psychiatrique, répondent à un besoin. Il s’agit d’un lieu où le but est de
guérir les malades mentaux qui y sont reçus, pour pouvoir ensuite les réintégrer dans
la société, de laquelle ils ont dû s’extraire. Ainsi, M. Gauchet et G. Swain attaquent
la thèse de M. Foucault dont s’inspire l’anti-psychiatrie, en la retournant : « non, la
vérité de l’Occident moderne, de l’hôpital général du XVIIe à l’asile du XIXe
siècles, n’est pas d’exclure l’autre à sa Raison. Il est de l’incorporer au contraire. ».15
Les auteurs de La pratique de l’esprit humain voient dans la création de l’asile une
volonté d’inclusion, alors que M. Foucault l’interprète comme l’une des
manifestations effectives, manifestations s’intégrant dans le cours historique (on
passe de l'hôpital général du XVIIe siècle à l’asile moderne survenant à la fin du
XVIIIe siècle), du partage entre Raison et Déraison.
Nous avons donc deux interprétations divergentes de l’histoire de la folie : celle de
M. Foucault relate l’histoire d’un partage, d’une césure, aboutissant à l’exclusion
d’une partie de la population que l’on garde désormais dans l’enceinte de l’asile,
alors que celle de M. Gauchet et G. Swain réaffirme la création de l’asile comme
volonté de soigner et de réintégrer les malades mentaux, qui ont besoin de cette
structure. Ces deux thèses utilisent chacune à leur manière le retour dans le passé,
l’histoire, pour pouvoir se justifier. Quelles conséquences vont suivre de ces deux
interprétations de l'histoire de l'asile et de sa création dans la manière dont il faut en
comprendre l'architecture ?
Les auteurs des deux ouvrages, Histoire de la folie et La pratique de l’esprit humain,
ont chacun une volonté de faire histoire, c’est-à-dire de faire un travail d’historien,
14 Entretien des auteurs de La pratique de l'esprit humain dans la revue Esprit d'avril 1983.15 Gauchet dans l'entretien de la revue Esprit d'avril 1983.
18
en reprenant des archives, des écrits de l’époque, des articles de lois ou des faits
inscrits dans des rapports médicaux, afin de pouvoir comprendre comment a évolué
le sens de « folie » dans le temps. Les deux partis ont deux manières très différentes
de faire cette même histoire.
D'un côté, M. Foucault, remonte dans le passé pour découvrir un évènement que le
temps a recouvert depuis, et qu’il faut découvrir à nouveau. Il veut en effet retrouver
le moment de la décision humaine qui a produit un partage particulier ; celui entre
Raison et Folie, qui est devenu à l’âge classique, partage entre Raison et Déraison16
(l’un des sens que peut revêtir la « folie »), après, par exemple l'expansion au XVIIe
siècle des philosophies rationalistes comme celle de Descartes17.
Ainsi, dans le chapitre « Le Grand Renfermement », l'auteur d'Histoire de la folie
prend comme point de départ la première des Méditations métaphysiques de
Descartes pour montrer ce qu'était l'esprit de l'époque classique, qui mettait en avant
la Raison et la rationalité. Seulement, pour se définir, la Raison effectue le rejet de
ce qu'elle n'est pas : la déraison. Or, Descartes, en examinant la validité de la
connaissance donnée par les sens, emprunte la figure du fou pour matérialiser le non-
sens, à savoir que nos sens nous trompent totalement ; et ceci plus pour l'utiliser
comme procédé rhétorique afin de convaincre son lecteur, que comme exemple
épistémologique donnant du contenu à son raisonnement : « Et comment est-ce que
je pourrais nier que ces mains et que ce corps-ci soient à moi ? Si ce n'est peut-être
que je me compare à ces insensés, […] qu'ils assurent constamment qu'ils sont des
rois, lorsqu'ils sont très pauvres,[...] ou s'imaginent être des cruches ou avoir un
corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous ; et je ne serais pas moins extravagants
si je me réglais sur leurs exemples. »18. Un partage s'est bien effectué entre le fou et
moi qui ne suis pas fou, entre le sens et le non-sens. Ainsi, dans la préface de 1961
de Raison et déraison, premier titre d’ Histoire de la folie, M. Foucault explique que
pour comprendre la signification de la folie à notre époque, ainsi que les pratiques
qui lui sont associées, il faut remonter dans le temps et découvrir ce partage initial,
dérivant d’une décision initiale, qui par un effet téléologique, où l’origine serait
aussi la fin, conduirait la suite de l’histoire quant à nos comportements face à la folie
et les traitements qui en suivirent.
Fréderic Gros, l'un des commentateurs de M. Foucault, fait une analogie entre le
16 Préface de Folie et déraison de 1967.17 Deuxième chapitre d'Histoire de la folie pp 67-70.18 Première méditation in Méditations métaphysiques, p 59.
19
style d'argumentation d' Histoire de la folie, qui est de type phénoménologique selon
lui, et la Krisis de Husserl, qui essaye aussi de recouvrer le sens originaire de la
philosophie, avant le dévoiement opéré par le tournant galiléen de la
« mathématisation de la nature ». Husserl saisit aussi une forme de téléologie dans
l'histoire des sciences et du monde, voulant, en remontant ce cours, retrouver le sens
originel de l'Europe et de la philosophie dans l'Antiquité grecque, pour pouvoir
remédier à la crise des sciences que traverse l'Europe du début du XXe siècle à
l'approche de la deuxième guerre mondiale. Chez Husserl, comme chez M. Foucault,
il faut remonter aux origines pour comprendre le sens de l'histoire. F. Gros écrit dans
son ouvrage Foucault et la folie : « Foucault parle de laisser « en suspens [( épochê
phénoménologique )] tout ce qui peut faire figure d'achèvement, de repos dans la
vérité » afin de mieux laisser se découvrir une expérience originaire »19.
« L' « expérience » à retrouver en deçà des positivités scientifiques ne doit cependant
pas être comprise comme expérience de la folie elle-même, mais de ce moment où
folie et raison sont encore liées par ce qui déjà les sépare, où s'aperçoit ce qui les
maintient dans l'opposition. »20. M. Foucault fait ainsi moins une histoire de la folie
que l'histoire d'un partage où elle constitue une partie, un « à-côté ». Il s'agit donc
plus d'une histoire de la société et des marges qu’elle crée, que l'histoire d'un fait,
celui de folie, ayant pris le sens de « pathologie » dans la modernité.
De l'autre côté, M. Gauchet et G. Swain ne font pas le même traitement de l'
« histoire de la folie ». Ils prennent la décision de commencer leur histoire après la
Révolution française, alors que M. Foucault l'a commencée à l'époque de la
Renaissance. Les deux auteurs se concentrent plus sur la création de l'asile au début
du XIXe siècle, en montrant, à travers des textes écrits au ministère de l'Intérieur, les
démarches qui animaient les acteurs de l'époque, aliénistes, politiciens, et même
architectes, pour demander l'autorisation légale de la construction d'une maison
consacrée entièrement à la guérison des insensés. Ils s'appuient, de plus, sur un
« livre-source » : le Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale du célèbre
aliéniste Philippe Pinel. Dans les premières pages du chapitre « La Salpêtrière, ou la
double naissance de l'asile » extraites de La pratique de l'esprit humain, M. Gauchet
et G. Swain veulent démontrer que c'est à partir d'un livre, contenant des préceptes,
19 F. Gros, Foucault et la folie, p ?20 In Foucault et la folie de F. Gros, Puf, Paris, 1997, p 29.
20
dont le principal est « La maladie appelée communément folie n'est pas incurable. »,
qu'a pu se mettre en place l'institution asilaire. « C'est de lui, directement,
immédiatement, que surgit le projet asilaire. [...] tout se passe comme si l'institution
était prolongement, projection, matérialisation, transcription du livre, comme s'il
avait fallu ces pages pour qu'apparaissent à la fois la possibilité et la nécessité du
nouveau dispositif médico-hospitalier. »21 Pour M. Gauchet et G. Swain aussi, il y a
une forme de téléologie qui se produit à partir de l'oeuvre de Pinel, décrit ici comme
« livre-source », pouvant être interprété comme évènement-source, à la manière du
« partage » comme « expérience originelle » chez M. Foucault. Les deux ouvrages
rendent compte d'une certaine téléologie, voulant montrer un sens de l'histoire, qui se
répercute dans le présent, et qui lui donne sens.
Cependant, ce n'est pas tout-à-fait la même histoire qui nous est rapportée dans les
deux livres. Manifestement, la recherche de ce sens détermine en grande partie le
sens que prend l'architecture. Quelles architectures découlent alors respectivement
des deux interprétations de l'histoire de la folie, et surtout de l'évènement charnière
qui a été choisi pour définir la naissance de l'asile ? Peut-on dessiner les contours de
deux architectures différentes de l'asile, l'une qui illustrerait l'interprétation de M.
Foucault, et l'autre celle de M. Gauchet et G. Swain ?
Cependant, avant d'esquisser quelles architectures correspondent aux deux points de
vue, il faut rechercher le sens de la création de l'asile dans l'histoire, pour pouvoir
confronter ces deux interprétations que nous avons choisies.
Même si des évènement historiques se recoupent, comme le célèbre épisode de la
« libération des aliénés » de Pinel à l’hôpital de Bicêtre, donnant l'ordre aux
surveillants de leur retirer les fers, ce fait même rencontre chez M. Foucault et chez
M. Gauchet et G. Swain, deux interprétations radicalement différentes, que nous
lirons dans les chapitres « Naissance de l’asile », issue de Histoire de la folie, et au
début de la première partie extraite de La pratique de l’esprit humain. M. Gauchet,
dans sa préface de 2007, ne nie pas de son côté que cet épisode, dont on a fait un
tableau22, est un mythe. En revanche, il critique M. Foucault d’en avoir construit un
de nouveau. Il aurait en effet élaboré un « mythe moderne » , dans le sens où il s’agit
21 In La pratique de l'esprit humain de M. Gauchet et G. Swain, Editions Gallimard (Tel), Paris, 1980, p 69.22 Le tableau mentionné, se nommant « Philippe Pinel fait enlever les chaînes des aliénés de l'asile de Bicêtre à
Paris en 1793 », est de Charles Muller.
21
d’un mythe « critique ». En effet, la critique de M. Foucault porte spécifiquement sur
le mythe de la psychiatrie française du XIXe siècle, qu'est la libération des aliénés de
Bicêtre, ayant l’allure d’une image d’Epinal. Dans sa préface, M. Gauchet écrit à
propos d’Histoire de la folie : « Ce que Foucault a produit, avec le brio qu’on lui
connaît, c’est un mythe, ni plus ni moins, un mythe moderne, mais un mythe quand
même, remplissant sa fonction de toujours, un récit explicatif de nos origines, destiné
à orienter nos actions sur la base de ce qu’il nous apprend de notre nature. »23. M.
Foucault aurait en fait créé un nouveau mythe qui explique d'une autre manière
l'origine de la psychiatrie, dans Histoire de la folie. C'est en renversant le mythe
initial de la psychiatrie, qui érige Pinel en Saint, que le philosophe révèle les vices
cachés derrière l'image d'Epinal : un monde où se déploie de manière asymétrique et
absolue, un pouvoir d'un nouveau genre : le « pouvoir psychiatrique ». M. Gauchet
réagit à ce renversement du mythe initial, en qualifiant ce renversement comme
producteur d'un nouveau mythe : « le mythe savant doit une part de son pouvoir de
persuasion au fait de renverser un mythe naïf et de se présenter comme son
déchiffrement. Il en capte sa fonction symbolique, tout en cachant cet emprunt dans
le démontage de sa candeur. »24 Autrement dit, M. Foucault, dans Histoire de la folie,
aurait accompli une opération (essentiellement de démontage) facile. Son analyse sur
le phénomène de folie, et du partage social qui l’a en grande partie enfantée, est par
ailleurs conférée au rang de mythe par M. Gauchet, c’est-à-dire, que selon lui, elle ne
serait qu’à moitié un discours vrai, et qu’elle aurait un fort pouvoir de persuasion
« empruntée » au premier mythe, mais pour créer un résultat inverse. Au lieu de
rendre éloge aux philanthropes du XIXe siècle qui ont contribué à l'assistance des
plus miséreux, le nouveau mythe révèle l'avancement d'un pouvoir de plus en plus
fins, de plus en plus total, et qui a pour origine l'exclusion des anormaux dans des
lieux clos.
Cette « accusation » proférée par M. Gauchet à M. Foucault, nous interpelle
fortement : d’une part, M. Gauchet accuse les tenants de la thèse de M. Foucault de
refuser toute forme de discussion de leur thèse par d’autres thèses25. Dès lors, ce parti
considérerait sa thèse non comme une interprétation parmi d’autres, mais comme une
sorte de dogme. D’autre part, en élevant Histoire de la folie au rang de mythe, il l’en
extrait sa valeur de vérité, et ne lui confère pas le statut d’interprétation, qui serait
23 In la préface de La pratique de l'esprit humain écrite par M. Gauchet en 2007, p II.24 Ibidem, pp II-III.25 Cf premières pages de la préface de 2007 de M. Gauchet in La pratique de l'esprit humain.
22
égale à la sienne (alors qu’il accusait les partisans de M. Foucault de ne pas
considérer leur thèse comme une interprétation possible, mais comme vérité faisant
autorité.). En faisant la critique de la dogmatisation de la thèse foucaldienne, M.
Gauchet, au lieu de la conférer au rang d’une interprétation possible, ne lui concède
même pas ce statut, en la nommant « mythe moderne ». Aussi, au lieu de s’attaquer
aux petit nombre de personnes qui élèvent, sans doute à tort, la thèse de M. Foucault
au rang de dogme que l’on ne peut discuter, M. Gauchet fait quelque peu l’amalgame
entre ces personnes et le texte-même de M. Foucault, qui ne prétend en rien à ce
rang.
Le problème de l’origine amène décidément des difficultés, qui se retrouvent aussi
dans l'interprétation de l'architecture, qui s'accapare à sa manière de ces deux
mythes, allant soit dans le sens d'une architecture humaniste, soit dans le sens d'une
architecture contribuant à l'exclusion des « fous » de la société.
Comment garder une forme d’objectivité dans la transcription qu’on fait de l'histoire
de la création de l'asile ? Comment garder le plus longtemps possible le statut
d’interprétation en faisant histoire, sans tomber dans la tentation de se vouloir dogme
ou dans l’excès de la mythification, que ce soit en faisant la genèse de l'asile ou en
interprétant les formes architecturales qu'il prend ?
Saisir le sens donné par l’origine d'une institution est capital pour comprendre les
données que l’on sélectionne dans notre présent. L'architecture des hôpitaux
psychiatriques est éloquente dans cette saisie de l'origine, parce qu'elle matérialise,
pour ainsi dire, le sens qui lui a été donné lors de sa construction, et qui finit par
perdurer en elle. Tout en étant une donnée de notre présent, faisant partie de notre
vécu quotidien par l'usage qu'on en fait encore, et par le fait qu'elle tombe sous notre
vue, l'architecture des hôpitaux psychiatriques fait trace, conserve son passé et son
origine. L'architecture psychiatrique a un statut temporel ambivalent, mêlé de présent
et de passé.
On peut dire en effet que le sens donné à l’institution asilaire est traduit
matériellement par l'architecture. Elle objective ses fonctions, ses fins, et même sa
signification. En effet, selon le psychiatre contemporain J.-Ch. Pascal, chef de
service à l’hôpital d’Antony, dans son article paru dans l’ouvrage collectif
23
Architecture et psychiatrie26, il y a deux types d’architecture de l’hôpital
psychiatrique : l’architecture fonctionnaliste et l’architecture symboliste.
L’architecture fonctionnaliste est une architecture qui se concentre sur les fonctions
de l’hôpital, en tant que c’est le lieu où l’on soigne ; elle assure sa fonctionnalité,
c’est-à-dire le meilleur usage que l’on puisse en faire, en le rendant aisé. En
revanche, l’architecture symboliste tend à donner sens à la disposition des espaces, à
la forme des bâtiments : l’architecte fera attention à la sculpture qu’il donne à ses
bâtiments afin de leur conférer un sens, sens que pourront déchiffrer les habitants des
édifices ; ce sens est plus de l’ordre du « sensuel » que du concept. Par exemple, les
courbes évoqueront une sorte de douceur maternelle, propre à la forme du cocon,
contrairement aux lignes et à la symétrie, plus fréquentes dans l’architecture des
hôpitaux psychiatriques, qui signifient ordre et stabilité. L’architecture s’inspire du
sens que l’on veut donner aux asiles pour assurer ses fonctions : soigner les malades
en assurant ordre et stabilité, ou en dessinant un espace accueillant et protecteur.
Elle contribue à la thérapie des patients à travers la forme qu’elle épouse, qui, selon
certaines théories de psychologie, influe sur le esprits. Il s'agit de la fin de
l’architecture symboliste. Dans les deux cas, l’architecture contribue à la
thérapeutique des patients et est mise au service de la médecine psychiatrique.
Quel sens a-t-on donné à l’asile, quand on a voulu le créer au début du XIXe
siècle ?
M. Foucault et M. Gauchet et G. Swain avancent en commun, dans leur genèse de
l’asile, que si les aliénistes de l’époque, tels Pinel, son élève Esquirol en France, et
Tuke en Angleterre ont demandé et élaboré ces lieux, c’est d’abord à des fins
thérapeutiques : il faut un lieu pour soigner les aliénés. Cependant, M. Foucault veut
montrer qu’il s’agit plus d’accomplir un acte de ségrégation dans le cas des deux
légendes27 qu’il entreprend de décrypter, et que les fins thérapeutiques, qui sont
mises dès lors au premier plan, sont à la fois prétexte et déguisement du pouvoir,
l’asile étant une suite logique de l’époque du « Grand Renfermement » ; alors que M.
Gauchet et G. Swain montrent que malgré un échec de l’institution asilaire par
rapport à ses ambitions premières, le véritable mobile de la création de cette
institution est la volonté de guérir les aliénés, car « la maladie appelée
26 V. Kovess-Masfety, D. Severo, J.Ch. Pascal, Architecture et psychiatrie, éditions Moniteur, 2004.27 Les légendes de Tuke et de Pinel, in « Naissance de l'asile », Histoire de la folie à l'âge classique.
24
communément folie n’est pas incurable. »28.
Quelle est la volonté première et réelle de l’asile ? Est-ce la ségrégation, cachée par
les vérités positivistes de la psychiatrie sur la folie, ou est-ce une vraie volonté de
soigner ayant été recouverte une fois que la « machine asilaire » s’est réalisée, a été
construite ? Quelles conséquences cette volonté première, cachée ou non, produit-
elle dans la conception et dans la vision que nous pouvons avoir de l'architecture
psychiatrique ?
M. Foucault, dans le chapitre « Naissance de la folie », relate deux légendes du
monde de la psychiatrie, sensées établir la genèse de la structure asilaire, à son
commencement. Il s’agit de celle de la Retraite, fondée par la communauté religieuse
des Quakers, et celle de la délivrance des aliénés de Bicêtre, par Pinel, à Paris. Ces
deux légendes ont pris une valeur mythique que l’auteur se donne à
déchiffrer : « Dans la surprenante profondeur de chacune, il faudrait pouvoir
déchiffrer à la fois la situation concrète qu’elles cachent, les valeurs mythiques
qu’elles donnent pour vérité, et qu’elles ont transmises ; et finalement l’opération
réelle qui a été faite et dont elles ne donnent qu’une traduction symbolique. »29. Pour
cela, l’auteur commence par mettre en avant la fin « officielle » qui justifie la
création de ces deux lieux : dans la Retraite pour commencer, lieu paradisiaque se
trouvant au milieu de la nature, on met en place les promenades et le travail agraire,
ancêtre de l’ergothérapie pour soigner les malades : « L’exercice au grand air, les
promenades régulières, le travail au jardin et à la ferme ont toujours un effet
bénéfique et « sont favorables à la guérison des fous ». »30. L’environnement du lieu
où l’on garde les fous pour les soigner est donc capital pour le choix du site
architectural, en tant que l’environnement peut avoir un effet bénéfique sur le malade
et aider à sa guérison. La nature serait un élément thérapeutique, selon Tuke et les
Quakers, combattant la société dans laquelle la nature originaire de l’homme se
perdrait. Elle serait le meilleur milieu pour que le fou retrouve sa première nature
d’homme dans toute sa pureté.
Cependant, derrière cette volonté de guérir, on peut repérer une visée morale dans la
mise en place de l’exercice physique et du travail. C’est l’oisiveté qui est pointée du
28 M. Gauchet et G. Swain, La pratique de l'esprit humain, p 41, citation de Pinel in Traité de la manie.29 M. Foucault, Histoire de la folie, « Naissance de l'asile », pp 577-578.30 Ibidem, p 587.
25
doigt ici, et que l’on veut réprimer. C’est aussi elle qu’on accuse d’être le terrain
favorable à l’apparition et au développement de la folie. De plus, c’est par l’exercice,
donc par une certaine volonté de domination du corps, que l’on combat la maladie.
La visée thérapeutique cacherait donc la visée morale, ou plutôt se confondrait en
elle. C’est par la morale que l’on soigne.
Dès lors, entre en jeu la ségrégation. Il faut que les insensés soient dans un milieu
entièrement moral pour recouvrer la raison. M. Foucault compare la Retraite à un
instrument de ségrégation : « La Retraite devra agir comme un instrument de
ségrégation : ségrégation morale et religieuse, qui cherche à reconstituer, autour de la
folie, un milieu aussi ressemblant que possible à la communauté des Quakers. Et ceci
pour deux raisons : la première est que le spectacle du mal est pour toute âme
sensible une souffrance […]. Mais la raison principale est ailleurs : c’est que la
religion peut jouer le double rôle de nature et de règle […]. »31. La Retraite veut
séparer les insensés des « débauchés », des « profanes », qui sont présents dans les
établissements publics et qui sont mélangés à eux. Un nouveau partage est constitué.
Mais si les fondateurs de la Retraite veulent constituer un milieu clos, qui sépare de
l’extérieur, c’est pour multiplier le pouvoir moral de la religion, en tant qu’il agit
pour que les insensés puissent retrouver la raison, la raison étant la vraie nature de
l’homme, comme inaltérable, et que la religion et la morale peuvent réveiller à
nouveau.
Voilà comment M. Foucault explique que ladite thérapie est remplacée par les
pouvoirs de la morale, qui s’exprime dans la terreur de la « culpabilité intériorisée »,
et qui se sert du « Travail » et du « Regard des autres » comme opérateurs de
pouvoir. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’être médecin pour guérir la folie.
La constitution de ce milieu à visée ségrégative peut nous intéresser au niveau de
l’architecture. Nous avons vu qu’il s’inscrivait dans un milieu naturel. M. Foucault
cite une lettre de Delarive destinée à la Bibliothèque britannique : « Cette maison est
située à un mile d’York, au milieu d’une grande campagne fertile et riante ; ce n’est
point l’idée d’une prison qu’elle fait naître, mais plutôt celle d’une grande ferme
rustique ; elle est entourée d’un grand jardin fermé. Point de barreaux, point de
grillages aux fenêtres. »32. Le cadre a l’air enchanteur, muni lui aussi de pouvoirs,
comme l’adjectif « riante » attribué à « campagne » nous le fait pressentir ; la
31 Ibidem, p 598.32 Ibidem, p 576.
26
Retraite se situe loin de la ville, pour éviter tout mélange avec les milieux immoraux,
et ressemble à « une grande ferme rustique », pour donner aux résidents l’occasion
de recouvrer la raison par le travail. Une antithèse est créée entre « prison » et
« ferme », en raison de la constitution du lieu, qui n’a « point de barreaux aux
fenêtres », caractéristique architecturale que préconise Esquirol dans son traité sur
l’architecture des asiles : Des établissements consacrés aux aliénés en France et des
moyens de les améliorer. Cependant, le bâtiment dans lequel ils vivent est « entouré
d’un jardin fermé ». Une limite autour du jardin a bien été constituée, faisant
fonction de séparation souhaitée par la communauté, rappelant l’effet d’
« isolement », présent dans les asiles, que tous les aliénistes exigeaient en tant que
condition de guérison.
L’asile de Pinel procède aussi à une ségrégation, en créant une micro-société, ou une
micro-république à l’intérieur de la République. M. Foucault énumère dans le mythe
de la libération des aliénés par Pinel, ce qu’il prodiguait dans les consciences de
l’époque : « l’important, c’est le mythe qui a donné sens à cette libération, […] en
constituant, dans l’imaginaire, la forme idéale d’un asile. Un asile qui ne serait plus
une cage de l’homme livré à sa sauvagerie, mais une sorte de république de rêve où
les rapports ne s’établiraient que dans une transparence vertueuse. »33. Dans cette
citation apparaît encore le thème de la prison, avec le mot « cage », contrebalancé
ici par « république de rêve », qui annonce ordre et harmonie, contrairement à la
« sauvagerie » qui régnaient dans les anciens cachots, quand les aliénés étaient
encore attachés. Or, l’asile évoqué par le mythe nous apparaît en une « forme
idéale » ; ces derniers termes voisinent le domaine de l’architecture, qui pourrait lui
aussi être influencé par ce mythe, pour donner forme aux bâtiments des hôpitaux
psychiatriques. L’idéal, en tant qu’il est topique et social, est ce vers quoi tendent
beaucoup d’architectures qui se donnent comme ambition de le réaliser. Si on veut
accomplir cette micro-république, condition pour que s’établissent « des rapports
[humains] dans une transparence vertueuse », du fait de sa simplicité et de son
exiguïté, et que l’architecture tend à construire, pour répondre aux souhaits des
penseurs de l’asile comme moyen thérapeutique, une séparation doit être faite entre
la société intérieure à l’asile et la « grande société », imparfaite à côté de cette
société asilaire.
Dans le cas de Pinel, comme dans le cas de Tuke, cette ségrégation est la condition
33 Ibidem, pp 595-596.
27
de guérison des aliénés. M. Foucault reprend le discours lié à la description et la
suppression de la folie, se révélant dans le mythe de Pinel : « La libération dans
l’internement, dans la mesure où elle est réédification d’une société sur le thème de
la conformité aux types, ne peut pas manquer de guérir. »34. L’internement marque
l’acte de ségrégation ; on sélectionne et on sépare une partie de la
population, constituant ainsi une nouvelle « petite société » ; or, c’est par cette
ségrégation qu’on guérit les aliénés pris dans cette société parfaite et transparente.
Pour M. Foucault, la naissance de l’asile s’apparente à une ségrégation, qui prend
comme thème, pour se justifier théoriquement, la guérison des aliénés, alors que
pour M. Gauchet et G. Swain, la ségrégation n’est pas ce qui pourrait définir cette
naissance de l’asile ; ils tentent de remonter plus loin que la ségrégation constituée
par les murs de l’asile, c’est-à-dire dans son effectivité et, par ce biais, dans son
échec, en découvrant les idées des promoteurs de l’asile, à travers par exemple le
Traité sur la manie de Pinel, promoteur ayant la ferme intention d’élaborer une
science et de mettre en place des moyens pour guérir le plus grand nombre d’aliénés.
Au début du premier chapitre de La pratique de l’esprit humain, les auteurs
s’appuient sur le principe de Pinel « la maladie appelée communément folie n’est pas
incurable » (contrairement à ce que pense « le vulgaire ») pour montrer que c’est
dans cette révélation enfin formulée que la création de l’asile puise ses ressources.
De ce principe découle toute une science, constituée aussi par d’autres préceptes et
des pratiques. La pratique de l’asile s’appuie en partie sur un des préceptes de cette
nouvelle science. Les auteurs le citent, en faisant référence à un article issu de la
revue la Décade philosophique du 30 Ventôse An X : « L’expérience a prouvé qu’ils
ne guérissaient point au sein de leurs habitudes ordinaire, et qu’une partie essentielle
du nouveau traitement est de les environner de nouveaux objets. »35. Ils poursuivent
la citation : « le désir d’offrir aux Français et aux étrangers un établissement où
soient mis en pratique, dans toute leur étendue, les principes développés dans le
Traité de la Manie ; tels sont les motifs qui ont déterminé l’établissement de la
Maison de Traitement des aliénés, établie sous les auspices du C. Pinel, auteur de ce
traité. »36. La création de cet établissement est l’application d’une théorie médicale,
elle a donc comme fonction première de soigner, et non de séparer. La séparation,
c’est-à-dire « l’isolement des familles » est ici une règle de cette théorie pour que
34 Ibidem, p 597.35 In La pratique de l'esprit humain, p 41.36 Ibidem, p 41.
28
soit bien menée la thérapie. La séparation, ou ségrégation, n’est pas la fin de l’asile,
mais un des moyens de guérison, se faisant à l’intérieur de l’asile. L’appel aux
architectes vient après l’élaboration de ces règles médicales, ayant débouchées sur la
nécessité d’une « Maison de Traitement pour aliénés » ; ils doivent maintenant
répondre aux attentes des médecins psychiatres qui ont besoin de nouveaux locaux
pour leur pratique, et des malades qui vont y accéder. Dès le début, ils sont mis à
contribution pour convaincre les pouvoirs publics de la nécessité d’une « Maison de
traitement pour aliénés ». Par exemple, le 24 Germinal An IX, le préfet de Paris et le
citoyen Pinel ont fait appel à l’architecte des hospices Clavareau, pour faire un
rapport sur deux bâtiments ayant été repérés pour regrouper les aliénés de la capitale
en un seul « hospice destiné à la guérison des aliénés ». Clavareau a affirmé dans ce
rapport que « ces deux maisons sont parfaitement disposées pour y établir un hospice
consacré à la guérison des aliénés. »37. La construction des bâtiments, leur
adaptabilité, prend dès le commencement une grande importance, qui grandira quand
il s'agira de construire de nouveaux hospices dans le pays, après la publication de la
loi du 30 juin 1838.
Le premier sens que prend l’asile dans son apparition est celui de « lieu
thérapeutique », contribuant lui-même à la thérapie des patients, dans sa fonction de
séparation, la personne étant atteinte de folie devant être séparée de son milieu
habituel, considéré comme milieu pathogène. Il est difficile de disjoindre la volonté
thérapeutique de la volonté de ségrégation.
M. Foucault, dans son Histoire de la folie, met en avant la volonté de ségrégation
parce qu’il est remonté au XVIe siècle, quand les fous n’avaient pas encore de lieux
définis, toujours en migration, et au moment se situant juste avant le partage
Raison /Folie, ou Raison /Déraison. Cette ségrégation conceptuelle est objectivée par
l’enferment des insensés dans les hôpitaux généraux à l’époque du « Grand
Renfermement », quand on sépare les fous de la société dite normale, quand on
commence à créer une société des fous. Selon lui, la naissance de l’asile s’inscrivant
bien évidemment dans l’histoire de la folie et l’histoire des fous, est une suite de
cette époque, une nouvelle ségrégation, qui emprunte le langage de la médecine et de
l’objectivité scientifique. M. Gauchet et G. Swain, quant à eux, ont voulu rectifier
cette histoire de la folie, en donner leur interprétation, en se focalisant sur une
époque plus restreinte, époque charnière où apparaît véritablement le sens de l’asile
37 Ibidem, p 72.
29
et de sa création. Cette époque est aussi celle de la République naissante, après le
renversement de l’Ancien Régime, qui a d’autres aspirations pour l’homme
démocratique, dont celle de rendre tous les hommes égaux. Cette idée n’échappent
pas à M. Gauchet et G. Swain, se servant de l’analyse tocquevillienne de l’âge
démocratique, âge où se met en place « l’égalité des conditions ». Il ne s’agit donc
plus de ségrégation, d’exclusion, mais de créer du même et d’inclure.
Si l'asile est plus un instrument d'inclusion que d'exclusion, que signifient les limites
de l’asile, créant de l’intérieur et de l’extérieur, limites visibles par l’élévation de ses
murs ?
Si l’asile est un instrument demandé par les psychiatres, instrument servant
initialement à soigner et non à faire de la ségrégation, comment agit-il ? Comment
l’architecture de l’asile acquiert-elle un tel pouvoir de guérison ?
2) Disposition et critères de l'architecture psychiatrique comme constitutifs de
la thérapeutique des malades mentaux
L’architecture des hôpitaux psychiatriques est une architecture spéciale. Les
bâtiments constituant les hôpitaux ne sont pas des bâtiments comme les autres, ils
doivent répondre à certains critères, conformes à la spécificité du lieu. Elle doit sa
spécificité au lieu qu’elle bâtit, au sens qui lui pré-existe. Or, nous avons vu que le
sens de ce lieu est d'être essentiellement « lieu de guérison » ou « lieu
thérapeutique ». Cependant, il faut faire une distinction entre « lieu où l’on guérit »
et « lieu qui guérit ». En effet, au XIXe siècle, de nombreux mythes sont apparus sur
le pouvoir de guérison que peut avoir la structure asilaire, en tant qu’institution et en
tant que bâtisse. L'aliéniste Jean-Etienne Dominique Esquirol compare l’asile à « un
instrument de guérison », qui « entre les mains d’un médecin habile, est l’agent
thérapeutique le plus puissants contre les maladies mentales. »38. Dès lors,
l’architecte concevrait et construirait un outil à grande échelle, qui servirait à un
médecin et qui multiplierait son pouvoir de guérison. Le bâtiment même, ou l’asile
en tant qu’institution (il est difficile de faire la distinction entre les deux), seraient
une forme de médicament, ou de « machine à guérir » pour reprendre le titre d’un
38 In « Des établissements consacrés aux aliénés et des moyens de les améliorer », Maladies mentales II.
30
ouvrage collectif auquel M. Foucault, et d’autres auteurs comme F. Béguin, qui s’est
concentré sur la question architecturale des hôpitaux modernes, ont participé. Nous
constatons que, pour Esquirol, c’est le médecin qui en a le contrôle. Ce contrôle est
sans doute illusoire, même si on ne remet pas en question la puissance de cet
appareil.
Cette métaphore soulève deux questions :
. - Est-ce le médecin qui contrôle « la machine à guérir » ou la machine
ne finit-elle pas par échapper à son pouvoir, et devenir autonome ?
. - Cette métaphore est-elle bien pertinente ? Peut-on penser
l’architecture comme « machine à guérir » ? L’architecture du lieu asilaire a-t-elle un
tel pouvoir de soigner ? De plus, en concevant l'architecture comme « instrument »
ou « machine », ne perd-elle pas son identité de lieu ?
A défaut d'avoir une telle puissance, l'architecture peut-elle avoir elle-même un
pouvoir thérapeutique sur les malades ? Autrement dit, l'architecture influe-t-elle sur
l'esprit des malades et être ainsi un vecteur de guérison ? Ou doit-elle s'en tenir à la
construction du lieu hospitalier, où ce sont les médecins et l'équipe médicale qui
assurent le soin des patients ?
L'idée de l'asile comme « instrument de guérison » se trouve en fait superposée à la
réalité concrète de l'architecture des hôpitaux psychiatriques. A défaut de remplir ce
rôle rêvé par les premiers aliénistes, pour faire un lieu où l'on guérit, sans pour autant
être lieu qui guérit, l'architecture des hôpitaux doit suivre un nombre de critères qui
lui sont spécifiques : être un lieu d'accueil, assurer la sécurité, isoler les patients, et
les classer.
- L'hôpital psychiatrique doit donc d'abord être conçu comme lieu d'accueil.
L'asile est un lieu d'habitation à part entière. Certains patients n'y séjournent qu'une
semaine, alors que d'autres peuvent y rester une très grande partie de leur vie.
L'architecte doit prendre en compte la variété des durées de séjour ; pour cela, il crée
plusieurs secteurs, pouvant être regroupés selon deux facteurs liés aux maladies
mentales, quantifiées par leur durée : il y a le secteur des maladies « aigües », de
courte durée, et celui des maladies « chroniques », de longue durée.
Ce lieu d'habitation doit loger un grand nombre de patients ; c'est pour cela qu'il faut
31
construire de grands espaces pour contenir un grand nombre de « lits ». Les hôpitaux
psychiatriques occupent généralement de grandes surfaces, mais leur superficie peut
varier selon le type d'hôpital que l'on veut construire. Nous allons prendre deux
exemples opposés du XXe siècle : au début des années 1960, les spécialistes de la
maladie mentale ont voulu exploiter un type d'hôpital, en raison des problèmes
rencontrés dans les hôpitaux urbains dans les années 1950, où les malades
supportaient mal l'enferment selon J-Ch. Pascal : « Or les patients qui souffrent d'une
maladie mentale sont souvent actifs, ils déambulent et supportent assez mal les
contraintes hospitalières - souvent plus prégnantes dans les dispositifs urbains que
dans l'asile traditionnel - nécessaires à certaines phases de leurs traitements. »39. La
solution pouvait résider alors dans la construction d'un type d'hôpital : l'hôpital-
village. Comme il est situé loin de la ville, dans un milieu plutôt agraire, il s'étend
sur un grand espace. L'hôpital-village idéal peut ainsi accueillir en moyenne de 300 à
600 lits. Mais ce type d'hôpital, qui ressemblait plus à l'idéal d'asile du XIXe siècle,
devient vite archaïque, et favorise la ségrégation, même s'il avait l'avantage d'offrir
un grand espace extérieur aux malades qui le souhaitaient.
L'autre exemple qui s'oppose à celui-ci en terme de surface et de nombre de lits est
l'hôpital urbain. J-Ch. Pascal évoque la revue Recherches de 1967, pour montrer le
passage de l'hôpital-village à l'hôpital urbain : « En 1967, dans leur article publié
dans Recherches, les programmistes hospitaliers Guy Ferrand et Jean-Paul Roubier
prônent l'hôpital urbain de 100 lits pour remplacer l'hôpital-village. »40 On favorise
depuis les années 1970 les petites structures asilaires, proches du lieu d'habitation
des résidents, limitant ainsi géographiquement l'effet de ségrégation. Cependant,
même si les petites structures sont plus appréciées en terme de qualité de soin -
prenant les formes des hôpitaux urbains, des secteurs de psychiatrie dans les
hôpitaux généraux comme à Montauban, ou des cliniques psychiatriques de service
public - parce que le petit nombre de patients favorise une meilleure prise en charge,
plus individuelle et moins collective, le manque de place se fait constamment sentir.
Les médecins psychiatres sont dépassés par la demande croissante d'hospitalisation,
le personnel manque cruellement, et la durée de cure se raccourcit considérablement
pour des patients qui auraient besoin d'une thérapie longue. La question de l'accueil,
et de la superficie des hôpitaux se confrontant à leur emplacement, rencontre cette
39 In Architecture et psychiatrie, article de J.-C. Pascal « Architectures et théories du soin en psychiatrie », 2004, p 34.
40 Ibidem, p 36.
32
tension : faut-il créer plus de places pour répondre à la demande pressante
d'hospitalisation de certains patients au détriment de la qualité de soin, ou faut-il
multiplier les petites structures, au risque de créer un éparpillement et une inégalité
de moyens entre les différentes structures ? La question de l'accueil en terme de
nombre de places reste ouverte.
- Le deuxième critère que nous allons étudier est celui de la sécurité. L'hôpital
psychiatrique se différencie de la prison dans sa fonction : il a été créé pour soigner
la folie, qui a été reconnue au XIXe siècle comme pathologie mentale, à laquelle
correspond une médecine spécialisée : la psychiatrie. La prison, quant à elle, est plus
un instrument de punition que de guérison, c'est un moyen pour garder enfermés les
criminels, afin d'assurer la sécurité de la société, et c'est aussi une peine encourue, à
la longueur déterminée par la gravité du crime commis, après qu'un jugement ait été
prononcé, reconnaissant le criminel responsable de ses actes, et donc coupable.
Cependant, certains malades résidant dans des hôpitaux psychiatriques, ont commis
les même crimes que certains détenus des prisons. Ces derniers sont souvent
« détenus » dans des unités spéciales, comme par exemple « l'Unité pour Malades
Difficiles » Boissonnet à l'hôpital de Cadillac, près de Bordeaux. S'ils sont dans ces
structures plutôt qu'envoyés en prison, c'est parce qu'ils sont reconnus irresponsables
de leurs crimes, en vertu de de l'article 64 de l'ancien Code pénal sur
« l'irresponsabilité criminelle » de certains malades mentaux. On demande en effet
dans cette procédure une expertise psychiatrique pour savoir si l'accusé en question
était conscient lors de son crime ou non, comme c'est le cas dans la pathologie de
schizophrénie, où le malade perd la notion de réalité. Certains malades sont donc
considérés comme « dangereux pour eux-même et pour les autres » ; c'est pour cela
qu'on les maintient enfermés, afin qu'ils ne commettent pas de nouveaux crimes.
L'architecture, en particulier celle des unités spéciales, devra tenir compte de la
sécurité comme critère, dans le sens où elle devra maintenir enfermés les malades
« dangereux », et faciliter par la disposition de l'espace le travail de surveillance.
A ce propos, le panopticon de Bentham, structure architecturale analysée à de
nombreuses reprises par M. Foucault41, est un instrument de surveillance
considérable, car les détenus peuvent être vus en permanence par le surveillant.
41 In Le pouvoir psychiatrique, Surveiller et punir principalement. L'analyse est reprise dans ses oeuvres er cours plts tardifs, comme dans Sécurité, Territoire, Population.
33
L'architecture panoptique se dispose ainsi : « à la périphérie, un bâtiment en anneau ;
au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face
intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, [...]. Il suffit
alors de placer un surveillant à l'intérieur de la tour centrale, et dans chaque cellule
d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du
contre-jour, on peut saisir de la tour, [...] les petites silhouettes captives dans les
cellules de la périphérie. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales, qui
permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. »42. La disposition des
édifices met en hauteur le surveillant et les détenus tout autour de lui, afin qu'il
puisse tout voir sans arrêt, sans qu'on ne puisse tromper sa vigilance. Un seul homme
peut ainsi maîtriser une multitude. Le mot « fou » apparaît en premier dans
l'énumération dans la citation, ce qui veut dire que ce dispositif peut être celui,
prioritairement, des hôpitaux psychiatriques. Les personnes sont dans cet exemple
enfermées et surveillées. Pourtant, on remarque que tous les cas cités ne représentent
pas forcément des personnes « dangereuses ». On pense en effet au « malade », à
« l'ouvrier » et à « l'écolier ». Alors pourquoi les surveiller de la même manière que
les prisonniers, pourquoi les priver de leur liberté ? Sans doute parce qu'ils doivent
suivre un règlement intérieur propre à une structure, comme les hôpitaux, les usines,
les collèges, et ainsi être disciplinés et obéissants. Les surveillants doivent vérifier
que le règlement est bien respecté. Ces règles auraient l'avantage de maîtriser une
importante partie de la population et de la rendre docile.
