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Revue de l'histoire des religions Le statut de l'hébreu selon les intellectuels juifs italiens du XIXe siècle Alessandro Guetta Citer ce document / Cite this document : Guetta Alessandro. Le statut de l'hébreu selon les intellectuels juifs italiens du XIXe siècle. In: Revue de l'histoire des religions, tome 213, n°4, 1996. Langue et Kabbale. pp. 485-500; doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1996.1201 https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1201 Fichier pdf généré le 12/04/2018

Le statut de l'hébreu selon les intellectuels juifs italiens du XIXe siècle

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Revue de l'histoire des religions

Le statut de l'hébreu selon les intellectuels juifs italiens du XIXesiècleAlessandro Guetta

Citer ce document / Cite this document :

Guetta Alessandro. Le statut de l'hébreu selon les intellectuels juifs italiens du XIXe siècle. In: Revue de l'histoire des religions,

tome 213, n°4, 1996. Langue et Kabbale. pp. 485-500;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1996.1201

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1201

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AbstractThe status of Hebrew according to the Jewish intellectuals in 19th century Italy

Between the 1830's and the 1870 's several Jewish intellectuals in Italy conducted a debate about thenature and the role of the Hebrew language. These thinkers, who were adhering to a system ofreligious values, were particularly concerned with two central issues : the first one involved the statusof Hebrew, for centuries considered a « special language ». This notion had lost validity in light of thenewly emerging comparative and historical linguistic theories. The second subject addressed thewidespread tendency towards classification of languages as either « Aryan » or « Semitic ». Such anapproach tended to depart from scientific inquiry and to shift towards the realm of ideology. The lastformulation of this debate, though taking in account modern linguistics, clearly drew inspiration from theKabbalistic tradition. It demonstrates the historical durability and adaptability of certain conceptualschemes.

RésuméEntre les années 30 et 70 du siècle dernier, quelques intellectuels juifs italiens d'inspiration religieuseanimèrent un débat sur la nature et le rôle de la langue hébraïque, qui portait essentiellement sur deuxquestions : a) le caractère «spécial» de l'hébreu, une position que la nouvelle linguistique historique etcomparatiste rendait intenable ; b) la classification entre langues aryennes » et langues« sémitiques », qui dépassait les limites de la discussion scientifique pour devenir explicitementidéologique. La formulation qui clôt ce débat, tout en se voulant en harmonie avec la linguistiquemoderne, s'inspire explicitement de la tradition kabbalistique : elle prouve la résistance et l'adaptabilitéhistorique de certains schémas conceptuels.

ALESSANDRO GUETTA École des Hautes Études du Judaïsme, Paris

Le statut de l'hébreu

selon les intellectuels

juifs italiens du xixe siècle

Entre les années 30 et 70 du siècle dernier, quelques intellectuels juifs italiens d'inspiration religieuse animèrent un débat sur la nature et le rôle de la langue hébraïque, qui portait essentiellement sur deux questions: a) le caractère «spécial» de l'hébreu, une position que la nouvelle linguistique historique et comparatiste rendait intenable; b) la classification entre langues «aryennes» et langues «sémitiques », qui dépassait les limites de la discussion scientifique pour devenir explicitement idéologique.

La formulation qui clôt ce débat, tout en se voulant en harmonie avec la linguistique moderne, s 'inspire explicitement de la tradition kab- balis tique: elle prouve la résistance et l'adaptabilité historique de certains schémas conceptuels.

The status of Hebrew according to the Jewish intellectuals in 19th century Italy

Between the 1830's and the 1870 's several Jewish intellectuals in Italy conducted a debate about the nature and the role of the Hebrew language. These thinkers, who were adhering to a system of religious values, were particularly concerned with two central issues : the first one involved the status of Hebrew, for centuries considered a «special language ». This notion had lost validity in light of the newly emerging comparative and historical linguistic theories. The second subject addressed the widespread tendency towards classification of languages as either «Aryan» or «Semitic». Such an approach tended to depart from scientific inquiry and to shift towards the realm of ideology.

The last formulation of this debate, though taking in account modern linguistics, clearly drew inspiration from the Kabbalistic tradition. It demonstrates the historical durability and adaptability of certain conceptual schemes. Revue de l'Histoire des Religions. 213-4/1996, p. 485 à 500

L'hébreu, langue spéciale?

En plein XIXe siècle, et malgré les progrès de la linguistique comparée dont il était parfaitement au courant, le savant juif Isaac Samuel Reggio (1784-1855) continuait de soutenir la position privilégiée de l'hébreu1.

Reggio, qui vivait à Gorizia, dans le Frioul, était un des protagonistes du renouveau de la culture juive européenne, la Haskalah2. Très versé, comme beaucoup de Juifs italiens, dans l'érudition linguistique et philosophique (parmi ses travaux on compte entre autres une traduction italienne de la Torah assortie d'un commentaire littéral en hébreu)3, il s'était fait connaître - et critiquer - dans les milieux de l'orthodoxie juive savante pour ses positions au sujet de la validité de la tradition orale; en soulignant son caractère historique et contingent, il s'inscrivait en faux contre ce qu'il considérait

1 . Umberto Eco {La recherche de la langue parfaite, trad, franc, de J.-P. Manganaro, Paris, 1994) parle d'Athanasius Kircher, qui soutenait en 1679 (dans Turris Babel) le caractère universel et primordial de l'hébreu, comme d'un retardataire : « La crise de la langue hébraïque en tant que langue sainte avait déjà commencé au cours de la Renaissance» (p. 106). Pour les dernières résistances dans ce sens voir ibid., p. 136. Pour une histoire de la question voir William Chomsky, Hebrew, the eternal language, Philadelphie, 1964. Une contribution récente est celle de Sophie Kessler-Mesguich, L'hébreu chez les hébraïsants chrétiens des XVIe et XVlf siècles, dans Histoire, epistemologie, langage, t. XVIII, fasc. 1, 1996, p. 87-108. Tout le fascicule est consacré à la linguistique de l'hébreu et des langues juives.

