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ÉTHIQUE ET HUMEUR 3 crbc n° 26 Problèmes historiographiques de la conservation-restauration des biens culturels Pierre Leveau La question de savoir si la restauration est une discipline a été maintes fois posée. Mais elle n’est toujours pas résolue en France où elle reste controversée. Le but de cet article est de la reprendre pour la faire changer de sens. L’auteur donne finalement au concept de discipline un sens philosophique et légitime son entreprise en partant de sa signification pédagogique. Ce bref aperçu le conduit à se demander comment cette histoire pourrait s’écrire. Il envisage le problème de son historiographie sous quatre points de vue – idéaliste, positiviste, quantitatif et archéologique – sur une même période, allant de 1926 à 1939, à partir de sources à chaque fois différentes, écrites (archives de l’Office international des musées, des membres de son bureau, des Musées nationaux) ou non écrites. Ces lectures lui font placer le concept d’archives au cœur de sa réflexion. C’est ce qui l’amène enfin à faire changer de sens la question de savoir si la restauration est une discipline en prenant ce concept au sens que lui donne Michel Foucault : celui d’une police réglant l’accès des sujets au discours. The question of whether or not conservation is a discipline has often been posed. In France no real answer has been found and the question remains controversial. The object of this article is to reformulate the question. The author concentrates on the philosophical aspects of the concept of discipline. He also concentrates on the pedagogical significance of the question. He also asks the question of how the history of conservation can or could be written. He studies four points of view : idealist, positivist, quantitative and archeological – for the same period (1926-1939). He uses both written archival sources as well as non-written sources. His readings have brought him to place the concept of archives at the center of his reflections. This is what brings him to change the sense of the original question by confronting it with the idea of discipline as described by Michel Foucault : a police that regulates the access of subjects to a discourse. Muchas veces se ha planteado el problema de saber si la restauración es una disciplina. La cuestión no ha sido todavía resuelta en Francia, donde subsiste la controversia. El objetivo de este artículo es de retomarla cambiándole el sentido. El autor da finalmente al concepto de disciplina un sentido filosófico y legitima su empresa partiendo de su significado pedagógico. Esta breve visión de conjunto lo lleva a preguntarse como podría escribirse su historia. Considera el problema de su historiografía desde cuatro puntos de vista : idealista, positivista, cuantitativo y arqueológico, sobre un mismo período, que va de 1926 a 1939, a partir de diversas fuentes, escritas (archivos del Oficio internacional de los museos, de miembros de su comité directivo, de los Museos nacionales) o no escritas. Estas lecturas lo hacen poner el concepto de archivo al centro de su reflexión. Es lo que lleva a cambiar el sentido de la cuestión de saber si la restauración es una disciplina, tomando este concepto en le sentido que le da Michel Foucault : el de una póliza que reglamenta el acceso de los sujetos al discurso. C.V. Pierre Leveau Doctorant à l’École pratique des hautes études, Section IV France. [email protected] 3. Leveau Problèmes historiographiques de la CRBC:Gabarit conservation 02/12/2008 09:59 Page 3

Le problème de l'historiographie de la conservation du patrimoine

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Problèmes historiographiques

de la conservation-restauration des biens culturelsPierre Leveau

La question de savoir si la restauration est une discipline a été maintes fois posée.

Mais elle n’est toujours pas résolue en France où elle reste controversée. Le but de cetarticle est de la reprendre pour la faire

changer de sens. L’auteur donne finalementau concept de discipline un sens

philosophique et légitime son entreprise en partant de sa signification pédagogique.

Ce bref aperçu le conduit à se demander comment cette histoire pourrait s’écrire.

Il envisage le problème de son historiographiesous quatre points de vue – idéaliste,

positiviste, quantitatif et archéologique – sur une même période, allant de 1926 à 1939,

à partir de sources à chaque fois différentes,écrites (archives de l’Office international des musées, des membres de son bureau,

des Musées nationaux) ou non écrites. Ces lectures lui font placer le concept

d’archives au cœur de sa réflexion. C’est ce qui l’amène enfin à faire changer

de sens la question de savoir si la restaurationest une discipline en prenant ce concept au sens que lui donne Michel Foucault :

celui d’une police réglant l’accès des sujets au discours.

The question of whether or not conservation is a disciplinehas often been posed. In France no real answer has beenfound and the question remains controversial. The object of this article is to reformulate the question. The authorconcentrates on the philosophical aspects of the concept of discipline. He also concentrates on the pedagogical significance of the question. He also asks the question of how the history of conservation can or could be written. He studies four points of view : idealist, positivist, quantitative and archeological – for the same period (1926-1939). He uses both written archival sources as well as non-written sources. His readings have brought him toplace the concept of archives at the center of his reflections.This is what brings him to change the sense of the originalquestion by confronting it with the idea of discipline as described by Michel Foucault : a police that regulates the access of subjects to a discourse.

Muchas veces se ha planteado el problema de saber si la restauración es una disciplina. La cuestión no ha sido todavíaresuelta en Francia, donde subsiste la controversia. El objetivo de este artículo es de retomarla cambiándole elsentido. El autor da finalmente al concepto de disciplina unsentido filosófico y legitima su empresa partiendo de su significado pedagógico. Esta breve visión de conjunto lo llevaa preguntarse como podría escribirse su historia. Considerael problema de su historiografía desde cuatro puntos devista : idealista, positivista, cuantitativo y arqueológico, sobre un mismo período, que va de 1926 a 1939, a partir dediversas fuentes, escritas (archivos del Oficio internacionalde los museos, de miembros de su comité directivo, de losMuseos nacionales) o no escritas. Estas lecturas lo hacenponer el concepto de archivo al centro de su reflexión. Es lo que lleva a cambiar el sentido de la cuestión de saber si la restauración es una disciplina,tomando este concepto en le sentidoque le da Michel Foucault : el de unapóliza que reglamenta el acceso de los sujetos al discurso.

C.V

.Pierre LeveauDoctorant à l’École pratique des hautes études, Section IV [email protected]

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Je mène depuis deux ans un travail de doctorat sous ladirection de Jean-Michel Leniaud1 sur « l’histoirede l’enseignement de la restauration des œuvres

d’art au XXe siècle en France2 ».Il s’agit sommairement d’écrire l’histoire des écoles quiforment les restaurateurs de ce pays pour montrer com-ment une nouvelle discipline, appelée depuis la fin des années 1970 « conservation-restauration », a puémerger dans les institutions françaises. Au plan interna-tional, le directeur du Centre intergouvernemental deconservation et de restauration des biens culturels(ICCROM), Paul Philippot, dit dès 1982 que l’on « peutparler de plein droit de la restauration comme d’une dis-cipline fondée en méthode, là oùjadis il n’y avait qu’un métiers’appuyant sur un savoir empi-rique3 ». En France, treize ans plustard, les chefs du service de restau-ration des Musées de France,France Dijoud et Nathalie Volle,disent de même que « la restaura-tion dans les musées français a étéérigée en discipline au cours desvingt dernières années4 », tandisque la directrice de l’Institut deformation des restaurateurs d’œu-vres d’art, Ségolène Bergeon,considère que la « conservation-restauration est une disciplineencore jeune et en rapide évolu-tion5 ». En 1996, le président de la section française del’Institut international de conservation, Daniel Alcouffe,déclare que « la restauration est devenue une disciplineà part entière6 » tandis que Jean-Paul Oddos, anciendirecteur-adjoint des Services de conservation de laBnF, la nomme « conservation » et n’y voit « qu’unediscipline encore balbutiante7 ». On pourrait continuerla liste en citant Élisabeth Mognetti8, Georges Brunel9

ou Jean-Pierre Mohen10. Ces propos sont à l’origine dema recherche11. Je vois cependant aujourd’hui souschaque terme de mon sujet un problème qui en disqua-lifie l’intitulé et le rend d’autant plus intéressant à monsens. N’y a-t-il en effet qu’une « histoire » ? Pas forcé-ment : il y en a de multiples, institutionnelles, person-nelles, économiques, intellectuelles et sociales, qui se

développent indépendamment les unes des autres, et serencontrent parfois pour produire des événements, dontl’historien peut tirer rétrospectivement une chronologiepar un artifice d’écriture. N’y a-t-il de même qu’un« enseignement » ? Certainement pas, car la « disci-pline » dont il est question est par définition interdisci-plinaire : elle fait appel à de multiples savoirs, scienti-fiques, artistiques, techniques, historiques ou juridiques,et fait intervenir autant d’enseignants dont la plupart nesont pas titulaires en raison du caractère professionnelde la filière. S’agit-il d’ailleurs vraiment de « restaura-tion » ? Non. Les professionnels qui en sont issus se dis-tinguent de leurs prédécesseurs et des métiers d’art en ce

qu’ils privilégient la conservationsur la restauration, considéréecomme un mal nécessaire qu’ilfaut minimiser et surtout prévenir.Que dire alors des « œuvresd’art » ? Elles ne forment qu’unepetite partie des biens culturels surlesquels ils interviennent ; ils s’oc-cupent autant des livres, des ves-tiges archéologiques, des archives,des monuments ou des instrumentsde musique, c’est-à-dire d’objetshétérogènes dont la plupart conser-vent une valeur d’usage. Qu’en est-il de la « France » enfin ? La nationune et indivisible se fragmente endifférents ministères – Commerce,

Culture, Éducation – ayant chacun des Directions –musées, bibliothèques, archives, patrimoine ou équipe-ment – dont les intérêts ne coïncident pas forcément ;toutes n’en doivent pas moins veiller sur le patrimoine,dont la restauration est souvent confiée à des entreprisesprivées, parfois étrangères. Que reste-t-il donc de monsujet ? Le « XXe siècle » ? Pas entièrement : Jean-MichelLeniaud et moi-même avons décidé de le limiter à lapériode qui va de la création de l’Office internationaldes musées en 1926 à celle de l’European Network forConservation-Restauration Education en 1998, l’OIMayant le premier proposé la création d’écoles de restau-ration, que le réseau ENCoRE fédère aujourd’hui enEurope. En quel sens la « restauration » est-elle devenueune discipline ?

