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(c) AHMET KUYA - CNRS Editions - 2015 Le Califat illusoire qui cache la République | 363 « C’est comme si je revivais ce jour le plus heureux de sa vie. Nous avions reçu la nouvelle de la victoire des Dardanelles… On aurait dit qu’il était ivre de joie. Je ne l’oublierai jamais. Nous étions dans la chambre à cou- cher : “Hayriye”, m’avait-il dit, “tu ne connais pas encore tous les projets que nous avons… Vivement le jour où nous allons gagner cette guerre ! Tu ne peux pas t’imaginer… Nous allons voir la résurgence d’un grand État turc en expansion et la nation turque atteindra finalement sa liberté totale… Les réformes avanceront, jusqu’à la République1 . » Il semble bien que la mémoire de Hayriye Hanım, la veuve de Talât Pacha, soit ici défaillante. Talât Pacha, alors ministre de l’Intérieur et par conséquent « Talât Bey » 2 , aurait pu parler ainsi en deux occasions : soit à la suite de la victoire de Kutü’l-Amare (le 29 avril 1916) 3 , soit presque un mois après le repli des Dardanelles des dernières troupes anglo-australo-néozélandaises (le 9 janvier 1916). Sauf erreur de notre part, Talât Bey n’aurait pas fait allusion à la proclamation d’une République en Turquie avant le 1 er février 1916, date à laquelle le Prince héritier Yusuf zzettin Efendi se donna la mort. Certes, il y avait des individus gagnés à l’idée républicaine dans la classe dirigeante turque de la Seconde Monarchie constitutionnelle (1908- 1919), proches de la culture française, fascinés par la Révolution LE CALIFAT ILLUSOIRE QUI CACHE LA RÉPUBLIQUE : LA FIN DE LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE EN TURQUIE AHMET KUYAŞ 1. « Eşi Hayriye Hanım Talât Paşa’yı Anlatıyor », in Yakın Tarihimiz, II, 1962, 193. 2. À partir de 1909, le titre de « pacha » pour les civils ne fut conféré qu’aux premiers ministres, tandis qu’auparavant tous les ministres, les ambassadeurs auprès des grandes puissances et les préfets le portaient aussi. 3. Ville irakienne située sur la rive gauche du Tigre, à 160 km au nord de Bagdad, où les Britanniques et les Indiens du Corps d’armée du Tigre durent se rendre à l’armée ottomane, après avoir subi de très lourdes pertes.

Le Califat illusoire qui cache la République: La fin de la monarchie constitutionnelle en Turquie

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« C’est comme si je revivais ce jour le plus heureux de sa vie. Nous avions reçu la nouvelle de la victoire des Dardanelles… On aurait dit qu’il était ivre de joie. Je ne l’oublierai jamais. Nous étions dans la chambre à cou-cher : “Hayriye”, m’avait-il dit, “tu ne connais pas encore tous les projets que nous avons… Vivement le jour où nous allons gagner cette guerre ! Tu ne peux pas t’imaginer… Nous allons voir la résurgence d’un grand État turc en expansion et la nation turque atteindra finalement sa liberté totale… Les réformes avanceront, jusqu’à la République…”1. »

Il semble bien que la mémoire de Hayriye Hanım, la veuve de Talât Pacha, soit ici défaillante. Talât Pacha, alors ministre de l’Intérieur et par conséquent « Talât Bey »2, aurait pu parler ainsi en deux occasions : soit à la suite de la victoire de Kutü’l-Amare (le 29 avril 1916)3, soit presque un mois après le repli des Dardanelles des dernières troupes anglo-australo-néozélandaises (le 9 janvier 1916). Sauf erreur de notre part, Talât Bey n’aurait pas fait allusion à la proclamation d’une République en Turquie avant le 1er février 1916, date à laquelle le Prince héritier Yusuf Izzettin Efendi se donna la mort.

Certes, il y avait des individus gagnés à l’idée républicaine dans la classe dirigeante turque de la Seconde Monarchie constitutionnelle (1908-1919), proches de la culture française, fascinés par la Révolution

LE CALIFAT ILLUSOIRE QUI CACHE LA RÉPUBLIQUE : LA FIN DE LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE EN TURQUIE

AHMET KUYAŞ

1. « Eşi Hayriye Hanım Talât Paşa’yı Anlatıyor », in Yakın Tarihimiz, II, 1962, 193.2. À partir de 1909, le titre de « pacha » pour les civils ne fut conféré qu’aux premiers ministres, tandis qu’auparavant tous les ministres, les ambassadeurs auprès des grandes puissances et les préfets le portaient aussi.3. Ville irakienne située sur la rive gauche du Tigre, à 160 km au nord de Bagdad, où les Britanniques et les Indiens du Corps d’armée du Tigre durent se rendre à l’armée ottomane, après avoir subi de très lourdes pertes.

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française et qui avaient fondé une société secrète à l’occasion de son cen-tenaire4. Mais il est pratiquement certain que ces gens ne formaient qu’une toute petite minorité. Certes, la France, seule République de l’Europe occidentale, inspirait la modernisation ottomane depuis le début du xixe siècle5, mais le modèle républicain ne pouvait pas être alors considérée comme une valeur universelle. Le Royaume-Uni aussi était très respecté des Jeunes Turcs qui, immédiatement après la restau-ration du régime constitutionnel, avaient également cherché à rétablir de bonnes relations anglo-turques malmenées, pensaient-ils, pendant la période précédente, sous l’absolutisme d’Abdülhamit II. Qui plus est, le modèle britannique présentait un avantage très apprécié par les élites turques qui, face aux multiples sécessionnismes dont souffrait l’Empire ottoman, cherchaient à promouvoir une identité ottomane autour des descendants d’Osman. En effet, du point de vue du natio-nalisme dynastique, le « Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Ir-lande », par son système de double identité (britannique et anglaise, britannique et écossaise, etc.) était pour les Jeunes Turcs un modèle plus attrayant que les empires russe ou autrichien.

D’autre part, le Parlement ottoman, où le Comité d’union et progrès (CUP) était majoritaire, avait voté en 1909 des amendements constitu-tionnels d’une telle envergure que l’État ottoman était désormais devenu une monarchie constitutionnelle de type britannique, ou scandinave, dans laquelle le sultan régnait mais ne gouvernait pas. Dans le domaine législatif, le dernier mot revenait à la Chambre des députés, et les gou-vernements devaient dorénavant rendre des comptes non plus au sul-tan, mais à la Chambre des députés. De surcroît, le sultan ne pouvait pratiquement pas dissoudre le Parlement6 et devait prêter un serment de fidélité à la Constitution lors de son intronisation7. Ainsi, l’État otto-man était-il gouverné par les élus et, à ce moment, rien ne semblait mena-cer ce système. Dans ces circonstances, il aurait été plus que superflu de vouloir en finir avec la dynastie ottomane.

Cependant, l’opposition à la majorité du CUP ne se satisfaisait pas de ces développements. Selon la conception constitutionnelle de ces milieux – que l’on peut considérer comme des constitutionnalistes modérés –, la position du sultan ottoman ne devait pas se réduire à une souverai-neté symbolique à l’instar des monarchies britannique ou scandinaves. L’État ottoman était formé autour de la famille ottomane dont il por-tait le nom, et par conséquent, son souverain devait jouir de préroga-tives constitutionnelles solides, semblables à celles dont disposait l’empereur allemand. Quand, vers la fin de 1911, ces milieux, dont le rôle dans le soulèvement contre-révolutionnaire du 13 avril 1909 fut considérable, avaient fondé le Parti d’entente libérale, ils avaient prévu, entre autres, des amendements constitutionnels dans leur programme.

4. Il s’agit, bien entendu, du Comité ottoman d’union et progrès (CUP) dont le nom fut, jusqu’en 1908, « Comité ottoman de progrès et union ».5. Aux yeux des élites ottomanes, de toute évidence, l’éphémère Première République portugaise ne fut pas une source d’inspiration.6. En fait, le nouvel article 35 de la Constitution ottomane avait prévu une dissolution du Parlement par le sultan, mais celle-ci était soumise à de telles conditions qu’elle en devenait pratiquement impossible ; voir à ce sujet Düstûr, 2e série, tome I, Dersaadet 1329 [1913], 641. Pour cette raison, et déjà sous la Seconde Monarchie constitutionnelle, le nouveau système ottoman fut qualifié de conventionnel ; voir Ma’ârif Nâzırı Emrullah, Osmanlı Ittihâd ve Terakkî Cemiyeti’nin bin üç yüz yirmi yedi senesi dördüncü kongresinde tanzîm olunan siyâsî programa dâ’ir îzâhnâme, Kostantiniyye [Istanbul] 1330 [1914], 13.7. Pour l’ensemble des amendements constitutionnels du 21 août 1909, voir Düstûr, I, 638-644.

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Alors que rien de spécifique n’y était mentionné, ce qu’ils voulaient faire était assez clair, puisque les articles de la Constitution qu’ils souhai-taient modifier y étaient précisés avec leur numéro : ils étaient tous rela-tifs aux fonctions du chef de l’État8. Une autre particularité très significative du nouveau parti résidait dans le fait que leur président-fondateur, Mehmet Ferit Pacha, était un gendre de la famille impériale.

Ainsi, pour la quasi-totalité des constitutionnalistes, la monarchie se présentait comme une valeur commune pendant et immédiatement après la révolution jeune-turque de 1908. D’autre part, l’idée d’une République n’avait même pas été énoncée à la suite du soulèvement du 13 avril 1909 qui se solda par la déposition d’Abdülhamit II9. Son suc-cesseur, Mehmet V Reşat, se montra strictement respectueux de la Constitution à laquelle il avait prêté serment. Certains ont vu dans ce comportement un conformisme reposant sur la peur de perdre un trône qui l’avait accueilli à un âge très avancé10. Mais cette image de vieillard gâteux, pris en otage par le CUP, fut construite par les partisans de son frère et successeur, Mehmet VI Vahdettin, et les milieux proches du Parti d’entente libérale. Il faut aussi noter que l’opinion publique, très mal informée sur les subtilités de la vie constitutionnelle, y était égale-ment pour quelque chose, étant donné, d’une part, la relative stabilité économique et politique du règne d’Abdülhamit II et, d’autre part, les conséquences désastreuses de la participation à la Grande Guerre dont on jugeait responsables les dirigeants du CUP.