2. Sur Reggio, de l'acrostiche de son nom YaSHaR, voir Vittorio Casti- glioni, Histoire du rabbin Avraham Hay Reggio et de son fils, le rabbin Ytshaq (hébreu), Cracovie 1889; Israël Zinberg, Histoire de la littérature hébraïque (hébreu), Tel Aviv, 1960, vol. VI, p. 88; Giuliano Tamani, «I. S. Reggio e l'illuminismo ebraico, dans Gli ebrei a Gorizia e a Trieste tra "Ancien Régime" ed emancipazione», Udine, 1984, p. 29-41 ; Maddalena Del Bianco Cotrozzi, // Collegio Rabbinico di Padova, Firenze, 1995. Il manque encore de nos jours une monographie sur cet auteur.

3. Torath ha-Elohim, Pentateuque avec traduction italienne et commentaire, Vienne, 1818.

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comme un immobilisme dogmatique tout à fait dommageable pour l'avenir du judaïsme4.

La question linguistique était en revanche abordée par Reg- gio de façon traditionaliste :

Le destin de l'hébreu ne ressemble pas à celui des autres langues. Car ces dernières sont le produit des hommes, qui les ont forgées en fonction de la nécessité de communiquer leurs intentions. Au début ces langues n'étaient pas bien ordonnées et disposaient de peu de mots, et au cours du temps elles se sont enrichies et élaborées, en se complétant aussi bien dans le lexique que dans la syntaxe et la pragmatique ; elles ont ainsi atteint l'état de perfection dans lequel nous les connaissons aujourd'hui. Il suffît de penser au grec et au latin primitifs, pour en constater les manques et la pauvreté.

Le sort de notre langue sacrée a été opposé : elle n'a pas connu l'enfance avec ses manques, mais dès sa naissance elle était déjà complètement parfaite et achevée. Le premier livre écrit dans cette langue était de loin plus abouti que les autres qui ont suivi, et c'est de là que l'on a tiré jusqu'à nos jours les règles grammaticales. L'hébreu a eu un destin opposé à celui des autre langues ; tandis que ces dernières se perfectionnaient, la langue hébraïque descendait progressivement de son état d'excellence, chaque génération perdant de nombreux mots et même la signification de plusieurs racines.

Toute personne sensée ne manquera pas de s'étonner, et de poser la question : quelle est la raison de cette différence? Puisqu'il s'agit ici d'une dérogation à l'ordre naturel des choses, on ne pourra répondre qu'en disant que la langue sacrée n'est pas une production humaine, mais qu'elle a précédé la création du monde ; Dieu la parlait dès le début, et l'a enseignée de façon miraculeuse au premier homme.

[...] De tous ces exemples on pourra conclure que les mots de l'hébreu ne ressemblent pas aux mots des autres langues ; car ils sont vivants, et Dieu est en eux5.

Même Moses Mendelssohn, l'auteur qui, en harmonisant Raison et tradition, représentait la référence idéale de Reggio, n'allait pas si loin dans le sens du caractère unique de l'hébreu.

4. Voir Behinath ha-qabbalah (Examen Traditionis : Duo inedita et paene incognita Leonis Mutinensis), Gorizia, 1852. Sur la position antidogmatique vis-à-vis du Talmud de la part de Reggio, qui visait le judaïsme d'Europe orientale, cf. Ha-Torah we-ha-Filosofiyah (La Tor ah et la Philosophie), Vienne, 1827, p. 108-130.

5. Préface à Torath ha-Elohim, cité, p. 14 et 17. Voir aussi Id., Scriptum Probitatis, lettres à S. D. Luzzatto, éditées par Vittorio Castiglioni, Cracovie, 1902, p. 4: «Dieu (...) a donné aux hommes la possibilité d'inventer les mots de toutes les langues sauf de l'hébreu, dont les éléments ont été donnés intégralement au premier homme. »

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Dans l'introduction de son commentaire sur la Torah de 1783, le philosophe allemand, tout en confirmant la supériorité de l'hébreu sur les autres langues, l'attribuait non pas à son essence même, mais au fait que Dieu l'avait choisi pour s'adresser à Adam, aux Patriarches et à Moïse dans la promulgation de la Loi6. C'était donc son usage sacré qui l'avait rendu particulier. Cet argument, en ramenant le privilège de l'hébreu au choix insondable de Dieu, admettait de toute évidence que les langues étaient en ce qui concerne leur nature toutes sur le même plan, du point de vue humain: par conséquent, la science ne devait faire aucune distinction.