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1. Jean-Michel Leniaudest professeur à l’Écolenationale des Chartes et directeur d’étude à l’École pratique deshautes études. Il aborde fréquemment la questionde la restauration. Outre son ouvrage Les Cathédrales au XIXe siècle, on peut lire à ce sujet L’Utopie française. Essai sur le patrimoine, Mengès,1992 ; Viollet-le-Duc, oules délires du système,Mengès, 1994 ; LesArchipels du passé. Le patrimoine et son histoire, Fayard, 2002.2. J’en dois l’idée à Grazia Nicosia,conservateur-restaurateur d’œuvrespeintes. Qu’elle en soit ici remerciée. 3. Paul Philippot : « La restauration dans laperspective des scienceshumaines », dans PaulPhilippot, Pénétrer l’art,restaurer l’œuvre. Une vision humaniste.Hommage en forme deflorilège, éd. Greninghe,1990, p. 491.4. France Dijoud etNathalie Volle : « La restauration dansles musées français :actualité etperspectives », dansHistoire de l’art n° 32,décembre 1995, p. 21.5. Ségolène Bergeon :ibid., p. 11. L’auteur estsouvent revenue sur laquestion, avec GeorgesBrunel notamment :« La restauration est-elleune discipline ? » dansLes Cahiers de la Ligueurbaine et rurale, n° 144/145, 3e et 4e trimestre 1999, pp. 68-74.6. Daniel Alcouffe : Éditorial de Coré, n° 1,septembre 1996.7. Jean-Paul Oddos :Introduction à la conservation. Principeset réalité. Éd. du Cerclede la Librairie, Paris,1995, p. 9. Voir dans lemême ouvrage l’articlede Dominique Varry :« La conservation, émergence d’une discipline », pp. 17-43.

La « discipline » dont il est questionest par définition

interdisciplinaire ; elle fait appel à de multiples savoirs,scientifiques, artistiques,techniques, historiques ou juridiques.

LES ÉCOLES PARISIENNES AU XIXe SIÈCLE

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Les métiersAvant d’être une discipline, la restauration est d’abordun marché. Dès 1920, elle compte autant de métiers etde professions qu’il est de secteurs et d’objetsconcernés, chacun ayant sa propre filière de formation.C’est ainsi que les architectes en chef des Monumentshistoriques puis ceux des Bâtiments de France sontformés à l’école de Chaillot ouverte en 1887. Les com-pagnons continuent, quant à eux, d’apprendre leursmétiers sur les chantiers ou dans les ateliers, bien qu’ilsaient été mis en difficulté par l’autorisation des syndi-cats ouvriers en 1884 et qu’ils aient échoué à former uneseule Union compagnonnique en 188912. Si les profes-sionnels des arts académiques – peinture, sculpture, gra-vure, architecture – continuent d’être formés à l’Aca-démie des beaux-arts créée en 1816, la réforme de

l’École des beaux-arts en 1863 a, en revanche, permisl’émergence des arts appliqués13. Ceux du mobilier et dulivre sont désormais formés dans les écoles Boulle etEstienne14 ouvertes en 1886 et 1889, tandis que ceux quise dirigent vers les autres métiers d’art – ferronnerie,textile, dorure, serrurerie, etc. – sont instruits dans lesdeux autres écoles d’arts appliqués de la Ville de Paris :l’école Duperré et celle des arts appliqués à l’industrieouvertes en 1856. En province, des initiatives munici-pales ou privées contribuent de même au développe-ment de ces filières, comme à Aubusson en 1884, àRoubaix en 1889, à Sèvres en 1893, à Nancy en 1904,où s’ouvrent des écoles formant respectivement auxmétiers du tissage, du textile, de la porcelaine et de laferronnerie pour répondre aux besoins locaux. Dans lemême temps, se crée en 1889 une Société d’encourage-

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8. Élisabeth Mognetti :« Les métierstechniques », dansMusées et collectionspubliques de France, n° 201, décembre 1993,p. 24. « Le métier de restaurateur a conquisaujourd’hui son statutscientifique et l’on y accède à travers une formation universitairehautement spécialisée(MST) ou de typegrande école (IFROA).À l’instar des conservateurs du patrimoine sortant de leur formation, les titulaires de ces diplômes[…] sontarmés pour concevoir leur métier comme une discipline exigeante auservice du patrimoine ».9. Georges Brunel :« Aperçu historique dela restauration », dansLes Cahiers de la Ligueurbaine et rurale, n° 144/145, 3e et 4e trimestre 1999, p. 3. « À mi-chemin de lasphère humaniste et dela sphère scientifique, larestauration est en trainde conquérir le statut dediscipline autonome ».10. Jean-Pierre Mohen :L’Art et la Science.L’esprit des chefs-d’œuvre,éd. Gallimard/RMN,1996. Il s’agit alors de conservation-restauration, p. 10, 14 et 26. « À mesure que les laboratoires se créent et que leurs relations se multiplient, se développent une réflexion et des pratiques qui aboutissentdans les années 1950-1960 à la mise en placeprogressive d’une discipline nouvelle : la conservation-restauration. »11. Le point culminanten 1999 lors de la 12e réunion triennale de l’ICOM-CC à Lyon.Dans la brochure intitulée La Conservation-Restauration en France,Lyon 1999, Palais descongrès, dont la rédaction fut coordonnéepar S. Bergeon, G. Brunel, É. Mognetti,on lit en conclusion : « La vision d’ensemblede la conservation et dela restauration en Francequi a été esquissée faitapparaître des difficultéset des contradictions qui entravent le développement de cettediscipline » (p. 84). La construction grammaticale de la phrase résume bien le problème.

L’APPRENTISSAGE AU XIXe SIÈCLE

L’ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL ET TECHNIQUE

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ment à l’art et à l’industrie défendant ces métiers. Elleorganise à partir de 1893 un concours offrant desbourses d’apprentissage à ses lauréats. Depuis 1880, cesderniers peuvent bénéficier d’une formation dans uneécole manuelle d’apprentissage ouverte par le ministèredu Commerce ou être titulaires d’un certificat d’aptitudeprofessionnelle délivré par le ministère de l’Instructionpublique à partir de 1912. Audébut du XXe siècle, l’enseigne-ment de la restauration ne se dis-tingue donc pas de celui de lafabrication et se résume, toutesspécialités confondues, à deuxgrandes écoles (Chaillot etl’Académie des beaux-arts),quatre petites (Boulle, Estienne,Duperré et l’ENSAAMA), aux-quelles s’en ajoutent plusieurs dis-séminées en régions (Aubusson,Roubaix, Sèvres, etc.), et troisfilières : le compagnonnage, l’ap-prentissage et l’enseignementtechnique. Ces dernières dépen-dent du ministère du Commerce,tandis que les premières dépendentde celui de l’Instruction publique,et les professionnelles qui ontappris leurs métiers appartiennentà des corps, à des syndicats ou à des compagnies. Lasituation évolue en 1920 lorsque la tutelle de l’enseigne-ment technique, d’abord confiée au ministère duCommerce en 1892, est finalement transférée à celui del’Instruction publique. Ce dernier crée trois brevets :celui de technicien en 1952, puis de technicien supérieuren 1959, et d’enseignement professionnel en 196615. Ildéfinit en 1967 une nomenclature distinguant cinqniveaux de formation et ouvre des centres de formation

d’apprentis en 1971, dont la gestion est confiée auxchambres des métiers. C’est dans ce contexte que legouvernement français institue entre 1964 et 1966quatre corps de « restaurateurs spécialistes » de caté-gorie B, recrutés par concours, comprenant trois grades.Ces corps dépendant respectivement du Mobiliernational, de la Direction des archives de France, de celle

des musées, et des bibliothèquesenfin16. À la fin des années 1960, lapratique française de la restaura-tion semble ainsi contredire sathéorie. Les notions de restaurationet de réfection qui sont en effetthéoriquement distinctes depuisplus d’un siècle sont légalementconfondues dans la pratique, lesagents des métiers d’art formés à laseconde de ces tâches effectuantaussi la première17. La France est, à l’époque, membre du Centre international de conservation(ICCROM) ouvert à Rome parl’UNESCO en 1959, du Comitéinternational des monuments et dessites et du Comité de conservationdu comité international des muséescréés en 1964 et 1967. Il fautattendre la loi du 15 juillet 1971

approuvant le VIe Plan de développement économiqueet social pour qu’elle se donne finalement le moyen derésoudre cette contradiction autrement qu’en envoyantses restaurateurs se former à l’étranger : en Belgique, àl’Institut royal du patrimoine artistique, ou à Rome, àl’Institut central de restauration par l’intermédiaire de lavilla Médicis ou de l’ICCROM. Le Plan prévoyait eneffet le développement des maîtrises des sciences ettechniques dans l’éducation, et dans la culture la mise en

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12. Bernard de Castera : Le Compagnonnage.Culture ouvrière, éd.PUF, Paris, 1988.13. Stéphane Laurent :Les Arts appliqués enFrance. Genèse d’unenseignement, éd. duCTHS, Paris, 1999.L’auteur a également fait l’histoire de l’école Boulle. 14. Marie-Cécile Bouju :« L’École Estienne. 1889-1949. La questionde l’apprentissage dansl’industrie du livre »,École nationale desChartes. Thèse pour lediplôme d’archivistepaléographe, 1998.15. Guy Brycy : Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel (1880-1965). L’État, l’école, les entreprises et la certification des compétences, éd. Belin, Paris, 1998.16. Décret n° 64-269 du 20 mars 1964 ; n° 64-1012 du 24 septembre 1964 ;n° 65-855 du 24 septembre 1965 ;n° 66-546 du 22 juillet 1966.17. Pierre Leveau :« L’évolution du conceptde restauration au XXe siècle », dans CRBC n° 25, éd.ARAAFU, Paris, 2007.18. JORF du 16 juillet1971, Annexe C1, PL. 170-171 pour l’éducation, et AnnexeC3, PL. 182 pour ledéveloppement culturel.19. Archives de la MSTde Paris-I-PanthéonSorbonne. Je remercie Marie Berducou et Denis Guillemard de m’avoir permis de les consulter. 20. CAC. Versements n° 1993 0369, art.7 et n° 1998 0199, art.1. Je remercie ChantalCoural pour son aide etles documents qu’elle m’a présentés.21. Magali Botlan :« Germain Bazin et la restauration des peintures. 1937-1965 ».Mémoire de l’école duLouvre, sous la directionde Nathalie Volle, 2001-2002, Annexe 4.22. AMN, O*30-464.23. Pièce manquante.24. Édith Cresson :Étude sur la créationd’un institut de restauration. Secrétariatd’État à la Culture,Service des études etrecherches, Directiondes Musées de France,Paris, novembre 1974.

