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1. Fondé en 2008 à l’Université libre de Bruxelles, le GRAL est diri- gé par Emmanuelle Danblon (http://gral.ulb.ac.be). L’auteur exprime ici sa reconnaissance à Ingrid Mayeur pour sa contribution au présent article. LE PROJET RHÉTORIQUE DE CHAÏM PERELMAN À LA LUMIÈRE DE SA CORRESPONDANCE Loïc Nicolas Université libre de Bruxelles RÉSUMÉ La présente contribution entend décrire le travail d’enquête mené par le Groupe de recherche en rhétorique et en argumen- tation linguistique (GRAL 1 ) autour des archives scientifiques de Chaïm Perelman déposées à l’Université libre de Bruxelles. Plus précisément, le but est de montrer dans quelle mesure ce fonds documentaire constitue une occasion exceptionnelle de mieux comprendre l’œuvre et la pensée de l’auteur du Traité de l’argu- mentation. Ainsi cet article propose une nouvelle lecture de la redécouverte perelmanienne de la rhétorique conduite durant les années 1940-1950. Il aborde deux problématiques cruciales : le libre examen et l’enseignement. 29 02-Nicolas_03-Chapitre1.qxd 2016-02-02 09:20 Page29

Le projet rhétorique de Chaïm Perelman à la lumière de sa correspondance

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1. Fondé en 2008 à l’Université libre de Bruxelles, le GRAL est diri -gé par Emmanuelle Danblon (http://gral.ulb.ac.be). L’auteur exprime icisa reconnaissance à Ingrid Mayeur pour sa contribution au présentarticle.

LE PROJET RHÉTORIQUE

DE CHAÏM PERELMAN

À LA LUMIÈRE DE SA CORRESPONDANCE

Loïc NicolasUniversité libre de Bruxelles

RÉSUMÉ

La présente contribution entend décrire le travail d’enquêtemené par le Groupe de recherche en rhétorique et en argumen -tation linguistique (GRAL1) autour des archives scientifiques deChaïm Perelman déposées à l’Université libre de Bruxelles. Plusprécisément, le but est de montrer dans quelle mesure ce fondsdocumentaire constitue une occasion exceptionnelle de mieuxcomprendre l’œuvre et la pensée de l’auteur du Traité de l’argu -mentation. Ainsi cet article propose une nouvelle lecture de laredécouverte perelmanienne de la rhétorique conduite durantles années 1940-1950. Il aborde deux problématiques cruciales :le libre examen et l’enseignement.

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2. Perelman, très soucieux d’être considéré comme tel, ne manquejamais de reprendre ses correspondants indélicats à ce propos, commec’est le cas dans une lettre au philosophe italien Antonio Pieretti dontil commente un ouvrage récemment paru : « Vous me qualifiez constam -ment de logicien polonais alors que, ayant quitté la Pologne à l’âge de13 ans, j’y suis revenu pour une année académique en 1936 et que maformation intellectuelle s’est faite entièrement à Bruxelles surtout aupoint de vue philosophique où j’ai subi l’influence d’Eugène Dupréel.Ayant fait mes études à l’Université de Bruxelles, à laquelle je suisattaché depuis 1938, étant par ailleurs président du Centre national derecherches de logique de Belgique, dont j’ai été un des fondateurs, cesont des titres suffisants, me semble-t-il, pour que l’on puisse me qua -lifier de logicien et philosophe belge, surtout que dans beaucoup depu blications je suis considéré comme le chef de l’école philoso phiquede Bruxelles » (Perelman, 1970 : [1]).

INTRODUCTION

Dans le présent article, j’exposerai les grandes lignes duprojet mené avec Ingrid Mayeur et l’équipe du GRAL autour desarchives de Perelman. Situé à la frontière de plusieurs disci -plines, mobilisant des compétences variées (en archivistique, eninformatique, en histoire, en rhétorique, etc.), ce projet bénéficiede l’appui financier et logistique de plusieurs institutions : leFonds de la recherche scientifique (FNRS, Belgique), l’Universitélibre de Bruxelles et la Fondation Perelman. Le matériau dont ilsera question ici revêt, à l’évidence, une importance capitalepour mieux comprendre l’œuvre du philosophe belge2 et mesu -rer l’ampleur de sa pensée. L’occasion nous est aussi donnée deporter un nouveau regard sur l’art rhétorique comme sur leprocessus inattendu (et pour une grande part oublié) qui devaitconduire à sa redécouverte au tournant des années 1940-1950.Dès lors, les voies que cette recherche dévoile nous invitent àrepenser non seulement les contours, mais également le contenude l’antique discipline : son enseignement, son objet propre, sapratique. Une discipline qui concerne, comme nous le pensonsau GRAL, l’avenir de nos démocraties modernes. C’est pourquoi,

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trente ans après la mort de Perelman, il nous appartient, aujour -d’hui, de continuer l’entreprise et d’en repren dre les termes lesplus originaux.

En tirant de l’oubli lettres, papiers divers, articles, notes delecture, on met en lumière un monde insoupçonné, on reconsti -tue un parcours personnel et intellectuel, par touches infimes etpar anecdotes. Partant, les indices collectés au fil des mots nousentraînent sur les chemins de la petite et de la grande histoire,à la rencontre d’idées et d’objets oubliés. C’est justement le casdu portrait reproduit en frontispice du présent volume. Com -mandé le 25 janvier 1973 au peintre suisse Boris Vansier par lesépoux Perelman, le portrait en question, inconnu de tous jusquerécem ment, leur fut présenté en juin de la même année à leurdomicile bruxellois situé rue de la Pêcherie no 32, à Uccle. Maisface aux « doléances de Fela », l’accord initial fut définitivementannulé :

Dommage, écrit Boris Vansier, que vous ayez réservé un simauvais accueil à ce portrait, réussi, de Chaïm. Vos réactionsnégatives, les doléances de Fela, surtout, totalement subjec -tives et apicturales, vous ont amenés, finalement, à refuser cetableau. […] D’après les réactions que j’ai pu observer chezvous, il apparaît comme certain, qu’aucun portrait de vous-même ne saurait vous donner satisfaction. Cela me sembleconfirmé, en outre, par votre attitude à l’égard du portrait, engénéral, que manifestement vous considérez comme un artmi neur dans la peinture. Toutes choses, que j’ignorais, hélas,lorsque vous m’aviez commandé ce tableau (Vansier, 1973b :[1-2]).

