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Ephemerides Theologicae Lovanienses 86/1 (2010) 27-81. doi: 10.2143/ETL.86.1.2051610 © 2010 by Ephemerides Theologicae Lovanienses. All rights reserved. 1. Sur la suppression des jésuites, outre l’étude classique de D.K. VAN KLEY, The Jan- senists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765, New Haven – Londres, 1975, voir les travaux récents de N. GUASTI, L’esilio italiano dei gesuiti spagnoli: Identità, controllo sociale e pratiche culturali (1767-1798), Rome, 2006, et Ch. VOGEL, Der Unter- gang der Gesellschaft Jesu als europäisches Medienereignis (1758-1773): Publizistische Debatten im Spannungsfeld von Aufklärung und Gegenaufklärung, Mayence, 2006. 2. Pour une présentation récente de la querelle de la grâce, voir B. QUILLIET, L’achar- nement théologique: Histoire de la grâce en Occident, III e -XXI e siècle, Paris, 2007. 3. L. DE MOLINA, Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis, diuina præscientia, proui- dentia, prædestinatione et reprobatione ad nonnullos primæ partis D. Thomæ articulos, Lisbonne, 1588. Sur Molina et le molinisme, voir E. VANSTEENBERGHE, Molinisme, in Dic- tionnaire de théologie catholique [DThC], Paris, 1902-1950, X/2 (1929), c. 2094-2187, et L. RENAULT, Bañezianisme-molinisme-baianisme, in J.-Y. LACOSTE (éd.), Dictionnaire cri- tique de théologie, Paris, 1998, 133-136. 4. Pour une présentation synthétique du débat théologique autour de la notion de prémo- tion physique, voir R. GARRIGOU-LAGRANGE, Prémotion physique, in DThC (n. 3), XIII/1 (1936), c. 31-77; et ID., Thomisme, in DThC (n. 3), XV/1 (1946), c. 823-1023. Sur la fortune du thomisme à l’époque moderne, consulter R. CESSARIO, Thomism and the Thomists, Milan, 1998 (Le thomisme et les thomistes. Trad. française, Paris, 1999); D. BERGER, Thomismus: Grosse Leitmotive der Thomistischen Synthese und ihre Aktualität für die Gegenwart, Cologne, 2001; ID., In der Schule des hl. Thomas von Aquin: Studien zur Geschichte des Les derniers feux de la querelle de la grâce Le jansénisme français et la question thomiste à la fin du XVIII e siècle Sylvio Hermann DE FRANCESCHI École pratique des Hautes Études, Paris Après plus de deux siècles de combats acharnés, l’antijésuitisme euro- péen remporte une écrasante victoire lorsque par le Bref Dominus ac Redemptor du 21 juillet 1773, le pape Clément XIV ordonne la suppres- sion de la Compagnie de Jésus 1 . L’une des conséquences les plus mésesti- mées du geste pontifical a sans nul doute été la recomposition partisane, qu’il a inévitablement induite, des forces en présence dans la querelle de la grâce, alors que disparaissait de facto son protagoniste institutionnel le plus influent et le plus impliqué 2 . On se souvient qu’à la fin du XVI e siècle, la controverse de gratia avait mis aux prises les jésuites, partisans indéfec- tibles de la doctrine récemment définie par leur confrère espagnol Luis de Molina (1535-1600) dans sa Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis (1588) 3 – où était posée la thèse d’une grâce suffisante, gratia suffi- ciens, généralement octroyée à chaque homme et dont l’efficacité dépen- dait uniquement du consentement de la volonté –, et les dominicains, défenseurs ex officio des enseignements de l’École de saint Thomas 4 , pour

Les derniers feux de la querelle de la grâce. Le jansénisme français et la question thomiste à la fin du XVIIIe siècle

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Ephemerides Theologicae Lovanienses 86/1 (2010) 27-81. doi: 10.2143/ETL.86.1.2051610© 2010 by Ephemerides Theologicae Lovanienses. All rights reserved.