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Àla fin des années 1960, lapratique française

de la restauration sembleainsi contredire sa théorie. Les notions de restauration et de réfection qui sont en effet théoriquementdistinctes depuis plusd’un siècle sont légalement confonduesdans la pratique.

DIPLÔMES EN CONSERVATION ET RESTAURATION

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place d’un institut de restauration18. L’enseignement dela restauration put ainsi se séparer de celui de la fabrica-tion et devenir autonome.

La discipline

Entre 1973 et 1975, une première filière spécifiquementconsacrée à cet enseignement est créée à l’université deParis-I par l’archéologue et professeur d’histoireancienne Jean Deshayes. Il ouvre une MST à l’UERd’art et d’archéologie dont l’intitulé exact, « conserva-tion et restauration des œuvres d’art, des objets et dessites archéologiques et ethnologiques », fait apparaîtreau travers des objets qu’il nomme le nombre des person-nalités impliquées dans le projet : Madeleine Hours,Françoise Flieder, Jean Taralon,Jean Rudel, Georges-HenriRivière entre autres19. Mais c’estl’influence de la new archeologieplutôt que le désir de valoriser lesmétiers d’art qui a fait de la restau-ration en France une disciplineuniversitaire, comme c’était déjàle cas presque partout en Europe.L’histoire de cette discipline nefait alors que commencer. En1978, tandis que la première pro-motion d’étudiants diplômés de laMST arrive sur le marché du tra-vail, le directeur du Mobiliernational, Jean Coural crée à lademande du Président de laRépublique Valery Giscardd’Estaing un Institut français derestauration des œuvres d’art(IFROA)20. Il concurrence lafilière universitaire tout en échap-pant au contrôle des métiers d’artet referme ainsi le dossier des rapports commandés surla question par le secrétariat d’État à la Culture, depuisceux de Germain Bazin en 194221 et 197122 à celui dePierre Durye en 196223, d’Edith Cresson en 197424, deGaël de Guichen25 et Pierre Dehayes26 en 1976. Àcompter de cette date, l’institut ouvre ou ferme en fonc-tion des besoins des filières en peinture, sculpture,métal, céramique, mobilier, etc. En 1982, il est rattachéà la Délégation aux arts plastiques du nouveau ministèrede la Culture, qui encourage simultanément les écolesd’art qui en dépendent à développer des filières spéci-fiques27. Certaines s’y essayèrent dans le domaine de larestauration. Mais seules celles qui ont ouvert leurdépartement en collaboration avec l’IFROA, c’est-à-dire Avignon28 en peinture et Tours29 en sculpture, à l’ini-tiative de leurs directeurs respectifs, Giancarlo Casazzaen 1982 et Olivier Seguin en 1983, purent développerces filières avec l’accord tacite du ministère, tandis queles autres durent finalement se résoudre à les fermer,comme Valence et Clermont-Ferrand en peinture, dontles sections ouvertes à la fin des années 1960 pour lapremière, en 1983 pour la seconde, étaient dirigées parleurs directeurs respectifs, Gérard Bayle et Serge Helias.Il ne reste par ailleurs des quelques écoles privées que lesecteur a vu naître que l’atelier-école ouvert par le comte

de Montcassin à Châteaurenard en 197130 et la filière« restauration » de l’école d’arts appliqués de Condécréée par M. et Mme Guénégan à Lyon. En 1994, Jean-Pierre Sodini qui dirigeait la MST de Paris-I depuis ledépart de Jean Deshayes en 1975 obtient enfin la créa-tion d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en« conservation préventive » à l’université. Le projet quicouronnait dix années de recherche dans le domaine,bénéficia du soutien de l’ICCROM et de l’IFROA, dontSégolène Bergeon avait pris la direction depuis le départde Jean Coural. Elle fut longtemps conservatrice en chefet ancienne chef du Service de restauration des peinturesdes Musées nationaux. Entre 1973 et 1994, un petitgroupe d’universitaires, de conservateurs, d’ingénieurset de restaurateurs est ainsi parvenu à créer en France les

écoles grâce auxquelles les théorieset pratiques modernes de la conser-vation et de la restauration des biensculturels, réunies sous le nom de« conservation-restauration », ontfinalement pu s’implanter sur le ter-ritoire. Aux écoles d’architecture etd’arts appliqués comme aux filièresdes métiers d’art, du compagnon-nage, de l’apprentissage et de l’en-seignement professionnel ou tech-nologique issus du XIXe siècle,s’ajoutent sept autres formationsdans les années 1990 : la MST et leDESS de Paris-I, qui dépendent del’Enseignement supérieur et de laRecherche ; l’IFROA, devenu en2001 le « département des restaura-teurs » de l’Institut national dupatrimoine après avoir été rattachéà l’École nationale du patrimoineen 199631 ; les filières de « conser-vation-restauration » des écoles

supérieures des beaux-arts d’Avignon et de Tours, quidépendent comme l’IFROA du ministère de la Culture ;puis les écoles privées de Châteaurenard et de Condé. EnEurope, les associations de « conservateurs-restaura-teurs » qui satisfont aux critères de définition de la pro-fession adoptés par l’ICOM-CC en 198432 se sontregroupées en 1993 pour former la Confédération euro-péenne des organisations de conservateurs-restaurateurs(ECCO)33. La Fédération française des associations deconservateurs-restaurateurs en est membre fondateur et yreprésente la France. Elle est créée l’année même parregroupement des associations de diplômés d’écolesnationales ou municipales, à l’exclusion des formationsprivées, l’un des critères distinctifs de la profession étantla possession d’un diplôme équivalent à un second cycled’études universitaires34.

Le marché

Entre 1990 et 1995, tandis que l’ECCO se constituait,les différentes Directions chargées de la conservation-restauration des patrimoines précisaient aussi leurs posi-tions et leurs stratégies dans une vaste étude interminis-térielle appelée « Plan national de restauration », menéepar le directeur de l’Administration générale de

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25. Gaël de Guichen :Rapport de mission sur la création d’un Institut national derestauration, ICCROM,Mission France, 15 mai-15 juillet 1976. Je remercie l’auteur deme l’avoir communiqué.26. Pierre Dehaye :Rapport au Président dela République sur lesdifficultés des métiersd’art (IV, C, 2) La Documentation française, Paris 1976. 27. CAC. Versement n° 1994 0053, art. 10.28. Je remercie RobertBougrain-Dubourg, conservateur-restaurateur, et Catherine Vieillescazes, professeur des universités, de m’avoirpermis de consulter leursarchives personnellespour reconstituer l’histoire de cette filière.29. Archives de l’Écolesupérieure des beaux-arts de Tours. Je remercie la secrétaire,Mme Voisin, et l’équipedes enseignants,Dominique Biesel,Agnès Cascio, Gilbert Delcroix, HervéManis, Marcel Molac,Maximilien Wroblewski, de m’avoir présenté lesarchives de la filière.30. Archives de l’ATECde Châteaurenard. Je remercie sa directriceNelly Sclauzero et Mme Reynes de m’avoir donné accèsaux archives de l’école. 31. CAC. Versement n° 2004 0011 et n° 2004 0052.32. « Le conservateur-restaurateur : une définition de la profession. » Texteadopté par l’ICOM-CCau cours de sa réuniontriennale à Copenhagueen septembre 1984. Voir à ce sujet Hans-Christoph Von Imhoff :« Der Ehrenkodex desICOM ConservationCommitee, dasDokument vonKopenhagen (1984), the definition, seineGeschichte undGedanken zu seinerZukunft », dans Carte,risoluzioni e documentiper la conservazione edil restauro, Siena, 14-15 marzo 2003, éd. Pacini, Pisa, 2006,pp. 173-180. Je le remercie de m’avoir ouvert sa bibliothèque, sesarchives et sa mémoire.

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En Europe, les associations de « conservateurs�

restaurateurs » qui satisfont aux critères de définition de la profession, adoptés par l’ICOM�CC en 1984, se sont regroupées en 1993 pour former la Confédération européenne des organisations de conservateurs�restaurateurs (ECCO).

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l’époque, Jean-Ludovic Silicani35. En 1995, l’idée d’unCentre national de restauration du patrimoine fut cepen-dant abandonnée. Il devait regrouper au fortd’Aubervilliers les services de restauration des diffé-rentes Directions, ainsi que les laboratoires de rechercheet les centres de formation. Mais les pratiques, les sta-tuts et les exigences des administrations concernées sesont avérés incompatibles. La question de savoir s’ilpeut exister une administration centrale de restaurationet une loi imposant à tous les pra-ticiens le même niveau de forma-tion se pose depuis. Les écoles surlesquelles s’appuient les Direc-tions qui les emploient dans lesmusées, les bibliothèques, lesarchives ou les monuments histo-riques délivrent comme on l’a vudes savoirs très différents. En1997, un groupe de 45 profession-nels de la conservation-restaura-tion, réunis à l’initiative de l’asso-ciation Giovanni Secco Suardo, acependant rédigé un texte à l’in-tention de la Direction générale del’Union européenne, appelé« Document de Pavie36 ». Il demande que leurs théories etpratiques soient considéréescomme un tout formant une disci-pline à part entière – la conserva-tion-restauration –, qui doit être enseignée à un niveauuniversitaire ou équivalent pour toutes les catégories debiens culturels. En 1998, les directeurs des écoles euro-péennes satisfaisant ces niveaux d’exigence fondent,conformément à l’article 7 de cette déclaration, uneassociation appelée « European Network for Conser-vation-Restauration Education » (ENCoRE) formant unréseau destiné à développer ce type d’enseignement. LaMST de Paris-I et l’INP en font aujourd’hui parties. Ledocument de 1997 et le réseau de 1998 voulaient ainsifournir à la Direction générale de l’Union européenne età l’Administration de chaque pays un moyen simple deprotéger tous les secteurs du patrimoine dans le cadre del’ouverture du marché européen à la libre concurrence.Il suffit en effet de subordonner le marché à la disciplinepour discipliner le marché, en se servant des niveaux deformation académique pour en réglementer l’accès. EnFrance, la Direction des musées opta pour cette solutionlorsqu’elle fut obligée de se conformer au Code desmarchés publics. Le premier point de l’article 13 dudécret d’application de sa loi de 2002 stipule que seulsles professionnels titulaires d’un diplôme sanctionnantquatre années d’études dans la discipline, correspondantà la fin d’un second cycle d’études supérieures, sontnormalement qualifiés pour intervenir sur les collectionspubliques. Pour ne pas écarter du marché du travail lesrestaurateurs issus des formations traditionnelles qu’elleemployait jusqu’alors légalement, le ministère complétacependant les deux premiers points de cet article par untroisième, en accord avec la SEMA. Il institue uneCommission d’habilitation autorisant les professionnelsretenus à intervenir sur les collections des musées aprèsexamen de leur dossier37. L’habilitation les dispense

