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Le De vanitate mundi d’Hugues de Saint-Victor et la tradition littéraire du contemptus mundi
au XIIe siècle
Cédric GIRAUD (Université de Nancy 2, Centre de médiévistisque Jean Schneider)
D’emblée, il faut reconnaître que le titre retenu pour cette communication est très ambitieux,
trop même : présenter le De vanitate mundi d’Hugues de Saint-Victor, en le replaçant dans
l’ensemble du genre littéraire du contemptus mundi auquel il est censé appartenir, est une
entreprise dont la réalisation excède les limites du présent cadre et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la notion même de contemptus mundi est multiforme : elle s’exprime dans des
traités qui se placent sous cette appellation ou celle de De vanitate mundi, mais elle apparaît
également à maints endroits de la littérature chrétienne comme un lieu commun1. Les auteurs
médiévaux en font remonter l’origine à la fameuse parole du Quohélet : vanitas vanitatum et
omnia vanitas2. De plus, cette thématique, largement présente, recouvre des significations très
diverses : dévalorisation de la création, dépréciation de l’homme ou condamnation de ce qu’il
y a de mauvais en lui, le thème est susceptible d’applications à la fois cosmologiques,
anthropologiques et morales qui ne se recoupent pas toujours. Il était donc inévitable que
l’étude du concept en milieu chrétien posât des questions potentiellement sources
d’incompréhensions : le mépris du monde n’étant pas une notion spécifiquement chrétienne,
on peut légitimement se demander si son expression littéraire, parfois outrée, exprime
réellement l’essence du christianisme ? De là, il est facile de passer à une remise en cause des
modes de vie traduisant en acte ce mépris du monde, et notamment l’engagement dans la vie
monastique. On le sait, cette relecture à la fois doctrinale et pratique du contemptus mundi a
donné lieu dans les années 1960 à une polémique qu’il n’est pas utile de reprendre ici3. Pour
les uns, cette thématique est un simple lieu commun spirituel, sans réelle portée
philosophique, hérité de l’Écriture et de la Tradition tandis que, pour d’autres, il implique une
vision plus large du monde le réduisant au mieux à n’être que l’antichambre du ciel, quand il
ne s’agit pas d’un ergastule dégradant. Tout en conservant une partie de leur validité, les
analyses alors données illustrent également l’état des études religieuses et la situation de
l’Église catholique dans le contexte du second concile du Vatican. Même si la présente
communication tient compte de ce contexte historiographique, mon propos est un peu
différent : il en effet impossible ici et largement inutile de refaire l’histoire d’un thème qui a
déjà été traité dans les travaux de Robert Bultot de manière générale, de Francesco Lazzari
pour l’école de Saint-Victor et de Heinz Robert Schlette pour ce qui touche le cas d’Hugues4.
En dépit de leurs différences méthodologiques et de leurs options doctrinales diverses, ces
1 Sur la vanitas mundi dans l’histoire littéraire chrétienne, voir la bonne mise au point de H. J. SIEBEN, Vanité du
monde, in Dictionnaire de spiritualité, t. 16, Paris 1994, coll. 257-269. 2 G. DAHAN, … et omnia vanitas. Les commentaires d’Ecclésiaste 1, 2 au XII
e et au XIII
e siècle, in Florilegium
mediaevale. Études offertes à Jacqueline Hamesse à l’occasion de son éméritat, éd. J. MEIRINHOS et O.
WEIJERS, Louvain-la-Neuve 2009, pp. 129-153. 3 Sans prétention aucune à l’exhaustivité, on peut retenir les articles réunis sur La notion de mépris du monde
dans la tradition spirituelle occidentale, in Revue d’ascétique et de mystique, 41 (1965), pp. 232-432 et le
compte rendu de Robert BULTOT in Revue d’histoire ecclésiastique, 61 (1966), pp. 512-528, ainsi qu’un des
volumes parus de sa thèse, La doctrine du mépris du monde en Occident, de saint Ambroise à Innocent III, t. 4,
Le XIe s., 1 : S. Pierre Damien, Louvain - Paris 1963. Un état de la question est donné par R. BULTOT,
Anthropologie et spiritualité. À propos du Contemptus mundi dans l'École de Saint-Victor, in Revue des sciences
philosophiques et théologiques, 51 (1967), pp. 2-22, auquel il convient d’ajouter les remarques méthodologiques
de L.-J. BATAILLON et de J.-P. JOSSUA aux pp. 23-36 et la bibliographie de la controverse donnée aux pp. 37-38. 4 Voir, par exemple, R. BULTOT, Le conflit entre l’aspiration au bonheur et l’idéologie du contemptus mundi, in
L'Idée de bonheur au Moyen Âge. Actes du colloque d'Amiens de mars 1984, Göppingen 1990, pp. 87-96 ; F.
LAZARRI, Il contemptus mundi nella Scuola di S. Vittore, Napoli 1965 ; H. R. SCHLETTE, Die Nichtigkeit der
Welt. Der philosophische Horizont des Hugos von St. Viktor, München 1961.
2
études ont en commun d’avoir choisi le thème du contemptus mundi comme fil directeur de
leurs approches. Il sera ici procédé de manière différente puisque mon point de départ n’est
pas un thème d’histoire doctrinale mais un texte dont j’ai entrepris l’édition critique5. La
démarche adoptée ne consistera donc pas à illustrer à l’aide d’exemples l’histoire du concept,
mais plutôt à s’appuyer sur un document pour éclairer la thématique du contemptus mundi
dans le contexte du XIIe siècle. C’est pourquoi, il a été choisi de présenter le De vanitate
mundi d’Hugues de Saint-Victor en le situant par rapport à deux autres œuvres
contemporaines que sont le Dialogus de mundi contemptu vel amore attribué au bénédictin
Conrad d’Hirsau et le poème anonyme adressé au moine Renaud dit aussi la Chartula6. Il est
apparu que les trois œuvres présentaient suffisamment de points communs et offraient des
différences assez significatives pour permettre une comparaison fructueuse. De ce
rapprochement, on peut attendre des réponses à quelques questions : quelle est la nature
littéraire et doctrinale du De vanitate mundi ? Où le texte se situe-t-il dans l’œuvre du
victorin ? Quelle est son originalité par rapport aux œuvres abordant la même thématique de
manière contemporaine ?
Pour répondre à ces questions, je commencerai tout d’abord par présenter les trois œuvres
retenues, pour ensuite étudier le De vanitate mundi à la lumière de deux autres textes.
I Présentation des œuvres
Par rapport à d’autres œuvres d’Hugues dont l’attribution et la datation posent de sérieux
problèmes, le De vanitate mundi se présente dans une situation plutôt favorable : le texte est
cité dans l’Indiculum de l’abbé Gilduin et la comparaison avec d’autres œuvres permet de la
situer à la fin des années 1120, vers 1128-11297. La principale difficulté du texte tient à la
diversité de la tradition manuscrite qui le fait connaître en deux recensions8. En effet, sur les
quelque 65 manuscrits qui nous font connaître le texte et dont j’ai examiné la quasi-totalité,
on remarque que la tradition se partage en deux familles : moins de vingt manuscrits donnent
comme formant une seule œuvre les deux premiers livres du De vanitate mundi suivis du
Dialogus de sacramentis legis naturalis et scriptae, tandis qu’une quarantaine de codices
offrent un ouvrage qui correspond au texte en quatre livres édité dans la Patrologie latine. La
collation des témoins a permis de déterminer sans risque d’erreur le passage d’une famille à
l’autre. En effet, alors que certains témoins portent les noms Anima et Ratio, d’autres ont les
dénominations Dindimus et Indaletius. Le changement de personnages qui recoupe à peu près
la différence des livres III et IV a laissé des traces dans les accords. Ainsi, on constate que
5 Le texte a fait l’objet de ma thèse d’École des chartes (C. GIRAUD, Le De vanitate mundi d’Hugues de Saint-[†
1141], édition critique et commentaire, Paris, 2002, avec résumé dans les Positions des thèses de l’École
nationale des chartes, Paris 2002, pp. 63-71) et dont la publication est prévue au Corpus Christianorum de
Brepols dans la série des opera omnia d’Hugues. 6 CONRAD D’HIRSAU, Dialogus de mundi contemptu vel amore attribué à Conrad d’Hirsau. Extraits de
l’Allocutio ad Deum et du De veritatis inquisitione, éd. R. BULTOT, Louvain – Lille 1966 (Analecta mediaevalia
Namurcensia, 19) ; Carmen paraeneticum ad Rainaldum, in PL, CLXXXIV, coll. 1307A-1314C, dont l’incipit
est : « Chartula nostra tibi portat, Rainalde salutes… ». 7 Sur l’indiculum de Gilduin, voir l’édition de J. de GHELLINCK, La table des matières de la première édition des
œuvres de Hugues de Saint-Victor, in Recherches de science religieuse, 1 (1910), pp. 270-289 et pp. 385-396,
aux p. 277-283, et les études de D. POIREL, Livre de la nature et débat trinitaire au XIIe siècle. Le De tribus
diebus de Hugues de Saint-Victor, Turnhout 2002 (Bibliotheca Victorina, XIV), pp. 27-86 ; R. M. W.