Refusé, le portrait fut remisé, puis oublié pendant presque qua -rante ans. Les archives personnelles du philosophe nous ontfina lement permis d’en retrouver la trace entre Genève et Lau -sanne – dans l’atelier du peintre. Et à 87 ans, celui-ci se réjouitde voir son tableau enfin sortir de l’ombre. Du reste, à l’instar deDécalcomanie, l’un des Magritte parmi les plus célèbres, réalisé

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pour Perelman et inspiré, dit-on, par ses idées (la dissociationdes notions ? la théorie du désaccord ?), ce portrait – certes plusmodeste, mais réalisé dans le même esprit – nous invite à inter -ro ger à la fois l’œuvre et la « personnalité du Professeur »(Vansier, 1973a : [1]), à réfléchir aux rapports, souvent négligés,entre l’une et l’autre. En somme, derrière le Perelman que nousconnaissons tous, il y a celui (l’autre ? le double ?), plus discret,plus intime, qu’il nous faut désormais apprendre à côtoyer et àcomprendre. Celui dont on distingue les contours, mais à peine.Ses archives permettent de retrouver la ligne directrice et lesétapes du projet intellectuel qu’il a peu à peu formulé. Elles luiredonnent cohé rence en soulignant les hésitations, les doutes,les détours, les convictions profondes. Cette cohérence, puis -sante mais com plexe, avait fini par s’effacer à nos yeux, commes’était égaré le fil qui, sous l’effet combiné des rencontres, descirconstances, des lectures, des intuitions, guidait les pas dePerelman.

Les documents dont je veux parler en sont le témoignage.Ils mon trent, dans le temps long, le travail de maturation, ladynamique et surtout les espoirs portés par une redécouverte :celle de la rhétorique. Une redé couverte qui doit être à présentla nôtre, non pour répéter le même parcours (propre à unhomme et à une époque), mais pour nous en nourrir et inventerune voie (celle de l’argumentation persuasive) qui nous estpersonnelle.

L’ÉTRANGE RENCONTRE D’UN LOGICIEN

En fait, j’ai l’impression, à lire les échanges d’idées en ques -tion, que l’« empire rhétorique » nous est plus étranger qu’à Perel -man et à ses correspondants réguliers – collègues ou amis de parle monde. J’ai tendance à penser qu’en l’espace d’un demi-siècleenviron, nous avons perdu l’enthousiasme communicatif queceux-ci avaient à réfléchir autant qu’à fréquenter une raison ou -verte et incarnée. Ils avaient (et Perelman au premier chef) le

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sentiment d’avoir redécouvert non pas, ou disons pas seulement,une technique d’analyse des discours, un dispositif théorique ouune typologie générale des arguments, mais bien un outil pourl’ac tion : un outil pour défendre la démocratie et la mettre enpratique. Bref, en renonçant au dialogue permanent entre arts etsciences, entre théorie et pratique, entre sciences de l’homme etsciences de la nature, entre raison et passions ; en enfermant(souvent malgré nous, du reste) la rhétorique dans des bornestrop étroites – normatives, descriptives ou encore esthétiques –,nous avons renoncé à donner sens et corps aux intuitions de nosaînés. Partant, les archives Perelman pourraient servir de support– espérons-le – à une reconfiguration de la discipline rhétorique,mais aussi nous aider à repenser la rationalité et la liberté hu -maines à l’intérieur d’un cadre plus directement humaniste.D’ail leurs, les mots que Julien Freund adresse à Perelman dansune lettre du 31 mars 1982 semblent nous être directementdestinés d’outre-tombe :

J’ai de plus en plus l’impression que nous sommes les res -capés d’une culture que nos petits-enfants redécouvriront.Quand je vous lis et que je compare avec la production d’au -tres universitaires, je ne peux qu’avoir un serrement de cœur.Les ignorants sont toujours les plus prétentieux. Je gardeconfiance ! ! ! (Freund, 1982 : [1]).

Il importe de tirer les fils épars qui se dégagent de ces milliersd’échanges de lettres, puis de refaire chaque chemin à l’in verse :vers cette culture temporairement disparue. Il s’agit de renoueravec l’enthousiasme fondateur autant qu’avec l’esprit ouvert desdébuts. C’est d’ailleurs ce qui motive une part des recherchesque nous menons au GRAL, motivation qui se nourrit d’une séried’interrogations cruciales pour lesquelles je n’ai pas encore deréponses complètes, à savoir : pourquoi Perelman en est-il venuà s’intéresser à la rhétorique ? Pourquoi, mais aussi comment celogicien militant, ce philosophe « positiviste » (ainsi qu’il se quali -fie lui-même rétrospectivement pour marquer le cheminement,

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la conversion, la rupture d’avec ses convictions antérieures),pourquoi justement lui, que rien ne prédisposait vraiment à cetterencontre, a-t-il croisé le chemin de l’antique discipline ? Pour -quoi, enfin, l’issue tragique de la rhétorique dans les démo cra -ties européennes l’a-t-elle autant interpellé ? Nous aurions tort deminimiser l’importance symbolique du geste perelmanien : sortede coup de pied dans la fourmilière philoso phique occidentale.Tort, aussi, de ne pas reconnaître l’audace exceptionnelle qu’ilfallait (à cet homme-là, en ce temps-là) pour prétendre etespérer remettre au goût du jour les pratiques, les techniques etl’enseignement des anciens artisans de la parole argumentée : lessophistes eux-mêmes. Car c’est bien d’eux qu’il s’agit : « Par-delàAristote, nous n’avions pas de honte à rejoindre Gorgias »,déclare Lucie Olbrechts-Tyteca (1963 : 6) lorsqu’elle relate leurcommune rencontre avec la rhé torique. Pas de honte, donc, àfréquenter, sinon à arpenter, une tradition et une praxis que lacommu nau té scientifique rejetait alors (presque) sans réserve…et qu’elle se plaît à négliger aujourd’hui encore. Le silence et laréprobation : telles sont les deux attitudes que les auteurs duTraité de l’argumentation entendent combattre avec la plusgrande fermeté. Leur but est d’entraîner une radicale conversiondu regard. Mais cet ambitieux projet intellectuel ne saurait allersans difficulté ni sans une prise de risques, ce dont Perelman aune conscience aiguë. Cela l’amè nera d’ailleurs, en 1952, àdéjouer les attaques de ses détracteurs potentiels en leur concé -dant bien volontiers

[qu’à] première vue il peut paraître étonnant, et même quelquepeu scandaleux, qu’un philosophe, et surtout un logicien,vienne entretenir [ses auditeurs] de la rhétorique. Celle-ci,considérée comme l’art de bien parler, semble opposée à lalogique, l’art de bien penser. […] Nous pensons [pourtant] quece mépris de la rhétorique est profondément injustifié, et qu’ilrésulte essentiellement de l’ignorance et de l’incompréhen -sion. […] [N]’oublions pas, en effet, que, pendant des siècles,

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la rhétorique fut considérée comme le couronnement del’éducation grecque, et ce n’était pas sans raison (Perelman,[1952] 1963 : 104-105).