ainsi de se présenter devant la Commission de valida-tion des acquis d’expérience instituée à l’université deParis-I dans le cadre de la loi de modernisation socialede 2002. Le détail du décret d’application de la loi surles musées montre donc que les niveaux académiquesde formation ne suffisent pas à réglementer l’exercicede la profession, ni à discipliner le marché. Ils ont pourcomplément essentiel l’expérience, valorisée dans lespays anglo-saxons, et le système d’accréditation, sur

lequel s’appuient en France laDirection du patrimoine et celledu livre pour lancer des appelsd’offre et sélectionner les presta-taires. La première de cesDirections a voulu clarifier lesoffres de formation faites dans sonsecteur en confiant entre 2000 et2004 au Centre d’études et derecherches sur les qualifications latâche d’analyser les besoins enmatière de restauration des édi-fices classés monuments histo-riques38. L’enquête menée auprèsdes architectes du patrimoine aconduit le directeur de l’Archi-tecture à demander en 2005 auministre de l’Éducation nationalela création d’un baccalauréat pro-fessionnel spécialisé dans « l’in-tervention sur le patrimoine bâti »

de niveau IV. Dans d’autres secteurs, l’Éducation natio-nale a de même ajouté, en mai 2007, une option « res-tauration de mobilier » au diplôme des métiers d’art« habitat » de niveau III, et en mars 2008 une mentioncomplémentaire « entretien des collections du patri-moine » au CAP des métiers d’art de niveau V.

Bilan et perspectives

En France, si l’on excepte finalement les certificatsd’aptitude professionnelle (CAP), les brevets desmétiers d’art (BMA), les diplômes des métiers d’art(DMA) et les diplômes supérieurs d’arts appliqués quine concernent pas directement la restauration mais amè-nent souvent leurs titulaires à inscrire cette activitéparmi les leurs, les diplômes donnant une compétenceou une autorité en la matière se réduisent à un petitnombre.Pour les corps de la fonction publique de catégorie A, ils’agit du diplôme de spécialisation et d’approfondisse-ment en architecture, mention « architecture et patri-moine », délivré par le Centre des hautes études deChaillot ; de celui de conservateur du patrimoine délivrépar l’INP ; ou de ceux de niveau I. Ce sont39 les mastersI et II de conservation-restauration des biens culturels del’université de Paris-I ; le diplôme de restaurateur dupatrimoine de l’INP ; les diplômes nationaux supérieursd’expression plastique, option art, mention « conserva-tion-restauration » des écoles d’Avignon et de Tours,ainsi que le master professionnel de l’antenne arlésiennede l’université d’Aix-Marseille-I, mention « archéo-logie et histoire de l’art », spécialité métiers du patri-moine, option gestion et restauration du patrimoine bâti.

ÉTH IQUE ET HUMEUR

33. Les règles professionnellesd’ECCO, adoptées parl’assemblée générale le11 juin 1993, dans Étude des responsabilités légales et professionnelles des conservateurs-restaurateurs au regarddes autres acteurs de la sauvegarde et de la conservation du patrimoine culturel,Annexe, pp. 316-323.Sur le texte du 1er mars2002, voir NathalieRavanel : « Les règlesprofessionnellesd’ECCO », dans Carte,risoluzioni e documentiper la conservazione edil restauro, Siena, 14-15 marzo 2003, éd. Pacini , Pisa, 2006, pp. 181-192. 34. « Statuts de la FFC-R » publiés dans le Bulletin de laFFC-R., n° 2, décembre1997, pp. 4-6. Je remercie David Aguilella-Cueco etCaroline Relier de m’avoir ouvert la partde leurs archives qui concerne mon sujet. 35. Je remercie la DMFet Sylvie Grange en particulier de m’avoirpermis de consulter lesarchives d’Henri deCazals à ce sujet.36. Document de Pavie,Actes du colloque del’Association GiovanniSecco Suardo,Novembre 1997. Le texte est aussi publiédans les Textes de référence par la FFC-R,Paris, 1999. Voir à ce sujet LanfrancoSecco Suardo : « Il Documento diPavia », dans Carte,risoluzioni e documentiper la conservazione edil restauro, Siena, 14-15 marzo 2003, éd. Pacini, Pisa, 2006,pp. 193-1999.37. Sur tous ces points :loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 ;décret n° 2002-628 du 25 avril 2002 ; circulaire n° 2002-021du 24 décembre 2002.38. Sous la direction dePaul Kalck : « Réponseaux besoins en qualification pour la conservation du patrimoine architectural », CEREQ,�et.Doc.10, janvier 2005. Voir aussi,en collaboration avecd’autres auteurs, les�et.Doc.16 (juin 2005)et �et.Doc.18 (août2005). Je remercie PaulKalck pour les précisions qu’il m’aapportées à ce sujet.

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Seuls les professionnels titulaires

d’un diplôme sanctionnantquatre années d’étudesdans la discipline, correspondant à la find’un second cycle d’étudessupérieures, sont normalement qualifiéspour intervenir sur les collections publiques.

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Au niveau II, on a ensuite la licence de « préservationdes biens culturels » de Paris-I, le diplôme nationald’arts plastiques, option art, mention « conservation-res-tauration » des écoles d’Avignon et de Tours, auxquelss’ajoutent la licence professionnelle de « conservation etrestauration du patrimoine bâti » de l’université d’Aix-Marseille-I à Arles, le diplôme de « restauration-conser-vation d’œuvres d’art » de l’école de Condé.Au niveau III, on a celui d’« assistant en restauration »de l’ATEC de Châteaurenard et l’option restauration duDMA habitat.Au niveau IV, le bac professionnel « restauration dupatrimoine architectural ».Au niveau V, enfin, la mention « entretien des collec-tions du patrimoine » du CAP des métiers d’art. Le nombre de formations croît ainsi. Mais le marché nes’agrandit pas. On peut imaginer que les nomenclaturesde 1967 et 1969 servent à le rationaliser. Chaque inter-venant d’un niveau donné pourrait travailler sous lecontrôle d’un autre situé à l’échelon supérieur dans unsystème architectonique où le niveau de formationdétermine celui de l’intervention. Mais on peut aussipenser que cet ordre n’est que celui de l’Éducationnationale et n’a pas de valeur dansle monde du travail, encore moinsau niveau européen. Le Systèmede transfert de crédits entre uni-versités, mis en place en 1999 àBologne, autorise en effet laconstruction de profils atypiques,auxquels le Cadre des qualifica-tions européennes servira bientôtà donner un équivalent danschaque pays. Dans un monde oùl’Éducation nationale et laRecherche n’ont pas vocation àdisparaître mais à s’ouvrir aumarché, il n’est donc pas évidentque le patrimoine soit mieux pro-tégé aujourd’hui qu’hier. L’Étatdispose, il est vrai, d’une disci-pline en plus d’une loi pour fairela guerre aux démolisseurs. Maiscomme le notait en 1931 le restau-rateur allemand Robert Maurer, lebon sens aurait voulu que l’onprotège le titre de restaurateur enmême temps que l’on ouvrît desécoles40. Seule la loi peut en effet faire régner la disci-pline. Il faut cependant croire qu’en période de crise lelibéralisme a des arguments que le bon sens ignore.Au terme de ce bref aperçu, on voit donc que le pro-blème de l’enseignement de la restauration des œuvresd’art au XXe siècle en France déborde largement sonobjet. C’est, premièrement, un problème de politiqueculturelle. Dans quelles circonstances la France a-t-elleen effet décidé de former des restaurateurs ? Quels rôlesles ministères de l’Éducation nationale, de la Culture etdu Commerce ont-ils joué, et existe-t-il aujourd’hui plusqu’hier une vraie politique de conservation et de restau-ration des biens culturels en France ? C’est, deuxième-ment, un problème économique et social. Quelle placeattribuer aux conservateurs-restaurateurs dans les pro-

cessus de patrimonialisation ? Quel rôle l’enseignementa-t-il joué dans l’émergence de cette profession ?Comment les savoirs se sont-ils transmis ? Comment ladiscipline et le marché s’organisent-ils ici ? C’est, troi-sièmement, un problème philosophique et historiogra-phique. Qu’est-ce aujourd’hui que la restauration ? Enexiste-t-il une théorie ? Si c’est le cas, couvre-t-elle éga-lement tous les champs du patrimoine et peut-on l’yenseigner de la même façon ? Comment écrire l’histoirede cette nouvelle discipline ? Suffit-il de compiler lessources officielles pour en faire une, tout aussi offi-cielle ? Le plus simple est d’essayer, en revenant audébut de l’affaire, en 1926.