La position du rationaliste (et, pour certains aspects, du « moderniste ») Reggio à ce sujet peut surprendre. Il faut tenir compte, il est vrai, de la vénération traditionnelle pour l'hébreu d'une part, et d'autre part de la conscience que la langue représentait à la fois l'un des éléments distinctifs les plus significatifs et les plus fragiles d'une culture minoritaire (il ne faut pas oublier que l'hébreu disparaissait rapidement, à l'époque de Reggio, des connaissances de base des Juifs italiens). Mais cela ne parvient pas à dissiper, du moins à la première lecture, l'impression que les propos de Reggio sont résolument naïfs, hors du temps, et dictés par des préoccupations essentiellement apologétiques. Dans son discours, les observations empiriques et les explications théologiques se mélangent, lui ôtant toute crédibilité scientifique. Si l'on songe toutefois aux développements linguistiques de l'époque, ce jugement sera nécessairement plus nuancé.

En 1808, la publication de Ober die Sprache und Weisheit der Indier, de Friedrich Schlegel (1772-1829), confirmait et accélérait la «découverte du sanscrit» qui avait suscité tant

6. Moses Mendelssohn, Sefer netivoth salom (Commentaire sur le Pentateuque), Berlin, 1783, 2e éd., Vienne, 1808, Introduction. Le rabbin italien Vittorio Castiglioni (1840-1911) partageait cette idée, mais remarquait que «il serait impossible, de nos jours, d'affirmer explicitement une idée différente » (Scriptum Probitatis, cité, p. 23, note). Pour une autocensure semblable chez Élie Benamozegh, cf. Em la-Miqra, Livourne, 1862, Lévit., f. 71a.

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d'intérêt dans l'Europe cultivée de la fin du siècle précédent. Cet ouvrage, si riche dans ses observations linguistiques ponctuelles, suivait un schéma général typique d'un certain courant de la pensée romantique : il se tournait vers un passé - parfois mal connu et presque fabuleux - par lequel on pouvait mesurer la décadence de l'époque actuelle, et qui pouvait inspirer en l'occurrence la direction d'un progrès renouvelé. Dans ce cadre conceptuel, la langue la plus ancienne, le sanscrit, se présentait aux yeux de Schlegel comme la plus régulière, la plus efficace, la plus poétique7.

Déjà en 1761 Adam Smith avait fait la distinction entre langues primitives « fléchies », dans lesquelles l'ordre des mots est libre, et langues «non fléchies», plus simples et claires, dans lesquelles le sens de la phrase est donné par l'ordre des mots, qui suit une règle établie. L'évolution des langues, comme celle des machines, se faisait, d'après Smith, du complexe au simple. Mais, alors que les machines devenaient plus parfaites, les langues s'appauvrissaient esthétiquement8.

Au point de vue conceptuel, la position de Reggio était parfaitement semblable à celle des linguistes d'inspiration romantique : l'hébreu tenait chez lui la place du sanscrit dans un schéma de décadence linguistique. Mais le parallélisme s'arrête, lorsque l'on aborde projet général qui sous-tend ce schéma.

Alors que, chez Schlegel et les autres linguistes romantiques, la référence au passé était associée à un élargissement des horizons nécessaire à la formation d'une nouvelle identité culturelle occidentale9, pour le savant juif elle avait un caractère absolu ; le passé confirmait et légitimait les valeurs traditionnelles d'un groupe minoritaire. En d'autres termes, Reggio et Schlegel raisonnaient formellement de la même manière, mais ils remplissaient cette forme de contenus différents : le premier

7. Cf. Anna Morpurgo Davies, La linguistica dell'Ottocento, in Giulio Césare Lepschy (éd.), Storia délia Linguistica, Bologne, 1994, vol. III, p. 84.

8. Ibid., p. 87. 9. Cf. entre autres Georges Gusdorf, Le romantisme, Paris, 1993, vol. I,

p. 303-314.

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s'arrête au passé, pour y trouver une confirmation. Le second se sert du passé ; il le redécouvre, pour fonder un nouvel avenir.

Quelques années plus tard, le grammairien, poète et biblisté Samuel David Luzzatto (1800-1865) éliminera de son horizon de chercheur toute discussion sur le caractère spécial de l'hébreu, en jugeant la question superflue, voire nuisible.

Tout en se donnant ouvertement comme tâche la défense et l'éclaircissement de la tradition juive, Luzzatto n'avait aucun préjugé sur le plan scientifique. Il ne croyait pas à l'hypothèse de l'hébreu comme langue spéciale, encore moins à son statut de langue des origines10. Dans l'introduction à ses Prolegomeni ad una grammatica11, Luzzatto se limite à formuler l'hypothèse d'un idiome unique originaire, probablement non écrit et proche de l'onomatopée : une sorte de mère commune en bonne partie bili- tère et monosyllabique, qui aurait lentement évolué en passant d'un caractère naturel à un caractère artificiel, exprimé par les formes trilitères12. L'hypothèse linguistique monogénétique ne l'empêcha pas de réagir avec scepticisme aux recherches de Graziadio Isaia Ascoli ( 1 829-1 907) 13, son disciple et probable-

10. Les statuts de 1865-1866 de la Société de linguistique interdiront d'ailleurs toute discussion sur l'origine des langues.