STAMMBERGER, Die Edition der Werke Hugos von Sankt Viktor († 1141) durch Abt Gilduin von Sankt Viktor (†
1155) – Eine Rekonstruktion, in Schrift, Schreiber, Schenker. Studien zur Abtei Sankt Viktor in Paris und den
Viktorinern, éd. R. BERNDT, Berlin 2005, pp. 119-231, et R. BERNDT, Die Werke Hugos von Sankt Viktor (†
1141) : Ist die Erstausgabe durch Abt Gilduin († 1155) ein editorischer Glücksfall ?, in Vom Nutzn des Edierens,
dir. B. MERTA, A. SOMMERLECHNER et H. WEIGL, Wien 2005, pp. 91-99. 8 Les éléments avancés font l’objet d’une démonstration dans la thèse d’École des chartes de 2002 (GIRAUD, Le
De vanitate mundi cit., pp. 111-178), et seront repris dans l’édition du Corpus Christianorum.
3
certains témoins portant la fin vulgate et les personnages masculins (notamment un témoin
victorin aussi important que le manuscrit Paris, Bibliothèque Mazarine 717) comportent
encore des accords féminins et la trace de grattages qui prouvent le sens de transmission. Les
accords permettent ainsi d’affirmer l’antériorité de la version De vanitate mundi suivi du
Dialogus sur la version vulgate connue par la Patrologie latine. C’est cette seconde version
qui a connu le succès le plus net. Le texte ainsi diffusé n’est pas pour autant un texte achevé,
puisque par exemple les livres III et IV de l’édition de Gilduin contiennent des incohérences
comme les noms de Ratio et Anima. La normalisation de l’ouvrage a donc été imparfaite.
L’œuvre est bien diffusée au XIIe siècle avec une vingtaine de témoins, alors que le XIII
e
siècle correspond à une diminution de la copie avec onze manuscrits conservés. Au XIVe
siècle, l’œuvre n’a pas apparemment plus la faveur des scribes avec six témoins conservés.
Comme pour les autres œuvres d’Hugues, le XVe siècle est au contraire un moment de forte
diffusion, avec quelque vingt-trois manuscrits. L’œuvre a aussi une bonne diffusion
géographique notamment en France, en Angleterre et dans l’Empire, un peu moins forte en
Italie et en Espagne. Autant que les mentions de provenance permettent d’en juger, le De
vanitate mundi a surtout été présent chez les bénédictins, les chanoines augustins et les
cisterciens. Rappelons cependant que les données en la matière ne reflètent qu’une partie de la
réalité médiévale : le dépouillement des catalogues médiévaux anglais fait apparaître seize
manuscrits dont aucun ne semble être parvenu jusqu’à nous, alors que cinq manuscrits
disparus sont cités dans des catalogues pour l’espace germanique.
L’œuvre appartient au genre littéraire du dialogue9 : elle se présente en effet dans la première
version comme un échange entre Anima et Ratio. Ces appellations indiquent avec clarté
l’origine augustinienne du dialogue10
. Dans les Soliloquia, Augustin fait ainsi parler l’âme et
la raison en un dialogue intérieur qu’atteste une autre œuvre d’Hugues, le De arrha animae
qui est un soliloquium dilectionis entre Hugues et son âme11
. Le choix d’un dialogue, sous la
forme d’un entretien entre ces deux facultés intérieures, possède une finalité pédagogique
évidente. L’adoption du dialogue permet de favoriser l’identification du lecteur aux deux
figures qui sont l’avers et le revers d’un même processus d’approfondissement grâce à la
parole échangée. Cette intériorisation à laquelle la forme littéraire invite le lecteur est elle-
même indissociable d’une progression. Le livre I a pour fil conducteur une visée
démonstrative nette : persuader le lecteur que toute réalité créée est frappée d’instabilité
puisqu’elle appartient à un monde sensible vouée à la temporalité. L’acception ontologique du
mot « vanité » que s’emploie à définir le livre I se développe selon la perspective double
d’une progression spirituelle et expérimentale. La raison, dans la première partie du livre I,
appelle l’âme à adopter un point de vue supérieur à la raison naturelle, tandis que la seconde
partie illustre la vanité du monde grâce à cinq activités de la vie courante (voyage, commerce,
enrichissement, mariage et enseignement) dont la raison dévoile la vanité12
. Le deuxième livre
fournit une solution au problème de la vanité du monde en proposant à l’âme de se réfugier
dans une arche intérieure. C’est dans cette arche que l’âme peut apprendre à préférer les opera
restaurationis aux opera creationis13
.
9 Parmi la vaste bibliographie portant sur le dialogue médiéval, voir en premier lieu les études de P. von MOOS,
Entre histoire et littérature. Communication et culture au moyen âge, Firenze 2005 (Millenio Medievale, 58),
notamment pp. 293-415, et le répertoire de C. CARDELLE DE HARTMANN, Lateinische Dialoge 1200-1400.
Literaturhistorische Studie und Repertorium, Leiden 2007 (Mittellateinische Studien und Texte, 37), notamment
pp. 35-37 sur Conrad de Hirsau. 10
Sur ce rapprochement voir également A. SQUIRE, Hugh of St. Victor. Selected Spiritual Writings, London 1962,
p. 28, avec traduction anglaise des deux premiers livres pp. 157-182. 11
L’œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. 1, éd. H. B. FEISS, P. SICARD, D. POIREL et H. ROCHAIS, Turnhout 1997,
pp. 226-283, à la p. 226 ; sur le titre et le genre littéraire, cf. l’introduction, p. 212. 12
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., pp. 188-199 ; PL, CLXXVI, coll. 703-711. 13
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., pp. 200-214 ; PL, CLXXVI, coll. 711-720.
4
Selon les deux recensions, la suite varie. Le premier état du texte correspond au Dialogus de
sacramentis legis naturalis et scripte, première ébauche d’une synthèse de la foi chrétienne14
.
Le Dialogus traite d’abord de la création du monde, de celle d’Adam et Ève et de la faute
originelle. La rédemption vient offrir le salut à l’homme selon une métaphore à la fois
juridique et guerrière. Le Christ dénoue le procès qui met aux prises Dieu, le diable et
l’homme en même temps qu’il est le chef d’une armée dont les soldats sont les saints ayant
vécu sous la loi naturelle, sous la loi écrite et vivant sous la grâce. Cette armée qui combat les
légions diaboliques reçoit son secours des sacrements et des bonnes actions. Hugues analyse
alors les sacrements chrétiens en les mettant en perspective par rapport à ceux de la loi
naturelle et de la loi mosaïque. Il montre ainsi que le salut, conféré par la foi, les sacrements et
les bonnes actions, a toujours été accessible et dévoilé selon un mode d’explicitation
progressif qui culmine avec l’Incarnation.
Dans la seconde version, le livre III traite, dans un premier temps des questions relatives à
Dieu et aux créations angélique et humaine. Les propos tenus amènent à s’intéresser à
l’histoire humaine qui est alors narrée depuis la faute adamique jusqu’à Abraham. A la requête
de l’Âme, la Raison donne un résumé de l’histoire du monde centré sur les quatre empires15
.
Le livre IV renoue le fil de l’histoire biblique avec Moïse et poursuit la narration jusqu’à
Hérode. L’Âme reprend alors la parole afin d’obtenir des précisions concernant les
bouleversements connus par le monde durant l’histoire du salut. La Raison lui explique la
ruine successive des puissances païennes. Selon la perspective héritée d’Eusèbe de Césarée et
diffusée dans le monde latin par Orose, la convenance du pouvoir romain par rapport à
l’Incarnation est développée. Ces considérations politiques amènent à présenter la vie du
Christ qui ouvre l’ère nouvelle de l’Église avec les apôtres, les martyrs et les confesseurs. La
conclusion du traité appelle à imiter ces exemples pour mériter de parvenir à la paix éternelle
de la Jérusalem céleste16
. Cette première présentation fait apparaître quelques points saillants :
sans connaître la fortune du De arrha animae, le De vanitate mundi se range parmi les
grandes œuvres spirituelles du victorin. Dialogue spirituel ambitieux, le texte a connu un
indéniable succès dans les monastères occidentaux.