Bien sûr, l’influence d’Eugène Dupréel, leur « maître à tous lesdeux » (en philosophie pour Perelman, en sociologie pourOlbrechts-Tyteca), explique certaines options épistémologiques,certaines lectures. Mais elle n’explique pas tout, tant s’en faut.Dupréel, auteur d’un ouvrage remarquable et précurseur sur Lessophistes (1948), a valeur de guide, mais le chemin vers la rhéto -rique et ses usages sociaux restait à inventer. Il fallait actualiserl’héritage, établir des ponts entre la pensée et l’action, connecterla raison rhétorique à la prise de décision au sens fort – celle dujuge professionnel comme celle du citoyen affrontant les grandscomme les petits choix de la vie quotidienne. C’est à cette entre -prise, de façon progressivement consciente et par étapes, ques’est livré Perelman à partir de 1948. On évoquera, à cet égard,la discussion qu’il engage sur l’art d’argumenter et de persuader(même s’il dit encore « convaincre ») avec plusieurs collègues etamis – Ferdinand Gonseth, Jean Piaget, Marcel Barzin, RogerApéry – lors des Deuxièmes Entretiens de Zurich qui furentconsacrés, cette année-là, à l’idée de dialectique. C’est ici la toutepremière fois, du moins dans un texte publié, que Perelmanévoque explicitement l’anti que discipline :

M. Barzin distingue les jugements de vérité des jugements devaleur, et prétend que la preuve de ces derniers n’est pas pos -sible. Je ne partage pas son point de vue : il y a moyen d’ar -gumenter et de convaincre dans le domaine des jugements devaleur, sans quoi l’éducation ne serait pas possible. Mais l’ar -gu mentation, dans ce domaine, ne se limite pas aux preuvesdéductives et inductives. Elle doit utiliser tout un arsenal depreuves dont déjà les philosophes grecs connais saient l’impor -tance et qu’Aristote, par exemple, a examiné dans sa Rhéto -rique et dans ses Topiques. […] Rien ne nous oblige à nousservir de la notion de preuve de façon si étroite que la logique

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des jugements de valeur cesse d’être une logi que de la preuve(1948 : 189).

Au cours de la même discussion, Perelman en vient surtout àpré ciser sa

conception de la rhétorique comme logique des jugements devaleur. […] C’est quand deux impératifs, deux normes vien -nent à s’opposer que le problème des valeurs se pose, que lalogique des jugements de valeur peut nous aider à prendreune décision. C’est quand il y a des arguments pour et contreque nous devons les peser, les comparer pour choisir (1948 :190).

Nous sommes en avril 1948, soit deux ans avant la publicationde « Logique et rhétorique », l’article programmatique cosignéavec Olbrechts-Tyteca, et dix ans avant celle du Traité de l’argu -mentation – dont la rédaction est, toutefois, presque achevée en1953-1954. En 1948 donc, le style de Perelman est encore trèsmarqué par sa formation initiale ; pourtant, la conversion a déjàeu lieu, le nouveau cadre épistémologique est là. La rhétoriquequ’entend promouvoir Perelman est avant tout pratique : safonc tion est de guider nos décisions, de les éclairer en fournis -sant un « arsenal de preuves » qui, pour n’être pas celles de ladémonstration scientifique, n’en sont pas moins valables. Il laregarde comme un outil capable d’ouvrir le monde des possi -bles ; un levier, tout à la fois souple et solide, pour ordonner,argumenter et justifier nos « jugements de valeur ». Le lien entredécouverte de la rhétorique et réflexion sur la rationalité de cesjugements-là est d’ailleurs clairement établi dans une lettre quePerelman envoie à Letizia Gianformaggio le 2 août 1973, aprèsavoir lu l’ouvrage consacré à ses idées par sa jeune collègue ita -lienne : « La découverte de la rhétorique se situe environ six moisaprès le début de nos recherches sur la Logique des Jugementsde Valeur. Celle-ci était présente dans mon esprit au moment derédiger l’article sur le Problème du bon choix, mais l’idée de

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rhétorique en était encore absente » (1973d : [2]). Un mois avantsa mort, il pointe ce rapprochement avec encore plus de forcedans une lettre au professeur israélien Aryeh Dvoretzky :

I myself was interested in the study of reasoning about values.In 1947 I arrived to the conclusion that the reasoning aboutvalues consists in the study of persuasive and convincingarguments. The idea that this kind of reasoning does notconcern truth but adherence led to the conclusion that itshould be regarded as dialectical or rhetorical reasoning, as itwas conceived by the Ancients and especially by Aristotle(1983 : [1]).

On le voit clairement : l’urgence qu’il y a à mener une vasteenquête archéologique sur la pensée et l’œuvre de Perelman estincontestable.

Toutefois, avant d’aller plus loin, il m’importe de remettre encontexte et de présenter la brève histoire des recherches quenous menons à Bruxelles au sein de la jeune équipe dirigée parEmmanuelle Dan blon. En une dizaine d’années, nos travaux sesont engagés dans des directions extrêmement variées : l’épidic -tique, les crises de la démocratie, le statut du témoignage et dela narration, la cri ti que de la persuasion, la polémique, les théo -ries du complot, les fonctions et usages de l’exemple, etc. Pourdiverses qu’elles soient, les recherches conduites par les mem -bres du GRAL entendent explorer le fait rhétorique dans sesmul tiples facettes, tout en mêlant ré flexions sur la persuasion etprise en compte des enjeux pro pres à l’époque contemporaine.Du reste, si notre but et nos ambi tions ont toujours été fermes,la cohé rence d’en semble du projet ne s’est livrée que récem -ment : quatre ans tout au plus. Ainsi avons-nous pris conscience,un peu étonnés mais enthousiastes, que nos recherches conver -geaient sur trois plans dotés d’une grande puissance heuristiqueet d’un caractère assu rément complémentaire :

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1. la relation entre théorie et pratique, c’est-à-dire entrel’université et la société ;

2. le bénéfice à tirer d’une articulation des disciplines et lanécessité de les faire dialoguer ;

3. la défense d’une position naturaliste dans un paysagedisciplinaire qui tend à immuniser les productions dis -cursives face à toute enquête sur la nature humaine.