Idéalisme historique

Le premier fonds exploitable pour reconstituer cette his-toire est celui de l’Institut international de coopérationintellectuel, dont l’UNESCO hérite lors de sa créationen 1946, après que l’ONU a succédé à la SDN. Cefonds, conservé au sous-sol du siège parisien de l’orga-nisation, comprend des sources imprimées et manus-crites qui s’éclairent mutuellement. Ces documents font

comprendre comment la commu-nauté internationale a fini paradmettre l’utilité d’un enseigne-ment de la restauration après quedes spécialistes de différents payssont parvenus à s’entendre pourconstituer ensemble une premièredoctrine de la conservation desœuvres d’art et des monuments.La première chronologie que cefonds permet de tracer est la sui-vante. En septembre 1921, la France pro-pose au Conseil de la Société desNations de se doter d’un orga-nisme pour fonder la paix sur l’ac-cord des esprits. La Commissioninternationale de coopérationintellectuelle (CICI) est officielle-ment créée dans ce but en janvier1922. Basée à Genève, elle a uncorrespondant national danschaque État à partir de 1923. Pourpallier un budget qui s’avèreinsuffisant dès 1924, le gouverne-

ment français ouvre, en janvier 1926, un Institut interna-tional de coopération intellectuelle (IICI) à Paris, des-tiné à en préparer les délibérations. La CICI se dote dansle même temps d’une sous-commission pour les lettreset les arts, qui décide à son tour la création d’un Officeinternational des musées (OIM) en juillet 1926, attachépour des raisons budgétaires à l’IICI installé à Paris41. Lerèglement de l’OIM est défini le 4 novembre 1926 àGenève, et son programme le 16 janvier 192742. LesPresses universitaires de France en publient le premierbulletin trimestriel en avril 1927, baptisé Mouseion. Enseptembre 1931, ces différents organismes sont finale-ment rattachés à une même structure : l’Organisation decoopération intellectuelle (OCI). Entre 1927 et 1939,l’IICI et l’OIM vont ainsi définir et diffuser les principes

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39. La question desniveaux est ambiguë,technique et polémique.Elle mérite à elle seuleune étude approfondie.En passant de 1967 à 2007, on parle en effetde « niveaux » à plusieurs niveaux, entre le ministère de l’Éducation et celuide l’Emploi, depuis laCommission techniqued’homologation auRépertoire national decertification, des gradesaux qualifications.L’école de Condé et l’ATEC attendent un niveau supérieur decertification. Un masterde préservation d’objetsdevrait s’ouvrir à l’université de Limoges.Le lecteur ne doit pascroire que la classification qui suitdécrive exactement la situation actuelle, car elle évolue. C’estseulement la synthèse de ce qu’il a lu à des fins heuristiques. 40. Robert Maurer : « La défense du patrimoine artistiqueet la formation des restaurateurs », dansMouseion, V. 20, n° IV,1932, pp. 142-147.J’étudierai tous cestextes dans la premièrepartie de ma thèse.41. Jean-Jacques Renoliet : L’U�ESCO oubliée : la Société des �ations et la coopération intellectuelle (1919-1946), Publications de laSorbonne, Paris, 1999.42. « L’Office desmusées à la Commissioninternationale de coopération intellectuelle », dans Mouseion n° 2,septembre 1927, pp. 134-137.

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Ces documents font comprendre comment

la communauté internationale a fini par admettre l’utilité d’un enseignement de la restauration aprèsque des spécialistes de différents pays sontparvenus à s’entendrepour constituer ensembleune première doctrine de la conservation des œuvres d’art et des monuments.

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fondamentaux de la conservation et de la restauration dupatrimoine, à un rythme régulier et selon une procédureconforme aux règlements des différentes organisations.Depuis Paris, l’OIM prend d’abord l’initiative de menerune enquête sur une question en collaboration avec lescomités nationaux de la CICI. Sesrésultats sont présentés à laCommission de Genève ; cetteenquête justifie, dans un secondtemps, la tenue d’une conférenceinternationale sur ce sujet, dontl’organisation est confiée aucomité le mieux placé. Les conclu-sions que l’OIM en tire sontensuite présentées à la CICI. Celle-ci les utilise à son tour pour pro-poser une série de résolutions à laSDN, qui recommande enfin auxÉtats membres de les adopter etconfie à l’OCI le soin de les dif-fuser.C’est ainsi que l’enquête surl’identification des œuvres d’artpar des moyens scientifiques,lancée en 1926 par la sous-com-mission pour les lettres et les artspuis reprise par l’OIM en 1927, està l’origine d’une première confé-rence internationale, qui a lieu à Rome du 13 au 17octobre 193043. Elle porte sur l’étude scientifique, la res-tauration et la conservation des œuvres d’art. Lesexperts présents s’accordent à demander l’ouverture desateliers et des musées aux laboratoires, en invitant lesrestaurateurs, les historiens d’art et les scientifiques àtravailler ensemble pour conserver le patrimoine,chacun possédant un élément de la connaissance néces-

saire à la préservation du tout. Ce principe d’une coopé-ration entre les spécialistes de différentes disciplines futà nouveau rappelé lors de la seconde conférence inter-nationale que l’OIM organisa à Athènes, du 18 au 25 octobre 1931, sur la conservation des monuments

historiques44. Son président l’ac-compagna d’un appel à l’entraideinternationale incitant les Étatsmembres à dépasser leurs égoïs-mes nationaux pour travaillerensemble à la préservation desbiens communs de l’Humanité.Ce principe de coopération intel-lectuelle élargie, que l’IICI etl’OIM mirent cinq ans à forger,devint enfin une résolution, puisune recommandation, lorsqu’il futsuccessivement adopté par laCICI et la SDN le 23 juillet et le10 octobre de l’année suivante45.La question de la restauration desœuvres d’art préoccupe depuis lacommunauté internationale. Enmai 1932, un groupe de conserva-teurs autrichiens demande auxmembres de leur comité nationalde transmettre à la CICI unedemande d’enquête sur la forma-

tion professionnelle des restaurateurs. Le principe decoopération intellectuelle institué par les conférences deRome et d’Athènes pose en effet le problème des com-pétences qui rendent possible le dialogue des disci-plines. La demande est communiquée à l’OIM, quimène cette enquête durant six mois auprès de ses corres-pondants nationaux et publie la proposition autrichiennedans la revue Mouseion, assortie d’un appel à contribu-

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43. OIM. II.12.44. OIM.II.9.45. « L’activité de l’Office internationaldes musées », dans Mouseion V.23-24, n° III-IV, 1933, pp. 255-257. Textes repris dansLa Conférenced’Athènes sur la conservation artistique et historiquedes monuments,éd. établie par Françoise Choay, éd. de l’Imprimeur,2002, pp. 111-117.

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ARCHIVES DE L’INSTITUT INTERNATIONAL DE COOPÉRATION INTELLECTUELLE

PREMIÈRE CHRONOLOGIE

Les experts présentss’accordent àdemander l’ouverture

des ateliers et des muséesaux laboratoires, en invitant les restaurateurs,les historiens d’art et lesscientifiques à travaillerensemble pour conserverle patrimoine, chacun possédant un élément de la connaissance nécessaire à la préservation du tout.

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tion pour lui assurer une plus large audience.Parallèlement, l’Office arrête en 1932 le plan d’unManuel de conservation et de restauration de peintures,imaginé dès 1930, et nomme en 1933 les membres ducomité de rédaction de l’ouvrage46. Mais le Manuel nesera publié qu’en 1939 par l’IICI47. On pourrait conti-nuer cette première chronologie jusqu’à la date de la fer-meture de l’Institut par les autorités allemandes, en juin1940, puisque la question de la conservation du patri-moine est encore abordée en avril 1934 lors de la confé-rence de Madrid sur l’architecture et l’aménagement desmusées et qu’elle ne disparut jamais des dossiers del’OIM absorbé à partir de 1936 par le problème de laprotection du patrimoine en temps de guerre.S’il suffisait donc d’aligner sur un même trait des dateset des faits pour écrire l’histoire de l’enseignement de larestauration, la partie serait gagnée. Il est vrai que celong travail de recollement, qui permet d’assister à laconstitution d’une discipline au rythme des conférencesinternationales et des publications, doit être accompli.Mais ce type d’histoire, dont l’intérêt dépend autant del’authenticité des sources utilisées que de la pertinencede leur interprétation, pose cependant quelques pro-blèmes. Premièrement, celui de son unité : quel lien éta-blir entre cette chronologie et la précédente ? Laseconde réalise-t-elle en 1971 ce qui apparaît dansl’autre, ou s’agit-il d’une tout autre histoire ? Commentunifier les niveaux d’analyse ? Quelle dialectique ima-giner ici ? Ce problème est aussi celui du sens de l’his-toire. Faut-il vraiment la ramener à l’unité pour qu’elleait un sens ? Les écoles de restauration ont-elles étécréées en France pour les raisons invoquées par l’OIM,ou pour de tout autres motifs ? Faut-il distinguer les rai-sons et les mobiles historiques pour saisir le rapport desdécisions internationales aux événements nationaux ?C’est l’un des problèmes de l’idéalisme historique.

Quelle part accorder aux idées dans l’histoire ?Comment les hommes pourraient-ils s’entendre s’ils nepouvaient se rassembler autour d’elles pour transcenderleurs intérêts particuliers et les égoïsmes nationaux aunom de valeurs universelles ? La raison serait-elle doncà l’œuvre dans l’histoire ? Les périodes des chronolo-gies correspondraient-elles aux différents moments d’unconcept, dont l’histoire serait la réalisation progressive ?L’historien des idées voudrait que son récit soit aussicelui de la construction d’un concept. Mais on saitquelles critiques le positivisme a adressées à cetteconception philosophique de l’histoire. Faut-il donc pré-férer Seignobos à Hegel ? N’est-il pas plus sage de s’entenir au fait ? Le plus simple est d’essayer, en revenantsur cette chronologie pour l’approfondir.

Positivisme historique

Le deuxième type de fonds que l’on peut exploiter iciest celui des archives personnelles des membres ducomité de gestion de l’OIM et des associations aux-quelles ils s’adressent. Leurs instituts de rattachementl’ont généralement conservé, ce qui le disperse en autantde pays et de lieux qu’il est de membres de l’OIM. S’iln’est pas question ici d’en faire l’inventaire, on peutcependant utiliser les documents de l’UNESCO qui yrenvoient pour écrire l’histoire de ces hommes et de leurmilieu avant de s’intéresser à leurs idées. Il suffit demettre entre parenthèses ces dernières en ne s’intéres-sant qu’aux notes de bas de page ou aux en-têtes de let-tres. La nouvelle chronologie que l’on peut tracer ainsiest la suivante.Tout commence en France par cinq communicationsfaites à l’Académie des sciences48. Le 26 mai 1913,Henri Parenty attribue un tableau de Rubens par desmoyens purement optiques et photographiques. Le

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46. OIM. VI.3.47. Manuel de conservation et de restauration despeintures, Publication de l’IICI, Paris, 1939.48. OIM. VI.2.

