15
RevuePhilosophiquedeLouvain 113(3), 497-511. doi: 10.2143/RPL.113.3.3103652 © 2015 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés. Le jeu d’acteur: un paradigme expérimental pour l’étude des arts? Dans les sciences de l’art comme ailleurs, l’approche théorique des phénomènes suppose le recours à des paradigmes. Selon la définition devenue classique de Thomas Kuhn (Kuhn, 1962), ceux-ci procèdent de découvertes cruciales qui, dans le développement d’une science, pro- voquent une réorientation massive de la recherche en imposant un cadre conceptuel et méthodologique nouveau; celui-ci acquiert bientôt une telle emprise que la communauté des chercheurs en vient à l’adopter de manière exclusive et parfois même sans en avoir conscience. Dans son usage courant, la notion de paradigme désigne des cas, exemples ou ensembles particulièrement caractéristiques dont la pertinence tend à s’imposer au-delà de leur domaine restreint. Loin de jouer le rôle de simple illustration, ces cas ou exemples prennent une valeur paradigma- tique dans la mesure où ils ne se bornent pas à faciliter la compréhension mais lui assignent une orientation. L’appel à un exemple directeur conduit à saisir les choses sous un angle particulier susceptible de déterminer leur intelligibilité. Et comme il existe une tendance de l’esprit à confondre le mode de compréhension avec les propriétés de la chose à comprendre, il arrive que l’empire intellectuel d’un paradigme inspire un acte classifi- catoire, un jugement ontologique, voire une injonction normative statuant sur la nature même de l’ensemble auquel on s’intéresse. Ainsi pourra-t-on affirmer, par exemple, que tout art est en son fond poésie, que toute vraie littérature consiste à dépeindre caractères et comportements, ou encore que la peinture n’atteint son essence profonde que lorsqu’elle se musica- lise. L’usage des paradigmes débouche ainsi sur des enjeux idéologiques pas toujours explicites et, par un juste retour des choses, inspire maints questionnements critiques à l’endroit des «modèles dominants». On ne saurait toutefois ignorer que ces réactions se bornent souvent, en fait, à récuser tel ou tel modèle au profit d’un autre (le qualificatif même de «dominant» sonnant à la fois comme une condamnation et comme le prélude à un règne nouveau). Les bénéfices stratégiques de ces stigmati- sations sont bien connus. Dénoncer l’emprise d’un paradigme peut être

Le jeu d'acteur. Un paradigme expérimental pour l'étude des arts? (2015)

  • Upload
    ulb

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

�Revue�Philosophique�de�Louvain 113(3), 497-511. doi: 10.2143/RPL.113.3.3103652© 2015 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés.

Le jeu d’acteur:

un paradigme expérimental pour l’étude des arts?

Dans les sciences de l’art comme ailleurs, l’approche théorique des phénomènes suppose le recours à des paradigmes. Selon la définition devenue classique de Thomas Kuhn (Kuhn, 1962), ceux-ci procèdent de découvertes cruciales qui, dans le développement d’une science, pro-voquent une réorientation massive de la recherche en imposant un cadre conceptuel et méthodologique nouveau; celui-ci acquiert bientôt une telle emprise que la communauté des chercheurs en vient à l’adopter de manière exclusive et parfois même sans en avoir conscience. Dans son usage courant, la notion de paradigme désigne des cas, exemples ou ensembles particulièrement caractéristiques dont la pertinence tend à s’imposer au-delà de leur domaine restreint. Loin de jouer le rôle de simple illustration, ces cas ou exemples prennent une valeur paradigma-tique dans la mesure où ils ne se bornent pas à faciliter la compréhension mais lui assignent une orientation. L’appel à un exemple directeur conduit à saisir les choses sous un angle particulier susceptible de déterminer leur intelligibilité. Et comme il existe une tendance de l’esprit à confondre le mode de compréhension avec les propriétés de la chose à comprendre, il arrive que l’empire intellectuel d’un paradigme inspire un acte classifi-catoire, un jugement ontologique, voire une injonction normative statuant sur la nature même de l’ensemble auquel on s’intéresse. Ainsi pourra-t-on affirmer, par exemple, que tout art est en son fond poésie, que toute vraie littérature consiste à dépeindre caractères et comportements, ou encore que la peinture n’atteint son essence profonde que lorsqu’elle se musica-lise.

L’usage des paradigmes débouche ainsi sur des enjeux idéologiques pas toujours explicites et, par un juste retour des choses, inspire maints questionnements critiques à l’endroit des «modèles dominants». On ne saurait toutefois ignorer que ces réactions se bornent souvent, en fait, à récuser tel ou tel modèle au profit d’un autre (le qualificatif même de «dominant» sonnant à la fois comme une condamnation et comme le prélude à un règne nouveau). Les bénéfices stratégiques de ces stigmati-sations sont bien connus. Dénoncer l’emprise d’un paradigme peut être

98322.indb 49798322.indb 497 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

498 Thierry�Lenain

un moyen de se poser en champion de l’émancipation des esprits tout en instaurant une démarcation polémique. La succession accélérée des «turns» (linguistic, iconic, etc.), qui défraient régulièrement la chronique des sciences humaines, n’apparaît pas toujours étrangère à ce dispositif de légitimation.