Après un premier contact, en 2008, à l’occasion du cinquantièmeanniversaire de la publication du Traité de l’argumentation, nosinvestigations sur les archives bruxelloises de Chaïm Perelmanont réellement débuté à la fin de l’année 2011. Bien sûr, nousconnaissions la plupart de ses travaux, les grandes lignes de sabiographie… mais Perelman restait, pour nous, un auteur et uneréférence parmi d’autres, même si nous gardions une affectionforcément particulière pour cette grande figure de l’Universitélibre de Bruxelles – notre alma mater. Bref, nous ne pouvionssoupçon ner que nos travaux, justement, dessinaient une voieque lui-même avait suivie bien des années auparavant, une voienée de ses intuitions les plus fortes. En explorant ses archives,nous nous sommes rendu compte que nos recherches, de partet d’autre, cheminaient vers un même horizon. Pour le dire sansdétour, nous nous efforçons, à l’instar de Perelman, de renoueravec une rationalité ouverte, nourrie par la pratique et tournéevers un humanisme moderne. Nous avons l’audace (ou la pru -dence peut-être ?) de penser que la rhétorique n’est pas étran -gère à ce projet-là.

En fait, lorsqu’en 1950 Perelman cherche à éclairer les baseset les finalités du programme humaniste : « développer l’humaindans l’homme », l’aider « à fonder ses propres convictions » et àconserver sa « liberté de jugement », c’est précisément la rhéto -rique qu’il a dans l’idée. Il ne parle finalement que d’elle, del’outil politique qu’elle représente, non pour fonder un mondeidéal, mais pour apprendre à habiter un monde commun – mal -

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gré nos désaccords, nos différends, nos critiques mutuelles, ouplutôt grâce à eux. C’est ici, me semble-t-il, l’une des forces ma -jeures du projet perelmanien : refuser d’associer le désaccord àun malheur social synonyme de violence et de discorde, mais yvoir, au contraire, une chance réelle pour la démocratie. Unechance d’argumenter et de justifier son point de vue avec lesrisques et la liberté que cela comporte.

Dès lors, il nous a fallu admettre l’évidence et reconnaîtreque la rhétorique dont nous avons hérité s’était vue amputée, enquel ques années, d’une part de son « empire », amputée des es -poirs qu’elle portait pour la démocratie, amputée des principalespropositions perelmaniennes.

Je ne prendrai pour cela qu’un exemple. En 1980, un collo -que intitulé Faire faire : la persuasion aujourd’hui est organisé àParis par les professeurs Michel Beaujour et Philippe Roger. Cecolloque, financé par l’Institut d’études françaises de même quepar l’Université de New York en France et dont les actes n’ontjamais été publiés, est tout entier inspiré par l’œuvre et la figurede Perelman. La corres pondance entre le philosophe et les orga -nisateurs de l’événe ment l’atteste très largement : « Sans vous,écrit Beaujour au penseur belge, toute réflexion sur l’argumen -ta tion persuasive contemporaine sera for cément de secondemain, et la dimension humaniste et philo sophique du débat surla rhétorique risque d’être obscurcie » (1979 : [1]). « Humaniste »,le mot est lancé – encore une fois. Tout l’enjeu du colloque estlà, au moins en creux. Et à lire l’argument général, on prendconscience que les espoirs sont grands, mais aussi que les intui -tions de Perelman ont (temporai rement) fait mouche :

Les sociétés modernes […] en sont [venues] à traiter la persua -sion comme elles faisaient naguère avec la sexualité : faire etne pas dire, même si, à quelques spécialistes, est délégué lesoin d’analyser ses mécanismes et ses perversions. Aujour -d’hui, pourtant, quelque chose se dessine qui semble devoirmettre fin à cette cécité comme à ces hypocrisies. […]Chercher, en rouvrant l’antique dossier de la rhétorique, à

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cerner la persua sion au cœur de la modernité, telle estl’ambition du Colloque (Beaujour et Roger, 1979 : [1]).

Pourtant, inutile de dire que la « cécité » est toujours de mise etque les « hypocrisies » n’ont pas vraiment cessé… Pour s’enconvaincre, il n’y a qu’à voir la place réservée à la transmissionde l’antique discipline dans l’enseignement secondaire commedans le supérieur, de même que les préjugés tenaces (hérités dePlaton pour une part) que d’aucuns trouvent encore plaisir àattiser. Alors, avons-nous bien lu Perelman ? L’avons-nous biencompris ? Ou, peut-être – ce qui, selon moi, est finalement plusgrave – avons-nous fait le choix, conscient ou non, de ne pas lecomprendre et de mal le lire pour éviter d’avoir à assumer lesconséquences épistémologiques autant que politiques de sespropositions ?

Dans la suite de mon article, je présenterai, d’une part, lecadre général, les étapes et les perspectives du travail que nousavons mené et menons encore autour des archives Perelman,d’autre part, j’abor derai rapidement deux points (le libre examenet l’enseignement) susceptibles d’éclairer l’œuvre rhé to rique del’auteur.

LES ARCHIVES PERELMAN : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES

Très concrètement, l’Université libre de Bruxelles possèdeun fonds d’archives d’une grande richesse – versé par FelaPerelman à la mort de son époux –, classé sous la cote : BE ULB89 PP. En 42 dossiers – dont 40 boîtes cartonnées –, le fonds ras -semble, selon nos estimations, environ 30 000 pièces. Les plusanciennes datent du début des années 1930, les plus récentes dejanvier 1984, soit quelques jours avant la mort du philosophe.S’y trouve rassemblée, d’abord, la majeure partie de sa corres -pondance scientifique : plus de 20 000 lettres – aussi bien reçuesqu’envoyées. Adressées par Perelman depuis son secrétariat

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universitaire, celles-ci étaient dactylographiées, puis conservéeset sommairement classées sous la forme d’une copie carbone –deux dans certains cas. Du reste, aux côtés de la correspon -dance proprement dite, le fonds compte un ensemble d’archivesdiverses liées aux activités scientifiques de Perelman : coupuresde presse, tirés à part, brochures et notes variées, documentsfacultaires, manuscrits ou tapuscrits annotés d’une partie de sesarticles et, enfin, des notes de lecture sous la forme d’une qua -rantaine de cahiers qui s’échelonnent de 1934 à 1948.