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ARCHIVES DE L’INSTITUT INTERNATIONAL DE COOPÉRATION INTELLECTUELLE

PREMIÈRE CHRONOLOGIE (SUITE)

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13 décembre 1920, André Chéron passe un tableau auxrayons X pour vérifier, à la demande des conservateursdu Louvre, une hypothèse sur son état de conservation.Le 13 juin 1921, Pierre Lambert recommande l’emploide la lumière polarisée pour examiner les peinturesanciennes à couche de vernis irrégulière. Le 26 décembre 1923, Edmond Bayle et Henri George uti-lisent le spectrophotomètre et la lumière ultraviolettepour analyser les pigments de cesœuvres. Le 20 avril 1925, enfin,Roger Grandgerard soutient quela photographie et la radiographiepeuvent servir à identifier lespeintures aussi sûrement que lebertillonnage sert à identifier lesindividus. Un petit groupe dechercheurs français travaillant surl’examen scientifique des œuvresse forme ainsi entre 1913 et 1925.Mais c’est la communication queRoger Grandgerard fit sur le ber-tillonnage qui est finalement àl’origine de l’événement qui pré-cipita la constitution du milieu quinous intéresse. L’histoire veut eneffet que le ministre français del’Instruction publique de l’épo-que, Anatole de Monzie, ait préco-nisé l’utilisation de ce procédé dans un arrêté du 12 sep-tembre 1925 sur l’identification des œuvres d’art, des-tiné à garantir la propriété artistique et le droit de suite49.Richard Dupierreux, nommé chef des relations artis-tiques de la sous-commission pour les arts et les lettresde la CICI, lança dès la création de la section, au coursdu mois de janvier 1926, une enquête sur l’utilité dudécret français. L’apparition de l’OIM, un an plus tard,

en précise les enjeux en la limitant aux seuls aspectsscientifiques de la question. En septembre 1927, l’histo-rien d’art français André Blum est chargé d’en faire lebilan dans la revue Mouseion50. Il fait l’inventaire desméthodes d’examen scientifique qu’elle avait faitconnaître dans un article qui dresse la liste des interlo-cuteurs possibles de l’OIM dans ce domaine. Outre lespersonnalités déjà citées, on y trouve les noms de Laurie

et Martin de Wild, qui feront partiedu comité de rédaction du Manuelde 1939 ; ceux de Jean-FrançoisCellerier et de Fernand Mercier,dont les rôles vont être précisés.Mais il faut attendre 1929 pourvoir ces deux milieux se croiser.L’un rassemble les membres ducomité de gestion de l’OIM, tandisque l’autre n’est encore qu’uneliste de chercheurs indépendants.Leur rencontre en fait émerger untroisième, que l’on peut considérercomme l’archétype de celui quinous intéresse.Le premier moment de cette his-toire aboutie en effet à la confé-rence de Rome. Le 17 janvier1929, le président de laCommission fédérale des beaux-

arts suisses, Daniel Baud-Bovy, propose à RichardDupierreux d’inscrire la question de la restauration àl’ordre du jour de la réunion des experts de l’OIM, quidoit se réunir à Paris le 8 février suivant. Ils durentcependant renoncer à la discuter ce jour-là, et il falluttoute la diplomatie du chef des relations artistiques, puisle soutien actif de l’Allemand Richard Graud et del’Internationale Museen-Verband, celui du secrétaire

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49. JORF.14-15 septembre 1925,p. 9010.50. André Blum :« Quelques méthodesd’examen scientifiquedes tableaux et objetsd’art », dans Mouseionn° 7, 1927, pp. 14-26.

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On découvre en effet dans les archives

les vies d’hommes oubliésqui suffiraient peut�être à expliquer les idées que l’on voit émerger du flot des écrits. Cetteapproche plus positivisteque la précédente pose cependant autant de problèmes qu’elle.

DEUXIÈME CHRONOLOGIE

ARCHIVES PERSONNELLES DES EXPERTS

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général de l’OIM, E. Foundoukidis, et enfin l’invitationinattendue du gouvernement italien, pour qu’une pre-mière conférence internationale portant sur cette ques-tion soit décidée51. Nous sommes en 1930, à la veille dela réunion de Rome. En France, la création de l’IICI apermis de rassembler autour d’Henri Verne et de JeanGuiffrey, qui siègent au comité de gestion de l’OIM, unpetit groupe de six personnes, auxquelles la Directiondes musées et le ministère de l’Instruction publiqueconfient divers projets. C’est ainsi que la commission de14 membres chargée d’étudier l’organisation du labora-toire du Louvre est instituée le 20 mars 193052. La délé-gation des 13 experts représentant la France à laConférence de Rome est constituée de la même façonentre juin et août. On trouve dans ces listes des nomsque l’histoire a retenus, comme celui de Georges-HenriRivière, ou qu’elle a oubliés, comme celui d’AdrienFédorovsky, de Jacques Maroger ou de la plupart desrestaurateurs d’alors, Champion, André, Bouet, Vignat.Trois noms seulement y réapparaissent constamment :Jean-Gabriel Goulinat, restaurateur de tableaux travail-lant pour le musée du Louvre, Jean-François Cellerier,directeur du laboratoire d’essai du Conservatoire desarts et métiers, et Fernand Mercier, conservateur dumusée de Dijon, qui en dirige le laboratoire de microra-diographie. L’histoire qui nous intéresse pourrait donc s’écrire diffé-remment. On découvre en effet dans les archives les viesd’hommes oubliés qui suffiraient peut-être à expliquerles idées que l’on voit émerger du flot des écrits. Cetteapproche plus positiviste que la précédente pose cepen-dant autant de problèmes qu’elle. Premièrement, laquestion du rôle des biographies. Quelle importanceleur accorder ici ? Plutôt que d’écrire l’histoire desidées, ne vaut-il pas mieux se consacrer à celle deshommes ? La première tâche de l’historien n’est-elle

pas d’en conserver la mémoire ? Faut-il écrire une his-toire des inventeurs, en cherchant dans leur vie la raisonde leur théorie ? C’est ensuite le problème des traditionset de la généalogie des écoles. Comment comprendrequ’elles aient pu se constituer et que des savoirs aient puse transmettre, sans faire ce détour par les pères fonda-teurs ? Tissera-t-on le réseau qui a vu naître ces théoriesen croisant ces biographies ? C’est en partie le problèmedu positivisme historique. S’en tiendra-t-on aux faits ense défiant des idéologies ? Se contentera-t-on de tracerune chronologie ? Ne tombera-t-on pas dans un réduc-tionnisme opposé au précédent ? Comment éviter cesdeux écueils pour ne pas trop simplifier son objet ? Lepositivisme a le mérite de prolonger la mémoire deshommes par le culte des faits, et l’historien fait œuvreutile en s’abritant derrière le paravent des biographies,sur le seuil du monde des idées. Mais il peut aussi faireun pas de plus pour rejoindre le combat de la vie,comme l’ont fait les historiens de l’école des Annales àla suite de Lucien Febvre. Revenons donc sur notrechronologie à partir d’un nouveau fonds d’archives pourvoir comment l’histoire pourrait s’écrire.

Histoire quantitativeLe troisième fonds sur lequel on peut s’appuyer est celuides archives des Musées nationaux conservé au Louvre.On y trouve, pour la période qui nous intéresse, les dos-siers de la fondation du laboratoire du Louvre, de la res-tauration des œuvres des musées et des membres del’administration. Ces sources, dont le ton parfois polé-mique contraste avec celui diplomatique de l’IICI, per-mettent de lier ces niveaux d’analyse. Les mêmeshommes y sont à l’œuvre. La quatrième chronologiequ’elles permettent ici de tracer est la suivante.À la veille de la conférence de Rome, le 8 août 1930,

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51. OIM. VI.1.52. AMN. PL.10.

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DEUXIÈME CHRONOLOGIE (SUITE)

ARCHIVES PERSONNELLES DES EXPERTS

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J.-G. Goulinat propose à E. Foundoukidis de modifierl’ordre des questions qui y seront abordées en commen-çant par celle de l’altération des œuvres pour finir parcelle de leur examen scientifique, ce qui revient à ren-verser l’ordre établi. Le restaurateur conçoit, selon lui,ce que le scientifique vérifie. Il doit donc diriger les tra-vaux, au lieu de les clore comme s’il n’était qu’un exé-cutant, un technicien53. Dans le même esprit, mais un anaprès cette conférence, J. Maroget remet, le 11 janvier1932, un rapport à H. Verne où il dénonce un conflit decompétences entre les conservateurs, les restaurateurs etles scientifiques qu’elle voulait unir. Il propose pour lerégler qu’une école de restaura-tion soit créée et que la directiondu comité d’entretien des pein-tures soit confiée aux restaura-teurs, avec un droit de veto. Lerestaurateur attaque ainsi lesconservateurs54. Six mois plustard, J.-F. Cellerier, qui se pro-nonce aussi en faveur de la créa-tion d’écoles lorsqu’il répond le23 juillet 1932 à l’enquête del’OIM sur la formation profes-sionnelle des restaurateurs, sou-ligne cependant que si les conser-vateurs peuvent confier l’ensei-gnement de la restauration auxspécialistes, la Direction de la commission de restaura-tion reste statutairement leur prérogative. Scientifiqueset conservateurs répondent ainsi par la loi aux restaura-teurs qui les interrogent sur leurs compétences55. Peu detemps après, le 12 décembre 1932, deux arrêtés fixent lacomposition du Comité consultatif du laboratoire pourl’étude scientifique des peintures et le règlement dulaboratoire du Louvre. Ils définissent les missions et lesterritoires des intervenants et règlent ainsi leur conflit decompétences56. Mais l’affaire n’en reste pas là, car elleest aussi financière. Dans un rapport remis à H. Verne,que l’on peut attribuer à Fernando Pérez et dater de