Sous-jacent aux quelques réflexions qui suivent réside un profond scepticisme quant à la valeur épistémologique de ces révélations. Le risque d’une généralisation abusive guette la critique des paradigmes à chaque «tournant», et il n’est que trop facile de sous-estimer la perspec-tive argumentative particulière qui inspire le recours aux exemples direc-teurs. On tend parfois aussi à oublier que, pour éclairer un phénomène, il faut nécessairement user de comparaisons avec d’autres qui, par leur différence même, offrent de quoi faire ressortir les traits caractéristiques que l’on cherche à mettre en lumière. Pour prendre un exemple (lui-même assez paradigmatique), la thèse d’une linguisticité de l’image visuelle peut faire signe, à la manière d’une sorte d’impératif hypothé-tique, vers les avantages qu’il y aurait à aborder celle-ci sous l’angle linguistique: à condition de considérer un tableau ou une photo comme un énoncé verbal, il devient en effet possible d’observer certaines de leurs propriétés qui resteraient dans l’ombre à l’enseigne de la visualité�pure.

Une optique moins ruineuse que la critique à tous crins consiste, dès lors, à faire du paradigme un outil choisi en fonction du projet théorique que l’on poursuit, de la question que l’on pose et de l’état d’une recherche en situation. Mieux encore, pourquoi s’interdire d’adopter un paradigme à titre expérimental, histoire de voir ce qu’il pourrait donner dans l’ap-proche d’un type d’objet auquel on n’avait pas encore songé à l’appli-quer? C’est précisément dans cet esprit que j’aimerais poser la question de savoir si l’exemple du jeu d’acteur ne pourrait pas fournir des instru-ments d’analyse utiles à la réflexion sur les arts en général – y compris ceux qui semblent, à première vue, les moins concernés (je songe ici, en particulier, aux arts plastiques).

Quel que soit le sort réservé aux «paradigmes dominants» dans la théorie de l’art, il paraît certain que le jeu d’acteur ne fait pas partie du lot. Éclipsé par l’image fixe, la littérature ou la musique, il n’est, pour ainsi dire, jamais élu pour traiter des arts en général. Sous réserve d’en-quêtes quantitatives qui permettraient de préciser ce constat général, la part du jeu d’acteur dans le corpus de la théorie de l’art apparaît des plus modestes. Il n’a pas été mobilisé une seule fois dans le volume édité par

98322.indb 49898322.indb 498 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 499

L’Atelier�d’esthétique�(2014) et brille d’une même absence dans d’autres synthèses comparables. Sans doute est-il significatif que le modèle qui s’impose le plus souvent aux philosophes lorsqu’il s’agit de thématiser l’art en général soit celui de ces arts typiquement «poïético-chosistes» que sont la peinture, la sculpture ou l’architecture – ceux-là mêmes dont le jeu d’acteur semble, précisément, s’éloigner le plus par sa manière d’amalgamer le créateur et sa création, le sujet artistique et l’objet qu’il produit.

Exception marquante, Georg Simmel (1858-1918) revendique, quant à lui, la promotion du jeu d’acteur au rang de forme paradigmatique tout en soulignant sa spécificité quasi abyssale qui en fait «une énigme» et «le problème le plus difficile de la philosophie de l’art» (Simmel G., 2001, p. 31 et 60). C’est bien conscient de la nouveauté provocante d’une telle affirmation qu’il écrit que «si, entre tous les modes d’activité de l’homme, l’art est celui dans lequel sont réalisées, dans la liberté absolu-ment souveraine du sujet, la nécessité objective et la pré-formation idéale d’un contenu, alors l’art du comédien en est l’exemple�le�plus�radical» (Simmel G., 2001, p. 80, je souligne).

Les réflexions de Simmel, sans nul doute révolutionnaires, tendent néanmoins à diluer le problème de l’acteur dans la question plus vaste de l’interprétation artistique, de sorte qu’une part de ce qu’il propose au sujet du «propre» du jeu d’acteur pourrait tout autant s’appliquer à l’in-terprétation musicale par exemple. Dans une même optique, relevons que si le théâtre et la performance (au sens anglais du terme) ont récemment réalisé une percée significative dans le champ de la théorie de l’art1, c’est aussi, d’une certaine façon, au détriment d’une réflexion de fond sur le jeu d’acteur comme�tel.

Découverte récente2, la question de l’acteur reste d’ailleurs, aujourd’hui encore, rarement thématisée sans se trouver englobée dans une problématique plus générale, qu’il s’agisse de l’art théâtral, de la scène, de la performance ou encore de l’interprétation; voilà autant

1 Voir notamment Davies D., 2004.2 La découverte de la question de l’acteur peut être située dans la seconde moitié

du XVIIIe siècle; elle ne sera toutefois traitée que sur un mode théorique faible avant le XXe siècle, l’ayant d’abord été sous la forme d’anecdotes et de réflexions plus ou moins informelles; voir Chaouche S., 2001. Denis Guénoun souligne que les rares philosophes à avoir parlé du théâtre ne disent presque rien du jeu d’acteur (Introduction à Simmel G., 2001, p. 8). Sur la question elle-même, voir Chaouche S., 2007; Thomas Fr., 2013; Gué-noun D., 2005; Haumesser M., 2008.

98322.indb 49998322.indb 499 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

500 Thierry�Lenain

d’éclairages qui permettent, certes, de saisir des aspects importants du phénomène du jeu d’acteur mais contribuent à en éclipser le «comme tel». D’un autre côté, la mise en évidence de l’acteur en tant que para-digme éthico-esthétique du moi moderne (lequel doit s’affirmer à travers les rôles qu’il tient sur la scène sociale), elle aussi largement initiée par Simmel, déborde davantage encore la problématique spécifiquement artistique à laquelle on se cantonnera ici3.