Les hôpitaux psychiatriques sont des lieux d'enfermement, qui concernent non
seulement les malades psychiatriques « dangereux », mais aussi ceux qui sont
considérés comme non « dangereux » pour la société, mais que l'on doit garder pour
les traiter des maladies mentales, dont ils sont atteints. Cette contrainte est souvent
mal vécue, comme nous l'avons vu plus haut, et donne lieu à divers types de
comportement, sur lesquels doivent se pencher les architectes.
L'un des comportements engendrés par l'enfermement est l'évasion. Claude Collu,
auteur du livre Architecture et maladie mentale qui prend comme exemple principal
le Quartier psychiatrique du Centre Hospitalier de Montauban, cite des extraits
d'archives de cet établissement : « le 22 mai 1849, Evasion de deux femmes en
42 In Surveiller et punir, p 233. Par ailleurs, le panoptisme sera l'objet de toute une sous-partie dans la deuxième partie.
34
escaladant les murs, la nuit, toutes deux soumises à des excès d'épilepsie, l'une
entraîne l'autre, car est douée d'une certaine force physique et qu'elle avait réussi à
déguiser son sexe pendant plusieurs années, celle-ci s'est évadée d'autres fois »43.
Dans cette citation, un aspect retient notre attention : « l'une entraînant l'autre » ; M.
Foucault montrait bien que dans la structure panoptique, on veillait à séparer les
détenus, pour qu'il n'y ait pas de communication entre eux, ou de complots comme
celui de l'évasion par exemple. Le système des cellules présent dans les hôpitaux du
XIXe avait peut-être cette fonction d'isolement. Les mesures sécuritaires prises en
charge par l'architecture dans les hôpitaux psychiatriques pouvaient s'énumérer
ainsi : « Les serrures, les portes et les grilles sont constamment renforcées. Et, [...]
les administrateurs n'ont de cesse de rehausser le mur de clôture, dernier rempart,
dernier obstacle à franchir pour l'évadé. »44.
Actuellement, la sécurité est assurée par des dispositifs beaucoup plus modernes,
comme les caméras de surveillance et les barrières électriques. Pourtant, des faits
divers de ces dernières années montrent les limites de ces dispositifs : celui qui s'est
produit à Pau, où le danger venait paradoxalement de l'extérieur, et celui de
Grenoble, où un malade psychopathe a commis plusieurs meurtres lors de son
évasion. On s'aperçoit alors que, malgré la performance technologique des nouveaux
dispositifs et le renforcement constant de la sécurité visant à éviter des drames, le
contrôle des individus se confronte toujours à des réactions inattendues et
différenciées, allant de la révolte au crime pathologique.
Un des autres comportements face à la contrainte d'enfermement, mais aussi
une des conséquences du mal-être lié à la pathologie mentale et à l'image
culpabilisante qui en ressort, est le suicide. Claude Collu se penche aussi sur ce
problème et les solutions architecturales qui en découlent, en s'appuyant sur les
archives communales de la Mairie de Montauban : « Si les aliénés couchent au
premier étage, il faut placer du fil de fer devant les croisées et construire un escalier
à cage fermée. On devra supprimer les terrasses du premier étage car elles
faciliteraient un puissant penchant au suicide. » (registre du 6 avril 1846)45. Les
aliénistes demandent donc aux architectes de construire des édifices sans étage si
possible, ou alors de sécuriser les effets de vide pour empêcher les malades de se
43 Claude Collu, Architecture et maladie mentale – vues à travers le Quartier Psychiatrique de Montauban, Edition Presses ColorPress, Montauban, septembre 2005, p 112.
44 Ibidem, p 112.45 Ibidem, p 116.
35
suicider, ou plutôt pour éviter que ne leur vienne cette idée. Là encore, on comprend
comment le dispositif architectural rencontre des limites face à la volonté humaine.
- L'hôpital psychiatrique est un lieu d'enfermement voulant contrer les
réactions humaines face à cette condition, par des dispositifs qui se sur-ajoutent.
Cette notion d'enfermement s'apparente avec celle d'isolement, rentrant aussi en
compte dans le domaine de l'architecture. L'architecture des hôpitaux psychiatrique
peut être définie comme une architecture de séparation. Elle sépare tout d'abord
l'intérieur de l'hôpital de l'extérieur, qui prend ainsi le symbole, du point de vue de
l'intérieur, de la grande société, de la normalité. Elle tend aussi aussi à séparer les
individus, que ce soit des groupes, que l'on classe en fonction de leur pathologies ou
leur « état », ou les individus eux-même par le dispositif des cellules.
La question de l'isolement prend deux sens : il peut être compris comme un moyen
de ségrégation, visant à séparer les malades mentaux de la société, les anormaux des
normaux. Le fou serait plus un danger pour son entourage que son entourage pour
le fou. M. Foucault, dans la leçon du 5 décembre 1973 de l'ouvrage Le Pouvoir
psychiatrique, analyse les rapports entre le fou et la famille. L'internement,
« régularisé » par la loi du 30 juin 1838, s'ajoutant à l'interdiction juridique du fou
(dépossession des droits du fou à la famille, tutelle ou curatelle...) tend à protéger
l'entourage du fou : « Il était un danger pour son entourage, et contre ce danger, son
entourage direct était exposé à ses fureurs ; il fallait protéger cet entourage : d'où la
nécessité de faire passer la procédure d'un internement rapide avant la procédure
longue de l'interdiction. »46. La procédure de séparation, de ségrégation, s'inscrit
jusqu'à l'intérieur de l'intimité du fou, à savoir sa famille, et le différencie, par
l'étalon de la norme, des siens. L'isolement peut donc être interprété en terme de
rupture, difficilement résoluble.
Il peut être aussi saisi comme un moyen thérapeutique : l'isolement est une nécessité
si l'on veut guérir les aliénés. On doit les retirer de leur milieu pathogène, les séparer
de leur famille, de leurs proches, agents de leur maladie. Au XIXe siècle, l'isolement
était une règle de la pratique psychiatrique. M. Foucault, dans la même leçon
l'énonce ainsi : « Premier principe qui est fondamentalement établi [...] de la
discipline psychiatrique, c'est-à-dire jusqu'au XXe siècle : le principe plutôt qu'un
précepte, une règle de savoir-faire, qui est on ne peut jamais guérir un aliéné dans sa
46 In Le pouvoir psychiatrique, p 98.
36
famille. Le milieu familial est absolument incompatible avec la gestion de toute
action thérapeutique. »47. L'auteur reprend un texte de Fodéré, aliéniste du XIXe
siècle, comparant l'asile à « un monde nouveau » : « Aux premières lueurs de la
folie, séparer le malade de sa famille, de ses amis, de son foyer. Mettez-le
immédiatement sous la tutelle de l'art. »48. La rupture de l'asile serait donc un bien
pour la santé mentale du fou : ce serait le lieu où, paradoxalement, le malade ne
penserait pas à sa folie, ce qui favoriserait sa guérison. Le changement de lieu serait
capital dans sa thérapie.
Mais à quel autre lieu est-il confronté ? Doit-il ressembler à sa maison, ou bien à tout
autre chose ? Jusqu'à quel point modifier son environnement ? M. Gauchet et G.
Swain citent eux aussi, dans La pratique de l'esprit humain, l'aliéniste Fodéré : il
faudrait des établissements spéciaux afin « d'offrir aux sens des aliénés des objets
tout différents de ceux auxquels ils étaient accoutumés, des visages nouveaux,
d'autres meubles, d'autres sites [...] enfin, un changement total dans tous les objets
autour de lui. ».49 On remarque ici le rôle qu'opère l'architecture dans l'idée de
changement, notamment celui de l'architecture intérieure, à travers la décoration. La
réponse de Fodéré aux questions ci-dessus est le changement complet. L'architecture
acquiert ainsi une fonction thérapeutique à part entière.
Dans la cas de la ségrégation, (séparer la société du fou), comme dans le cas de
l'isolement thérapeutique (séparer le fou de sa famille et de la société en général),
l'architecture joue un rôle de séparation. Peu importe les formes qu'elle prend. Mais
l'isolement n'est-il pas une mesure trop radicale ? N'est-elle pas la porte ouverte à des
abus de pouvoir, à une emprise totale sur la personne du malade e la part de ses
soignats ? M. Gauchet et G. Swain analysent dans le chapitre « Politique de l'asile »,
la teneur politique de l'isolement : « Il est aussi la condition par laquelle s'assurer
d'une emprise directe, intime et totale sur l'esprit des individus. »50. Isoler
complètement l'individu comporte un risque d'aliénation, ce qui est contraire à sa
guérison. C'est pour cela qu'il faut revoir cette nécessité d'isolement, en la rendant
plus souple, et en maintenant les liens intimes de la personne malade avec ses
proches, pour ne pas démanteler son histoire personnelle, et pour faciliter sa
réinsertion.
47 Ibidem, p 99.48 Ibidem, p 99.49 In La pratique de l'esprit humain, p 138.50 Ibidem, p 139.
37
- Le dernier critère que nous allons prendre en compte est celui de la
classification. Tous les hôpitaux psychiatriques ont des secteurs qui séparent et
regroupent à la fois. L'asile du XIXe siècle avait une constitution-type conçue
notamment par l'aliéniste Esquirol, et par le psychiatre et inspecteur général des
asiles d'aliénés, Parchappe. Claude Collu décrit son apport dans l'architecture
psychiatrique : « Le modèle de Parchappe évolue vers un plan plus rationnel : sur
l'axe de l'établissement, il établit l'administration et les services généraux, puis la
chapelle et les bains. De part et d'autre de cet axe, l'architecte conçoit, en parallèle ou
perpendiculaire, les « quartiers de classement » en tenant compte de la situation
excentrique des unités destinés aux malades à réinsertion difficile. »51 Ce que C.
Collu entend comme « malades à réinsertion difficile », ce sont les malades qui sont
qualifiés d' « incurables » et d' « agités » ou « furieux ». On ne prend pas tellement
en compte la gravité de leur maladie, et le soin amplifié qu'il faudrait leur apporter en
conséquence, mais leur comportement extérieur, que l'on perçoit à la surface. Le
classement ne se faisait donc pas en fonction du type de la maladie, d'une
nosographie rigoureuse, mais en fonction de comportements de type social. La
séparation, introduite pour éviter tout effet de contamination, n'est pas un rempart qui
lutte contre la contraction d'autres maladies (psychiques, c'est à se demander s'il y a
réelle contamination), mais contre l'association de plusieurs comportements qui
pourraient déteindre les uns sur les autres.
Ce qui est aussi frappant, c'est la situation géographique des « incurables et des
agités ». Ils sont placés dans les bâtiments excentriques, loin du centre de l'asile.
L'espace prend ainsi une teneur symbolique, il est hiérarchisé. Plus on se rapproche
des bâtiments administratifs, qui représente la société, la non-folie, la normalité, plus
on se rapproche de la guérison et de la sortie. La maladie mentale serait donc en
grande partie une maladie sociale, où la guérison équivaut à la réinsertion dans la
société.
Pour soigner ces maladies sociales, se produisant surtout à travers des
comportements anormaux, certains médecins psychiatres sont près à des mesures
radicales, voire contestables. Dans un article d'une des revues de L'Information
psychiatrique de 1957, deux psychiatres racontent comment l'utilisation des
neuroleptiques a métamorphosé l'architecture de l'hôpital psychiatrique. A la lecture
51 In Architecture et maladie mentale, pp 45-46.
38
de l'article, on s'aperçoit que c'est le déplacement des malades de quartier en quartier
qui marque le réel changement. Les psychiatres racontent en effet comment les
tranquillisants ont changé la vie dans les pavillons : « Parallèlement à la sédation du
bruit et des violences, il devenait possible et urgent de modifier heureusement
l'aspect des locaux : les malades cirèrent, puis entretinrent régulièrement les dortoirs
au plancher auparavant brossé aux grandes eaux ; on échangea la vaisselle de fer-
blanc […] contre des assiettes et des bols en pyrex ou en faïence, on introduisit des
petites tables et des chaises de couleurs vives, on posa, ici ou là quelques pots de
fleurs ou quelques bouquets. »52 Comme les neuroleptiques calmaient les « agités »,
on pouvait alors arranger leur environnement et les traiter comme les autres malades,
plus calmes. Les neuroleptiques tendent alors à effacer les frontières spatiales entre
les différents groupes de malades, que les premiers aliénistes préféraient classer et
séparer. On peut s'interroger sur l'assentiment que l'on pourrait accorder à de tels
médicaments, qui transforment, par ailleurs, plus les patients que l'architecture
proprement dite.
De plus, on peut se demander si la séparation et le classement entre les malades n'est
pas une entrave à la communication qui pourrait se déployer entre différents
malades. Le mélange des personnes, souffrant de maladies diverses, à la gravité plus
ou moins grande, ne serait-il pas bénéfique pour la compréhension de soi et des
autres ? Ne faut-il pas favoriser le contact, dans une situation où il est souvent
appauvri ? J-Ch. Pascal reprend des propos tenus par Ferrand et Roubier, qui
remettent en cause le système des pavillons, séparant malades aigus et malades
chroniques : « Il n'est pas prouvé que la présence de malades chroniques dans les
unités de court séjour soit toujours néfaste [...] ; il arrive, au contraire, que certains
tirent du contact avec plus malades qu'eux-même, un sentiment de réconfort et de
promotion ; il n'est pas douteux, non plus, que la présence de malades d'un meilleur
niveau soit un élément moteur de réadaptation des malades plus dégradés. »53. Ce
contact serait bénéfique de manière réciproque. Mais on peut s'interroger sur la
pertinence de tels propos, et des sentiments qui sont ici valorisés, comme la pitié et
le rehaussement de soi. J-Ch. Pascal souligne la nécessité des séparations entre les
52 COLLIER G. et DEFER B., « Les neuroleptiques bouleversent l'architecture de l'hôpital psychiatrique (mars 1957) »_ Rubrique : « Dans l'Information psychiatrique, il y a 50 ans», L'information psychiatrique vol 83, n°2, février 2007.53 In Architecture et Psychiatrie, p 36.
39
malades : « Les patients, mais aussi beaucoup de soignants n'acceptent plus la
promiscuité entre les différents niveaux de sociabilité. La spécialité psychiatrique
s'est complexifiée et les modalités de prise en charge d'un premier accès psychotique
à l'âge de dix-neuf ans sont très différentes de celle d'une rechute d'un trouble de
l'humeur cyclique [...]. »54. Le classement serait donc souhaitable lors de la thérapie
des patients, parce que premièrement, il est difficile pour certains patients d'être
confrontés à des personnes atteintes de maladies graves, pouvant être cause de
nouveaux traumatismes. Deuxièmement, il est salutaire pour l'équipe soignante, car
en lui facilitant la prise en charge, les soignants peuvent ainsi se concentrer sur des
cas de figure d'une intensité à peu près égale. Le classement des malades serait donc
nécessaire pour le traitement des patients, en particulier pour ceux qui présente des
troubles de manière exceptionnelle, et dont la réinsertion devrait être plus simple et
plus complète. Mais qu'en est-il des anciens « incurables », ou « malades
chroniques » comme on dit aujourd'hui ? Comment parvenir à les soigner au mieux,
en leur accordant toute l'attention qu'ils méritent ? La modalité de séparation n'est-
elle pas un obstacle à leur réinsertion ? Le classement n'est-il pas un facteur de plus à
leur « marginalisation » ? Dans la pratique, il semble pourtant que le classement des
malades en quartiers soit nécessaire, du moins pour améliorer la prise en charge de
chaque patient.
Les différents critères de l'architecture psychiatriques répondent à la fois aux besoins
des patients et à ceux de l'équipe médicale. Cependant, chaque critère pose des
questions quant à leurs modulation et à leur pertinence. L'utilisation de ces critères
demandent une constante attention, car ils peuvent être les facteurs de certains abus
de pouvoir, comme celui de la sécurité et celui de l'isolement.
3) Ordre et désordre : la guérison comme issue de cette bataille ?
Dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique, M. Foucault s'intéresse d'emblée à
l'espace asilaire en tant que c'est l'espace où se déploie un ordre proprement
disciplinaire. Le premier paragraphe de l'ouvrage relate une phantasia
architecturale, que le philosophe a déniché dans le Traité du délire, rédigé par
l'aliéniste Fodéré en 1817 : « Je voudrais que ces hospices fussent bâtis dans des
54 Ibidem, p 38.
40
forêts sacrées, dans des lieux solitaires et escarpés, au milieu des grands
bouleversements […] Le romantique convient ici, et je me suis souvent dit qu'on
aurait pu tiré parti de ces vieux châteaux adossés contre les cavernes qui percent les
collines de part en part, pour aboutir à un vallon riant.[...] La fantasmagorie et les
autres ressources de la physique, la musique, les eaux, les éclairs, le tonnerre, etc.
seraient employés tout à tour, et, vraisemblablement, non sans quelques succès sur le
commun des hommes. »55. Ce passage, tiré du chapitre « Plan et distribution d'un
hospice pour la guérison des aliénés » du Traité de la manie, est un moyen pour M.
Foucault d'ancrer ses auditeurs, puis ses lecteurs, dans le décor de l'espace asilaire
dont il veut mettre en avant ce qui se passe à l'intérieur : « A l'intérieur de ce décor,
qu'est-ce qui doit se passer ? Eh bien, à l'intérieur de ce décor, bien sûr, l'ordre règne,
la loi règne, le pouvoir règne. »56 Le verbe « devoir » montre que ceux qui ont pensé
ce décor, ce nouvel espace au début du XIXe siècle, ont assigné de manière a priori
la fin ultime de ce lieu : c'est un lieu où doit prendre place l'ordre, la loi, le pouvoir.
Pourtant, cette introduction est surprenante car on pouvait à bon droit s'attendre à
l'expression d'une autre fin dans la création de cette espace utopique. Cette fin
attendue est la guérison, comme l'indique l'intitulé du chapitre de Fodéré. Mais le
philosophe justifie l'espace asilaire comme espace de l'ordre disciplinaire, en
démontrant par la suite que l'ordre est bien la condition première de la guérison des
aliénés.
Cependant, la description fantaisiste de Fodéré ne nous inspire en rien les idées
d'austérité et de rigidité que connote la notion d'ordre. Le château utopique se trouve
en plein milieu de la nature, non une nature lisse, dominée par le travail des hommes,
comme le sont les terres sillonnées par les agriculteurs, mais une nature à l'état
sauvage, « escarpée », où les forêts ombrageuses poussent en toute vigueur, où se
déferlent de « grands bouleversements » , comme la puissance des eaux, des éclairs,
du tonnerre, etc. Le lieu décrit par Fodéré se réfère sans aucun doute à l'esthétique
romantique, qui vante une nature dont les forces se déchaînent dangereusement, alors
que l'esthétique classique a comme figure particulière une nature ordonnée, maîtrisée
par l'homme, à l'image des « jardins à la française ». L'asile idéal de Fodéré s'oppose,
pour ainsi dire, à l'asile réel, ne serait-ce que d'un point de vue esthétique. En effet, le
style dominant de l'architecture des asiles construits au XIXe siècle est le néo-
55 In Le pouvoir psychiatrique, p 3.56 Ibidem, p 4.
41
classicisme.
Les hôpitaux parisiens de Bicêtre et de Charenton offrent un bon exemple du style
néo-classique. Nous repérons à plusieurs reprises la présence de colonnes ou
colonnades, propres au néo-classicisme, qui imite à son tour le style des temples
grecs ou romains de l'Antiquité. Les galeries à l'hôpital de Bicêtre s'ouvrent à travers
des colonnades de style dorique ; la cour d'un pavillon de Charenton est entourée de
colonnes, et les allées de ce même hôpital se terminent par la chapelle de style néo-
classique, à l'allure d'un temple grec, se dressant au dessus d'une statut de l'aliéniste
Esquirol.57 Les colonnes ont l'avantage de former un préau ou une galerie, qui
permettent aux malades de « prendre l'air », et de se promener. Justement, dans son
mémoire rédigé en 1818 à l'attention du Ministre de l'Intérieur58, l'auteur représenté
par la statue de Charenton fait un constat alarmant de l'état des établissements où
sont enfermés les aliénés en France : « Dans aucune maison, il n' y a assez d'espace
pour que les aliénés puissent se livrer à l'exercice qui leur est nécessaire ; ils n'ont
souvent pour se promener que des escaliers ou des corridors étroits et obscurs ;
souvent il n' y qu'une cour pour tous les aliénés du même sexe ; […] on rencontre
quelquefois des chaînes suspendues aux murailles qui forment la cour, on y enchaîne
les aliénés sur une pierre, c'est ce qu'on appelle leur faire prendre l'air. ». Les
colonnes, en surcroît de leur visée esthétique, sont un moyen architectural d'ouvrir
les espaces, en particulier dans les zones urbaines où les asiles ne peuvent s'offrir de
grands espaces extérieurs. La multiplication des cours par secteurs évite le mélange
des malades quant à leur sexe et leur type de maladie mentale. Les architectes
tendent à ouvrir l'espace autant que possible pour favoriser la circulation de l'air et
pour le bien-être des résidents au moments des promenades. Autant que possible, car,
nous l'avons vu précédemment, l'enceinte des hôpitaux psychiatriques doit être
sécurisée pour faire échouer toute tentative d'évasion. La beauté et l'ouverture des
espaces dans les hôpitaux, ainsi que l'absence de tous signes d'enfermement tels les
barreaux aux fenêtres, ne doivent pas nous faire oublier que l'espace asilaire est un
espace d'enfermement, de détention.
En tant que lieu fermé, l'hôpital psychiatrique pourrait fonctionner comme un tout
organique, régi par des règles. L'ordre recherché dans l'espace asilaire (l'espace est
donc le milieu, le terreau de cet ordre visé, et donc sa condition de possibilité), se
57 Ces remarques sont associées à des photographies issues de l'ouvrage Architecture et maladies mentales de C. Collu.
58 Mémoire Des établissements des aliénés en France et des moyens de les améliorer, Esquirol, 1818.
42
traduit d'ores et déjà dans le dessin et la disposition des espaces de ce lieu. Les plans
des asiles du XIXe siècle manifestent la rectitude et l'austérité de la forme que prend
la disposition des bâtiments. Si nous nous penchons sur le plan de l'architecte Lebas,
qui a dessiné un plan d'après les indications d'Esquirol, qui s'est lui-même beaucoup
intéressé à l'architecture des hôpitaux en tant que telle, nous voyons que les
bâtiments sont construits de telle sorte que l'ensemble forme un U, dont les angles
sont parfaitement perpendiculaires. Le bâtiment central est le bâtiment principal qui
abrite l'administration et les salles communes, et a aussi la fonction spatiale de
séparer les deux autres bâtiments « jumeaux » qui regroupent chacun les résidents
d'après leur sexe. La spatialité des bâtiments traduit donc un ordre, dans le sens où
elle dispose les individus en les séparant et en les regroupant, comme nous l'avons vu
dans le critère architectural de la classification. Or, cet ordre devient effectif grâce à
l'espace. Par conséquent, l'espace ordonne, classe, range, fait qu'il n' y a pas de
mélanges. L'architecture des hôpitaux psychiatriques a une fonction de mise en
ordre, qui se traduit par la délimitation et la définition de l'espace, espace qui de cette
manière, définit à son tour en tant qu'il définit les individus par la place ou le lieu
qu'il leur prescrit. Par exemple, si x se trouve dans le quartiers des agités, il est
défini, comme par un effet performatif, comme « agité ». L'espace, auquel
l'architecture donne sens, est un lieu de langage. Le lieu prend sens par l'architecture,
car elle donne aux espaces qu'elles dessine un sens, dont l'architecte et certains
utilisateurs du lieu sont conscients.
Or l'aspect général, perceptible de l'extérieur sans que la consultation de plans soit
nécessaire, traduit aussi un ordre. Cet ordre-là n'est pas à comprendre comme
« distribution ou organisation de l'espace », mais comme « commandement,
injonction ». L'aspect des bâtiments serait en quelque sorte porteur d'un message
prescriptif. Il induirait aux aliénés ou malades mentaux d'obéir, d'adopter une attitude
docile. L'ordre, caractérisé par l'architecture qui constitue l'environnement des
résidents, est comme un modèle offert à leur yeux, qu'il faudrait suivre. En plus de
leur prescrire un espace, dans lequel ils évoluent, dorment, mangent, cheminent,
l'architecture leur donne l'ordre de se conformer à l'ordre qu'elle leur présente.
Autrement dit, l'architecture est comme le signifiant du message venant d'en haut,
c'est-à-dire des dirigeants des asiles que sont les médecins-psychiatres et les
fonctionnaires administratifs. On comprend l'effet coercitif de l'architecture des
asiles par le fait qu'ils soient monumentaux. Elle est une force qui rappelle au
43
malades mentaux l'autorité qui pèse sur eux. Selon Esquirol, le bâtiment doit être
« une masse imposante qui doit en imposer aux malades ». Le caractère solennel des
façades rappelle à l'ordre et à l'obéissance.
La symbolique quasiment constante de l'ordre et de l'autorité dans l'architecture
psychiatrique nous interpelle quant au paradoxe qu'elle crée avec le thème récurrent
du désordre dans les asiles. Dans le Pouvoir psychiatrique, on peut détecter quatre
types de désordre apparaissant dans les hôpitaux où l'on soigne les fous. Tous ces
types de désordre proviennent en quelque sorte d'une « force ». M. Foucault explique
la substance que prend le désordre ainsi : « Mais, en fait, s'il y a effectivement ce
déploiement tactique […], c'est bien vraisemblablement que, dans ce champ
règlementaire de l'asile, il y a quelque chose qui est un danger, quelque chose qui est
une force. »59 Quel est ce danger, quelle est cette force qui prennent place dans
l'espace asilaire ? M. Foucault répond que c'est « le fou » lui-même. Le fou, à lui tout
seul, est le désordre. Car, poursuit l'auteur, « ce qui caractérise le fou, […] à partir du
XIXe siècle, disons que c'est l'insurrection de la force, c'est que, dans le fou, une
certaine force se déchaîne, force non maîtrisée, force peut-être non maîtrisable, et qui
prend quatre grandes formes selon le domaine où elle s'applique et le champ où elle
fait ses ravages. »60 La « force non maîtrisable » du fou nous fait penser à la nature
romantique décrite par Fodéré. Elle est très éloignée des formes ordonnées que prend
l'architecture. Les psychiatres, à travers une tactique de relais, se doivent de maîtriser
cette force dangereuse, l'enfermer entre des murs et mettre en place un dispositif de
surveillance, d'observation. L'architecture est un moyen facilitant le fonctionnement
du dispositif, et prend à son tour le rôle de dispositif. Tout d'abord, nous devons
déterminer les quatre formes de désordre61.
• Il y a d'abord « la force pure de l'individu », autrement dit la force physique, la
force brutale sortant du corps et de la voix. Ce type de désordre est caractéristique de
ceux qu'on appelle les « furieux ». Ils causent du désordre par leur comportement au
moment des crises, lorsqu'ils s'en prennent à l'autorité, c'est-à-dire aux personnes qui
travaillent dans les hôpitaux psychiatriques, comme les surveillants, ou les agents de
59 In Le pouvoir psychiatrique, p 8.60 Ibidem, p 9.61 Le classement des types de désordre que nous allons exposer est directement inspiré du classement trouvé par
M. Foucault dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique.
44
services, ou aux autres personnes internées, ou au matériel et pour finir à eux-même.
Les psychiatres visent à les calmer en adoptant une attitude ferme et non violente,
selon les préceptes de Pinel dans le Traité médico-philosophique sur l'aliénation
mentale : « Une liberté sagement calculée caractérise le maintien de l'ordre qui
s'accorde avec les principes sévères de la philanthropie […] d'abord réforme
complète dans le service ; proscription de tout traitement inhumain, et défenses les
plus expresses de porter une main violente sur un aliéné, même par voie de
représailles. »62 Remettre de l'ordre ne devra donc pas se faire dans la violence. On
remarque de plus que Pinel, en tant que théoricien et chef de l'asile veut mettre de
l'ordre du côté du personnel, ceux qui ont la tâche de mettre de l'ordre, ceci pour des
questions thérapeutiques (frapper les aliénés empirerait leur état), et pour que l'ordre
dès lors calculé, soit maintenu de manière plus efficace. Le dispositif de surveillance
est une machine de guerre demandant du génie. La première forme de désordre est
donc une force brutale que la force physique et morale des surveillants peut réprimer,
mais aussi les médicaments du type des neuroleptiques, ou encore, l'enfermement
dans des cellules dans lesquelles on a matelassé les murs. L'architecture des hôpitaux
psychiatriques joue bien un rôle dans le maintien de l'ordre.
• La deuxième forme de désordre sont les passions. Les passions sont à la fois la
cause et la manifestation symptomatique de la folie. M. Foucault décrit et explique
les passions comme telles : « la forces des instincts déchaînés, la force de ces
passions sans limite ; […] une folie qui n'est pas une folie d'erreur, une folie qui ne
comporte aucune illusion des sens, aucune fausse croyance, aucune hallucination, ce
qu'on appelle la manie sans délire. »63 La manie se résumerait donc aux passions
dans leur vérité, autrement dit, dans ce qu'elles montrent, et serait manie parce que
communément, les passions sont une force causant du désordre au moment de leur
explosion. Ce qu'on appelle folie serait donc plus ce qui est manifesté par elles, ce
que l'on perçoit explicitement, à savoir le désordre qu'elles engendrent dans l'esprit
de l'aliéné, ou dans ses gestes ou coup d'éclat, que ce qui en est la cause, le noyau.
Cependant, M. Gauchet et G. Swain montrent bien que les aliénistes Pinel et surtout
Esquirol ne se sont pas arrêtés aux manifestations spectaculaires de la folie et ont eu
le désir d'en rechercher les causes réelles, notamment dans le domaine des passions.
Par ailleurs, Esquirol, alors qu'il était l'élève de Pinel, a rédigé une thèse intitulée
62 In chapitre XX « Avantage d'accorder aux aliénés une liberté sagement limitée dans l'intérieur des hospices » du Traité sur la Manie, de Ph. Pinel.
63 In Le pouvoir psychiatrique, p 9.
45
Des passions. Dans la seconde partie de La pratique de l'esprit humain, les auteurs
expliquent comment Esquirol a su dépassé ses confrères (et ses semblables), en ne se
bornant pas à l'apparence de non-sens manifestée dans les paroles des aliénés, et ceci
grâce à une observation attentives, et à force de vivre auprès d'eux. Ainsi il a su
passer outre l'observation superficielle des « symptômes les plus saillants ». En effet,
la première erreur des médecins s'occupant des fous est de s'en tenir seulement aux
désordres manifestes de l'esprit: « on s'est arrêté aux désordre des facultés
intellectuelles, on n'a vu que cela »64. Mais en rechercher la cause, ce n'est pas
supposer « une racine » quelconque de la folie, ou un fait-source dans l'invisible :
« […] elles [les enquêtes spéculatives sur l'origine de la folie ] postulent que ce n'est
que dans l'invisible qu'il y a quelques chances de trouver la clé de cela qu'on voit
[…]. »65 L'autre erreur à éviter est donc de rechercher la cause de la folie de manière
spéculative, ce qui ne peut aboutir qu'à des hypothèses non-fondées. Esquirol avance
aussi la possibilité qu'il y ait une cause physique ou anatomique aux désordres de
l'esprit, comme le seraient les lésions cérébrales. L'étude des passions concernent à la
fois le corps et l'esprit, et les font se rejoindre en annulant la dichotomie qui a été
faite entre eux. Les expériences d'hypnose de l'aliéniste Charcot sur les hystériques
révèlent bien la non-séparation du corps et de l'esprit, car les symptômes de l'hystérie
sont physiques (paralysie de membres, convulsions...) mais trouvent leur causes dans
le domaine psychique, voire dans l'inconscient psychique si nous tenons compte des
découvertes de Freud.
Cependant, malgré les recherches d'hommes éclairés sur la maladie mentale, les
préjugés sur la folie et les personnes qui en sont atteintes perdurent. « On » continue
de ne voir dans leurs comportements que de l'anormalité, ainsi qu'une cause de
désordre qu'il faut éradiquer. Les passions sont mauvaises, non seulement parce
qu'elle font de nous des êtres misérables, comme nous l'a parfois enseigné les
philosophes et les moralistes de l'âge classique tels Descartes, Spinoza, La Bruyère,
mais aussi parce qu'elle sont précisément hors de contrôle, à la fois pour le sujet qui
les éprouve et pour les autres qui en sont les témoins et les juges.
• Le troisième type de désordre se situe dans le langage. M. Foucault l'annonce
ainsi : « Troisièmement, vous avez une sorte de folie qui s'applique aux idées elles-
même, qui les bouscule, les rend incohérentes, qui les choque les unes contre les
64 La pratique de l'esprit humain, p 296, propos rapportés d'Esquirol.65 Ibid, p 297, par les auteurs.
46
autres, et c'est cela que l'on appelle la manie. ». Nous passons ainsi d'un désordre
extérieur à un désordre intérieur, la première force « brutale » étant purement
physique, la seconde mêlant corps et esprit dans les passions, et celle-ci s'attribuant à
une pensée s'extériorisant par le langage. La force de désordre ici commentée
concerne le logos. Le désordre spécifique au langage peut être nommé
« incohérence ». Être cohérent, c'est suivre un ordre, un ordre logique, l'ordre du
logos ; il tient à l'enchaînement des idées entre elles, qui pour être compréhensibles,
doivent respecter la continuité logique qui les relie. Le langage poétique et le langage
des fous font exception à cet ordre de langage imposé. On retrouve la similarité entre
le langage des fous et le langage littéraire dans une conférence donnée par M.
Foucault à l'université de Tokyo en 1970, répertoriée dans Dits et écrits sous le titre
« Kyôki to shakai » (« La folie et la société »). A partir de structures utilisées en
ethnologie, l'auteur détermine quatre systèmes d'exclusion dans les sociétés, pour
voir quels individus se trouvent à la marge. Le troisième système d'exclusion
concerne le langage : « Des individus dont la parole est plus sacré que les autres, ou
dont la parole au contraire est plus vaine et plus vide que les autres, et qui, à cause de
ça, quand ils parleront, n'obtiendront pas la même créance, ou n'obtiendront pas avec
leurs paroles les mêmes effets que les individus normaux. »66 Or, selon M. Foucault,
depuis le XIXe siècle, la littérature s'étant « désinstitutionnalisée », dans le sens où
elle ne cherche pas à être un discours vrai, utilitaire, ou qui a pour fonction de plaire
à un certain public, a une sorte d'intimité avec la folie, et son discours : « […] mais
de Hölderlin à Artaud, il y a eu perpétuellement, à travers la littérature occidentale,
ces noces curieuses et un peu monstrueuses de la littérature et de la folie. »67 La
littérature n'obéit pas dans son langage à l'ordre établi d'un langage normal, servant à
communiquer de manière prosaïque ; elle le renverse, le transgresse, le brise de tous
les côtés. Cependant elle est consciente de ses faits et gestes, son langage désordonné
part d'une volonté, d'une intention, alors que le fou, contrairement au poète, subit son
langage désordonné, « vain » et « vide » de manière totale, et ne fait pas oeuvre d'art.
La folie a bien été définie comme l'« absence d'oeuvre ». Vouloir comprendre le fou,
tenter une communication avec lui, c'est vouloir chercher le sens de ses paroles.
Chercher le sens, c'est le rétablir, et par ce biais, on rétablit la raison, qui a ses
racines dans le logos. Les idées et les mots des fous sont dans le désordre. Pour en
66 In Dits et écrits, tome II, p 483.67 Ibidem, p 490.
47
retrouver la cohérence, il faut s'appuyer sur un ordre, un ordre du discours, dont
l'architecture ordonnée peut être le symbole.
• Enfin, le quatrième type de désordre se situe dans l'esprit de l'aliéné. La
progression de la force ou du désordre ayant commencé dans le corps et le
comportement, se termine par un désordre purement intérieur, même si cette force se
manifeste dans l'attitude des personnes atteintes de ce désordre de l'esprit. M.
Foucault l'énonce par cette phrase : « Enfin, vous avez la force de la folie quand elle
s'applique […] à une idée particulière qui se trouve ainsi indéfiniment renforcée et
qui va s'inscrire obstinément dans le comportement, le discours, l'esprit du malade ;
ce qu'on appelle soit la mélancolie, soit la monomanie. »68 Le désordre de l'esprit est
le désordre le plus total et le plus difficile à atteindre de par son intériorité. Comment
les malades dénommés mono-maniaques ou mélancoliques, dont le désordre est
parvenu à l'esprit, peuvent-ils être soignés par des données extérieures, qu'il s'agisse
d'un traitement par la parole venant des psychiatres, ou de l'environnement crée par
les architectes ? Comment peut-on remettre de l'ordre dans leur esprit ?
L'environnement est justement exploité dans ce cas de désordre pour remettre de
l'ordre dans leur esprit, car, plus que la parole qui nécessite un véritable effort
d'ouverture de soi, il peut influer sur les esprits « chaotiques » de ces malades. Les
architectes des hôpitaux psychiatriques doivent avoir une attention particulière pour
le paysage et les jardins. Ils sont des lieux de détente et de promenades que les
malades atteints de mélancolie apprécient, car plus que les autres malades, ils
seraient sensibles à la beauté des lieux. Dans l'article « L'asile et ses jardins », M. et
J. Pigeaud attestent l'importance des jardins dans le traitement des mélancoliques
relevée déjà par l'aliéniste Pinel dans sa Nosographie Philosophique : « Les principes
de la mélancolie ont été reconnus bien avant l'origine de la médecine grecque […]
cette maladie remonte jusqu'aux siècles éclairés de l'Ancienne Egypte. […] il y a
avait des temples dédiés à Saturne, où les mélancoliques se rendaient en foule […] ;
ils se promenaient dans les jardins fleuris, dans des bosquets ornés avec un air frais
et salubre sur le Nil […]. ».69 Toutes sortes de divertissements, de joies esthétiques,
étaient préconisées dans le traitement des mélancoliques par les prêtres égyptiens. Le
jardin fait partie du décor favorable à la guérison des mélancoliques. Il « calme la
68 In Pouvoir psychiatrique, p 9.69 In Nosographie philosophique, Tome 3 pp 99, 100. Citation trouvée dans l'article « L'asile et ses jardins » de
M. et J. Pigeaud, in la revue Psychiatrie française n° 4-92 décembre.
48
physiologie et l'imagination »70. Non seulement les résidents peuvent se promener et
faire de l'exercice pour satisfaire les besoins du corps, mais aussi la beauté des
jardins est susceptible de les détourner de leur idée fixe et de leur tourment. En effet,
selon l'aliéniste du XIXe siècle Desportes, « les fous conservent toujours leur
sentiment de bien-être, qui ne les abandonne jamais entièrement, même dans le
paroxysme de leur fureur. »71. Autrement dit, même après avoir perdu la raison, le
sentiment de bien-être subsiste, et doit être sollicité chez les malades, notamment
dans la manière de les traiter, pour favoriser leur rétablissement. L'architecture est le
moyen principal assurant le confort des résidents des hôpitaux psychiatriques.
Les quatre types de désordre affectent les corps et les esprits des malades.
L'architecture est un moyen à la fois doux et sévère, humaniste et intransigeant de
remettre de l'ordre au milieu de ces désordres, en les encerclant. Le confort assuré
par l'architecture contribue véritablement à la guérison des aliénés, en leur offrant de
bonnes conditions de vie. Il sert, en quelque sorte, à remettre de l'ordre de manière
douce, un peu de la façon dont les surveillants traitaient les crises des aliénés, c'est-à-
dire sans violence, selon les préceptes de Pinel. Cette phrase de Desportes montre
comment le confort offert par l'architecture, notamment dans l'espace du jardin,
permet de maintenir l'ordre de manière douce : « Il ne faut pas craindre de la part des
malades la moindre dégradation ; ils sont, entre eux, des gardiens qui se surveillent
mutuellement et qui n'en souffre aucune. Loin de détruire ce qui se fait pour eux, ils
s'attachent à le conserver et prennent part aux travaux. »72. Un lieu confortable est
donc un lieu apaisant et auquel les malades donnent de la valeur par le bien-être qu'il
leur procure.
Mais l'architecture remet aussi de l'ordre d'une manière plus sévère dans le message
d'ordre qui est exprimé dans son esthétique, et dans le fait qu'elle contribue à
l'enfermement des malades mentaux.
C'est en les contenant que l'architecture crée un espace où peut se déployer le
désordre, et ainsi être cerné et combattu. Pour reprendre la première leçon de M.
Foucault dans Le pouvoir psychiatrique, l'espace asilaire peut se définir comme un
champ de bataille, dans lequel est mis en jeu la guérison des patients. Le champ de
70 Cf. article « L'asile et ses jardins ».71 In Programme d'un hôpital consacré au traitement de l'aliénation mentale pour cinq cent malades des deux
sexes de B. Desportes, 1824. p 64.72 Ibidem, p 23.
49
bataille se concrétise par la mise en place d'une tactique, à laquelle participe
l'architecture. La tactique asilaire consiste à localiser le déchaînements de ces
désordres, causé par une ou des forces insurrectionnelles : « La tactique […] de
l'asile en général, […] qui va être appliquée par le médecin dans le cadre général de
ce système de pouvoir, va être et doit être ajustée à la caractérisation, la localisation,
le domaine d'application de cette explosion de la force et de son déchaînement. »73
L'espace asilaire a donc été construit en fonction de la mise en place de cette
tactique, puisque la fin de la tactique est de contrer et de prévenir la force, perçue
comme cause de désordre, dans le sens où ce désordre n'est pas souhaité, car
dangereux et non-acceptable.