La situation du Dialogus de mundi contemptu vel amore est tout autre. L’attribution du texte
n’est pas claire : l’ouvrage, sous le titre de Matricularius, est attribué par l’historien Jean
Trithème à Conrad d’Hirsau17
. Pour l’éditeur du texte, Robert Bultot, l’œuvre est de la même
plume que celle qui a rédigé les autres œuvres citées dans la notice de Trithème, y compris le
fameux Speculum virginum. Dans son édition du Speculum, Jutta Seyfarth, pour sa part, réfute
l’attribution un peu rapidement du texte à Conrad d’Hirsau, ce qui affaiblit d’autant le
témoignage de Trithème pour les autres œuvres18
. Comme Robert Bultot, je suis enclin à voir
dans le moine bénédictin Conrad un candidat plausible mais pas certain. Il est également
intéressant de noter que l’œuvre n’est connue que par deux témoins : un manuscrit d’Oxford
de la fin du XIIe siècle, fait à et provenant d’Eberbach, et un codex conservé à Cologne, datant
14
Le texte est édité en PL, CLXXVI, coll. 17-42 et, dans une version améliorée, par GIRAUD, Le De vanitate
mundi cit., pp. 337-367. Sur son influence, voir H. WEISWEILER, Hugos von St. Viktor Dialogus de sacramentis
legis naturalis et scriptae als Frühscholastischens Quellenwerk, in Miscellanea Giovanni Mercati, t. 2, Vaticano
1946, pp. 179-219. 15
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., pp. 215-225 ; PL, CLXXVI, coll. 721-729. 16
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., pp. 226-240 ; PL, CLXXVI, coll. 729-739. La finale authentique du
texte est « totis desideriis colliguntur », la suite (« Multi et varii sunt sermones… - …temporis non mutetur »,
coll. 739-740) est une sentence hugonienne indépendante. 17
BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 2-3, et l’importante étude de M. RAININI, Claruit sub Conrado
imperatore tertio. Corrado di Hirsau e le testimonianze di Johannes Trithemius : una reconsiderazione, in
Medioevo, 35 (2010), pp. 37-79. 18
Speculum virginum, éd. J. SEYFARTH, Turnhout 1990 (Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis, 5), p.
42*.
5
de la première moitié du XVe siècle et provenant des Croisiers de Cologne
19. La situation
littéraire du texte est également incertaine : dans les deux manuscrits, le Dialogus semble
introduire une succession de textes (Liber de fructu carnis et spiritus naguère attribué à tort à
Hugues de Saint-Victor, un fragment dit Homo constat, l’Allocutio ad Deum de diversis
beneficiis homini impensis et le De veritatis inquisitione) dont les rapports respectifs sont peu
clairs, mais qui paraissent liés20
.
A l’instar du De vanitate mundi, le texte se présente comme un dialogue mettant ici en
présence un moine dont le prénom abrégé est S et un clerc dit R21
. L’ouvrage possède aussi
pour originalité de procéder comme un échange argumenté (rationibus alternis) : comme c’est
déjà le cas dans le De vanitate mundi, il s’agit de convertir l’une des parties au détachement
du monde pour lui faire changer d’état. Dans le dialogue de Conrad, le texte se veut une
introduction, un vestibule pour le paradis monastique. En effet, de même que l’arche chez
Hugues ne se réduit pas à un dessin, le paradis monastique de Conrad n’équivaut pas
uniquement à un enclos. Comme l’explique l’auteur, le paradis auquel introduit son dialogue,
est formé d’un recueil de sentences morales qui servent elles-mêmes d’entrée à la vie
supérieure22
.
Avant d’y parvenir, le moine cherche à persuader son interlocuteur de l’excellence de la vie
monastique en montrant la caducité de toutes choses soumises au devenir et à une mort
imprévisible. Le clerc tente de s’y opposer en argumentant qu’il est déjà uni au Christ, qu’il
est légitime d’user des biens du monde dès lors que la richesse n’exclut pas la sainteté et qu’il
existe plusieurs manières de faire son salut23
. Mais le moine lui répond en faisant l’éloge de
l’unique nécessaire qui conduit à la solitude et au rejet des richesses et des œuvres de la
chair24
. Le clerc, désormais mieux convaincu de l’excellence de la vie monastique, émet
encore des objections qui insistent sur la difficulté excessive de cette vie, la diversité des
ordres religieux et la primauté de l’intention morale sur le changement matériel d’habit. Le
moine y répond point par point notamment en montrant la nécessité d’accorder intérieur et
extérieur et en opposant l’humble à l’orgueilleux25
. Le clerc acculé avoue alors ne pas réussir
à accorder sa volonté à son pouvoir : en dépit des appels du moine à la patience, il préfère
donc demeurer dans son état que d’entreprendre ce qu’il ne peut mener à terme et qui lui
semble sans fruit pour le prochain. Le moine fait au contraire l’éloge de la vie cachée et de la
prédication par l’exemple26
. Les dernières pages constituent un élargissement de la
perspective et des ouvertures sur les textes suivants en filant la métaphore du jardin qui
représente à la fois la vie monastique et le florilège moral qui suit et qui doit nourrir l’âme du
jeune converti27
. Le Dialogus consiste donc dans un appel à la conversion monastique, rédigé
au cours du XIIe siècle, probablement d’origine germanique, mais dont le rayonnement fut
très limité.
19
BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 30-34. 20
BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 7-18. 21
« Incipit dialogus de personis duabus id est matriculario R et monacho S fratribus assignatus, in quo, dum de
mundi contemptu vel amore rationibus alternis disceptatur, frater fratrem Christo mediante lucratur » (éd.
BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., p. 41, ll. 1-4). Ces lettres sont à rapprocher prudemment d’un arbre
des vices et des vertus de Conrad où Ratio et Spiritus luttent, voir dans le même volume la communication de
Marco Rainini. 22
« Unde sequens opusculum quasi vestibulum quoddam monastici paradisi proponitur, ubi moralium
disciplinarum sententie quasi flores colliguntur et introitus ad altiora temperatur » (éd. BULTOT, Dialogus de
mundi contemptu cit., p. 41, ll. 4-7). 23
Éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 41-49. 24
Éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 49-55. 25
Éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 55-65. 26
Éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 65-72. 27
Éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 73-78.
6
Avec le troisième texte, nous touchons au cas très intéressant d’un texte monastique largement
diffusé dans les milieux scolaires28
. Le Carmen ad Rainaldum, dit encore la Chartula d’après
son incipit, est une œuvre à laquelle on hésite actuellement à donner un auteur, mais qui a
connu un nombre déconcertant d’attributions médiévales : ce poème a été ainsi donné aux
papes Damase, Célestin, Sylvestre Ier, à Jean de Garlande, à Etienne Langton, mais le plus
nom le plus souvent avancé dans les manuscrits est celui de Bernard de Clairvaux29
. Il semble
aussi qu’il faille rejeter l’attribution parfois retenue au XXe siècle du texte à Bernard le
Clunisien, par ailleurs auteur du fameux poème en vers léonins le De contemptu mundi30
. La
Chartula anonyme est un poème de la seconde moitié du XIIe siècle, avec deux versions la
Chartula I éditée dans la Patrologie latine parmi les spuria de l’abbé cistercien et la Chartula
II, tous deux textes pour lesquelles Robert Bultot annonçait en 1967 une liste de 153
manuscrits31
. En effet, ce texte d’origine monastique a été utilisé pendant plus de trois siècles
dans l’enseignement de la grammaire à l’université et dans les écoles : à ce titre, il a été appris
et commenté par des générations d’étudiants avec d’autres œuvres formant les octo auctores,
le tout ayant fait l’objet d’une cinquantaine d’éditions entre le XVe siècle et la première
moitié du XVIe
siècle32
. A la différence des deux autres textes, ce classique mineur de la
culture médiévale emprunte la forme d’une exhortation et renonce à la prose pour adopter le
mètre. Les 371 hexamètres font alterner, selon des séquences irrégulières, les 84 hexamètres
dont les finales riment entre elles aux 287 hexamètres léonins où la césure rime avec la fin de
chaque vers33
. Le poème réussit donc avec bonheur ce qui plaisait particulièrement au goût
médiéval : l’union de la poésie dactylique de facture antique avec l’usage mélodique de la
rime34
. On peut supposer que c’est cette forme poétique jouant subtilement sur la variatio qui
a assuré à la Chartula son succès, autant que son contenu proprement dit.