L’art de l’acteur se définit tout d’abord par le biais de la notion de rôle. Jouer, pour un acteur, c’est interpréter un rôle, c’est-à-dire un pro-gramme plus ou moins déterminé de gestes et de paroles le plus souvent liés à un personnage accomplissant des actions à l’intérieur d’un monde fictionnel. Pour autant que demeure l’instance fictive du personnage, un tel programme peut, sans mettre à mal le principe de l’acteur, se réduire à un canevas très général rempli par l’artiste lui-même, éventuellement sur le mode de l’improvisation. À mesure que le personnage tend à s’ef-facer, comme ce peut être le cas dans la stand-up�comedy, nous quittons le domaine du jeu d’acteur proprement dit. Cette composante fictionnelle du rôle, cas particulier de ce que le sociologue Erving Goffman appelle modalisation, engage le plus souvent un rapport évident avec la mimèsis. L’acteur effectue des gestes et prononce des paroles qui, bien que réels au sens où ils ont effectivement lieu dans l’espace-temps partagé avec le public, représentent pourtant des images de paroles et d’actions corres-pondantes dans un univers de fiction.

La relation ainsi instaurée avec la mimèsis apparaît toutefois com-plexe, car il arrive qu’au lieu de jouer la ressemblance ou la vraisemblance mimétique, l’acteur doive marquer l’écart et manifester ouvertement le caractère artificiel de son imitation. Il arrive aussi que l’univers fictionnel dans lequel évolue le personnage se présente troué de toutes parts, laissant voir certains éléments du cadre�fictionnel dont on s’attendrait à ce qu’ils demeurent cachés. Il en va ainsi, comme le note Goffman (Goffman E., 1986, p. 395), lorsque le personnage se détache du rôle auquel il est pour-tant associé et avec lequel il se confond classiquement dans l’esprit du spectateur. De même, le personnage peut, jusqu’à un certain point, se vider de ses déterminations fictionnelles pour devenir une instance très abstraite n’apparaissant plus comme une image. L’acteur œuvre alors en

3 Sur cet aspect de la question, ainsi que sur le caractère résolument anti-platonicien de l’approche du jeu d’acteur par Simmel, solidaire d’une ontologie de la relation, voir Thomas Fr., 2013.

98322.indb 50098322.indb 500 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 501

tant que medium charnel d’un ensemble de paroles et de gestes qui ne se laissent pas attribuer à une personne fictive déterminée. Reste toutefois une scission marquée, d’une manière ou d’une autre, entre la personne de l’artiste-acteur et l’instance incarnée qui agit depuis une sphère distincte de celle de la réalité prosaïque4. Cette scission peut être conçue comme la forme-limite du personnage de théâtre ou de cinéma, en équilibre instable sur une frontière floue entre diction et art de l’acteur. C’est au fond cette scission qui donne lieu au personnage de théâtre ou de cinéma tel qu’on le connaît le plus souvent.

Ceci entraîne d’importantes conséquences à la fois du côté de l’ar-tiste et du côté de l’objet artistique. Un mot sur cette notion d’objet. Appelons ainsi la part du travail créateur destinée à être reçue par un public et à se poser «devant» lui. Dans le cas du jeu d’acteur, cet objet apparaît évidemment très atypique puisqu’il ne prend pas la forme d’une chose. Ce n’est cependant pas une raison pour lui dénier toute espèce d’objectivité, la seule question qui se pose à son sujet étant de déterminer à quel type d’objet artistique nous avons affaire.

Or, dans le cas particulier du jeu d’acteur, nous voyons d’emblée que l’objet produit et son créateur se trouvent dans une situation d’adhé-rence tout à fait curieuse. L’artiste fait en quelque sorte de sa propre personne non seulement son instrument mais aussi le matériau et le subs-trat réel de l’objet esthétique. Comme l’écrit Sartre, «il se traite lui-même comme le peintre fait sa toile et sa palette»; «son matériau, c’est sa personne» (Sartre J.-P., 1992, p. 216 et 219)5. L’acteur qui interprète le rôle de Hamlet confère à ce personnage ses traits physionomiques, sa stature physique, le timbre de sa voix et certains éléments d’un style corporel qui lui appartient en propre en tant que personne réelle. Ces éléments constituent une matière donnée que l’acteur travaille afin de produire un objet esthétique qui en conservera certains aspects; ainsi le personnage de Hamlet est-il appelé à prendre les traits de tel ou tel acteur. Cette relation très particulière peut se définir comme une coprésence

4 Cette scission est d’ailleurs doublée par la séparation marquée entre l’acteur et son public – y compris lorsque la frontière scénique est niée ou lorsque le public prend une part active dans la représentation (comme dans le théâtre participatif).

5 L’idée selon laquelle le corps, la voix et l’affectivité de l’acteur constituent pour l’acteur son «matériau» (ou son «instrument») n’est pas nouvelle: elle découle de la découverte de la question même du jeu d’acteur, par opposition à l’art de la déclamation, qui émerge au XVIIIe siècle. On la retrouvera par ailleurs aussi chez Michael Chekhov (Chekhov M., 1967, p. 126).

98322.indb 50198322.indb 501 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

502 Thierry�Lenain

spatio-temporelle du sujet créateur et de l’objet artistique – situation d’autant plus étrange que l’espace et le temps de l’objet ne sont évidem-ment pas les mêmes que ceux qui s’imposent à l’artiste comme opérateur réel. Et il s’agit d’une relation à double sens, puisque le rôle et le person-nage qui en dépend sont eux-mêmes susceptibles de déteindre sur l’ac-teur, lequel doit moduler les traits de sa personne en fonction de l’ins-tance fictive qu’il interprète et incarne.