11. Padoue, 1836. Pour l'empirisme linguistique de Luzzatto, voir Sefer ha-Riqmah, Grammaire hébraïque de Jona ben Gannach, éd. Beer Goldberg, Francfort, 1853, «Remarques» au début du livre, pages non numérotées. La thèse de Luzzatto est que la définition de l'individuel a précédé celle de l'universel, contrairement à l'ordre logique de la philosophie (qui était, pour lui, synonyme d'idéalisme). Il trouvait une preuve à cela dans le fait que les mots définissant les individuels sont les plus simples, et que pour définir les universels on leur ajoutait des éléments (préfixes, suffixes) : Накнам (sage) est plus simple que Нркнман (sagesse) et donc, probablement, le premier a précédé le second.

12. Pour une analyse historique de cette question voir Mireille Hadas- Lebel, Histoire de la langue hébraïque, Paris, 1981, 3e éd., p. 81-83.

13. Ascoli occupa la première chaire italienne de linguistique scientifique créée à Milan en 1861. Spécialiste de langues indo-européennes et romanes, mais aussi excellent connaisseur des langues sémitiques, il fut l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages et le fondateur (1873) de YArchivio Glottologico Italiano, une revue qui s'imposa comme une des plus prestigieuses d'Europe. Il est intéressant de remarquer que Reggio manifestait ouvertement la plus grande admiration pour les études comparatistes ď Ascoli. Il composa même un sonnet hébraïque en son honneur, cf. Scriptum Probitatis, cité, p. 48.

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ment le fondateur de la linguistique scientifique et comparative en Italie, qui tendait à prouver l'existence de liens rapprochés et profonds entre les langues « aryennes » et les langues « sémitiques ». Luzzatto demeurait hostile à cette tentative d'harmonisation, qui ne lui paraissait pas scientifiquement fondée, et quelque peu idéologique14. Il ne voyait pas non plus l'utilité de l'entreprise, car la différence entre les deux grands groupes linguistiques, ainsi qu'entre les civilisations qui les exprimaient, était un fait qu'il fallait accepter et étudier de près ; sa réflexion sur l'histoire, en particulier, en était largement affectée15. Si des liens existaient, d'après Luzzatto, ceux-ci n'étaient que la trace lointaine d'une éventuelle unité primordiale du genre humain : à une idée de fond commune, correspondaient des mots proches, comme le montraient par exemple le 'ith chaldéen, le yesh hébreu, le est latin, le ist allemand, le esti grec et le sanscrit as16.

Luzzatto acceptait aussi l'idée d'une correspondance entre phonèmes et graphèmes, d'une part, et significations élémentaires d'autre part. Il insistait par ailleurs pour garder une distinction marquée entre langues appartenant à des groupes différents ; deux positions dont les conséquences sur le plan idéologique seront très significatives, comme on le verra.

Les langues du paradis, version juive

L'infini, la diversité, le germe du développement et du progrès semblent refusés aux peuples dont nous avons à parler. En toute chose, on le voit, la race sémitique nous apparaît comme une race

14. Dans l'Introduction à ses Studi orientali e linguistici (dans Studj cri- tici, I, Milan, II Politecnico, 1861), Ascoli écrivait que «la linguistique peut soutenir les principes de tolérance et de fraternité entre les Nations ».

15. Sur la discussion entre Ascoli et Luzzatto au sujet de la «connexion Aryo-semitique », voir Isacco Garti, II carteggio Ascoli-Luzzatto conservato nella Biblioteca dell'Accademia dei Lincei, dans Italia, vol. I, n. 1, Jérusalem, 1976, p. 79-91. Sur l'idée de Luzzatto d'une alternance des civilisations sémitiques et aryennes dans l'histoire, voir Ytshaq Heinemann, La Loi dans la pensée juive, adapt, franc, de Charles Touati, Paris, 1962, p. 156-159, et S. D. Luzzatto, Attizismus, 'o derekh 'erets (L'esprit grec, ou bien la moralité), dans Zion, I, p. 81, reproduit dans Id., Ecrits (hébreu), Jérusalem, 1976, vol. 2, p. 41-73.

16. Prolegomeni, cité, p. 84-85.

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incomplète par sa simplicité même. Elle est, . si j'ose le dire, à la famille indo-européenne ce que la grisaille est à la peinture, ce que le plain-chant est à la musique moderne ; elle manque de cette variété, de cette largeur, de cette surabondance de vie qui est la condition de la perfectibilité. Semblables à ces natures peu fécondes qui, après une gracieuse enfance, n'arrivent qu'à une médiocre virilité, les nations sémitiques ont eu leur complet épanouissement à leur premier âge, et n'ont plus de rôle à leur âge mûr.

Ernest Renan franchit avec décision le pas qui sépare la science de l'idéologie. Ces mots apparaissent dans l'introduction à l'Histoire générale et système comparé des langues sémitiques17. Maurice Olender a très bien retracé dans Les langues du Paradis™ la tendance aux classifications raciales, sinon racistes, du siècle dernier, dont l'intérêt principal était de définir sa propre identité culturelle par voie comparative. Une autre civilisation se voyait ainsi attribuer tous les caractères opposés, et de ce fait avait la fonction de construire a contrario, comme dans une sorte de miroir, cette identité. Pour exalter les talents scientifiques et artistiques des (indo-)européens, il fallait mettre en évidence l'instinct religieux des sémites ; à la simplicité des uns correspondait la complexité féconde des autres ; les peuples sémitiques étaient statiques, et dans le dessein d'une dynamique évolutive de l'humanité ils étaient destinés a être remplacés par les indo-européens, ouverts à l'avenir.