1. Sur la suppression des jésuites, outre l’étude classique de D.K. VAN KLEY, The Jan-senists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765, New Haven – Londres, 1975, voir les travaux récents de N. GUASTI, L’esilio italiano dei gesuiti spagnoli: Identità, controllo sociale e pratiche culturali (1767-1798), Rome, 2006, et Ch. VOGEL, Der Unter-gang der Gesellschaft Jesu als europäisches Medienereignis (1758-1773): Publizistische Debatten im Spannungsfeld von Aufklärung und Gegenaufklärung, Mayence, 2006. 2. Pour une présentation récente de la querelle de la grâce, voir B. QUILLIET, L’achar-nement théologique: Histoire de la grâce en Occident, IIIe-XXIe siècle, Paris, 2007. 3. L. DE MOLINA, Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis, diuina præscientia, proui-dentia, prædestinatione et reprobatione ad nonnullos primæ partis D. Thomæ articulos, Lisbonne, 1588. Sur Molina et le molinisme, voir E. VANSTEENBERGHE, Molinisme, in Dic-tionnaire de théologie catholique [DThC], Paris, 1902-1950, X/2 (1929), c. 2094-2187, et L. RENAULT, Bañezianisme-molinisme-baianisme, in J.-Y. LACOSTE (éd.), Dictionnaire cri-tique de théologie, Paris, 1998, 133-136. 4. Pour une présentation synthétique du débat théologique autour de la notion de prémo-tion physique, voir R. GARRIGOU-LAGRANGE, Prémotion physique, in DThC (n. 3), XIII/1 (1936), c. 31-77; et ID., Thomisme, in DThC (n. 3), XV/1 (1946), c. 823-1023. Sur la fortune du thomisme à l’époque moderne, consulter R. CESSARIO, Thomism and the Thomists, Milan, 1998 (Le thomisme et les thomistes. Trad. française, Paris, 1999); D. BERGER, Thomismus: Grosse Leitmotive der Thomistischen Synthese und ihre Aktualität für die Gegenwart, Cologne, 2001; ID., In der Schule des hl. Thomas von Aquin: Studien zur Geschichte des

Les derniers feux de la querelle de la grâceLe jansénisme français et la question thomiste

à la fin du XVIIIe siècle

Sylvio Hermann DE FRANCESCHI

École pratique des Hautes Études, Paris

Après plus de deux siècles de combats acharnés, l’antijésuitisme euro-péen remporte une écrasante victoire lorsque par le Bref Dominus ac Redemptor du 21 juillet 1773, le pape Clément XIV ordonne la suppres-sion de la Compagnie de Jésus1. L’une des conséquences les plus mésesti-mées du geste pontifical a sans nul doute été la recomposition partisane, qu’il a inévitablement induite, des forces en présence dans la querelle de la grâce, alors que disparaissait de facto son protagoniste institutionnel le plus influent et le plus impliqué2. On se souvient qu’à la fin du XVIe siècle, la controverse de gratia avait mis aux prises les jésuites, partisans indéfec-tibles de la doctrine récemment définie par leur confrère espagnol Luis de Molina (1535-1600) dans sa Concordia liberi arbitrii cum gratiæ donis (1588)3 – où était posée la thèse d’une grâce suffisante, gratia suffi-ciens, généralement octroyée à chaque homme et dont l’efficacité dépen-dait uniquement du consentement de la volonté –, et les dominicains, défenseurs ex officio des enseignements de l’École de saint Thomas4, pour