Quant au Prince héritier Yusuf Izzettin, il ne paraissait pas constituer une menace pour la suprématie parlementaire. S’il ne nourrissait pro-bablement aucune sympathie pour les Unionistes, il n’était pas non plus proche du Parti d’entente libérale. Il se tenait à l’écart de la politique probablement parce que sa susceptibilité avait atteint les proportions d’une paranoïa. L’attitude de l’opposition à son égard peut aider à com-prendre sa personnalité politique. En effet, les protagonistes du coup d’État manqué contre le gouvernement du CUP en juin 1913 avaient aussi envisagé de déposer Mehmet V Reşat. Mais leur candidat au trône était non pas le Prince héritier Yusuf Izzettin, mais le Prince Vahdettin. On pourrait penser évidemment que ce choix des conspirateurs s’expli-quait par l’état mental du Prince héritier. Mais ce que l’on savait à l’époque, c’est que ce dernier, à l’opposé du Prince Vahdettin, ne fré-quentait pas les milieux du Parti d’entente libérale. D’ailleurs, si les Unionistes avaient eu des soupçons à cet égard, ils auraient certaine-ment commencé à cultiver de nouveaux projets concernant la famille impériale bien avant la mort du Prince héritier.

Le fait que le comité central du CUP ait débattu longuement des mesures que les Unionistes pouvaient prendre après le suicide du Prince héritier

8. A. Bİrİncİ, Hürriyet ve Itilâf Fırkası, Istanbul 1990, 259-260.9. Abdülhamit II ne fut pas déposé parce qu’on lui attribuait un quelconque rôle dans le soulèvement. Il fut déposé parce qu’il ne s’était pas comporté d’une manière convenable, en tant que chef d’un État constitutionnel, devant les insurgés, et parce que certains individus de son entourage avaient essayé de pêcher en eau trouble pendant la dizaine de jours où la capitale fut à la merci des soldats rebelles ; voir, pour une bonne analyse du soulèvement et de ses conséquences, S. Akşİn, Şeriatçı Bir Ayaklanma 31 Mart Hadisesi, Ankara 1994.10. Voir, par exemple, T. M. Göztepe, Osmanoğullarının Son Padişahı Vahideddin Mütareke Gayyasında, Istanbul 1994, 11-15.

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est assez bien documenté11. Ceux-ci savaient que le Prince Vahdettin, désormais Prince héritier, avait été membre de la Société d’union maho-métane (Ittihâd-ı Muhammedî Cemiyeti), l’un des instigateurs du sou-lèvement contre-révolutionnaire du 13 avril 190912. Ils savaient également que le prince se rendait assez souvent dans les cercles du Parti d’entente libérale dont le président-fondateur était son beau-frère13. Par ailleurs, ils avaient été informés, lors de l’instruction du procès des putschistes de juin 1913, que Salih Pacha, autre gendre de la famille impériale et chef des comploteurs, non seulement avait l’intention de placer sur le trône le Prince Vahdettin, mais lui en avait aussi fait part14. Ainsi, il ne faisait aucun doute pour les Unionistes que, au cas où il deviendrait sul-tan, le Prince Vahdettin leur donnerait beaucoup de fil à retordre. Ces circonstances expliquent que certains Unionistes, comme Talât Bey, aient sérieusement envisagé de proclamer la République. Mais ce pro-jet, irréalisable en temps de guerre, n’aurait certainement pas reçu le soutien d’une majorité parmi les dirigeants du CUP.

Une autre solution possible, susceptible de convaincre la majorité et déjà envisagée au xixe siècle, aurait consisté à changer la règle de succession15. La Constitution ottomane accordait le trône au membre le plus âgé de la dynastie ottomane, à l’exclusion des descendants des princesses. D’autre part, les sultans, leurs frères et leurs cousins avaient tous plu-sieurs fils nés de femmes différentes. Par conséquent, ne sortaient de cette multitude de princes impériaux, d’âge sensiblement égal, que des princes héritiers et des sultans très âgés. Nombreuses sont les anecdotes relatives à la gêne éprouvée par la classe dirigeante ottomane devant les maladresses d’un Mehmet V Reşat vieillissant et ses problèmes de ves-sie, lors de visites officielles ou autres cérémonies. Un amendement constitutionnel instaurant la primogéniture aurait suffi à barrer la route au Prince Vahdettin et à placer sur le trône le Prince Mehmet Ziyaettin qui présentait plusieurs avantages. D’abord, né en 1873, il était jeune. Ensuite, il était bien éduqué. Diplômé de l’École de médecine militaire, Ziyaettin Efendi était aussi connu comme musicien. D’un naturel modeste, il n’hésitait pas à se mêler à la foule d’Istanbul. Il aurait été un souverain populaire et n’aurait pas, semblait-il, constitué une menace pour le nouveau système constitutionnel établi par les amendements de 1909.

Le CUP, tout en ayant introduit des amendements constitutionnels pendant la Grande Guerre, n’osa pas changer la règle de succession otto-mane. Il se peut que ses dirigeants aient craint qu’un tel amendement ne recueille pas l’appui populaire en temps de guerre. Une autre possi-bilité, moins probable mais suggérée par les paroles déjà citées de Talât Bey, serait que le CUP ait préconisé une mesure plus radicale et qu’il ait préféré attendre la fin de la guerre pour la mettre en application. Car,

11. Ibid., 12 et M. Ş. Bleda, Imparatorluğun Çöküşü, Istanbul 1979, 93-94.12. S. Akşİn, Jön Türkler ve Ittihat ve Terakki, 2e édition, Istanbul 1987, 132.13. H. Z. Uşaklİgil, Saray ve Ötesi, tome II, Istanbul 1941, 110 et 127-128 et Lütfİ Sİmavİ, Sultan Mehmed Reşad’ın ve halefinin sarayında gördüklerim, Istanbul 1340 [1924], tome II, 46.14. Zİya Şakİr, Mahmut Şevket Paşa, Istanbul sans date, 190-191. Il semble que, pendant les arrestations des comploteurs et l’instruction du procès, l’hôtel particulier du Prince Vahdettin à Çengelköy ait été cerné par les gendarmes ; voir H. Kâzim Kadrİ, Meşrutiyet’ten Cumhuriyet’e Hatıralarım, préparé par I. Kara, Istanbul 1991, 266.15. D’abord Abdülmecit (r. 1839-1861), ensuite son frère et successeur Abdülaziz (r. 1861-1876) avaient caressé, chacun à leur tour, l’idée d’établir le principe de primogéniture comme règle de succession au trône ottoman, le premier au détriment de son frère, évidemment, et le second au détriment de son neveu Murat, le fils aîné du premier et futur sultan Murat V. Bon nombre d’hommes d’État avaient été également impliqués dans ces intrigues du palais visant à changer un système qui, quoique improvisé, était néanmoins en vigueur depuis le premier quart du xviie

siècle. Il avait fallu un coup d’État, deux dépositions de sultan et une Constitution pour que l’ancienne règle de succession demeure définitivement en vigueur, garantie cette fois-ci par l’article 3 de la Constitution de 1876. Voir, pour cet épisode tumultueux de l’histoire ottomane, l’excellent livre de H. Y. Şehsuvaroğlu, Sultan Aziz. Hayatı, Hal’i, Ölümü, Istanbul 1949.

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en ce début 1916, les Unionistes n’éprouvaient aucune appréhension relative à une défaite militaire. Les choses allaient bien sur les fronts. Ils n’avaient pas prévu non plus que la guerre continuerait encore deux ans et demi et que Mehmet V Reşat mourrait avant la fin. Mais, quelle que fût la nature de leur décision, leur véritable erreur résidait ailleurs : ils n’avaient pu empêcher que le Prince Vahdettin en fût avisé.

Mehmet VI Vahdettin avait-il vraiment l’intention de régner en monarque absolu, à l’instar d’Abdülhamit II ? On pourrait sans exagé-rer dire que lui-même ne savait pas ce qu’il voulait. Cependant, le fait qu’il n’ait pas laissé pousser sa barbe et qu’il portât sous sa ceinture une dague qui avait appartenu à Selim Ier, le seul souverain de la dynastie à se raser régulièrement, pouvait indiquer qu’il se voulait aussi « ter-rible » que ce sultan du xvie siècle16. Du point de vue de la monarchie constitutionnelle, ceci ne pouvait pas être de bon augure. D’autre part, ses ingérences dans le choix des ministres dès la formation du gouver-nement Izzet Pacha montrent clairement qu’il n’avait pas beaucoup de respect pour la Constitution17. Mais les éléments propres à mieux faire comprendre sa position politique sont ses deux rescrits des 21 décembre 1918 et 4 janvier 1919. Le premier, relatif à la dissolution du Parlement, ne contenait pas d’appel aux élections législatives pour un nouveau par-lement qui devait se réunir dans un délai de quatre mois selon la Constitution, et le second annonçait que les élections législatives auraient lieu après la signature de la paix. Surtout, ce dernier, en inférant que les pourparlers de paix seraient conduits et la paix conclue respectivement sans la supervision et sans la ratification parlementaires, allait bien au-delà d’une simple violation de la Constitution. C’en était fini de la monarchie constitutionnelle.

On peut évidemment penser que Mehmet VI Vahdettin n’avait pas l’in-tention de mettre fin au régime constitutionnel et que son but était d’éviter la formation d’une Chambre des députés dans laquelle les membres du CUP seraient majoritaires. Il lui fallait donc ajourner les élections législatives, laisser les autorités franco-britanniques liquider les chefs Unionistes qu’elles considéraient comme des criminels de guerre et faire appel aux élections qui seraient remportées par le Parti d’entente libérale. La nouvelle majorité parlementaire voterait subséquemment des amendements constitutionnels, qui établiraient un système dans lequel le sultan serait plus puissant. Ainsi, il ne voulait pas devenir un monarque absolu, mais envisageait d’être un monarque à l’allemande18.

La faiblesse fondamentale d’une telle hypothèse est d’inférer que la des-truction des dirigeants du Comité d’union et progrès aurait suffi à mettre fin à la mentalité Unioniste et à vaincre dans les urnes les milieux qui avaient fait la révolution de 1908 et établi la souveraineté nationale avec

16. Göztepe, 20-21 et A. Izzet Paşa, Feryadım, tome II, Istanbul 1993, 7.17. Deux semaines après l’armistice bulgare du 29 septembre 1918, le gouvernement Talât Pacha donna sa démission. Le sultan choisit comme premier ministre le Chef d’état-major des armées, Ahmet Izzet (Furgaç) Pacha, qui fut obligé de former un gouvernement de coalition le 14 octobre 1918, car les Unionistes étaient toujours majoritaires dans la Chambre des députés. Voir, pour l’attitude du Sultan, A. Izzet Paşa, II, 31-33, « Rauf Orbay ve Hatıraları », in Yakın Tarihimiz, II, 1962, 176-178 et A. F. Türkgeldİ, Görüp Işittiklerim, Ankara 1951, 158-163.18. Voir à ce sujet les mémoires de R. H. Karay, un sympathisant du Parti d’entente libérale : Minelbab Ilelmihrab, Istanbul 1964, 136.