L'architecture contribue donc à la thérapie des patients en deux sens. Premièrement,
elle agence l'espace de telle sorte qu'elle accorde une plus grande lisibilité au regard
médical, théorisé par M. Foucault dans Naissance de la clinique. La répartition des
malades selon leur type de maladie et leur individualisation par la création de
chambres ou cellules, permet au médecin de cibler la maladie qu'il faut soigner. Ainsi
gagne-t-il du temps. Deuxièmement, elle organise l'espace pour que l'équipe
médicale, composée du médecin et de ses différents « relais », les surveillants et les
servants, jette un oeil sur chacun des malades, non pour voir comment évolue la
maladie, mais pour guetter le moment de l'explosion de la force, et ainsi combattre le
désordre et remettre de l'ordre. Cette bataille qui ne ressemble en rien à de la
médecine, mais qui se rapproche plus d'une activité policière, est justifié, notamment
par les aliénistes du XIXe siècle comme la condition de la guérison finale des
aliénés. Pinel a montré comment l'ordre était constitutif du bon dénouement du
traitement : « On doit peu s'étonner de l'importance extrême que je mets au maintien
du calme et de l'ordre dans un hospice d'aliénés, et aux qualités physiques et morales
qu'exige une pareille surveillance, puisque c'est là une des bases fondamentales du
traitement de la manie, et que sans elle on n'obtient ni observations exactes, ni une
guérison permanente, de quelque manière qu'on insiste d'ailleurs sur les médicaments
les plus vantés. ».74 L'ordre est donc la condition de possibilité de la guérison des
malades, non seulement pour obtenir des observations exactes à propos des malades,
mais aussi pour contrer le désordre qui ressort dans leurs comportements extérieurs
ou dans leurs idées, que l'ensemble de la société ne considère pas comme valables,
73 In Le pouvoir psychiatrique, p 10.74 In Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, section II, XXIII, de Ph. Pinel.
50
mais comme « vides » et « dangereux ». On combat donc, pour résumer, deux types
de désordres : celui qui cause de la gêne et qui est inutile, et celui qui est destructeur
et dangereux. Or, pour parvenir à maintenir l'ordre, Pinel avance la nécessité d'une
« surveillance » ; et c'est par l'architecture que pourra être facilitée et amplifiée la
surveillance, notamment à travers l'exemple d'architecture véhiculé par M. Foucault :
le panopticon75.
On peut se demander toutefois dans quelle mesure l'ordre, qui est le contraire du
désordre, est l'une des bases de la guérison. Contrairement au désordre, qui est déjà
là, existant, que ce soit dans les moments de crise, ou dans leur germination, l'ordre
est un processus, qui se déploie dans le temps. Il est à la fois combat et prévention de
toute forme de désordre. Il est donc une mesure contre les désordres, mais peut-il
être une mesure contre la maladie, qui plus est, la maladie mentale, que les
médicaments ne suffisent pas à soigner, au contraire des maladies physiologiques ?
Ordre n'est pourtant pas synonyme de guérison.
Peut-être pouvons-nous répondre que l'ordre est ce qui est souhaité par la société, et
qu'en parvenant à se conformer à l'ordre, et à ne plus déranger par les désordres,
l'aliéné peut être dit sur la voie de la guérison, accomplie grâce à ce que Pinel,
fondateur de la psychiatrie moderne, appelle « Traitement moral ». Guérir serait donc
venir à bout du traitement moral, traitement qui a pour objet d'insérer le malade dans
le monde moral de l'asile.
L'architecture des hôpitaux psychiatriques est un opérateur de pouvoir
thérapeutique dans le sens où elle entre dans une dialectique, où l'ordre combat le
désordre pour aboutir à la guérison des malades, selon les principes de Pinel. Elle en
fait partie car elle organise l'espace de façon à ce qu'il porte le message d'ordre de
l'autorité, de façon à ce qu'il mette de l'ordre par sa disposition en distribuant les
malades et en les séparant selon une classification nosographique, et de façon à ce
qu'il clarifie le regard médical, et qu'il participe à la surveillance accrue mise en
place pour combattre les désordres. L'architecture est donc du côté de l'ordre. Elle
prend ainsi une dimension politique, où la sécurité et « la défense de la société »76
sont les buts visés.
Mais avant d'explorer cette dimension, il faut aller au bout du déploiement de
75 Nous reviendrons plus amplement sur ce terme dans la deuxième partie.76 En référence au titre du cours de M. Foucault de 1976, « Il faut défendre la société ».
51
pouvoir qu'elle permet dans le domaine thérapeutique. Elle est en effet représentée à
plusieurs reprises comme le squelette d'une machine de guerre, mise en place pour
guérir les malades de leur folie. Elle constitue les arcanes d'une « machine à guérir »
selon l'expression de Tenon, ou d'un « instrument de guérison », comme l'a prononcé
Esquirol.
4) L' « instrument de guérison » : entre mythe et réalité.
Pour commencer, il faut comprendre dans quelle mesure l'architecture des hôpitaux
psychiatriques peut être considérée comme un « instrument de guérison » selon
l'expression d'Esquirol, et plus généralement comme opérateur de pouvoir
thérapeutique. La terminologie d' « opérateur de pouvoir » nous est directement
inspirée du texte de M. Foucault, Surveiller et punir. Dans le chapitre « Les moyens
du bon dressement », le philosophe s'empare du problème de la surveillance dans le
domaine des disciplines, foyers du développement des relations de pouvoir, qui
concernent à la fois l'armée, les hôpitaux, les écoles, les prisons. Or, le premier
appareil de surveillance examiné par M. Foucault est la disposition architecturale du
camp militaire, à l'image des autres lieux de disciplines, qui agissent bel et bien, par
leur organisation spatiale, comme des opérateurs de pouvoir : « Le camp, c'est le
diagramme d'un pouvoir qui agit par l'effet d'une visibilité générale. Longtemps, on
retrouvera dans l'urbanisme, dans la construction des cités ouvrières, des hôpitaux,
des asiles, des prisons, des maisons d'éducation, ce modèle du camp ou du moins le
principe qui le sous-tend : l'emboîtement spatial des surveillances hiérarchisées. »77
La disposition spatiale du camp agit bien selon le pouvoir, et à l'image du pouvoir.
Elle attribue des places hiérarchisées, et une place à chacun. L'architecture
disciplinaire est une architecture individualisante, c'est-à-dire qu'elle crée les
individus en les séparant les uns des autres, pour assurer une visibilité du pouvoir sur
chacun individuellement. M. Foucault rapporte le résultat de l'individualisation à la
technique architecturale du quadrillage : « Et d'abord, selon le principe de la
localisation élémentaire ou du quadrillage. A chaque individu, sa place ; et en
chaque emplacement, un individu. »78. Mais en plus de conférer des places aux
77 In Surveiller et punir de Michel Foucault, Editions Gallimard (Tel), Paris, 1975, p 202.78 Ibidem, p168.
52
individus, et donc de créer des rapports de pouvoir internes aux lieux disciplinaires,
elle a une force agissante, que l'on ne peut percevoir à l'oeil nu.
L'architecture, notamment dans l'utilisation du quadrillage, agit, selon le terme de M.
Foucault, comme un opérateur, qui plus est, thérapeutique, quand il s'agit de
l'architecture des hôpitaux. En effet, dans Surveiller et punir, l'architecture prend
chez le philosophe un rôle important quant aux moyens que choisit le pouvoir
disciplinaire pour exercer son emprise : « Toute une problématique se développe
alors : celle d'une architecture qui n'est plus seulement faite pour être vue (faste de
palais), ou pour surveiller l'espace extérieur (géométrie des forteresses), mais pour
permettre un contrôle intérieur, articulé et détaillé - pour rendre visibles ceux qui s'y
trouvent ; plus généralement, celle d'une architecture qui serait un opérateur pour la
transformation des individus : agir sur ceux qu'elle abrite, donner prise sur leur
conduite, reconduire jusqu'à eux les effets du pouvoir, les offrir à une connaissance,
les modifier. Les pierres peuvent rendre docile et connaissable »79. L'architecture
disciplinaire est non seulement un instrument de surveillance, mais elle a aussi le
pouvoir de modifier les individus qu'elle abrite. C'est ce pouvoir de transformation
qui nous interpelle le plus, ici. C'est par une visibilité accrue qu'il est possible de
modifier en masse les sujets des institutions disciplinaires, mais de manière
individualisante. Chaque individu doit être touché, c'est-à-dire vu ; or, dans un
hôpital psychiatrique, tous les malades doivent faire l'objet d'une transformation,
allant dans le sens de la guérison (l'individu doit être « connaissable »), si on se
réfère au terme de folie comme maladie mentale, ou dans le sens de l'obéissance
(l'individu doit être « docile »), si nous voyons l'entreprise de l'hôpital psychiatrique
comme la mise en ordre d'une micro-société.
C'est en partie à travers la disposition spatiale que tous peuvent être guéris et
surveillés, en tant que l'espace créé clarifie le « regard clinique ». C'est par ce regard,
avantagé par l'architecture, que les aliénés seraient guéris. Dans le Pouvoir
psychiatrique, M. Foucault décrit la figure puissante du médecin-chef de l'asile, en
tant qu'il voit : « Il faut donc que le fou soit dans la position d'être sous un coup
d'oeil possible ; et vous avez là le principe de l'organisation architecturale de l'asile.
Au panoptique circulaire, on a préféré un autre système, mais qui doit assurer une
visibilité toute aussi grande, c'est le principe de l'architecture pavillonaire [...] »80.
79 Ibidem, p 202.80 In Pouvoir psychiatrique, p104.
53
Aussi, dans le chapitre « Naissance de l'asile » d'Histoire de la folie, l'auteur insiste
beaucoup sur le rôle du regard dans la guérison. En effet, dans la communauté de
Tuke, l'aliéné devait se rendre à des bals artificiels, organisés par le personnel, pour
regarder et être regardé. Ainsi, le regard des autres devait conduire les
comportements, afin de les normaliser. Mais le regard mis en jeu dans une micro-
société reproduisant les jeux sociaux de « la grande société », n'a rien d'un regard
clinique. Il ne fait que « conduire les conduites » d'une manière sociale, et non
médicale. Cependant, le regard du médecin dans les asiles travaille autant sur le
vecteur de la pathologie que sur le vecteur de la norme, voire plus sur celui de la
norme selon les analyses de M. Foucault. Mais il garde, soit disant, un pouvoir de
guérison, que l'architecture démultiplie. La figure du médecin est donc axée sur son
regard, un regard qui chasserait les moindres gestes des surveillés, la moindre
« anomalie ». M. Foucault prend l'exemple d'un des aliénistes les plus important de
la psychiatrie, Jean-Etienne Dominique Esquirol, pour montrer comment, dans son
écrit sur les établissements d'aliénés de France, il arrange l'espace pour exercer son
propre pouvoir thérapeutique : « […] c'est-à-dire des petits pavillons dont Esquirol
explique qu'ils doivent être disposés sur trois côtés, le quatrième ouvert sur la
campagne ; ces pavillons […] doivent n'avoir qu'un étage, parce qu'il faut que le
médecin puisse arriver à pas de loup, sans être entendu par personne, ni des gardiens,
ni des surveillants, et d'un coup d'oeil saisir tout ce qui se passe. »81 Pour M.
Foucault, les principes de construction préconisés par Esquirol suivent le modèle
panoptique. L'architecture pavillonaire serait aussi une architecture de surveillance
omnisciente (mais tout en étant moins efficace), qui serait à la disposition du
médecin tout puissant, acquérant un regard pouvant s'introduire partout, que ce soit
en surprenant les anomalies commises par les aliénés se croyant à l'abri, ou en
s'infiltrant dans le regard des surveillants, infirmiers, serviteurs par le biais du
système du relais, exposé dans la première leçon. On peut donc interpréter la célèbre
phrase de l'aliéniste Esquirol « Une maison d'aliénés est un instrument de guérison ;
entre les mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puissant
contre les maladies mentales. »82, en nous référant au rôle prépondérant du médecin-
psychiatre dans l'asile. M. Foucault interprète cette phrase comme la preuve de
l'incommensurable pouvoir du médecin, en se focalisant sur le syntagme : « entre les
81 Ibidem, p 104, suite de la citation précédente.82 In « Des établissements d'aliénés en France », Maladies mentales, tome II de JED Esquirol.
54
mains d'un médecin habile ». L'asile serait donc un « instrument de guérison » avant
tout au service du médecin.
Cependant, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de l'analyse de M.
Foucault, quand il dessine la figure d'un médecin tout-puissant, qui exercerait un
pouvoir absolu sur les aliénés, en traquant leurs moindres gestes, et qui serait à la
tête de la « machine architecturale », de sa conception à sa réalisation. Il est vrai que
les médecins de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles se sont investis de part en part
dans la conception des nouveaux hôpitaux devant être construits. C'est le cas du
chirurgien Tenon, qui a participé à la reconstruction de l'Hôtel-Dieu après l'incendie
de 1772, mais c'est aussi le cas des aliénistes Fodéré, Pinel, Esquirol et Ellis, pour
n'en citer que quelques-uns.
Pour comprendre jusqu'où s'arrêtent l'investissement et l'utilisation du domaine de
l'architecture par les médecins psychiatres, nous allons parcourir le rapport
ministériel écrit par Esquirol en 1818 sur l'état des établissements pour aliénés en
France, « Des établissements d'aliénés en France ». Son étude nous permettra de
nuancer l'analyse de M. Foucault, quand il utilise ce même texte pour développer sa
thèse sur le « pouvoir psychiatrique ». Il nous permettra aussi de comprendre en quel
sens l'architecture peut être la condition de possibilité pour que l'asile devienne ce
que rêvaient en majorité les premiers aliénistes : être un « instrument de guérison »,
ou le remède permettant de guérir des aliénés.
Cependant, même si pour l'instant nous accordons crédit à la correspondance de
l'architecture des asiles avec la figure de l'« instrument de guérison », nous
nuancerons lors de la troisième partie l'efficacité d'un tel pouvoir conféré à
l'architecture psychiatrique et examinerons la validité de la notion d' « opérateur de
pouvoir » thérapeutique et politique.
Au début de son mémoire, Esquirol explique les fins de son projet. L'élève de Pinel,
sur les traces d'autres aliénistes anglais ou italiens, souhaite améliorer le sort des
aliénés en leur offrant des conditions de vie propices à leur guérison. Pour cela, il
décida de parcourir « toutes les villes de France pour visiter les établissements où
sont renfermés les aliénés. »83. L'auteur nous dresse un tableau des lieux où étaient
enfermés les aliénés d'une grande noirceur et qui susciterait le scandale. On relève
83 In « Des établissements des aliénés en France et des moyens d'améliorer le sort de ces infortunés » d'Esquirol, issu de l'ouvrage J.E D Esquirol, une oeuvre clinique, thérapeutique et institutionnelle, sous la direction de J.F Allilaire, éd Interligne, Levallois-Peret, 2001, p 91.
55
dans les premiers paragraphes de nombreuses exclamations de l'aliéniste sur ce qu'il
a pu voir de l'état dans lequel sont contraints de vivre les aliénés : « j'ai pénétré dans
l'asile du malheur où gémit souvent la vertu. »84, ou « Je les ai vus dans des réduits
étroits, sales, infects, sans lumière, enchaînés dans des antres où l'on craindrait de
renfermer les bêtes féroces que le luxe des gouvernements entretient à grand frais
dans les capitales. »85.
Ces deux citations permettent de résumer ce qui a amené l'aliéniste à mettre en
oeuvre son projet institutionnel, que la loi du 30 juin 1838 concrétisera
officiellement. D'une part, Esquirol veut défendre les aliénés des préjugés dont ils
sont les victimes et dont ils font les frais : non seulement, tout un chacun peut être
atteint de la maladie mentale : « quel est celui qui peut se promettre qu'il ne sera
point frappé d'une maladie qui marque ses victimes dans tous les âges de la vie, dans
tous les rangs, dans toutes les conditions ? »86, mais aussi cette maladie peut atteindre
les hommes les plus vertueux et les plus méritants : « Ce sont des pères de famille,
des épouses fidèles, des négociants intègres […] des savants distingués […] ces
infortunés qui éprouvent la plus redoutable des misères humaines, sont plus
maltraités que des criminels, et réduits à une condition pire que des animaux. »87. La
maladie mentale n'est donc pas à confondre avec le vice ou une déchéance morale.
Pourtant ils sont « plus maltraités que les criminels », qui ont commis des fautes et
des méfaits. Esquirol veut rétablir cette injustice dont souffrent les aliénés et qu'ils
payent dans leurs conditions de vie.
D'autre part, l'aliéniste veut améliorer, voire réformer, les lieux où sont enfermés les
aliénés, dans lesquels ils ne peuvent continuer à vivre si l'on veut espérer la guérison
de certains d'entre eux. Esquirol s'appuie donc sur le précepte de son maître : la
maladie appelée communément folie n'est pas incurable, comme l'ont rappelé M.
Gauchet et G. Swain. On peut soigner les aliénés, mais il faut créer les conditions
pour que soit possible la guérison.
Or les lieux où vivent actuellement les aliénés qu'a répertorié Esquirol dans son tour
de France, sont hérités de la période du XVIIe siècle, et ne conviennent décidément
pas. Ces lieux sont les « maisons spéciales », les hospices, les hôpitaux, les dépôts de
mendicité, les maisons de force ou de correction.
84 Ibidem, p 91.85 Ibidem, p 91.86 Ibidem, p 91.87 Ibidem, p 91.
56
Les aliénés les mieux lotis se trouvent dans les maisons spéciales, souvent issues
d'initiatives privées, ou dans les établissements parisiens, comme Bicêtre et la
Salpêtrière, hôpitaux qui ont bénéficié de premières transformations sous l'influence
de Pinel et d'Esquirol.
Mais les autres aliénés se trouvaient dans des bâtiments inadaptés quant à leur
disposition et à leur finalité. Tout d'abord, dans les hospices et les hôpitaux, les
aliénés n'ont souvent pas de secteurs qui leur sont spécialement dédiés, et sont
mélangés à d'autres malades défavorisés, comme des vieillards et des enfants ; ou s'il
existe un espace qui leur est consacré, ils sont mal soignés, les soignants préférant
travailler dans d'autres secteurs plus faciles. Il sont aussi dans les dépôts de
mendicité, mélangés aux indigents, aux orphelins, mais aussi aux vagabonds et aux
« filles de mauvaise vie ». Ils n'y bénéficient d'aucuns soins, et sont livrés à eux-
mêmes, même s'il existe des cellules renforcées pour les « furieux ». Ils n'y
rencontrent donc aucune chance de guérison. Enfin les endroits qui leur sont les plus
défavorables sont les prisons. Les aliénés « furieux » sont enchaînés aux côtés des
criminels. Ils sont maltraités à la fois par les goeliers et les autres prisonniers, qui
abusent de leur état : « A combien d'injures, de mauvais traitements, de privations, ne
sont point exposés ces aliénés de la part des malfaiteurs qui se font un jeu de leur état
? »88. La prison est un lieu qui rend impossible toute chance de guérison, car « s'il
était possible qu'un aliéné pût guérir malgré tant d'abandon, tant de privations, tant
d'injurieux traitements, quel sentiment affreux n'éprouverait-il point au réveil de sa
raison, et dans ce sentiment quel obstacle invincible à une guérison durable ? » 89. En
dehors des maisons spécialisées et des secteurs d'hôpitaux spécialisés, les lieux où
vivent les aliénés constituent un obstacle à leur possible guérison.
Par la suite, Esquirol énumère tous les désavantages dont recèlent ces lieux inadaptés
à leur soin. Ils sont tout d'abord mal distribués, mal disposés, car la disposition
architecturale de ces lieux n'a pas été pensée pour l'usage des aliénés. Ils sont dans
les bâtiments les plus retirés et les plus « malsains ». Il faut donc penser une
architecture destinée spécialement à la guérison des aliénés. De plus, les cellules
particulières sont quasiment inhabitables : elles sont « sans air, sans lumière,
humides, étroites […] et quelquefois dans ses souterrains. »90 Les cellules sont
souvent équivalentes à des cages. Ces premières conditions architecturales
88 Ibidem, p 95.89 Ibidem, p 95.90 Ibidem, p 96.
57
défavorisent la guérison des aliénés, car elles n'offrent même pas le confort
nécessaire à la satisfaction des premiers besoins, comme respirer un air sain, et
profiter de la lumière. Les besoins naturels sont aussi difficilement satisfaits car dans
certains établissements, les cellules sont dépourvues de lits, les aliénés devant ainsi
se contenter de la paille pour dormir. Ils n'ont aussi pas de quoi se vêtir et leur
nourriture journalière est fréquemment insuffisante et inadaptée.
D'autres besoins essentiels à l'homme ne leur sont pas offerts du fait de la disposition
architecturale des lieux où ils sont enfermés. Ils ne peuvent, par exemple, se
promener et faire de l'exercice, car il n'y a pas d'espaces extérieurs aménagés pour
leurs promenades : « ils n'ont souvent pour se promener que des escaliers ou des
corridors étroits et obscurs. »91. L'exercice et la promenade leur sont impossibles,
alors que les aliénistes les préconisent dans le traitement des aliénés. Or, la contrainte
corporelle que les « insensés » devaient endurer, souvent faute de personnels pour les
surveiller, sont les chaînes. Esquirol, en bon élève de Pinel condamne le port des
chaînes en montrant la barbarie de ce procédé de rétention : « Dans une des grandes
villes que je craindrais de nommer, les furieux sont contenus avec un collier de fer
attaché à une chaîne d'un pied et demi […] et l'on m'a assuré que ce moyen était le
plus sûr pour calmer la fureur.92.
Tous ces problèmes, auxquels l'auteur ajoute le manque de bons servants et le
désintéressement des médecins et de l'Administration, poussent Esquirol à vouloir
créer des établissements spécifiquement pour les aliénés et leur traitement.
Cette possibilité de création l'avance à penser les potentialités qu'offrent
l'architecture dans la mise en pratique du traitement de la manie. Les intentions de
l'aliéniste sont donc réellement tournées vers le soin et la guérison de l'aliénation
mentale dont souffrent une partie de la population française. L'enjeu est donc
médical, car la mise en oeuvre de l'institution asilaire apportera un nouveau savoir,
dans la marche de l'application des préceptes de Pinel notamment, mais il est aussi
politique, car une partie de la population va connaître un nouveau type de prise en
charge : le mémoire dont nous rendons compte est adressé au Ministre de l'Intérieur,
et va avoir une grande influence dans le vote de la loi de 1838.
Quel type d'établissement préconise l'aliéniste pour loger et soigner les aliénés de
91 Ibidem, p 97.92 Ibidem, p 97.
58
France ? Quelles données architecturales seront retenues pour la bonne mise en
pratique de la guérison des aliénés et pour la bonne marche de la nouvelle
institution ? Enfin, outre la spécificité de cette nouvelle institution que nous
dégagerons, nous commencerons à voir quelles « relations de pouvoir »93 elle
pourrait engendrer de par sa disposition.
Esquirol préconise de lui-même des caractéristiques architecturales que doit avoir un
établissement spécial pour aliénés. Ce qui est surprenant à la lecture de son mémoire,
c'est l'intérêt qu'il porte à l'architecture, alors qu'il est médecin et qu'il ne devrait pas
se mettre à la place de l'architecte quand il s'agit de faire les plans servant à la
construction des établissements. Il est cependant entendu que les personnes
travaillant dans le cadre d'un établissement comme un hôpital, qui a une disposition
au service de la fonction thérapeutique de l'hôpital, disposition permettant et
facilitant le travail du personnel, ont leur mot à dire au moment de la mise en place
du programme architectural. Mais il n'en reste pas moins que c'est à l'architecte, qui
tient compte des fonctions auxquelles doit répondre sa construction finale, de faire le
travail de planification, reflétant son travail de pensée sur la disposition des édifices
et des espaces. Pourtant, Esquirol écrit : « Le plan d'un hospice d'aliénés n'est point
une chose indifférente et qu'on doive abandonner aux seuls architectes ; le but d'un
hôpital ordinaire est de rendre plus faciles et plus économiques les soins donnés aux
indigents malades. Un hôpital d'aliénés est un instrument de guérison. »94 Cette
citation fait entrer en jeu la notion d' « instrument de guérison ». Esquirol explique
le rôle dominant de l'aliéniste dans la planification des établissements pour aliénés,
en montrant que c'est l'hôpital lui-même, et en premier lieu sa matérialité
architecturale, qui guérit. L'hôpital a la fonction entière de remède, et est un outil
thérapeutique efficace « entre les mains d'un médecin habile ».
Le rôle prépondérant que prend l'aliéniste dans la progammation des nouveaux
établissements asilaires laisse présager plusieurs types de « relations de pouvoir », à
commencer par le rapport de pouvoir entre aliéniste et architecte.
La première relation de pouvoir que l'on peut déceler dans l'oeuvre d'Esquirol est
93 Selon les termes de Foucault, qui préfère se détacher de l'étude des lois qui régissent le pouvoir souverain ou les institutions, pour se concentrer sur la manière réelle dont fonctionne le pouvoir, c'est-à-dire ses techniques et les relations de pouvoir qu'elles créent.
94 In « Des établissements d'aliénés en France », p 102.
59
donc un rapport de domination se jouant entre l'aliéniste et l'architecte. On a
l'impression que l'architecte est au service du médecin, et n'est utile que dans la
mesure où il détient les connaissances techniques ayant trait à l'art de la construction.
D'un côté, l'architecte perd ainsi une grande part de son indépendance dans l'exercice
de son métier, et d'un autre côté, l'aliéniste dépasse le cadre de sa profession. Il prend
place dans un domaine qui, en apparence, est neutre : l'architecte pense à l'esthétisme
et à la fonctionnalité des édifices qu'il est en train de créer, sans leur donner d'autres
fonctions que celles d'abriter et d'être le plus adapté possible aux activités qui auront
lieu dans ces édifices. Alors que l'aliéniste, en participant pleinement à l'élaboration
des plans, dépossède l'architecture de sa neutralité, en lui conférant la fonction
active, agissante, de guérir.
Aussi, l'hôpital pour aliénés se différencie de l'hôpital où l'on reçoit « les indigents
malades », autrement dit l'hôpital général où l'on soigne toutes les pathologies
physiques. En quoi faut-il faire plus attention quand il s'agit de construire un hôpital
où l'on soigne la maladie mentale ? M. Foucault rappelle dans le Pouvoir
psychiatrique que l'asile est en lui-même la thérapie. Dès lors on pourrait penser que
l'aliéniste doit se pencher avec beaucoup de soin sur l'architecture de l'asile car elle
pourrait faire de l'asile un « instrument de guérison » à part entière, et qui plus est,
être un des rares outils thérapeutique dont dispose la psychiatrie, contrairement à
l'hôpital général qui dispose d'un grand nombres de médicaments, d'outils
d'opération, d'instruments d'observation, du stéthoscope aux premiers microscopes.
La disposition particulière de l'espace introduirait donc dans les asiles un des seuls
instruments d'observation possible.
Quelles sont les caractéristiques principales de l'architecture esquirolienne des asiles,
permettant une meilleure prise en charge des aliénés, tant dans le soin que dans la
surveillance ?
Tout d'abord, Esquirol réfléchit au site où doit être construit l'asile : « Les asiles
doivent être bâtis hors des villes. […] On fera choix d'un grand terrain exposé au
levant, un peu élevé, dont le sol soit à l'abri de l'humidité, et néanmoins pourvu d'eau
vive et abondante. »95 Esquirol préconise un terrain hors des villes, pour faire des
économies sur l'achat des terrain, mais aussi dans un but à valeur thérapeutique. En
95 Ibidem, p 102.
60
effet, les aliénistes du XIXe siècle recommandent très souvent un grand terrain
extérieur à l'asile pour que les aliénés puissent accomplir les travaux des champs, et
être ainsi soignés par le travail, qui les sort de leur oisiveté maladive. L'asile devient
ainsi en partie une zone de travail, et intègre à ses bâtiments des ateliers et des
champs où les résidents doivent travailler. Le fruit de leur travail sera aussi une part
de leur consommation. Le travail serait donc doublement source de guérison : il
soigne les aliénés en leur faisant faire de l'exercice, qui modèle leurs corps et vide
leurs esprits. Ce type de traitement portera le nom d'ergothérapie, et est encore en
usage dans les hôpitaux psychiatriques, mais aussi dans les structures fermées
comme les centres de redressement ou les centres de désintoxication ; mais il soigne
aussi dans le sens où il réinstaure le « principe de réalité » chez les malades mentaux,
et est censé leur inculquer le système du marché et de l'échange. L'achat d'un grand
terrain sous-entend sans aucun doute l'usage qui en sera fait : celui de faire travailler
les résidents qui sont soignés dans l'asile. Ainsi, nous pouvons remarquer une autre
relation de pouvoir : celle du travail comme loi s'exerçant sur les aliénés eux-mêmes,
que l'on dit incapable de travailler en société. Cette relation de pouvoir est une
relation de pouvoir économique, ou le dominé est l'aliéné et le dominant un
« principe de réalité », abstrait par essence, de type économique.
Une autre donnée architecturale avancée par Esquirol est la disposition des bâtiments
: « Les constructions présenteront un bâtiment central pour les services généraux
[…]. Sur les deux côtés de ce bâtiment central, et perpendiculairement à ses lignes,
seront, construites des masses isolées pour loger les aliénés, les hommes à droite, les
femmes à gauche. »96 On retrouve une relation de pouvoir qui s'équilibre entre d'un
côté l'administration et de l'autre côté les aliénés, divisés spatialement selon le sexe.
L'administration se trouve géographiquement au centre. Cette disposition représente
son importance au sein de l'asile, c'est le lieu visible par tous, mais c'est aussi le lieu
duquel on peut tout voir. M. Foucault compare sa disposition centrale avec la
disposition du panopticon. Son bâtiment sépare aussi ceux qui abritent les hommes
et les femmes, il procède donc matériellement à cette séparation pour que puisse
régner l'ordre, la vue de l'autre sexe pouvant déclencher certaines pulsions sexuelles.
De même, la séparation des sexes est à l'image du système de séparation opérant
dans tout l'asile, qui met en jeu cette fois-ci un rapport de pouvoir entre le psychiatre
et les aliénés et qui aboutit à un rapport de pouvoir entre l'espace lui-même et les
96 Ibidem, p 102.
61
aliénés qu'il renferme. Esquirol explique la nécessité de ce système de séparation :
« L'ensemble de ces bâtiments doit présenter des logements séparés pour les aliénés
furieux, pour les monomaniaques qui sont ordinairement bruyant, pour les aliénés en
démence, pour ceux qui sont habituellement sales […] enfin, pour les
convalescents. »97. La distinction entre les aliénés, dispersés dans l'espace crée un
double rapport de pouvoir. Premièrement un rapport de pouvoir entre psychiatre et
aliénés, parce que leur état est défini par le médecin et ne peuvent en changer que par
sa décision. Deuxièmement, un rapport de pouvoir est créé entre l'espace et les
aliénés, l'espace symbolisant leur état aux yeux des autres et à leur propre yeux. Par
ailleurs, l'espace procède à une forme de hiérarchie entre les différents quartiers ; les
quartiers étant destinés aux furieux et aux incurables sont les plus éloignés de
l'Administration et sont beaucoup plus austères que les autres quartiers : « Les
habitations destinées aux furieux doivent être plus solidement bâties, et offrir des
moyens de sûreté inutiles […] dans le reste de l'établissement. »98 Alors que les
quartiers pour convalescents « devr[ont] être composé[s] de manière à ce qu'ils ne
puissent pas voir et entendre ceux qui sont malades », le partage entre malades et les
sortants de la maladie est donc assuré en vue du partage définitif entre fous et non-
fous, et sont aussi bien plus confortables, car « le quartier des convalescents ne doit
différer en rien des maisons ordinaires »99. Cette hiérarchie spatiale crée des tensions
au sein de la micro-société asilaire et entre dans le système punition-récompense,
comme l'a montré E. Goffman dans Asiles : « Enfin, punitions et faveurs finissent par
s'insérer dans une perspective de fonctionnalisation des locaux. […] tel local, tel
chambre, acquérant aux yeux de tous la réputation de lieu de châtiment réservé aux
reclus particulièrement rebelles de la même manière que, pour le personnel, certaines
gardes équivalent à des punitions. »100. Une codification de l'espace s'introduit dans
l'esprit des « reclus » et du « personnel », le lieu devenant un moyen punitif en lui-
même.
Nous venons de voir que l'architecture contribue à la mise en place de plusieurs types
de « relations de pouvoir », principalement entre le psychiatre et les aliénés, le
principe de réalité économique et l'espace étant le relais de son autorité.
M. Foucault a interprété cette asymétrie récurrente comme le signe de la « toute-
97 Ibidem, p 102.98 Ibidem, p 102.99 Ibidem, p 103.100 E. Goffman, Asiles, les éditions de Minuit, New York, 1961, traduction de L. Lainé, pp 95-96.
62
puissance » du médecin. Cependant, nous pouvons nuancer sa thèse à travers une
donnée architecturale recommandée par Esquirol dans son mémoire : des
constructions en rez-de-chaussée.
« Les constructions destinées aux aliénés seront toutes au rez-de-chaussée ».101 Cette
caractéristique a été l'objet d'une analyse de M. Foucault dans Le pouvoir
psychiatrique : « ces pavillons ainsi disposés doivent, autant que possible, n'avoir
qu'un rez-de-chaussez, parce qu'il faut que le médecin puisse arriver à pas de loup,
sans être entendu par personne, ni des malades, ni des gardiens, ni des surveillants, et
d'un coup d'oeil, saisir tout ce qui se passe. D'ailleurs, dans cette architecture
pavillonaire qui a été transformée, le modèle utilisé jusqu'à la fin du XIXe siècle, la
cellule […] devait ouvrir de deux côté de telle manière que lorsque le fou regardait
d'un côté, on pouvait regarder par l'autre fenêtre comment il regardait de l'autre côté.
Vous avez là une transposition stricte, quand vous voyez ce qu'Esquirol dit sur la
manière de construire les asiles, du principe du panoptisme. »102 On peut apporter à
cette analyse deux objections.
Tout d'abord, le modèle architectural d'Esquirol n'est pas une transcription stricte du
panoptisme. Certes, les asiles construits au XIXe siècle ont beaucoup de fenêtres, on
peut donc voir facilement ce qui ce passe à l'intérieur des bâtiments. C'est le cas de
l'hôpital psychiatrique de Bordeaux, le Centre hospitalier spécialisé Charles Perrens.
Mais la disposition architecturale des asiles construits en France n'est jamais celle du
panoptisme, et Esquirol préconise explicitement une disposition de type
pavillonnaire, qui tend plus à séparer des groupes entre eux (les « furieux », les
« tranquilles », les « monomaniaques »...) que les individus, comme dans
l'architecture de Bentham. Par ailleurs, le bâtiment administratif, malgré sa place
centrale, ne peut remplacer la tour d'observation de laquelle on peut tout voir, et les
autres bâtiments adoptent une disposition parallèle et perpendiculaire, au lieu de
former un anneau renfermant la tour.
A ce propos, B. Fortier dans son article « Le camp et la forteresse inversée » paru
dans Les machines à guérir, montre en quoi se distingue l'architecture pavillonnaire
de l'architecture panoptique : « Apparemment, la solution pavillonnaire possédait
moins d'atouts. Elle n'impliquait aucune centralité, aucune axialité particulière et
101 In « Des établissements d'aliénés en France », p 103.102 In Le pouvoir psychiatrique, p 104.
63
n'offrait aux projets de contrôle qu'une pure et simple base ; une sorte de tableau qui
laissait à d'autres instances le soin de reconduire les rapports de pouvoir […], elle
brisait définitivement la possibilité de lier la sécurité au regard, associant le
fonctionnement de l'hôpital à d'autres procédures, scripturaires, médicales ou
spatiales, aux impératifs de l'Etat beaucoup plus qu'à ceux de la guerre. »103
L'architecture pavillonnaire fonctionne donc plus comme un « tableau » médical, où
l'on peut observer les différentes maladies se déployer que comme un organisme de
surveillance sécuritaire. Deux conceptualisations de l'espace asilaire se confrontent :
celui d'un espace disciplinaire faisant place à un champ de bataille où se combattent
ordre et désordre104, ou celui d'un espace où plusieurs rapports de pouvoir se jouent
et sont partagés, avec comme impératif premier, la prise en charge médicale des
malades mentaux, soutenue par l'Etat.
L'autre point que nous pouvons contester à M. Foucault est l'interprétation de la
raison pour laquelle Esquirol souhaite des constructions en rez-de-chaussée. En effet,
pour M. Foucault, la disposition en rez-de-chaussée est privilégiée pour faciliter au
médecin d'arriver « à pas de loup », sans se faire surprendre par non seulement les
fous, mais aussi par les gardiens et les surveillants. Tout le monde ferait donc l'objet
de surveillance du médecin. Il est vrai que des paragraphes du mémoire d'Esquirol
vont clairement dans le sens de son analyse : « Les infirmiers se surveillent les uns
les autres n'étant pas enfermés dans les galeries, dans les corridors, où l'on n'arrive
qu'en faisant beaucoup de bruit pour ouvrir les portes », ou « Le médecin peut faire
sa visite plus commodément : il a, pour ainsi dire, sous la main tout son monde. […]
Dans un bâtiment au rez-de-chaussée, il peut à tout instant et sans bruit arriver
auprès des malades et des serviteurs. Ceux-ci, par la crainte d'être surpris, sont plus
assidus, plus exacts, plus complaisants. »105 De telles phrases, hors de leur contexte,
peuvent appuyer, sans restriction, l'analyse de M. Foucault, qui voit l'architecture
asilaire comme instrument de surveillance, se rapprochant du modèle du panopticon.
Mais la première raison pour laquelle Esquirol veut des bâtisses sans étages découle
de la nécessité de prévenir le suicide et les évasions, qui se manifestent de manière
courante chez certaines personnes malades. Les bâtiments qui ont plusieurs étages
présentent ces deux risques, alors il faudrait « griller les croisées de tous les quartiers
103 B. Fortier, Les machines à guérir, art « Le camp et la forteresse inversée », Mardaga, Bruxelles, 1979, p 49.104 Cf. Troisième sous-partie de la première partie.105 In « Des établissements pour aliénés », p 104.
64
pour prévenir les évasions et les suicides. »106 Or Esquirol veut éviter de « griller les
croisées » car les barreaux de fers rappellent trop l'architecture des prisons, et sont
propres à démoraliser les malades. La surveillance est un élément important dans
cette disposition de rez-de-chaussée, mais cette disposition semble être adoptée107
plus pour éviter les suicides et les évasions, et pour faciliter le service.
En plus de la disposition en rez-de-chaussée, Esquirol a pensé à d'autres
caractéristiques architecturales qui ont des potentialités d'ordre thérapeutique. Par
exemple, l'isolement est un facteur de guérison, le patient pouvant se trouver au
calme, et éviter les contrariétés relatives à son milieu quotidien, les espaces
extérieurs donnent aux malades l'occasion de, certes travailler, mais aussi de faire de
l'exercice, et les séparations en quartiers, permettent aux soignants d'avoir une
attention plus adaptée et plus approfondie sur chaque patient.
Tous ces critères sont, selon Esquirol, à la base de l' « instrument de guérison » qu'il
a l'intention de créer. L' « instrument de guérison » a la caractéristique d'être à la fois
une réalité, car il repose sur des critères architecturaux existants que nous avons cités
ci-dessus, et une utopie fantasmée dans le sens où les aliénistes du XIXe siècle
attribuaient à l'architecture psychiatrique la capacité de soigner par elle-même les
malades.
De quelle manière s'exprime ce mythe ? Une des première manifestation de ce
mythe, qui a eu un succès particulier durant tout le XIXe siècle, se trouve dans les
écrits du chirurgien Tenon, Mémoire sur les hôpitaux. L'ouvrage Les machines à
guérir, auquel ont participé notamment M. Foucault, B. Barret Kriegel, F. Béguin,
débute par une citation de Tenon, à propos de l'intérêt qu'on peut porter à
l'architecture hospitalière : « Certainement, les hôpitaux sont des outils, ou , si l'on
aime mieux, des machines à traiter les malades, je dirai volontiers en masse et par
économie. Jamais l'art de guérir n'avait présidé à leur forme, à leur distribution. Si,
dans quelques endroits des hommes aussi habiles qu'attentifs avaient donné des soins
à ces sortes de maisons, les règles de leur distribution n'étaient encore ni prononcées,
ni rassemblées et répandues ; l'art de guérir était muet sur ces utiles objets et
106 Ibidem, p 104.107 Cependant cette disposition en rez-de-chaussée n'a pas été retenue en raison de son coût, les bâtiments à
plusieurs étages offrant plus de chambres.
65
l'architecte n'était guère livré qu'à des routines et à des tâtonnements... »108. Comme
dans le mémoire d'Esquirol sur les établissements d'aliénés traitant en grande partie
de l'architecture des asiles, nous constatons le rapprochement qui est fait entre
l'architecture des hôpitaux et leur utilisation en tant qu'outils ou « machines à traiter
les malades ». L'architecture serait donc au fondement de l'utilisation de l'hôpital en
tant que machine à guérir. Dans la disposition qu'elle crée, elle fait outil. La notion d'
« instrument de guérison » apparaît aussi dans le contexte de la pensée de l'aliéniste
sur l'architecture. Il y a donc un lien intime entre architecture et outil de guérison,
entre architecture et son instrumentalisation en vue d'une fin qui lui est extérieure,
qui est autre que celle de faire habitation, ou abri.