Puisque la langue représente, avec la religion, un des éléments qui définissent une civilisation19, il est normal qu'on retrouve à ce niveau particulier les mêmes éléments indiqués à

17. Ernest Renan, Œuvres complètes, t. VIII, Paris, 1956, p. 156. 18. Paris, 1989. Voir aussi, du même auteur, L'Europe ou comment

échapper à Babel, dans L'Infini, n. 44, Paris, 1993, p. 106-123. 19. Sur le rapport entre «Génie du peuple», «Génie de la langue», et

« Génie de la religion », voir Wilhelm von Humboldt, Lettre à M. Abel Rémusat sur la nature des formes grammaticales en général et le génie de la langue chinoise en particulier, dans Gesammelte Schriften, V, Berlin, 1903- 1936, p. 254-308; Edgar Quinet, Génie des Religions, Paris, 1857. L'entrée Volksgeist rédigée par Nathan Rotenstreich dans le Dictionary of the History of the Ideas, New York, 1973, est particulièrement intéressante. Pour la réflexion juive à ce sujet, voir Rivka Horwitz, L'idée des « Dieux des peuples » d'après Nahman Krochmal, et ses sources juives (hébreu), dans Jerusalem Studies in Jewish Thought (volume en l'honneur de Shlomo Pines, Ire partie), vol. VII, Jérusalem, 1988, p. 216.

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un niveau général. Ainsi, l'hébreu était pour Herder une langue poétique par excellence, qui avait tout exprimé à ses débuts : sa simplicité la mettait à l'abri de la complexité des langues historiques20. La langue du « pauvre peuple de pasteurs » n'avait rien à voir, pour le philosophe allemand, avec le triste mélange de l'hébreu de la dispersion, lorsque la « pauvre, mais belle et pure villageoise (...) a[vait] emprunté la parure de ses voisines»21. Or, nous avons vu que, à quelques nuances près, ce même schéma « involutif » de l'hébreu était retenu par un savant juif « moderne » comme Reggio22.

Il est intéressant de constater que même la classification des races sémites et aryennes, . ainsi que leurs définitions, étaient tout à fait partagées par les intellectuels juifs. Or, ceux-ci ne pouvaient évidemment pas en accepter les conséquences, à savoir la fin de toute mission historique pour leur « race », dont le destin n'aurait été que la pure survie. Il leur était par ailleurs impossible de les renverser purement et simplement, en se réclamant d'une supériorité ou en s'identifiant à la partie conquérante: leur appartenance à une minorité sociologique les en empêchait. Par conséquent, tout en conservant les mêmes attributs pour les deux grands groupes culturels, ils

20. Johann Gottfried Herder, Vom Geist der ebraischen Poesie, vol. 11 des Œuvres complètes (éd. B. Suprhan), Berlin, 1879, p. 234.

21. Ibid., p. 230. 22. On pourrait ajouter l'exemple de Lelio Delia Torre (1805-1870)

professeur d'éloquence sacrée au Séminaire rabbinique de Padoue et poète de bon niveau, qui applique le schéma involutif de la langue aux cas concrets de la création littéraire. Delia Torre continue de voir dans la Bible le modèle de l'hébreu, et met en garde contre la plate imitation stylistique des langues européennes, dont le « génie » serait différent (voir son compte rendu d'une traduction hébraïque partielle de la Divina Commedia, dans Scritti Sparsi, Padoue, 1908, vol. I, p. 271). Ce purisme a comme source avouée Yehudah ha-Levy, qui dans Kouzary (liv. II, § 72-73; voir la récente traduction de Charles Touati, Louvain-Paris, 1994, p. 80-81) affirmait paradoxalement, lui qui était un de plus grands poètes dans le mètre quantitatif de type arabe, la corruption de la langue hébraïque de son temps, obligée à des modes d'expression qui n'étaient pas les siens. Il faut rappeler que l'attitude de Delia Torre s'accompagnait d'une vision de l'hébreu comme langue littéraire, et morte. La renaissance de la langue sera l'œuvre des linguistes et des écrivains juifs de l'Europe de l'Est, vers la fin du siècle.

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esquissèrent les schémas historiques alternatifs de l'oscillation périodique et inévitable entre cultures (Luzzatto), ou celui de leur articulation et complémentarité (Elie Benamozegh).

Selon Luzzatto, la civilisation du monde moderne était le produit de deux éléments hétérogènes: l'un, progressif, qu'il appelait «atticisme», ou esprit de la grécité; l'autre, station- naire, qu'il identifiait au judaïsme. On devait au premier la philosophie, les arts, les sciences, la morale intellectuelle, au second la religion et la morale désintéressée. L'atticisme était dynamique, le judaïsme, statique ; l'un tendait à la pluralité, l'autre à l'unité. Chacun de ces éléments tendait à s'imposer, mais lorsque l'un des deux semblait être proche du triomphe, il commençait à s'effacer au profit de l'autre, car la société ne pouvait pas se passer complètement ni des austères certitudes de la morale, ni des charmes du beau ou du développement de l'entendement :

La civilisation est [...] nécessairement périodique, non pas progressive ; elle n'a pas un point où s'arrêter. Le repos ne saurait être conçu que dans une parfaite conciliation de deux éléments, laquelle ne pourrait avoir lieu sans de graves sacrifices de la part de l'élément progressif, qui devrait notablement et inutilement mettre un frein à son essor. L'élément stationnaire, essentiellement immuable, est incapable de sacrifices23.