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Thomismus, Bonn, 2005; et ID. – J. VIJGEN (éds.), Thomistenlexikon, Bonn, 2006. Voir aussi les précieuses mises au point de J. SCHMUTZ, Bulletin de scolastique moderne (I), in Revue thomiste [RThom] 100/2 (2000) 270-341; et ID., Bellum scholasticum: Thomisme et antitho-misme dans les débats doctrinaux modernes, in RThom 108/1 (2008) 131-182. 5. Sur les Congrégations de auxiliis, voir P. BROGGIO, Ordini religiosi tra cattedra e dispute teologiche: note per una lettura socio-politica della controversia de auxiliis (1582-1614), in M.C. GIANNINI (éd.), Religione, conflittualità e cultura: Il clero regolare nell’Europa d’antico regime (Cheiron: Materiali e strumenti di aggiornamento storiogra-fico, 22/43-44), 2005, 53-86; et surtout ID., La teologia e la politica: Controversie dottri-nali. Curia romana e Monarchia spagnola tra Cinque e Seicento, Florence, 2009. Consul-ter aussi P. STELLA, Augustinisme et orthodoxie: Des Congrégations de Auxiliis à la Bulle Vineam Domini, in XVIIe Siècle 135 (1982) 169-189. 6. C. JANSÉNIUS, Augustinus, seu Doctrina S. Augustini de humanæ naturæ sanitate, ægritudine, medicina, aduersus Pelagianos et Massilienses, 3 vol., Louvain, 1640. Pour une introduction à l’histoire de la querelle janséniste, voir l’ouvrage classique de L. COGNET, Le jansénisme, Paris, 1961. Sur Jansénius, consulter J. ORCIBAL, Jansénius d’Ypres (1585-1638), Paris, 1989.

qui l’efficace des secours divins résidait non pas dans l’acquiescement du libre arbitre, mais dans l’octroi par Dieu, nécessairement cause première, d’un supplément de vertu active, ou prémotion physique, præmotio phy-sica, par quoi la volonté passait de l’acte premier, ou puissance, à l’acte second, soit l’action même. À l’issue des Congrégations de auxiliis (1598-1607), organisées à Rome pour permettre aux deux ordres de débattre contradictoirement de leurs positions en présence du pape5, le magistère romain avait renoncé à prendre parti et avait conclu à une égale orthodoxie des thèses molinistes et thomistes, interdisant aux protagonistes de se taxer mutuellement d’hérésie ou d’erreur. Prohibition que les deux ordres adver-saires ont finalement décidé de ne pas respecter, ouvrant espace à la pour-suite d’une querelle qui a pu sembler inextinguible.

Nombre d’esprits ont été frappés à l’époque par la violence d’un affron-tement qui faisait courir le risque à l’Église romaine d’un affaiblissement de son unanimité face aux attaques du protestantisme. La nécessité s’im-posait d’un retour aux origines pour tirer au clair le débat afin, si possible, de clore la controverse. Entreprise à quoi s’attelle l’évêque d’Ypres, Cor-neille Jansen (1585-1638), plus connu sous son nom latinisé de Jansénius, dont l’Augustinus est publié à Louvain en 1640 et qui prétend revenir à la plus stricte orthodoxie augustinienne contre le soi-disant semi-pélagia-nisme des jésuites en niant qu’il y ait, in statu naturæ lapsæ, de secours suffisants autres que les seuls efficaces6. Dénoncé par la Compagnie de Jésus, l’Augustinus est condamné par la Bulle In eminenti, que le pape Urbain VIII fulmine le 19 juin 1643. On sait que, rapidement constitué en France autour d’Antoine Arnauld (1612-1694), le parti janséniste n’a pas désarmé, en dépit des proscriptions romaines successives auxquelles il s’est heurté: par la Bulle Cum occasione du 31 mai 1653, Innocent X censure cinq propositions dont personne n’ignore qu’elles sont prétendu-ment tirées de l’Augustinus, même si le souverain pontife n’a pas jugé utile de le certifier; fulminée le 16 octobre 1656 par Alexandre VII, la