En effet, l’œuvre se présente avant tout comme une autre forme de variation, thématique
celle-là, sur le thème du mépris du monde : de l’adresse initiale au frère Renaud à la prière
doxologique finale, tout le poème met en parallèle la caducité du monde causant la perte de
ceux qui l’aiment avec le bonheur éternel des élus qui auront suivi le Christ. Après une
ouverture qui propose à Renaud de suivre la voie du ciel, l’auteur trace le portrait du bon
chrétien qui ne saurait aimer le monde mais aspire au paradis35
. C’est que le monde est pour le
28
L’étude de référence est l’article de R. BULTOT, La Chartula et l’enseignement du mépris du monde dans les
écoles et les universités médiévales, in Studi Medievali, VIII (1967), pp. 787-834, dont l’auteur a donné une
version raccourcie dans Grammatica, ethica et contemptus mundi aux XIIe et XIII
e siècles, in Arts libéraux et
philosophie. Actes du quatrième congrès international de philosophie médiévale, Université de Montréal,
Canada, 27 août – 2 septembre 1967, Montréal – Paris 1969, pp. 815-827. 29
BULTOT, La Chartula cit., p. 802. 30
BULTOT, La Chartula cit., p. 805 ; voir la traduction récente d’A. CRESSON, De contemptu mundi. Bernard le
Clunisien, une vision du monde vers 1144, Turnhout 2009. 31
BULTOT, La Chartula cit., p. 808. 32
Bultot, La Chartula cit., pp. 808-809. 33
Les six séquences sont les suivantes : 1) 8 hexamètres rimant successivement (« Chartula nostra tibi portat,
Rainalde, salutes / Perque Dei donum tibi coelica regna parentur », Carmen paraeneticum ad Rainaldum, in PL,
CLXXXIV, col. 1307A) ; 2) 27 hexamètres léonins rimant à la coupe («Menti sincerae possunt haec verba
placere / Sub gladio dirae mortis languendo perire ? », coll. 1307A-1308A) ; 3) 26 hexamètres rimant
successivement (« Mors resecat, mors ecce necat quod carne creatur / Sed sapiens noscit quanto sit plena
dolore », col. 1308A-B) ; 4) 140 hexamètres léonins rimant à la coupe (« Quidquid formosum mundus gerit et
pretiosum / Haec ideo tolerat, quia coeli gaudia sperat », coll. 1309A-1311B) ; 5) 50 hexamètres rimant
successivement (« Pauper amabilis et mala diligit, intrat abyssum / Fecit nos miseros ad gaudia prima redire »,
coll. 1311B-1312A) ; 6) 120 hexamètres léonins rimant à la coupe (« Jam satis audisti, frater, quod gratia Christi
/ Hoc tibi det munus qui regnat Trinus et Unus » (coll. 1312B-1314C). 34
Voir P. BOURGAIN, avec la coll. de M.-C. HUBERT, Le latin médiéval, Turnhout 2005 (L’atelier du médiéviste,
10), pp. 423-424. 35
« Quisquis amat Christum, mundum non diligit istum » (Carmen paraeneticum ad Rainaldum, in PL,
CLXXXIV, col. 1307A).
7
juste une occasion de pleurer. Rien n’y dure et la mort frappe sans prévenir36
. Le poète alors
de détailler toutes les belles choses qui doivent disparaître : richesses, maisons, vêtements,
enfants, amours et vaines délices, tout passe37
. Pour éviter de se soumettre au diable en aimant
des biens pleins d’amertume, il faut donc se tourner vers le Christ qui donne seul les joies
durables et éternelles38
. En contrepoint, l’auteur de la Chartula s’attarde sur les peines
infernales que mérite l’accumulation des richesses39
. Il intercale une courte réflexion
inattendue sur la possibilité qu’ont les bons riches de se sauver40
. Le poème entre alors dans
sa seconde partie avec ce vers Si nunc de mundo est horror, tibi consilium do41
: considérant
que son interlocuteur est suffisamment persuadé de la vanité du monde, l’auteur l’enjoint à
servir le Christ en pratiquant le bien et en cherchant à accumuler des trésors spirituels42
. Il
évitera ainsi la damnation que nos premiers parents ont méritée. Dans cet exposé moral plutôt
abstrait où l’auteur ne semble jamais vouloir atteindre le particulier ou encore le détail vivant,
il fait une exception pour raconter la chute d’Adam et d’Eve, ce qui l’amène ensuite à
l’Incarnation rédemptrice du Christ43
. A l’issue de ce rappel historique, le frère Renaud est
une nouvelle fois interpellé : il faut pratiquer ce qu’il croit, sinon à défaut du ciel, c’est la
damnation qui l’attend. Le salut est obtenu par le don de la grâce librement offerte par le
Christ et la pratique active des vertus ascétiques44
. L’auteur conclut par une longue prière
adressée à la Trinité où il demande à Dieu d’inspirer à Renaud une conversion sincère45
. On
comprend que l’œuvre ait connu un succès durable dans les écoles médiévales : sa forme se
présentait comme un modèle à imiter, son contenu moral, général et répétitif, convenait
particulièrement à la formation d’enfants et de jeunes gens.
L’analyse des trois œuvres permet dès à présent de mettre en valeur trois approches
différentes du contemptus mundi et de souligner ainsi l’originalité d’Hugues de Saint-Victor :
son dialogue spirituel se distingue aussi bien, par sa large diffusion et son contenu subtil, d’un
appel à la conversion monastique à la diffusion très restreinte comme le Dialogus de Conrad,
que de ce vade-mecum moral pour écoliers que fut la Chartula. Il reste à préciser encore
l’originalité du De vanitate mundi hugonien en nous intéressant plus directement au
traitement de la vanité du monde.
II Le De vanitate mundi, entre admiratio et exégèse visuelle
Comme souvent chez Hugues, le plus grand intérêt du texte ne réside pas dans les
sources, mais davantage dans leur utilisation et leur reformulation. Selon un trait bien établi
pour d’autres œuvres, Hugues procède moins par citation directe, que par assimilation de la
pensée d’autrui qu’il restitue après l’avoir faite sienne. Il est donc assez malaisé de repérer
précisément ses sources qui sont le plus souvent tellement reformulées qu’il paraît artificiel
36
« Mors resecat, mors ecce necat quod carne creatur / Magnificos premit et modicos, cunctis dominatur/ tam
ducibus quam principibus communis habetur » (PL, CLXXXIV, col. 1308A). 37
« Praetereunt et non redeunt mortalia quaeque » (PL, CLXXXIV, col. 1308B). 38
« Gaudia quae praestat, tribulatio nulla molestat / Gloria solemnis m anet illis, paxque perennis » (PL,
CLXXXIV, col. 1309D). 39
« Quid tibi thesauri, quid acervus proderit auri / Cum peccatores mittentur ad inferiores / Inferni latebras,
ignem, pariterque tenebras/ Semper passuri, nec ab his unquam redituri ? » (PL, CLXXXIV, col. 1310C). 40
« Quamvis sit rarum, poterit possessor earum / Juste salvari, fugiat si nomen avari » (PL, CLXXXIV, col.
1310D). 41
PL, CLXXXIV, col. 1310D. 42
« Hic tibi praebebit regnum quod fine carebit / Huic si te dederis, celsis opibus potieris » (PL, CLXXXIV, col.
1311A). 43
PL, CLXXXIV, col. 1311C-1312A. 44
« Si sapis, hoc credis nec ab hac ratione recedis / Sed quid lucratur credens quod non operatur ? » (PL,
CLXXXIV, col. 1312B). 45
« Sed Pater immensus perfectos det tibi sensus / Roboret aetatem, tribuat simul et probitatem » (PL,
CLXXXIV, col. 1314B).
8
d’établir des rapprochements en fait trop ténus. Dans le De vanitate mundi, le maître victorin
tire fréquemment son inspiration de la Bible : parmi les citations les plus fréquemment
attestées, les deux premiers livres traitent comme un leitmotiv le verset fameux de
l’Ecclésiaste (1, 2), une insistance que le victorin a d’ailleurs pu emprunter à Augustin46
.
Hugues interprète cette vanitas vanitatum dans une perspective anthropologique qui est celle
des Pères de l’Église : il retient d’Origène et de Jérôme que la vanité ne porte pas sur les
œuvres de Dieu, mais sur la temporalité et les actions humaines47
. On peut aussi noter que son
anthropologie dépend d’Augustin qui lui fournit également la règle d’or de la vie spirituelle :
trouver le repos en Dieu par le retour en soi48
. On peut de même considérer qu’Hugues a
emprunté une part importante du cadre spirituel du De vanitate mundi au commentaire donné
par Augustin au psaume 121 : on retrouve dans les deux ouvrages les thèmes de l’ascension,
de l’acies mentis, de la purification de l’œil intérieur et de l’idipsum, lieu par excellence du
repos de l’âme49
. Grégoire le Grand est aussi une source implicite importante : c’est à lui qu’il
doit le jeu d’oppositions qui structurent la vie morale50
. Le visible est un piège pour l’âme
puisqu’il risque de lui faire oublier les biens éternels. Elle ne peut donc les conquérir qu’en
méprisant les réalités temporelles. Les observations faites sur l’histoire et le déroulement des
âges du monde viennent d'Isidore, Bède et Raban51
: elles ne sont guère plus originales et
attestent les lectures attendues d’un régulier, maître de surcroît.