Le projet théologique du kabbaliste Elie Benamozegh (1823-1900) privilégiait la coexistence fructueuse, voire nécessaire, des deux grandes civilisations24. L'idée de Dieu telle qu'elle avait été développée par la Kabbale pouvait convenir à une religion de l'avenir qui aurait harmonisé la tendance à l'unité et à la transcendance des sémites, et l'instinct pluraliste et immanentiste des aryens (ou japhétides, de Japhet, frère de

23. Cf. Ytshaq Heinemann, La Loi dans la pensée juive, cité, p. 157. Pour la question du progrès chez ces auteurs, cf. A. Guetta «Une contrée abandonnée et hors du temps » : les études juives en Italie au xdc* siècle, dans Pardes, 19/20, Paris, 1994, p. 186-203.

24. Sur l'œuvre d'Elie Benamozegh dans le contexte de l'histoire intellectuelle d'Italie, voir Bruno Di Porto, Un maestro dell'ebraismo nella nuova Italia, dans Rassegna Mensile di Israel, Rome, 1984, vol. L, p. 157-181. Pour un examen philosophique, voir A. Guetta, Un kabbaliste à l'heure du progrès : le cas d'Elie Benamozegh, dans Revue de l'Histoire des Religions, Paris, 1991, CCVIII, n. 4, p. 415-436.

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Sem). Car la théologie kabbalistique était une sorte de monothéisme immanentiste qui admettait la pluralité - les séfiroth - dans l'unité de Dieu, et une sorte ď « affinité » entre le fini et l'infini qui évitait les écueils opposés du panthéisme spinozien (ce qu'il appelle « union vers le haut ») et de l'incarnation chrétienne (Г « union vers le bas »)25.

Benamozegh trace les grands axes d'un développement historique où les points de départ et d'arrivée seraient établis en dehors du développement même ; le relatif et le changeant ne seraient donc tels que parce qu'il y a un absolu auquel ils font référence. La tâche des deux civilisations est par conséquent décrite de la façon suivante :

Renan ne voit pas que, s'il est vrai que les Sémites - et les Juifs en particulier - sont les représentants de l'absolu, il n'en est pas moins vrai que ce dernier est indispensable à l'esprit humain au même niveau que la nuance. Car la nuance - ou relation - n'est vraie que si elle est enracinée dans un principe supérieur auquel toutes les relations fassent référence. (...) Luzzatto s'est trompé, lorsqu'il a décrit les génies grec et juif comme antithétiques, sans s'apercevoir que, ce faisant, il condamnait toute la civilisation moderne, qui est fille de l'un comme de l'autre. Le Zohar, qu'il condamne au nom de la raison, a été plus juste, plus raisonnable26.

Vico et le Zohar

Au XIXe siècle on ne pouvait plus souscrire à une théorie pleinement « mimologique » du langage27, où entre les mots et les choses il y aurait un lien essentiel et non conventionnel, mais il était toutefois possible de penser un rapport organique entre un peuple et sa langue. Si chaque civilisation laissait la marque de sa vision du monde dans sa langue d'expression, il était possible de reconstituer des univers culturels oubliés ou corrompus en par-

25. Cf. Spinoza et la Kabbale, dans Univers Israelite, Paris, 1864, vol. XIX; Israël et l'Humanité, Paris, 1914, passim.

26. Teologia dogmatica e apologetica, \o\. I: Dio, Livourne, 1877, p. 180-181 et 202.

27. L'expression est empruntée à Gérard Genette, Mimologiques : voyages en Cratilie, Paris, 1976.

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tant des traces linguistiques, analysées jusqu'à leurs unités signifiantes élémentaires, les mots. Giambattista Vico (1668-1744) avait déduit un système métaphysique propre aux italiques à partir de quelques mots clés en latin : la célèbre réciprocité, ou «convertibilité» de verum etfactum l'amenait à conclure que Dieu est la vérité première, car il est le premier Facteur ; de l'utilisation indifférente de causa et negotium (activité, travail) il tirait l'équivalence entre prouver par les choses et effectuer, d'où découlait une métaphysique de l'équivalence entre faire et connaître antagoniste du rationalisme cartésien28.

Benamozegh se propose de réaliser le même projet pour la théologie juive originelle, que la « rouille des siècles » avait rendue méconnaissable. Il se sent proche, par conséquent, des Schleicher, des Max Muller, bref de tous ces linguistes d'inspiration romantique qui acceptaient l'idée de langue comme dépôt de culture: la définition d'un vocable, pour être vraie, devait s'harmoniser avec l'histoire du concept de la chose définie29. La liste des mots susceptibles d'après lui de véhiculer un sens métaphysique est assez longue: par exemple, la racine hébraïque 'ad aurait en même temps le sens de béatitude ('eden), éternité ('ad) et ornement ('ady), manifestant ainsi la tendance métaphysique des Hébreux, tandis que les Grecs associent ornement et monde (kosmos). Ëoref est en même temps « hiver » et «jeunesse », deux sens opposés dont l'union peut suggérer l'idée que la fin de la vie est la véritable jeunesse, et donc qu'il peut y avoir une vie après la mort30.