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7. Pour une analyse des différentes bulles fulminées contre le jansénisme, voir B. NEVEU, Juge suprême et docteur infaillible: Le pontificat romain de la Bulle In eminenti (1643) à la Bulle Auctorem fidei (1794), in Mélanges de l’École française de Rome: Moyen Âge – Temps modernes 93/1 (1981) 215-275, repris in ID., Érudition et religion aux XVIIe etXVIIIe siècles. Préf. M. FUMAROLI, Paris, 1994, 385-450. 8. Sur la campagne des Provinciales, voir O. JOUSLIN, La campagne des Provinciales de Pascal: Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, 2007; et La campagne des Provinciales: Actes du colloque de Paris, 19-21 septembre 2007 (Chroniques de Port-Royal, 58), Paris, 2008. 9. Sur le philothomisme des augustiniens, voir J. MESNARD, Thomisme espagnol et jan-sénisme français, in Ch. MAZOUER (éd.), L’âge d’or de l’influence espagnole: La France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche, 1615-1666. Actes du Colloque de Bordeaux, 25-28 janvier 1990, Mont-de-Marsan, 1991, 415-425; et G. FERREYROLLES, Les citations de saint Thomas dans les Écrits sur la grâce, in D. DESCOTES (éd.), Pascal, auteur spirituel, Paris, 2006, 143-159. Consulter aussi S. DE FRANCESCHI, Thomisme et thomistes dans le débat théologique à l’âge classique: Jalons historiques pour une caractérisation doctrinale, inY. KRUMENACKER – L. THIROUIN (éds.), Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne: Actes de la Journée d’Études de Lyon (14 janvier 2006) (Chrétiens et Sociétés, Documents et Mémoires, 5), Lyon, 2006, 65-109; ID., Le thomisme au secours du jansénisme dans la querelle de la grâce: Vrais et faux thomistes au temps de la Bulle Vnigenitus (1713), in RThom 107/3 (2007) 375-418; ID., Fénelon et la définition du vrai thomisme: De la condam-nation du Cas de conscience (1704) à la Bulle Vnigenitus (1713), in Revue des sciences philosophiques et théologiques 92/1 (2008) 33-76; ID., Les premiers jansénistes face à la doctrine thomiste: Jansénisme et thomisme à la veille de la campagne des Provinciales, in La campagne des Provinciales: Actes du colloque de Paris (n. 8), 307-322; ID., La doctrine thomiste au péril du jansénisme: L’affaire du dominicain français Jean-Pierre Viou (1736-1743), in Mélanges de l’École française de Rome: Italie et Méditerranée 120/1 (2008) 133-167; ID., Fénelon et la recherche du vrai thomisme: Le débat sur l’antithomisme fénelonien (1725-1726), in Revue d’Histoire Ecclésiastique 103/3-4 (2008) 839-886; ID., Thomisme et jansénisme dans la querelle de la grâce: I. Les conséquences des cinq Articles de 1663 sur le débat autour du jansénisme. II. Le spectre des cinq Articles de 1663 au temps de l’anti-jansénisme triomphant, in Bulletin de littérature ecclésiastique 110/1 (2009) 3-30; 110/2 (2009) 179-206; ID., Le jansénisme face à la tentation thomiste: Antoine Arnauld et le tho-misme de gratia après les cinq Articles de 1663, in RThom 109/1 (2009) 5-54; et surtout ID., Entre saint Augustin et saint Thomas: Les jansénistes et le refuge thomiste (1653-1663):À propos des 1re, 2e et 18e Provinciales. Préf. G. FERREYROLLES, Paris, 2009.

Bulle Ad sanctam Beati Petri sedem règle la question en affirmant que les cinq Propositions se trouvent dans l’Augustinus7. Entre-temps, les jansé-nistes ont acquis une notoriété sans précédent en orchestrant contre le parti moliniste la compagne des Provinciales (1656-1657)8. Pour échapper au reproche de verser dans les erreurs des calvinistes au nom de la défense de saint Augustin, Antoine Arnauld et ses partisans tentent, avec une signifi-cative obstination, de négocier un rapprochement avec les dominicains en les assurant de leur parfaite conformité doctrinale avec les positions du thomisme le plus inattaquable. Stratégie que les jansénistes ne vont plus se lasser de reprendre. Après la fulmination de la Bulle Vnigenitus le 8 sep-tembre 1713 par Clément XI, comme au temps de la campagne des Pro-vinciales, les défenseurs de la doctrine élaborée par Jansénius prétendent suivre les enseignements thomistes de gratia9 – il s’agit pour eux de cimenter un front commun avec les dominicains contre les jésuites.