Plus encore, la mise en jeu d’éléments de la personne de l’artiste ne se limite pas à un ensemble de traits corporels mais concerne aussi son intériorité mentale et affective. Se traitant lui-même comme analogon d’un irréel, selon les termes de Sartre, il «vise à travers [ses affections réelles] – le trac, par exemple: “on joue sur son trac”, celles qu’il doit exprimer» (Sartre J.-P., 1992, p. 219). La méthode de l’Actors� Studio, inspirée à Lee Strasberg par le système de Constantin Stanislawski, invite l’acteur à trouver dans son histoire affective personnelle de quoi activer les ressorts émotionnels qui permettront de donner vie à un personnage confronté à telle ou telle situation analogue à celles qu’il a pu vivre lui-même. Au-delà de cette technique particulière, on mettra en évidence la manière dont le jeu d’acteur dépend souvent d’un style psycho-affectif personnel. Enfin, à l’horizon de ce matériau subjectif se trouve encore la «présence», qualité insaisissable entre toutes qui tient à un pur charisme s’exerçant dans le cadre de la représentation6. Bref, ce n’est pas seule-ment son corps mais son être de chair tout entier que l’acteur met�en�jeu, à la manière d’un outil et d’un matériau où se trouvent préformés certains aspects de la figure qu’il a charge d’incarner. Pour emprunter encore les mots de Sartre, «il se mobilise et s’engage tout entier pour que sa per-sonne réelle devienne l’analogon d’un imaginaire qui se nomme Titus, Harpagon ou Ruy Blas» (Sartre J.-P., 1992, p. 221)7.

Si bien que parler d’une coprésence ou d’une concomitance spatio-temporelle du sujet et de l’objet artistiques reste insuffisant pour carac-tériser le jeu d’acteur relativement à d’autres arts d’interprétation. Le chant et la danse, eux aussi, requièrent de l’artiste qu’il devienne son propre instrument et, dans une certaine mesure, le matériau de l’objet qu’il crée. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit, en règle générale, d’incarner une instance fictive qui s’apparente à un personnage dont les actes

6 Sur cette question, voir Farcy G.-D. et Prédal R., 2001.7 Voir aussi p. 223: Sartre y souligne que même le «caractère constitué» du comé-

dien «entre en jeu».

98322.indb 50298322.indb 502 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 503

dépendent d’un «rôle». Ce qui, toutefois, singularise l’art de l’acteur est la manière dont s’exerce l’adhérence spatio-temporelle du sujet et de l’objet. Au lieu de ne tenir l’un à l’autre que par plaques, l’objet et le sujet donnent l’impression de coller en chaque point de leur peau. La personne de l’artiste, mise en jeu dans le rôle, fournit une multitude vir-tuellement illimitée de traits que l’objet emprunte et détourne à son pro-fit. Non seulement le timbre de la voix, non seulement le corps en mou-vement, mais encore les détails les plus idiosyncrasiques de la physionomie, la posture physique singulière et même le style psycho-affectif caractéristiques du sujet vont pouvoir être transférés dans l’objet (ou remodelés pour lui correspondre).

Ce transfert n’est évidemment jamais intégral, mais il donne en général l’illusion de l’être et cette illusion participe d’un régime atten-tionnel très particulier. Le jeu d’acteur apparaît, de ce point de vue, unique parmi tous les arts. Ni le chant, ni la danse ne requièrent de l’ar-tiste qu’il se fasse le matériau esthétique d’une image puisant en sa per-sonne un ensemble dense et étendu de traits susceptibles d’être transposés dans l’objet artistique. La danse implique une abstraction puisque les formes engendrées par le corps en mouvement, voire la simple présence dynamique de celui-ci, laissent hors cadre nombre de caractéristiques corporelles ou physionomiques du danseur. Il s’agit d’un art qui demande que l’attention esthétique se focalise sur les arabesques physiques, les formes chorégraphiques dessinées par les corps ou le pur style moteur de leurs mouvements. Le chanteur, quant à lui, incarne certes le rôle d’un locuteur imaginaire, et son aspect physique peut être mis en jeu à cette fin, de même qu’une tonalité psychique personnelle – mais jamais au point qu’il devienne impossible d’apprécier sa performance en fermant les yeux ou en ignorant à quoi il ressemble. Dans le cas du jeu d’acteur, par contre, tout repose sur l’investissement esthétique de très nombreux aspects perceptibles de la personne de l’artiste8. Cette dynamique sup-pose, de la part du spectateur, une scrutation intense et intégrale de son corps de chair. Il lui faut aller chercher l’image (ou, si l’on préfère, l’ob-jet) dans les replis d’une surface charnelle dont les aspects accessibles dans le cadre de la représentation deviennent tous, du moins potentielle-ment, des composants d’un analogon artistique.

8 Aux caractéristiques perceptibles peuvent même s’ajouter des traits purement notionnels, c’est-à-dire des choses que l’on sait, sans les percevoir, au sujet de l’artiste.

98322.indb 50398322.indb 503 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

504 Thierry�Lenain

Or ce principe d’adhérence spatio-temporelle entraîne une difficulté majeure. L’acteur devra nécessairement, en effet, s’efforcer de maintenir entre sa personne et l’objet une juste distance ou un décalage approprié malgré – ou, plus exactement, à�cause de – cette adhérence et comme à travers celle-ci. Car le personnage créé par l’acteur en fonction du rôle est une idéalité artistique et doit le rester alors�même qu’il emprunte nombre de ses caractéristiques à la personne réelle de l’artiste. Rabattre le personnage sur l’interprète constitue un dévoiement considéré comme l’une des principales figures de l’échec artistique menaçant tout comé-dien. Il s’agit donc bien d’instaurer un écart avec le personnage, c’est-à-dire d’effacer ou de moduler certains traits de la présence réelle de l’ar-tiste au profit d’un objet situé «au-delà» de celle-ci. L’usage du masque dans le théâtre antique résolvait le problème en oblitérant le visage de l’acteur. Dans le théâtre occidental moderne, au contraire, l’exploitation maximale de la singularité réelle de sa personne oblige l’acteur à se dis-tancer de lui-même par un travail tout à fait spécifique sans lequel il lui serait impossible d’incarner une idéalité ou, dirait Sartre, un irréel.