28. Cf. Giambattista Vico, De la très ancienne philosophie des peuples italiques, trad, franc, de Georges Milhos et Gérard Granel, Toulouse, 1987, p. 10 et 25.

29. E. Benamozegh, Storia degli Esseni, Livourne, 1865, p. 7. Pour un examen de la linguistique romantique, voir Bertil Malmberg, Histoire de la linguistique, Paris, 1991, p. 248 et s.

30. La théorie des sens opposés d'un même mot fut soutenue par Cari Abel (1827-1906), spécialiste d'égyptien, dans Uber den Gegensinn der Urworte, Leipzig, 1884. Il est intéressant de constater que Freud trouva dans ce texte une confirmation à l'idée que dans les rêves une chose peut être exprimée par son contraire. Voir Giulio C. Lepschy, Freud, Abel e gli opposti,. dans Sulla Linguistica moderna, Bologne, 1989, p. 349-378. Je dois la connaissance de cet article à son auteur, que je remercie.

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La proximité entre l'acte de parole et l'acte sexuel se déduirait de la double signification de milah (parole et circoncision), de l'expression utilisée pour Moïse 'oral sefataïm (aux lèvres non circoncises) pour définir la difficulté de parler ; ce rapport est confirmé par la juxtaposition que le Sefer Yetsirah opère entre l'organe de la parole fécondatrice et l'organe de la génération31. D'ailleurs, Benamozegh rappelle que la vraie connaissance religieuse consiste en la connaissance des noms de Dieu : une formule qui évoque la «transmission des noms» du Tal- muâ1 ainsi que l'idée, assez répandue dans les ouvrages kabba- listiques, selon laquelle le texte de la Torah ne serait qu'un « roman théosophique » dont le véritable contenu serait la succession des noms de Dieu33.

Le célèbre passage d'Exode XXIV, 7, « Nous ferons et nous écouterons » est lu à la lumière du parallélisme établi par Vico entre faire et comprendre. Même les graphèmes évoquent une connaissance métaphysique: le yod, qui correspond par sa forme au point, et par sa signification ésotérique à la séfirah Malkhouth (une sorte de Nátura naturans), rappelle la théorie des «points métaphysiques» et de la «nature métaphysique» conçue par Vico34.

La perspective du penseur du XVIIF siècle, développée par les romantiques, constituait un modèle parfaitement adéquat à la sensibilité linguistique d'un homme qui pensait selon les schémas de l'ésotérisme kabbalistique. Or, cela ne représentait au fond qu'une inspiration très générale; mais la fusion que Benamozegh opère entre instances kabbalistiques et linguis-

31. Teologia, cité, p. 97; L'inverno ebraico, dans L'hraelita, Livoume, 1866, vol. I, p. 12.

32. E. Benamozegh, Israël et l'Humanité, Paris, 1915, p. 116; Talmud Bavli, Traité Kiddoushin, f. 71a.

33. Teologia, p. 116; Gershom Scholem, Le nom de Dieu ou la théorie du langage dans la Kabbale. Mystique du langage, dans Id., Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, trad, franc, de Maurice R. Hayoun et Georges Vajda, Paris, 1983, p. 55-99.

34. Teologia, p. 27; G. Vico, De la très ancienne philosophie..., cité, p. 27. Cf. Zohar, trad, franc, de Charles Mopsik, Paris, 1981, t. 1, p. 99, sur l'identification de la lettre yod comme « point primordial [...] commencement d'un autre mot: la lumière».

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tique moderne pousse plus loin, du niveau des mots à celui des lettres. Nous venons d'en voir un exemple très «philosophique»: dans d'autres contextes, Benamozegh se concentre sur un plan strictement grammatical.

L'exégèse kabbalistique, sous ses différentes formes, voit dans la langue un objet privilégié d'analyse. Du Sefer Yetsirah au Sefer ha-Bahir, dwZohar aux ouvrages d'Avraham Aboula- fîa35, ce ne sont pas seulement les mots - les unités élémentaires dotées de sens - qui se prêtent à une analyse théologique, mais aussi leurs composants, que ce soit sous la forme de phonèmes ou de graphèmes36. Or, Benamozegh trouve immédiatement et de façon tout à fait spontanée une présentation moderne pour cette ancienne sensibilité. Cette adaptation ultérieure est développée dans une très dense réplique - en fait, un véritable essai - aux critiques de David Castelli, son ancien élève et orientaliste de tendance positiviste37. Castelli accusait Benamozegh d'inventer des etymologies complètement fantaisistes, dans le seul but de justifier a posteriori des idées philosophiques toutes faites. Sa démarche tenait selon lui plus de l'exégèse du prêcheur que de la recherche linguistique scientifiquement fondée ; les substitutions de lettres radicales, leurs inversions, pouvaient être ridiculisées même par un enfant de l'école primaire

35. Sur Aboulafia, voir la monographie de Moshe Idel, L'expérience mystique d'Abraham Aboulafia, trad, franc., Paris, 1989.

36. Des auteurs comme Moshe Cordovero sont particulièrement sensibles au rapport entre lettre écrite et lettre prononcée, auxquelles s'ajoute la lettre pensée. Cf. Pardès Rimmonim (Le jardin des Grenades), Cracovie, 1592, chap. XXVII, 2. Pour ce rapport dans le Zohar, voir l'article de Charles Mopsik dans cette livraison de la Revue de l'histoire des religions.