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les amendements constitutionnels de 1909. Cette hypothèse revient à dire que Mehmet VI Vahdettin n’avait rien vu de ce qui s’était passé dans le pays depuis quarante ans. Car, déjà sous la Première Monarchie constitutionnelle, les députés venant des quatre coins de l’Empire avaient fortement critiqué le souverain et son gouvernement à plusieurs reprises. Certains avaient même envisagé d’établir le suffrage universel pendant les débats sur la nouvelle Loi électorale en 1877. Et leurs successeurs, une fois réunis dans la Chambre des députés, avaient commencé par modifier de fond en comble la Constitution pour établir, selon leur propre expression, la souveraineté nationale19. Le Sultan ne voyait tou-jours pas que la très grande majorité des électeurs, pour des raisons poli-tiques, idéologiques ou simplement économiques, n’était pas du tout disposée à se passer de la souveraineté du Parlement. Ses propres mots adressés à Rauf (Orbay) Bey le 8 novembre 1918 suffisent à montrer cette myopie : « La nation que nous avons n’est qu’un troupeau de mou-tons ! Il lui faut un berger. Et c’est moi, le berger20 ! » Nous pouvons dire en conclusion que, même si l’Histoire absout Mehmet VI Vahdettin de ses intentions autocratiques, il n’en demeure pas moins que ce der-nier fut une figure dont les ambitions n’étaient pas justifiées par ses qua-lités d’homme d’État.

Le Parlement était sans nul doute l’institution à laquelle les élites poli-tiques de la Seconde Monarchie constitutionnelle étaient le plus sen-sibles. La dissolution du Parlement par Abdülhamit II en 1878 et les trente années d’absolutisme qui suivirent étaient leur grand cauchemar. Certes, Abdülhamit II fut détrôné en 1909. Mais, après dix années de régime constitutionnel, ils se trouvaient une fois de plus devant un can-didat à l’absolutisme. Ceci a sans doute épuisé la patience de certains et augmenté le nombre des partisans de la République. L’un d’entre eux, Mustafa Kemal Pacha, est bien connu. L’un de ses proches, Refet (Bele) Pacha, qui se trouvait dans le groupe des officiers qui l’accompagnaient lors de son départ pour l’Anatolie au mois de mai 1919, allait confier plus tard à un journaliste que « parallèlement à ses efforts visant à net-toyer le pays des ennemis, Son Excellence Mustafa Kemal Pacha avait aussi envisagé dès le premier jour d’entreprendre la révolution que nous connaissons aujourd’hui et n’avait pas cessé de chercher des moyens pour l’amorcer21 ». Les mémoires dont nous disposons montrent clai-rement que, déjà en juillet 1919, on discutait à Erzurum une éventuelle proclamation de la République. Mazhar Müfit Kansu, par exemple, relate comment Mustafa Kemal Pacha lui avait finalement avoué son intention de fonder une République, une fois le pays libéré22. Cette source est corroborée par les mémoires d’un autre membre de l’entou-rage du Pacha à cette époque mais qui rejoignit l’opposition après l’ou-verture de la Grande Assemblée Nationale (GAN) en avril 1920. En effet, Süleyman Necati (Güneri) raconte comment les élèves de l’École

19. Pour les débats parlementaires lors des amendements constitutionnels, voir R. G. Okandan, Amme Hukukumuzun Anahatları, Istanbul 1977, 305-319.20. “Rauf Orbay ve Hatıraları”, II, 240-241.21. « Refet Paşa’nın gazetemize beyânâtı », interview réalisée par Ali Naci (Karacan), Akşam, 2 mai 1924.22. M. M. Kansu, Erzurum’dan Ölümüne Kadar Atatürk’le Beraber, tome I, Ankara 1966, 72-75.

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Albayrak, rencontrant Mustafa Kemal Pacha lors d’une promenade dans les alentours d’Erzurum, l’entourèrent et scandèrent « Vive la République ! ». Cela nous mène à croire qu’il y avait des républicains parmi les enseignants et dirigeants de l’école. Süleyman Necati, qui en était le directeur, laisse entendre dans ses mémoires qu’il faisait lui-même partie de ce groupe23. La même source nous renseigne aussi sur l’attitude de Rauf Bey, ex-ministre de la Marine et compagnon de Mustafa Kemal Pacha, à l’égard d’une éventuelle République. Rauf Bey aurait dit, à l’occasion d’une entrevue de l’auteur avec les deux hommes :

« Je n’accepterais pas d’autre guide que la famille d’Osman. Mon père m’avait conseillé avant de mourir de me mettre au service d’un autre État musulman si jamais la dynastie ottomane venait à s’éteindre24. »

Les bruits relatifs à une future République étaient tellement répandus à Erzurum que le lieutenant-colonel britannique Alfred Rawlinson, qui se trouvait dans la ville pour veiller à la bonne application des clauses de l’Armistice de Moudros, en fit part à son retour à Londres au ministre des Affaires étrangères, Lord Curzon25. Nous apprenons des mémoires du général Kâzım Karabekir que le même officier britannique l’avait sondé, lors de sa seconde mission en Anatolie, sur cette éventuelle République et avait reçu la réponse suivante : « Il ne peut pas y avoir de République chez nous, car le sultanat est une tradition que l’on aime et révère beaucoup26.»

Ces témoignages attirent l’attention sur deux réalités de l’été 1919 qui allaient avoir des conséquences très significatives. D’abord, ils confirment que, pendant l’été 1919, un groupe appartenant aux élites envisageait sérieusement de faire ce pas radical de la proclamation de la République. Il faudrait noter ici qu’il s’agissait encore d’un tout petit groupe. Ensuite, partisans de la République et opposants se connaissaient comme tels déjà à l’été 1919, et la lutte pour le pouvoir à l’intérieur du camp constitutionnaliste radical avait commencé entre ces deux tendances. Précisons cependant que, pendant les deux congrès des constitutionnalistes radicaux, à Erzurum en juillet et à Sivas en septembre, l’idée de la République, omniprésente dans la vie quotidienne, resta confinée dans le domaine de la rumeur et ne fut jamais un sujet de débat public. Et ceci, pour de bonnes raisons.

Le 4 septembre 1919, lors de la deuxième séance de la première session du Congrès de Sivas, un certain Hasan Efendi, dont nous ne connais-sons toujours pas la circonscription électorale, avait dit : « Nous sommes une association révolutionnaire27. » Ces mots traduisaient bien l’état d’esprit des délégués qui se considéraient tous comme vivant sous une autocratie, semblable à celle d’avant 1908. C’est d’ailleurs pour cette

23. S. N. Günerİ, Hatıra Defteri, préparé par A. Bİrİncİ, Istanbul 1999, 77.24. Ibid., 77-78.25. A. Rawlinson, Adventures in the Near East (1918-1922), Londres 1923, 238.26. K. Karabekİr, Istiklâl Harbimiz, 2e édition, Istanbul 2008, tome I, 455-458.27. U. Iğdemİr, Sivas Kongresi Tutanakları, Ankara 1969, 15.

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raison que le congrès précédent, celui d’Erzurum, ouvrit le 23 juillet 1919, jour anniversaire de la révolution constitutionnelle de 1908. C’était le défi des constitutionnalistes radicaux face au rescrit impérial du 4 janvier 1919 qui avait mis fin au régime parlementaire. Une semaine plus tard, le congrès réitéra son vœu d’élections législatives en faisant savoir au Sultan que si un gouvernement, dont l’autorité émanait de la volonté nationale, n’était pas formé, « il ne serait pas possible d’arrê-ter les initiatives que la nation était obligée de prendre28 ».

Mais cette menace n’était aucunement critique des actions antérieures du Sultan et ignorait le fait que l’on se trouvait à la merci d’une auto-cratie. Elle se contentait tout simplement d’insister sur la réouverture du Parlement et fustigeait le gouvernement de Ferit Pacha qui « ne se sentait pas dans l’obligation de faire appel aux élections depuis sept, huit mois »29, comme si la Constitution conférait cette fonction au chef du gouvernement et non au chef de l’État. Rauf Bey dit dans ses mémoires : « Nous faisions semblant d’ignorer que le Sultan Vahdettin et le gouvernement de Ferit Pacha agissaient de concert pour un but commun30. » Ainsi, bien loin d’une vision républicaine, les constitu-tionnalistes radicaux ne parlaient même pas d’un retour à la monarchie constitutionnelle, et présentaient la crise politique comme une situa-tion résultant des décisions gouvernementales. En s’adressant au Sultan, non seulement ils dénonçaient un gouvernement anticonstitutionnel au souverain, mais ils montraient aussi, ne serait-ce qu’indirectement, leur loyauté envers le chef de l’État.

Le fait que les constitutionnalistes radicaux se soient plaints du gouver-nement à un Sultan dont ils avaient récusé le sultanat et qui avait mis fin à la monarchie constitutionnelle six mois seulement après son intro-nisation, constitue un bel exemple de l’ironie de la politique. C’était en réalité une manœuvre ingénieuse de contre-propagande. En fait, les constitutionnalistes radicaux étaient présentés à l’opinion publique par le gouvernement Ferit Pacha comme des Unionistes, c’est-à-dire comme ceux qui avaient poussé le pays à la Grande Guerre et causé la ruine de l’agriculture, l’arrêt total du commerce et la perte des milliers de proches qui n’étaient pas rentrés des fronts lointains où ils avaient été envoyés pour des motifs obscurs. C’est la raison essentielle pour laquelle la ses-sion inaugurale du congrès de Sivas avait été réservée à la formulation d’un serment solennel selon lequel les congressistes ne chercheraient pas à ranimer le CUP qui s’était officiellement dissous lors de son dernier congrès en novembre 1918, immédiatement après l’Armistice ottoman31. Dans ces circonstances, non seulement les républicains étaient évidem-ment réduits au silence, mais leurs adversaires ne pouvaient pas davan-tage s’exprimer en tant qu’antirépublicains, de peur d’affaiblir le camp constitutionnaliste radical. Les deux tendances apparaissaient comme

28. Gazİ M. Kemal, Nutuk, 2e édition, Istanbul 1934, tome III, 93.29. Ibid.30. « Rauf Orbay ve Hatıraları », III, 113.31. Iğdemİr, 2-7 et 17-22 ; voir, pour le texte définitif du serment, Askeri Tarih Belgeleri Dergisi, 87, 1989, 1-2.