L'architecture pourrait en effet rendre effective cette fin qui lui est assignée, par sa
distribution spatiale. Tenon avance l'idée que les malades seront soignés dans les
nouveaux hôpitaux, construits d'après les règles novatrices d'architecture, « en masse
et par économie ». Les nouveaux hôpitaux abriteront donc une grande masse de
personne, une « population »109, et par économie, c'est-à-dire avec peu de moyen. On
peut y arriver avec la tactique du quadrillage, que M. Foucault analyse dans
Surveiller et punir, qui permet une surveillance sans cesse en action, comme dans le
cas du panopticon, mais aussi l'émergence d'autres pratiques comme la mise en
oeuvre de l'emploi du temps, un quadrillage temporel, ou la pratique du rapport écrit,
qui repère les évolutions de la maladie de tel individu dans tel numéro de chambre.110
C'est donc dans la distribution de l'espace, en quadrillage, que l'architecture peut
contribuer à la formation de la machine à guérir.
F. Béguin, dans son article « La machine à guérir » dans le même ouvrage remarque
cette contribution de l'architecture dans le processus de la machine à guérir. Après
avoir cherché la définition de « machine »111 dans L'Encyclopédie, l'auteur comprend
la notion de Tenon comme « la majoration de l'efficacité thérapeutique obtenue à
partir de quelques mécanismes simples (surveillance, feuilles de maladie,
spécialisation des actes médicaux, rapidité d'intervention) impriment à
l'administration des soins, un cours uniforme, régulier, répondant aux différentes
108 Citation lue dans Les machines à guérir, p 5.109 Selon M. Foucault la notion de « population » apparaît au XIXe siècle, avec l'émergence d'une nouvelle
manière de gouverner, la « biopolitique ».110 Cf. article de A. Thalamy « La médicalisation de l'hôpital » in Les machines à guérir, p 31.111 « Machine […] signifie ce qui sert à augmenter et à régler les forces mouvantes, ou quelque instrument
destiné à produire du mouvement de façon à épargner ou du temps dans l'exécution de cet effet, ou de la force dans la cause. »
66
phases de la maladie. »112 L'hôpital dans son architecture doit être tout d'abord un
moyen améliorant les soins, en les rendant plus efficaces, par le gain de temps et la
contribution de l'espace, qui permet d'individualiser les malades et de créer des
secteurs spécifiques à des types de soins. Il est aussi « la volonté de parvenir à une
régulation de certaines fonctions organiques […] en jouant sur les propriété de
l'environnement péri-corporel ; auquel cas, ce sont les éléments physiques tels que
les lits, les escaliers ou les contours matériels de la salle, qui rempliraient une
fonction quasi-machinique. »113 L'environnement, domaine que prend en charge
l'architecture, agit donc sur le corps, afin de le rendre disponible à la guérison. Le lit
par exemple, élément dominant dans une chambre, est un moyen pour dormir. F.
Béguin relève dans le rapport des Commissaires de l'Hôtel-Dieu : « Qu'est-ce qu'un
lit en général, et surtout un lit de malade ? C'est un lieu de repos pour la nature
souffrante et un moyen de sommeil pour la nature fatiguée... » Le mobilier participe
donc aussi de la fonction guérissante de l'hôpital.
Le travail que fait l'architecture hospitalière pour optimiser l'efficacité des soins se
met du côté des soignants ; l'espace peut ainsi contribuer au traitement des malades
en facilitant, mais aussi en indiquant la tâche des soignants. L'effet coercitif de
l'espace s'opère dans le monde des soignants.
Cependant, dans les hôpitaux psychiatriques, l'architecture asilaire doit être au
service du médecin lui-même, un outil thérapeutique entre ses mains, qu'il contrôle
sans être contrôlé par lui. Par ailleurs, il est un des seuls « instruments de guérison »,
hormis la parole, dont il dispose pour agir sur les malades, pour créer des réseaux de
rapports de pouvoir. L'effet coercitif agit sur les malades directement. M. Foucault
souligne dans Le pouvoir psychiatrique le rôle joué par l'asile en tant que tel sur les
malades : « […] qu'est-ce qui guérit à l'hôpital ? Ce sont deux choses... enfin non ;
c'est une chose essentiellement : ce qui guérit à l'hôpital, c'est l'hôpital. C'est-à-dire
que c'est la disposition architecturale elle-même, l'organisation de l'espace, la
manière dont les individus sont distribués dans cet espace, la manière dont on y
circule, la manière dont on y regarde et dont on est regardé, c'est tout cela qui a en
soi valeur thérapeutique. »114 La deuxième chose à laquelle pensait M. Foucault est
« la vérité » qui doit émerger dans le discours, ce que nous appelions plus haut la
parole comme moyen de guérison. Mais pour le philosophe, elle n'est que l'effet de
112 In Les machines à guérir, article de F. Béguin, p 39.113 Ibidem, p 39.114 In Le pouvoir psychiatrique, p 103.
67
cette disposition spatiale. L'hôpital et sa disposition se trouvent donc être les seuls
moyens de guérison opérants.
Or, c'est par le jeu des regards, que nous avons déjà évoqué au début de cette section
sur le mythe de l' « instrument de guérison », que les malades doivent guérir. C'est un
jeu de regard et un jeu de société, de socialisation, qui sont mis en place, à travers
une politique ou une discipline particulière, pour mettre en oeuvre le processus de
guérison. L'analyse de M. Foucault sur l'hôpital en tant que remède est intimement
reliée à son analyse de la surveillance qui passe par le regard, et plus précisément par
« l'oeil du pouvoir »115. Il est vrai que tous ce qui se passe dans l'institution asilaire
passent au crible de sa thèse du « pouvoir psychiatrique »116 et de son analyse
originale des « relations de pouvoir », que nous avons essayé de prolonger dans
l'étude du texte d'Esquirol sur l'architecture psychiatrique. Malgré toutes les critiques
qu'on peut lui faire, notamment à propos de sa grille d'analyse qui tend quelque peu à
réduire certains éléments de l'institution asilaire, comme par exemple, la mise en
avant de la figure du médecin tout-puissant issue entre autre de son interprétation de
la disposition des bâtiments en rez-de-chaussée, on reconnaît la puissance de sa thèse
sur les « relations de pouvoir » dans l'enceinte de l'hôpital psychiatrique, qui
souligne l'entrelacement du rapport thérapeutique et du rapport politique, le rapport
thérapeutique étant un rapport de pouvoir.
Ainsi, la technologie mise en oeuvre pour guérir les malades mentaux est une
technologie à valeur politique, opérant à côté et en relation avec les autres
technologies politiques. L'opérateur de pouvoir thérapeutique glisse à nouveau dans
l'opérateur de pouvoir politique que constitue l'architecture des hôpitaux
psychiatriques. L'opérateur de pouvoir thérapeutique, que nous avons isolé, extirpé
un moment du fonctionnement général de l'asile, est co-dépendant de l'opérateur de
pouvoir politique.
Nous examinerons dans la partie suivante quels sont les opérateurs de pouvoir
proprement politiques qui participent de manière immanente à la politique intérieure
de l'institution psychiatrique, à travers des éléments architecturaux ; puis nous
verrons en quoi les technologies mises en place dans l'asile, dont fait partie
l'architecture, se rattachent aux autres technologies de pouvoirs, extérieures à l'asile.
115 Cf. Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, éditions Gallimard, Paris, 2001, article « L'oeil du pouvoir », p 190.
116 In Le pouvoir psychiatrique.
68
II) L'architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de
pouvoir politique :
Les opérateurs de pouvoir proprement politiques ne sont évaluables que si l'on ne si
l'on ne s'appuie sur une méthode permettant d'identifier les réseaux et les rapports de
pouvoir, méthode que nous fournira M. Foucault. Elle nous permettra par la suite de
saisir le rôle de l'architecture dans les effets de pouvoir qu'elle projette sur les
individus, se produisant à l'intérieur et à l'extérieur de l'asile.
1) Points sur la méthode d'analyse du pouvoir de M. Foucault.
Si nous voulons traiter de l'architecture psychiatrique en tant qu'opérateur de pouvoir
politique, il n'est pas inutile d'introduire la méthodologie de M. Foucault à propos de
son analyse des pouvoirs. Comme nous l'avons dit précédemment, l'auteur a élaboré
sa thèse sur le pouvoir psychiatrique en étudiant les relations de pouvoir s'exerçant
dans l'institution psychiatrique. Il nous a permis ainsi de comprendre l'entrelacement
des rapports de pouvoir thérapeutique et des rapports de pouvoir politique, le pouvoir
thérapeutique ou psychiatrique s'exerçant à la manière du pouvoir politique, dans le
sens où il agit selon des rapports de pouvoir. Cependant, nous ne disons pas que la
relation de pouvoir thérapeutique se confond complètement avec le rapport de
pouvoir auquel on ajoute l'adjectif « politique », étant donné que nous sommes en
train de parler de « pouvoir ». Il y a bien une distinction à faire entre les deux formes
de pouvoir et les opérateurs qu'elles épousent. Mais les manières avec lesquelles
agissent les deux pouvoirs peuvent se ressembler ou se rencontrer.
Des rapports de pouvoir seulement politiques sont en activité dans l'institution
psychiatrique, à côté des rapports de pouvoir thérapeutique. Or, ils se rencontrent le
plus souvent dans les technologies ou les opérateurs de pouvoir. Nous allons par
conséquent essayer de voir dans l'opérateur de pouvoir qu'est l'architecture asilaire
les moments de ces rencontres, les croisements des deux pouvoirs, ainsi que les
effets que produisent ces rencontres dans l'opérateur architectural sur les sujets
psychiatriques. Mais avant de procéder à la cartographie des croisements des deux
pouvoirs dans l'opérateur architectural, il faut mettre au clair, par le biais de la
méthodologie de M. Foucault sur les relations de pouvoir, quels sont exactement les
formes de pouvoir, à valeur politique, qui se déploient dans l'asile.
69
Tout d'abord, il faut préciser la forme de l'analyse qu'entend faire M. Foucault sur les
pouvoirs. Il ne veut, en effet, pas procéder à une analyse sur des concepts politiques
tels que l'Etat, le souverain, ou encore le pouvoir des institutions. Dans Sécurité,
Territoire, Population, le titre de son cours au Collège de France de 1978, le
philosophe précise qu'il comprend le pouvoir en le déplaçant et en le capturant de
l'extérieur. Il s'inspire ainsi de la méthode de Robert Castel qu'il utilise dans son
ouvrage L'ordre psychiatrique : « Premièrement, passer à l'extérieur de l'institution,
se décentrer par rapport à l'analyse de l'institution […]. Prenons par exemple l'hôpital
psychiatrique. Bien sûr, on peut partir de ce qu'est l'hôpital psychiatrique, dans sa
donnée, dans sa structure, dans sa densité institutionnelle, essayer de retrouver les
structures internes, repérer la nécessité logique de chacune des pièces qui le
constituent, montrer quel type de pouvoir médical s'y organise, comment s'y
développe un certain savoir psychiatrique. Mais on peut_et je me réfère […] à
l'ouvrage […] de Robert Castel sur L'ordre psychiatrique_ on peut procéder de
l'extérieur, c'est-à-dire montrer comment l'hôpital comme institution ne peut se
comprendre qu'à partir de quelque chose d'extérieur et de général qui est l'ordre
psychiatrique, dans la mesure même où celui-ci s'articule sur un projet absolument
global, visant la société toute entière [… :] l'hygiène publique. »117 M. Foucault
souligne qu'on ne peut comprendre l'ordre psychiatrique qu'en voyant jusqu'où
l'institution psychiatrique se déploie à l'extérieur d'elle-même et dans quel ordre
global elle interfère et participe. C'est pour cela qu'il souhaite opérer ce déplacement
à l'extérieur de l'institution, pour voir dans quelle logique elle joue, au lieu d'étudier
sa propre logique interne, sa « problématique institutionnelle ». On ne pourra donc
comprendre le sens politique de l'opérateur de pouvoir architectural qu'en opérant
aussi, à un moment donné, à ce déplacement vers l'extérieur de l'institution
psychiatrique.
Un autre point de méthode d'analyse des pouvoirs introduit par M. Foucault est la
concentration sur ce qu'il appelle les « relations de pouvoirs ». Pour saisir cette
nouvelle méthode d'analyse, nous nous appuierons sur son article de 1982 : « Le
sujet et le pouvoir ». Dans cet article, nous comprenons que le philosophe veut se
déprendre des théories traditionnelles sur le pouvoir et/ou la souveraineté, apparues
notamment au XVIe118siècle, qui ne s'appuyaient que « soit sur des modèles
117 M. Foucault, Sécurité, Territoire et Population_ cours au Collège de France 1977-1978, leçon du 8 février 1978, pp 120-121.
118 Cf. Ecrits sur la souveraineté de Bodin analysés en relation avec les textes de M. Foucault par Jean Terrel,
70
juridiques (qu'est-ce qui légitime le pouvoir ?), soit sur des modèles institutionnels
(qu'est-ce que l'Etat ?) »119. Pour l'auteur, ces théories manquent d'une « pensée
critique » qui rechercherait les évolutions du pouvoir, ses « maladies » et ses
déplacements. En effet, M. Foucault s'intéresse plus à la manière dont s'exerce
effectivement le pouvoir qu'à sa nature ou à son but, ou plutôt, il ne veut comprendre
sa nature et son but qu'en passant d'abord par la manière dont il s'exerce. Ce
déplacement dans l'analyse du pouvoir s'explique par cette phrase : « Pour nous, de
toute façon, le pouvoir n'est pas seulement une question théorique, mais quelque
chose qui fait partie de notre expérience. »120. Le philosophe a donc la volonté de
partir de l'expérience, de la réalité du pouvoir, c'est-à-dire la manière dont il
fonctionne ou agit, son « comment », pour mieux le saisir et peut-être mieux s'en
dessaisir. Pour ce faire, l'auteur montre que dans l'expérience, le pouvoir est affaire
d'individus. Ce sont certains individus qui exercent leur pouvoir sur d'autres
individus. C'est pourquoi M. Foucault analyse le pouvoir en termes de « relations de
pouvoir ».
Ces « relations de pouvoir » comportent, tout en s'en distinguant, à la fois des
« capacités objectives » et des « rapports de communication ». Les « capacités
objectives » sont le pouvoir que l'on peut exercer sur les choses, autrement dit « la
capacité de les modifier, de les utiliser, de les consommer ou de les détruire. »121 Le
terme de « choses » pourrait se rapporter à des individus, qui deviennent ainsi objets
du pouvoir. Les « rapports de communication » sont « la production et la mise en
circulation d'éléments signifiants » ; ils permettent d'agir sur l'autre et participent aux
relations de pouvoir entre les individus. Ces deux types de relations, qui coexistent
avec les relations de pouvoir, sont imbriqués et se retrouvent de différentes manières
dans des « blocs », où l'on peut bien les observer, car leur coordination a été pensée
dans ces « blocs » de manière rationnelle : « Mais il y aussi des blocs dans lesquels
l'ajustement des capacités, les réseaux de communication et les relations de pouvoir
constituent des systèmes réglés et concertés. »122. M. Foucault, pour expliquer la
coordination des relations de « capacité-communication-pouvoir » prend l'exemple
de l'institution scolaire. Nous pouvons, à notre tour, nous en inspirer pour l'appliquer
à l'institution asilaire : les rapports de capacité sont mis en place par un grand
dans son article « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté ».119 M. Foucault, Dits et écrits, tome II, article « Le sujet et le pouvoir », 1982, p1042.120 Ibidem, p 1043.121 Ibidem, p 1052.122 Ibidem, p 1053.
71
nombre d'instruments et de techniques dont fait partie l'architecture dans
l'aménagement d'un espace où chacun occupe de manière individualisée une place
selon un ordre hiérarchique ; les rapports de communication sont régis par l'ensemble
des discours scientifiques, et des échanges de discours entre internés et membres du
personnel, où le langage participe à la stratégie de pouvoir et de mise en ordre, les
ordres se disant en mots, ainsi que la menace et l'annonce de châtiments du côté du
personnel, et la formulation de l'aveu, du côté des internés. Enfin, les rapports de
pouvoir sont soutenus par des procédés de pouvoir tels que, comme dans l'institution
scolaire, « [la] clôture, [la] surveillance, [les] récompense et punition, [la] hiérarchie
pyramidale »123.
Par la suite, M. Foucault définit la relation de pouvoir comme « la conduite des
conduites ». La relation de pouvoir s'apparente donc à la définition du
« gouvernement », dans ses sens les plus originels, comme « subvenir aux besoins
d'un individu ou d'un groupe », ou « cheminer » ou « faire cheminer »124. La relation
de pouvoir, et notamment dans les institutions disciplinaires, trouverait ses origine
dans le pouvoir pastoral, survenu dans l'Antiquité orientale. Or, nous retrouvons
dans cette définition des relations de pouvoir comme « conduite des conduites », le
sens que pouvait avoir certains types de gouvernement dans les premiers
établissements psychiatriques, dirigés par les aliénistes Pinel à Bicêtre et à la
Salpêtrière et Esquirol dans sa maison spécialisée de la rue Buffon. En effet, on peut
aisément comparer la figure de l'aliéniste à la figure du pasteur, décrit par M.
Foucault dans Sécurité, Territoire, Population. Le pasteur est celui qui prend soin de
ses brebis, de toutes ses brebis, mais il est aussi capable, comme il est raconté dans
l'Ancien Testament à propos de Moïse, d'abandonner son troupeau pour n'en sauver
qu'une. Il subvient à leur besoins, leur fournit de la nourriture, les soigne. Il les
conduit aussi, de pâturage en pâturage. Or, on peut penser que les aliénistes Pinel et
Esquirol avaient la vocation d'être pasteur. Par exemple, Pinel, en enlevant les
chaînes des aliénés à Bicêtre, a contribué à leur bien-être. Mais c'était aussi la
preuve, si nous voulons filer la comparaison entre aliéniste et pasteur, que le
médecin, en tant que bon pasteur, pouvait conduire ses brebis sans qu'elles ne soient
attachées par des chaînes. Une bonne « conduite des conduites », ne nécessite pas de
chaînes. Par ailleurs, pour « conduire des conduites », il faut que ceux qui sont
123 Ibidem, p 1054.124 On retrouve les différentes définitions de « gouvernement » dans la leçon du 8 février 1978 de Sécurité,
Territoire et Population, qui introduit aux leçons sur le « pouvoir pastoral ».
72
conduits soient libres, aient une marge de manoeuvre dans leurs actions, comme le
précise M. Foucault dans « Le sujet et le pouvoir ». L'attitude pastorale d'Esquirol
s'exprime autrement : l'aliéniste a aménagé les locaux situés sur la rue Buffon, en
face de la Salpêtrière pour y créer une maison spéciale pour les aliénés. Or, d'après
des archives, nous savons qu'il occupait une villa sur le même terrain, et vivait ainsi
jour et nuit parmi « ses » aliénés. Il était donc en permanence auprès d'eux et pouvait
être appelé n'importe quand. Cette permanence des contacts qu'il avait avec ses
patients rappelle la permanence de la présence du bon pasteur auprès de son
troupeau, un mauvais pasteur étant celui qui néglige ses bêtes, en ne les surveillant
pas incessamment. Le pouvoir psychiatrique a donc une ressemblance avec le
pouvoir pastoral, et entretient des relations de pouvoir analysables notamment entre
le psychiatre et les malades mentaux. Les relations de pouvoir dans l'institution
psychiatrique fonctionnent comme la « conduite des conduites » ; l'architecture joue
ainsi son rôle dans l'aménagement de l'espace qui assure aux uns de « structurer le
champs d'action possible des autres. »125.
M. Foucault, dans la suite de l'article « Le sujet et le pouvoir » donne les moyens
d'analyse des relations de pouvoir, en privilégiant comme lieu d'observatoire les
institutions, qu'il ne faut pas analyser de l'intérieur, mais qui sont les plus
représentatives, en tant que blocs de pouvoir, du fonctionnement des relations de
pouvoir : « il est parfaitement légitime de l'analyser [la relation de pouvoir] dans des
institutions bien déterminées ; celles-ci constituant un observatoire privilégié pour
les saisir, diversifiées, concentrées, mises en ordre et portées, semble-t-il, à leur plus
haut point d'efficacité ; c'est là […] qu'on peut s'attendre à voir apparaître la forme et
la logique de leurs mécanismes élémentaires. »126.
Pour relever les différents modes de relations de pouvoir, l'auteur établit quatre
points qui nous permettent de les décrypter. Premièrement, « le système des
différenciations qui permettent d'agir sur l'action des autres. »127. Il s'agit entre autre
des différences juridiques : par exemple le fou est mis sous tutelle, et perd ainsi son
autonomie juridique, et devient irresponsable devant la loi ; des différences
économiques : les malades mentaux internés sont dépendants économiquement de
l'établissement hospitalier dans lequel ils sont placés ; des différences linguistiques et
culturelles, la parole du fou n'étant pas prise en compte, ou encore des différences de
125 Ibidem, p 1058.126 Ibidem, p 1057.127 Ibidem, p 1058.
73
compétences, le fou étant considéré comme incapable de travailler. Ce système des
différenciations crée le partage entre les malades et le personnel qui s'occupe de lui,
et facilite les relations de pouvoir en donnant moins de poids aux actes et aux paroles
des malades mentaux. Le système des différenciations peut par ailleurs être marqué
et symbolisé par l'espace, certaines pièces n'étant réservée qu'au personnel, les
internés n'ayant pas le droit d'y pénétrer.
Deuxièmement, « le type d'objectifs » qui est suivi par les dominants dans la
relation de pouvoir. Dans le cas de l'institution asilaire, il s'agit plus de la « mise en
oeuvre d'autorité statuaire », où le médecin doit exercer et faire parler son statut pour
avoir une emprise sur les malades mentaux, afin de les guérir. Troisièmement, « les
modalités instrumentales ». Il s'agit des moyens stratégiques qu'emploie le pouvoir
pour mettre en oeuvre la relation de pouvoir. Parmi les exemples de « modalités
instrumentales » que donne M. Foucault, l'architecture psychiatrique pourrait être le
matériau de « mécanismes de contrôle » comme les « systèmes de surveillance »
dont le paroxysme s'incarne dans le modèle architectural du panopticon, ainsi que le
matériau des « règles » auxquelles elle apporte des « dispositifs matériels ». Par
exemple, la règle disciplinaire « Le petit déjeuner est à 7 heures » implique pour les
internés de se déplacer de leur chambre vers le réfectoire. L'architecture
psychiatrique est donc une des conditions matérielles de la mise en oeuvre des
relations de pouvoir.
Quatrièmement, « les formes d'institutionnalisation ». C'est le point par où se
régulent et se distribuent toutes les relations de pouvoir, que ce soit à l'échelle de
l'Etat où à l'echelle de l'institution, c'est-à-dire un « dispositif fermé sur lui-même
avec ses lieux spécifiques, ses règlement propres, ses structures hiérarchiques
soigneusement dessinées, sa relatives autonomie fonctionnelle [...] »128. Pour dessiner
par où passent les flux des relations de pouvoir, en particulier dans des dispositifs ou
des lieux fermés, il faut avoir une idée spatiale de l'institution très précise.
L'architecture de ces lieux retrace en partie le chemin des flux de pouvoirs
notamment hiérarchiques, par exemple dans la disposition et la séparation des
bâtiments dans les hôpitaux psychiatriques, séparant les incurables des curables, les
curables des convalescents, les cheminements des malades entre les bâtiments
retraçant l'avancée dans l'ordre hiérarchique entre les différentes catégories de
malades.
128 Ibidem, p 1059.
74
Enfin, « les degrés de rationalisation ». Ce procédé marque l'évolution et le
déplacement des modalités d'exercice des relations de pouvoir, qui visent à les
conserver. Dans l'institution asilaire, ces procédés sont à la fois immobiles et
mobiles, les règles disciplinaires et les lois de ces institutions n'ayant pas tellement
changés, en partie à cause de leur officialisation. Mais les relations de pouvoir
évoluent, s'adaptent aux comportements qu'elles rencontrent, et vont jusqu'à s'évader
des lieux asilaires déguisés sous d'autres formes.
Nous retenons de la méthodologie de M. Foucault sur l'analyse des relations de
pouvoir, le rôle actif de l'architecture en tant que modalité instrumentale et en tant
que condition de possibilités de mise en oeuvre des règlements, ainsi que de la
circulation effective des flux de pouvoirs.
Par ailleurs, sa méthodologie centrée sur les relations de pouvoir détermine plusieurs
types de pouvoir. En effet, nous entendons habituellement par pouvoir le pouvoir
politique, ou plus précisément le « pouvoir de la souveraineté » si nous tenons
compte de la terminologie du philosophe. Pourtant, l'auteur relève d'autres types de
pouvoir. Ces autres types de pouvoir sont, par exemple, le « pouvoir pastoral », le
« pouvoir disciplinaire », le « biopouvoir » ; ils sont donc différents du pouvoir
officiel, celui de la souveraineté, au niveau de leur nature, mais surtout au niveau de
leur fonctionnement, leur manière de s'exercer, qui découle des relations de pouvoir
proprement dites et dont l'étude a permis de les faire ressortir. Pourtant, malgré leur
distinction avec le pouvoir de la souveraineté, ils le complètent, le prolongent, même
si des oppositions se créent entre les différents types de pouvoir.
Quel type de pouvoir se propage dans les institutions asilaires ? Sans doute tous les
pouvoirs cités, que nous rencontrerons au fil de cette partie traitant de l'architecture
comme opérateur de pouvoir politique au sens large, ou, pour adopter les termes de
M. Foucault, comme opérateur de pouvoirs, au pluriel.
Cependant, le pouvoir le plus caractéristique des institutions psychiatriques est le
pouvoir disciplinaire. Dans le Pouvoir psychiatrique, M. Foucault fait la distinction
entre pouvoir de la souveraineté et pouvoir disciplinaire, notamment dans la leçon du
21 novembre 1973. Pour voir en quoi les deux pouvoirs se distinguent, jusqu'à être
comme le reflet inversé l'un de l'autre, nous nous appuierons sur l'article de Jean
Terrel, « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté ». J. Terrel
75
commence par énumérer les caractéristiques du pouvoir de la souveraineté, tout en
analysant « la forme d'assujettissement qui en découle ».
Il est tout d'abord « une relation inégale où le supérieur prélève quelque chose sur les
biens, la liberté ou le corps de l'inférieur en échange d'un service […] par exemple de
protection contre des soldats ennemis »129. C'est le système de la féodalité, où le
souverain échange sa protection contre des corvées, un temps de travail que lui
rendent les paysans. Cet assujettissement n'est cependant que partiel, car les cerfs ne
travaillent qu'une partie de l'année, où on ne leur prend, sous forme d'impôts, qu'une
partie de leur bien. Alors que le pouvoir disciplinaire tend à prendre l'intégralité du
temps et du corps de chaque individu pris séparément, et cela grâce à des techniques
disciplinaires issues des ordres religieux comme l'emploi du temps et des contraintes
exercées sur le corps sous forme d'exercice, comme le démontre M. Foucault dans le
chapitre « Les corps dociles » de Surveiller et punir.
Ensuite, le pouvoir de la souveraineté se base et se tourne « vers ce qui l'a fondé une
fois pour toute (droit divin, conquête, acte de soumission) et qui n'est plus
empiriquement présent »130. La réactualisation symbolique de l'acte fondateur se fait
sous forme de rite, mais seulement à certains moments de la journée (la
prosternation) ou du calendrier. Au contraire, dans les lieux disciplinaires, le pouvoir
est sans cesse actuel par le biais de la surveillance, à laquelle contribue l'architecture,
et « de contrôles et d'exercices » répétitifs, jusqu'à ce que « la discipline marchera
toute seule »131.
Enfin, il n'existe pas dans le pouvoir de la souveraineté de « tableau hiérarchique
unitaire », les rapports de pouvoir sont « enchevêtrés, empiétant les uns sur les
autres »132. De plus, « l'élément sujet n'est presque jamais un individu », il y a au
contraire une foule de sujets, alors que le souverain est un, et que la souveraineté
tend à « s'incarner dans le seul corps du roi »133. Par contre, dans les lieux
disciplinaires, chacun trouvera sa place dans un tableau hiérarchique, où s'opère une
classification, rejetant les « anormaux ». Cette classification individualise tous les
129 Jean Terrel, article « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté », p 1.L'auteur y prend comme point de départ la distinction de M. Foucault entre pouvoir de la souveraineté et pouvoir
disciplinaire, quelque peu au détriment des rapports de souveraineté, pour remettre en valeur les rapports de souveraineté où se jouent de véritables relations de pouvoir, comme en témoigne la philosophie politique de Bodin, cf p 4.
130 Ibidem, p 2.131 Ibidem, p 3.132 Ibidem, p 2.133 Ibidem, p 2.
76
assujettis ; l'individualisation se fait donc « par le bas : la discipline tend à fabriquer
des individus assujettis, elle épingle exactement la fonction sujet sur des corps
singuliers. »134. De l'autre côté, au lieu de se rendre visible en s'incarnant dans un
corps, le pouvoir veut se rendre invisible afin de tout voir, de voir chaque individu.
L'instance du pouvoir dans l'optique disciplinaire est à la fois tout le monde et
personne. C'est ce que symbolise la figure architecturale du panopticon.
Par pouvoir politique, lorsque nous parlons des lieux asilaires, nous ne devons plus
seulement entendre le « pouvoir de la souveraineté » mais toutes espèces de pouvoir,
comme le pouvoir pastoral, le bio-pouvoir et avant tout le pouvoir disciplinaire. Le
lieu asilaire, en tant que lieu fermé et faisant office d'institution à but particulier, est
traversé dans ses structures, dans sa construction-même, par le pouvoir disciplinaire,
qui s'essaime tout d'abord dans des lieux « clôturés ». Il s'incarne de manière
éclatante dans la figure architecturale du panoptisme, qui assure une omni-visibilité,
et donc un contrôle permanent sur les individus, par le moyen de leur placement
hiérarchique dans l'espace. Nous avons vu que cette visibilité maximale s'imbriquait
avec la fin thérapeutique de la guérison, selon les analyses de M. Foucault, dans le
sens où elle offre au médecin-psychiatre la vue et le suivi méthodique de tous ses
patients, et dans le sens où le regard des autres était inclus dans le thérapie
institutionnelle. Mais le panoptisme est plus une instance de contrôle pur et simple
qu'un procédé de soin. Dans quelle mesure cette figure architecturale de la discipline
s'intègre-t-elle dans les lieux que sont les hôpitaux psychiatriques ?
2) La figure architecturale du panoptisme au sein de l'hôpital psychiatrique.
Le « panoptisme » est une forme d'architecture créée par le philosophe anglais
Bentham, apparu dans son ouvrage Panopticon datant de 1780. Ce type
d'architecture n'est donc pas pensé par un architecte, qui aurait l'intention de
construire un édifice pour répondre à un besoin immédiat, à une commande d'un
particulier, mais il a été plutôt le support, le choix matériel du philosophe pour
représenter une idée relative à l'art de gouverner : comment gouverner une
134 Ibidem, p 3.
77
multiplicité d'individus le plus efficacement possible dans un lieu défini ou plus
idéalement encore, dans la société toute entière ? L'architecture panoptique a deux
niveaux d'analyse possibles : l'analyse de l'architecture panoptique en tant que telle,
dans son élaboration matérielle, et l'analyse d'un opérateur de pouvoir qui aurait
comme fin de discipliner tous les individus sans exception, afin qu'ils incorporent un
type de conduite normé et normal.
Pour commencer, il faut décrire l'architecture panoptique telle que l'a pensée
Bentham matériellement. Elle compte une tour centrale dans laquelle se dispose un
surveillant représentant l'instance du pouvoir disciplinaire, et autour de laquelle est
construit un grand bâtiment en forme d'anneau, qui renfermerait les détenus d'une
institution disciplinaire dans des cellules, un par un. Ces cellules ont deux fenêtres,
« l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur
l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. »135 L'effet de
contre-jour ainsi créé permet une visibilité totale de la part du surveillant, qui peut
d'un coup d'oeil repérer le mouvement des silhouettes dessinées dans l'espace des
cellules. M. Foucault interprète ce type d'architecture comme une technique donnant
le moyen au pouvoir de voir sans interruption chacun des individus qu'il gouverne ; il
peut ainsi surveiller leur conduite de manière optimale : « Le dispositif panoptique
aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître
aussitôt »136. Une telle visibilité du pouvoir est un « piège » absolu pour les détenus.
Se sachant regardés, surveillés en permanence, sans qu'eux-mêmes ne puissent voir
leur surveillant, ils ne peuvent agir selon leur volonté. Ils doivent au contraire
adopter une attitude, un comportement autorisé, voire prescrit par le pouvoir. Non
seulement ils ne peuvent commettre d'interdits, sous peine d'être repérés
immédiatement et d'endurer un châtiment sévère et répressif, mais ils sont aussi
contraints de faire comme le pouvoir veut qu'ils fassent. Ils doivent se comporter
d'une manière définie en amont par le pouvoir ; ce dernier s'exerce donc
positivement sur les conduites des individus. En plus d'être tout le temps sous « l'oeil
du pouvoir », « l'effet du Panoptique [est d'] induire un état conscient et permanent
de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. »137. Comme l'a
rappelé Deleuze, ce qui est le plus important dans le panoptisme, ce n'est pas d'être
vu constamment, mais la fin du pouvoir qui est de devenir un automatisme chez les
135 M. Foucault, Surveiller et punir, p 233.136 Ibidem, p 233.137 Ibidem, p 234.
78
individus : « Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine
concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison,
tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement
s'applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que
prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule
abstraite du Panoptisme n'est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite
quelconque à une multiplicité humaine quelconque » »138. Le ressort physique du
panoptique, qui est pour le surveillant de voir sans être vu, est donc dépassé par sa
fonction abstraite, c'est-à-dire sa fin politique qui est de « gouverner », « conduire les
conduites » d'une multiplicité le plus efficacement et le plus exhaustivement
possible. Le panoptique est en fait la technique disciplinaire qui regroupe toutes les
autres techniques, énoncées pour une grande part dans Surveiller et punir, comme le
quadrillage de l'espace, l'emploi du temps, les techniques de dressage des corps, etc.
C'est pour cela que, hormis les caractéristiques architecturales qui produisent des
effets de séparation, de visibilité et d'individuation des détenus, le panoptisme est
avant tout un appareil politique, un opérateur de pouvoir, qui de manière plus totale
et plus exceptionnelle que les techniques de pouvoirs antérieurs, cherche à dominer
intégralement les comportements des individus. Il est vrai que le pouvoir pastoral,
décrit dans Sécurité, Territoire, Population, se pose la problématique du omnes et
singulatum, le tout et le singulier. En effet, le pasteur, en tant qu'il doit gouverner un
troupeau, doit à la fois surveiller toutes ses bêtes, mais il doit pouvoir aussi
abandonner son troupeau un temps pour n'aller sauver que l'une d'entre elles.
Néanmoins la technique du panoptique n'existait pas encore, selon M. Foucault,
durant l'époque du pouvoir pastoral. Elle n'est corolaire qu'au pouvoir disciplinaire.
Nous pouvons nous demander, avant de voir les effets de pouvoir politiques du
panopticon sur les individus dans les hôpitaux psychiatriques, quels liens y a-t-il
matériellement, architecturalement, entre le panoptique et l'architecture
psychiatrique. Nous avons vu précédemment que l'architecture des hôpitaux
psychiatriques en France était plus une architecture pavillonaire que panoptique. Les
plans des hôpitaux du XIXe siècle, comme la Salpêtrière et Bicêtre, révèlent
plusieurs pavillons dédiés aux différents groupes de malades, allant des plus agités
aux plus calmes. Pourtant, la seconde moitié du XX siècle offre de nouvelles
138 Gilles Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, 1986. p 41.
79
possibilités d'utilisation des locaux des hôpitaux psychiatriques. L'utilisation des
neuroleptiques, comme nous l'indique l'article « Les neuroleptiques bouleversent
l'architecture de l'hôpital psychiatrique », a permis de changer l'aménagement des
locaux, et l'amélioration de l'ambiance générale dans les pavillons entre les malades :
« Quant aux résultats obtenus, il est courant dans les publications de les voir
qualifiés de spectaculaires, se traduisant, à l'évidence, par l'heureuse modification de
l'ambiance des pavillons de l'hôpital psychiatrique, et tout particulièrement de celle
du pavillon affecté aux malades agités »139. L'effet de l'utilisation des neuroleptiques
va plus loin qu'une modification de l'ambiance et du mobilier ; les médicaments à
vocation tranquillisante permettent un rapprochement spatial entre les malades, la
distinction entre les malades se faisant moins par leur type de pathologie ou leur
comportement, que par la durée de leur séjour. L'architecture pavillonaire, qui
répondait au besoin de séparer les groupes de malades selon leur état, n'est plus aussi
nécessaire depuis l'emploi systématique des médicaments. Comme tous les malades
peuvent être calmés par les tranquillisants, il n'est pas nécessaire de séparer les
« tranquilles » des « agités ». Ainsi, l'architecture psychiatrique peut dépasser sa
forme initialement pavillonaire. Elle peut prendre d'autres formes architecturales,
dont la forme panoptique, même si elle ne l'adopte pas strictement. Par exemple, le
reportage récent de Ilan Klipper sur l'hôpital Sainte Anne nous a permis de voir à
l'intérieur des bâtiments que chaque porte étaient munies d'une petite lucarne ronde,
à moitié voilée. Dès lors, pour savoir ce qui se passe à l'intérieur des chambres, ce
que fait le patient, il suffit de regarder à travers la lucarne. Le principe de visibilité
totale et à tout moment, que Bentham a inventé dans le panopticon, est conservé dans
ce détail architectural. L'utilisation des neuroleptiques permet d'autres possibilités
architecturales comme la possibilité panoptique, dont on peut mettre en place
certains critères.
Nous retrouvons l'architecture panoptique dans les hôpitaux psychiatriques à travers
des détails architecturaux relatifs à la surveillance. L'architecture panoptique est
donc utilisée comme moyen de surveillance par le personnel, pour vérifier ce que fait
le malade une fois seul dans sa chambre par exemple. Ce dispositif de surveillance
est nécessaire pour vérifier que les malades « ne font pas de bêtises », comme une
tentative de suicide, une tentative d'évasion, ou un acte qui les mettrait en danger.
139 G. Collier et B. Defer, in L'information psychiatrique, « Les neuroleptiques bouleversent l'architecture de l'hôpital psychiatrique ( mars 1957) », vol 83, n°2, février 2007.
80
L'architecture panoptique dans les hôpitaux psychiatrique est donc reliée, d'une
manière ou d'une autre, à la fin de l'hôpital psychiatrique, qui est de soigner les
malades mentaux. L'action de les surveiller alors qu'ils sont seuls dans leur chambre
est relative aux soins qui leur sont dus, comme les « empêcher de se faire du mal ».
L'architecture panoptique est donc au service de l'institution, et est un moyen pour la
fin, dans ce cas thérapeutique, qu'elle se donne. A la fin de la première partie du
mémoire, l'architecture hospitalière a été comparée avec la métaphore de
« l'instrument de guérison » ou de la « machine à guérir ». L'architecture panoptique
a elle aussi des points communs avec le fonctionnement d'une machine, en tant que
c'est une architecture dynamique. M. Foucault, dans le chapitre dédié au
« Panoptisme » dans Surveiller et punir, définit le panoptique comme « la discipline-
mécanisme », qui est l'une des deux images de la discipline, complétant ce que le
philosophe appelle la « discipline-blocus » : « A une extrémité, la discipline-blocus,
l'institution close, établie dans des marges, et toute tournée vers des fonctions
négatives : arrêter le mal, rompre les communications, suspendre le temps. A l'autre
extrémité, avec le panoptisme, on a la discipline-mécanisme : un dispositif
fonctionnel qui doit améliorer l'exercice du pouvoir, en le rendant plus rapide, plus
léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir. »140.
L'hôpital psychiatrique correspond incontestablement à ces deux images de la
discipline, car il est une institution close, s'identifiant par rapport à une marge
marquant l'intérieur et l'extérieur, et symboliquement l'anormal et le normal. Il vise
des fonctions en rapport avec la fin thérapeutique, en utilisant des procédés
machinistes, comme le domaine de l'architecture. Ainsi, l'architecture psychiatrique
suit les deux modèles de discipline, comptant de plus en plus sur les ressources de
l'architecture pour soigner les malades.
Le pouvoir visé et optimisé par le panoptique est à la fois le pouvoir thérapeutique et
le pouvoir politique ou disciplinaire, le premier n'étant pas efficace sans le second.
Dans le même chapitre, M. Foucault montre bien la connexion entre la fin de
l'institution et l'usage de la « discipline-mécanisme », tout en distinguant le pouvoir
disciplinaire des lieux institutionnels dans lesquels il peut évoluer : « La
« discipline » ne peut s'identifier ni avec une institution, ni avec un appareil ; elle est
un type de pouvoir, une modalité pour l'exercer, comportant tout un ensemble
d'instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d'application, de cibles […].
140 In Surveiller et Punir, p 244.
81
Elle peut être prise en charge soit par des institutions « spécialisées » (les
pénitenciers ou les maisons de correction au XIXe siècle), soit par des institutions
qui s'en servent comme instrument essentiel pour une fin déterminée (les maisons
d'éducation, les hôpitaux) […]. »141. La discipline et toutes ses techniques regroupées
dans le panoptisme, se retrouvent au service de la fin des institutions comme les
hôpitaux, qui est thérapeutique, mais elle est une instance présente dans les
pénitenciers, ou prison, qui doivent « redresser » les détenus. Les hôpitaux
psychiatriques se placent entre ces deux types d'institution : ils doivent assurer les
soins sur les malades, jusqu'à pouvoir en guérir certains, mais ils doivent les
surveiller, car ils sont considérés comme « dangereux pour eux-mêmes et pour les
autres ». L'hôpital psychiatrique, comme la prison a donc les fonctions
d'enfermement et de « redressement » des individus. C'est pourquoi l'architecture
psychiatrique s'inspire de l'architecture panoptique pour exercer les fonctions à la
fois de soins et de sécurité.