1933, l’ambassadeur d’Argentine, qui finança avec sonami Carlos Mainini l’installation du laboratoire, en cri-tique la politique d’équipement. Elle freine, selon lui,son ouverture aux sciences. Il réclame à son tour la créa-tion d’une école de restauration pour l’accélérer57. Enréponse, H. Verne communique le 15 février 1934 aunouveau conservateur chargé du département des pein-tures, Paul Jamot, le règlement de la fondation Maininiprécisant les rapports entre son directeur scientifique, F. Pérez, et les conservateurs du Louvre. Il y est dit quela fondation administre directement le laboratoire, sadirection devenant ainsi indépendante de celle du

musée. Les cartes du pouvoir sedistribuent ainsi entre les institu-tions58. Mais les restaurateurs quin’y sont pas intégrés ne peuvent enrecevoir aucune. C’est dans cecontexte que J.-G. Goulinat remetenfin le 30 décembre 1934 audirecteur général des Beaux-Arts,Georges Huisman, le quatrièmeprojet de création d’école de res-tauration. Il y indique quel ensei-gnement devrait s’y donner etquels examens ses élèves devraientpasser pour en être diplômés59. G. Huisman insiste à plusieursreprises auprès de H. Verne pour

faire aboutir ce projet, finalement abandonné par leministère au cours du mois de juin 1936. Car la solutiondu problème de la restauration se trouve ailleurs selon ledirecteur des Musées nationaux. Elle consiste à fixer pararrêté la composition de la Commission de conservationet de restauration des peintures des Musées nationaux enjanvier 1934, puis en février et mars 1935. Celle-cis’élargit en janvier 1936 pour devenir la Commissionchargée du contrôle de l’entretien et de la restauration,dont la composition est fixée le 9 avril 1937. Il fautajouter que H. Verne s’était vu offrir dans le même tempsles services de la Compagnie des peintres français res-

ÉTH IQUE ET HUMEUR

53. OIM. VI.16.54. AMN. PL.2.55. OIM. VI. 22.56. AMN. 5EE.57. AMN. P.16.58. AMN. PL.1.59. AMN. P.16.

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Les archives des Musées nationauxconservées au Louvre,

dont le ton parfois polémique contraste avec celui diplomatique de l’IICI, permettent de lierces niveaux d’analyse.

TROISIÈME CHRONOLOGIE

ARCHIVES DES MUSÉES NATIONAUX

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taurateurs de tableaux, dont Maroger était le président etHenry Tattegrain le secrétaire général. Elle se propose le6 mars 1935 de se transformer en conseil de l’ordre,contrôlant et certifiant les travaux pour le compte desMusées nationaux. Rejetant cette proposition, laDirection des musées régla la question du recrutementdes restaurateurs en instituant le mois suivant un examend’admission placé sous la présidence de J.-G. Goulinat.C’est dans ce contexte administratif que le 1er juillet 1935celui-ci fut nommé chef des ateliers de restauration, eux-mêmes placés sous la direction du conservateur des pein-tures du musée du Louvre.L’historien qui consulte les archives des Musées natio-naux découvre ainsi une histoire différente de la précé-dente par son ton et son objet. Il y voit des services secréer, des autorités se légitimer, des pouvoirs se distri-buer, sans que la nature humaine en soit changée. Cesdocuments posent d’autres questions que les précé-dentes en raison de leur dimension politique et sociale.D’abord, celle de l’objet de l’histoire. Avant d’être ravipar une théorie ou captivé par une biographie, ne faut-ilpas s’intéresser aux rapports de force qui structurent ledomaine que l’on étudie ? Faut-il faire l’histoire de cesprofessions pour comprendre ces tensions ? Dressera-t-on la carte des forces en présence pour voir se découperdes territoires et se constituer des pouvoirs ? Ces ques-tions posent aussi celle de la place de l’historien. Lesthéories ne seraient-elles pas des idéologies servant àfaire passer l’intérêt d’une profession pour celui de lanation, du patrimoine et de l’humanité en général ?L’historien qui les étudie a-t-il pour tâche de les démas-quer et d’en faire la critique ? S’agit-il d’écrire unnouvel épisode de la lutte des classes en France, oppo-sant les artisans aux libéraux et ceux-ci aux fonction-naires ? L’histoire quantitative s’est posé ces problèmes.Comment analyser objectivement un conflit de pou-voirs ? Peut-on se passer de données économiques etsociales ? Faut-il se débarrasser des idées et de nomspour travailler sur des quantités ? Le nombre de conser-vateurs, de restaurateurs et de scientifiques au sein

d’une commission n’est-il pas plus signifiant qu’unethéorie ? Interprétera-t-on leurs discours à l’aune de cesquorums ? Mettre l’histoire au service de la critiquesociale pour la sortir de la nécropole endormie où lepositivisme l’a enfermée suppose cependant que l’onfasse un pas de plus dans l’analyse des sources. Qu’est-ce qui nous garantit en effet la valeur de celles dont onse sert ici ? Utilisera-t-on les sources manuscrites pourfaire la critique des sources écrites ? Mais commentjugera-t-on des premières ? Qu’y a-t-il avant l’écrit ?Essayons, pour sortir de ce cercle, d’abandonner lesdocuments et de passer aux monuments. Revenons unedernière fois sur notre chronologie.

Archéologie du monde contemporain

On range dans la catégorie des archives non écrites tousles objets qui accroissent notre connaissance sur le passéautrement que par l’écriture. Leur consultation s’im-pose. Il faut évidemment voir les œuvres si l’on veutjuger de leurs restaurations et de l’enseignement donnéaux praticiens. Il faut donc poursuivre l’analyse etsuivre une dernière ligne de faits rencontrant les précé-dentes en quatre points : le rapport de l’art à la science,les conférences de Rome et d’Athènes, le projet françaisde création d’une école de restauration.L’événement qui a sans doute le plus marqué lesmémoires à cette époque est la découverte de la tombede Toutankhamon par l’archéologue anglais HowardCarter, dans la vallée des Rois, le 26 novembre 1922.Leonard Woolley mettait dans le même temps à jour surle site d’Ur en Irak un ensemble de nécropoles royalesdont il poursuivit la fouille jusqu’en 1934. Les archéo-logues britanniques confient, à partir de 1926, la part deleurs fouilles destinée au musée au Laboratoire derecherche du British Museum et contribuent ainsi audéveloppement de ce dernier. Harold J. Plenderleith, quiy fut recruté en 1924 comme chimiste et qui sera en1959 le premier directeur de l’ICCROM, put ainsi éla-borer de nouvelles méthodes de conservation et de res-

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ARCHIVES DES MUSÉES NATIONAUX

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tauration des antiquités en travaillant sur ces matériauxexceptionnels, avec le soutien des archéologues et deleurs équipes, auquel s’ajoute en 1926 celui du fonda-teur de l’Institut d’archéologie de Londres, MortimerWheeler60. L’importance de ces découvertes et le pres-tige de ce dernier, à qui l’on attribue l’invention de lafouille stratigraphique, ne doivent cependant pas faireoublier que c’est à Léningrad que fut fondé, en 1922, lepremier Institut d’études de la culture matérielle(GAIMK), où les Soviétiques délaissèrent pour des rai-sons idéologiques la chasse aux objets de musée auprofit d’une analyse synchronique de sites61. C’est selonces principes que l’historien d’art russe Igor Grabarpoursuivit dans les ateliers centraux de la ville deMoscou la restauration de collections d’icônes des XIe-XIIIe siècles, qu’il exposa ensuite en Allemagne, enAutriche et en Grande-Bretagne62. C’est finalement lavisite qu’en fit R. Dupierreux à Cologne en 1929 quiacheva de le persuader de la nécessité d’organiser uneconférence sur ce sujet, pour convertir la communautéinternationale à ces méthodes modernes63.Peu de temps après, mais dans le secteur des monu-ments historiques, l’usage que l’architecte NicolaosBalanos fit du ciment armé dans la restauration duParthénon commencée en 1895 et les anastyloses qu’ilréalisa motivèrent en revanche l’OIM à demander augouvernement grec d’accueillir à Athènes une secondeconférence internationale sur la conservation et la res-tauration. Le 25 octobre 1931, l’architecte grec put ainsidéfendre ses choix en répondant aux questions desexperts des écoles française, allemande, américaine,anglaise et italienne présents sur place. Les problèmesde relèvement de la colonne nord et du péristyle sud del’édifice, de l’emploi de nouveaux matériaux et de la

protection des frises furent ainsi abordés64. En Franceenfin, la Direction des musées confiait au mêmemoment à sa commission de restauration le soin demener une enquête sur les méthodes de nettoyage et dedévernissage des peintures, en raison des polémiquesqui l’opposaient fréquemment aux peintres et aux cri-tiques d’art. En 1931, ce fut l’affaire de l’Odalisqued’Ingres. Le recours à d’anciennes photographies permitde montrer que le tableau n’avait pas été restauré,contrairement à ce que la presse alléguait. En 1935, cefut celle du Titus de Rembrandt. Il fallut faire appel audirecteur des Musées de Hollande pour que l’accusationfaite à Goulinat d’avoir altéré l’œuvre en la dévernissantsoit levée. Ces affaires justifient l’archivage systéma-tique des dossiers de restauration au laboratoire et expli-quent l’ouverture de la commission de restauration auxcollectionneurs et critiques d’art entre 1935 et 193765.Il est évident que l’on ne peut écrire l’histoire de l’ensei-gnement de la restauration sans se pencher sur celles desœuvres et des monuments, qui en sont le principe et lafin. Mais ce recours aux archives non écrites pose ausside nombreux problèmes. Le premier est celui de leurexistence. Que reste-t-il aujourd’hui des restaurationsd’hier ? L’objet de l’enquête n’a-t-il pas pour particula-rité de faire disparaître les témoins sur lesquels on veutl’appuyer ? La dérestauration, que l’on considèreaujourd’hui comme une forme de restauration, ne les a-t-elle pas éliminés ? Le second est celui de l’interpréta-tion de ces documents. Peut-on comprendre une restau-ration, si l’on n’est pas soi-même restaurateur ? Quellescompétences cela requiert-il ? Séparera-t-on la théoriede la pratique ou dira-t-on que les catégories de la per-ception sont les mêmes que celles de l’action et que l’onne voit donc vraiment que ce que l’on sait faire ?

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60. Harold J.Plenderleith : « A history of conservation », dansStudies in Conservation,V.43, n° 3, 1998, p. 131.61. MouzaRaskolnikoff : La Recherche soviétiqueet l’histoire économiqueet sociale du monde hellénistique et romain,éd. CNRS/AECR,Strasbourg, 1975, pp. 114-122.62. Igor Grabar :« Nouvelles méthodesappliquées à l’étude des œuvres d’art », dans Mouseion n° 10,1930, pp. 117-127.63. OIM. VI.15.64. « Conclusions de laConférence d’Athènes »,dans La Conférenced’Athènes sur la conservation artistiqueet historique des monuments, éd. établiepar Françoise Choay, éd. de l’Imprimeur,2002, pp. 108-109.65. AMN. P.2.R.1. Voir à ce sujet l’articlede S. Bergeon :« Histoire des polémiques sur la restauration de la sculpture et de la peinture ».