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un seul groupe dont le seul but était de sauver le pays en s’appuyant sur la volonté nationale.

Face à cette propagande, le Sultan se sépara de son premier ministre, et le nouveau cabinet formé par Ali Rıza Pacha eut recours aux élections législatives le 7 octobre 1919. Mais en quelques semaines il devint clair que la décision du Sultan ne traduisait pas ses véritables intentions. D’abord, nous savons qu’il avait envisagé, de concert avec son premier ministre, de ne pas inaugurer le Parlement, sous prétexte que les consti-tutionnalistes radicaux, presque tous des ex-Unionistes, allaient obte-nir la majorité32. Ensuite, une fois convaincu d’agir conformément à la Constitution, il n’assista pas à la session inaugurale du Parlement où la majorité était revenue, comme prévu, aux constitutionnalistes radicaux. Son discours inaugural fut lu en son absence33.

On peut penser qu’à ce stade, l’ironie de la politique aurait pu assigner au Sultan un rôle de monarque fidèle à la Constitution, car les consti-tutionnalistes radicaux avaient continué à jouer le jeu entamé à Sivas et avaient accepté d’appeler la nouvelle période de session parlementaire, « la quatrième période électorale » (Dördüncü devre-i intihâbiyye)34. Ils faisaient ainsi mine d’ignorer que le sultan avait mis fin à la Seconde Monarchie constitutionnelle. De surcroît, ils avaient fait un geste envers le Sultan en adoptant comme nom pour leur groupe parlementaire l’ex-pression « le salut de la patrie » ( felâh-ı vatan), qui figurait dans le dis-cours inaugural du souverain. Nous devons donc admettre que Mehmet VI Vahdettin n’était pas convaincu que les constitutionnalistes radi-caux l’acceptaient comme leur souverain légitime. Et probablement avait-il raison. Ces hommes qui avaient détrôné Abdülhamit II dix années plus tôt pourraient parfaitement le détrôner aussi, une fois bien établis au pouvoir. Et ils n’auraient pas à chercher des prétextes : le fait qu’il ait violé la Constitution et n’ait pas organisé d’élections législa-tives leur suffirait amplement pour prendre des initiatives en ce sens. Mais nous devons néanmoins considérer cette « Troisième Monarchie constitutionnelle » comme une occasion manquée, aussi bien pour le règne de Mehmet VI Vahdettin que du point de vue de la pérennité de la monarchie ottomane. Car on peut penser, sans pécher par excès d’op-timisme, que le rôle de souverain constitutionnel aurait pu lui garantir son trône dans les circonstances extraordinaires qui prévalaient en cette fin de guerre où même les Puissances victorieuses étaient en train d’im-proviser lamentablement. D’autre part, même si un modus vivendi avec les constitutionnalistes radicaux ne lui assurait pas le trône, l’abolition du Sultanat aurait été certainement évitée, vu la position plus que pré-caire dans laquelle se trouvaient les républicains. Nous verrons que le

32. H. Kâzim Kadrİ, 161-163 et 263-266.33. Türkgeldİ, 254.34. Les trois premières étant les périodes qui avaient commencé par les élections législatives de 1908, 1912 et 1913.

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souverain agira encore trois fois de la même façon, quand des opportu-nités similaires se présenteront à lui.

Pendant la période qui sépare le congrès de Sivas de l’appel aux élections législatives, les constitutionnalistes radicaux se trouvaient maîtres de toutes les régions de l’Anatolie qui n’étaient pas sous occupation fran-çaise ou grecque. Cette position de force par rapport au gouvernement d’Istanbul avait poussé certains congressistes à refuser de jouer la comé-die de la loyauté à Mehmet VI Vahdettin. Des membres du Comité exé-cutif du congrès, comme Ibrahim Süreyya (Yiğit), Hakkı Behiç (Bayiç), Bekir Sami (Kunduk), Mazhar Müfit (Kansu) et Ömer Mümtaz, avaient fait savoir que le nouveau Parlement devait se réunir en Anatolie et non pas dans la capitale qui était sous occupation britannique, française et italienne. Ils savaient parfaitement que leur demande était anticonsti-tutionnelle. Ils étaient conscients du fait que leur assemblée ne saurait être une assemblée législative et qu’il faudrait l’appeler « assemblée constituante »35. Cette approche, que partageait Mustafa Kemal Pacha, ne remettait pas nécessairement en cause la monarchie constitution-nelle ; mais par sa non-conformité à la Constitution, elle risquait d’être vue et présentée par le gouvernement d’Istanbul comme une révolu-tion. Les électeurs risquaient aussi de ne pas l’approuver. La décision finale fut donc d’aller à Istanbul, conformément à la Constitution. Si les forces de l’occupation qui y contrôlaient tout en arrivaient à entraver les travaux du Parlement, cette violation de la souveraineté rendrait légi-time l’ouverture d’un parlement en Anatolie.

C’est exactement ce qui se passa à la suite de l’intervention britannique du 16 mars 1920, l’arrestation de certains députés venant d’Anatolie et leur déportation à Malte36. Saisissant immédiatement cette opportu-nité, Mustafa Kemal Pacha voulut réunir une assemblée constituante à Ankara, mais il dut se contenter d’une « assemblée extraordinaire » dans son appel du 19 mars 1920, une fois que ses collaborateurs eurent attiré son attention sur les réactions que pouvait provoquer l’adjectif « constituante »37. Nous ne savons pas ce que Mustafa Kemal Pacha préconisait exactement par « assemblée constituante ». Il est difficile de déterminer ce qu’il avait en tête à ce moment précis, car ses propos relatifs à cette époque dans son fameux Discours de 1927 sont extrême-ment anachroniques. Mais il est presque certain que ce qu’il imaginait était de faire passer, non pas une constitution républicaine, mais plutôt un texte semblable à la « Loi d’organisation fondamentale » qui allait être votée par la Grande Assemblée Nationale (GAN) en janvier 1921. Du fait que son appel était totalement anticonstitutionnel et n’avait comme source de légitimité que l’impossibilité de réunir le Parlement ottoman dans la capitale, il lui fallait avant tout renforcer cette légiti-mité plutôt que d’annoncer un programme révolutionnaire. Ainsi, dans

35. Voir U. Iğdemİr, Heyet-i Temsiliye Tutanakları, Ankara 1975, 6-12 et l’analyse de S. Akşİn dans son « La Révolution française et la conscience révolutionnaire des nationalistes turcs à l’aube de la guerre d’Indépendance », in P. Dumont et J.-L. Bacqué-Grammont éds., La Turquie et la France à l’époque d’Atatürk, Paris 1981, 45-55.36. Face au projet de paix préparé par les Puissances victorieuses, le dernier Parlement ottoman avait passé un texte appelé « Pacte national » (Ahd-ı millî), qui consistait en une série de conditions sine qua non des nationalistes turcs pour la signature de la paix. Ce texte était en désaccord profond avec le projet de paix qui forme l’essentiel du futur Traité de Sèvres, concernant la délimitation du territoire national turc et le sort des droits d’extraterritorialité accordés aux ressortissants de plusieurs États occidentaux. Il fut soumis aux autorités d’occupation à Istanbul le 17 février 1920. Les Britanniques réagirent le 16 mars 1920 en faisant occuper par leurs troupes de la marine, la Sublime Porte et les Ministères de la Guerre et de l’Intérieur ainsi que la Chambre des députés qui fut vidée de force et interdite de fonctionner. Cet acte d’agression à la souveraineté de l’État ottoman fut interprété par les nationalistes d’Ankara comme une déclaration de guerre. Certain militaires britanniques en mission en Anatolie furent ainsi faits prisonniers par les autorités d’Ankara.37. Gazİ M. Kemal, I, 301 et Karabekİr, I, 515-517.

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son appel aux élections pour une assemblée extraordinaire il déclara aussi que les députés du Parlement ottoman seraient considérés d’office comme membres de la nouvelle assemblée. Ce désir d’établir la conti-nuité entre le dernier Parlement ottoman et la GAN comme source de légitimité, fut aussi à l’origine de la Loi relative à l’impôt sur l’élevage (Ağnam Resmi Kanunu), la première loi passée par la GAN, le 24 avril 1920 : c’était précisément celle dont le Parlement d’Istanbul était en train de débattre quand l’agression du 16 mars se produisit38.

La seconde loi passée par la GAN, le 29 avril 1920, la Loi de haute tra-hison (Hıyânet-i Vataniyye Kanunu), doit aussi être considérée comme le résultat de cette quête de légitimité de la part de la GAN. Cette loi fournissait pour la première fois une définition de la nouvelle assem-blée. Mais ce faisant, la GAN cherchait aussi à renforcer sa légitimité en mettant l’accent sur sa nature temporaire et déclarait qu’elle n’était aucunement une institution révolutionnaire visant à mettre fin à l’exis-tence de l’État ottoman. Il y était dit que la GAN était « constituée dans le but de libérer des mains étrangères les sièges élevés du Califat et du Sultanat ainsi que les domaines bien protégés de l’Empire et de repousser les agressions39 ». Ainsi, la GAN était considérée par ses propres membres comme une institution extraordinaire, formée dans des circonstances extraordinaires, et qui n’aurait pas de raison d’être une fois ces circonstances disparues. Il va sans dire qu’une grande majo-rité des députés de la GAN ne se serait pas rendue à Ankara sans une telle acceptation « légale » de l’existence de la nouvelle assemblée.

L’engagement d’Ankara au retour à la monarchie constitutionnelle ne garantissait évidemment pas le retour au sultanat de Mehmet VI Vahdettin et celui-ci en était bien conscient. C’est certainement la rai-son pour laquelle il n’avait pas protesté à l’agression du 16 mars. Il fit appel à son beau-frère Ferit Pacha pour former un nouveau cabinet dès le début du mois d’avril et s’empressa de faire condamner à mort les lea-ders du gouvernement d’Ankara le 11 mai 1920. Jusqu’à la mi-juin 1920, la Cour martiale d’Istanbul allait condamner à la peine capitale vingt-quatre personnalités parmi les dirigeants et députés d’Ankara40. De son côté, la GAN dépouilla Ferit Pacha et bon nombre de ses collaborateurs de leurs droits de citoyenneté et, suite à la signature du Traité de Sèvres par le gouvernement d’Istanbul le 10 août 1920, les somma tous de com-paraître devant des tribunaux exceptionnels conformément aux termes de la Loi de haute trahison41.