Venons-en maintenant à la question: en quoi ce paradigme de l’ac-teur serait-il susceptible de concerner l’approche théorique d’autres arts? Pour réduire le champ de la question sans l’amoindrir, cantonnons-nous à ces antipodes du jeu d’acteur que sont les arts plastiques, tout spécia-lement dominés par un modèle implicite de type poïético-chosiste. Ceci signifie que l’objet artistique produit par le peintre, le sculpteur ou l’au-teur d’installations se présente – à première vue – comme une pure entité physique circonscrite et séparée de son auteur dans l’espace et le temps. Selon un tel schéma, la scission entre le sujet et l’objet paraît donnée�sur le mode d’un a�priori inconditionné.

Mais cette évidence ne découlerait-elle pas, justement, d’une conception qui entend situer la norme du côté des arts «chosistes», fai-sant ipso�facto du jeu d’acteur une sorte de monstruosité? Ne pourrait-on inverser la perspective pour aborder les arts plastiques eux-mêmes à l’aune d’une artistique de l’adhérence mutuelle entre sujet créateur et objet créé? La question ne demande d’ailleurs qu’à se dédoubler. Car nous pourrions, à la lumière du paradigme du jeu d’acteur, nous interro-ger non seulement sur le lien entre l’auteur et son œuvre mais aussi sur la manière dont l’objet lui-même est appelé à «jouer un rôle» dans tel ou tel contexte. L’œuvre d’art doit-elle se définir avant tout comme un pur objet artistique dont seules compteraient les propriétés formelles et signifiantes contenues en son sein, eu égard à un contexte? Ne serait-il

98322.indb 50498322.indb 504 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 505

pas plus éclairant d’y voir plutôt un objet-sujet (Heinich N., 1993) dont la vocation fondamentale consisterait à se prêter à l’interprétation de «textes» (ou de programmes pratico-symboliques) en fonction d’une mise en scène appropriée?

La première de ces deux lignes de questionnement mènerait à se pencher sur la nécessité qui échoit à tout artiste de régler la distance entre l’œuvre et le soi créateur. Même lorsqu’il semble qu’une coupure entre le sujet et l’objet soit donnée par l’opération même de l’acte de produc-tion, il reste que tout artiste s’investit dans ce qu’il crée et, d’une manière ou d’une autre, y fait passer quelque chose de lui-même – de sa personne, de son corps, de ses capacités ou incapacités et, de manière générale, de ses innombrables idiosyncrasies petites et grandes. C’est pourquoi il lui faut toujours, nécessairement, régler la tension des liens qui, pour le meil-leur ou pour le pire, l’attachent à ce qu’il crée. Certains traits de sa per-sonne seront les bienvenus sur la scène de l’objet tandis que d’autres devront être laissés dans les coulisses – gestion forcément délicate, à la mesure de la complexité inhérente de ce système scène/coulisses qui comprend non seulement des barrières mais aussi des seuils, des pas-sages, des accès ou des écrans d’épaisseur et d’opacité variables.

Le bon réglage du contact et de la coupure fait partie intégrante de la dynamique poïétique qui s’exerce en amont de l’œuvre mais aussi en aval. Elle s’impose au niveau de ce que les sociologues appellent l’arti-fication, c’est-à-dire l’ensemble des opérations par lesquelles un objet devient une œuvre d’art aux yeux d’un public (Heinich N. et Schapiro R., 2002). L’artiste a évidemment sa part à jouer au sein de ce processus mais bien d’autres opérateurs y interviennent aussi. Une telle problématique déborde donc de beaucoup la question traditionnelle de l’expression de l’artiste à travers son œuvre. Elle inclut l’élaboration de la persona�artis-tica, la manière dont l’artiste se présente lui-même relativement à son œuvre et la façon dont celle-ci le détermine en retour comme auteur. Elle touche aussi aux phénomènes de contamination de l’œuvre par l’artiste et vice-versa, l’un pouvant quelquefois pâtir d’un stigma attaché à l’autre, comme dans le cas des images d’infamie étudiées par David Freedberg (Freedberg D., 1989, p. 248 sq.) ce qui arrive, alors, est que l’établisse-ment d’une juste distance se révèle impossible.

Au-delà, c’est toute la problématique de «l’agentivité» que l’on pourrait convoquer à la suite de l’anthropologue Alfred Gell, et l’on mon-trerait alors comment l’artiste peut passer en situation de «patient» rela-tivement à sa propre œuvre considérée comme agent social secondaire

98322.indb 50598322.indb 505 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

506 Thierry�Lenain

(Gell, 1998). Il faudrait, en ce sens, observer l’artiste en tant qu’«acteur» ayant à gérer la proximité avec des idéalités matérialisées qui ne se laissent jamais vraiment séparer tout à fait de sa personne. Et il s’agirait encore, du même coup, de relire à rebrousse-poil le corpus des discours critiques qui, lorsqu’ils mobilisent l’idée de l’artiste en comédien (ou en «star»), le font en général à la seule fin de stigmatiser l’histrionisme dont il se rendrait coupable – à grand renfort de métaphores théâtrales bien acérées.