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SOURCES NON ÉCRITES

QUATRIÈME CHRONOLOGIE

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L’archéologie du monde contemporain s’est vueconfrontée à ce type de problème. Comment achever lacritique des sources écrites ? Comment sortir du cercleherméneutique autrement que par une compétence tech-nique ? Sur quoi fonder le derniermoment de la critique, si ce n’estsur l’expérience ? Je le crois, pourma part, et c’est pour cela que jene travaille ni sur la restauration,ni sur son enseignement, mais surleur histoire et leurs archives. Maisphilosophe de formation, et nonarchiviste ou historien, je veuxcependant moins en livrer une ver-sion officielle que poser le pro-blème de son historiographie.Comment écrire l’histoire de cettediscipline ? Je m’y essaie, pour mapart, en plaçant l’archive au cœurde mon étude. Ce concept désigneen effet un fonds documentaire et un objet philoso-phique.

L’archéologie du savoir

Demandons-nous pour finir quel intérêt il y aurait à uti-liser une méthode philosophique pour étudier lesarchives. On sait que Michel Foucault emploie ce termepour désigner le système général de formation et detransformation des énoncés d’une époque donnée66. Àquoi cela correspond-il dans le cas présent ? Décrirel’archive de la conservation-restauration consisterait àmontrer comment des instituts et des modèles théo-riques aussi différents que la Société des Nations et la

théorie ondulatoire de la lumière ou le service françaisde l’identité judiciaire et les méthodes de fouille desSoviétiques ont concouru à la formation des énoncés surlesquels repose le Manuel de conservation et de restau-

ration des peintures aussi bienque les théories d’aujourd’hui.Foucault voulait, en forgeant ceconcept, respecter l’ordre et l’hé-térogénéité des documents sur les-quels il travaillait, au lieu d’yintroduire artificiellement uneunité sous la forme d’une origineou une fin comme le font les his-toriens des idées.Mais pourquoi le faire intervenirici ? N’est-il pas plus simple devoir dans ces assemblées les pré-mices d’une recherche interdisci-plinaire ? Les conférences inter-nationales de Rome et d’Athènes,

la Commission du laboratoire du Louvre ou celle d’en-tretien des peintures n’en sont-elles pas de beaux exem-ples ? Pas forcément : Foucault donne le nom de forma-tions discursives à ces coalitions hétérogènes d’oùémergent de nouveaux objets, appelés « conservation »,« restauration » ou « entretien ». Les experts qui y siè-gent parlent du même objet, mais en des sens différentset pour des raisons éventuellement opposées. Chaqueparticipant peut y jouer une partie différente de celle deses partenaires, avec le même jeu conceptuel qu’eux.Ces formations, qui réunissent l’ensemble des règlesrendant possible l’apparition de nouveaux objets, sontleurs surfaces d’émergence. Cet outil de descriptionsuffit-il à expliquer l’existence des archives qui nous

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66. Michel Foucault :L’Archéologie du savoir,éd. Gallimard, 1969. On retrouve facilementles concepts évoquésdans la table desmatières. Je les adapteau sujet. Ils sont plusfidèlement présentés par Gilles Deleuze(Foucault, éd. Minuit,1986), S. Leclercq et Jean Clet Martin(Abécédaire de Michel Foucault, éd.Sils Maria/Vrin, 2004),Daniel Liotta (Qu’est-ce qu’unereprise ?, éd. Transbordeurs,2007), Paul Veyne(Foucault, éd. AlbinMichel, 2008), FrancisWolff (« Foucault », dans Cahiers philosophiques, n° 83, juin 2000).

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SOURCES NON ÉCRITES

QUATRIÈME CHRONOLOGIE (SUITE)

Mais philosophe de formation, et non archiviste

ou historien, je veuxcependant moins en livrerune version officielle que poser le problème de son historiographie.

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occupent ? Non. On a vu que les statuts de l’OIM, lafaçon dont il constitue ses comités et mène ses enquêtesou le fait que dans la France des années 1920l’Instruction publique, l’Enseignement technique et laDirection des beaux-arts dépendent d’un même minis-tère, imposent à ces formations des procédures qui répar-tissent différemment la parole aux sujets, définissentleurs positions et en limitent le nombre. M. Foucaultdonne le nom de pratiques discursives à ces ensemblesde règles précisant les conditions d’exercice de la fonc-tion énonciatrice à un moment donné de l’histoire. Leurétude complète celle des formations discursives etmontre comment les sujets accèdent au discours. Cespratiques ne suffisent cependant pas à expliquer l’ordredes archives qu’elles produisent. Ilest souvent thématique. On a vuque les conférences organisées parl’OIM à Rome, puis à Athènes etMadrid portent sur trois sujets :l’examen scientifique des œuvres,la protection juridique des monu-ments et l’organisation des muséesmodernes. Foucault donne le nomde positivité à ces espaces res-treints de communication oùs’unifie provisoirement en un seulvolume la masse documentaireproduite par une formation et unepratique discursive données. Lespositivités fournissent aux savoirsle moyen de spécifier leurs objets,de situer leurs sujets, d’ajusterleurs concepts et de préciser leurstratégie. Ces trois éléments – for-mation, pratique et positivité – et ces quatre termes –objet, sujet, concept et stratégies – fourniraient-ils doncle code des archives ?Foucault les réunit dans le concept d’énoncé. Celui-ci nedésigne pas chez lui une phrase, ou une proposition, maisune fonction d’énonciation reliant un domaine d’objetsau jeu des positions des sujets, aux modes de formationde leurs concepts et à l’éventail des stratégies qui leur estoffert. L’énoncé défini l’ordre du discours. Le pro-gramme de la Conférence de Rome, l’arrêté instituant enFrance la Commission d’entretien des peintures ou laliste des membres du comité de rédaction du Manuel deconservation sont des énoncés. Ils sont à la discipline quinous intéresse ce que les cinq premières lettres des cla-viers sont à la dactylographie. Comme l’« A.Z.E.R.T. »des machines à écrire, ce sont des ensembles hétéroclitesde signes dont l’agencement s’explique par la mise enrelation de paramètres hétérogènes : ici, le rapport del’écart des doigts de la main à la fréquence d’occurrencedes lettres d’une langue. Compliquera-t-on les choses aulieu de les simplifier en utilisant ce concept ? Il a, selonmoi, le mérite de décrire la forme des archives recenséeset de remettre à plat les éléments du dossier en disquali-fiant les unités toutes faites. Il ne s’agit plus de voir dansces archives le produit d’une recherche interdisciplinaire,mais d’y chercher les énoncés qui rapportent les forma-tions discursives que l’on y rencontre à des pratiquesdonnées, dans une positivité déterminée. Qu’est-ce àdire ? Vais-je vraiment décrire la naissance d’une disci-

pline en procédant ainsi ? Oui, mais pas au sens où onl’entend habituellement. Chez Foucault, la disciplinen’est ni la rigueur morale, ni la spécialité scientifique,mais une procédure de contrôle interne au discourscontenant l’ensemble des règles qui autorisent laconstruction de nouvelles propositions en limitant leurprolifération. C’est la police du discours, spécifiant quelsinstruments conceptuels il faut utiliser pour en devenirsujet et quelles règles il faut suivre pour être dans levrai67. La définition des notions de « restauration » et de« dévernissage » dans le Manuel de 1939 ou le recourssystématique aux lumières invisibles après laConférence de Rome font partie de ces mesures discipli-naires visant à raréfier le discours en contrôlant son sur-

gissement aléatoire. Elles en tra-cent les limites de l’intérieur, enfixant son lexique et ses conditionsde vérité, puis en attribuant àchaque sujet un objet et en prescri-vant un mode de construction pourchaque proposition. Écrire l’his-toire de la conservation-restaura-tion considérée comme une disci-pline consiste alors à trouver dansles archives les énoncés qui défi-nissent ses fonctions énonciatives,sélectionnent les sujets, règlent lesmodalités de leurs contributions etprécisent les critères de véritéqu’ils doivent respecter pour êtrepubliés et diffusés.L’ordre que Foucault nousdemande de suivre dans le dépouil-lement des archives n’est donc pas

celui de l’histoire des idées ou de l’épistémologique.C’est celui du discours, qui n’est ni chronologique niarchitectonique mais va des énoncés au plan d’émergencedes objets, puis aux positions des sujets, aux concepts etaux stratégies, jusqu’aux disciplines et aux savoirs enfin.La description archéologique montre ainsi comment lesformations discursives s’individualisent, les énoncés sestructurent et les positivités apparaissent. Mais elle poseaussi d’autres problèmes à l’historien. Premièrement,celui de la restauration considérée comme discipline. Quiparle en effet ? Comment le discours sur la restaurations’est-il constitué en France et quelle place les restaura-teurs y ont-ils ? À quelles règles leur parole est-elle assu-jettie ? Font-ils partie de la société du discours ? C’est,deuxièmement, celui de la restauration considéréecomme domaine. Quels énoncés régulent l’apparition deses objets ? À quelles formations et pratiques discursivesrenvoient-ils ? Comment s’y définissent les positions dessujets ? Quelles stratégies leurs offrent-ils ? C’est finale-ment le problème de l’archéologie du savoir. Plutôt quede considérer la conservation-restauration comme undomaine interdisciplinaire, pourquoi ne pas décrire despositivités, des formations et des pratiques discursives ?Qu’y gagnera-t-on ? Trouvera-t-on les outils nécessairesà la description des archives évoquées ? Se donnera-t-onle moyen de comprendre des événements aussi singuliersque la création de la MST ou l’abandon du CNRP ? Évi-tera-t-on l’écueil de l’histoire officielle ? Cela vaut-il lapeine d’être tenté ? �

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67. Michel Foucault :L’Ordre du discours, éd. Gallimard, 1971, pp. 31-38.

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Chez Foucault, la discipline n’est ni la rigueur morale,

ni la spécialité scientifique,mais une procédure de contrôle interne au discours contenant l’ensemble des règles quiautorisent la constructionde nouvelles propositionsen limitant leur prolifération.

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