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10. P. QUESNEL, Le Nouveau Testament en françois, avec des réflexions morales sur chaque verset, pour en rendre la lecture plus utile et la méditation plus aisée, 4 vol., Paris, 1699. Quesnel avait commencé par publier un Abrégé de la morale de l’Évangile, ou Pen-sées chrétiennes sur le texte des quatre Évangélistes, Paris, 1672, à quoi il avait ajouté un Abrégé de la morale des Actes des Apostres, des Épistres de saint Paul, des Épistres cano-niques et de l’Apocalypse, ou Pensées chrétiennes sur le texte de ces livres sacréz, pour en rendre la lecture et la méditation plus facile à ceux qui commencent à s’y appliquer, 3 vol., Paris, 1687. Les deux ouvrages avaient ensuite été regroupés dans Le Nouveau Testament en françois, avec des réflexions morales sur chaque verset pour en rendre la lecture et la médi-tation plus faciles à ceux qui commencent à s’y appliquer, augmenté de plus de la moitié dans les Évangiles en cette dernière édition qui estoit sous le titre de Morale de l’Évangile et des Épistres de saint Paul, 4 vol., Paris, 1692. En 1693, l’édition de 1692 est de nouveau publiée, accompagnée du texte latin dans les marges: Le Nouveau Testament en françois, avec des réflexions morales sur chaque verset, pour en rendre la lecture plus utile et la méditation plus aisée. Nouvelle édition augmentée, 4 vol., Paris, 1693. L’Vnigenitus se réfère aux éditions de 1693 et de 1699. Sur la bulle de Clément XI, voir L. CEYSSENS – J.A.J. TANS, Autour de l’Vnigenitus: Recherches sur la genèse de la Constitution, Louvain, 1987. 11. Lettres Pastoralis officii, Rome, 26 août 1718, Bullarium romanum, t. XI/2, Rome, 1736, p. 141: Nisi enim excæcaret eos malitia eorum, ac nisi diligerent magis tenebras quam lucem, ignorare non deberent sententias illas ac doctrinas quas ipsi cum erroribus per nos damnatis confundunt palam et libere in catholicis scholis, etiam post editam a nobis memoratam constitutionem, sub oculis nostris doceri atque defendi, illasque propte-rea minime per eam fuisse proscriptas.

Le procédé n’était pas sans danger, dans la mesure où il était susceptible de placer les frères prêcheurs en fâcheuse posture: les molinistes pouvaient désormais les accuser de philojansénisme. L’ordre de Saint-Dominique n’est certes pas resté inactif face aux jésuites. Alors que les augustiniens soutiennent à l’envi que les censures portées par la Bulle Vnigenitus à l’en-contre de centune propositions extraites des Réflexions morales du jansé-niste Pasquier Quesnel (1634-1719) blessent conjointement l’intégrité du thomisme de gratia10, les dominicains peuvent se réjouir de la publication par Clément XI, le 26 août 1718, des lettres apostoliques Pastoralis officii. Le pape y excommuniait les opposants à la Bulle Vnigenitus et stigmatisait le procédé des jansénistes, qui souhaitaient compromettre d’autres écoles théologiques que la leur dans la censure du 8 septembre 1713:

Si leur malice ne les aveuglait pas et s’ils ne préféraient les ténèbres à la lumière, ils ne devraient pas ignorer que ces thèses et ces doctrines qu’ils confondent avec les erreurs que nous avons condamnées sont enseignées et défendues ouvertement et librement, sous nos yeux, même après la publica-tion par nos soins de ladite Constitution, dans les Écoles catholiques, et qu’en outre elles n’ont jamais été proscrites11.

Le thomisme n’était pas nommément désigné comme victime de la straté-gie adoptée par les disciples de Jansénius pour ruiner la crédibilité de la consti-tution clémentine, mais chacun comprenait que le magistère romain refusait que les disciples de saint Thomas se sentissent visés par la Bulle Vnigenitus.