Tout d'abord, il faut considérer à nouveau la fin thérapeutique que se donne
l'institution psychiatrique, et à laquelle elle fait participer l'architecture. Esquirol
voyait dans l'architecture des asiles le moyen de guérir les aliénés ; l'asile était en lui-
même le remède. Pourtant, il y a comme un hiatus entre l'architecture de séparation
nosographique qu'il a en quelque sorte conçue, et son objectif de créer un
« instrument de guérison ». En effet, son projet architectural consistait en grande
partie à créer des quartiers correspondant à chaque état pathologique, les autres
points principaux du projet étant la salubrité et la capacité d'accueil des bâtiments, et
l'adaptation des bâtiments aux comportements dangereux fréquents chez les
« aliénés », comme le suicide ou l'évasion. La détermination de l'architecture asilaire
en quartier est beaucoup plus proche de ce que M. Foucault appelle la « discipline-
blocus », par le fait qu'elle sépare des groupes, qu'elle les individualise, et les garde
dans une limite. Chaque quartier était réservé, et les résidents ne pouvaient pénétrer
dans le quartier qui n'était pas le leur. Dès lors, que devient la notion esquirolienne d'
« instrument de guérison » dans une architecture qui tend à se scléroser par
l'exigence inaltérable de séparation avec l'extérieur, et entre les hommes eux-
mêmes ? Cette notion requiert bien plutôt une architecture dynamique, aux
mouvements proches de ceux d'une machine, comme l'est l'architecture panoptique,
qui use d'un pouvoir technologique sur les individus qu'elle abrite. Pour être
141Ibidem, p 251.
82
« instrument de guérison », l'architecture psychiatrique doit-elle nécessairement
avoir le profil de l'architecture panoptique ? Elle ne doit sans doute pas avoir la
forme stricte du panopticon, la tour de surveillance au milieu de l'anneau des cellules
visibles. En revanche, la surveillance reste un des objectifs importants de
l'architecture hospitalière, et elle peut conserver un réseau de pouvoir circulant par
les bâtiments en prenant d'autres formes. Par exemple, la forme en U, relativement
fréquente dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques, est une forme qui aère et
relie les différents bâtiments en même temps. Elle permet de faciliter la circulation,
les soignants pouvant intervenir le plus rapidement possible d'un bâtiment à l'autre ;
l'espace entre les bâtiments crée un face-à-face qui sépare et qui renferme, mais qui
permet aussi de voir les autres. Cette architecture combine sa fonction de lieu de
soin, en se rendant fonctionnelle pour les soignants, et sa fonction politique, dans le
sens où la connexion entre les bâtiments crée une unité, jusqu'à la reconnaissance de
l'appartenance de chacun à un même lieu, à une même société. L'architecture utilisée
comme opérateur de pouvoir suivant une fin, se confronte nécessairement au
domaine politique, parce qu'il est toujours question de la gestion des résidents.
Soit, la fin thérapeutique de l'institution psychiatrique fait souvent appel aux
techniques de pouvoir pour majorer sa fonction, qui est celle de guérir les malades
mentaux. Mais les rapports de gouvernement qu'elle institue pour obéir à cette fin, se
servent eux-même de cette fin pour avoir une prise sur les individus : « [Le
panopticon] est capable de venir s'intégrer à une fonction quelconque (d'éducation,
de thérapeutique, de production, de châtiment) ; de majorer cette fonction, en se liant
intimement à elle ; de constituer un mécanisme mixte dans lequel les relations de
pouvoir (et de savoir) peuvent s'ajuster exactement […] aux processus qu'il faut
contrôler ; d'établir une relation directe entre le « plus de pouvoir » et le « plus de
production ». »142. Dans ce passage, M. Foucault montre bien comment l'institution
use du panoptique pour « majorer » ses fonctions. Mais il se trouve que le
panoptique use aussi des fonctions de l'institution pour s'insérer, et pour créer la
« nouvelle anatomie politique » qu'est le pouvoir disciplinaire : « Bref, il fait en sorte
que l'exercice du pouvoir ne s'ajoute pas de l'extérieur […] sur les fonctions qu'il
investit, mais qu'il soit en elles assez subtilement présent pour accroître leur
142 In S et P, p 241.
83
efficacité en augmentant lui-même ses propres prises. »143. Le panoptique n'est donc
pas un simple instrument au service des fonctions de l'institution, il a aussi son
propre but, qui est de s'infiltrer partout où il le peut pour s'accrocher sur les individu
sur lesquels il s'applique.
A travers cette analyse du panoptique comme opérateur de pouvoir politique, nous
nous rendons compte de son importance symbolique, c'est-à-dire de la signification
que Bentham, puis M. Foucault ont voulu lui donner. Dans son entretien avec J.P.
Barrou et M. Perrot de 1977 intitulé « L'oeil du pouvoir », M. Foucault apporte un
éclairage important sur la dimension politique de la figure architecturale dans
l'oeuvre de Bentham. Ce dernier aurait voulu en effet apporter une solution politique
pour gouverner une multitude de sujets plus efficace que le pouvoir de la
souveraineté. Le pouvoir de la souveraineté était alors un pouvoir violent et coûteux,
et avait un grand nombre de lacunes car il ne pouvait s'exercer que de manière
discontinue, temporellement sur les individus : « système lacunaire, aléatoire, global,
n'entrant guère dans le détail, s'exerçant sur des groupes solidaires ou pratiquant la
méthode de l'exemple »144. Au contraire, la solution du panoptique, propre au pouvoir
disciplinaire, permet de remédier aux lacunes du pouvoir de la souveraineté, en
faisant « circuler les effets de pouvoir, par des canaux de plus en plus fins, jusqu'aux
individus eux-même, jusqu'à leur corps, […] jusqu'à chacune de leurs performances
quotidiennes. »145. Ainsi le panoptique prend la figure d'une sorte de « Léviathan »,
qui ne s'exerce certainement pas par une force violente et ostentatoire sur les sujets,
mais qui procède en s'infiltrant de manière subtile dans ce que les individus ont de
plus privés, à savoir leur corps et leur quotidien.
Dans la suite de l'entretien, J.P. Barrou évoque la familiarité de l'invention politique
de Bentham avec la naissance de la démocratie moderne après la Révolution
française. M. Foucault agrémente cet argument en affirmant qu'il y a une
complémentarité entre Bentham et Rousseau. Il est vrai que dans le livre IV du
Contrat social, Rousseau évoque la force et la transparence de la « volonté
générale » lorsque le peuple est uni : « Tant que plusieurs hommes réunis se
considèrent comme un seul corps, il n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la
143 Ibidem, p 241.144 M. Foucault, Dits et écrits II, « L'oeil du pouvoir », édition de 2001, p 195.145 Ibidem, p 195.
84
commune conservation, et au bien-être général »146. Le panoptique est à la fois un
cousin de l'idéal rousseauiste et son opposé. Il est son cousin car le panoptique tend à
créer une seule volonté chez chaque individu, afin qu'ils soient parfaitement
obéissants. Cette volonté, ici servile, est affirmée par M. Foucault comme
s'exprimant à travers des règles quasiment tacites, irréfléchies, évidentes pour tous
les individus pris dans le panoptique. A ce sujet, M. Gauchet et G. Swain reprennent
l'analyse de M. Foucault de Surveiller et punir, pour montrer comment les règles
passent du statut de lois au statut de normes : « […], la loi tend à se dégrader en
norme. Elle tend à n'être plus, en effet, du côté de ce qui s'impose du dehors, de ce
qui requiert conscience d'obligation et volonté d'obéir, mais du côté de ce qui se
trouve de fait majoritairement agi, de ce qui s'indique au travers de la pratique
collective comme la règle à laquelle d'elle-même et sans avoir à se poser de question
elle se conforme. »147. Le panoptique ne vise pas à créer des lois pour que les
hommes y obéissent et se plient à l'ordre social, il cherche au contraire une
obéissance presque inconsciente, automatique et irréfléchie. Or, si nous comprenons
littéralement certaines phrases du Contrat social, nous pouvons penser que Rousseau
recherche dans sa construction théorique de la République moderne une obéissance
quasi naturelle, spontanée, du fait de la transparence et de l'universalité des
maximes : « Alors tous les ressorts de l'Etat sont vigoureux et simples, ses maximes
sont claires et lumineuses, il n'a point d'intérêts embrouillés, contradictoires, le bien
commun se montre par tout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être
aperçu »148. L'évidence des lois et l'obéissance spontanée des citoyens se rapprochent
de la compréhension aisée des règles tacites dans le panoptique, et de l'obéissance
automatique des sujets. Mais la grande différence entre Bentham et Rousseau réside
dans le consentement libre à l'obéissance des lois. Rousseau avance la possibilité
d'une société qui se gouvernerait elle-même, et qui pour cela se mettrait d'accord sur
ce qu'est le bien commun et les lois permettant de l'atteindre, accord qui rendrait
nécessaire la transparence des maximes à suivre. Les hommes de la République de
Rousseau sont simultanément « sujets et souverains ». En revanche, même si dans le
panoptique tous le monde surveille tout le monde, même si tout un chacun peut
monter dans la tour de surveillance, une dissymétrie irrémédiable s'est créée entre
gouvernants et gouvernés. L'égalité entre les individus n'est égalité que par la
146 Rousseau, Du Contrat social, Edition Folio essai, p 259 (livre IV, chap. I).147 In La pratique de l'esprit humain, p 115.148 In Contrat social, p 259.
85
mobilité des gouvernants et des gouvernés. Elle n'est pas principe absolu comme
dans le Contrat social.
M. Foucault, dans l'entretien, compare aussi Bentham et Rousseau, en disant que le
philosophe des Lumières rêvait d'une « société transparente, à la fois visible et lisible
en chacune des ses parties »149, mais il les différencie car Rousseau ne préconise pas
« une universelle visibilité, qui jouerait au profit d'un pouvoir rigoureux et
méticuleux »150 et qui dominerait de manière despotique tous les sujets, comme ceux
pris au piège du panopticon.
Malgré les différences entre les visées philosophiques de Rousseau et de Bentham, le
panoptique ne reste pas moins un des enjeux au moment de la démocratie moderne
naissante. La démocratie moderne, notamment en France, était et est, en quelque
sorte, fondée sur le règne de l'opinion commune, celle du peuple. Or, selon M.
Foucault, l'opinion est un ressort majeur de la nouvelle forme de justice instaurée
après l'effondrement de l'Ancien Régime. Pour que cette nouvelle justice, reposant
sur l'opinion, puisse fonctionner, elle a besoin d'instruments rendant effectif le jeu de
l'opinion : « Justement, quand la Révolution s'interroge sur une nouvelle justice,
qu'est-ce qui, pour elle, doit en être le ressort ? C'est l'opinion. Son problème, de
nouveau, n'a pas été de faire que les gens soient punis, mais qu'ils ne puissent même
pas agir mal tant ils se sentiraient plongés, immergés dans un champs de visibilité
totale où l'opinion des autres, le discours des autres les retiendraient de faire le mal
ou le nuisible. »151. Le panoptique est donc contemporain de la nouvelle démocratie,
dans le sens où elle recherche de nouveaux modes de gouvernement, basés sur le
principe de l'égalité entre les citoyens. La justice n'est donc plus à la charge de
certains, d'un groupe privilégié, mais elle est alors affaire de tous.
Un autre rapport entre panoptisme et démocratie moderne peut être repéré à travers
les analyses de Tocqueville.
Le philosophe contemporain à la naissance de la démocratie française, d'après ses
observations en Amérique, analyse la démocratie comme un pouvoir s'exerçant de
telle manière qu'il en est un « despotisme doux ». Dans L' Ancien Régime et la
Révolution et dans De la démocratie en Amérique, le philosophe revient sur les effets
nocifs de l'égalité et de l'illusion de liberté découlant du pouvoir sensé appartenir à
149 In « L'oeil du pouvoir », p 195.150 Ibidem, p 195.151 Ibidem, p 196.
86
tous. Illusion de liberté car la place vide du roi, l'absence de monarchie, donne
l'occasion à un pouvoir plus fort, plus total, mais plus subtil de s'installer et de régner
sans commune mesure. Dans L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville décrit
cette nouvelle forme de tyrannie, liée à la démocratie : « Plus de hiérarchie, plus de
classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d'individus presque
semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue comme pour le seul
souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient
lui permettre de diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-
dessus d'elle un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la
consulter. »152. Pour Tocqueville, c'est la disparition des classes, des ordres fixes de
l'Ancien Régime, qui permet à la nouvelle instance de pouvoir de gouverner sans
limite. Le peuple, pensant être son propre maître, est en fait l'objet d'un pouvoir
absolu « au-dessus » de lui, et qu'il ne peut contrôler ou « surveiller », comme les
détenus du panoptique. De plus, ces « individus » de la masse vivent les uns à côté
des autres, ne se connaissent pas et s'ignore : « Chacun d'eux, retiré à l'écart, est
comme étranger à la destinée de tous les autres[...] ; quant au demeurant de ses
concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas »153. Cette caractéristique nous
rappelle les détenus séparés dans les cellules, qui ne peuvent se voir. Enfin, selon
Tocqueville, le despotisme démocratique est « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et
doux »154. Tous ces détails de la démocratie décrite par Tocqueville nous rappellent le
fonctionnement du panoptique.
C'est ainsi que la figure architecturale peut prendre sa véritable forme, sa forme
concrète, qui n'est pas celle d'une bâtisse carcérale ou hospitalière, mais
l'épanouissement d'un pouvoir surplombant à l'échelle de toute une société.
Paradoxalement, M. Gauchet prend appui sur la philosophie de Tocqueville pour
rendre compte du projet pinélien de l'asile comme volonté d'inclusion et de « créer
du même », gardant de cette manière toutes les visées humanitaires du projet.
L'analyse de la démocratie de Tocqueville comme l'âge où règne « l'égalité des
conditions » amènent les auteurs de La pratique de l'esprit humain à penser
l'avènement de l'asile comme le moyen de créer du même, une forme d'égalité entre
les citoyens, pouvant être inégaux naturellement comme l'est le fou par rapport au
152 Tocqueville, Ancien Régime et Révolution, III, 3.153 Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, IV, 6.154 Ibidem.
87
non-fou. L'asile serait alors le premier moyen trouvé pour remédier à cette inégalité
« naturelle ».
Or, cette volonté de « créer du même » ne prend-elle pas ici une figure plus
foucaldienne, dans le sens où pour arriver à ce but, il faut user d'un pouvoir de type
panoptique, qui serait à la fois cause et effet de la vocation au « même » ? Comment
se combinent les aspirations humanitaires, philanthropiques des partisans de l'asile et
les appareils de pouvoir, asservissant, déshumanisant, utilisés pour arriver à cet
objectif ? Pour répondre à ces questions, il faut étudier la politique intérieure de
l'asile, savoir ce que l'on veut qui s'y passe et ce qui s'y passe.
3) La politique intérieure de l'asile : de la « machine à guérir » à la « machine à socialiser ».
M. Gauchet et G. Swain, dans la deuxième partie de La pratique de l'esprit humain,
« Politique de l'asile », reviennent sur l'analyse du panoptique de M. Foucault, pour
comprendre l'intérêt de l'humanité quant à la manière dont fonctionne le pouvoir
dans les asiles lors de leur apparition. Le principe du panoptique de Bentham est en
effet de croiser le but de l'institution et l'envahissement du pouvoir dans l'institution.
Les deux auteurs entrevoient à leur tour, dans le cadre de l'asile, les combinatoires
entre thérapeutique et politique : « Effet premier, immédiat, massif de l'entrée de
l'idée thérapeutique dans les établissements jusque-là réservés à la simple détentions
des insensés : la révélation et le déploiement d'une perspective de pouvoir saisissante
certes par son extension mais inouïe plus encore par sa teneur, puisqu'il n'y va pas
moins d'une gestion complète de la vie de l'autre. »155. La notion de « gestion de la
vie de l'autre » renvoie à celle de « gouvernement » ou de « relation de pouvoir » si
nous reprenons le terme de M. Foucault. Or, la dimension politique dans les asiles
prend une ampleur telle, qu'elle tient l'effet d'une expérience gouvernementale
unique par le cadre dans lequel elle se déroule. M. Gauchet et G. Swain n'hésitent
pas à employer l'expression « laboratoire des pouvoirs » pour montrer à quel point
les hommes de pouvoir après la dissolution de l'Ancien Régime, avides de
connaissances nouvelles sur la manière de gouverner, sont saisis par ce qui se
déroule dans les maisons pour les insensés, où peut se bâtir une « République de
155 In La pratique de l'esprit humain, p 128.
88
rêve » selon les mots de Pinel. Comme la fin thérapeutique, dans le Traitement moral
de Pinel, consiste en fait à « changer l'homme », à le transformer pour qu'il retrouve
son humanité, les psychiatres préconisent un type de pouvoir dans les institutions,
agissant au jour le jour, et qui sont les seuls moyens par lesquels on puissent
envisager l' « entreprise de transformation de l'homme ». Les auteurs l'expliquent
ainsi : « S'efforcer de ramener l'insensé à la raison […], c'est entrer dans le cadre
symbolique d'une entreprise de transformation de l'homme destinée à le rétablir dans
son humanité essentielle ou à la lui restituer - entreprise dont la visée est par ailleurs
inséparable d'un type défini de pouvoir et d'une logique extrêmement précise des
organisations. »156. Pour changer les aliénés, espérer les guérir, il faut penser et
imposer une organisation politique propre à l'institution asilaire. Cette nouvelle
organisation est ambigüe car elle peut se poser comme intérêt à la fois à l'intérieur et
à l'extérieur des asiles : à l'intérieur car elle aurait des effets directs sur l'état des
malades pris en charge par l'institution et poursuivrait, voire conditionnerait, le but
thérapeutique qu'elle s'est donnée ; et à l'extérieur, car elle fait objet d'une expérience
scientifico-politique en matière de gestion des hommes, ce qui rappelle le couple
« savoir-pouvoir » souligné par M. Foucault.
Pourtant, malgré le regard porté par l'extérieur et la possibilité d'essaimage de ce
nouveau type de pouvoir, que M. Foucault appelle « disciplinaire », c'est l'intérieur
qui a le primat du pouvoir, dans la mesure où il offre un lieu fermé qui recèle la
possibilité de l'émergence d'une telle organisation politique. La clôture
institutionnelle, la frontière de la « discipline-blocus », prennent toute leur
importance dans le type d'organisation conçu dans les asiles.
Plusieurs principes conditionnant la politique intérieure de l'asile sont définis par les
auteurs : le principe de « centralité » - le médecin, par ses compétence, le dirigeant
de droit est comme au centre de l'asile pour le gouverner - est pour les deux auteurs
le premier principe pour « s'emparer des esprits » ou gouverner les âmes, principe
faisant implicitement référence au panoptisme de M. Foucault. Or, pour être efficace,
le principe de centralité requiert un second principe : le principe de
« circonscription » : « Encore cette centralité suppose-t-elle, pour pleinement
s'épanouir […], l'intervention d'un second principe lui garantissant la maîtrise de
l'espace. D'un principe, donc, de circonscription, délimitant rigoureusement un
monde du dedans qui se puisse en son insularité, de point en point, constituer et
156 Ibidem, pp 128-129.
89
contrôler. »157. La limite spatiale de l'asile, fonction que remplit l'architecture, est la
condition pour que le pouvoir asilaire puisse se déployer de part en part.
L'architecture devient ainsi un opérateur de pouvoir politique car elle remplit les
fonctions, comme celle de la « circonscription », dont a besoin le pouvoir asilaire
pour s'exercer.
L'architecture favorise les différents principes de pouvoir émis par les auteurs. Le
principe de centralité est décrit ainsi : « ordonnancement général de l'établissement
en fonction de l'ouverture au point du milieu, depuis lequel tout est également et
immédiatement lisible, et par là même décidable en pleine connaissance de
cause. »158. Ce principe de pouvoir, qui a besoin d'un espace particulier, n'est pas sans
nous rappeler le panoptisme, dans le sens où le pouvoir occupe une position centrale.
Si les établissements psychiatriques requièrent le principe du pouvoir central, c'est
pour assurer un ordre convenable et indispensable à l'intérieur de l'espace asilaire.
Pinel, dans le Traité sur l'aliénation mentale, conseille vivement de donner le
pouvoir à une instance unique, car la multiplication des détenteurs du pouvoir peut
avoir des effets néfastes sur l'état de santé des aliénés, qui perçoivent la contradiction
dans les ordres venant de deux personnes différentes. Pinel écrit dans la section
consacrée à « la police intérieure et aux règles à suivre dans les établissements
consacrés aux aliénés » : « C'est un petit gouvernement que la direction d'un hospice
d'aliénés, et on y voit aussi quelquefois les petites vanités et l'ambition de dominer
s'agiter en divers sens, se heurter, donner lieu à des conflits tumultueux d'autorité et
devenir des foyers continuels de trouble et de discorde. »159. Le terme de
« gouvernement » nous interpelle, car il annonce clairement la présence des enjeux
politiques dans l'institution asilaire. L'aliéniste affirme que s'il n'existe pas de
pouvoir central dans les asiles, le désordre y règnera. Il faut donc confier l'autorité à
un seul homme, qui pour Pinel doit être le médecin en chef : « Il n'est pas moins vrai
que, quels que soient les principes de l'administration générale d'un hospice, […], le
médecin, par la nature de ses études, l'étendue de ses lumières, et l'intérêt puissant
qui le lie au succès du traitement, doit être instruit et devenir juge naturel de tout ce
qui se passe dans un hospice d'aliénés […]. »160. Le médecin acquiert donc le pouvoir
unique et central dans l'asile.
157 Ibidem, p p 136-137.158 Ibidem, p 134.159Ph. Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, (seconde édition) IV, 4, Edition Les
empêcheurs de penser en rond, p 224.160Ibidem, p 227.
90
M. Gauchet et G. Swain ajoutent au principe de centralité le principe de
circonscription. Ce principe est aussi intéressant d'un point de vue architectural, car il
n'est possible que par la construction de limites, prenant la forme du mur d'enceinte,
du grillage ou de barrières automatiques, souvent mises à l'entrée administrative de
l'asile. Mais ce principe, qui compte avec lui le domaine de l'architecture, est d'autant
plus intéressant qu'il est le vecteur du « monde du dedans » de l'asile, créant ainsi
une micro-société, séparée de la société du dehors. Cette société du dedans a été
construite car les aliénés ne pouvaient s'intégrer et résider dans la grande société ; ils
étaient inadaptés. Dès lors, la nouvelle société bâtie spécialement pour eux leur
permet d'adhérer à un nouveau système social et collectif. Cette nouvelle société est
organisée de telle manière qu'elle puisse « transformer les hommes », afin qu'ils
recouvrent leur raison. De cette micro-société, émane alors un pouvoir propre à elle,
rendu possible et effectif par la circonscription de l'asile : « Aussi est-ce bel et bien
un pouvoir de nature politique – pouvoir sur une société – que la fermeture de
l'institution elle-même et son propre système de normes tend à conférer au médecin,
comme c'est en sujets politiques – en membre de société au sens plein du terme –
qu'elle tend à transformer les malades. »161. Les aliénés, en plus d'être soignés, - ou
en étant soignés – sont gouvernés politiquement, gouvernement possible seulement
par la clôture de l'espace édifiée par des moyens architecturaux.
C'est donc dans une « petite république expérimentale ségrégée au sein de la
grande »162 que vont se jouer des rapports de pouvoir, entre les gouvernants,
représentés par le chef de l'asile, le médecin, et les gouvernés, à savoir les malades.
De nouvelles règles ou lois sont instituées spécialement dans les asiles, marquant dès
lors cette nouvelle politique intérieure à l'asile. Elles ont été notamment théorisées
par Pinel, dans le Traité sur l'aliénation mentale. Pour être effectives, ces règles
doivent évoluer dans un espace conçu spécialement pour leur application, devant lui-
même participer au maintien de l'ordre dans les asiles, si cher à l'aliéniste. Au début
de la quatrième section du Traité, Pinel fait le point sur le site et la disposition des
bâtiments des « hospices » : « Un hospice d'aliénés peut réunir les avantages du site à
ceux d'un vaste enclos et d'un local spacieux et commode. Il manque d'un objet
fondamental si, par sa disposition intérieure, il ne tient pas les diverses sortes
d'aliénés dans une espèce d'isolement, […] si on ne prévient pas leurs
161 In La pratique de l'esprit humain, p 140.162 Ibidem, p 140.
91
communications réciproques [les « agités » avec les « tranquilles »] soit pour
empêcher les rechutes et faciliter l'exécution de tous les règlements de police
intérieure et de surveillance, soit pour éviter les anomalies […] dans l'ensemble des
symptômes que le médecin doit observer et décrire. »163. La disposition architecturale
de l'asile a donc une double fonction : faciliter l'exécution des « règlements de police
intérieure » et l'observation clinique du psychiatre. Cette double fonction a déjà fait
l'objet d'une analyse dans l'étude de la confrontation entre ordre et désordre, l'ordre,
selon le même auteur, étant la « base » de toute guérison. Les aliénés pouvaient vivre
en effet au calme, et la clarification de l'espace était un dispositif garantissant
l'efficacité du regard clinique. La guérison des aliénés est donc dépendante du
maintien de l'ordre assuré par la politique intérieure de l'asile. Or, pour que le travail
de la police intérieure se déroule bien, il lui faut un espace bien agencé et ordonné.
Comme nous l'avons déjà dit, l'architecture psychiatrique est un des facteurs de
l'ordre. La disposition des bâtiments, suivant l'état et la pathologie de chaque groupe
favorise cet ordre et prévient les désordres : « Cette distribution générale des aliénées
suivant la nature du local, les conformités générales de goûts et d'inclinations et leur
état de calme et d'effervescence, fait connaître d'abord sur quelles bases repose
l'ordre général qui règne dans l'hospice, et la facilité qu'on a d'éloigner toutes les
semences de dissention et de trouble. »164.
L'espace évite les désordres mais créerait aussi de l'ordre dans l'esprit des malades,
comme l'indique cette phrase de Pinel : « […] et souvent des aliénées arrivées depuis
peu dans un état d'agitation extrême ou de fureur, reprennent quelques jours après
leur tranquillité par les dispositions générales de l'hospice. »165. L'espace participerait
par conséquent lui-même à la tâche de la police intérieure, en lui offrant de bonnes
conditions d'exécution et en agissant, si l'on en croit Pinel, d'ores et déjà sur l'esprit
des aliénés pour y remettre de l'ordre.
Une fois les conditions architecturales remplies, la police intérieure peut
normalement exercer son ordre sans trop de difficultés. Sa fonction est souvent
relative au contexte architectural comme l'attestent deux niveaux de son exécution.
Pour commencer, le niveau de la prévention. La police intérieure doit en effet
163 In Traité sur l'aliénation mentale, IV Introduction, p 207.164 Ibidem, IV, 1, p 210. 165 Ibidem, IV, 1, p 211.
92
remplir des fonctions de surveillance, visant à entraver par exemple, les éventuelles
rencontres entre aliénés n'appartenant pas au même quartier. Selon Pinel, les
rencontres fortuites entre aliénés à un stade de la pathologie différent peuvent être
très néfastes pour la santé mentale de ces derniers. L'aliéniste cite dans le chapitre
consacré au travail du corps une de ces malheureuses rencontres. Il s'agit d'un
musicien « tombé dans la manie » qui, dans un moment de guérison marqué par la
reprise de son instrument, rechute dans sa maladie après une mauvaise rencontre, à
tel point qu'il en est devenu « incurable » : « Mais à cette époque on reçut dans le
même lieu de réclusion un autre aliéné plein de fougue et d'extravagance. La
fréquentation de ce dernier qu'on laissait librement errer dans le jardin, bouleverse
entièrement la tête du musicien ; […] exemple affligeant et mémorable de l'influence
qu'exerce le spectacle des actes de manie sur les convalescents, et qui prouve la
nécessité de les isoler. »166. Cet exemple montre la nécessité d'isoler les malades par
rapport aux autres selon le stade de la maladie pour éviter des rechutes. Cette
exigence médicale ne peut être suivie que si « la police intérieure », c'est-à-dire les
surveillants ou gardiens, mais aussi tout le corps du personnel, veillent à ce que le
mélange entre les aliénés ne se produise pas. C'est par l'attention portée sur les
circulations des hommes dans l'espace que cette surveillance peut se faire. La police
intérieure veille donc autant sur les sujets aliénés que sur l'espace qu'ils occupent, par
leur positionnement étant normé et limité.
La police intérieure prend en compte l'espace ou l'architecture pour s'exécuter
sur un second niveau : celui de la répression. Dans la section IV du Traité, tout un
chapitre est consacré aux « moyens de répression en usage contre les aliénés ». Le
début du chapitre rappelle le célèbre moment de l'enlèvement des chaînes pour
laisser place à une nouvelle « liberté » faites de nouvelles contraintes et moyens de
punition. Le premier moyen de répression préconisé par Pinel est l'enfermement de
l'aliéné lorsqu'il est en crise « dans sa loge » : « Ils peuvent être réduits à un
bouleversement complet de toutes les fonctions intellectuelles, […] ; alors nul avis à
donner, et on doit seulement pourvoir à la sûreté personnelle de l'aliéné ainsi qu'à
celle des autres, et le retenir simplement dans sa loge [...] »167. La loge, qui prend une
terminologie différentes selon les époques, comme « cellule » en référence aux
monastères, ou « chambre » que l'on n'emploie de préférence aujourd'hui, a plusieurs
166 Ibidem, IV, 7, p 238.167 Ibidem, IV, 2, p 212.
93
fonctions : celles de chambre à coucher, salle d'isolement ou punition quand il s'agit
d'y être enfermé. Les architectes doivent prendre en compte ces différentes fonctions,
en choisissant des matériaux solides et incassables pour les fenêtres et pour les
portes, et en collant les meubles au sol, pour que les malades mentaux ne s'en servent
pas comme armes au moment des crises. La loge peut faire donc office de punition,
et participe du système de répression de la politique intérieure de l'asile. Les autres
moyens de répression énumérés par Pinel sont la camisole de force, le corset à sangle
pour tirer les muscles du dos, ainsi que la célèbre mesure punitive de la douche ou du
bain froid. Cette dernière forme de répression a aussi un pied dans le domaine de
l'architecture, car elle doit compter dans ses bâtiment une salle d'eau devant aussi
être utilisée comme moyen de répression. Dès lors, l'espace asilaire est un espace
symbolique où certains lieux font directement ou indirectement référence au
châtiment168. L'architecture psychiatrique constitue ainsi un espace à la disposition de
la police et la politique intérieures de l'asile.
L'architecture psychiatrique circonscrit un espace où peut se dérouler les actions
d'une police intérieure et les effets d'une politique intérieure, qu'elle sous-tend. Un
« petit gouvernement » a le temps de se déployer entièrement dans un espace clos, et
emploie son pouvoir sur un « monde du dedans », une micro-société. La politique
intérieure de l'asile a pour idéal d'être un pouvoir total, voire « totalitaire » si l'on en
croit la détermination que donne le sociologue E. Goffman à ce type d'institution.
Mais, selon les auteurs de La pratique de l'esprit humain, le pouvoir psychiatrique
n'atteint jamais cette idéal de « totalitarisme » et de maitrise de toutes les âmes. Au
contraire, croire qu'il le peut, qu'il en a les moyens, moyen que peut être
l'architecture, c'est être bercé dans une illusion « stupide ». Pour signifier l'idée que
le totalitarisme dans la politique asilaire est une illusion, les auteurs reprennent à
nouveau le paradigme architectural du panoptique : « Comme si cela pouvait
marcher. Comme si, par exemple, « l'oeil du pouvoir » monté au coeur de la machine
panoptique et théoriquement infaillible en sa force d'exhaustion, oeil infiniment
ouvert, mais oeil sans regard, pouvait apercevoir autre chose que le vide. Comme si,
à supposer […] qu'il voit tout, le fait de ne rien ignorer des gestes d'un être et de
complètement contrôler son environnement, donnait le moins du monde prise en
168 A ce propos, nous avons déjà cité E. Goffman, qui reconnaît la symbolique de l'espace asilaire, se découpant entre lieux de récompense et lieux de châtiment.
94
profondeur sur la personnalité de cet être et le moindre pouvoir d'en diriger son
évolution. »169. Cette critique saillante de la thèse de M. Foucault sur la volonté de
pouvoir exhaustif dans les institutions disciplinaires et représentée par le panoptique,
tend à détruire la pensée que l'asile est un lieu de pouvoir proche du totalitarisme, où
l'on voudrait contrôler tous les comportements, de manière machiavélique.
Cependant, même si le pouvoir de type totalitaire échoue quant à son idéal de prise
totale des âmes, - car il est vrai que le pouvoir disciplinaire s'appuie avant tout sur le
support du corps pour atteindre l'âme, pouvant ainsi la rater - , cet idéal quant à lui
existe bel et bien dans l'esprit des gouvernants du XIXe siècle, en extase devant le
modèle architectural du panopticon, et dans l'esprit de certains aliénistes. Ce n'est
pas parce que le pouvoir psychiatrique n'a jamais une prise totale sur les individus
(ce que montre aussi M. Foucault), qu'il ne tend pas à le faire, que ce n'est pas dans
sa volonté. Il n'est donc pas inutile de le souligner et de montrer les exemples
d'appareil de pouvoir en circulation, comme le panopticon de Bentham.
Mais c'est pour entrevoir et introduire une autre vérité, une vérité opposée, que les
deux auteurs terrassent la vision foucaldienne du monde disciplinaire en général, et
psychiatrique en particulier, comme monde organisé dans le but de gouverner toutes
les âmes. Cette autre vérité peut être formulée ainsi : « Mais dans le même temps,
échouant à capter et retenir les âmes, il est parvenu, réussissant du moins à insérer
les individus au sein d'une intégration collective, à faire voir dans les aliénés des
êtres que leur tragique singularité ne retranche cependant point du commerce des
autres et de puissance sociale. »170. L'asile serait donc devenu un lieu collectif,
permettant une forme d'intégration sociale. Avant de se révéler comme « machine à
socialiser »171, il aurait échoué sur deux plans : premièrement, l'asile n'est pas une
« machine à guérir » ; deuxièmement, ce n'est pas un lieu de pouvoir réellement
totalitaire.
Les deux auteurs précisent avant d'aborder « la machine à socialiser » que « l'asile
n'a guère dû être « l'instrument de guérison » qu'espéraient ses promoteurs (encore
que si les médecins ne guérissaient pas par l'asile, le fait est que leurs pensionnaires
guérissaient à l'asile [...]) »172. Or, si les pensionnaires guérissaient, c'est grâce à une
169 In La pratique de l'esprit humain, p 149.170 Ibidem, p 168.171 Titre du dernier chapitre de la section « Politique de l'asile » in La pratique de l'esprit humain.172 Ibidem, p 167.
95
politique intérieure qui était en fait l'application du Traitement moral, somme de
principes, de manières de se comporter avec les aliénés, qui leur ouvrait une chance
sur leur guérison. La politique intérieure était le fait des soignants et se déroulait à
l'asile. Une procédure de « transformation des aliénés » était bien appliquée, « car
l'asile a changé la folie, s'il ne l'a pas soignée. Il a fonctionné vis-à-vis d'elle comme
le plus puissant des instruments de transformation qui soient jamais intervenus au
cours de son histoire. »173 L'idée de « gouvernement des aliénés », de « politique
intérieure » n'est donc pas fantasmagorique, contrairement peut-être au mythe de
« l'instrument de guérison ». Ce que les auteurs remettent en cause, c'est le fait que
dans les asiles se déploierait un pouvoir sans limite, totalitaire, auquel personne ne
pourrait échapper. Ils préfèrent comprendre la notion de « politique intérieure »
comme une politique s'exerçant sur une micro-société, qui tend à créer une société,
dans la perspective de reproduire un lien social chez les aliénés, qualifiés d'
« asociaux » parce qu'ils sont repliés sur eux-même.
Le lien social, que l'asile a voulu reproduire, se traduit par des dispositifs
architecturaux. Les deux auteurs relèvent tout d'abord le dortoir. Le dortoir s'est
inscrit dans l'espace psychiatrique tardivement ; les premiers aliénistes et les
architectes se conformaient encore au modèle de la cellule, hérité de l'architecture
monastique. Or, pour M. Gauchet et G. Swain, la cellule est représentative de
l'isolement du fou, ou de sa solitude extrême du fait que sa maladie le coupe du
monde et des autres. Les premiers asiles adoptent encore la cellule, mais les
principes de Pinel font un pas vers l'effet bénéfique de la collectivité entre les
aliénés, moyen pouvant mener à la guérison : « Mais pour elles [les « folles »
convalescentes de la Salpêtrière sous la direction de Pinel], d'entrée, la chose est
formellement établie, plus de loges : un dortoir, obtenu de l'administration des
hospices comme l'un des premiers aménagements indispensables à un dispositif
régulier de traitement. »174. Le dortoir est alors seulement réservé aux
convalescentes. Mais il va devenir la forme essentielle des aménagements servant à
dormir. Ce dispositif collectif, comme le sont aussi le réfectoire et les ateliers de
travail, ont d'après les psychiatres une visée stratégique dans le traitement : « La
dimension de masse acquiert d'ailleurs ici un caractère stratégique : lorsqu'on réunit
cent mélancoliques dans un dortoir,, quelles que soient les précautions de
173 Ibidem, p 167.174 Ibidem, p 174.
96
surveillance prises, on sait que les rapports qui se tissent au sein d'un tel
rassemblement vous échappent, on admet […] qu'ils peuvent d'eux-même se nouer,
et qu'il est souhaitable qu'ils se poursuivent […] hors de toute entrave et de toute
intervention extérieure. »175. Le dortoir est donc un lieu privilégié de sociabilité et va
jusqu'à remettre en cause les principes de surveillance de type panoptique, où l'on
faisait attention à ce que les individus ne communiquent pas. La micro-société
asilaire, malgré son artifice évident, est peut-être le lieu de rapports authentiques, en
tout cas entre les internés.
Le réfectoire est un autre exemple de dispositif social dans l'espace asilaire. Tout
comme le dortoir, il n'était pas démocratisé au sein de l'asile, seul les convalescents
et les « tranquilles » pouvaient manger à la même table. Pinel révèle dans le Traité
l'organisation et la répartition des aliénés pour les repas à Bicêtre : « Les
convalescents, les aliénés tranquilles ou ceux qui ne sont agités que par intervalles,
sont admis à la table de M. Esquirol ; les autres, à moins qu'ils ne soient dangereux,
dînent dans une salle commune, chacun à sa table particulière et servi par son
domestique ; les autres, en petit nombre, mangent dans leur chambre. »176. Cette
organisation souligne une certaine disposition de l'espace, obéissant, tout comme
l'agencement des pavillons, à une hiérarchie. La collectivité est un honneur dans les
asiles. Plus on est seul, plus on est malade ou moins « méritant ». Cependant, le
réfectoire comme le dortoir devient accessible à la majorité des pensionnaires, et est
un lieu de sociabilité essentiel à la guérison. L'aliéniste Leuret, a voulu, lors d'une
expérience, mettre en valeur la création de lien social et la socialisation lors des
repas. La nourriture ne devait pas se présenter sous forme de portion, les malades
devaient eux-même la partager. On peut leur donner aussi des couverts. Cette
expérience racontée par les auteurs de La pratique de l'esprit humain, dans le
chapitre sur la « machine à socialiser », prouve à quel point cette tentative est
révolutionnaire, dans la confiance que l'on accordait aux aliénés et à leur faculté
sociale, d'ouverture aux autres.
L'asile devient, après quelques années d'existence, un lieu où peut se reconsidérer les
rapports sociaux entre les aliénés, perdus antérieurement du fait de leur maladie. Les
dispositifs architecturaux sont des moyens mis au service du type de fonctionnement
collectiviste des établissements. Dès lors, « voilà la fonction qu'il faut savoir
175 Ibidem, p 176.176 Citation de Pinel trouvée dans La pratique de l'esprit humain, p 179.
97
reconnaître à l'asile » affirment M. Gauchet et G. Swain, « d'avoir été le relais
instrumental qui a permis ce moment second la reconquête de la folie ; d'avoir fourni
l'espace et les conditions du déploiement de cette entreprise de resocialisation où
s'est peu à peu dissoute l'altérité pratique du fou. »177. Cette vision optimiste des
possibilités de l'espace asilaire comme lieu de resocialisation et d'inclusion est à
prendre en compte, peut être validée, mais ne doit pas nous aveugler sur les
expériences vécues réellement dans les établissements psychiatriques ; tout comme
la vision de l'asile comme déploiement d'un pouvoir totalitaire et exclusif ne doit pas
nous cacher entièrement les possibilités de la sincérité des intentions humanistes des
soignants et de l'authenticité de rapports tissés entre les personnes y séjournant.
4) La politique extérieure de l'asile : problème politique et bio-politique.
La « société du dedans » propre à l'asile, analysée par les auteurs de La pratique de
l'esprit humain comme produit d'un processus de gouvernement interne pour recréer
une forme de lien social entre les aliénés, est une société artificielle à l'intérieur de la
« grande société ». D'un côté, elle cherche à lui ressembler, en essayant de se rendre
la plus indépendante possible, cherchant à assumer son « insularité ». Le site
architectural, choisi au premier moment de la construction des asiles, est excentré,
hors des villes, comme si les asiles tendaient, par leur position spatiale à la marge du
relais urbain, à se départager de la société des hommes. Dans les années 1950, les
hôpitaux psychiatriques étaient construits de telle manière qu'ils ressemblaient à un
village, avec ses rues, ses allées, ses champs cultivés, ses magasins. Cette forme des
années 1950, « l'hôpital-village » était en fait la concrétisation paroxystique du
premier modèle de l'asile, défendu par Pinel et Esquirol. Ce dernier a d'ailleurs écrit
dans Des maladies mentales : « Les asiles bâtis au rez-de-chaussée, composés de
plusieurs bâtiments isolés, distribués sur une grande superficie, ressemblent à un
village dont les rues, les places, les promenades, offrent aux aliénés des espaces plus
variés, plus étendus pour se livrer à l'exercice si nécessaire à leur état. »178. Le désir
de construire les asiles dans des domaines aussi excentrés et éloignés des villes pour
créer des micro-société indépendantes, révèle les aspirations utopiques des aliénistes
177 Ibidem, p174.178 Esquirol cité dans La pratique de l'esprit humain, p 201.
98
du XIXe siècle, et des psychiatres des années 1950, promoteurs de l' « hôpital-
village ».