Bref, au lieu de partir de la notion d’une scission donnée a�priori entre l’artiste et ses œuvres pour se pencher sur les liens qui les «re-lient», le paradigme de l’acteur invite à considérer, au contraire, cette scission elle-même – tout autant que les phénomènes d’adhérence – comme des effets de la pratique artistique considérée en un sens large qui inclut, outre la dynamique créatrice stricto�sensu, le travail des médiations dont parti-cipe l’instauration de l’art comme «fait social total» (Château D., 1998).

Mais le plus intéressant se situe peut-être du côté de l’objet. Coupée de la personne de l’artiste dans l’espace et le temps, l’œuvre plastique se présente sous� les� apparences d’une chose physique existant par elle-même au-delà du processus créateur, chose contenant ses qualités dans l’enceinte de sa clôture objectale ou, du moins, dans le canal restreint d’une transaction avec le spectateur. Il s’agit bien là d’une apparence, vite dissipée par l’adoption d’une perspective sociologique ou anthropo-logique attentive aux médiations et aux structures d’agentivité sociale des objets. Car sous cet angle, l’œuvre d’art apparaît, en réalité, plutôt comme une sorte de sujet en situation, remplissant un ensemble de fonc-tions à l’intérieur de dispositifs pratico-symboliques qui s’étendent en réseau autour de lui.

Ainsi comprise, l’œuvre d’art peut être décrite à la manière d’une sorte d’acteur voué à interpréter tel ou tel rôle en fonction d’un «script» qui, même s’il reste implicite, détermine très fortement l’effectivité de l’objet par le biais d’une «mise en scène» adéquate. Bien plus, cette prise de rôle, qui impose à l’objet les exigences particulières d’une perfor-mance au sein d’un dispositif déterminé, s’effectue via un ensemble de rouages que l’on peut identifier en se laissant guider par des métaphores opératoires issues du registre de l’art dramatique9.

9 Notons qu’un tel cheminement impliquerait une nécessaire décantation visant à débarrasser ces métaphores théâtrales de la charge négative qu’elles charrient par tradition. Un véritable travail méta-discursif s’imposerait afin de filtrer les connotations péjoratives qui, a�priori, rendent difficile toute comparaison avec le jeu d’acteur sur le mode axiolo-giquement neutre requis dans l’optique revendiquée ici.

98322.indb 50698322.indb 506 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 507

C’est ainsi que, dans les récits des observateurs historiques, la pre-mière apparition de l’objet et ses réapparitions successives s’apparentent bien souvent à une «entrée en scène», à un passage des coulisses à l’es-pace cadré d’une représentation. Les auteurs anciens évoquent volontiers ce moment dramatique du dévoilement public d’une œuvre que l’artiste n’avait voulu laisser voir de personne avant d’y mettre la touche finale. Quant aux modernes, ils racontent les huées et les sifflets qu’ont pu sus-citer la présentation d’œuvres jugées scandaleuses10.

Une fois installé sur cette scène où ses destinataires peuvent le voir, l’objet prend son rôle et dit son texte. Aucune œuvre d’art n’existe jamais simplement «en et pour elle-même», abstraction faite de tout dispositif de cadrage signifiant. En contexte hétéronomique, c’est assez clair: si l’œuvre monte sur les planches, c’est avant tout pour clamer, selon un script plus ou moins détaillé lors de la commande, la majesté du prince, le goût du collectionneur, la présence numénale de la divinité, etc. Lorsqu’au contraire l’œuvre participe d’une revendication d’autonomie, c’est encore un rôle qu’il lui revient de jouer: celui d’une incarnation de l’Art planant loin au-dessus de l’agitation du monde prosaïque. Là où la représentation hétéronomique joue volontiers d’un décor abondant, l’exé-cution du rôle de pur représentant de l’Art requiert de préférence une scène dépouillée (le white� cube) et, parfois, une mise hors circuit des liens collectifs au profit d’un face-à-face singulier avec l’œuvre; reste que la dramatique de l’autonomie dépend, elle aussi, d’une mise en scène appropriée, de «rideaux», d’opérateurs en coulisse, d’un timing, etc. D’autant que l’objet ne se présente presque jamais seul en scène. Dans le cadre d’une exposition personnelle, il s’accorde avec les membres d’une troupe familiale pour articuler les moments de l’histoire créatrice individuelle dont il est issu. Une exposition thématique lui demandera plutôt de se soumettre aux exigences d’un programme démonstratif porté par de multiples voix hiérarchisées (de ce programme, une concrétisation écrite figure, le cas échéant, dans un catalogue faisant office de livret). Dans un cas comme dans l’autre, on mettra les «chefs d’œuvre» en vedette et les personnages secondaires s’ordonneront autour d’eux pour leur donner la réplique.

10 L’exemple parfait et devenu paradigmatique de ces premières chahutées est la présentation de l’Olympia; le motif du dévoilement spectaculaire de l’œuvre achevée est fréquent chez les auteurs anciens, où il s’associe le plus souvent à une thématique de l’étonnement admiratif; on en trouve de nombreux exemples chez Giorgio Vasari, entre autres.