L’étude des sources ne permet pas d’épuiser l’intérêt d’un texte dont le titre n’est qu’une
porte d’entrée. Comme les autres synthèses pédagogiques du victorin, l’ouvrage se laisse
difficilement enfermer dans un genre : il se distingue stricto sensu d’un De contemptu mundi
car la notion de mépris n’est pas présente dans le traité. L’expression contemptus mundi ne s’y
trouve pas et si des verbes comme contemnere sont employés, c’est pour signifier, dans deux
cas, une pratique réfléchie qui fait du monde une étape dans la progression vers Dieu52
. S’il
n’y a donc pas de théorisation du mépris du monde en tant que tel, il n’empêche que la vanitas
mundi occupe une place de choix. Deux points méritent attention : la réflexion sur la vanité
constitue un exercice spirituel ; cet exercice illustre également un cas original d’exégèse
visuelle53
.
La découverte de la vanité du monde découle d’un jugement sur le réel. En effet, cette
critique sur le monde est d’ordre avant tout ontologique : le texte est construit comme une
vaste démonstration où la raison est à la fois un personnage et un outil logique. Cette
disposition d’Hugues n’est pas tout à fait de celle du moine auteur du Dialogus. Ratio est
certes omniprésente dans son dialogue : les deux interlocuteurs y ont fréquemment recours et
46
L. CHEVALLIER et H. RONDET, L’idée de vanité dans l’œuvre de saint Augustin, in Revue des Études
augustiniennes, 3 (1957), pp. 221-223, à la p. 221. 47
SIEBEN, Vanité du monde cit., coll. 259-261. 48
P. DELHAYE, Notes sur l’augustinisme médiéval, in Mélanges de science religieuse, 19 (1962), pp. 100-109, à
la p. 102. 49
AUGUSTINUS HIPPONENSIS, Enarrationes in psalmos CI-CL, éd. E. DEKKERS et I. FRAIPONT, Turnhout 19902
(Corpus Christianorum Series Latina, 40), pp. 1801-1813, surtout aux pp. 1801-1807. Sur la notion d’idipsum
d’origine biblique (par exemple Ps. 4, 3 et 121, 3), voir l’exégèse augustinienne qui fait de l’Idipsum, c’est-à-dire
l’essence divine, le but à atteindre pour l’âme humaine instable, cf. l’Enarratio in ps. 121, 5, p. 1805, ll. 4-6 qui
présente une parenté certaine avec la thématique hugonienne. 50
Voir par exemple éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., p. 207, ll. 182-184 en dépendance de GRÉGORIUS
MAGNUS, Moralia in Job, XXVI, XII, 18, éd. M ADRIAEN, Turnhout 1985 (CCSL, 143B), pp. 1278-1279, ll. 52-
55. 51
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., pp. 207-208, l. 178 et ll. 191-193 ; pp. 213-214, ll. 311-313. 52
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., p. 196, l. 208, p. 207, l. 183 et p. 209, l. 204. Il est par conséquent
exact de considérer que le monde selon Hugues est une étape qui n’est pas pensée indépendamment de Dieu, voir
H. R. SCHLETTE, Das Weltverständnis Hugos von St. Viktor unter Berücksichtigung des Metaphysikproblems, in
Miscellanea Mediaevalia, 2 (1963), pp. 215-221, à la p. 216. 53
Sur cette notion, voir P. SICARD, Diagrammes médiévaux et exégèse visuelle. Le Libellus de formatione arche
de Hugues de Saint-Victor, Paris - Turnhout 1993 (Bibliotheca Victorina, IV).
9
le moine s’amuse même à user de syllogismes54
. Il s’en justifie cependant d’entrée de jeu :
pour lui, la vanité du monde est déjà amplement prouvée par une autorité divine ‒ l’apôtre
Paul ‒ et par l’expérience, mais l’esprit malade du clerc auquel le moine s’adresse ne
reconnaît pour vrai que ce qui a reçu la sanction de la raison55
. Il reste que le moine se prête
très volontiers à l’exercice avec une ambivalence qui n’est pas sans rappeler l’attitude de
l’auteur du Dialogus super auctores, que l’on tend à attribuer au même Conrad : dans les deux
cas, la condamnation des auteurs antiques ou de la raison dissimule mal une fascination pour
des sources de vérité non révélées56
. La Chartula utilise un registre didactique différent,
l’exhortation morale : la vérité est assénée, non proposée à l’interlocuteur57
.
Dans le De vanitate mundi, le regard porté sur le monde n’est pas seulement le produit
d’une démonstration, mais aussi un exercice de détachement et une nécessité spirituelle. La
réunion de cette triple dimension - intellectuelle, ascétique et spirituelle - fait l’originalité de
l’œuvre et la sépare des ouvrages qui, comme le Dialogus ou la Chartula, utilisent le
contemptus mundi pour pousser à la fuite du monde ou à la pratique des vertus. Le but
premier d’Hugues de Saint-Victor n’est pas d’écraser l’homme pour mieux ensuite le mener à
un salut que matérialise le cloître. Il s’agit plutôt de convier à une retraite intérieure que figure
l’arche. Le De vanitate mundi constitue ainsi un exercice pratique de méditation dont un autre
opuscule hugonien, le De meditatione, fournit la description théorique précise58
. Hugues y
définit ce qu’est la méditation, une frequens cogitatio et surtout ses différents genres au
nombre de trois : in creaturis, in scripturis, in moribus59
. La pensée fréquente sur les créatures
se rapproche indiscutablement de la thématique mise en œuvre par le De vanitate mundi. Le
De meditatione précise ainsi les modalités de la méditation sur les créatures :
In primo admiratio quaestionem generat, quaestio investigationem, investigatio
inventionem. Admiratio est dispositionis, quaestio causae, investigatio rationis.
Dispositio est, in coelo cuncta aequalia, in terra alta et depressa : pro hac admiratio.
Causa, propter vitam terrenam terra, propter vitam coelestem coelum : pro hac quaestio.
Ratio, qualis terra, talis vita terrena ; quale coelum, talis vita coelestis : pro hac
investigatio60
.
La mise en question de l’apparence du monde et de ses alta et depressa correspond bien
à l’ouverture de notre traité. La multiplication des questions oratoires en ouverture s’explique
par la nécessité de faire naître une admiratio qui est la première réaction de l’Âme : la série
des interrogations angoissées posées par la Raison suscite, en effet, chez elle l’étonnement et
54
BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., pp. 22-25. 55
« Cum manifestum sit mundum in maligno positum et hoc non solum verbis apostolicis scire, sed eciam rebus
et experimentis possis approbare, miror admodum, fratrum desiderantssime R, cui rerum oblectationi nobilis
animi tui robur intantum inclinaveris ut verbis nostris mundi contemptum suadentibus vix aures unquam
accomdare volueris, nec monitis nostris recipere quid probaris non amare, juxta naturalem mentium quarumdam
egritudinem a vero exorbitantium que sue cuncta saluti oblata respuere, quibus non contemperantur racionis lege
vel ordine (éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., p. 41, ll. 8-18). 56
Pour le Dialogus super auctores, voir éd. R. B. C. HUYGENS, Accessus ad auctores. Bernard d’Utrecht.
Conrad d’Hirsau Dialogus super auctores. Edition critique, Leiden 1970, par exemple pp. 73-74 ; pour le
Dialogus de mundi contemptu, éd. BULTOT, pp. 23-24. 57
Voir, entre autres, ce passage: « Ergo verborum semper memor esto meorum / Cura tuae mentis semper sit in
his documentis. / Si vis salvari semper studeas imitari / vitam justorum fugiens exempla malorum / Illis jungeris
quorum tu facta sequeris » (Carmen paraeneticum ad Rainaldum, in PL, CLXXXIV, col. 1312C). 58
HUGUES DE SAINT-VICTOR, De meditatione, in PL, CLXXVI, coll. 993-998, et HUGUES DE SAINT-VICTOR, Six
opuscules spirituels, éd. R. BARON, Paris 1969 (Sources chrétiennes, 155), texte aux pp. 44-59 et l’introduction
pp. 9-17. 59
Éd. BARON, Six opuscules spirituels cit., p. 44, ll. 1-5. 60
Éd. BARON, Six opuscules spirituels cit., p. 44, ll. 8-15.
10
l’incompréhension61
. De la sorte, Hugues fait se rejoindre les sentiments de la Raison avec
ceux de l’Ecclésiaste. Comme l’a rappelé récemment Gilbert Dahan, Hugues ajoute, dans son
commentaire sur l’Ecclésiaste, une « dimension psychologique » au thème de la vanitas
vanitatum en insistant sur la novitas admirationis qu’éprouve le Quohélet62
. L’affect éprouvé
aussi bien par le Quohélet que par la Ratio, est, dans le De vanitate, mis au service d’une
quête admirative qui trouve sa conclusion logique dans une investigatio63
. Ce n’est donc pas
un hasard si on constate que les mots de la famille de mirari se trouvent au début de
l’œuvre64
. Il est d’ailleurs frappant de constater que l’ouverture du De arca Noe présente une
situation qui répond aux mêmes présupposés65
.