Cette lutte acharnée entre Ankara et Istanbul avait commencé malgré la main que la GAN avait tendue au sultan durant sa première semaine d’existence. En effet, sur l’initiative de Hamdullah Suphi (Tanrıöver) Bey, député d’Antalya, l’assemblée d’Ankara avait adopté le 25 avril une

38. Voir, pour les débats du dernier Parlement ottoman, Meclisi Mebusan Zabıt Ceridesi, 4e Période électorale, 1ère Année législative, 2e édition, Ankara 1992, tome I, 324, 394-395 et 474-481 ; pour la Loi 1, voir Türkiye Büyük Millet Meclisi kavânîn mecmûası, tome I, 2e impression, Ankara 1925, 1.39. Pour le texte intégral de la Loi 2, voir ibid., I, 2-3.40. Pour les verdicts de la Cour martiale, voir Takvim-i vekâyi des 27 et 30 mai 1336 [1920] et du 21 juin 1336 [1920].41. Pour la Motion 37, adoptée le 19 août 1920, voir Türkiye Büyük Millet Meclisi kavânîn mecmûası, I, 340.

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déclaration qui fut publiée dans le journal Hâkimiyet-i milliyye, l’or-gane du gouvernement d’Ankara. Il y était imploré, au nom de la GAN, que « la miséricorde et le secours de Dieu soient accordés sans cesse à ceux qui œuvrent pour sauver notre Calife et notre Sultan ainsi que notre nation et notre patrie42 ». Le jour où cette déclaration fut publiée, la GAN avait aussi envoyé un télégramme, dont le texte avait été adopté la veille, au Sultan Mehmet VI Vahdettin. Officiellement appelé « péti-tion », le télégramme était rédigé avec beaucoup d’humilité et un choix méticuleux de termes que le genre exigeait. Il en référait au souverain avec la formule « notre Sultan » (Pâdişahımız) et aux députés d’An-kara « vos enfants ». Après un bref historique de la décadence otto-mane, le texte présentait l’Anatolie comme le dernier bastion de l’État ottoman et suppliait que les défenseurs de cette patrie qui luttaient pour libérer leur souverain de sa captivité ne soient pas considérés comme des rebelles à son autorité. Le télégramme finissait en déclarant que les pre-mières paroles prononcées par la GAN avaient été des mots de loyauté envers son Calife et Sultan (Pâdişah), et que ses dernières paroles seraient aussi les mêmes43.

Étant donné la composition de la GAN, on peut arguer qu’un petit nombre de députés était parfaitement sincère en ce qui concerne la loyauté à Mehmet VI Vahdettin. Mais il est évident que pour le groupe des « meneurs » composé des constitutionnalistes radicaux, le télé-gramme était loin de traduire leur vraie profession de foi ; ce n’était qu’une pièce de propagande visant à consolider leur légitimité aux yeux du peuple d’Anatolie. Devant les clauses inadmissibles du projet de paix préparé par les Puissances de l’Entente et dans un soubresaut de patrio-tisme, le Sultan aurait pu prendre à la lettre ces supplications venant d’Ankara. Il n’avait en fait rien à perdre, puisqu’il n’avait aucun moyen de lutter contre Ankara. Il avait besoin de la Banque ottomane, établis-sement franco-britannique, pour pouvoir payer les salaires de ses fonc-tionnaires dont l’autorité s’arrêtait aux confins de la capitale. Force est de conclure que son hostilité envers les constitutionnalistes radicaux et, peut-être, sa confiance dans les capacités de l’armée hellénique l’ont poussé à jouer le tout pour le tout contre Ankara.

Au début de l’automne 1920, Ankara avait définitivement consolidé sa position en Anatolie après avoir supprimé les rébellions contre son auto-rité. De leur côté, les Puissances victorieuses en étaient arrivées à juger qu’il serait impossible d’appliquer le Traité de Sèvres dans sa totalité et qu’il fallait le réviser à l’avantage de la Turquie. Ils avaient suggéré au Sultan un rapprochement avec Ankara. N’ayant pas d’autre choix, Mehmet VI Vahdettin renvoya son beau-frère et appela une personna-lité non-partisane, Ahmet Tevfik (Okday) Pacha, pour former le gou-vernement. Pendant que le nouveau gouvernement d’Istanbul, formé

42. « Büyük Millet Meclisi’nin memlekete beyânnâmesi », Hâkimiyet-i milliyye, 28 avril 1336 [1920].43. Voir, pour le texte intégral du télégramme, la 2e séance de la 6e session (28 avril 1920) de la GAN, Büyük Millet Meclisi zabıt cerîdesi, 1ère Période électorale, 1ère Année législative, tome I, Ankara 1336 [1920], 135-136.

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le 21 octobre, se préparait à des pourparlers avec Ankara, des change-ments dans la politique intérieure hellénique créèrent une situation qui pouvait s’avérer favorable pour l’avenir de la Turquie. Le Roi Alexandre mourut le 25 octobre. Son prédécesseur, le Roi Constantin, que les Franco-britanniques avaient forcé à abdiquer en 1917 à cause de ses sym-pathies pro-allemandes, pouvait rentrer d’exil et remonter sur le trône. Trois semaines plus tard, le Premier ministre Elefthérios Venizélos, son grand ennemi, fut largement battu aux élections législatives du 14 novembre et quitta le pays. Le 6 décembre, le Roi Constantin revint à la suite d’un référendum et s’ouvrit une période pendant laquelle les Puissances de l’Entente adoptèrent une attitude plutôt distanciée vis-à-vis la Grèce.

C’est dans ce contexte que le nouveau gouvernement stambouliote forma une délégation composée de deux anciens premiers ministres, Ahmet Izzet (Furgaç) et Salih Hulusi (Kezrak) Pachas44, et quatre autres figures connues comme étant non-partisanes et susceptibles d’inspirer la confiance des hommes d’Ankara45. Leur tâche était de convaincre le gouvernement d’Ankara de faire partie d’une délégation mixte chargée de négocier la révision du Traité de Sèvres avec les puissances de l’En-tente. Mais la délégation échoua complètement dans sa mission dès la première rencontre avec Mustafa Kemal Pacha et ses compagnons d’armes à Bilecik, le 5 décembre 1920, car l’entrevue prit tout de suite une dimen-sion caricaturale : Ankara n’admettait pas l’existence d’un gouverne-ment à Istanbul46.

En fait, on avait confié à la délégation d’Istanbul une mission impos-sible. Le gouvernement du Sultan avait besoin de la paix pour se débar-rasser d’un gouvernement révolutionnaire en Anatolie, mais il se trouvait dans l’impossibilité totale d’atteindre cette paix sans la force militaire de l’Anatolie. De son côté, le gouvernement d’Ankara était parfaitement conscient du fait que la persistance des hostilités était sa seule raison d’être, son unique source tangible de légitimité. Mais il avait accepté de rencontrer la délégation d’Istanbul pour ne pas perdre le soutien de l’opinion publique qui avait vu d’un bon œil la formation du gouvernement Tevfik Pacha, lequel avait adopté un ton plutôt cor-dial à l’égard de l’Anatolie47. D’autre part, Mustafa Kemal Pacha et ses associés avaient besoin de gagner du temps jusqu’à ce que la GAN fasse passer une loi qui ferait d’Ankara le bastion du constitutionnalisme radical. Cette loi aurait à la fois mis en évidence la nature du régime d’Istanbul qui consistait en un gouvernement sans supervision parle-mentaire et dissipé les illusions concernant les relations entre le Parlement d’Ankara et Mehmet VI Vahdettin. On était arrivé à un tournant où il fallait mettre l’accent sur les desseins anticonstitutionnels du Sultan.

44. Ces deux personnalités étaient respectivement, ministre de l’Intérieur et ministre de la Marine dans le nouveau gouvernement d’Istanbul.45. Il s’agit de Hüseyin Kâzım Kadri Bey, Ministre de l’Agriculture, Münir (Ertegün) Bey, conseiller légiste auprès de la Sublime Porte, Cevat Bey, Ambassadeur de Turquie à Berne, et Fatin (Gökmen) Bey, Directeur de l’Observatoire d’Istanbul.46. Pour les détails de la première rencontre à Bilecik, voir Gazİ M. Kemal, II, 66-67 ; A. Izzet Paşa, II, 98-100 ; H. Kâzim Kadrİ, 181 et 285-287.47. Ainsi, les sympathisants d’Ankara qui furent condamnés à des peines variées pendant le mandat de Damat Ferit Pacha furent tous amnistiés ; voir Metin Ayışığı, « Son Osmanlı Hükümeti ile Ankara Hükümeti Arasındaki Münasebetler (21 Ekim 1920 – 4 Kasım 1922) », Toplumsal Tarih, I, nº 6, 1994, 12.

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Or, au moment de la rencontre à Bilecik, la GAN était en train de dis-cuter le projet de cette loi. Des débats très animés avaient commencé dès le 18 août 1920, date à laquelle la Commission constitutionnelle de la GAN avait soumis à l’approbation du Parlement un projet intitulé « Articles de loi concernant la forme et les attributs de la Grande Assemblée Nationale48 ». Celui-ci avait été repoussé par le Parlement le 22 août49. Les esprits s’échauffèrent à nouveau, à la suite d’un pro-gramme gouvernemental soumis avec la signature de Mustafa Kemal Pacha, le 18 septembre50. Ce programme, appelé « Programme de popu-lisme» (Halkçılık programı), comprenait l’essentiel de la future « Loi d’organisation fondamentale » (Teşkilât-ı Esâsiyye Kânûnu) et fut accueilli par certains comme un pas révolutionnaire51.

Après deux mois de débats, la première section du Programme, intitu-lée « Mission et principes », fut transformée en une déclaration solen-nelle de la GAN et ses autres sections en un «  Projet de Loi d’organisation fondamentale ». La déclaration disait : « la Grande Assemblée Nationale de Turquie qui s’est réunie pour la légitime défense … est fondée sur le serment de sauver le Califat et le Sultanat52 ». Ainsi, la GAN ne remettait toujours pas en question la monarchie constitu-tionnelle. Toujours est-il que les débats concernant la nouvelle loi firent surgir la question du Sultanat-Califat, car elle s’intitulait « Loi d’or-ganisation fondamentale » (Teşkilât-ı Esâsiyye Kânûnu) et était consi-dérée comme ambiguë, puisqu’elle faisait penser à une constitution nouvelle par son choix terminologique. En effet, Constitution otto-mane se disait, en turc, « Loi fondamentale » (Kânûn-ı Esâsî). Ensuite, l’article 2 de la loi stipulait que « l’État de Turquie est administré par la Grande Assemblée Nationale et s’appelle « le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie53 ». « L’État de Turquie » (Türkiye devleti) était une appellation tout à fait nouvelle. Laissait-on le Sultanat-Califat en dehors de la Constitution ?