37. David Castelli, Compte rendu de la Teologia, dans Rivista Europea, VIII, Florence, 1877, p. 169-181. Castelli (1836-1901), un ancien élève de Benamozegh au Séminaire rabbinique de Livourne, était professeur d'hébreu au Regio Istituto di Studi Superioři de Florence. Parmi ses ouvrages, les traductions avec notes critiques et introduction de YEcclésiaste (Pise, 1866), du Cantique des Cantiques (Florence, 1892) et de Job {II poema semitico del pes- simismo, ibid, 1897); // Messia seconde gli Ebrei (ibid, 1874); l'édition du commentaire de Shabbetaï Donnolo au Sefer Yetsirah (dans Istituto di Studi Superioři e pratici di Firenze, sezione difilologia efilosofia, accademia orientale, n. 7, Florence, 1880). Voir l'article de Fausto Parente dans Dizionario biografico degli italiani, vol. 21, Rome, 1978.

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au fait des lexiques et des lois de la grammaire : la nécessité de «faire une métaphysique sublime» semblait en somme l'emporter sur les règles grammaticales et l'examen des faits, «bagatelles dignes d'un petit esprit».

La réponse de Benamozegh, assez emblématique d'une mentalité historiciste, se fonde sur l'idée que les lexiques et les grammaires normatives sont justement rédigés à l'intention des enfants - ou des positivistes, ces grands enfants qui se contentent des résultats en ignorant les processus qui les ont produits38.

En évoquant la classification de Schleicher sur les stades de développement traversés par toutes les langues - monosyllabique, agglutiné, fléchi - et les remarques ponctuelles d'Ascoli sur les langues sémitiques, Benamozegh parvient à la conclusion que chaque élément d'une racine verbale représente une idée très générale. Le sha primitif, qui avait le sens de « poser de façon stable », aurait donné lieu d'après lui au verbe shat (mettre), sam (id., avec transformation du shin en sin), sham (là- bas), shetol (planter, installer), shet (derrière, fesses), shat (base, fondation), etc.39 Les etymologies des noms bibliques se trouvent ainsi justifiés par voie de philosophie comparée : Bavel (Babylonie) et balai (confondre, mélanger) retrouvent une proximité réelle, et non seulement plaquée naïvement et de façon maladroite par l'auteur du récit biblique de la confusion des langues. De même, selon Benamozegh, on pourrait formuler l'hypothèse que le nom de Dieu Shadaïa. été inspiré par sha- daïm mamelles, en guise d'archétype de toutes les divinités féminines et maternelles de l'Antiquité. Les exemples de ce genre se multiplient sous la plume du grammairien-théologien.

La lettre waw, qui a la fonction grammaticale de conjonction et dont le Sefer ha-Bahir exaltait la fonction métaphysique

38. E. Benamozegh, Una Critica criticabile, Livourne, 1878. 39. Antoine Fabre d'Olivet, qui avait également soutenu la

correspondance entre idées primordiales et signes écrits (La Langue hébraïque restituée, et le véritable sens des mots hébreux rétabli et prouvé par leur analyse radicale, V Partie, Paris, 1815, p. 30 et s.) dans ses analyses particulières, est parfois, malheureusement, en opposition totale avec Benamozegh. Pour lui, le signe sh représente «la durée relative, et le mouvement qui s'y attache», ibid., IIe Partie, p. 225.

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d'union de différents mondes (ce que Guillaume Postel appelait dans sa traduction copula universi) se voit ainsi attribuer l'idée générale de relation40.

Il s'agit d'une nouvelle version de concordisme, dont les termes ne sont pas la science moderne et la lettre biblique, mais la théologie rabbinique (car la Kabbale est considérée comme le véritable contenu dogmatique du judaïsme traditionnel) et la linguistique moderne. Cela n'est pas étonnant, car le schéma du fond qui préside à cette opération est celui d'une vérité originelle que la recherche bien conduite ne peut pas démentir.

Il est certain que cette dernière manifestation de la langue de la Kabbale n'est pas uniquement le résultat d'une recherche empirique désintéressée, mais répond à l'exigence d'attribuer à la langue un poids que lui était ôté par les doctrines conven- tionnalistes. La Kabbale représentait dans ce sens un recours privilégié; c'est ainsi que, plus tard, un poète comme Max Jacob, intéressé par la « matière » des mots, se déclarera « kab- baliste»41. Chez Benamozegh, on assiste à une tentative qui se veut scientifique, et qui est de toute façon complètement étrangère à toute attitude mystique : une tentative qui prouve la persistance dans le temps, ainsi que le caractère plastique, de certains schémas conceptuels, qui se manifestent là où on ne les attendrait pas.

40. Cf. Le Bahir, le livre de la clarté, trad, franc, de Josepf Gottfanstein, Paris, 1983, § 30; Postelliana, Nieuwkoop, 1981, p. 35 («Dixit illi quid est Vau. Dixit illis. In sex positionum extremis siggillatus est mundus unde Tife- reth quae est sexta descendendo est Vau et copula universi»). Je remercie Mme Christine Escarmant pour cette indication.

41. Max Jacob, L'échelle de Jacob, Paris, 1994, p. 17.