Le sens de ces emplois est une mise en question radicale de la position de l’Âme : pour
voir la vanité du monde, il est indispensable de changer d’ordre comme le dira Blaise
Pascal66
. Il faut passer de l’ordre du visible à celui du monde spirituel à partir duquel la vanité
des œuvres humaines apparaît avec une évidente clarté67
. Chez Hugues de Saint-Victor, la
thématique de la vanité du monde est par conséquent indissociable d’une réflexion sur la vue.
Tout l’objet des deux premiers livres réside dans l’apprentissage de la conversion : il faut
prendre un point de vue supérieur, celui de la specula mentis, fondement de toute pensée
spirituelle68
. La vanité du monde suppose un ordre supérieur d’où l’on puisse l’éprouver, en la
qualifiant pour ce qu’elle est69
. Il importe donc pour la raison de conduire d’abord l’âme à un
point de vue nouveau, supérieur à celui de la vision naturelle, sinon l’âme demeurerait à
jamais aveugle aux réalités supérieures. L’âme ainsi ramenée à l’oculus cordis doit par
conséquent se hausser à un nouveau genre de vision : elle est invitée à transcender les
apparences sensibles pour découvrir en son intériorité l’existence d’un sens spirituel identifié
à l’oculus cordis70
. Elle peut alors se placer dans une mentis specula qui lui offre une vue
inédite et choisie du monde entier. Elle en admire la beauté, reflet participant de l’excellence
divine, et s’enthousiasme pour les œuvres humaines qui lui semblent équivalentes à
61
Éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., p. 188, l. 6 : « Quid vides, homo ? » et, l. 8 : « Non satis intelligo qui
dicere velis ». Sur l’admiratio comme processus dynamique, voir article à paraître de D. POIREL, Mira
pulchritudo. De l’étonnement à l’émerveillement selon Hugues de Saint-Victor, in La beauté du merveilleux.
Pour une esthétique. Colloque organisé par l’EA 4195 TELEM, jeudi 5-vendredi 6 février 2009. Musée
d’Aquitaine, éd. A. GAILLARD et J.-R. VALETTE. Je remercie vivement l’auteur de m’avoir donné accès à ce
travail. 62
DAHAN, … et omnia vanitas cit., p. 133. 63
« Nunc igitur ostende mihi quo ascendere debeam, ut et ego videre possim mirabilia ista de quibus tu sic
conturbaris » (éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., p. 188, ll. 15-16). 64
Ce champ lexical apparaît avec des formes de substantifs (éd. GIRAUD, Le De vanitate mundi cit., p. 188, l. 11
et l. 15), d’adjectifs (p. 189, l. 46 ; p. 190, l. 56 et l. 74) et surtout de verbes (p. 190, l. 55, l. 57, l. 61, l. 63 et l.
65). 65
« Cum sederem aliquando in conventu fratrum et, illis interrogantibus meque respondente, multa in medium
prolata fuissent, ad hoc tandem deducta sunt verba ut de humani potissimum cordis instabilitate et inquietudine
ammirari omnes simul et suspirare inciperemus » (HUGUES DE SAINT-VICTOR, De archa Noe, Libellus de
formatione arche, I, I, éd. P. SICARD, Turnhout 2001 [CCCM, 176], p. 3, ll. 1-5). 66
PASCAL, Pensées, fr. 70. 67
Voir D. POIREL, Voir l'invisible : la spiritualité visionnaire de Hugues de Saint-Victor, in Spiritualität im
Europa des Mittelalters, 900 Jahre Hildegard von Bingen, 1998 s. l., pp. 27-39, aux pp. 33-38. 68
Sur ce point, le victorin a eu une importante postérité, notamment chez Pétrarque, voir S. STROPPA, Quid
vides ? La canzone delle visioni e Ugo di San Vittore, in Lettere Italiane, 59 (2007), pp. 153-186. 69
Le « mépris du monde » n’est donc pas mépris du créé, mais la prise en compte de sa relativité, voir Z.
ALSZEGHY, Ein Verteidiger der Welt predigt Weltverachtung : zum Verständnis der Vanitas-mundi – Literatur des
Mittelalters, in Geist und Leben, 35 (1962), pp. 197-207, à la p. 202, et renvoi à notre traité p. 206, n. 64. 70
L’intérêt du thème a déjà été noté par C. WEISS, Hugonis de Sancto Victore methodus mystica, Strasbourg
1839, p. 52. Sur cette thématique et son origine augustinienne, voir D. LASIC, Hugonis de Sancto Victore
Theologia perfectiva. Eius fundamentum philosophicum et theologicum, Roma 1956, p. 125-135 et SICARD,
Diagrammes médiévaux cit., pp. 187-191.
11
l’homme71
même, en quantité, beauté et durée. La raison est inévitablement amenée à entamer
une disputatio afin de persuader l’âme de son erreur d’optique et lui prouver en cinq scènes la
vanité des ouvrages humains.
C’est pourquoi, Hugues fait défiler au livre I cinq tableaux qui présentent, en une
succession rapide et volontairement mécanique, l’inanité profonde des activités humaines. La
démonstration est ponctuée par la répétition implacable de la leçon tirée de l’Écclésiaste : tout
n’est que vanité (cf. Eccl. 1, 2). L’invitation au voyage nautique s’achève en un naufrage
lamentable, les profits escomptés du commerce attirent les brigands, la richesse entraîne le
malheur, le mariage et les enfants causent aigreur et soucis ; quant à la science acquise dans
les écoles72
, elle fait courir le pire des périls : tout savoir et ignorer sa fin dernière qui est
Dieu73
.
Au terme de ce parcours qui révèle la vanité du créé expérimentée dans divers cas de
figure, le point de vue s’infléchit de nouveau dans le livre II et se tourne vers une approche
plus complète du thème de la vanité. Une fois le mal découvert, il convient d’en prendre la
mesure pour y remédier plus efficacement que par un simple constat désespérant. La loi du
devenir est formulée grâce au thème de l’ubi sunt qui reprend les leçons du livre I en leur
donnant l’ampleur d’une vérité générale74
. Contre un présent perpétuel qui retire à l’homme la
mémoire du passé, le rappel de l’ubi sunt tourne l’âme vers son futur éternel. Le remède est
indiqué à travers la métaphore longuement filée des trois lieux qui fait l’objet d’une
explicitation progressive grâce à l’image de l’arche (59-113, 114-125, 126-151, 152-170).
L’expérience spirituelle qui culmine dans l’unité intérieure peut se résumer à la connaissance
des trois endroits qui jalonnent les progrès de l’âme. Le premier est le monde, lieu inférieur
du muable, qui est identifié à la mer en vertu d’une comparaison ancienne75
. Le cœur humain
se trouve au milieu dans une situation difficile : comme il est placé dans le monde sensible, il
risque, telle une arche submergée, de faire naufrage s’il s’abandonne aux mirages des biens
transitoires. Il doit donc s’efforcer d’échapper à ce danger mortel, dû à sa situation
intermédiaire dans l’ordre de la création76
. Le seul recours est Dieu qui habite le lieu supérieur
de la stabilité éternelle. Ce port doit être atteint grâce à une ascèse du regard qui arrache le
cœur humain aux pensées muables pour le fixer dans la contemplation des mystères divins.
71
Sur la dignité humaine et l’« humanisme médiéval », voir G. W. OLSEN, Twelfth-Century Humanism
Reconsidered : the Case of St. Bernard, in Studi Medievali, XXXI (1990), pp. 27-53, aux pp. 30-31. 72
Voir J. J. MURPHY, Rhetoric and Dialectic in The Owl and the Nightingale, in Medieval Eloquence. Studies in
the Theory and Practice of Medieval Rhetoric, éd. J. J. MURPHY, Berkeley - Los Angeles - London 1978, pp.
198-230, à la p. 202 où est commenté le passage. 73
Cette perspective domine la pensée d’Hugues. Nous ne faisons donc pas nôtre l’analyse de Roger BARON : « il
y a bien dans son esprit comme une oscillation qui le conduit du Didascalicon et de l’enthousiasme fervent pour
la sagesse profane, au De vanitate rerum mundanarum et à la crainte que les choses humaines, parmi lesquelles
se trouvent même la science et la sagesse d’ordre naturel, ne fassent obstacle à la contemplation de la vivante
vérité », voir Rapports entre saint Augustin et Hugues de Saint-Victor, in Revue des Études augustiniennes, 5
(1959), pp. 391-429, à la p. 396. 74
Sur le thème de l’ubi sunt, voir É. GILSON, De la Bible à François Villon, in Les idées et les lettres, Paris 1932,
pp. 9-38 et M. LIBORIO, Contributi alla storia dell’Ubi sunt, in Cultura neolatina, 20 (1960), pp. 141-209 ; sur
son usage liturgique, voir également G. CREMASCOLI, Les tropes : théologie et invocation, in La tradizione dei
tropi liturgici, dir. C. LEONARDO et E. MENESTO, Spoleto 1990, pp. 25-38, aux pp. 36-37, n. 38 (en référence aux
héros antiques). 75
De sacramentis, in PL, CLXXVI, col. 292B ; sur les origines antiques et patristiques du thème, voir H.