98322.indb 50798322.indb 507 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

508 Thierry�Lenain

Soulignons au passage que la possibilité même de changer de rôle, conçue a�priori comme inhérente à la condition fondamentale de l’objet artistique, définit surtout l’œuvre d’art au sens moderne du terme, tandis que les usages anciens se caractérisaient plutôt par une relative fixité des emplois selon un programme pratico-symbolique déterminé une fois pour toutes et un système «scène-coulisses» plutôt stable (même s’il s’agit ici d’une tendance par rapport à laquelle peuvent toujours se produire des écarts significatifs). L’artiste au sens moderne du terme, de même que ses partenaires au sein d’un «monde de l’art», savent que toute œuvre est, par définition, susceptible de se prêter à l’interprétation de scripts variés, cette versatilité définissant sa nature même. A�contrario, c’est en�négatif que l’on peut voir apparaître l’idée de l’œuvre plastique comme «actrice» dans les cultures antérieures ou extérieures à la modernité, au sein des-quelles elle pouvait sans doute difficilement s’imposer comme un modèle positif.

C’est ainsi que Dion Chrysostome, rhéteur grec du premier siècle, y recourt pour dénoncer la pratique rhodienne, détestable à ses yeux, consistant à réutiliser la statue d’un défunt pour en honorer un autre (Aux�Rhodiens).

Nombreux sont ceux qui disent que les statues des Rhodiens sont comme des acteurs. Car exactement de la même manière qu’un personnage monte sur scène à un moment donné et un autre plus tard, ainsi vos statues assu-ment différents rôles à différents moments et se tiennent là presque comme si elles jouaient dans une pièce. Par exemple, une seule et même statue, dit-on, est à un moment un Grec et à un autre un Romain, et plus tard encore, le cas échéant, un Macédonien ou un Perse.11

Toujours dans la même ligne de raisonnement, on relèvera encore le fait que ces rôles successifs peuvent aussi correspondre à des presta-tions différentes selon l’instance qui procède à l’engagement de l’objet – qu’il s’agisse de l’auteur lui-même, du commanditaire ou d’un média-teur culturel tel qu’un commissaire d’exposition.

11 Dion Chrysostome, Aux�Rhodiens (Dio�Chrysostom, 1940, p. 157; ma traduction depuis l’anglais). Le texte continue comme suit: «et davantage encore, avec certaines statues la tromperie est si évidente que le spectateur est immédiatement conscient de la tromperie. Car en fait, le vêtement, les chaussures et tout le reste révèle la fraude. Et je passe sur les innombrables exemples de ce qui arrive, tels que, souvent, le nom de quelque homme jeune inscrit sur une statue d’un très vieil homme – un don tout à fait merveilleux, selon moi, que vous avez découvert là, si avec l’honneur vous pouvez aussi faire cadeau de la jeunesse; et nous avons ouï dire d’une statue d’un certain athlète qui se trouve là, qu’elle représente un homme faiblard, doté d’un corps des plus ordinaires.»

98322.indb 50898322.indb 508 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 509

Enfin, la pertinence du paradigme de l’acteur ne se trouve pas com-promise par le fait qu’en règle générale le script interprété par l’œuvre d’art reste plus ou moins implicite. Ce n’est d’ailleurs pas toujours le cas, notamment chez les artistes «à système» dont l’art contemporain montre maints exemples. Pour n’en citer qu’un seul, l’idée du monochrome chez Yves Klein s’apparente à un programme dont les différentes œuvres seraient des «exécutions» ou des interprétations données sur une scène artistique qui tend à s’étendre à la scène médiatique. L’artiste y opère lui-même, à côté des objets, à la fois comme acteur, metteur en scène et imprésario bien au fait des rouages du milieu artistique et des manières d’y faire impression.

De manière générale, l’art contemporain constitue sans nul doute un champ d’application particulièrement fertile du paradigme de l’acteur. De nombreux facteurs l’expliquent, comme l’effacement ou le brouillage des limites entre arts plastiques et arts de la scène (notamment à l’enseigne de la performance), le type des œuvres à protocole ou les installations d’objets à corps provisoire; on peut aussi mentionner les opérations méta-artistiques sur la frontière scénique (l’artiste faisant monter sur la scène des éléments traditionnellement laissés en coulisse), la prise en charge active des opérations médiatiques ou bien encore le traitement de l’expo-sition comme communication spectaculaire (cf. Davallon J., 2009).

D’un intérêt tout particulier sont les situations d’incertitude quant au caractère central ou secondaire des éléments chosiques et des objets plas-tiques relativement à la dramatique de l’Œuvre considérée comme une sorte de personnage. Les objets plastiques sont-ils en position centrale par rapport aux opérations scéniques ou, au contraire, plutôt les moyens d’une performance, un peu à la manière d’accessoires de scène? Et l’artiste est-il d’abord un «créateur», voué à engendrer des objets artistiques censés mener une vie plus ou moins autonome, ou plutôt l’agent de ses propres œuvres – au sens d’un imprésario –, voire un membre de la troupe leur donnant la réplique sur la scène élargie de l’art? Enfin qu’en est-il du rapport actanciel entre l’Œuvre (au masculin singulier) et les œuvres (au féminin pluriel)? Celles-ci ne jouent-elles pas, dans l’espace de l’art, une sorte de texte où s’écrit l’histoire de Celui-là entendu comme protagoniste de sa propre histoire, sur-personnage incarné tour à tour, au fil de sa geste, par ces interprètes multiples et successifs évoluant sur la scène sous le contrôle de l’auteur et des médiateurs?

On s’en doute, aucune réponse de principe n’est appelée par de telles questions. L’essentiel est de se doter de moyens théoriques pour

98322.indb 50998322.indb 509 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

510 Thierry�Lenain

observer, dans chaque cas particulier, le système toujours complexe et mouvant des liens entre la personne et le personnage social de l’artiste, entre l’Œuvre et les œuvres, entre la scène et les coulisses, etc. Mais dans chacun de ces cas, sans doute, une part significative de ce qui se fait pour qu’il y ait «art» consistera à gérer les adhérences et à négocier les dis-tances, comme doit savoir le faire tout bon acteur.