D'un autre côté, cette micro-société se différencie de la grande car elle est construite
spécialement pour les fous et obéit à un autre régime, impossible à retrouver dans la
« société de dehors ». La fermeture de cette société à la grande société indique le
partage relevé par M. Foucault entre normal et anormal, ainsi que, comme l'analysent
M. Gauchet et G. Swain, l'isolement indépassable du fou par rapport à la société
toute entière, bien qu'il réussisse à s'intégrer dans une société créée à son image.
Pourtant, l'asile, aussi excentré qu'il soit, n'a pas des murs complètement
imperméables. Les influences « du dehors » sont prégnantes dans les soins prodigués
dans les hôpitaux et dans la politique qui y est mise en place. L'asile n'est pas aussi
« coupé du monde » qu'il en a l'air, car il répond à une ou des fonctions destinées à la
« société du dehors » ; il est en lui-même une réponse.
Il est tout d'abord une réponse politique. Comme l'a montré M. Foucault dans son
étude sur le panoptisme, il est, en tant que lieu disciplinaire auquel participe
l'architecture, un modèle de fonctionnement politique, « une nouvelle anatomie
politique » qui tend à s'infiltrer dans le corps social tout entier. L'institution asilaire
entretient des rapports avec l'extérieur sur deux niveaux : l'asile est tout d'abord à lui
seul un « mécanisme de pouvoir » inséré dans la société, régis lui-même par des
technologies ou des mécanismes de pouvoir. Il n'est pas nécessaire de revenir sur la
technologie politique qui se déploie à l'intérieur de l'institution, pouvant se résumer
au principe de surveillance et aux techniques devant à la fois obéir à la fin que s'est
donnée l'institution et rendre docile les internés. Les institutions disciplinaires en
général, et l'institution psychiatrique en particulier, représentent à eux-mêmes des
mécanismes de pouvoir insérés dans la société, dans le sens où ils lui sont utiles.
C'est en effet une partie de la population, une masse d'individus qui est prise en
charge par les institutions, dont « on », la société n'a plus à s'occuper. Les hôpitaux
psychiatriques, d'une certaine manière, rendent un grand service à la société de deux
façons : les familles, dont un de leur membre a été touché par la maladie mentale,
n'ont plus à le prendre en charge, à le surveiller ; aussi la société n'a plus à supporter
le spectacle et les « dangers » véhiculés par les « fous » déambulant dans la rue, dont
le comportement évoque l'incompréhension, l'étrangeté et la crainte. Les asiles, en
prenant en charge et en enfermant les malades mentaux, enlèvent de la circulation
libre une certaine population, et contribue au système policier de sécurité. Dès lors,
99
l'architecture psychiatrique prend une fonction commanditée par « une » politique
extérieure. Il s'agit de la fonction de la sécurité, garantie par l'enfermement
obligatoire des asiles179.
Le deuxième niveau de l'ouverture de l'institution asilaire avec l'extérieur est fondé
sur l'expansion du modèle disciplinaire dans toute la société. Comme l'écrit M.
Foucault dans Surveiller et punir, « le schéma panoptique, sans s'effacer ni perdre
aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social ; il a pour
vocation d'y devenir une fonction généralisée. »180. Toute la société deviendrait un
réseau de pouvoir parcouru par le vision de tous. Chacun deviendrait le surveillant de
tous ceux qui l'entourent, comme lui-même ferait l'objet d'une surveillance de la part
de ceux qui sont autour de lui. M. Foucault, pour appuyer son idée, reprend le
modèle de « la ville pestiférée », en montrant comment une partie de l'espace public
a été organisée selon le modèle du quadrillage opérant dans les lieux disciplinaires.
Cet exemple de la ville pestiférée pourrait nous faire penser à l'élaboration d'un
grand hôpital dans la ville, qui pour éviter les contaminations, sépare les malades, et
s'occupe de la gestion des cadavres pour éviter que la maladie présente encore dans
le corps mort ne contamine les vivants. Or, à quoi ressemblerait la société si elle
devenait un immense hôpital psychiatrique ?
Elle ne peut le devenir entièrement. Cependant, M. Foucault se rend bien compte que
les techniques du pouvoir disciplinaire ont tendance à sortir des institutions, à la fois
dans la multiplication des institutions elles-même, prenant en charge un nombre
d'individu croissant, et dans la dissémination des technologies dans des lieux non
disciplinaires : « Tandis que d'un côté, les établissements de discipline se multiplient,
leurs mécanismes ont une certaine tendance à se « désinstitutionnaliser », à sortir des
forteresses closes où ils fonctionnaient et à circuler à l'état « libre » ; les disciplines
massives et compactes se décomposent en procédés souples de contrôle, qu'on peut
transférer et adapter. »181.
Ainsi, nous pouvons nous demander si le rôle de l'architecture disciplinaire est si
important dans le développement du pouvoir inventé à l'âge classique. Jusqu'à
présent, nous avons rattaché certains effets du pouvoir sur les individus, qu'il soit
thérapeutique ou politique, à l'architecture psychiatrique, en montrant en particulier
que c'est le système de cloisonnement qui conditionnait l'expansion, voire l'existence
179 Nous reviendront promptement sur les notions de « sécurité » et de « dangers ».180 In Surveiller et punir, p 242.181 Ibidem, p 246.
100
de ces pouvoirs. Il semblerait que, par la divulgation aisée du pouvoir disciplinaire
hors des institutions, l'opérateur de pouvoir, qu'est l'architecture disciplinaire, soit
moins indispensable. Autrement dit, si le pouvoir disciplinaire tend à s'infiltrer dans
toute la société en se désinstitutionnalisant, ce même pouvoir peut-il se passer
d'opérateurs tels que l'architecture ? L'architecture psychiatrique peut-elle se défaire
de sa fonction d'opérateur de pouvoir, que nous avons développé jusque-là ?
Le pouvoir disciplinaire, en n'étant plus nécessairement relatif à un lieu et à son
architecture, remet en cause la dépendance entre effets de pouvoir et opérateur de
pouvoir. Il est certes possible que ce type de pouvoir emploie de nouveaux
instruments de pouvoir, plus discrets, moins imposants que l'architecture
institutionnelle, souvent massive, et ressemblant quelque peu à la « forteresse ». Le
pouvoir psychiatrique est en effet présent hors de l'asile. Le dépistage des maladies
mentales, ou plutôt des « comportements anormaux » se font ailleurs que dans les
asiles ou autres lieux consacrés à la médecine. Il se fait par exemple dans les écoles,
où les enfants sont observés selon le critère de la « santé mentale » dès le plus jeune
âge.
G. Le Blanc, dans un article issu de l'ouvrage Foucault au Collège de France : un
itinéraire, « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », démontre
comment la psychiatrie s'est réformée pour répondre aux impératifs de la société à se
défendre contre ses dangers internes : les « anormaux »182 : « La fonction de la
nouvelle psychiatrie est clairement précisée comme une fonction de défense de
l'ordre social. Cette fonction implique que la référence médicale à la guérison,
centrale pour Pinel et Esquirol, soit désormais abandonnée au profit de la détection et
de la prévention contre les individus dangereux [...] .»183. Cette évolution de la
psychiatrie, passant d'un impératif de soin et de guérison à un impératif de protection
de la société, est capitale pour repenser les fonctions de l'architecture psychiatrique.
Tout d'abord, il s'avère qu'elle prend une place moins importante dans le soin que l'on
apporte aux malades mentaux, que ce soit pour les soigner ou pour les socialiser. Elle
est moins pensée pour participer de la vie de l'institution, pour sous-tendre la
première fin qu'elle s'est donnée, que pour contenir et enfermer les malades mentaux,
afin qu'ils ne représentassent plus de « danger ». On peut dire aussi qu'elle prend
182 Les deux ouvrages qu'entreprend d'analyser G. Le Blanc sont les cours donné au Collège de France par M. Foucault Les anormaux (1974-1975) et « Il faut défendre la société » (1975-1976).
183 Guillaume Le Blanc, in Foucault au Collège de France : un itinéraire, « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », Edition Presses universitaires de Bordeaux, 2003, p 34.
101
moins d'importance dans le processus de déploiement du pouvoir psychiatrique, qui a
trouvé d'autres moyens, des moyens plus fins et plus mobiles pour avoir prise sur les
comportements de tous les individus de la société. L'architecture psychiatrique était
en effet un opérateur de pouvoir au service du pouvoir psychiatrique lorsqu'il
s'agissait de discipliner seulement les aliénés qu'elle enfermait. Mais comme le
pouvoir psychiatrique tend à se propager dans toute la société, l'architecture des
hôpitaux psychiatrique prend dès lors moins d'importance, en particulier en tant
qu'opérateur de pouvoir. C'est comme si les hôpitaux psychiatriques, qui sont
souvent des vieux bâtiments datant du XIXe siècle, avaient perdu leur fonction
d'opérateur de pouvoir ; c'est comme si tout le soin apporté par les premiers
aliénistes et les architectes pour parvenir à construire un « instrument de guérison »,
s'était dilué au fil du temps. L'architecture psychiatrique comme « instrument de
guérison » est-elle morte ? Elle reste néanmoins quelque peu « opérateur de
pouvoir », car elle a encore une visée actuelle, instaurée par le pouvoir extérieur,
représenté par la société et les pouvoirs politiques : contenir les individus
potentiellement « dangereux » après les avoir « sortis » de l'espace social.
Quel est donc le nouveau rôle donné à l'architecture des hôpitaux psychiatriques,
dans la perspective de sa mission de protection sociale ?
Pour savoir le rôle social qu'elle jouera, il faut d'abord comprendre le rôle social de
la psychiatrie.
G. Le Blanc tend, dans son article, à saisir le rôle de la psychiatrie dans ce qui fait
partie de la naissance du social : l'avènement des normes sociales disciplinaires
vouées à la défense de la société contre ses ennemis intérieurs. La psychiatrie est
l'instance qui a permis de faire le pont entre la détection des malades mentaux,
guidés par leur « instinct » déréglé, en définissant ceux qui se caractérisent comme
un danger interne à la société, et la mise en place d'une norme disciplinaire évoluant
dans tout le corps social, finalisant sa propre défense. L'auteur exprime cette idée
ainsi : « La défense du social, portée par un certain nombre de disciplines, est un
peut-être une figure particulière de l'invention du social. Elle est en tout cas la vérité
secrète et négative d'un pouvoir disciplinaire qui essaime dans l'ensemble du corps
social. Dans cette archéologie disciplinaire du social à laquelle procèderait Foucault,
la psychiatrie est appelée à jouer un rôle fondamental car elle se définit tout entière
102
comme l'instance de légitimation de la défense sociale. »184. La psychiatrie a donc un
rôle particulier dans la « défense du social » ; elle est ainsi engendrée par des
préoccupations sociales profondes, relatives à la conservation et à la défense du
social.
Pour remplir son rôle, la psychiatrie prendrait deux fonctions nouvelles dans le
social, l'une théorique et l'autre pratique. La fonction théorique est la définition d'une
norme comportementale, rendant compte de ce qu'est un comportement normal et un
comportement anormal, ce dernier représentant un danger éventuel pour la société.
Cette nouvelle norme est à la fois « prescriptive » et « descriptive » : « Elle [la
psychiatrie] construit un sens prescriptif de la norme qu'elle désigne comme règle de
conduite à atteindre, impératif de conformité auquel « s'opposent l'irrégularité, le
désordre, la bizarrerie »185. Elle se réfère également à un sens descriptif de la norme
au sens d'une régularité comportementale ou organique à laquelle s'opposent « le
pathologique, le morbide, le désorganisé ». »186. Ces deux sens de la norme de
comportement est au fondement théorique de la démarche de repérage et de détection
de ceux qui échappent à cette norme. Toutes les personnes dites anormales, sont des
personnes à la fois irrégulières et provoquent du « désordre » par leur inadéquation à
l'ordre disciplinaire normé, et régulières dans le sens où elle sont dans un état
permanent de maladie.
La nouvelle fonction pratique de la psychiatrie n'est ainsi plus de prodiguer des soins
aux aliénés afin de les guérir dans l'enceinte d'un lieu destiné à cette grande
entreprise. Elle consiste en fait à sortir de l'enceinte de l'asile pour faire ce travail de
repérage des personnes au comportement anormal, qu'elles soient simplement
incapables de se conformer à la norme du système social et disciplinaire, ou qu'elles
soient susceptibles de commettre des crimes contre leur entourage.
De plus, la psychiatrie superpose à cette fonction de repérage des comportements
anormaux, des justifications médicales, destinées à expliquer ces comportements
« insensés ». G. Le Blanc montre comment M. Foucault a analysé l'invention de
« l'expertise psychiatrique » : il s'agit de l'invention d'une technique consistant à
donner une justification théorique et « médicale » à des actes criminels, dont a
besoin la justice pour donner sens à ces actes grâce à des « mobiles » retrouvés par
ces expertises. La psychiatrie devient ainsi une « technique sociale » à part entière,
184 Ibidem, pp 28-29.185 Ibidem, p 33.186 Ibidem, p 33.
103
recouvrant ses fonctions thérapeutique et politique. Elle ne s'occupent plus vraiment
de malades mentaux subissant leur maladie ou incapables de trouver leur place dans
la société, mais d'une figure qu'elle a inventée : le « délinquant ». G. Le Blanc écrit
dans son article : « L'expertise psychiatrique invente la figure du délinquant. Là où il
y a crime, la psychiatrie remonte au criminel, retrace sa psychologie, invente une
psychologie du criminel. »187. La psychiatrie vise donc ici à expliquer le
comportement du criminel, qui paraît alors absurde, incompréhensible. L'exemple
cité par M. Foucault, puis par G. Le Blanc est celui de Henriette Cornier. Elle a tué la
petite fille de sa voisine sans aucune raison. C'est à ce moment précis que l'appareil
judiciaire a besoin de la psychiatrie : il faut expliquer cet acte « monstrueux », par
exemple en remontant dans son histoire passée qui nous ferait comprendre le
déclenchement de sa maladie. Cette explication ainsi élaborée ferait que cet acte
commis n'échappent en rien à la justice. « Or, ce qui est exemplaire dans l'affaire
Henriette Cornier, c'est la manière dont un intérêt est reconstruit par les psychiatres
pour fournir une intelligibilité au crime et, au-delà, pour offrir une prise
punitive. »188. Ainsi, l'expertise psychiatrique contribue au fait que le criminel soit
puni en expliquant son geste, que le criminel ne peut lui-même expliquer
contrairement aux criminels qui avait un mobile clair dans l'accomplissement de leur
acte. Elle devient ainsi un instrument de punition. L'internement dans l'hôpital
psychiatrique peut être la peine proprement dite de ces criminels, dangereux mais
anormaux, parce que leur acte relevait d'une anomalie, par l'absurdité apparente dont
il relève, contrairement aux crimes d'intérêts, mis alors aux rangs de crimes
normaux, requérant comme punition la prison, ou la peine de mort lorsqu'elle est
légale.
L'architecture psychiatrique serait alors vouée à l'enfermement punitif, et non
thérapeutique des criminels relevant de la psychiatrie. Pourtant, tous les hôpitaux
psychiatriques, ou tous ses secteurs ne sont pas destinés à cette fonction juridique de
punition. Les secteurs qui ressortent de cette fonction et qui contiennent les
« délinquants-fous » sont les anciens quartiers de force, ou les Unités pour malades
difficiles (U.M.D), se trouvant par exemple à Cadillac-sur-Garonne, en Gironde. Ces
unités peuvent avoir une fonction punitive par la ressemblance qu'elles entretiennent
avec le milieu carcéral. M. Foucault affirme dans la dernière section de Surveiller et
187 Ibidem, p 38.188 Ibidem, p 48. Suit à cette citation la citation de M. Foucault : « L'intérêt du crime est son intelligibilité, qui
est en même temps sa punissabilité. », in Les anormaux, p 106.
104
punir que les prisons sont, en plus d'être des dispositifs voués à la protection de la
société, des instruments de punition. Être enfermé en prison est la peine principale
encourue par les délinquants et les criminels. Les U.M.D, par leur ressemblance avec
le système carcéral, remplissent aussi quelque peu cette fonction. Pour donner un
exemple concret de cette ressemblance, nous nous appuierons sur le mémoire de D.
Martinet, alors étudiant à l'Ecole Nationale de la Santé Publique (Ecole de Rennes),
qui a pour objet « Les Unités pour Malades Difficiles ». Dans une section consacrée
à l'architecture de ces unités, intitulée « Une architecture dominée par l'obsession de
sécurité », l'auteur souligne avec insistance les dispositifs de sécurité qui
préviendraient toute évasion. Il prend comme premier exemple l'U.M.D de l'hôpital
de Cadillac : « Abordée de l'extérieur, la structure donne une impression générale de
pénitencier avec son haut mur d'enceinte, son entrée fermée par une épaisse grille
dont les interstices sont occultés, son système de surveillance de l'entrée par
caméra. »189. A ce stade de l'observation, l'U.M.D a l'apparence d'un « pénitencier »,
et non d'un hôpital psychiatrique. Les dispositifs de sécurité semble être les mêmes
que ceux de certains hôpitaux psychiatriques, mais les dispositifs de sécurités placés
à l'intérieur de l'enceinte révèle un régime tout autre : « L'unité est organisée sur un
mode pavillonaire. Ceux-ci se répartissent à l'intérieur d'une double enceinte
comprenant : un haut mur d'enceinte ; un grillage de même hauteur surmontée de fil
barbelé ; un chemin de ronde entre les deux »190. Ce dispositif de sécurité
extrêmement chargé rappelle celui des prisons, voire des camps de travail forcé ou
des camps de concentration utilisés par les régimes totalitaires. Il signifie un grand
soin mis dans la sécurité, préservant alors la société contre ses « ennemis intérieurs »
dont parle M. Foucault dans « Il faut défendre la société ». Un autre détail
architectural relatif à la sécurité et à la surveillance attire notre attention : « Une
pièce centrale dite « bocal » ou « aquarium », vitrée à partir d'un mètre de hauteur,
permet une surveillance tout azimut. Elle est appelée ainsi car les malades tournent
autour, la bouche ouverte dans le but d'interpeller les infirmiers, trop souvent
enfermés à l'intérieur. Elle est la caricature d'un système qui ne permet à aucun
endroit d'échapper à la surveillance, toilettes y compris. »191. Cette pièce représente
bel et bien, dans toute sa réalisation, le système panoptique décrit par M. Foucault.
189 Dominique Martinet, Les Unités pour Malades Difficiles, mémoire du diplôme de l'Ecole Nationale de Santé de Rennes, 6 novembre 1990, Rennes, p 24.
190 Ibidem, p 25.191 Ibidem, p 28.
105
Elle est comme le symbole de tout l'établissement. C'est la surveillance et la sécurité
qui sont les enjeux premiers, devant la perspective de guérison. D. Martinet souligne
bien cette priorité dans l'introduction de cette section : « Il est clair que la protection
de l'ordre public apparaissait comme l'essentiel, la guérison des malades semblait
aléatoire et des séjours très longs la règle. »192. On a donc remplacé la fonction
d'instrument de guérison de l'architecture psychiatrique par la fonction d'instrument
de protection sociale. G. Le Blanc use dans son article du terme d' « instrument de
défense sociale » en parlant de la psychiatrie : pour qu'elle « puisse réellement
fonctionner comme instrument de défense sociale, il faut qu'elle sorte du carcan
strict de la maladie qui était celui de l'ancienne psychiatrie. »193. Cette notion d'
« instrument de défense sociale » peut être attribuée à l'architecture des hôpitaux
psychiatriques, et en particulier à l'architecture sécuritaire des U.M.D.
Dans la dernière partie de son article, G. Le Blanc comprend la mise en place de la
psychiatrie comme instrument de défense sociale comme une réponse, une réaction
et une solution contre les ennemis intérieurs de la société : « La médicalisation du
social n'est alors rien d'autre que la réponse des disciplines, dans la société elle-
même, aux formes de l'indiscipline qui menacent la société. »194. Cette réponse peut
être à la fois à caractère politique et bio-politique.
A caractère politique d'abord, car l'enjeu sécuritaire consistant à l'enfermement et à la
punition d'individus criminels, qu'ils soient diagnostiqués comme malade
psychiatrique ou non, est investi par des appareils dépendant de l'Etat, dont les
gouvernements en place ont à s'occuper. Ainsi, le phénomène des « délinquants »
pris en charge par la psychiatrie concernent les ministères de la Santé, de l'Intérieur
et de la Justice. Les hôpitaux psychiatriques, en tant que c'est encore le lieu
représentant encore le plus la psychiatrie à l'échelle officielle et étatique, malgré
l'introduction éparse du pouvoir psychiatrique dans toute la société dans des lieux qui
ne lui sont pas conférés, sont investis par cette politique que nous appelons
« extérieure », parce qu'elle vient d'au-dehors de l'enceinte des hôpitaux. Cet au-
dehors influe et dirige la vie qui se déroule à l'intérieur de l'hôpital ; la micro-société
n'est pas aussi « insulaire » que les auteurs de La pratique de l'esprit humain
pouvaient le penser. L'asile est un lieu doublement ouvert, parce que l'Etat s'inspire
192 Ibidem, p 23.193 G. Le Blanc, in l'article « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », p 34.194 Ibidem, p 52.
106
des modes de gouvernement exploités par ses politiques intérieures, et parce que
l'Etat et la société dirige la vie des asiles à travers la fonction de protection de la
société, qui lui est attribuée de l'extérieur.
La fonction que prennent les hôpitaux psychiatriques de défense de la société a aussi
un caractère bio-politique. Comme l'explique G. Le Blanc dans son article, le
pouvoir disciplinaire, en tant que mesure et forme de gouvernement reprise par l'Etat,
ne s'adresse qu'à des individus. « Or la discipline qui produit les individus dont le
corps social a besoin ne peut littéralement créer ce corps social car il lui manque un
ensemble de règles touchant non au corps mais au corps social lui-même. »195. Cet
ensemble de règles sera émis par les techniques du bio-pouvoir, à savoir les
« mécanismes de sécurité ». Nous pouvons penser que les asiles sont des dispositifs
de pouvoir proprement disciplinaires, car c'est le type de pouvoir qui a dominé ces
institutions d'après M. Foucault, dans l'individualisation des internés, ne pouvant
prendre entre ses murs qu'une partie restreinte de la population. C'est pour cette
raison que les hôpitaux psychiatriques en eux-mêmes perdent de l'importance face à
l'avènement du bio-pouvoir, qui est un pouvoir de tous les lieux, de tous les espaces,
adressé à la population entière sans exception. Mais ils entrent tout de même en
compte dans la diffusion du bio-pouvoir, car ils y participent en tant que
« mécanisme de sécurité », dans le sens où l'on empêche une partie de la population
de circuler librement, et dans le sens où des caractéristiques du bio-pouvoirs se
branchent à son architecture. L'exemple de la politique hygiéniste est le plus parlant.
C'est au XIXe siècle que le courant de l'hygiénisme est apparu et devenu très
important pour les médecins et les aliénistes comme Esquirol, mais aussi W.C. Ellis,
aliéniste anglais. Dans son Traité sur l'aliénation mentale, Ellis consacre tout un
chapitre à la « construction et administration des asiles ». On y trouve un grand
nombre de considérations sur l'hygiène, comme l'attention à la circulation de l'air, la
salubrité des bâtiments, la propreté de l'eau, etc. Certains quartiers sont même
aménagés pour maintenir une forme de propreté dans certaines salles collectives ou
loges. Il s'agit précisément des quartiers qui abritent les « agités », et en particulier
les « malpropres ». Les salles qui leur sont destinées ont des parterres en dalles de
pierre au lieu d'être en plancher, et les sols sont inclinés de quelques degrés pour que
les urines et les matières fécales s'écoulent vers un coin de la salle196.
195 Ibidem, p 53.196 Malheureusement, nous n'avons pas pu consulter une deuxième fois son ouvrage se trouvant à la
107
L'architecture hospitalière est donc prise dans le réseau du bio-pouvoir, par les
exigences, en particulier hygiéniques qui lui sont imposées et par le fait qu'elle
prenne en charge une partie de la « population ».
L'architecture psychiatrique est prise dans des nouveaux réseaux de pouvoirs qui lui
sont extérieurs, perdant quelque peu, bien que pas absolument, son ancienne fonction
d'opérateur de pouvoir thérapeutique en co-dépendance avec un opérateur de pouvoir
politique lié à la gestion de la vie des aliénés à l'intérieur de l'asile. Sans doute ces
deux opérateurs se confondaient jusqu'au point d'être les mêmes. Elle devient par la
suite un autre opérateur de pouvoir, qui, par contre, se distingue bien du ou des
précédents opérateurs de pouvoir : c'est un opérateur de pouvoir plus social que
politique, ayant comme fin la défense et la protection de la société. Ce nouvel
opérateur de pouvoir se distingue des deux autres car sa fonction est peu compatible
avec l'acte de soigner, que ce soit par des soins purement médicaux ou par une
gestion particulière de la vie, préconisée par les thérapies institutionnelles.
Nous avons vu en quoi l'architecture psychiatrique peut être considérée comme un
opérateur de pouvoir politique, se confondant fréquemment avec l'opérateur de
pouvoir thérapeutique ; la thérapie consiste en effet en grande partie à suivre les
règles communautaires instaurées par l'institution asilaire. Elle est un opérateur de
pouvoir politique car elle dirige des effets de pouvoir sur les individus dans le cas de
l'architecture panoptique, qui est à la fois une idée symbolique du fonctionnement du
pouvoir disciplinaire et une architecture réalisée pour maximiser la surveillance du
personnel sur les malades, parfois dits « dangereux ». Il s'agit aussi d'un opérateur
politique contribuant à la politique intérieure mise en place pour créer une micro-
société. D'après M. Gauchet et G. Swain, la politique intérieure produit les
conditions à l'intérieur de l'asile pour favoriser le lien social entre les aliénés, et peut-
être aussi entre les aliénés et les soignants, conditions auxquelles participe
l'architecture, par la création de salles collectives comme les dortoirs et le réfectoire.
Enfin, l'architecture psychiatrique est un opérateur de pouvoir politique car elle tend
à garantir, par des dispositifs sécuritaires, la protection et la défense sociale contre
des personnes « anormales » et « dangereuses », que la psychiatrie prend en charge
bibliothèque universitaire de médecine de Bordeaux (Bordeaux II, Carrère), jugé trop fragile pour la consultation relativement à son ancienneté.
108
jusqu'à dans ses établissements pour les empêcher de commettre « l'irréparable ». La
politique, en amont extérieure à l'asile, de défense sociale, assurée en partie par la
psychiatrie, est une politique d'Etat au sens strict, les gouvernements s'y investissant
par des mesures comme la commande de quartiers spéciaux extrêmement sécurisés.
L'architecture psychiatrique est par ailleurs, en marge, un opérateur de pouvoir bio-
politique par son agencement dans les réseaux de « mécanismes de sécurité », dans
le sens où elle retient une partie de la population nationale et ou elle est construite
selon des normes bio-politiques, comme l'exigence d'hygiénisme.
L'architecture psychiatrique a plusieurs visages en tant qu'opérateur de pouvoir.
Cependant, le constat que nous avons fait en dernier ressort portant sur la
« désinstitutionnalisation » du pouvoir psychiatrique, a soulevé de nombreuses
questions quant au rôle de l'architecture des hôpitaux psychiatriques comme
opérateur de pouvoir. Si le pouvoir psychiatrique, qui est en même temps un pouvoir
thérapeutique et un pouvoir politique, peut se passer de son lieu tant invoqué au
XIXe siècle pour faire l'expérience proprement dite de ce pouvoir, alors le lieu
asilaire et son architecture ne sont pas les seuls opérateurs de pouvoir possibles,
même si la psychiatrie en use encore. Que penser alors du pouvoir de l'architecture
psychiatrique comme conducteur des effets de pouvoir ? Le lieu asilaire tombe-t-il
progressivement en désuétude, parce qu'il manque d'efficacité en tant qu'opérateur de
pouvoir ?
Si l'architecture comme opérateur de pouvoir n'est plus utilisée, et donc plus valide,
est-ce que c'est parce qu'un tel emploi de l'architecture est, en lui-même invalide ?
Que reste-t-il alors derrière ce premier usage de l'architecture des hôpitaux
psychiatriques ? Pouvons-nous rencontrer d'autres figures, d'autres métaphores de
l'architecture, hors de son usage utilitaire, derrière la métaphore de l'architecture en
opérateur de pouvoir ?
Les figures de l'architecture psychiatrique que nous allons faire apparaître derrière
les opérateurs de pouvoir sont le pharmakon et l'hétérotopie.
109
III) Derrière les opérateurs de pouvoir : les autres visages de
l'architecture psychiatrique :
Le dépassement de l'architecture des hôpitaux psychiatriques en tant qu'opérateur de
pouvoir, qu'il soit thérapeutique, politique ou social, par des techniques de pouvoir
plus fines qui s'infiltrent dans tout le corps social, nous interroge quant à la validité et
aux limites de la notion d'opérateur de pouvoir relativement à l'architecture
psychiatrique.
Cette interrogation débouchera sur le dévoilement de figures émanant de
l'architecture et des lieux asilaires : le pharmakon et l'hétérotopie.
1) Validité et limites de la notion d'opérateur de pouvoir pour l'architecture
des hôpitaux psychiatriques.
Comme nous l'avons vu précédemment, le pouvoir psychiatrique tend à sortir de
l'enceinte de l'institution afin d'avoir prise sur le corps social tout entier. Cette
tendance qu'a le pouvoir psychiatrique à se « désinstitutionnaliser » nous amène à
penser que le rôle de l'institution et de son architecture spécialisée est moins
prégnant qu'il ne l'était, en tant que technologie du pouvoir. Aussi pouvons nous
demander pourquoi le « pouvoir psychiatrique » n'est plus autant conduit par les
opérateurs de pouvoir siégeant dans l'institution asilaire, lieu pourtant très demandé
par les aliénistes du XIXe siècle pour mettre en marche ce pouvoir de grande
envergure. C'est comme si l'asile n'était que le déclencheur de la machine
psychiatrique, en rendant possible l'application des théories des aliénistes ; or, il
semble aujourd'hui d'une importance moindre, à l'image d'une machine ancienne,
voire archaïque, fonctionnant avec peine.
Ce détachement du pouvoir psychiatrique avec l'opérateur de pouvoir qu'est l'asile
dans sa construction peut être observé à trois niveaux.
Le premier niveau est le domaine thérapeutique. Nous avons déjà montré la
conception d'Esquirol de la disposition d'un asile, qui devait être construite de telle
sorte qu'elle soit un « instrument de guérison ». Nous avons vu que c'est grâce à une
disposition particulière de l'espace que les médecins, les infirmiers et les surveillants
110
peuvent aisément accomplir leur travail ; ce dernier est un travail clinique
d'observation pour les premiers, et un travail de gestion et de surveillance de la vie
des pensionnaires pour les seconds. Dans le Pouvoir psychiatrique, nous avons déjà
repéré une citation de M. Foucault soulignant la fonction thérapeutique de l'hôpital
sous-tendu par sa disposition spatiale : « […] qu'est-ce qui guérit à l'hôpital ? Ce sont
deux choses... enfin non ; c'est une chose essentiellement : ce qui guérit à l'hôpital,
c'est l'hôpital. C'est-à-dire que c'est la disposition architecturale elle-même,
l'organisation de l'espace, la manière dont les individus sont distribués dans cet
espace, la manière dont on y circule, la manière dont on y regarde et dont on est
regardé, c'est tout cela qui a en soi valeur thérapeutique. »197. L'espace pensé par les
aliénistes et les architectes coude à coude avait alors bien cette visée, qui était de
faire du pouvoir thérapeutique un attribut de la disposition de l'espace asilaire. Or,
cette fonction donnée à l'architecture asilaire ne semble avoir eu que trop peu
d'efficacité pour qu'elle suffise à guérir les malades. Peut-être était-ce parce qu'il était
inapproprié de conférer à l'architecture asilaire une telle fonction. Peut-être que les
premiers aliénistes et architectes avaient la « folie des grandeurs » en voulant
construire une « machine à guérir ». Même si nous ne pouvons pas passer outre le
rôle de l'architecture dans le processus du traitement thérapeutique par la facilité que
donne la disposition spatiale des hôpitaux au personnel pour prendre en charge les
internés, il n'en demeure pas moins qu'elle ne joue pas le rôle essentiel dans la
guérison, comme pouvait le penser Esquirol.
Le soin thérapeutique prescrit aux malades mentaux, plus ou moins atteint, peut se
dérouler à l'extérieur des hôpitaux psychiatriques. L'agent thérapeutique, sans doute
considéré comme le plus efficace depuis la seconde moitié du XX siècle sont les
médicaments prescrits par les psychiatres. Ils sont présentés comme la solution
contre la maladie mentale, tout comme le sont les médicaments destinés à soigner les
maladies du corps. Ce pouvoir donné au médicaments de psychiatrie depuis les
années 1950 est apprécié parce qu'ils ressemblent, dans leur prise et dans leur effet
presque immédiat, aux médicaments des maladies somatiques. Il est évident que les
hôpitaux généraux ne se contentent pas de l'aménagement des lieux pour soigner
leurs malades, et comptent bien plus sur les traitements médicamenteux ou une
intervention de type chirurgical pour éradiquer les maladies. La discipline
197 M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, p 103. Citation déjà utilisée dans la section sur le mythe de l' « instrument de guérison ».
111
psychiatrique s'inspire de la médecine générale dans le traitement des malades par les
mesures que sont les médicaments d'une part, et les interventions beaucoup plus
radicale comme les éclectrochocs d'autres part. L'intervention des électrochocs
pourrait s'apparenter à l'intervention chirurgicale de la médecine générale. M.
Foucault, dans la leçon du 30 janvier 1974 du Pouvoir psychiatrique, tend à montrer
le processus de « somatisation » dans le domaine de la psychiatrie. C'est avec
l'apparition de l'hypnose à travers les travaux de Charcot et la réapparition de l'usage
des drogues en psychiatrie, déjà présentes dans l'Antiquité, que la psychiatrie va
pouvoir se focaliser sur le corps des patients, et avoir prise sur eux. M. Foucault
annonce ce changement ainsi : « A ce moment-là, on va avoir la possibilité, en
branchant ce nouveau corps qui vient d'être découvert par la médecine, par les
techniques de l'hypnose et des drogues, de tenter d'inscrire enfin les mécanismes de
la folie dans un système de connaissance différentielle, dans une médecine fondée
essentiellement sur l'anatomie pathologique ou sur la physiologie pathologique
[…]. »198. Or le nouveau corps de la psychiatrie n'est pas dominé par des procédés
architecturaux, mais par la prise de médicaments, ou autres interventions directes sur
le corps. L'architecture n'agit donc que sur les corps des individus en tant qu'ils sont
des sujets politiques de l'institution, en tant qu'ils étaient des comportements à
façonner. Le corps médicalisé de la psychiatrie n'est pas encore pris en compte par
l'architecture psychiatrique. M. Foucault termine cette leçon par cette remarque :
« […] l'interrogatoire – le langage - , l'hypnose et la drogue, c'est-à-dire les trois
éléments avec lesquels, soit dans les espaces asilaires soit dans les espaces extra-
asilaires, le pouvoir psychiatrique fonctionne encore aujourd'hui. »199. Cette
indétermination du lieu où fonctionne le pouvoir psychiatrique prouve que
l'architecture des asiles n'est pas indispensable pour la diffusion du pouvoir
psychiatrique, assurée par des techniques utilisées partout, avec ou sans ancrage dans
les asiles. Le rôle prépondérant donné aujourd'hui aux médicament relativise la force
du lieu asilaire et éventuellement de son architecture, qui était antérieurement
« l'instrument de guérison » absolu. Néanmoins, le lieu asilaire garde de sa force
dans le pouvoir coercitif qu'il exerce sur la société, par le biais des représentations
collectives qu'il déclenche dans les esprits.
198 In Le pouvoir psychiatrique, p 290.199 Ibidem, p 290.
112
De la même façon, le pouvoir politique propre à la psychiatrie n'est plus
fondamentalement relié à l'appareil asilaire pur, c'est-à-dire aux hôpitaux
psychiatriques généraux. Dans un entretien de G. Deleuze avec T. Negri, publié dans
Pourparlers, le philosophe analyse à partir de la philosophie de M. Foucault, le
« devenir de la société comme société de contrôle ». La « société de contrôle » est
une société qui a su dépasser la société disciplinaire, analysée en détail par M.
Foucault. La société actuelle n'est donc plus disciplinaire car elle ne repose plus sur
le principe d'enfermement ; elle n'a au contraire aucune frontière, et se sert des
moyens de communication pour s'infiltrer partout : « Nous entrons dans des sociétés
de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et
communication instantanée. »200. Selon G. Deleuze, les institutions closes et par là-
même disciplinaires sont en crise, le nouveau type de pouvoir, en train de s'installer,
tendant justement à s'échapper de ces institutions, pour toucher tout le monde sans
exception. C'est ce que M. Foucault avait déjà remarqué dans Surveiller et punir : le
pouvoir disciplinaire est une anatomie politique qui tend à s'infiltrer dans le corps
social tout entier. Mais pour cela, il s'appuyait néanmoins sur les institutions
disciplinaires, qui prenait en charge toutes les populations à discipliner, c'est-à-dire
les enfants en leur période de puberté, les jeunes hommes oisifs qu'il fallait enrôler
dans l'armée, les pauvres qu'il fallait faire travailler, et les récalcitrants à ces
disciplines : les fous et les criminels, qu'il fallait enfermer constamment,
contrairement aux premières institutions citées qui n'enfermaient qu'une partie de la
journée. Mais pour G. Deleuze, le principe d'enfermement commence à être dépassée
et devenir en désuétude, à l'avantage du nouveau pouvoir des sociétés de contrôle :
« Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d'école, d'hôpital : ces institutions sont en
crise. Mais, si elle sont en crise, c'est précisément dans des combats d'arrière-garde.
Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d'éducation,
de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà
apparus depuis longtemps. »201. En prononçant l'expression « d'arrière-garde », G.
Deleuze montre que les appareils institutionnels disciplinaires ne sont plus des
opérateurs de pouvoir aussi puissants qu'à leur début, ou qu'ils ne l'ont été que pour
un temps.
200 Gilles Deleuze, Pourparlers, Editions de Minuit, entretien avec T. Negri, printemps 1990, p 236.201 Ibidem, p 236.
113
Ainsi, les opérateurs de pouvoir thérapeutique et politique de l'architecture
psychiatrique, qui encerclaient les corps pour les enfermer, perdent de leur pouvoir et
de leur action, à l'avantage des structures ouvertes et mobiles, comme les soins
ambulatoires qui sont de plus en plus en usage. On peut se demander si cette perte de
pouvoir que l'on suppose aux appareils de pouvoir disciplinaire, n'est pas une perte
réelle de pouvoir, mais seulement imaginaire. Peut-être que l'architecture
psychiatrique n'a jamais eu de tels pouvoir, qu'elle n'a jamais été intrinsèquement
opérateur de pouvoir. Peut-être que l'opérateur de pouvoir n'est qu'une notion
fantasmée par les constructeurs de l'asile, médecins ou architectes ?
Néanmoins, nous ne pouvons pas discréditer cette notion avec aussi peu d'éléments,
bien que nous puissions en monter les limites, limites de pouvoir et limites
temporelles. Nous nous devons de reconsidérer une dernière fois cette notion pour
nous assurer de sa validité.
Dans quelle mesure peut-on postuler avec pertinence une architecture qui aurait la
dimension d'opérateur de pouvoir, thérapeutique et politique, dans le cas de
l'architecture des hôpitaux psychiatriques ?
C'est en étudiant les différentes étapes conventionnelles d'un projet architectural que
nous pouvons nous rendre compte de la véritable portée de cette dimension d'
« opérateur de pouvoir » accordée à l'architecture psychiatrique.
La première étape d'un projet architectural est la formulation des besoins auxquels
doit répondre le projet, par le maître d'ouvrage ; il s'agit de la programmation. Le
maître d'ouvrage est l'instance publique ou privée qui fait une commande pour la
construction d'un bâtiment devant répondre à des besoins précis. Dans le cas de la
construction d'un hôpital psychiatrique, ou encore d'une reconstruction ou
construction d'annexe comme c'est le cas à l'hôpital Sainte Anne, le maître d'ouvrage
peut être l'Etat quand il s'agit d'édifier un établissement public, ou un directeur,
pouvant être la personne du médecin-psychiatre quand il s'agit de construire une
clinique privée.
Un article auquel a participé J.-Ch. Pascal consacré à l'architecture en psychiatrie,
intitulé « Mener un projet architectural en psychiatrie » rend compte de toutes les
étapes nécessaires par lesquelles doit passer l'édification d'un nouveau bâtiment.
Avant l'étape de la construction du bâtiments, de nombreux moments se sont
déroulés en amont. Les auteurs de l'article définissent ainsi la première étape : « La
114
programmation s'organise en deux grandes étapes de travail. La première phase […]
consiste en un recensement de tous les besoins et paramètres à prendre en compte et
à la vérification, par leur mise en cohérence de la faisabilité de l'opération, sur la
base éventuelle de différents scénarios. […]. La seconde phase, […] a pour objectif
de définir de façon précise, les attentes et exigences constitutives de la commande du
maître d'ouvrage, dans le cadre d'un document de référence, le « programme
technique détaillé ». »202. Le maître d'ouvrage ou le commanditaire du projet
architectural intervient en particulier dans la première phase, par la demande qu'il
formule.
Cette demande, dans le cas d'un hôpital psychiatrique, peut prendre la forme de
l'énonciation du but de l'institution en question, qui va se matérialiser dans de
nouveaux bâtiments. Ces buts peuvent se référer, dans la construction d'un nouveau
lieu, à la volonté de donner des soins à des personnes atteintes de maladie mentale,
ou à la volonté de garantir la protection de la société par l'enfermement de « malades
dangereux » par exemple. C'est, en premier lieu, dans l'étape de la programmation,
que va apparaître, de la manière la plus explicite, la notion de « fin », de « but »
conféré à l'architecture. Cette notion de « fin de l'architecture » n'est pourtant pas la
même chose que la notion d' « opérateur de pouvoir », même si elle s'en rapproche.