Il a fallu que s’ouvrît le pontificat du pape Benoît XIII pour que les dominicains obtinssent brillamment satisfaction. Le 6 novembre 1724, le

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12. Sur le Bref Demissas preces, voir J. BRUCKER, Le Bref Demissas preces de Benoît XIII et le molinisme, in Études 50 (1890) 28-53. Sur le rôle de Benoît XIII dans la querelle de la grâce, voir B. NEVEU, L’oracle romain au risque de l’interprétation: Benoît XIII (1724-1730) et l’ordre dogmatique, in P. KOEPPEL (éd.), Papes et papauté au XVIIIe siècle: VIe colloque Franco-Italien organisé par la Société française d’étude du XVIIIe siècle, Chambéry, 21-22 septembre 1995, Paris, 1999, 121-144. 13. Bref Demissas preces, Rome, 6 novembre 1724, Bullarium romanum (n. 11), 1736, pp. 361-362: Magno igitur animo contemnite, Dilecti Filii, calumnias intentatas sententiis uestris de gratia præsertim per se et ab intrinseco efficaci ac de gratuita prædestinatione ad gloriam sine ulla præuisione meritorum, quas laudabiliter hactenus docuistis et quas ab ipsis Sanctis Doctoribus Augustino et Thoma se habuisse et Verbo Deo Summorumque Pontificum et Conciliorum decretis et Patrum dictis consonas esse Schola uestra commen-dabili studio gloriatur. 14. Bulle Pretiosus in conspectu Domini, Rome, 26 mai 1727, Magnum Bullarium Romanum, t. XIII, Luxembourg, 1740, pp. 286-301.

souverain pontife adresse aux prêcheurs le Bref Demissas preces, sans doute l’un des textes les plus cités par la suite dans la querelle de la grâce – avec l’Vnigenitus, naturellement12. Benoît XIII, lui-même dominicain avant d’être élu pape, y proclamait clairement l’intangible orthodoxie des enseignements de saint Thomas. En particulier, le Bref Demissas preces signifiait l’approbation du magistère romain à l’égard de deux thèses théo-logiques qui constituaient les deux piliers du discours thomiste de gratia:

Méprisez, chers fils, les calomnies opposées à vos thèses sur la grâce effi-cace par elle-même et ab intrinseco et sur la prédestination gratuite à la gloire sans prévision des mérites, thèses que vous avez louablement ensei-gnées jusqu’à présent et que votre École se glorifie par une recommandable application de tenir des saints docteurs Augustin et Thomas eux-mêmes et considère comme conformes à la parole de Dieu, aux décrets des souverains pontifes et des conciles et aux écrits des Pères13.

Benoît XIII confirme ensuite ses excellentes dispositions en fulminant le 26 mai 1727 la Bulle Pretiosus in conspectu Domini14 – il y faisait notamment interdiction de publier des ouvrages qui entendissent susciter critiques et oppositions à l’encontre des thomistes.

La soudaine inflexion du magistère romain en faveur des thomistes a paru mettre fin à l’indécision que le Saint-Siège avait prudemment obser-vée depuis la clôture des Congrégations de auxiliis au sein du débat qui opposait jésuites et dominicains. Dans la droite ligne du discours tenu par son prédécesseur, le pape Clément XII affirmait à son tour sa respectueuse dévotion au thomisme par la Bulle Apostolicæ prouidentiæ officio du 2 octobre 1733. Le pape ne souhaitait quand même pas contraindre la liberté dont les écoles catholiques devaient conserver la pleine jouissance:

Nous ne voulons pas que par nos louanges ou par celles que nos prédéces-seurs ont accordées à l’École thomiste et que nous approuvons et confirmons, il soit retiré quoi que ce soit aux autres écoles catholiques qui ont d’autres opinions que ladite École sur l’efficace de la grâce divine et dont les mérites