Ce vaste ensemble documentaire témoigne de l’active parti -ci pation de Perelman à la vie intellectuelle de son temps, ainsique des échanges d’idées extrêmement féconds et réguliers qu’ila eus avec certaines des figures les plus marquantes de la pen -sée du second XXe siècle. À cet égard, on citera Henri Baruk,Norberto Bobbio, Marc Fumaroli, Hans-Georg Gadamer, LucienGoldmann, Henri Gouhier, Vladimir Jankélévitch, HenryJohnstone, Georges Kalinowski, Hans Kelsen, Karl Popper, PaulRicœur, Michel Villey, Éric Weil, Georg Henrik von Wright.Figures marquantes, donc, mais également collègues proches etamis, tels Léo Apostel, Hermann Bekaert, Guido Calogero,Sylvain De Coster, Paul Foriers, Henri Janne, pour ne mention -ner que quelques noms.

Autant de philosophes, épistémologues, juristes, médecins,psychologues, pédagogues, sociologues, poli tistes, avec quiPerelman a passé une partie de sa vie à cor res pondre et à parta -ger des travaux, des réflexions, des concepts, des accords, à for -muler et à décortiquer des désaccords. L’œuvre de Perelman estpénétrée de ces échanges de vues et du dialo gue permanententre les disciplines. Elle s’est construite grâce à eux – avec euxet parfois contre. Qu’on pense, par exemple, à certaines discus -sions amicales mais vives avec Johnstone ou Kalinowski, commeen témoigne cette lettre du 2 avril 1973 où Perelman dénonce,encore une fois, les conceptions dogma tiques de ce dernier etcritique son article intitulé « Le rationnel et l’argumentation »(1972) :

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Le sens que je donne au mot « argumentation » est techniqueet s’oppose à celui de « démonstration ». Argumenter c’est don -ner des raisons, pour et contre, ce n’est pas calculer. Votretentative de réduire tout argument à un raisonnement déductifen fausse la portée. C’est ainsi qu’à la page 415, vous trans -formez l’argument du gaspillage en un principe « personne nedoit perdre le bénéfice de ce qu’il a réalisé », que, pour mapart, je n’aurais jamais considéré comme un principe. En fait,les arguments s’opposent les uns aux autres et il faut chaquefois apprécier leur portée et leur champ d’application. Uneremarque à propos de votre conception de la justification. Jepars du principe, contraire au vôtre, selon lequel on ne peutpas tout justifier ; dès lors se pose la question de savoir quandil faut justifier (1973b : [2]).

Par suite, négliger l’importance de ces discussions, c’est renon -cer à comprendre tout le processus d’élaboration des conceptset des idées. C’est manquer la matière intellectuelle qui fait d’uneœuvre une pensée vive et en évolution constante. Du reste, c’estparfois au détour de réponses à des lecteurs plus ou moinsanonymes – philosophes amateurs, étudiants, anciens étudiants,professionnels du droit, avocats ou magistrats, etc. – que Perel -man en vient à développer des points obscurs de son tra vail, àpréciser des notions floues (l’auditoire universel ou la règle dejustice par exemple), à exploiter des allusions. Ainsi, dans uncourrier de février 1973 adressé à Jean Laitat, Perelman revientsur l’extension, donc sur les limites, du champ de l’argumen -tation et, implicitement, sur la confrontation à la violence phy -sique (une question récurrente dans ses travaux) :

J’ai bien reçu votre lettre du 15 février et m’empresse de vousrépondre car elle repose sur un malentendu. En effet, je n’ainulle part prétendu que toutes les situations peuvent êtredominées par l’argumentation, au contraire, j’ai insisté lon -guement, par opposition à mon ami Calogero, qu’il y a des casoù le refus d’argumenter est la seule solution honorable(Perelman, 1973a : [1]).

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Dès lors, le travail que mène l’équipe du GRAL sur ces archivesse situe sur deux plans indissociables : technique et scientifique.Concrètement, il s’agit d’élaborer des solutions de conservationet de valorisation en vue d’une diffusion large et efficace dufonds Perelman. Partant, cette entreprise, qui s’ap puie sur lesréflexions les plus récentes en digital humanities3, vise simulta -nément l’inventaire et la numérisation d’une partie des piècesque chaque manipulation contribue à altérer. S’il nous a sembléinutile de détailler par le menu le contenu des archives compta -bles ou de nature purement administrative, nous avons jugéindis pensable de rechercher l’exhaustivité pour ce qui concernela corres pondance en tant que telle.

En l’état, l’ampleur du fonds Perelman et la diversité des élé -ments qu’il contient – malgré un premier classement – rendentpeu aisé l’accès ciblé à certaines pièces ou à des ensembles depièces. En effet, les documents sont regroupés en grandes unitésthéma tiques : activités à l’Université libre de Bruxelles ou au seind’au tres institutions scientifiques (le Centre national de recher -ches de logique de Belgique, l’Université hébraïque de Jérusa -lem, la Fédération internationale des sociétés de philosophie,etc.), épreuves d’articles, correspondance scientifique ou géné -rale, etc. Pour logique qu’il soit, ce classement ne permet pas dereconstituer de manière appropriée certains fils de conversationni d’effectuer des regroupements thématiques : le libre examen,l’euthanasie, le conflit linguistique en Belgique, les droits del’homme, la notion de raisonnable ou la raison pratique. Ainsi,une lettre échangée avec un collègue de l’Université libre de

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3. Les digital humanities ou humanités numériques visent à ouvrirdes perspectives heuristiques dans le domaine des sciences humainesgrâce au traitement informatisé d’un ensemble de documents sur dessupports variés, tout en s’appuyant sur la communication en réseau.Nous espérons ainsi pouvoir interroger la production, la diffusion etl’in fluence, sur le long terme et sur le plan international, des conceptset des idées de Perelman.