La notion de « fin » repose tout d'abord sur des solutions apportées par les moyens
architecturaux à des besoins. Par exemple, la fin thérapeutique de l'institution met en
place des dispositifs notamment architecturaux, comme la chambre, pour soigner des
malades.
Or, le besoin premier auquel répond la construction d'un nouvel édifice, qu'il soit un
hôpital psychiatrique ou non, est le besoin primordial de l'existence d'un autre lieu,
d'un nouvel espace, soit pour reproduire ce qui a été accompli ailleurs, soit pour
tester de nouvelles techniques, architecturales ou médicales, qui ne peuvent se
concrétiser qu'à la condition de l'édification d'un nouveau lieu, adapté à de nouvelles
fins ou de nouvelles technologies.
La notion de fin s'apparente aussi aux « fins de l'institution » auparavant
rencontrées, qui sont ici le traitement thérapeutique, la réinsertion dans la société des
malades mentaux et la défense sociale203. Ainsi, l'architecture pourra-t-elle se
spécifier en fonction des fins de l'institution, présentes dans sa politique et son
202 B. Laudat, J.-Ch. Pascal, S. Courteix, Y. Thoret, article « Mener un projet architectural en psychiatrie ». EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-876-A-80, 2008.
203 Cf. première partie et troisième et quatrième sous-partie de la deuxième partie du mémoire.
115
idéologie.
C'est à travers ces deux aspects réunis relatifs à la notion de « fin », la construction
d'un nouveau lieu, et la spécialisation en fonction des « fins de l'institution », que
l'architecture psychiatrique peut prendre la carrure d'un opérateur de pouvoir, sans
pour autant se confondre avec les « fins ». En effet, premièrement, l'architecture
délimite des lieux où sont utilisées des techniques, qu'elles soient architecturales ou
médicales, auxquelles elle donne l'occasion de s'exercer ; ainsi l'architecture construit
un champ d'expérience pour les techniques, faisant par ailleurs elle-même figure de
technique. Deuxièmement, elle s'adapte aux fins qui lui sont extérieures et données
par l'institution, et que les détenteurs du projet cherchent à lui faire incorporer en la
transformant en moyen au service de ces fins.
Dès lors, l'architecture des hôpitaux psychiatriques devient « opérateur de pouvoir »
par le fait qu'elle est à la fois la possibilité de nouvelles techniques, par la mise en
forme d'un nouveau lieu, et un moyen au service de finalités qui lui sont extérieures,
c'est-à-dire différentes de la fonction d'abriter.
Conjointement à l'étape de la maîtrise d'ouvrage, un programmiste note dans un
cahier des charges tous les besoins matériels auxquels devra répondre le futur
bâtiment204. Par exemple, le bâtiment devra contenir tel nombre de salles, tel nombre
de lits, des salles de loisirs, des salles pour les personnel, etc. Il devra aussi suivre
des normes spécifiques aux bâtiments hospitaliers, comme des règles d'hygiène, et
des règles relatives à la sécurité, alliant la protection de la société, les internés ne
devant pas s'évader, la sécurité du personnel et autres usagers de l'hôpital, ainsi que
la sécurité du patient lui-même. Les normes de construction présentes dans le cahier
des charges destiné au futur architecte peuvent être ce type de recommandation :
« les fenêtres des chambres ne doivent s'ouvrir que par le haut, l'espace laissant
passer l'air ne devant pas être assez grand pour qu'un corps puisse s'y glisser ; les
vitres doivent être fondues dans un matériau incassable ; le lit et la salle de bain de
chaque chambre doivent être visibles d'un seul coup d'oeil pour le personnel, dès
qu'il entrouvre la porte ; les rampes dans les couloirs doivent avoir un diamètre assez
important pour qu'un malade en crise ne puisse pas s'y accrocher, etc ». Toutes ces
normes architecturales écrites dans le cahier des charges doivent être respectées.
Elles sont aussi des témoins de la vie se déroulant à l'intérieur de l'institution.
204 Il s'agit de la « deuxième phase » de la maîtrise d'ouvrage, dont parlait ci-dessus J.-Ch. Pascal.
116
Lors de la programmation, le maître d'ouvrage est la plupart du temps accompagné
de spécialistes pour formuler ses attentes : « Le comité de pilotage est mis en place
pour assurer le suivi et la validation des grandes options programmatiques. Il est
composé du maître d'ouvrage et de ses représentants légaux, d'administrateurs, de
représentants des instances médicales et de chaque corps professionnel,
éventuellement de personnalités extérieures ou de représentants d'usagers. »205. En
voyant la fonction des acteurs qui débutent le projet architectural, nous nous rendons
compte que tous ne sont pas des connaisseurs de l'art de l'architecture. L'architecte
n'intervient qu'à la deuxième étape, et ne participe pas vraiment à la formulation du
projet. Autrement dit, il est au service du maître d'ouvrage, qui exerce soit des
fonctions politiques, soit des fonctions administratives, ou encore d'un médecin
voulant diriger sa propre clinique. Nous nous rendons compte que dans le
déroulement du projet, l'architecte a encore une position subalterne par rapport aux
prises de décisions sur la fonction du bâtiment, tout comme l'architecte était le
subalterne des aliénistes aux XIXe siècle, lorsqu'ils s'intéressaient à la disposition
architecturale des hospices. L'architecture des hôpitaux psychiatriques peut ainsi
prendre la dimension d' « opérateur de pouvoir » car elle est le fruit d'un espace de
décisions qui ne sont pas simplement architecturales, à propos de fonctions qu'elle
devra endosser. La phrase de Pinel, « Ce sera donc à l’architecte de se concerter avec
le médecin pour faire, dans un hospice donné, les dispositions intérieures dont le
local est susceptible, et dont on ne peut donner que les règles générales. »206 a une
signification encore actuelle dans le sens où l'architecte met son art au service de
décisions prises par d'autres corps de métier, qui vont avoir l'usage de bâtiments.
L'architecture n'est pas l'affaire du seul architecte. Un grand nombre de directions
que va prendre la future architecture, sont effectivement impulsées par des hommes
de pouvoir, que ce soit dans le domaine politique ou médical.
Ces hommes de pouvoir souhaitent la plupart du temps faire de l'architecture un de
leurs outils de pouvoir. En prenant des décisions sur ce qu'elle sera, ils peuvent la
diriger vers la forme de l' « opérateur de pouvoir ».
L'architecture des hôpitaux psychiatriques « naît » comme « opérateur de pouvoir »
dès la formulation du souhait de son existence par le maître d'ouvrage. Pour que ce
205 In article « Mener un projet en psychiatrie », p 4.206 Pinel, in Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale.
117
souhait soit réalisé, et que l'architecture hospitalière soit effectivement « opérateur de
pouvoir », le maître d'ouvrage fait appel à un maître d'oeuvre. Le maître d'oeuvre est
l'architecte sélectionné par le maître d'ouvrage pour réaliser le projet. Il devra faire
une esquisse devant concilier toutes les contraintes et les objectifs du futur bâtiment.
Les auteurs de l'article sur le projet architectural en psychiatrie définissent l'esquisse
ainsi : « C'est une alchimie savante et parfois obscure qui transforme un magma
insensé de contraintes de toute nature, rêves, envies, besoins, budget, fonctionnalités,
règlementations, techniques, sécurité, terrain, contexte, relations humaines, dits et
non-dits, en lieu. »207. Ces contraintes comportent certaines données qui sont
immatérielles, et qui font pourtant partie de l'architecture. Les « rêves et les envies »
sont des composantes du nouveau bâtiment, qui prendra une forme significative. L'
« instrument de guérison » d'Esquirol comporte en lui une grande part de rêve, de
fantasme ; cette donnée nous met sur la voie d'une investigation critique de
l'architecture psychiatrique. Une architecture qui pourrait tout bonnement soigner, ou
qui pourrait participer activement à la guérison des malades mentaux, et qui serait
ainsi entièrement un opérateur de pouvoir thérapeutique, est sans doute pour une
grande part de l'ordre des fantasmes inhérents à l'opération architecturale.
Cependant, les auteurs de l'article, en particulier le psychiatre J.-Ch. Pascal208, ont, à
leur manière, essayer d'entrevoir la fonction et la fin thérapeutique de l'architecture
psychiatrique : « L'articulation entre le projet de soin et l'architecture amène à se
poser la question de l'existence d'une architecture qui serait spécifiquement
psychiatrique, […], qui s'exprimerait aussi dans sa fonction thérapeutique. […] deux
positions archétypales, celles des « fonctionnalistes/pragmatiques », chez qui
domine le souci de mettre à la disposition des équipes soignantes et des structures
adaptées aux soins psychiatriques et donnant aux patients le maximum de confort
possible, et celle qualifiée […] de « symboliste/signifiante » qui tenterait de traduire
directement ou indirectement une représentation de la maladie mentale, dans son
espace théorique ou thérapeutique. Serait ainsi posée la question de l'impact
thérapeutique spécifique de l'architecture soignante. »209. Est-ce que ces archétypes
de l'architecture psychiatrique, inventés par un psychiatre et non par un architecte,
peuvent signifier la volonté de faire de l'architecture des hôpitaux psychiatriques un
207 In article « Mener un projet architectural en psychiatrie », p 5.208 Nous avons déjà exposé la pensée de J.-Ch. Pascal en première partie, sur la significance de l'architecture, en
tant qu'elle aurait une dimension thérapeutique, dans les notions d'architecture fonctionnaliste et symboliste.209 In article « Mener un projet architectural en psychiatrie », p 2.
118
« opérateur de pouvoir thérapeutique », ou politico-thérapeutique, si l'on pense que
c'est par la gestion de la vie des patients selon des règles strictes qu'on peut les guérir
?
Il s'avère que la notion d'une « architecture soignante » se différencie d'une
« architecture-opérateur de pouvoir » dans le sens où elle ne cherche pas à diriger
une action directe sur les internés, comme le serait l'architecture panoptique
représentative de l' « opérateur de pouvoir ». L'architecture soignante de J.-Ch.
Pascal a des effets moindres sur les comportements, bien qu'existant. Ses effets sont
produits par la création d'un environnement qui facilite les conditions de soin ou de
vie (architecture fonctionnaliste), ou qui fait art dans le sens où l'architecte cherche à
représenter dans des formes sensibles une vision de la maladie mentale, comme
pourrait l'être un tableau (architecture symboliste). Celui qui veut produire un
« opérateur de pouvoir », que parvient à être l'architecture panoptique, tend à
moduler les comportements, à avoir une emprise directe sur eux. Ce n'est pas le cas
de « l'architecture soignante » exposée dans l'article ci-dessus, ne donnant pas
l'impression de s'appuyer sur le réseau des « relations de pouvoir », inhérent à
« l'architecture-opérateur de pouvoir », mais se contentant seulement de moduler
l'environnement des patients.
Pour savoir dans quelle mesure l'architecture des hôpitaux psychiatriques est un
« opérateur de pouvoir », il faut définir cette dernière notion.
Être un « opérateur de pouvoir » pour l'architecture n'est pas exactement avoir une
« fonction » ou une « fin ». C'est avoir le pouvoir effectif d'agir sur les personnes
résidant dans le lieu que délimite l'architecture, et parfois les personnes hors de ce
lieu. Par exemple, la masse imposante des institutions asilaires est un vrai rappel à
l'ordre, qui s'adresse à l'intérieur et à l'extérieur de l'asile, tout comme le sont les
architectures des autres bâtiments de pouvoir. Cependant, l'opérateur de pouvoir
asilaire est dépassé ou relayé à plus petite échelle dans tout le corps social, par des
petits opérateurs de pouvoir dont se sert le « pouvoir psychiatrique », dans des
institutions médicalisées extra-muros (de l'hôpital de jour au cabinet du
psychanalyste), et dans des lieux apparemment dépourvus de la fonction
psychiatrique. Bien que les éventuels opérateurs de pouvoir dispersés dans
l'architecture des hôpitaux psychiatriques soient dépassés par des techniques de
pouvoir plus fines, ils sont encore en activité par le pouvoir de produire des
119
impressions fortes dans l'esprit des acteurs actifs et passifs concernés par le lieu
asilaire. Les acteurs actifs, à savoir le maître d'ouvrage, les médecins, le personnel et
les architectes, peuvent, en effet, nourrir le fantasme de se servir avec plus de prise
des opérateurs de pouvoir. Les acteurs passifs, les résidents et le corps social extra-
muros, sont touchés par ces opérateurs de pouvoir, dans le sens où, par exemple,
l'aspect général du bâtiment signifie, par sa grandeur, ordre et autorité.
L'architecture psychiatrique peut-elle être résumée à la notion d' « opérateur de
pouvoir » ? Ne se cache-t-il pas, derrière l' « opérateur de pouvoir », d'autres visages
de l'architecture psychiatrique en activité, ancrés dans l'existence des lieux asilaires
et se détachant de l'aspect de pouvoir thérapeutique et politique des hôpitaux
psychiatriques ?
Au moment où les « opérateurs de pouvoir » asilaires perdent de leur pouvoir, les
autres visages de l'architecture psychiatrique font surface et peuvent faire l'objet de
premières déterminations.
2) L'espace psychiatrique comme pharmakon .
Le premier visage qui pourrait ressortir en premier derrière les opérateurs de pouvoir
est le pharmakon. En effet, cette notion ambivalente qui superpose en elle les
contraires de poison et de remède, apparaît après la figure de l'architecture
psychiatrique comme « opérateur de pouvoir » thérapeutique, car elle est autant
impliqué dans la recherche de la création d'un « milieu thérapeutique » que cet
opérateur de pouvoir. Le pharmakon peut même être une conséquence, une sorte de
scorie que les opérateurs de pouvoir ont laissée derrière eux. Les opérateurs de
pouvoir étaient utilisés afin de participer à la dynamique de la vie asilaire, en faisant
de l'architecture un moyen actif pour régir, autant qu'elle le peut, les comportements
des individus devant se conformer à la norme disciplinaire et se soumettre aux
traitements médicaux, pour arriver à un état de guérison. Une des visées de
l'opérateur architectural dans l'espace asilaire est de créer un « milieu
thérapeutique »210, milieu qui influencerait les esprits pour les aider dans leur
processus de guérison. Or les dimensions des opérateurs de pouvoir, à savoir
210 La création du « milieu thérapeutique » est aussi l'affaire, mais sous un autre angle, de l' « architecture soignante » de J.-Ch. Pascal.
120
thérapeutique et politique, peuvent, dans certaines circonstances, se contredirent
entre elles. L'opérateur de pouvoir politique, que nous avons distingué du
thérapeutique est, comme nous l'avons vu, à la fois opérant dans une politique
intérieure et extérieure à l'asile. L'opérateur de politique extérieure a une double
fonction d'assistance et de défense de la société, même si nous avons surtout insisté
sur l'aspect de la défense sociale. Or, pour garantir la protection de l'espace social, les
malades « dangereux » sont contraints d'être enfermés et séparés de la société, dans
une logique de ségrégation. R. Castel dans la présentation qu'il a rédigée pour
l'oeuvre de E. Goffman Asiles, remarque « les contradictions thérapeutiques »
découlant du phénomène de ségrégation des malades mentaux : « En dernière
analyse, […], les difficultés de la pratique thérapeutique se comprennent à partir du
divorce fondamental qui existe entre l'institution totalitaire et la société globale, […].
Ce qui demeure irréductible dans le clivage entre personnel et reclus n'est autre
chose que la ligne de partage, passant au sein même de l'hôpital, entre l'établissement
carcéral et la vie normale. Dès lors, ces deux groupes s'affrontent en dépit du projet
thérapeutique qui devrait les rendre complices – et arrive à les réunir dans l'exacte
mesure où l'hôpital représente en même temps un milieu thérapeutique – parce que
chacun d'entre eux a tendance à se polariser autour d'une des fonctions antagonistes
de l'institution. »211. Le « milieu thérapeutique » échoue dans sa fonction parce qu'il
est conditionné par le phénomène de ségrégation ; il n'est constitué que parce qu'il
est coupé du reste du monde et par le partage entre malades et soignants. Or les
malades subissant cette ségrégation due à un partage ressenti à l'intérieur même de
l'asile, refusent de jouer le « jeu de la guérison » parce qu'ils reçoivent de plein fouet
la dégradation de leur statut juridique, ainsi qu'une dégradation morale, du fait de
leur altérisation. C'est, de plus, par cette fonction double de l'hôpital qui est « en
même temps » un milieu thérapeutique et un lieu de ségrégation - « un établissement
carcéral » -, que le lieu asilaire devient ambivalent et manque pour ainsi dire l'issue
du projet thérapeutique.
A travers la dualité du lieu hospitalier, milieu thérapeutique et établissement carcéral,
l'architecture psychiatrique est affectée, voire fécondée à son tour par cette
ambivalence. Elle peut être envisagée sous la notion du pharmakon, qui prend
ensemble les caractéristiques contradictoires de poison et de remède.
211 Robert Castel pour la Présentation d'Asiles de Erving Goffman, éditions de Minuit – Le sens commun, New York, 1961, p 28.
121
L'architecture psychiatrique comme pharmakon peut se décliner en trois caractères
spatiaux, qui ont chacun des effets contradictoires sur les malades mentaux occupant
l'espace asilaire : l'isolement, le principe de séparation et la formation d'une contre-
société.
Pour commencer, l'isolement est d'abord un moyen thérapeutique, mais il s'avère
qu'il est aussi la cause de nombreux abus à l'intérieur de l'institution et qu'il peut
laisser penser au malade qu'il est abandonné. Dans La pratique de l'esprit humain,
les auteurs font le point sur ce qu'était à l'époque des premiers aliénistes la nécessité
thérapeutique de l'isolement. Ils citent pour cela le Traité de la manie de Pinel : « La
nécessité d'isoler les aliénés de leur famille et de leurs anciennes relations a été
vivement senti à Londres et à Paris. L'expérience a prouvé qu'ils ne guérissaient
point au sein de leurs habitudes et qu'une partie essentielle du traitement est de les
environner d'objets nouveaux. »212. L'isolement est une nécessité thérapeutique car il
faut que l'aliéné sorte de son environnement habituel, (qui est le plus souvent sa
famille), qui est devenu pour lui pathogène. Ainsi une coupure avec ses proches
s'impose pour éviter que la maladie empire et pour qu'il y ait possibilité de guérison.
La famille est, en effet, souvent reconnue comme un des élément de la causalité de la
maladie mentale. C'est le milieu dans lequel s'est déclenché la maladie pour la
majorité des cas.
A ce propos, David Cooper, un des inventeurs du mouvement des années 1960 l'anti-
psychiatrie, a montré comment c'était la famille qui était l'une des causes principales
de la schizophrénie. Les familles étaient alors autant étudiées que les patients
schizophrènes eux-même. C'était grâce à l'isolement des schizophrènes de leur
famille dans des unités spécialisées, que David Cooper espérait les guérir, en
instaurant d'autres rapports entre les patients et le personnels, rapports qui tentaient
de gommer la différence de leur statut. La schizophrénie était alors pour lui une
affaire de relation, le schizophrène étant discrédité, voir ignoré par sa famille dès son
plus jeune âge. Il était donc nécessaire de créer un nouvel espace, « un milieu
thérapeutique », qui tranchait d'une part avec bien sûr le milieu familial, mais aussi
avec le milieu thérapeutique des hôpitaux psychiatriques traditionnels, qui conservait
la ligne de partage entre le normal et le pathologique, entre les patients et le
212 Citation issue du Traité de la manie, in La pratique de l'esprit humain, M. Gauchet et G. Swain, p 41, (déjà cité).
122
personnel. C'était donc dans un nouveau milieu, dans un nouveau type de relations,
que les schizophrènes avaient une chance de retrouver leur intégrité.
Le mouvement anti-psychiatrique conserve ainsi le même réflexe que les inventeurs
de la psychiatrie au XIXe siècle, contre laquelle il s'opposait. Il est de même à la
recherche d'un nouvel espace à caractère thérapeutique s'opposant aux autres
milieux, vecteurs de maladies mentales auxquels ne résistent pas les plus fragiles.
L'isolement est alors dans les débuts de la psychiatrie comme dans ses mouvements
les plus réformateurs, une nécessité thérapeutique, grâce à laquelle le patient aura la
possibilité de se reconstruire.
Cependant cette méthode thérapeutique qu'est l'isolement n'est pas perçue
ainsi par les plus concernés. La contradiction thérapeutique à laquelle fait référence
R. Castel, est avérée dans les perceptions opposées de cette méthode. Le personnel,
et en particulier les psychiatres adhérant à la théorie de l'isolement thérapeutique, se
heurtent à l'incompréhension et au refus des patients par rapport à leur isolement,
qu'ils voient comme une punition. Dans la deuxième partie d'Asiles, « La carrière
morale du malade mental », E. Goffman analyse comment un individu passe d'un
statut social à un autre, relativement à sa dénomination et à son internement en tant
que « malade mental » : « Le traitement psychiatrique de la personnalité ne revêt
alors d'intérêt que dans l'exacte mesure où il modifie le destin social de l'individu,
altération qui, dans notre société, ne devient, semble-t-il vraiment significative que si
l'individu se trouve pris dans le processus de l'hospitalisation. »213. Or,
l'hospitalisation qui produit dans la « carrière morale » de l'individu une déchéance,
s'élabore sous le signe de l'isolement : on coupe le malade mental de la société
normale, on l'interne. Cette coupure avec le monde normal est bel et bien perçu par
l'interné comme une dégradation morale, dégradation qui est le fait d'une trahison de
la famille et de la société. E. Goffman fait un focus sur ce moment de l'internement
et de mise en isolement, en essayant de comprendre les ressorts psychologiques
ressentis par l'interné face à cette situation : « Au cours de sa progression vers
l'hôpital, le malade peut être conduit à vivre, en quelque sorte, en tiers exclu, comme
s'il se trouvait confronté à une coalition visant à le faire interner. »214. Cette coalition
est composée de son « proche parent » et du psychiatre ou du représentant de
l'hôpital psychiatrique. Ainsi, l'interné a eu l'impression que ses parents ou ses amis
213 E. Goffman, Asiles, « La carrière morale du malade mental », p 180.214 Ibidem, p 191.
123
les plus proches ont conspiré contre lui pour qu'il soit hospitalisé, coupé du reste du
monde, de son ancien moi, et dévalorisé moralement. Il est donc en état de révolte et
de ressentiment envers ses proches, qu'il aimait et qui ont contribué à sa construction
personnelle, ce qui l'amène à être dans un état défavorable au processus de guérison,
et à ne pas jouer le « jeu de la thérapie » mis en place dans le lieu clos dans lequel il
a été interné involontairement215 pour la majorité des cas.
Dès lors, la méthode de l'isolement qui nécessite des moyens architecturaux liés à la
constitution d'un espace fermé, est à double tranchant : elle est un moyen
thérapeutique radical pour sortir le malade de son milieu pathogène et qu'il se
retrouve dans un milieu favorable à sa guérison, mais elle inspire au malade des
sentiments négatifs contre sa famille qui a voulu le séparer d'elle et contre la société
qui tend à faire de lui autre chose de ce qu'il a été, souvent contre son gré.
L'isolement est donc une méthode pharmakon par son ambivalence. Ce n'est donc
pas tant l'architecture en elle-même qui est pharmakon, mais elle est le support de
pharmaka, à commencer par l'isolement.
Le deuxième pharmakon relié à l'architecture est le principe de séparation.
L'architecture pavillonaire adoptée pour la construction des premiers asiles résulte de
ce principe. Il s'agit, comme nous l'avons évoqué précédemment, de séparer les
malades en différents groupes selon le critère de leur « état » ou de leur pathologie.
Chaque pavillon, à l'époque des premiers asiles, contenait respectivement les
« agités », les « malpropres », les « tranquilles », les « convalescents ». Les malades
particulièrement « dangereux » étaient enfermés dans le quartier de force ; les
hommes et les femmes étaient séparés, habitant dans deux ailes de chaque côté de
l'asile ; l'administration et le personnel avaient leur quartier réservé. Ce principe de
séparation avait un intérêt thérapeutique pour les concepteurs de l'asile : il mettait de
l'ordre entre les malades et offrait une grille de lecture claire pour les psychiatres
devant surveiller la progression des symptômes de chaque malades. Aussi, le
principe de séparation était requis pour éviter d'éventuelles contagions entre les
différents malades, à supposer que cela soit possible dans le domaine des maladies
mentales. De plus, les psychiatres ont remarqué à plusieurs reprises les effets nocifs
du mélange entre les malades sur les malades. Nous nous souvenons de l'histoire
215 Cf. loi de 1838 sur l'internement, qui se décline en internement volontaire et internement d'office. Voir aussi toute la partie de « la phase pré-hospitalière », première section de « La carrière morale du malade mental ».
124
rapportée par Pinel dans la quatrième section du Traité sur l'aliénation mentale, à
propos d'une rencontre malheureuse entre un convalescent et un aliéné en crise
venant d'un autre quartier. Cette vue a secoué l'aliéné convalescent si violemment
qu'il ne s'en remis jamais216. De nos jours, les psychiatres préconisent encore d'une
certaine manière le principe de séparation pour des raisons thérapeutiques. Les
médicaments ont certes homogénéisé les différents comportements : tout le monde,
sauf durant les moments de crise, est relativement calme. Mais il est cependant
nécessaire de séparer les malades en admission des malades au séjour à longue
durée, sans doute pour les même raisons qui ont poussé Pinel à vouloir mettre en
place des dispositifs de surveillance pour éviter les rencontres entre convalescents et
les malades atteints gravement. La vue de certains malades par des malades encore
naïfs parce qu'ils viennent de traverser une première crise, peut être traumatisante.
Ainsi, le principe de séparation est préservé actuellement dans les hôpitaux
psychiatriques dans une moindre mesure, séparant prioritairement les malades
internés pour une courte durée (parfois seulement une journée le temps de calmer la
crise) et les malades internés pour une longue durée (parfois jusqu'à la fin de leur
vie). Sur ce point, il est plus juste de dire « malades de courte ou longue durée » que
« malades aigües ou chroniques », car des malades chroniques ne peuvent être
internés que pour de courtes durées, mais à répétition.
Le principe de séparation s'appuyant sur l'architecture, peut être justifié par des
raisons thérapeutiques.
Néanmoins, ce principe de séparation peut aussi avoir des effets pervers
ressentis par les malades. E. Goffman met en avant dans « la carrière morale du
malade mental » comment le lieu ou le milieu influe sur le moi, ou pour le valoriser
ou pour le dégrader. Cette influence morale du milieu est rendu possible dans les
hôpitaux psychiatriques par la hiérarchisation des quartiers : « Il [le système des
quartiers] s'agit, dans les hôpitaux psychiatriques d'Etat, d'une série de dispositions
hiérarchisées qui règlent la vie des malades au niveau des quartiers, et des unités
administratives nommées « section », par rapport aux statuts spéciaux de liberté
conditionnelles. »217. La vie des malades n'est donc pas la même selon les quartiers
où ils sont. Le quartier qu'ils occupent dépend alors plus de leur comportement que
du niveau de leur maladie. Plus l'interné se montre docile, plus il peut « monter »
216 Cf. Pinel, Traité sur l'aliénation mentale, IV, 7, opus cité, p 238. Citation rapportée dans troisième sous-partie de la deuxième partie du mémoire.
217 In Asiles, pp 203-204.
125
hiérarchiquement et être transféré dans un « meilleur quartier ». Les quartiers sont
disposé différemment en fonction de leur niveau hiérarchique : « Au plus bas niveau,
on ne trouve en général que des bancs de bois, une nourriture insipide, un coin pour
dormir. Au niveau le meilleur, on peut bénéficier d'une pièce pour soi, du privilège
de sortir dans le parc ou en ville, de contacts à peu près neutres avec le personnel,
d'une nourriture qui passe pour bonne et de nombreuses possibilités de
divertissements. »218. L'architecture contribue donc aussi au mode de hiérarchisation
des quartiers, en état plus rudimentaire dans les bas quartiers et apportant plus de
confort dans les meilleurs quartiers. E. Goffman approfondit sa réflexion sur le
système des quartiers en montrant comment il peut jouer un rôle dans les
dispositions du moi : « […] le moi n'est pas formé uniquement par les échanges
intersubjectifs […], mais aussi par les conditions objectives de l'organisation. »219.
L'individu se fait une idée de sa personne en fonction des choses dont il est entouré,
c'est-à-dire son milieu. Or, dans un hôpital psychiatrique, les « conditions objectives
de l'organisation » ont d'autant plus de poids qu'elle modulent activement et
incessamment l'idée que se font les individus de leur « moi », ce qui est crucial dans
les fins que se donne la psychiatrie. Le sociologue souligne l'importance de ce poids
ainsi : « Le système des quartiers procure donc un exemple extrême de la façon dont
l'organisation matérielle d'un établissement peut être explicitement utilisée pour
modifier l'opinion qu'un individu se fait de lui-même […]. Plus l'orientation d'un
hôpital est « médicale » et d'avant-garde, plus il se veut fait pour les soins et non
pour la seule surveillance et plus le malade risque de se trouver en présence d'un
personnel de haut niveau, qui lui montrera que son passé est un échec, [...] »220. La
volonté de faire de l'hôpital un lieu de soin, l'accentuation sur le « médical » est donc
selon E. Goffman voué à l'échec, car le système social présent dans les hôpitaux et
s'illustrant par le système des quartiers, détruit les aspirations des internés à être vues
comme des personnes normales et égales entre elles et avec le personnel ou le monde
extérieur. Le principe de séparation en vertu de raisons thérapeutiques est un
marqueur de l'inégalité sociale attribuée aux « malades mentaux » entre eux par les
système des quartiers, et avec le personnel ou le monde extérieur par la séparation
d'avec le monde extérieur ou par le principe d'isolement.
Le principe de séparation est donc en soi un pharmakon, conduisant à faire échouer
218 Ibidem, p 204.219 Ibidem, p 204.220 Ibidem, p 205.
126
les visées thérapeutiques par les différences sociales qu'elle produit.
Enfin, le dernier pharmakon est relatif aux pharmaka de l'isolement et du principe de
séparation, est la formation d'une contre-société. C'est dans La pratique de l'esprit
humain que nous trouvons ce qu'il y a d'ambivalent dans la formation d'une contre-
société. Ce que les auteurs appellent « contre-société », c'est l'existence d'une micro-
société, mais qui s'érige contre la société dans sa volonté d'indépendance totale :
« c'est l'identification implicite ou occulte de l'institution à une société, mais une
société en réduction par elle-même complète et suffisante. »221. La contre-société
s'inspire donc de la grande société, mais se détourne d'elle en voulant être auto-
suffisante. A ce propos, les auteurs relèvent le rôle de l'architecture dans sa
formation, en particulier dans le choix d'un site éloigné et dans la ressemblance que
l'asile peut avoir avec un village222. Les auteurs analysent l'existence de cette contre-
société comme un « à côté » de l'instrument de guérison, ce qui n'est pas sans
rappeler notre analyse d'un « en de-ça » ou d'un « derrière » les opérateurs de
pouvoir, dans lesquels nous avons ranger l' « instrument de guérison » : « A côté de
l'asile-instrument, conçu comme un dispositif entre les mains du médecin, et
aménagé en vue de la plus grande maniabilité possible, il y a eu, modèle plus secret,
mais en fait de compte peut-être plus prégnant encore, l'asile-îlot social, fonctionnant
en vase clos, et formant par lui-même un petit monde, quelque chose dans l'idéal
comme une sorte de république autarcique. »223. Autrement dit, derrière l'asile-
instrument, se cache l'asile-contre-société, et le pharmakon qu'il contient en germe.
En effet, l'enceinte de l'asile était un appui pour la formation d'une micro-société, qui
protégeait les aliénés de la société qui les avait rejeté. En plus de les protéger,
l'enceinte est un moyen de leur donner en second temps la possibilité de recréer une
forme de lien social, comme nous l'avons vu à propos de la « machine à socialiser ».
Dès lors, la contre-société a le bénéfice d'adopter la forme d'une société et de sous-
tendre un lien social inespéré chez les aliénés, repliés sur eux-mêmes, et subissant un
isolement psychique, quand ils n'étaient pas internés. L'isolement matériel, qui certes
arrache les internés à leur milieu habituel et qui les sépare de leurs proches et de ce
qu'ils étaient avant, avait au moins la vertu de peut-être les sortir de leur isolement
psychique. La contre-société a sans doute des vertus produites par des opérateurs de
221 In La pratique de l'esprit humain, p 200.222 Cf. début de la quatrième sous-partie de la deuxième partie du mémoire.223 In La pratique de l'esprit humain, p 200.
127
pouvoir, à savoir la « machine à guérir » et la « machine à socialiser », comme
recréer un lien social, et apporter une amélioration dans l'état psychique de l'interné,
qu'il aura gagné dans un nouveau dialogue.
Mais la resocialisation des aliénés semble rencontrer des limites. Elle semble
rencontrer les limites de l'asile en tant que tel. Les auteurs de La pratique de l'esprit
humain remarquent que même s'il y a création de lien social, la réinsertion des
aliénés dans la société se confronte à de grands obstacles : « […] possible, par un
côté, de ramener les fous parmi les autres et les réinscrire dans le champ du
collectif ; mais à la condition, de l'autre côté, que cela se passe entre eux, dans un
espace à part, où l'on pourra sortir chacun de sa solitude tout en les gardant encore
dans l'isolement. […]. Comme si, […], l'on ne pouvait rendre l'aliéné à la compagnie
de ses semblables que dans les bornes d'une société autre, irréductiblement distincte
de la société globale. »224. Les aliénés n'ont une vie sociale qu'au sein de leurs
semblables, et ne peuvent vraiment espérer en avoir une parmi l'ensemble des
hommes. Ce constat amène les auteurs à se poser autrement la question de la
ségrégation, dont l'asile peut être considéré comme l'instrument. En effet, l'asile n'est
pas tant ségrégatif dans le principe de séparation et d'isolement qui tendrait à exclure
les aliénés de la société. « Ségrégatif, il l'est beaucoup plus profondément en ceci
qu'il tend à la limite à s'ériger en démonstration en acte de ce que les exclus pour
folie ne peuvent de fait valablement vivre qu'au sein d'un univers parallèle et
spécifique, voire relèvent en leur être même d'un ordre différent. »225. Sur ce point,
l'architecture a un rôle déterminant en ce que c'est elle qui crée cet univers
spécifique, aménagé spécialement pour les aliénés. En devenant « spéciale » quand il
s'agit de construire des hôpitaux psychiatriques, elle renforce cette forme de
ségrégation profonde, en se fondant dans la différence qu'elle adopte pour ce type
d'architecture, et en fondant un monde spécial pour les aliénés, différent du monde
normal. L'architecture, en dessinant et en matérialisant une contre-société pour les
fous, se fait en soi pharmakon, parce qu'elle accentue la charge de différence et
d'altérité du fou, en se faisant spéciale.
Les pharmaka se cachant derrière les opérateurs de pouvoir, et étant quelque part
produits par eux, se déclinent sous les termes spatiaux et officiellement
224 Ibidem, p 203.225 Ibidem, p 214.
128
thérapeutiques de l'isolement, du principe de séparation et de la contre-société. Ces
trois termes sont clairement reliés entre eux et inter-dépendants. La contre-société,
qui n'existe qu'en vertu du principe d'isolement et le principe de séparation, est ce qui
institue un régime spécial propre à la nature de « fou » attribuée à ses résidents, en
dehors de la société. L'architecture psychiatrique est présente dans ces trois
pharmaka. Elle construit des murs qui isolent, elle se divise en pavillons qui séparent
les groupes de malades, elle a une forme spécifique pour que les fous puissent vivre
dedans. En tant que pharmakon, l'architecture des hôpitaux psychiatriques est à la
fois thérapeutique et anti-thérapeutique, allant ainsi contre ses fonctions premières, et
échappant au contrôle de ses concepteurs, ayant voulu la bâtir comme « opérateur de
pouvoir » thérapeutique.
3) Hétérotopie et hétérotopies.
Le second visage qui apparaît derrière les opérateurs de pouvoir est l'hétérotopie. Ce
visage est lié au visage du pharmakon dans le sens où il se rapproche de la notion de
« contre-société », en tant que selon la définition donnée par M. Foucault dans son
texte sur les « espaces autres » dédié au Cercle d'études architecturales, les
« hétérotopies » sont répertoriés comme « ces autres lieux, une espèce de
contestation à la fois mythique et réelle de l'espace où nous vivons. »226. La contre-
société constituée dans les asiles est une sorte de contestation de la société normale,
à l'image des hétérotopies, qui sont en elle-même des contestations de l'espace.
Mais avant de comprendre en quoi l'asile est une hétérotopie, c'est-à-dire une
contestation de l'espace, replaçons ce nouveau concept dans son contexte. Ce
concept original inventé par M. Foucault est apparu dans deux textes.
Il a tout d'abord fait l'objet d'une conférence radiophonique le 7 décembre 1966 sur
France Culture, où le philosophe a été invité pour parler de la thématique « Utopie et
littérature ». Mais il a surtout été développé dans un texte qui a servi de support à
une conférence commandée à M. Foucault par Ionel Schein, membre du Cercle
d'études architecturales, pour approfondir leur réflexion sur la notion d'espace. Ce
texte n'a été autorisé à la publication par le philosophe qu'en 1984. En lisant les deux
226 M. Foucault, Dits et écrits II, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), publié en 1984, p 1575.
129
textes227, nous nous rendons compte qu'ils sont introduits différemment. Dans le texte
radiophonique, M. Foucault commence directement par introduire le sujet du « lieu
autre », qu'il soit utopie, c'est-à-dire un « lieu sans lieu » né « dans la tête des
hommes, […], dans l'interstice de leurs mots, dans l'épaisseur de leurs récits, ou
encore dans le lieu sans lieu de leurs rêves, dans le vide de leurs coeurs. »228, ou
qu'il soit hétérotopie, « des utopies qui ont un lieu précis et réel »229. Ainsi, tout le
texte raconte ce que sont en particulier ces utopies réelles, qui s'érigent dans l'espace
en « contre-espace ».
Le texte de 1967 pour le Cercle d'études architecturales ne s'ouvre, quant à lui, pas
directement sur la notion d'hétérotopie, ni même sur « l'espace ». Pour mettre en
valeur l'importance contemporaine de l'espace, M. Foucault commence par évoquer
la « hantise » du XIXe siècle : le temps et l'histoire. Le monde était vu comme une
série de cycles, de répétitions et de crises. Cependant, au lieu d'opposer radicalement
temps et espace, comme le faisaient les penseurs du XIXe siècle, à l'image de Hegel
qui comprend le temps comme le moment négatif de l'espace, ou l'espace comme la
négation du temps230, M. Foucault tend à montrer leur entrelacement, en élaborant
une histoire des espaces. Il part du « lieu » du Moyen-Âge, pour arriver aux
« espaces de stockage » de l'âge contemporain, en passant par la découverte de
l'infinité de l'espace et de la dissolution du lieu tel qu'il est compris au Moyen-Âge,
par Galilée.
Le premier texte est dès lors un texte moins technique, adoptant le ton narratif, sans
doute parce que le philosophe s'adresse à un public large, parfois non rompu aux
concepts philosophiques. Cela a pour conséquence que le premier texte expliquera la
notion d'hétérotopie par des images, des illustrations, alors que le second se révèlera
plus analytique, notamment dans la comparaison des différents espaces et dans la
distinction entre utopie et hétérotopie.
Comment M. Foucault définit-il l'hétérotopie ? Dans le texte de 1966231, l'auteur
commence par expliquer ce terme en concordance avec la notion d'utopie.
L'hétérotopie serait une utopie existante, réelle dans le sens où elle est localisable sur
227 La conférence radiophonique, « Les hétérotopies », a été éditée et présentée par D. Defert dans l'édition « Lignes », et la conférence pour le Cercle d'études architecturales se trouve dans les dernier textes de Dits et écrits II, « Des espaces autres », 1984.
228 M. Foucault, « Les hétérotopies », édition « Ligne », p 23.229 Ibidem, p 23.230 Cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, II Philosophie de la nature, § 260.231 Le texte radiophonique est de 1966, et le texte pour le Cercle d'études architecturales est de 1967.
130
une carte, où elle peut être montrée. L'hétérotopie conserverait des données
imaginaires générées par l'utopie qui la constitue, mais aurait une matérialité
concrète, un espace qui lui serait donné et dû. L'hétérotopie occupe l'espace en
incorporant un lieu sans lieu. Il est à la fois un lieu et un non-lieu en son creux.
Cependant, l'hétérotopie n'est pas une utopie, ni même une utopie réalisée. Dans le
texte de 1967, M. Foucault montre bien l'originalité de l'hétérotopie par rapport au
concept connu d'utopie, à travers une comparaison avec le miroir : « […] entre les
utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans
doute une sorte d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. »232 L'utopie
serait le premier effet du miroir, dans le sens où le reflet que j'aperçois est irréel, n'a
pas de lieu ; alors que l'hétérotopie est comme le deuxième effet du miroir, parce que
c'est grâce au reflet de moi que je peux en revenir à moi, à ma réalité, à mon lieu. M.
Foucault exprime le rapport entre utopie et hétérotopie via l'exemple du miroir ainsi :
« Le miroir, après tout, est une utopie, puisque c'est un lieu sans lieu. Dans le miroir,
je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement
derrière la surface, je suis là-bas […] une sorte d'ombre […] qui me permet de me
regarder où je suis absent : utopie du miroir. Mais c'est également une hétérotopie,
dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une
sorte d'effet de retour ; […] le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens
qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la
fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument
irréelle, puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est
là-bas. »233. L'hétérotopie est donc ce lieu entre lieu et non-lieu, ou plus précisément
un lieu qui pour être lieu passe par un non-lieu. L'hétérotopie est donc une
contestation de l'espace dans le sens où elle contient du négatif, du néant, c'est-à-dire
qu'elle est un lieu qui n'est pas les autres lieux, agissant comme un miroir inversé ;
elle crée aussi du positif en offrant aux autres lieux, et pour ainsi dire à la société
toute entière, une image d'eux-même, un retour sur eux-même. L'hétérotopie agit
donc à la manière du miroir - dont s'est servi M. Foucault pour expliquer la
distinction et les rapports entre utopie et hétérotopie - parce qu'elle conteste l'espace
dans ses points de non-espace, dans ses coordonnées de lieu sans lieu, et qu'elle lui
rend en retour une nouvelle image de lui-même, ainsi que des localités avec qui il est
232 In « Des espaces autres », Dits et écrits II, p 1575.233 Ibidem, p 1575.
131
en rapport.