Un grand nombre de députés voulaient inclure dans le texte de la loi des phrases qui auraient mentionné le Sultanat et le Califat. En met-tant l’accent encore une fois sur le fait que la GAN était décidée à libé-rer de leur captivité le Sultanat et le Califat, Mustafa Kemal Pacha répondit le 25 septembre, lors d’une session à huis clos de la GAN, que la loi n’était pas une constitution, elle ne remplaçait donc pas la Constitution de 1876 et qu’elle était conçue uniquement pour gouver-ner et administrer paisiblement le pays pendant une période de crise extraordinaire. Quant au Sultanat et au Califat, continua-t-il :

« Il ne convient pas que la nation turque et la Haute Assemblée, qui est son unique représentant, s’occupent à ce point du Califat et du Sultanat, du Calife et du Sultan, alors qu’elles travaillent pour assurer

48. 2e séance de la 52e session de la GAN (18 août 1920), Büyük Millet Meclisi zabıt ceridesi, III, 345-349.49. 2e et 3e séances de la 55e session de la GAN (22 août 1920), ibid., III, 474-480.50. 3e séance de la 67e session de la GAN (19 septembre 1920), ibid., IV, 214-216.51. Voir, pour l’analyse du programme, I. ARAR, Atatürk’ün Halkçılık Programı, Istanbul 1963 et E. Özbudun, 1921 Anayasası, Ankara 1992.52. 1re séance de la 99e session de la GAN (18 novembre 1920), Büyük Millet Meclisi zabıt ceridesi, IV, 425. La déclaration, qui porte la date de 21 octobre, fut publiée le 18 décembre 1920 dans le journal Kastamonu ; voir Z. Güner et O. Kabataş, Milli Mücadele Dönemi Beyânnâmeleri ve Basını, Ankara 1990, 49-50.53. Voir, pour la Loi d’organisation fondamentale, Türkiye Büyük Millet Meclisi kavânîn mecmûası, I, 89-91.

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l’existence et l’indépendance de la patrie. Nos intérêts supérieurs ordonnent qu’on n’en parle pas pour le moment. S’il s’agit, pour quelqu’un, de déclarer qu’il demeure attaché et fidèle au Calife et Sultan actuel, eh bien, cette personne est un traître. Il sert d’instrument aux ennemis de la patrie et de la nation. Si elle le considère comme Calife et Sultan, la nation se trouvera dans l’obligation d’obéir à ses ordres et de réaliser ainsi les desseins de l’ennemi. Une personne qui serait un traître ou qui serait empêchée de remplir les fonctions et de faire usage du pouvoir que lui confère sa position ne saurait d’ailleurs être Sultan et Calife. Si vous voulez dire, par contre, « déposons-le et choisissons-en aussitôt un autre à sa place », la situation et les conditions de l’heure présente ne permettent pas ce choix non plus. Car la personne qu’il faut détrôner ne se trouve pas au sein de la nation mais elle est entre les mains de l’ennemi. Si l’on songe à ignorer son existence et à en reconnaître un autre, le Calife et Sultan actuel ne renoncera pas à ses droits et continuera à garder le siège qu’il occupe aujourd’hui, avec son cabinet à Istanbul, et poursuivra ses activités. La nation et la Haute Assemblée, oubliant leur véritable but, vont-elles, alors, s’embarquer dans une affaire de Califes ? Revivrons-nous le temps d’Ali et de Muawiya ? Bref, cette question est vaste, délicate et importante. Sa solution n’est pas de celles qu’on peut envisager aujourd’hui.

« Si nous nous lançons dans la résolution radicale de ce problème, nous ne pouvons pas nous en sortir en ce moment. Chaque chose en son temps.

« Les bases légales que nous allons poser aujourd’hui doivent déter-miner et garantir la compétence nécessaire pour renforcer l’Assemblée Nationale et le gouvernement national qui vont sauver notre existence et assurer notre indépendance54. »

Ainsi, la Loi d’organisation fondamentale, dont l’article 1 proclamait que « la souveraineté appartient sans aucune réserve ni condition à la nation », fut votée le 20 janvier 1921. Commença alors une période où Mehmet VI Vahdettin était montré du doigt pour la première fois comme un traître qu’il fallait remplacer par quelqu’un d’autre et où des appréhensions concernant l’avenir de la monarchie faisaient surface. Raif (Dinç) Efendi, député d’Erzurum à la GAN, par exemple, quitta la GAN après l’adoption de la Loi d’organisation fondamentale et rega-gna sa circonscription électorale où il fonda une « Société pour la défense des traditions sacrées » (Muhâfaza-i Mukaddesât Cemiyeti) dans le but de sauver le Sultanat et le Califat55.

Un peu plus tard, Lütfi Fikri Bey, ancien député et président du Barreau d’Istanbul, faisait savoir au Sultan Mehmet VI Vahdettin, par

54. Gazİ M. Kemal, II, 96-97 et la deuxième séance de la 72e session de la GAN, TBMM Gizli Celse Zabıtları, 2e impression, Ankara 1985, tome I, 135-137. Il nous faut noter ici que les deux textes ne sont pas identiques. La traduction est prise, avec quelques légères modifications, de Discours du Ghazi Moustafa Kemal, Leipzig 1929, 450-451.55. Gazİ M. Kemal, II, 117-118 et Karabekİr, II, 1084-1087.

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l’intermédiaire d’un homme de confiance de ce dernier, « qu’il n’avait même pas une minute à perdre pour sauver sa dynastie et qu’il lui fal-lait abdiquer immédiatement56 ».

Mais encore une fois, une occasion de réparer les relations entre la GAN et le Palais se présenta, comme conséquence de la politique internatio-nale. Le 27 janvier 1921, Tevfik Pacha fit savoir au gouvernement d’An-kara que les Puissances de l’Entente avaient enfin décidé de convoquer une conférence qui devait se réunir le 21 février à Londres pour discu-ter les modalités de la paix ottomane. Il était d’avis que des représen-tants d’Ankara devaient faire partie de la délégation ottomane et priait Mustafa Kemal Pacha de les désigner dans les plus brefs délais. Le len-demain, Mustafa Kemal Pacha répondit par trois télégrammes à Tevfik Pacha, pour mettre l’accent, encore une fois, sur le fait qu’Ankara devait être le seul représentant de la Turquie et exigea que le gouvernement d’Istanbul démissionne et que le Sultan reconnaisse comme son gou-vernement légitime le gouvernement d’Ankara. Quand Tevfik Pacha réitéra sa demande en ignorant complètement les exigences de Mustafa Kemal Pacha, ce dernier lui envoya un quatrième télégramme dans lequel se trouvaient les neuf premiers articles de la Loi d’organisation fonda-mentale, et un dixième article qui déclarait que « les stipulations de la Constitution qui ne sont pas en contradiction avec ces articles sont de rigueur comme par le passé57 ».

Ainsi, Ankara tendait encore une fois la main à Mehmet VI Vahdettin, en faisant savoir que la Loi d’organisation fondamentale n’excluait pas la monarchie. Nous savons qu’il n’y eut pas de réponse en provenance du Palais devant cette tentative de constituer un front turc uni face aux puissances de l’Entente. Le Sultan était sans doute informé par Tevfik Pacha des exigences d’Ankara. Nous pouvons facilement deviner sa réaction grâce à un fait relaté dans les mémoires de Hüseyin Kâzım Kadri Bey. Il semble qu’Izzet Pacha envoya, à la demande de Mustafa Kemal Pacha, un télégramme au Sultan pour appeler celui-ci à recon-naître la GAN. Hüseyin Kâzım Bey apprit plus tard que Mehmet VI Vahdettin avait été très vexé par cette proposition58.

Mais ce qui est des plus significatifs dans cet épisode de rapprochement manqué entre Istanbul et Ankara est que Tevfik Pacha, devant cette impasse, n’envisagea pas une seconde de démissionner59. Ceci nous amène à conclure que le gouvernement d’Istanbul n’était pas composé, comme il avait essayé de faire croire aux constitutionnalistes radicaux, de non-partisans dont la motivation était désintéressée et purement patriotique. Certes, il n’y avait même pas un seul ministre dans ce gou-vernement qui ait été membre du Parti d’entente libérale. Nous ne pou-vons pas refuser aux hommes d’Istanbul les vertus du patriotisme non

56. Lütfİ Fİkrİ, Lütfi Fikri Bey’in Günlüğü, préparé par Y. Demİrel, Istanbul 1991, 163.57. Pour la correspondance entre les deux chefs de gouvernement, voir Gazİ M. Kemal, II, 87-94.58. H. Kâzim Kadrİ, 202, 289 et 295.59. Il faut noter ici que certains ministres, qui considéraient le rapprochement avec Ankara comme la raison d’être du gouvernement Tevfik Pacha, ont démissionné à la suite d’une proposition de Hüseyin Kâzım Kadri Bey ; voir H. Kâzim Kadrİ, 202-204.

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plus. Mais ils étaient bel et bien intéressés par un point essentiel : ils étaient pour un Sultan fort, et par conséquent, opposés au principe de souveraineté nationale. Quand finalement Tevfik Pacha dut répondre aux demandes très spécifiques de Mustafa Kemal Pacha, il écrivit que « les revendications et propositions d’Ankara [étaient] considérées comme exagérées et violant les droits du Califat et du Sultanat60 ».