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Bruxelles (classée dans les premiers cartons) pourra trouver saréponse dans les cartons de correspondance scientifique, oucelle d’un correspondant dit « scientifique » trouver sa lettresource dans la correspondance générale. Rappelons égalementque la documentation présente dans notre fonds couvre unepériode d’environ quarante ans, période durant laquelle les fonc -tions et les statuts universitaires ou professionnels des corres -pondants de Perelman n’ont cessé d’évoluer : d’élèves, cer tainssont passés assistants, puis professeurs ou juristes confirmés. Onimagine sans mal les conséquences que cela a pu avoir sur leclassement des pièces : il nous a fallu donner à ce dernier unecohérence nouvelle.

Du reste, nous avons choisi, sauf erreur de classement mani -feste, de conserver le fonds tel quel. Conscients des difficultésque cette organisation induit en matière d’exploitation, nousavons souhaité la compléter d’une description archi vistique aussiprécise que possible permettant de reconstituer l’unité intellec -tuelle de certains ensembles séparés. À cet égard, le logicielPallas, développé par Brudisc4, centre d’expertise docu mentairecréé en 2001 par l’Université libre de Bruxelles et la Vrije Univer -siteit Brussel, permet la gestion et la consultation électroniquesde documents d’archives à partir d’une interface dédiée surInternet. À terme, il devrait être possible d’effectuer des recher -ches combinées dans plusieurs champs (date, lieu, auteur, motdu titre, nom de personne, institution, etc.) ou par mots-clés surl’ensemble des pièces numérisées – pour peu qu’elles soientdac tylographiées. Pour l’heure, la description mini male d’unepièce comporte un intitulé, des indications spatio-temporellesquant à sa production, une liste des acteurs (auteurs, desti na -taires), la langue, la situation au sein de l’arbo rescence, d’éven -tuels mots-clés, une évocation sommaire du contenu et la locali -sation de la pièce dans le fonds. À cela s’ajoute un lien vers la

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4. Pour de plus amples informations, on consultera le site Internetde l’association : http://www.brudisc.be.

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pièce numérisée lorsqu’elle est dispo ni ble. En l’occurrence, lasélection a été réalisée sur la base de trois critères :

1. l’intérêt des pièces pour l’œuvre de Perelman elle-mêmeet sa diffusion internationale ;

2. la notoriété des correspondants ainsi que la fréquencedes échanges ;

3. l’importance des documents en tant que témoignagesd’une époque ou d’un événement historique (qu’ils’agisse de Mai 68 ou de la situation politique en Rou -manie dans les années 1970, par exemple).

D’ores et déjà, une interface numérique bilingue (français-anglais) permet à la com mu nauté scientifique un accès direct etinteractif au contenu des archives, ce qui vient ouvrir le champà une recherche entiè rement inédite. Le site en question est ac -cessible à l’adresse : http://perelman.ulb.be. Soulignons, en ou -tre, qu’une collaboration sur le long terme avec le United StatesHolocaust Memorial Museum de Washington a été menée afinde compléter notre fonds par le leur. Composée de 30 boîtes, lacollection d’archives de Fela et Chaïm Perelman5 présente àWashington (versée en 2006 par Noémi et Olivia Mattis, fille etpetite-fille du couple) contient notamment de la correspondanceprivée (y compris d’avant-guerre), des photographies, des docu -ments d’identité, quelques notes manuscrites, les (petits) agendasde Perelman à partir de 1945 et quelques objets honorifiques.

DEUX ASPECTS DE LA RHÉTORIQUE PERELMANIENNE

Afin de montrer le bénéfice scientifique à tirer d’un travailsur ces archives et pour donner un avant-goût de notre enquête,j’aborderai rapidement la thématique du libre examen, puis cellede l’enseignement.

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5. Voir United States Holocaust Memorial Museum (2013).

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À première vue, rien ne semble vraiment rapprocher la rhé -torique (comme démarche persuasive) du libre examen – ceprincipe rationaliste et séculariste hérité du Siècle des lumières,qui vise à combattre les obscurantismes (celui de l’Église notam -ment) et dont l’Université libre de Bruxelles s’est réclamée àpartir des années 1850, au point d’en faire son principal motd’or dre. Perelman était très attaché à la défense de ce principe,lui consacrant plusieurs articles et de nombreuses conférencesprononcées devant des cercles étudiants ou lors de manifes -tations universitaires ; sa production scientifique en est nourrie.Relisons la définition qu’il en donne :

Ce principe, dans son sens le plus strict, consiste dans le rejetde l’argument d’autorité en matière intellectuelle. Il demandeque l’on rejette tout argument d’autorité, quelle qu’elle soit etquel que soit le domaine où elle prétend s’imposer à notrepensée. […] Le libre examen vous demande de ne considéreraucun homme comme infaillible, et de n’écarter la penséed’aucun homme comme, a priori, indigne d’examen ; il ré -clame la responsabilité intellectuelle de l’individu et cherche àcréer une communauté des esprits (1950 : 38-39).

En dépit des apparences, je défendrai l’idée selon laquelle lapro blématique du libre examen nous aide à mieux comprendrela genèse du projet. Elle éclaire une question cruciale : commentet pourquoi Perelman en est-il finalement venu à considérer larhétorique comme un art d’exercer sa liberté par la parole, maisaussi de « créer une communauté des esprits » sans nier les dé -saccords ni les perspectives qu’ils offrent ? Par suite, elle conduità voir dans la rhétorique bien plus qu’un ensemble de « tech -niques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’ad -hé sion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assen timent »(Perelman et Olbrechts-Tyteca, [1958] 2000 : 5), défi nition quel’on retient, par habitude, comme emblématique de l’entrepriseperelmanienne.

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À cet égard, la conférence que Perelman pro nonce le 16mars 1945 sur le thème « Libre examen et démo cratie » nouspermet de faire un pas de plus. L’auteur s’in terroge alors sur lesconditions qui rendent possibles le dé ve loppement et l’exercicedu principe en question. Il souligne alors que

[l]e libre examen ne peut se développer que dans une sociétépluraliste, tolérant la coexistence de plusieurs valeurs abso -lues, et ne cherchant pas à les réduire à un seul système devaleurs, quels que soient les avantages qui puissent résulter decette systématisation. Le libre examen ne peut exister quedans une société pluraliste, qui ne va pas sans un certain dé -sordre, rançon inévitable de la liberté. […] Ayant pour conditionle pluralisme, pour conséquence l’humanisme, le principe dulibre examen est lié à une conception de la vie réalisée le mieuxdans une société démocratique ([1945] 2009 : 56-57).