Université libre de Bruxelles Thierry [email protected]

BIBLIOGRAPHIE

CHAOUCHE, Sabine (2007). La�philosophie�de�l’Acteur.�La�dialectique�de�l’inté-rieur� et� de� l’extérieur� dans� les� écrits� sur� l’art� théâtral� français� (1738-1801), Genève, Slatkine.

CHAOUCHE, Sabine (éd.) (2001). Sept�traités�sur�le�jeu�du�comédien�et�autres�textes.�De�l’action�oratoire�à�l’art�dramatique (1657-1750), Paris, Champion.

CHATEAU, Dominique (1998). L’art�comme�fait�social�total, Paris, L’Harmattan.CHEKHOV, Michael (1967). Être�acteur.�La�technique�psychophysique�du�comé-

dien, trad. E. JANVIER, Olivier Perrin, Paris.L’ATELIER D’ESTHÉTIQUE, collectif (2014). Esthétique� et� philosophie� de� l’art.�

Repères�historiques�et�thématiques, Bruxelles, De Boeck (édition originale De Boeck, 2002)

DAVALLON, Jean (2009).�L’exposition�à�l’œuvre.�Stratégies�de�communication�et�médiation�symbolique, Paris, L’Harmattan.

DAVIES, David (2004). Art�as�Performance,�Oxford, Blackwell.DION CHRYSOSTOME. Aux�Rhodiens (Dio�Chrysostom, vol. III, édition bilingue

avec traduction anglaise de J. W. COHOON et H. LAMAR CROSBY, Harvard University Press, 1940).

FARCY, Gérard-Denis et PRÉDAL, René (éds) (2001). Brûler�les�planches,�crever�l’écran.�La�présence�de�l’acteur, Saint-Jean-de-Védas, L’Entretemps.

FREEDBERG, David (1989). The� Power� of� Images.� Studies� in� the�History� and�Theory�of�Response, Chicago, Chigago University Press.

GELL, Alfred (1998). Art� and� Agency.� An� Anthropological� Theory, Oxford, Oxford University Press.

GOFFMAN, Erving (1986). Frame� Analysis.� An� Essay� on� the�Organization� of�Experience, Boston, Northeastern University Press (édition originale Har-per & Row, 1974).

GUÉNOUN, Denis (2005). Actions�et�acteurs.�Raisons�du�drame�sur�scène, Paris, Belin.

HAUMESSER, Matthieu (éd.) (2008). Philosophie�du�théâtre, Paris, J. Vrin.HEINICH, Nathalie et SCHAPIRO, Roberta (éds) (2012). De�l’artification.�Enquêtes�

sur�le�passage�à�l’art, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.

98322.indb 51098322.indb 510 25/08/15 12:5425/08/15 12:54

Le�jeu�d’acteur� 511

HEINICH, Nathalie (1993). «Les objets-personnes. Fétiches, reliques et œuvres d’art», Sociologie� de� l’art, 6 (1993); texte repris dans B. EDELMAN et N. HEINICH (éds) (2002), L’Art�en�conflits.�L’œuvre�de� l’esprit�entre�droit�et�sociologie, Paris, La Découverte.

KUHN, Thomas (1962). The�Structure�of�Scientific�Revolutions, Chicago, Univer-sity of Chicago Press.

SARTRE, Jean-Paul (1992). «L’acteur», Un�théâtre�de�situations, textes rassem-blés et édités par M. CONTAT et M. RYBALKA, Paris, Gallimard, 1992 (édi-tion originale Gallimard, 1973).

SIMMEL, Georg (2001). La� Philosophie� du� comédien, traduit par S. MÜLLER, introduction par Denis Guénoun, Belfort, Circé.

THOMAS, François (2013). Le�paradigme�du� comédien:� une� introduction� à� la�pensée�de�Georg�Simmel,�suivi�de:�Le�comédien, Paris, Hermann.

RÉSUMÉ – Au contraire de l’image peinte ou du texte poétique, le jeu d’ac-teur n’a pratiquement jamais été reconnu comme un paradigme susceptible d’orienter l’approche des arts en général. Seul Georg Simmel lui a explicitement conféré ce statut, non sans souligner son caractère profondément paradoxal. La présente étude se propose d’indiquer à grands traits, et à titre expérimental, ce que pourrait être une théorie de l’art considérant le jeu d’acteur comme modèle. Le point principal de cet essai réside dans la mise en évidence d’une caractéristique essentielle du jeu d’acteur, à savoir une adhérence mutuelle par-ticulièrement forte de l’artiste et de sa création. Cette coïncidence, à la fois spatiale et temporelle, de l’objet et du sujet artistiques oblige l’artiste à instaurer une distance qui, dans d’autres arts, peut sembler simplement donnée (alors qu’elle ne l’est, en réalité, jamais).

ABSTRACT – Unlike the painted image or the poetic text, acting has almost never been recognised as a paradigm capable of orientating the approach to the arts in general. Only Georg Simmel explicitly conferred this status on it, while not omitting to emphasise its profoundly paradoxical character. The present study seeks to set out broadly and in an experimental way how a theory of art might turn out if it considers acting as a model. The main point of this essay is that of identifying an essential characteristic of acting, namely a particularly strong mutual adherence to one another of the artist and his creation. This coincidence, both spatial and temporal, of the artistic object and subject obliges the artist to establish a distance which in other arts may seem simply given (although in reality this is never the case) (transl. J. Dudley).

98322.indb 51198322.indb 511 25/08/15 12:5425/08/15 12:54