Ces localités qui contestent l'espace et qui néanmoins s'y inscrivent, peuvent prendre
une multiplicité de formes. Dans le texte de 1966, M. Foucault en énumère
beaucoup. Pour commencer, il plante les lieux qui ne posent pas problème et qui vont
être contestés par les hétérotopies : « Il y a les régions de passage, les rues, les trains,
les métros : il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas,
les plages, les hôtels, et puis il y a les régions fermées du repos et du chez-soi. »234
Ces trois sortes de régions fournissent des espaces officiels, où les actions des
hommes y sont comme prescrites par avance : dans les lieux de passage, on passe, on
se rend d'un point à un autre, sans s'y arrêter ; dans les espaces ouverts, on ne s'arrête
que pour un laps de temps, sans s'y attarder ; dans les espaces de repos ou privés, on
prend racine, on s'y ressource, on y procrée. Or ces espaces officiels recèlent de
possibilités interdites ou fictives, qui vont créer une fissure dans l'espace pour que se
délimitent de nouveaux espaces dans cet espace : les hétérotopies. C'est pourquoi les
enfants préfèrent les endroits cachés pour faire parler leur imagination : « Bien sûr,
c'est le fond du jardin, bien sûr, c'est le grenier, ou mieux encore la tente d'Indiens
dressée au milieu du grenier, ou encore, c'est le -jeudi-après-midi- le grand lit des
parents. »235. Le lieu autre est le terrain de la nouveauté, du jamais-vu, de ce que l'on
veut qui soit. Ainsi les hétérotopies sont proches des utopies dans le sens où ils sont
conditionnés par l'imagination et la fiction. Les hétérotopies créées par les enfants
naissent de leurs histoires.
Mais, « ces contre-espaces, à vrai dire, ce n'est pas la seule invention des
enfants. »236. Les adultes ont aussi voulu exploiter des lieux où pouvaient se
concrétiser leurs rêves ; les hétérotopies sont des mondes nés du désir, désir
s'étendant à l'échelle de toute une société : « La société adulte a organisé elle-même,
et bien avant les enfants, ses propres contre-espaces, ses utopies situées, ces lieux
réels hors de tous les lieux. Par exemple, il y a les jardins, les cimetières, il y a les
asiles, il y les maisons closes, il y a les prisons, il y a les villages du Club
Méditerranée, et bien d'autres. »237. Ces premiers exemples « en vrac » paraissent très
hétéroclites, certains lieux étant connotés fort positivement comme les jardins ou le
« Club Med » faisant référence aux loisirs, et d'autres hétérotopies représentent des
234 In Les hétérotopies, texte radiophonique, p 24.235 Ibidem, p 24.236 Ibidem, p 24.237 Ibidem, p 25.
132
lieux liés à la punition, à la maladie ou à la mort. L'hétérotopie de la maison close est
connoté à la fois positivement et négativement : il est un lieu de plaisirs pour ceux
qui aiment s'y rendre (M. Foucault cite l'exemple du poète Louis Aragon) et est un
lieu de déchéance morale ou d'esclavage pour ceux qui s'élèvent contre ce lieu.
Pourtant, leur hétérogénéité apparente ne doit pas nous voiler ce qui les réunit : ce
sont tous des contre-espaces.
Ils ont le point commun d'être des lieux fermés ou circonscrits. Il faut souligner que
nous retrouvons parmi ces hétérotopies les lieux de l'asile et de la prison, que M.
Foucault a travaillé dans les années 1970, après ces deux conférences sur cette
nouvelle notion. Il les a classé dans la catégorie des lieux disciplinaires, comme le
sont de même les casernes, les collèges, les usines, les hôpitaux, etc., étant
certainement eux aussi des hétérotopies. Or, la clôture qui caractérisait les lieux
disciplinaires, a l'air d'être aussi une donnée des hétérotopies ; ils font frontière avec
l'espace officiel. Le jardin est entouré de clôtures, que ce soit des haies ou du
grillage, le « Club Med » est un endroit clôt, un « village-vacance » très souvent
sécurisé, notamment dans des pays « en voie de développement », la maison close
est un lieu fermé au monde pour qu'on n'y voit pas qui se trouve là, ce que l'on y fait,
les cimetières sont aussi fermés parce que c'est un espace sacré, mais aussi pour des
raisons sanitaires, afin d'éviter les contagions entre les morts et les vivants. Enfin,
l'asile et la prison sont évidemment des lieux clos parce qu'ils ont la fonction
d'enfermer des individus, pour les discipliner et pour « défendre la société ». Les
espaces disciplinaires sont donc des hétérotopies, mêlés à des hétérotopies qui leur
ressemblent et dont ils peuvent avoir usage, mais qui n'ont pas de vocation
disciplinaire. Par exemple, les asiles utilisent beaucoup l'hétérotopie du jardin,
comme nous l'ont montré M. et J. Pigeaud dans l'article « L'asile et ses jardins »238 à
travers ce que Pinel a écrit sur le bienfait des jardins pour l'ordre des asiles. Mais le
jardin n'a en soi pas une fonction disciplinaire dans ce qu'en écrit M. Foucault dans
ses textes sur l'hétérotopie, même si on peut la lui conférer en dernier ressort : les
jardins dans les asiles et les prisons peuvent être l'espace de l'exercice et de la
promenade durant lesquels les détenus doivent parfois marcher au pas.
Dans ses textes sur l'hétérotopie, le jardin est un espace ayant « le pouvoir de
juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en
238 Cf. troisième sous-partie de la première partie du mémoire.
133
eux-mêmes incompatibles »239. Le jardin est une hétérotopie liées aux histoires du
monde, à la sublimation de la nature acquérant pour nous un sens symbolique. M.
Foucault décrit comment les Persans aménageaient leurs jardins : « Le jardin
traditionnel des Persans était un espace sacré qui devait réunir à l'intérieur de son
rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus
sacré encore que les autres qui était comme l'ombilic, le nombril du monde en son
milieu, (c'est là qu'était la vasque et son jet d'eau). […]. Le jardin, c'est, depuis le
fond de l'Antiquité, une sorte d'hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos
jardins zoologiques). »240. L'espace du jardin contient en lui tous les espaces du
monde ; c'est une hétérotopie en « millefeuille ».Les hétérotopies, pour M. Foucault,
ne sont donc pas seulement des espaces négatifs ou « maudits », elles sont
polysémiques.
Cependant, l'hétérotopie est sans doute l'une de ses intuitions qui le mena à
l'étude de certains « espaces autres », qu'il qualifiera de disciplinaires et dont il
analysera la manière qu'a le pouvoir de s'y insérer et de l'exploiter. Il s'agit bien sûr
des espaces de l'asile et de la prison, ou encore de certaines hétérotopies « réservées
aux individus en crise biologique ». Les collèges et les casernes contenaient des
garçons en pleine puberté, et dont le comportement était jugé alors instable :
« Remarquez qu'au XIXe siècle encore, , il y avait le collège pour les garçons, il y
avait le service militaire aussi, qui jouaient sans doute ce rôle : il fallait que les
premières manifestations de la sexualité virile aient lieu ailleurs. »241. Un autre type
d'hétérotopie, que M. Foucault avait répertoriée dans son hétérotopologie, la science
des hétérotopies, est l' « hétérotopie de déviation ». L'hétérotopie de déviation est
une suite de l'hétérotopie de crise, dans le sens où le moment de la crise biologique
est vu lui-même comme une déviation, une anormalité temporaire du comportement :
« Mais […] ces hétérotopies de crise, […] sont remplacées par des hétérotopies de
déviation : c'est-à-dire que les lieux que la société ménage dans ses marges, dans les
plages vides qui l'entourent, sont plutôt réservés aux individus dont le comportement
est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. De là les maisons de
repos, de là les cliniques psychiatriques, et de là également, bien sûr, les prisons. »242.
Or les hétérotopies de déviation sont un autre terme pour désigner les lieux
239 In « Des espaces autres », Dits et écrits II, p 1577.240 Ibidem, p 1578.241 In Les hétérotopies, texte radiophonique, p 26.242 Ibidem, p 27.
134
disciplinaires, puisque ces derniers ont la charge d'imposer une norme disciplinaire à
ses récalcitrants qu'il faut corriger et recadrer tant qu'ils ne l'incorporent pas.
L'asile peut donc revêtir un autre visage derrière les opérateurs de pouvoir, ressortant
plus d'une interprétation phénoménologique que d'une analyse politique. Les textes
sur les « espaces autres », dont on présume que c'est l'une des origines de la
philosophie de M. Foucault sur les espaces du pouvoir disciplinaire, peuvent être vus
comme des textes de phénoménologie. Le concept d'hétérotopie est une nouvelle
appréhension de l'espace, que seul un sujet peut avoir ; sans le sujet qui perçoit, il n'y
aurait guère d' « espaces autres », il n'y aurait qu'un espace unique et homogène, une
étendue simple et lisse. Nous pouvons rendre compte du fait que le texte de M.
Foucault sur l'hétérotopie est phénoménologique en citant la phrase suivante : « On
ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n'aime
pas dans le rectangle d'une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un
espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences
de niveaux, des marches d'escalier, des creux, des bosses, des régions dures et
d'autres friables, pénétrables, poreuses. »243. L'espace a donc pour nous une
silhouette, il se découpe « dans l'espace », sans tomber dans l'aporie de l' « intra-
spatialité »244.
Le lieu asilaire, après l'avoir longuement étudié sous l'angle de l'architecture
psychiatrique comme opérateur de pouvoir, mérite d'être reconsidéré sous un angle
phénoménologique. Peut-être que l'opérateur de pouvoir est l'une des silhouettes
possibles perçues dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques. Il faut donc revoir
le lieu asilaire et son architecture sous une perspective plus large, que semble nous
offrir le concept d'hétérotopie créé par M. Foucault, perspective qui pourra peut-être
intégrer les opérateurs de pouvoir architecturaux.
C'est en mettant l'espace asilaire à l'épreuve les principes de la nouvelle
science qu'est l'hétérotopologie que nous pourrons savoir dans quelle mesure
l'architecture des hôpitaux psychiatriques fait hétérotopie.
Le premier principe est « qu'il n'y a probablement pas une seule culture au monde
qui ne constitue des hétérotopies. »245 Autrement dit, toutes les cultures constituent
des hétérotopies, mais ces hétérotopies peuvent prendre beaucoup de formes, a un
grand nombre de possibilités de combinaison. L'hétérotopie est en elle-même la
243 Ibidem, pp 23-24.244 Terme ressemblant à la notion d' « intra-temporalité ».245 In « Des espaces autres », Dits et écrits II, p 1575.
135
structure, l'invariant, mais ce qu'elle contient est relatif aux sociétés : on peut ne pas
trouver les mêmes hétérotopies dans chaque société. L'asile est une hétérotopie qui
existe avant tout dans la culture occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle. Mais des
lieux pour les fous étaient créés dès l'Antiquité, en Grèce, et au Moyen-Âge dans le
monde arabe. Sinon, toutes les sociétés donnaient un statut particulier aux fous : soit
ils étaient considérés comme des « inspirés » divinement, soit ils étaient maudits et
rejetés par la société. Les hétérotopies pour les fous sont avant tout un fait
occidental, notamment depuis l'époque du « Grand Renfermement » ; les autres
cultures « plus primitives » comptaient leurs fous dans leur société, même s'ils
avaient un statut autre.
Pour M. Foucault, il y a deux grands types d'hétérotopie : les hétérotopies de crise et
les hétérotopies de déviation, les secondes ayant remplacé les premières. Les
hétérotopies de crise sont des lieux « privilégiés, ou sacrés, ou interdits » réservés
aux individus en crise biologique (« les adolescents, les femmes à l'époque de règles,
les femmes en couches, les vieillard »246...) devant être séparé de leur communauté.
Les asiles ne sont pas des héterotopies de crise biologique à proprement parler247, ils
sont plutôt du côté des hétérotopies de déviation. Nous avons déjà vu que M.
Foucault rangeait l'asile, « les cliniques psychiatriques » dans la catégorie des
hétérotopies de déviation, parce qu'elles renfermaient les individus au comportement
« déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée »248. L'hétérotopie de
déviation est un espace autre pour les indisciplinés, pour ceux qui n'arrivent pas à
suivre la norme disciplinaire. L'asile est donc une hétérotopie de déviation régi par
une norme, qui vise à modeler les comportements. La dimension de l'architecture
asilaire comme opérateur de pouvoir intervient dans ce type d'hétérotopie.
L'hétérotopie de déviation sert à stocker les individus déviants et dans le meilleur des
cas, à stopper la déviation. Pour cela, elle a besoin d'opérateurs de pouvoir et d'une
politique particulière visant la gestion de la vie des individus. L'asile est donc une
hétérotopie en tant qu'elle a la fonction de contenir des individus indisciplinés,
rebelles à l'ordre social.
Le deuxième principe de l'hétérotopologie est qu' « au cours de son histoire, une
société peut faire fonctionner d'une façon très différente une hétérotopie qui existe et
246 Ibidem, pp 1575-1576.247 L' « asile » au sens où nous l'entendons (institution publique apparue au XIXe siècle) était moins apprécié que les couvents ou les institutions religieuses pour enfermer les adolescents au moment de l'épanouissement de leur sexualité, que les familles portées sur la religion ou l'ordre moral voulaient contenir.248 Ibidem, p 1576.
136
qui n'a pas cessé d'exister. »249. L'asile peut donc, à travers le temps, fonctionner
différemment. Au XIXe siècle, il a été créé pour constituer un lieu où serait possible
la guérison des aliénés. Puis nous avons vu, grâce en particulier aux analyses de M.
Gauchet et G. Swain, que d'autres fonctions, à teneur plus politiques, se sont greffées
à la fonction initiale. L'asile est devenu une « machine à socialiser », bien plus
qu'une « machine à guérir », même si l'on peut faire la confusion entre les deux (la
guérison par la socialisation). L'anti-psychiatrie a essayer de faire de cette
hétérotopie encore autre chose : un lieu où ne s'exercerait pas la violence de
« l'étiquette » psychiatrique, par une autre formation des soignants250. Le site de
l'hétérotopie de l'asile a tendance à se déplacer. Les premiers asiles étaient plutôt
excentré, souhaitant avoir de grands terrains, alors qu'aujourd'hui les hôpitaux
psychiatriques sont plutôt construits au milieu de l'espace urbain, voulant faire
interaction avec lui, être en rapport avec lui, mais ne constituant pas moins un
« contre-espace ».
Le troisième principe s'énonce ainsi : « L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en
un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes
incompatibles. »251 L'asile constitue en effet un petit monde à lui tout seul. Il
juxtapose des lieux de soins (les chambres), des lieux de vie (réfectoire, salles
communes), des lieux de loisirs (terrains de jeux extérieurs), des lieux d'évaluation
(le bureau du psychiatre), des lieux de punition (la chambre, voire le lit quand les
résidents y sont attachés pour calmer une crise). C'est une hétérotopie car elle
cherche en elle-même à être auto-suffisante, en prenant la forme d'une « contre-
société », et donc d'un « contre-espace ».
Le quatrième principe est : « Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des
découpages du temps, c'est-à-dire qu'elles ouvrent sur […] des hétérochronies. »252.
Autrement dit, les hétérotopies constituent en leur sein un contre-temps, un temps
autre. Dans Surveiller et punir, M. Foucault décrit la forme du « temps
disciplinaire ». Il s'agit d'un temps rythmique, scandant les gestes et les mouvements
des sujets du pouvoir disciplinaire. Dans l'asile, les résidents doivent suivre un
emploi du temps strict, qu'ils n'aurait sans doute pas adopté hors de l'institution, hors
de l'hétérotopie. Un autre temps existe donc bien dans l'hétérotopie de l'asile.
249 Ibidem, p 1576.250 Cf. David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie.251 In « Des espaces autres », p 1577 (déjà cité).252 Ibidem, p 1578.
137
Enfin, le cinquième principe est que « les hétérotopies supposent toujours un
système d'ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend
pénétrables. »253. Ce principe est présent dans l'asile de manière évidente. Les asiles
doivent être fermés car ils doivent retenir enfermés les résidents. Le système
d'ouverture est indispensable pour y faire rentrer et sortir les résidents ou le
personnel, qui n'y reste que le temps de travail. Ce système d'ouverture et de
fermeture assure à l'hétérotopie la conservation de son identité. La fermeture assure
son rôle d'hétérotopie, alors que l'ouverture permet son renouvellement ; elle se
nourrit aussi de l'extérieur, reste attentive à ses attentes.
L'asile est donc bien une hétérotopie comme l'a décrite M. Foucault. Par ailleurs, il
se nourrit, notamment au moment de sa construction, des utopies formulées par les
hommes, étant une forme de miroir inversé de la société. Il est aussi une hétérotopie
paradoxale : c'est un lieu où se joue l'interdit, le désir, comme l'éprouvent les enfants
qui se jettent sur le lit des parents quand ils ne sont pas là ; l'asile est né de
l'imagination d'adultes voulant créer une autre société, une société de fous, où ils
peuvent tenter des procédés, des expériences. Ils peuvent faire ces expériences
ailleurs que dans l'espace officiel. Mais il est aussi un lieu basé sur la prescription,
sur l'ordre et sur la production d'interdits destinés aux résidents.
Ainsi, ces derniers vont créer à leur tour des hétérotopies, à l'intérieur de
l'hétérotopie de l'asile.
Dans Asiles, E. Goffman a analysé « la vie clandestine d'une institution
totalitaire »254, après avoir fait des observations de type sociologique sur le terrain,
dans un hôpital psychiatrique. Il a repéré sur place plusieurs types d'espaces, dont
certains peuvent être qualifiés d'hétérotopies : les « zones franches », les « territoires
réservés » et les « refuges ».255 Au début du chapitre sur ces « espaces
hétérotopiques », le sociologue remarque qu'il y a, en raison du « système des
privilèges » régnant à l'asile, trois divisions de l'espace asilaire. La première division
de l'espace, que nous ne jugeons pas être une hétérotopie, est l' « espace extérieur
aux limites de l'établissement »256. C'est une zone interdite, sauf pour les résidents en
253 Ibidem, p 1579.254 Titre de la troisième partie d'Asiles.255 Cf. Asiles, chapitre « Terrains de manoeuvre ».256 E. Goffman, Asiles, p 283.
138
liberté conditionnelle, mais qui doivent être accompagnés. La deuxième division de
l'espace « correspond à l' « aire de surveillance » où le malade peut se trouver sans
autorisation particulière, mais où il est soumis à l'autorité et aux restrictions
habituelles de l'établissement. »257. C'est hors de cette « aire de surveillance » que les
malades pourront trouver leurs hétérotopies, que E. Goffman appelle les « zones
franches (free places). Il s'agit d'un espace où « l'autorité du personnel se fait moins
sentir »258. Un accord tacite entre les internés et le personnel permet la délimitation
de ces zones franches où les malades ne sont plus obligés de jouer le rôle du malade
en rapport à l'autorité du personnel. Par ailleurs, il arrive que internés et personnels
partagent ces zones franches et ont un rapport presque d'égalité. Les activités se
déroulant dans ces zones franches sont, bien sûr, interdites dans la zone
correspondant à l'aire de surveillance : « là, le reclus peut se livrer à toute une série
d'activités taboues, en se sentant à peu près en sécurité. »259 C'est pour cela que les
zones franches peuvent être comparées avec les hétérotopies de M. Foucault, en
vertu de l'interdit et du désir générant ces autres zones.
E. Goffman donne plusieurs exemple de zones franches qu'il a pu observer durant
son travail sociologique dans un hôpital psychiatrique. Elles sont situées de
préférence dans des endroits cachés ou peu fréquentés : « A l'Hôpital Central, les
zones franches sont souvent vouées à des types particuliers d'activités interdites : le
petit coin de bois derrière l'hôpital est la cachette où l'on se réfugie à l'occasion pour
boire ; la cour située derrière le foyer et l'ombre d'un gros arbre au centre du parc
servent traditionnellement aux parties de poker. »260. Ces endroits où les résidents se
livrent à des activités illicites sont clairement des hétérotopies. Ils ont la
caractéristique d'être cachés ou éloignés, et sont reconnaissables par des frontières :
l'ombre de l'arbre, le petit bois, etc.
D'autres zones franches ont la vocation d'être des zones où l'on veut seulement
échapper à l'autorité, pour « rêver » en tout tranquillité : « […] la seule utilité de ces
zones franches est qu'on peut y passer un moment hors de la portée du personnel,
loin des quartiers bruyants et grouillants. Ainsi, sous certains bâtiments, subsiste
encore l'ancienne voie empruntée par les charriots […] ; sur les bords de ce couloir
souterrain, les malades ont rassemblés des bancs et des chaises sur lesquels certains
257 Ibidem, p 284.258 Ibidem, p 284.259 Ibidem, pp 285-286.260 Ibidem, p 286.
139
demeurent assis toute la journée, sans qu'aucun surveillant ne risque de les
déranger. »261. Ces endroits souterrains sont des « espaces autres » par excellence,
parce qu'ils sont non seulement sous terre, et qu'ils sont destinés à une forme
d'oisiveté ou de loisirs.
Enfin, il y a les zones franches consacrés aux activités sexuelles, interdites dans
l'asile, comme le témoigne la séparation des sexes dans deux bâtiments différents. E.
Goffman la situe dans le champ derrière l'hôpital : « C'est le cas du champ en partie
planté d'arbres derrière l'un des bâtiments principaux […]. Cette zone tient une place
importante dans la mythologie de l'hôpital, car, elle est, dit-on, le terrain d'élection
des activités sexuelles les plus débridées. »262. Cette zone réservée à l'activité
sexuelle fait hétérotopie car on y accomplit des activités contraires aux activités
officielles de l'hôpital, voire aux activités officielles de la société, d'où le fait que les
maisons closes soient pour M. Foucault des hétérotopies.
Les malades ont donc su constituer, à l'intérieur de l'hétérotopie asilaire, leurs
hétérotopies. Dès lors une hétérotopie peut être « mangée » par des hétérotopies plus
puissantes, et ainsi ne plus être vraiment hétérotopie pour les personnes vivant à
l'intérieur. C'est souvent le cas pour les hétérotopies de crise biologique ou, a
fortiori, les hétérotopies de déviation.
Le lieu asilaire peut donc prendre la figure de l'hétérotopie derrière celle des
opérateurs de pouvoir. Si nous plaçons cette nouvelle figure derrière les opérateurs
de pouvoir, c'est parce qu'elle n'apparaît pas du tout officiellement dans les projets
architecturaux, préférant se réclamer d'une efficacité technique de leurs ouvrages.
L'hétérotopie est une figure que nous pouvons sentir seulement dans le vécu, dans la
quotidienneté. L'architecture psychiatrique, dont nous avons fait peu de cas dans
cette sous-partie pour préférer les termes d' « espace » ou de « lieu », peut être
comprise de manière phénoménologique, c'est-à-dire avoir un poids pour nous, en
tant que sujet existant, et non en tant que sujet de pouvoir.
L'architecture psychiatrique possède d'autres visages derrière les opérateurs de
pouvoir : nous avons pu trouver et développer les visages du pharmakon et du
l'hétérotopie. Ce ne sont sans doute pas les seuls autres visages de l'architecture
261 Ibidem, p 286.262 Ibidem, p 288.
140
hospitalière.
Les opérateurs de pouvoir sont en avant par rapport à ces deux autres visages, parce
qu'ils s'inscrivent dans le projet officiel de l'architecture hospitalière, qui est d'être un
lieu de soin et un lieu de vie à régir. Le pharmakon est un visage qui déroge à la
règle du projet thérapeutique de l'asile, puisqu'il contient en lui, en plus des effets du
remède, des effets nocifs, des échecs de la thérapie associés à la thérapie elle-même.
Le rôle de l'architecture dans le processus du pharmakon tient surtout de la clôture
qu'elle dessine et qu'elle produit en obéissant aux normes de construction des
hôpitaux psychiatriques, notamment dans les pharmaka de l'isolement et de la
formation d'une contre-société.
Le visage de l'hétérotopie se rapproche, nous l'avons vu, du pharmakon de la contre-
société. L'hétérotopie est en effet un « contre-espace », posant problème à l'espace en
le contestant. Il se découvre aussi derrière les opérateurs de pouvoir, parce qu'il faut
l'appréhender d'une manière phénoménologique, et non par l'analyse politique qui
comprenait le fonctionnement et la portée des opérateurs de pouvoir. Or, cette
perspective du lieu asilaire peut être première ou seconde : elle peut être comprise
par tout le monde, vivant à l'intérieur ou à l'extérieur de l'asile, dans la perception et
dans le ressenti qu'ils peuvent avoir au contact de l'architecture des hôpitaux
psychiatriques, sans passer par le questionnement politique sur cette architecture ; ou
elle peut venir après le questionnement politique, pour le remettre en question, ou
pour voir s'il n'y a pas d'autres possibilités d'interprétation de l'architecture asilaire,
d'autres visages pouvant être à la racine des enjeux politiques de l'asile.
L'héterotopie est peut-être une des racines des opérateurs de pouvoir, parce qu'elle
crée par exemple des frontières produisant un lieu hors du monde, un ailleurs où
peut se déployer une autre politique. L'utopie contenue dans l'hétérotopie est
porteuse de la politique asilaire, puisqu'elle incarne le plus souvent un ordre parfait.
Les opérateurs de pouvoir sont produits par/et produisent d'autres visages du lieu et
de l'architecture asilaire, qu'il faut décoder pour comprendre leur existence et leurs
conséquences, que les concepteurs de l'asile n'ont pu alors prévoir.
141
Conclusion :
Au cours de ce développement, nous avons exploré une des problématiques
en rapport avec l'architecture des hôpitaux psychiatriques issue de Surveiller et punir
de M. Foucault, qui est celle « d'une architecture qui serait un opérateur de
transformation des individus ». Nous nous sommes demandés jusqu'où elle pouvait
se vérifier à travers l'étude de la participation de l'architecture aux fins thérapeutique
et politique de l'institution asilaire. Une architecture qui serait un « opérateur de
transformation » dans les asiles, agirait en effet sur les malades mentaux
doublement : elle contribuerait, par sa disposition spatiale, à leur guérison, mais
serait aussi le support de pouvoirs politiques par lesquels doivent passer les actions
thérapeutiques pour avoir une incidence sur les individus internés dans l'institution.
Pourtant, nous avons fait le choix de distinguer les effets thérapeutiques des
effets politiques commis par l'opérateur architectural. Même s'ils empruntent les
mêmes chemins pour agir sur les individus internés, leurs visées diffèrent : l'une tend
à soigner les malades mentaux, l'autre tend à les gouverner, à instaurer des relations
de pouvoir entre personnel et malades.
Or, dans les hôpitaux généraux, le gouvernement des malades semble avoir moins
d'importance, le soin et l'exercice médical étant la priorité. En revanche, dans les
hôpitaux psychiatriques, la gestion de la vie des hommes prend sans doute autant
d'importance que le soin psychiatrique, jusqu'à parfois le remplacer. Cela s'explique
par le fait que non seulement le pouvoir politique s'applique sur des individus qui
vivent dans l'institution psychiatrique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais
aussi parce qu'ils sont, pour la plupart, considérés comme des êtres désobéissant aux
lois et à l'ordre civils, et qu'il faut savoir gouverner avec une grande efficacité.
Or, il nous semblait important de séparer ces deux visées pour bien
comprendre comment l'une et l'autre opèrent, pour savoir si un soin thérapeutique est
possible sans qu'il ne soit entièrement sous-tendu par un pouvoir politique intérieur à
l'espace asilaire, et pour répondre enfin à la question de la possibilité d'une
architecture thérapeutique qui se dégagerait de son utilisation politique, dont
témoigne le paradigme du panopticon.
142
Il nous fallait en effet séparer ces deux fonctionnement de l'architecture
psychiatrique en raison du sens de l'asile qu'avaient dégagé M. Gauchet et G. Swain
en combattant la thèse de l'asile comme logique d'exclusion issue de l'Histoire de la
folie de M. Foucault : « [...]l'exclusion de fait recouvre une inclusion de droit.
Enfermer, c'est séparer en surface, mais incorporer en profondeur »263. Ce débat entre
M. Foucault et M. Gauchet et G. Swain sur le sens de l'asile, a permis de faire
ressortir la volonté thérapeutique présente dans les textes des aliénistes du XIXe
siècle tels Pinel et Esquirol. Même si la pathologisation de la folie cache la réalité
inchangée de son altérité irrémédiable, des préceptes à valeur thérapeutique ont
commencés à être appliqués, et en premier dans le domaine de l'architecture, comme
en témoigne l'expression esquirolienne d' « instrument de guérison ».
Dans la construction effectives des asiles, de nombreux critères
architecturaux répondent aux besoins des soignants pour prendre en charges les
malades mentaux internés : les hôpitaux psychiatriques doivent occuper de grands
espaces pour accueillir le plus de malades possibles ; l'architecture des hôpitaux
psychiatriques doit compter des dispositifs de sécurité, afin que les patients, « danger
pour eux-mêmes et pour les autres », ne se fassent pas du mal à eux-mêmes ainsi
qu'aux autres personnes, intérieures ou extérieures de l'enceinte de l'hôpital ;
l'architecture psychiatrique doit être une architecture d'isolement, pour que l'interné
se coupe du monde extérieur qui l'aurait alors rendu malade ; c'est aussi une
architecture qui classe les divers groupes de personnes entre eux pour apporter aux
malades et aux soignants un environnement propice à la guérison.
L'architecture psychiatrique construit dès lors un lieu où l'on guérit en facilitant le
travail des soignants et en créant un environnement adaptés aux soins psychiatriques.
L'architecture psychiatrique est aussi tendue vers la guérison dans le sens où
elle dessine un espace où se joue une lutte entre ordre et désordre, le désordre étant
un signe et un synonyme de la maladie mental, l'ordre étant le moyen trouvé pour la
combattre et ramener les malades à l'état de raison. L'espace asilaire est donc le lieu
de cette guerre en cours, où peuvent se déployer des stratégies et des contre-
stratégies autour d'une des thématiques prégnantes de l'institution asilaire: l'ordre,
thématique que reprend et soutient l'architecture des édifices de l'asile.
Enfin, l'architecture psychiatrique a pris dès ses premières édifications la
263 M. Gauchet, préface de 2007 de La pratique de l'esprit humain, p XIX.
143
figure d'un opérateur thérapeutique à travers les métaphores de « la machine à
guérir » et de l' « instrument de guérison » inventées par les médecins Tenon et
Esquirol. A la lecture du texte d'Esquirol Des établissement consacrés aux aliénés,
nous nous sommes rendu compte que l' « instrument de guérison » est plus un rêve
inventé par l'aliéniste qu'une réalité, bien que les dispositifs architecturaux qu'il a
insérés dans le plan dessiné par Lebas, et que nous avons appelé précédemment
« critères de l'architecture psychiatrique », soient mis en valeur pour favoriser le
traitement thérapeutique sur les aliénés et leurs résultats.
L'architecture psychiatrique se révèle comme opérateur de pouvoir thérapeutique à
travers les dispositifs qu'elle contient, étant tournés vers le soin et la guérison des
malades. Certains de ces dispositifs, comme la sécurité, l'isolement ou la
classification, ainsi que l'obsession d'ordre, se croisent et se confondent avec des
opérateurs de pouvoir proprement politiques.
Nous avons aussi exploré l'architecture psychiatrique comme opérateur de
pouvoir politique indépendamment de la fin thérapeutique de l'institution
psychiatrique. Dans le chapitre sur le panoptique issu de Surveiller et punir de M.
Foucault, nous avons vu comment le pouvoir disciplinaire s'infiltrait dans les lieux
disciplinaires en étant utilisés pour maximiser la fin officielle de l'institution. Dans le
cas de l'institution asilaire, le pouvoir disciplinaire s'est développé en se servant de la
fin thérapeutique. L'opérateur de pouvoir politique est donc tout aussi dépendant de
l'opérateur de pouvoir thérapeutique pour qu'il puisse se mettre en place.
Ainsi, grâce à la méthodologie de M. Foucault sur l'analyse des « relations de
pouvoir », nous avons compris l'existence de plusieurs types de pouvoir se déployant
dans l'asile et prenant appui sur l'architecture : le pouvoir de la souveraineté
représenté par la grandeur et la solennité des édifices, le pouvoir disciplinaire
représenté sous la forme du panoptique, et le bio-pouvoir, qui apparaît dans les
considérations sur l'hygiène dans le projet architectural. L'architecture psychiatrique
a des marques du déploiement de pouvoirs pluriels, et peut aller jusqu'à se faire leur
opérateur, c'est-à-dire être le moyen et le réseau qui leur permet d'avoir des effets sur
les individus.
Le panoptique remplit, d'après la description de M. Foucault, le rôle
d'opérateur de pouvoir. Il permet en effet au pouvoir disciplinaire de s'exercer par la
144
visibilité qu'il instaure, sur les détenus dans la structure architecturale. Ainsi, leur
moindre geste est épié, le pouvoir disciplinaire pouvant de la sorte avoir prise sur
leurs mouvements et leur corps, et in fine sur leur psyché. Le panoptique se révèle
être aussi un symbole du fonctionnement politique, qui a inspiré les hommes de
pouvoir après l'effondrement de l'Ancien Régime, devant trouver de nouvelles
manières de gouverner. Le modèle du panoptique est donc un opérateur politique qui
a servi à la mise en place du « petit gouvernement » intérieur à l'asile, mais a aussi
des retombées à l'extérieur de l'asile dans le sens où le pouvoir disciplinaire a
tendance à avoir prise sur tout le corps social.
Dans le fonctionnement politique intérieur à l'asile, l'architecture est mise à
contribution à la fois pour assurer le maintien de l'ordre et pour créer une petite
société afin que les malades mentaux retrouvent une forme de lien social. Dans le
Traité sur l'aliénation mentale, Pinel privilégie une architecture de séparation, afin
que la rencontre entre des aliénés traversant un état différent ne cause pas de
dommage dans la santé de ces malades (nous retrouvons le versant thérapeutique de
l'opérateur de pouvoir), mais aussi pour ne pas créer de troubles et de désordres dans
l'asile.
Aussi, l'architecture des hôpitaux aménage, en plus des structures favorisant l'ordre,
des dispositifs permettant la socialisation des internés. M. Gauchet et G. Swain
découvrent un nouveau versant de l'espace asilaire dans le fait qu'il aménage des
lieux permettant aux aliénés de créer un lien social. C'est pour cela qu'ils dénomment
l'asile « machine à socialiser », expression pouvant aussi convenir à l'architecture
psychiatrique.
L'architecture psychiatrique est aussi le support d'une politique extérieure
dans la mesure où elle contribue à la demande de sécurité de la société, que reprend
l'Etat par des commandes de construction de nouveaux établissements et par des
réglementation dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques. Ainsi, l'architecture
psychiatrique prend le visage d'un « instrument de défense sociale », notamment
dans le fait qu'elle renferme les individus « dangereux » et qu'elle empêche les
évasions par des dispositifs architecturaux sécuritaires et carcéraux.
Cependant, la politique extérieure de l'asile est marqué par la « désinstionnalisation »
du pouvoir psychiatrique, ce qui remet en cause l'efficacité et la puissance de
l'opérateur de pouvoir qu'est l'architecture psychiatrique. Dès lors, l'architecture
psychiatrique comme opérateur de pouvoir est-elle encore assez efficace et effective
145
pour que nous puissions la considérer encore sous cet angle ?
Nous avons en dernier temps dépassé la perspective de l'architecture
psychiatrique comme opérateur de pouvoir, bien que cette notion-là soit très riche,
pouvant se décliner en de multiples versants. Nous nous sommes demandés si la
notion d'opérateur de pouvoir appliquée à l'architecture était valide dans les étapes de
sa conception à sa réalisation. Les textes de M. Foucault et de G. Deleuze nous ont
permis de voir que l'architecture des hôpitaux psychiatriques, ou les hôpitaux eux-
mêmes étaient dépassés par des opérateurs plus fins et plus efficaces, que ce soit
dans le domaine thérapeutique, où ce sont les médicaments qui ont pris le relais, ou
dans le domaine politique, par le constat de l'infiltration du pouvoir psychiatrique
dans tout le corps social.
Cependant, nous avons validé la notion d'opérateur de pouvoir pour l'architecture des
hôpitaux psychiatriques à travers l'étude des étapes du projet architectural, comptant
une étape de réflexion et de définition des besoins, où se mêlent attentes concrètes et
rêves des concepteurs ; la notion d'opérateur de pouvoir peut donc être validée dans
le cours de cette étape initiale, où les acteurs de la construction d'un hôpital
psychiatrique ont la possibilité de l'envisager dans le sens de l'opérateur de pouvoir.
Par la suite, au regard des limites des opérateurs de pouvoir, nous avons
dessiné deux autres visages derrière l'opérateur de pouvoir : le pharmakon et
l'hétérotopie. Ces deux visages contredisent l'architecture comme opérateur de
pouvoir car ils ne vont pas dans le sens du projet d'une architecture qui remplirait
efficacement sa mission thérapeutique et sa mission politique. En effet le pharmakon
révèle les effets nocifs, les contre-effets d'une architecture adoptant des moyens
thérapeutiques comme l'isolement, la séparation et la contre-société, se révélant à la
fois bénéfiques et nocifs pour la santé des malades mentaux.
Quant à l'hétérotopie, il s'agit d'un concept ne comptant pas encore la dimension
politique. Il ne peut s'envisager qu'en vertu d'une expérience phénoménologique et
non politique, déterminant un sujet existant et ses vécus, plus qu'un sujet politique et
les rapports de pouvoir auxquels il est soumis.
Bien que la perspective de l'architecture psychiatrique comme opérateur de pouvoir
soit limitée par la remise en cause de son efficacité réelle en tant qu'opérateur, elle
146
présente sous cette figure de nombreux versants méritant notre attention : c'est une
architecture qui s'inscrit dans la finalité du soin et de la guérison des malades, et c'est
une architecture marquée par l'exercice du pouvoir, le rendant parfois actif comme
l'illustre le panoptique ; elle est aussi politique à travers les versants de la « machine
à socialiser », et de l' « instrument de défense sociale ».
Les autres visages de l'architecture psychiatrique sont des prolongements des
opérateurs de pouvoir, en étant quelques uns de leurs effets imprévisibles : par
exemple, le pharmakon est un des effets (ou contre-effets) de l'opérateur
thérapeutique.
Ils sont aussi en amont ou derrière les opérateurs de pouvoir, comme l'illustre
l'hétérotopie qui conditionne leur existence et leur déploiement, dans le sens où ils ne
peuvent s'exercer que dans des lieux spéciaux, des « espaces autres ».
L'architecture des hôpitaux psychiatrique mérite une attention philosophique pour
déceler ses enjeux politiques et pour découvrir les différentes figures superposées et
entremêlées du lieu asilaire. Le rapport philosophique à ce lieu, comportant la
philosophie politique et la phénoménologie, est sans doute déterminant pour
échapper aux représentations convenues, positives ou négatives, de sa fonction et de
son usage. Ainsi, une vision à la fois plus large et plus aigüe de l'espace
psychiatrique est nécessaire pour cerner les possibilités de changement, d'évolution,
qui semblent si difficiles pour cette institution âgée de deux siècles.
147
Bibliographie :
- Ouvrages philosophiques et sociologiques :
FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, éditions Gallimard (Collection Tel), 1972.
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FOUCAULT Michel, BARRET-KRIEGEL Blandine, THALAMY Anne, BEGUIN François, FORTIER Bruno, Les machines à guérir, Bruxelles, Liège, édition Mardaga (Collection Architcture + Archives), 1979.
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GAUCHET Marcel et SWAIN Gladys, La pratique de l'esprit humain, éditions Gallimard (collection Tel), 1980 et 2007 pour la préface.
GOFFMAN Erving, Asiles_ études sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1968.
-Ouvrages de psychiatrie :
PINEL Philippe, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale (deuxième édition), édition « Les empêcheurs de tourner en rond/Le seuil, Paris, 2005.
ESQUIROL Jean-Etienne Dominique, Maladies mentales, « Des établissements consacrés aux aliénés et des moyens de les améliorer », texte trouvé dans l'ouvrage J.-E.-D. Esquirol, une oeuvre clinique, thérapeutique et institutionnelle, sous la direction de J.-F. Allilaire, Editions Interligne, Levallois-Perret, 2001.
- Ouvrages généraux sur l'architecture et la psychiatrie :
COLLU Claude, Architecture et maladie mentale_ vues à travers le Quartier Psychiatrique de Montauban. Montauban, achevé d'imprimer sur les presses de Colorpress, 1° édition, septembre 2005.
KOVESS-MASFETY Viviane, SEVERO Donato, CAUSSE David, PASCAL Jean-Charles etc., Architecture et Psychiatrie, Paris, Groupe Moniteur (Editions du Moniteur), 2004.
-Revues :
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DENIS Pierre, « Architecture et Psychiatrie : à propos du Steinhof à Vienne », Synapse n°32, avril 1987.
COLLIER G. et DEFER B., « Les neuroleptiques bouleversent l'architecture de l'hôpital psychiatrique (mars 1957) »_ Rubrique : « Dans l'Information psychiatrique, il y a 50 ans», L'information psychiatrique vol 83, n°2, février 2007.
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-Commentaires :
GROS Frédéric, Foucault et la folie, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.
TERREL Jean, « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté ».
LE BLANC Guillaume, « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », in Foucault au Collège de France , un itinéraire, sous la direction de J. Terrel et G. Le Blanc, Presses universitaires de Bordeaux, 2003.