Le cadre de pratique apparaît clairement : point d’exercice dulibre examen sans pluralisme politique ni pluralisme des valeurs.Ce pluralisme est justement la condition pour qu’il y ait du désé -quilibre, du désaccord, du doute et donc du jeu, du plus souple.Toutefois, si on sait où le mettre en action, on ne sait pas forcé -ment comment : comment faire pour pratiquer le libre examen,pour exercer sa liberté ? Comment faire pour défendre la démo -cratie, ce « régime toujours menacé, toujours précaire » ? Com -ment faire pour allier souplesse et autorité ? Comment faire,enfin, pour rester tolérant sans tomber dans une indifférencedes tructrice des liens sociaux et politiques ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Perelman aconscience que les démocrates ne peuvent rester isolés dansleur « tour d’ivoire », qu’ils ne peuvent se satisfaire d’une démo -cratie purement théorique : sans chair, sans corps, sans passions,sans hommes qui la vivent et l’éprouvent dans et par les mots.Il sait également le danger immense qu’il peut y avoir à s’enremettre à une pensée désincarnée et à des raisonnements pure -ment formels sans prise sur la complexité des affaires humaines.

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Pourtant, il ne s’agit pas, pour lui, de succomber aux sirènesdésenchantées de l’irrationalisme et du relativisme, mais bienplutôt de (re)trouver l’ancienne voie de la raison pratique touten tirant, pour elle, les conséquences des drames du XXe siècle.Discutant certains termes de son Traité de l’argumentation avecJohnstone, Perelman résume les choses ainsi :

Il est possible d’avoir un couple rhétorique/science qui corres -pondrait au primat de la pensée sur l’action, mais à ce couple,on peut opposer le couple logique/rhétorique qui accentue leprimat du concret sur le formel. C’est d’ailleurs ce dernierpoint de vue que j’endosse notamment moi-même dans laconclusion (1958 : [1]).

En fait, au cours des années 1945-1947, déçu par ses vieilleslunes, Perelman se met en quête d’un outil, utilisable par lescitoyens, pour se repérer et pour agir dans le monde concret. Làoù s’éprouvent aussi bien la liberté du choix que la rationalitéargumentative. Un outil, non pour faire « accord » unanime, mais,au contraire, pour affronter, explorer et approfondir les désac -cords : faire de ceux-ci un moyen et une occasion de préparerla concorde sociale. Le désaccord, regardé comme une chancepour la société, est au centre de la pensée rhétorique perelma -nienne.

En 1945 donc, certaines intuitions sont déjà bien pré sentes,le sentiment d’une urgence aussi, mais l’outil lui-même n’a pasencore été découvert, c’est-à-dire inventé. Quatre ans plus tard,le discours a un peu évolué ; il s’est affermi. Perelman sembleêtre allé au bout de ses intuitions, avoir mené sa quête intel -lectuelle un cran plus loin :

[C]elui qui s’inspire du libre examen […] fera d’abord appel àson esprit critique, qui est le début absolument premier detoute opinion bien fondée. Ensuite, il cherchera les raisonspour ou contre toute solution envisagée et il adhérera à l’uned’entre elles en prenant lui-même la responsabilité de sa déci -sion. À l’obéissance à des règles imposées par autrui, nous op -

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posons l’adhésion à une conviction que l’on s’est formée soi-même. Et, en fin de compte, il se servira de ces arguments pourconvaincre ses interlocuteurs et obtenir leur accord. À la maximefasciste : « Croire, obéir, combattre », nous en opposons une autrequi serait : «Douter, se décider et convaincre » (Perelman, [1945]2009 : 56-57).

La conférence s’intitule cette fois « Le libre examen, hier et au -jourd’hui ». Tout y est, ou presque, du moins le cœur de sa « nou -velle rhétorique » : le doute fondateur sur lequel on construitl’action, la recherche des raisons d’agir ou, au contraire, de sus -pen dre son jugement, l’adhésion, le sens de la responsabilité, ladécision, la démarche persuasive (à savoir ici : « convaincre » plu -tôt que « com battre »). Comment pratiquer le libre examen alors ?Eh bien, en pratiquant la rhétorique !

En fin de compte – et c’est une hypothèse ouverte à la dis -cussion –, en cherchant un outil, une technè à l’usage des démo -crates, Perelman est tombé (en partie malgré lui, malgré satradition philosophique) sur l’antique discipline, celle d’Aristote,mais aussi celle des sophistes. Pour preuve de ce changement,de cette conversion, une lettre que Perelman adresse à son col -lègue australien Julius Stone – professeur de droit à l’Universitéde Sydney – en janvier 1962 :

En effet, s’il est vrai qu’en 1945, j’étais fortement sous l’in -fluence du positivisme, mon étude sur la Justice m’a conduità m’en éloigner. […] Le changement résulte de moninsatisfaction à concevoir les valeurs qui sont à la base d’unsystème juridique comme toutes arbitraires et dans la recher -che de techniques qui pourraient servir de justification à cesvaleurs. Vous verrez d’ailleurs que, de plus en plus, je centrele fondement de la philosophie sur le problème de lajustification (1962 : [1]).

Dès lors, et c’est mon second point, on comprend pourquoi, jus -tement, Perelman défend le retour à un enseignement de larhétorique dans les écoles. Il l’enseignera lui-même – un temps

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du moins – dans toutes les facultés de son université. Enseignerla rhétorique, c’est pour lui (comme pour les sophistes etAristote avant lui) transmettre un outil indispensable à la viedémocratique, un outil capable de faire dialoguer les disciplinesentre elles : le droit, la philosophie, la psychologie, la sociologie,la médecine aussi, etc. C’est justement la lecture qu’adopteSylvain De Coster – psychologue de l’éducation, collègue et amide Perelman – dans son compte rendu de L’empire rhétorique.Publié dans Le Soir du 14 février 1978, ce compte rendu s’achèvesur un vibrant appel à restaurer la rhétorique dans le secondaireet à en faire une compétence sociale, à l’image de ce qui s’ob -serve aux États-Unis. Perelman répond d’ailleurs très favorable -ment à cet appel lorsqu’il remercie De Coster dans une lettredatée du 15 février 1978.