RAHNER, Antenna crucis II : Das Meer der Welt, in Zeitschrift für katholische Theologie, 66 (1942), pp. 89-118
et chez Augustin, H. RONDET, Le symbolisme de la mer chez saint Augustin, in Augustinus magister, 2, congrès
international augustinien, Paris, 21-24 septembre 1954, communications, Paris 1954, pp. 691-701. 76
L’enseignement d’Hugues rejoint parfaitement l’anthropologie augustinienne. Il convient donc de nuancer les
vues d’U. POSSEKEL, Der Mensch in der Mitte. Aspekte der Anthropologie Hugos von St.Viktor, in Recherches de
Théologie ancienne et médiévale, 61 (1994), pp. 5-21, qui, aux pp. 11-13 et pp. 16-19, oppose un peu trop
fortement des aspects optimistes de l’œuvre hugonienne aux positions d’Augustin.
12
Pour préciser son propos, la raison fait de l’arche le lieu du salut et opère une distinction
majeure dans la pensée d’Hugues en opposant les opera creationis aux opera restaurationis
(171-216). Ceux-là consistent dans les éléments créés, tandis que les seconds correspondent
aux œuvres de l’Incarnation rédemptrice. C’est l’ordre apporté à aimer les opera creationis
qui fixe le statut spirituel d’un cœur : recherchées de manière désordonnée, ces œuvres sont
une occasion de chute et de déchéance spirituelle77
. Si elles sont placées dans l’ordre de la
rédemption, elles permettent alors l’ascension de l’âme et son entrée dans l’arche. Elle fait
l’objet d’une présentation sommaire qui renvoie au De archa Noe (IV, IX, l. 56-73) : sont
rappelées les dimensions de l’arche ainsi que leur exégèse (198-216). Les trois cents coudées
de longueur représentent les œuvres de la restauration (le sens historique), les cinquante
coudées de largeur l’ensemble des fidèles et le Christ (sens allégorique), tandis que les trente
coudées de hauteur se rapportent aux faits de l’histoire du salut consignés dans l’Écriture
(sens tropologique). Il reste désormais à habiter cette maison intérieure pour y goûter les biens
que Dieu veut y dispenser (217-240). Pour inciter l’âme à gagner cette retraite salvatrice, la
raison donne une ultime comparaison : il importe de vivre dans l’intimité de Dieu comme un
enfant vit dans la maison paternelle (241-286). Toutefois, la découverte et la jouissance du
salut ne sont pas synonymes de torpeur : l’arche est une vaste demeure dont il reste bien des
endroits à explorer.
Cette variation sur l’arche, sur laquelle s’achève le livre II, indique la seconde
originalité du De vanitate mundi, qui est l’utilisation de la vue comme moyen de
compréhension du monde. Hugues donne réellement à voir la vanité du monde, alors que les
deux autres œuvres retenues ne font que l’évoquer à travers des images convenues. La
Chartula évoque ainsi les attraits du monde de la même manière que les tourments infernaux,
à l’aide de substantifs génériques qui n’évoquent jamais le détail concret ou la vie. Même le
feu de son enfer semble éteint…78
L’auteur ne réussit pas à faire voir, car il est demeure
prisonnier d’une perspective morale : son but est d’inculquer des vérités en utilisant la
variatio. Il se répète donc mais sans proposer une doctrine cohérente de la vie spirituelle. Au
contraire, chez Hugues, le lexique abondant de la perception est inséparable de celui de la
conversio qui mène à la conversatio in celo. Ce lien est exprimé en une expression frappante :
« Deorsum sunt illa corda que configurantur huic saeculo, sursum vero sunt illa que
conversationem suam habent in celo »79
. Pour habiter hic et nunc avec Dieu, il faut donc se
tourner vers son intériorité, ce mouvement d’entrée en soi anticipant la montée future de
l’âme au ciel. L’exégèse subtile du verset paulinien (Philip. 3, 20) met donc en lumière le rôle
de l’image qui est aussi bien le guide de l’ascension spirituelle qu’un point de fuite désignant
Dieu et l’au-delà de tout figuration. Prendre la parti de l’image comme le fait la Raison, c’est
donner les moyens à l’Âme de s’arracher à l’apparence et la faire changer d’optique. Le jeu de
mots permanent sur la vue et l’interprétation du monde constitue donc la vérité même de toute
lecture spirituelle qui est de faire passer du sens propre au sens figuré. En ce sens, les
notations de la Raison qui explique patiemment l’importance des similitudines ne sont pas en
contradiction avec certains passages qui en minimisent la portée80
. L’important n’est pas
l’image même que la métaphore porte, puisque « maison », « arche » et « demeure du
paterfamilias » sont interchangeables, mais le mouvement de remontée qu’elle effectue. Il est
77
Un commentaire et des parallèles hugoniens (De scripturis et scriptoribus sacris et De archa Noe) sont fournis
par P. SICARD, Hugues de Saint-Victor cit., pp. 96-100. 78
« Ingerit ardores infinitosque dolores / Sunt ibi serpentes, flammas ex ore vomentes, / Deformes, nigri, sed non
ad verbera pigri / Nunquam laxantur, sed semper ad haec renovantur, / Et male ferventes sunt ad tormenta
recentes, / Semper tristati, semperque ferire parati, / Semper inardescunt, non cessant, nec requiescunt » (Carmen
paraeneticum ad Rainaldum, in PL, CLXXXIV, col. 1310B). 79
Éd. GIRAUD, Le De vanitate cit., p. 206, ll. 162-164. 80
Éd. GIRAUD, Le De vanitate cit., p. 205, ll. 132-133 et p. 206, ll. 152-153 en contrepoint à De vanitate, p. 205,
l. 124 et p. 210, ll. 245-246.
13
remarquable que Conrad conclue son Dialogus, en interprétant l'image du jardin de façon
similaire : grâce à un réseau métaphorique très dense, le cloître matériel, comme l’arche
hugonienne, sert de support à un mouvement d’intériorisation qui donne accès à un espace
intime, ce qui permet d’anticiper la rencontre avec Dieu81
. Surtout ce beau jardin produit des
fleurs, notamment un florilège qui, assorti d’un dessin des vices et des vertus, doit guider
l’âme dans sa conversion vers Dieu82
. Ce beau jardin intérieur voit ses contours visuels et sa
richesse olfactive révélées par le florilège qui en est comme la fleur83
. En ce sens, cette image
joue un rôle analogue à celle de l’arche chez Hugues : elle sert à exprimer une représentation
de la vie spirituelle et constitue un motif littéraire, comme on le dirait d’un thème musical, qui
inspire au maître des variations infinies.
Si le monde et les similitudines qu’il offre ne sont donc qu’un vaste système allégorique
et un support tropologique, on pourrait alors penser qu’ils sont privés de fondement, de littera
ou de chair : l’image ne serait qu’un topos habité passagèrement par la langue pour les
besoins de la cause et le monde un mal nécessaire déréalisé pour mieux mettre en valeur les
charmes de la patrie céleste. Cette lecture n’est pas entièrement fausse puisque le De vanitate
reprend bien toute une série d’oppositions topiques entre le proche et le lointain, le muable et
le constant, le temporel et l’éternel84
. Elle est toutefois partielle car l'on ferait alors abstraction
de l’essence même de cette exégèse visuelle qui n’enlève pas à la création sa consistance mais
la renforce. Le regard sur la vanité du monde donne à la création une « sacramentalité » qui
n’est pas négligeable85
. La lecture proposée du monde est une lecture profondément
intégratrice : le passage du monde à l’arche intérieure n’est pas plus une rupture que ne l’est le
passage du sens littéral au sens spirituel. Le « saut herméneutique » consenti dans les deux cas
est un approfondissement intégrateur d’une réalité dans une autre et non la négation de l’une
au profit d’une autre censément plus valable. Ainsi, loin d’être une œuvre entrant dans la
catégorie des natures mortes littéraires, le De vanitate mundi est-il un exercice de méditation
sui generis dont les ressorts rhétoriques et argumentatifs le rattachent davantage à l’admiratio
qu’au contemptus mundi.