Les mémoires que deux des ministres du gouvernement Tevfik Pacha ont laissées sont très révélatrices à ce sujet. Izzet Pacha et Hüseyin Kâzım Kadri Bey, qui se trouvaient dans la délégation envoyée en décembre 1920 à Ankara, étaient tous les deux convaincus, à leur retour en mars 1921, que les hommes d’Ankara finiraient par abolir le Sultanat et le Califat61. D’autre part, leurs récits comportent des critiques assez sévères à l’égard de Mehmet VI Vahdettin62. Mais ils ne semblent avoir à aucun moment pris au sérieux le fait qu’il était encore possible de sauver le Sultanat-Califat, en abandonnant cette idée de « droits du Califat et du Sultanat » que la Constitution ne reconnaissait pas. La solution que Lütfi Fikri Bey avait préconisée pour sauver la monarchie est, elle aussi, totalement absente de leurs récits. Ceci peut probablement s’expliquer par le fait que ni l’un ni l’autre ne voyait dans la personne du Prince héritier, Abdülmecit Efendi, le Sultan fort dont ils rêvaient. C’est sans doute la raison pour laquelle Izzet Pacha essaya de convaincre le colo-nel Ismet (Inönü) Bey, pendant son séjour en Anatolie, de n’adopter la primogéniture comme règle de succession qu’après la mort de Mehmet VI Vahdettin63 !

La suite des évènements est bien connue. Les deux gouvernements turcs se rendirent séparément à Londres où rien de concret ne fut obtenu. L’année d’après, le même scénario fut remis en scène au printemps et les délégations d’Istanbul et d’Ankara négocièrent les modalités d’une paix, d’abord à Londres, puis à Paris, avec les gouvernements de l’En-tente, mais sans aucun résultat. Cependant, l’occasion créa l’opportu-nité d’une entrevue du ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Ankara, Yusuf Kemal (Tengirşenk) Bey avec le Sultan. En route pour Londres, Yusuf Kemal Bey était passé par Istanbul et fut reçu par le Sultan. Il semble avoir réitéré la revendication essentielle d’Ankara, à savoir, la reconnaissance par le Sultan du gouvernement d’Ankara, en présence de Tevfik et Izzet Pachas, ce dernier étant cette fois-ci son homologue dans le gouvernement d’Istanbul. D’après les mémoires de Yusuf Kemal Bey, Mehmet VI Vahdettin ne dit pas un seul mot64. Quant aux mémoires d’Izzet Pacha, ils ne contiennent pas de trace de la reven-dication de reconnaissance. Par contre, Izzet Pacha raconte que Yusuf Kemal Bey avait voulu être le représentant de toute la Turquie à Londres et que le Sultan n’y avait pas consenti en disant que ceci pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour la ville d’Istanbul65. Après cet épisode,

60. Göztepe, 381.61. H. Kâzim Kadrİ, 192-193 et 200.62. A. Izzet Paşa, II, 24-25, 38, 83 et 125 ; H. Kâzim Kadri, 201, 218 et 283.63. A. Izzet Paşa, II, 108.64. Y. K. Tengİrşenk, Vatan Hizmetinde, 2e impression, Ankara 1981, 242-243.65. A. Izzet Paşa, II, 159.

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les deux capitales turques n’eurent plus de contact jusqu’au lendemain de la victoire en Anatolie.

Huit jours après la signature de l’Armistice de Mudanya, Refet Pacha arriva à Istanbul en tant que représentant du gouvernement d’Ankara. La plus significative de ses multiples responsabilités était de mettre fin à cette dualité gouvernementale sans pour autant créer une atmosphère d’anarchie à Istanbul, toujours occupée par les forces de l’Entente. Il commença par rendre visite à Izzet Pacha, officieusement, puisque Ankara ne reconnaissait pas de gouvernement à Istanbul, le surlende-main de son arrivée. Conformément aux contenus de ses courtes réponses aux paroles des différentes personnalités qui l’avaient accueilli sur les quais de Kabataş, le 19 octobre, Refet Pacha proposa à son interlocu-teur un État califal assez particulier66. Le chef de l’État ne s’intitulait plus « sultan » et il n’avait plus le droit de nommer en toute liberté le premier ministre. Celui-ci serait désigné par la GAN et le Calife rati-fierait ce choix. Le gouvernement d’Istanbul allait bien sûr démission-ner et la GAN, reconnue par le Calife et devenue permanente, allait nommer un préfet pour l’administration d’Istanbul. Pour finir, Refet Pacha donna à Izzet Pacha un court texte qui serait communiqué aux journaux d’Istanbul comme étant la déclaration du souverain67.

Du point de vue du droit constitutionnel, la monarchie continuait donc d’exister sous l’appellation de « Califat » mais avec une nouveauté qui concernait la désignation du premier ministre. Il s’agissait en fait d’un retour aux pratiques du CUP pendant la période de 1909-1917, où les premiers ministres étaient « suggérés » par le parti à Mehmet V Reşat. Mais, en octobre 1922, c’était une nouveauté constitutionnelle qu’un sultan comme Mehmet VI Vahdettin aurait beaucoup de mal à accep-ter, d’autant plus qu’il n’était plus considéré comme sultan. Ainsi, la formule semble avoir été conçue pour être refusée par le Sultan. Mais elle était conçue en même temps pour obtenir le soutien des partisans du Sultanat parmi les constitutionnalistes radicaux et, en tant que telle, émanait de Mustafa Kemal Pacha.

Avant la victoire en Anatolie et à un moment où des appréhensions quant à l’avenir du Sultanat-Califat refaisaient surface à l’intérieur de la GAN, Mustafa Kemal Pacha avait sondé ses proches collaborateurs Rauf Bey et Refet Pacha sur une éventuelle abolition du Sultanat-Califat. Rauf Bey avait exposé son opinion en termes très semblables aux paroles qu’il avait prononcées à Erzurum en juillet 1919 :

« Je suis attaché de cœur et d’âme au Sultanat et au Califat car mon père fut éduqué pour prendre part parmi les dignitaires de l’État otto-man grâce aux bienfaits du Sultan. Ces bienfaits se trouvent également

66. Voir, pour les paroles de Refet Pacha qui ne reconnaissaient pas le Sultanat, Göztepe, 428, G. Jaeschke, Kurtuluş Savaşı ile Ilgili Ingiliz Belgeleri, tr. par C. Köprülü, Ankara 1971, 245-246 et A. F. Cebesoy, Siyasi Hâtıralar, tome I, Istanbul 1957, 103-105.67. A. Izzet Paşa, II, 190-191 ; pour le contenu de la déclaration et sa forme légèrement altérée par Izzet Pacha, voir ibid., 454-455.

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dans mon sang. Je ne suis pas un ingrat et ne saurait le devenir. C’est un devoir pour moi de rester fidèle au Sultan. Quant à mon attache-ment au Califat, il s’impose par mon éducation.

« J’ai aussi à invoquer des considérations d’un ordre plus général. Chez nous, il est difficile de se rendre maître de la situation générale. Ceci ne peut être assuré que par une dignité élevée que l’on est habitué à considérer comme inaccessible à tout le monde. Cette dignité, c’est le Sultanat et le Califat. Abolir cette dignité et tenter de lui substituer un organisme d’une autre nature, aboutiraient à la désillusion et au désastre. La chose est absolument inadmissible68. »

À son tour, Refet Pacha avait dit : « Je me rallie entièrement à l’opinion de Rauf Bey. En effet, il ne saurait être question chez nous d’une autre forme gouvernementale que celle du Sultanat et du Califat. »

C’est à la suite de cette entrevue que Mustafa Kemal Pacha semble avoir développé la formule de l’État califal pour contourner le problème du Sultanat. Il l’a rendue publique pour la première fois dans une inter-view accordée à George Ward Price, le correspondant du Daily Mail, le 12 septembre 1922 : « Les Turcs doivent avoir un Calife à Istanbul de façon permanente. Mais la GAN détrônera très probablement le Sultan actuel, Mehmet VI, parce qu’elle voit qu’il est en train d’intriguer en complicité avec les ennemis69. » La formule apparaissait, trois semaines plus tard, dans une note que le gouvernement de la GAN avait prépa-rée à l’attention des Puissances de l’Entente au moment où les pourpar-lers d’armistice avaient commencé à Mudanya. Dans une phrase qui concernait l’avenir de la ville d’Istanbul, la note mentionnait « Istanbul, qui est le siège du Califat islamique70 ». Ces propos ne semblent pas avoir attiré l’attention des membres de la GAN, puisque nous ne ren-controns aucun débat à leur sujet dans les minutes parlementaires. Nous devons donc conclure que les députés avaient pris connaissance de la formule du Califat sans Sultanat et l’avaient acceptée en grande majo-rité à une date qui se situe entre le 20 juillet et 15 septembre 1922, date à laquelle l’interview de Ward Price fut publiée.

Cependant, la forme définitive de la formule mise en avant à Istanbul, semble avoir été improvisée en quelques jours par Mustafa Kemal, Refet, Kâzım Karabekir, Ismet et Fevzi (Çakmak) Pachas. Les trois premiers avaient pris le train le 16 octobre 1922 à Ankara pour rejoindre Ismet et Fevzi Pachas à Bursa. Refet Pacha devait ensuite prendre le bateau à Mudanya, le port de Bursa, pour se rendre à Istanbul. Il semble que les trois premiers aient commencé à discuter déjà dans le train sur l’atti-tude que devrait adopter Refet Pacha à l’égard du Sultan. Kâzım Karabekir Pacha, dans ses mémoires, affirme avoir dit que Refet Pacha

68. Gazİ M. Kemal, II, 181-182. La traduction est empruntée, avec quelques légères modifications, à Discours, 536. L’entrevue qui s’est passée dans la maison de Refet Pacha, eut lieu le soir du 19 juillet 1922 ; voir Cebesoy, I, 30-32. Cebesoy ne fait aucune mention de la question du Sultanat-Califat. Quant aux mémoires de Rauf Bey, elles sont complètement silencieuses sur le sujet.69. Jaeschke, 245.70. Voir la 2e séance de la 112e session (4 octobe 1922), TBMM Gizli Celse Zabıtları, III, 861.

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devait considérer Mehmet VI Vahdettin comme Calife uniquement, puisque la souveraineté appartenait à la GAN. « Salué comme Calife, celui-ci aura donc cédé la souveraineté et le sultanat [sic] à la GAN71. »

Le soir du 17 octobre ou dans la nuit du 17 au 18 octobre, alors que les cinq Pachas se trouvaient à Bursa, Mustafa Kemal Pacha reçut un télé-gramme de Tevfik Pacha qui demandait, encore une fois, la constitu-tion d’une délégation mixte pour représenter la Turquie à la conférence de paix72. On peut facilement imaginer l’effet que cette « imperti-nence » du pacha d’Istanbul eut sur les généraux victorieux d’Ankara au lendemain de l’Armistice de Mudanya. Le jour suivant, Mustafa Kemal Pacha envoya une réponse à Tevfik Pacha et fit en sorte que sa réponse n’atteigne pas son destinataire. En effet, son télégramme était adressé à Hamit (Hasancan) Bey, président de la société ottomane du Croissant-Rouge et représentant d’Ankara à Istanbul par l’intermé-diaire duquel les deux gouvernements s’écrivaient. Comme le télégramme ne portait comme destinataire que le nom de Hamit Bey, celui-ci prit le contenu comme des instructions qui lui étaient destinées personnel-lement et ne fit qu’aviser le gouvernement d’Istanbul conformément à ces instructions73. Comme par le passé, Mustafa Kemal Pacha y disait que seule la GAN avait le droit de représenter la Turquie dans la confé-rence de paix.