En conséquence de quoi, réduire la rhé torique de Perelmanà un pur système théorique ou descriptif, à un strict cataloguede techniques ou d’arguments, la séparer du monde sur lequelelle donne l’occasion d’agir, c’est perdre de vue le sens du projetperelmanien et la démarche profondément « artisanale » surlaquelle il s’appuie. Ce qu’écrit Marc Fumaroli à Perelman dansune lettre de novembre 1983 me paraît, en l’oc currence, extrê -me ment et directement percutant :

N’est-ce pas une nécessité vitale pour une démocratie libéralede faire passer dans l’enseignement les éléments non seule -ment d’une technique rhétorique, mais d’une conscience rhé -to rique, qui mettent le citoyen à même de déchiffrer avec unsens critique non seulement les discours politiques, les pro -grammes politiques, mais en général les stratégies persuasivesdéployées par les «médias ». Quel pourrait être le contenu etquelles pourraient être les étapes d’une telle pédagogie rhéto -rique, aujourd’hui sacrifiée entièrement aux intérêts les plusprisés : les mathématiques, l’informatique, les sciencestechniciennes (1983 : [2]) ?

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CONCLUSION

Que Fumaroli questionne Perelman à ce propos, qu’il luidemande de détailler le contenu possible d’une formation à larhétorique qui serait d’abord une formation du citoyen : voilà quifait sens et nous importe au premier chef. Il nous faut, dès àprésent, œuvrer dans cette direction-là pour donner aux jeunesgens une véri ta ble « conscience » rhétorique, pour leur donner lesmoyens, mais sans doute aussi le courage de reprendre à leurcompte la réponse de Perelman à Gianformaggio : « Vous metraitez de conservateur militant. Ma réponse sera : qu’entendez-vous par conservateur ? Si vous entendez par là que je préfèrel’argu mentation du discours à celle de la violence, vous avezraison6 » (1973c : [1]). Il en va, peut-être, de la survie de nosdémocraties.

Du reste, j’espère avoir montré, au terme de ce parcoursincomplet et un peu chaotique, la dimension fondamentalementpolitique – au beau sens du terme – de l’entreprise perelma -nienne. L’impossibilité qu’il y a de séparer la redécouverte de larationalité argumentative à la fin des années 1940, d’une volontéde réinventer de fond en comble nos pratiques démocratiquesen les inscrivant dans un cadre plus humaniste et plus concret.C’est ici que réside, je crois, l’actualité principale de Perelman,lequel nous montre la voie, ou du moins une voie, pour repen -ser notre vie citoyenne.

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6. Ce qui n’empêche toutefois pas Perelman de reconnaître, dansla même lettre, « que la violence est, dans certains cas, inévitable »(1973c : [1]).

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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DUPRÉEL, Eugène (1948), Les sophistes. Protagoras, Gorgias, Prodicus,Hippias, Neuchâtel/Paris, Éditions du Griffon/Presses universitairesde France.

FREUND, Julien (1982), lettre à Chaïm Perelman, 31 mars.

FUMAROLI, Marc (1983), lettre à Chaïm Perelman, 19 novembre.

KALINOWSKI, Georges (1972), « Le rationnel et l’argumentation. À proposdu “Traité de l’argumentation” de Chaïm Perelman et LucieOlbrechts-Tyteca », Revue philosophique de Louvain, vol. LXX, no 7,p. 404-418.

NICOLAS, Loïc (2015), Discours et liberté. Contribution à l’histoire politi -que de la rhétorique, Paris, Éditions Classiques Garnier.

OLBRECHTS-TYTECA, Lucie (1963), « Rencontre avec la rhétorique », Logi -que et analyse, vol. VI, nos 21-24, p. 3-18.

PERELMAN, Chaïm ([1945] 2009), « Le libre examen, hier et aujourd’hui »,dans Chaïm PERELMAN et Jean STENGERS, Modernité du libre examen,Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, p. 51-61.

PERELMAN, Chaïm (1948), « Discussion » lors des Deuxièmes Entretiens deZurich (19-22 avril 1948), Dialectica, vol. II, no 1, p. 185-198.

PERELMAN, Chaïm (1950), « Humanisme et libre examen », Les Cahiers dulibre examen, vol. XIII, no 1, p. 38-40.

PERELMAN, Chaïm ([1952] 1963), « Éducation et rhétorique », dans Justiceet raison, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, p. 104-117.

PERELMAN, Chaïm (1958), lettre à Henry W. Johnstone Jr., 14 avril.

PERELMAN, Chaïm (1962), lettre à Julius Stone, 23 janvier.

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PERELMAN, Chaïm (1970), lettre à Antonio Pieretti, 2 septembre.

PERELMAN, Chaïm (1973a), lettre à Jean Laitat, 21 février.

PERELMAN, Chaïm (1973b), lettre à Georges Kalinowski, 2 avril.

PERELMAN, Chaïm (1973c), lettre à Letizia Gianformaggio, 6 juillet.

PERELMAN, Chaïm (1973d), lettre à Letizia Gianformaggio, 2 août.

PERELMAN, Chaïm (1983), lettre à Aryeh Dvoretzky, 15 décembre.

PERELMAN, Chaïm, et Lucie OLBRECHTS-TYTECA ([1958] 2000), Traité del’argumentation. La nouvelle rhétorique, 5e éd., Bruxelles, Éditionsde l’Université de Bruxelles.

UNITED STATES HOLOCAUST MEMORIAL MUSEUM (2013), « Fela and ChaïmPerelman collection », Collections Search, [En ligne], [http://collections.ushmm.org/search/catalog/irn518607], (17 mai 2013).

VANSIER, Boris (1973a), lettre à Chaïm Perelman, 13 août.

VANSIER, Boris (1973b), lettre à Chaïm Perelman, 10 mai.

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FIGURE 1

Carte de résistant civil délivrée à Perelman le 8 août 1952 pour ses activités durant la période 1942-1944.

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FIGURE 2

Carnet de note de Perelman daté 1947 (p. 55 examinant lesVies et doctrines des philosophes de l’Antiquité de Diogène Laërte).

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FIGURE 3

Lettre de Perelman à Édouard Bogaerd, Recteur (faisant fonction) de l’Université libre de Bruxelles, en date du 23 décembre 1940.

Concerne sa situation au regard du nouveau statut des Juifs(ordonnances antisémites du 28 octobre 1940).

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FIGURE 4

Lettre de Perelman à Charles Frerichs, Président du Conseild’administration de l’Université libre de Bruxelles,

en date du 18 décembre 1944. Concerne sa promotion au grade de Professeur ordinaire.

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