Les trois réguliers du XIIe siècle qui se sont essayé à traiter la vanité du monde l'ont fait selon
des perspectives différentes. Il n’est pas nécessaire de trop insister sur les points communs,
attendus dans un contexte régulier influencé par l'esprit de l'évangile et par une tradition
chrétienne qui a toujours fait bon accueil aux diverses formes de platonisme. Les trois auteurs
prennent en revanche position de façon plus originale sur la question de la vie intérieure :
l'auteur de la Chartula ne dépasse pas le stade du premier livre chez Hugues de Saint-Victor et
se contente le plus souvent de lancer une charge vigoureuse contre le monde et ses séductions
trompeuses. Même la partie positive de son programme demeure vague et abstraite, faute
d'être articulée à une anthropologie spirituelle. L'auteur dit bien ce à quoi il faut viser, mais
81
« Dixerim igitur vitam monasticam ortum deliciarum, ubi floribundis deliciis sancte mentes inbibunt quod
postea perfectius possidebunt et in corporali requie jam intero sapore prelibant quod eis fructus eternitatis
plenitudine virtutum accumulat » (éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit., p. 75, ll. 1004-1008). 82
« Flosculos sententiarum moralium suave olentes ex canistro philosophiae sufficienter amministrabo, quorum
odore delectatus offas nausies babilonicas et auree Rome culmen abhorreas » (éd. BULTOT, Dialogus de mundi
contemptu cit., p. 76, ll. 1038-1041). 83
« Sequens opusculum prebes singulariter quasi quendam fasciculum florum quanam clausula concludas que
proponis non parum me movet in hortum istum ingressurum » (éd. BULTOT, Dialogus de mundi contemptu cit.,
pp. 76-77, ll. 1060-1063). 84
Voir par exemple, éd. GIRAUD, Le De vanitate cit., p. 205, ll. 140-143. 85
J. CHÂTILLON, Sacramentalité, beauté et vanité du monde chez saint Bonaventure, in 1274, année charnière,
mutations et continuités, Paris 1977, pp. 679-685, aux pp. 680-681. La dimension verticale du langage
symbolique qui seule lui donne sens est non seulement nécessaire à tout discours religieux, mais de manière
générale à toute communication, voir sur ce point A. VERGOTE, Explorations de l’espace théologique. Études de
théologie et de philosophie de la religion, Louvain 1990, notamment aux pp. 527-529.
14
n'explique jamais comment y parvenir. C'est pourtant ce texte, doctrinalement assez pauvre,
qui a été lu au moyen âge et bien davantage que le De vanitate mundi. Le Dialogus propose
une approche plus subtile de l'homme que celle de la Chartula : l'homme intérieur est appelé à
habiter le jardin intime où la raison cultive les vertus et que l'esprit saint inonde de sa grâce.
Ce paradis intérieur possède des frontières qui se superposent en partie à celles de l'arche
dessinée par Hugues. La différence, mais elle signe ce qui sépare le maître spirituel de
l'épigone, c’est qu'Hugues propose sa synthèse dans une seule œuvre, là où Conrad morcelle
son propos en plusieurs opuscules. Hugues développe ainsi une de ses intuitions
fondamentales : l'histoire d'une âme chrétienne doit être coextensive à l'histoire du salut, ce
qui implique d'adopter un point de vue unique qui fasse revivre intérieurement les opera
restaurationis86
. C’est sans doute là que réside l'intérêt du De vanitate mundi hugonien : le
monde et sa vanité ne sont que le point de départ d'un mouvement créateur par lequel Hugues
reprend les grands thèmes de son œuvre pour les articuler en une nouvelle synthèse spirituelle.
Avec le De vanitate mundi, Hugues prouve ses qualités de maître spirituel et de créateur
littéraire : le chanoine victorin n’appelle pas tant à déserter le monde extérieur pour gagner un
paradis céleste qu'il ne conseille d'habiter l'espace intérieur qui confère à l'homme sa dignité.
86
Sur ce point typique de la pédagogie hugonienne, voir C. GIRAUD, L’école de Saint-Victor dans la première
moitié du XIIe siècle, entre école monastique et école cathédrale, in L’école de Saint-Victor de Paris. Influence et
rayonnement du Moyen Âge à l’époque moderne. Actes du Colloque international du C.N.R.S. pour le neuvième
centenaire de la fondation (1108-2008), éd. D. POIREL, Turnhout 2010 (Bibliotheca Victorina, XXII), pp. 101-
119, aux pp. 113-116.
15
Annexe 1 : un accessus à la Chartula dans Paris, BNF, lat. 8207.
Pour illustrer la fortune de la Chartula et sa perception dans les écoles médiévales, nous
avons choisi d’éditer l’accessus de Paris, BNF, lat. 8207. Ce recueil composite compte 124
feuillets (XIIIe et XIV
e siècles) formant sept unités codicologiques (ff. 1-32, 33-50, 51-54, 55-
82, 83-90, 91-99, 100-124). Il constitue un recueil scolaire qui contient notamment des
commentaires sur Térence, Ovide et Stace.
La première unité incomplète, qui renferme le texte de la Chartula, comporte 32 feuillets (2
cahiers de 16 feuillets chacun) de petites dimensions (180 x 125 mm). Il s’agit d’un libellus
scolaire typique, datant de la seconde moitié du XIIIe siècle, qui contient des poésies assorties
de gloses interlinéaires et marginales. La Chartula occupe anonymement les f. 17v-24r
(« Cartula nostra tibi portat dilecte salutes… - …hoc tibi det munus qui regnat trinus et
unus »), même si une main d’époque moderne a ajouté au f. 17v en marge supérieure :
« Damasippus papa de », en suivant les indiquant de l’accessus87
. Le texte de l’accessus,
copié au f. 17r, occupe une surface réduite de 100 x 35 mm.
Il correspond au schéma « moderne » de l’accessus utilisé dans les écoles pour présenter un
texte faisant l’objet d’un commentaire88
. Selon la loi du genre, la pièce liminaire présente
toutes les caractéristiques de l’œuvre tenues alors pour nécessaires à son intelligence. Alors
que le poème contient des passages de nature dogmatique sur le Christ et la rédemption, il est
notable que la dimension morale l’emporte : dans le contexte de l’explication scolaire, la
Chartula est avant tout perçue comme un texte incitant au mépris du monde et à la pratique
des vertus.
Cartula nostra etc. In principio hujus actoris quedam sunt inquirenda, videlicet que materia,
que intencio, quis titulus, quis actor, cui parti philosophie supponatur, que causa suscepti
operis, quis modus agendi et que utilitas.
Materia est contemptus rerum mundanarum.
Intentio versatur circa materiam. Intendit enim nos in hoc opere a mundanis rebus eripere et
easdem contempnere.
Titulus illius89
est : liber Damasipi pape incipit. Non dicitur primus quia non sequitur
secundus. Sunt enim unus, duo, tres nomina numeralia ; primus, secundus, tertius etc.
ordinalia, et habent inter se dependentiam et respectum unius ad alterum.
Per titulum tangitur actor operis, videlicet Damasipus papa.
Cui parti philosophie supponatur : ethice idest morali, agitur autem in isto opere de moribus.
Causa suscepti operis : motus et intuitus pietatis.
Modus agendi : mediocris et est mediocris stilus quando aliqua mediocria verbis debitis
describuntur, unde Plato in Tymieo : sermones inquirendi sunt preter materiam90
, idest juxta ;
et Bernardus Silvester : rebus de quibus loquimur cognatos oportet esse sermones91
, cognatos
idest proprios et consonos ; et Gaufridus in nova poetria : in re communi communis, in
appropriatis sermo proprius92
.
87
Cette déformation du nom du pape Damase que l’on retrouve dans l’accessus s’explique peut-être par le
contexte scolaire de l’œuvre puisque Damasippe est un nom que l’on retrouve dans les Satires d’Horace comme
dans la correspondance de Cicéron. 88
A. J. MINNIS, Medieval Theory of Authorship : Scholastic Literary Attitudes in the Later Middle Ages, London
1984, pp. 10-12 et pp. 15-28 ; A. J. MINNIS et A. B. SCOTT, Medieval Literary Theory and Criticism c. 1110-c.
1375, Oxford 1988, pp. 12-14 et M. TEEUWEN, The Vocabulary of Intellectual Life in the Middle Ages, Turnhout
2003, pp. 215-217. 89
Ullis ms. 90
ARISTOTE, Ethica ad Nicomachum, B2, 1104 a 3, éd. J. HAMESSE, Les Auctoritates Aristotelis, un florilège
médiéval, étude historique et édition critique, Louvain –Paris 1974, opus 12, sententia 7, p. 233, l. 17. 91
BOETHIUS, Philosophiae consolatio, III, prosa 12, éd. L. BIELER, Turnhout 1957 (CCSL 94), p. 62, ll. 95-96.
16
Utilitas : ut perlecto libro et intellecto virtutibus adhereamus et viciis resistamus.
Actor iste more aliorum recte scribentium in tria suum opusculum non distinguit, videlicet
propositionem, invocationem et narrationem, sed ex arrupto premittens ei prohemium. Et
differt pars prohemialis ab executiva quia in parte prohemiali agitur93
de illis in generali de
quibus in parte executiva agitur in speciali.
Et hiis visis et prelibatis que exterius erant prelibanda, ad litteram descendamus.
92
GEOFFROY DE VINSAUF, Poetria nova, éd. E. FARAL, Les arts poétiques du XIIe et du XIII
e siècle, Paris 1923,
p. 231, v. 1091-1092. 93
Agigitur ms.