La stratégie reposait sur le désir de laisser le Sultan, son gouvernement et la presse d’Istanbul apprendre les plans d’Ankara de la bouche de Refet Pacha. Au lieu de passer à une action dont on ne pouvait pas pré-voir les conséquences, surtout dans une ville qui n’était pas encore sous leur contrôle, les hommes d’Ankara offraient à Istanbul ce que les amen-dements de 1909 avaient établi. Si Mehmet VI Vahdettin acceptait l’offre, le gouvernement d’Istanbul se trouverait obligé de démission-ner, puisque le Sultan se serait plié à la souveraineté nationale. Dans le cas où il refusait, et c’est ce à quoi ils s’attendaient, il leur serait plus facile d’exposer la détermination du Sultan et des autorités d’Istanbul. Ainsi, Refet Pacha, qui avait vu lui aussi le télégramme de Tevfik Pacha, « s’était mis d’accord avec le Gazi sur l’attitude qu’il allait afficher à Istanbul et surtout les mots qu’il allait prononcer à l’égard des sièges du Sultanat et du Califat74 ».

Le plan, comme prévu, ne marcha pas. Seul Izzet Pacha semble avoir été ébranlé par les paroles de Refet Pacha, car il présenta à son gouver-nement un rapport dans lequel il écrivit, après avoir résumé et discuté les propositions de Refet Pacha : « Suivant mon humble opinion, il s’avère impératif d’accepter le principe de souveraineté nationale75. » Mais le Sultan et son premier ministre n’en étaient pas encore arrivés là. En effet, la déclaration que l’on attendait du Sultan ne vit pas le jour.

71. Karabekİr, II, 1213. L’utilisation du mot « sultanat » par Kâzım Karabekir Pacha n’est pas une erreur. À l’époque, on venait tout juste d’inventer les formules antonymiques « sultanat de la nation » (saltanat-ı milliyye) et « sultanat personnel » (saltanat-ı şahsiyye). Voir, par exemple, la motion d’Ismail Suphi Bey, député de Burdur, à la suite de l’abolition du Sultanat : « Je propose que ce jour soit accepté comme fête nationale pour commémorer le sultanat de la nation » [2e séance de la 130e session de la GAN (1er novembre 1922), Türkiye Büyük Millet Meclisi zabıt ceridesi, 1ère Période électorale, 3e Année législative, tome XXIV, Ankara 1338 [1922], 329] et le livre de Fuad Şükrü, Saltanat-ı milliyye temelleri [Les fondements du sultanat de la nation], Istanbul 1339 [1923]. Nous sommes d’avis que l’on avait expressément inventé ces formules pour entourer d’un halo d’ambiguïté les mots « sultanat » et « autocratie/absolutisme ».72. Voir, pour le télégramme, Gazİ M. Kemal, III, 305-306.73. Voir, pour le télégramme de Mustafa Kemal Pacha et l’explication que donna ultérieurement Hamit Bey, Gazİ M. Kemal, III, 306-307.74. Cebesoy, I, 102.75. A. Izzet Paşa, II, 192.

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Après avoir attendu toute une semaine, Refet Pacha se rendit au Palais le 29 octobre. Mehmet VI Vahdettin l’écouta calmement, et dit qu’il considérerait ses propositions, mais que « le gouvernement d’Istanbul continuerait à exercer ses fonctions jusqu’à ce que le gouvernement d’Ankara assume le contrôle de la capitale76 ». Cela signifiait que le gou-vernement d’Istanbul continuerait d’exister longtemps encore, puisque l’Armistice de Mudanya laissait la ville sous le contrôle des forces de l’Entente jusqu’à la signature de la paix77. Le même jour, Tevfik Pacha envoyait un second télégramme, cette fois-ci à la Présidence de la GAN. Il y disait que la Sublime Porte et la Grande Assemblée Nationale devaient participer ensemble à la conférence de paix78.

Le jour suivant, la GAN était en ébullition. Suite à la dénonciation par Mustafa Kemal Pacha de l’insistance d’Istanbul à composer une délégation mixte, l’indignation des députés s’exprima par une multitude de motions dont certaines exigeaient des mesures extrêmes. « À commencer par Vahdettin, tous ceux qui nous envoient de pareils documents doivent être lapidés par les musulmans », disait l’une des motions. Une autre proposait que « ceux qui se donnent le titre de conseil des ministres à Istanbul doivent comparaître devant le Tribunal d’indépendance »79. La motion qui fut retenue était soumise à la Présidence de la GAN par Rıza Nur Bey, député de Sinop, et 78 autres membres de l’assemblée. Elle déclarait l’État ottoman renversé, le Sultanat d’Istanbul déchu et s’engageait à sauver le Califat de sa captivité80. Malgré un score spectaculaire (132 pour, 2 contre et 3 abstentions), la motion ne passa pas, car le quorum n’était pas atteint. Avec quelques modifications supplémentaires, la motion passa le soir du 1er novembre à l’unanimité moins une voix81. Le Sultanat ottoman n’existait plus.

L’abolition du Sultanat fut un début de victoire pour les républicains. Des constitutionnalistes radicaux comme Rauf Bey, Kâzım Karabekir Pacha et beaucoup d’autres qui étaient attachés au sultanat, avaient décidé de voter pour son abolition en croyant que le Calife serait le chef du nouvel État turc82. Il faut dire d’emblée qu’ils se sont fait doubler par Mustafa Kemal Pacha et les républicains. En effet, la formule évo-quée en octobre 1922 ne serait jamais une formule constitutionnelle. Après les élections de 1923, Mustafa Kemal Pacha et sa majorité à la GAN n’allaient permettre la préparation d’une nouvelle constitution qu’après avoir proclamé la République et aboli le Califat. Quand, au lendemain de la proclamation de la République, Rauf Bey déclara que cette décision était prématurée, il pensait à cette constitution qui ne s’était toujours pas faite83. On sait que son désaccord avec Mustafa Kemal Pacha lors de la proclamation de la République et l’abolition du Califat, allait le pousser, ainsi que plusieurs protagonistes éminents du

76. Jaeschke, 246.77. Pour l’Article 12 de l’Armistice, voir I. Eyyüpoğlu, Mudanya Mütarekesi, Ankara 2002, 243.78. Voir, pour le télégramme de Tevfik Pacha, Gazİ M. Kemal, III, 307-308.79. 3e séance de la 129e session de la GAN (30 octobre 1922), Türkiye Büyük Millet Meclisi zabıt ceridesi, 1e Période électorale, 3e Année législative, tome XXIV, Ankara 1338 [1922], 305. Instaurés le 11 septembre 1920 pour combattre les désertions, les Tribunaux d’indépendance étaient transformés en tribunaux révolutionnaires le 26 du même mois. Composés des députés de la GAN, leurs verdicts étaient immédiatement exécutés, sans droit d’appel. Le gouvernement d’Ankara allait les utiliser jusqu’en 1927 pour se débarrasser de toutes formes d’opposition.80. Ibid., 306-307.81. 2e séance de la 130e session de la GAN (1er novembre 1922), ibid., 329 ; voir, pour la forme définitive de la motion, Türkiye Büyük Millet Meclisi kavânîn mecmûası, 487-488.82. Pour les interventions de Rauf Bey et Kâzım Karabekir Pacha qui soutenaient l’abolition du Sultanat, voir la 3e séance de la 129e session de la GAN (30 octobre 1922), Türkiye Büyük Millet Meclisi zabıt ceridesi, XXIV, 291-292 et 297-298.83. Voir, pour la déclaration de Rauf Bey, Vatan, 1er novembre 1923.

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mouvement national-constitutionnaliste d’Anatolie, à former un parti d’opposition en novembre 1924.

Mais il ne faudrait pas oublier que Mustafa Kemal Pacha, tout stratège ingénieux qu’il était, ne fut pas l’homme à tout faire dans ce processus qui mena la Turquie à mettre fin à la monarchie constitutionnelle. Il a d’ailleurs été le premier à reconnaître que le succès de ses efforts dépen-dait dans une large mesure de l’attitude de Mehmet VI Vahdettin et de ses hommes. En effet, à l’époque où le gouvernement de Tevfik Pacha était récemment constitué, c’est-à-dire à un moment où l’on croyait encore que ce dernier était un gouvernement non partisan, il avait dit à ses émissaires qu’il préférerait voir des hommes comme Ferit Pacha au pouvoir à Istanbul, pour bénéficier du soutien populaire84. Il avait été sans doute soulagé quand les milieux politiques comprirent que Tevfik Pacha et les siens étaient en fin de compte faits du même bois que Ferit Pacha.

Mehmet VI Vahdettin n’apparaît donc pas non plus comme l’homme qui tirait toutes les ficelles dans le camp opposé. Certes, son obstina-tion fut l’un des aspects les plus déterminants dans le cours de la poli-tique turque après la Grande Guerre. C’est vrai aussi que sa haine des Unionistes l’aveugla à un point tel qu’il était incapable de voir com-ment les monarchies fonctionnaient à travers l’Europe. Mais il n’était pas le seul à adopter cette ligne de conduite réactionnaire. En fait, il n’avait jamais eu de difficulté à trouver des hommes, et en grand nombre, au service de sa lutte dépassée. Izzet Pacha par exemple, avait vu d’un bon œil le début de son règne, car la période précédente s’était écoulée « sans sultan »85. D’après un autre, cette période était caractérisée par « le despotisme du petit peuple »86. Ces hommes, qui appartenaient tous à la noblesse de robe, et qui s’étaient réservé le monopole de gou-verner l’Empire ottoman, n’avaient pas encore assimilé les vertus du parlementarisme. Bref, en combattant le Parlement, le Sultan et sa noblesse, avaient égaré le trône.

84. H. Kâzim Kadrİ, 288-289 et A. Izzet Paşa, II, 100-101.85. A. Izzet Paşa, II, 7.86. H. Kâzim Kadrİ, 194.