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15. Bulle Apostolicæ prouidentiæ officio, Rome, 2 octobre 1733, ibid., t. XIV, p. 297: Nolu-mus aut per nostras, aut per ipsorum laudes Thomisticæ Scholæ delatas, quas iterato Nostro iudicio comprobamus et confirmamus, quidquam esse detractum cæteris catholicis scholis diuerse ab eadem in explicanda diuinæ gratiæ efficacia sentientibus, quarum etiam erga hanc Sanctam Sedem præclara sunt merita quominus sententias ea de re tueri pergant quas hactenus palam et libere ubique, etiam in huius Almæ Vrbis luce, docuerunt et propugnarunt. 16. Ibid., p. 297: Prohibemus ne uel scribendo, uel docendo, uel disputando, uel alia qualibet occasione, notam aut censuram ullam theologicam iisdem Scholis diuersa sentien-tibus inurere aut earum sententias conuiciis et contumeliis incessere audeant. 17. Sur le jansénisme français au XVIIIe siècle, voir les ouvrages anciens mais toujours précieux d’E. PRÉCLIN, Les jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du Clergé: Le développement du richérisme dans le bas clergé, 1713-1791, Paris, 1929; et d’E. APPO-LIS, Entre jansénistes et zelanti: Le «Tiers parti» catholique au XVIIIe siècle, Paris, 1960. Voir en outre l’étude désormais classique de C. MAIRE, De la cause de Dieu à la cause de la Nation: Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, 1998; et M. COTTRET, Jansénismes et Lumières: Pour un autre XVIIIe siècle, Paris, 1998. 18. Sur Gioia, voir B. VAN LUIJK, Der Augustiner-Eremit Agostino Gioia (1695-1751), Ordensgeneral und Visitator Apostolicus, Würzburg, 1959. 19. Sur Noris, consulter A.C. JEMOLO, Il giansenismo in Italia prima della Rivoluzione, Bari, 1928, pp. 137-141; et M.K. WERNICKE, Kardinal Enrico Noris und seine Verteidi-gung Augustins, Würzburg, 1973. 20. Pour une présentation, ancienne mais toujours stimulante, du contexte doctrinal de la lettre apostolique Dum præterito mense, voir H. DE LUBAC, Surnaturel: Études his-toriques, Paris, 1946, pp. 176-179. Consulter aussi APPOLIS, Entre jansénistes et zelanti (n. 17), pp. 298-308. Sur la situation du thomisme à Rome au temps de Benoît XIV, voir

à l’égard du Saint-Siège sont si reconnus qu’elles continuent à soutenir à ce sujet les thèses qu’elles ont enseignées et défendues ouvertement et librement partout jusqu’à présent, et même in huius Almæ Vrbis luce15.

Clément XII concluait sa bulle par une interdiction intimée aux uns et aux autres d’attaquer leurs doctrines respectives en les qualifiant par des notes de censure16. Pour équilibrée que la position parût, il n’en était pas moins clair que la papauté avait abandonné son attitude philomoliniste, inaugurée d’ailleurs par Paul V lorsqu’il avait mis fin aux Congrégations de auxiliis au moment où il semblait que la condamnation de Molina fût proche. À partir du pontificat de Benoît XIII, et plus encore sous le pon-tificat de Clément XII, les jésuites sont aux abois.

Au XVIIIe siècle, les jansénistes ont naturellement exulté à chaque fois que le magistère romain, favorisant les thomistes de ses compliments, paraissait exclure l’idée de soutenir le molinisme17. Souscrite le 31 juillet 1748 par Benoît XIV, la lettre apostolique Dum præterito mense constitue le plus ferme éclaircissement que le Saint-Siège ait donné de sa position dans la controverse de gratia touchant la respective licéité des différentes écoles doctrinales qui s’affrontaient. Le document était adressé, à la demande du général des augustins Agostino Gioia (1695-1751)18, à l’in-quisiteur général d’Espagne Francisco Pérez de Prado y Cuesta, qui venait de censurer en 1747 l’Historia pelagiana du cardinal augustin Enrico Noris (1631-1704)19, dénoncée pour répandre les erreurs de Jansénius et de Baius20. Le pontife romain rappelait patiemment que

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E. LUQUE ALCAIDE, Il tomismo romano nel Settecento: San Tommaso nel Bullario di Benedetto XIV, in Atti del IX Congresso Tomistico Internazionale, 6 vol., t. VI, Cité du Vatican, 1991, 231-245. 21. H. DENZINGER – A. SCHÖNMETZER, Enchiridion symbolorum, definitionum et decla-rationum de rebus fidei et morum, 36e éd., Fribourg-en-Brisgau – Rome, 1976, n. 2564, p. 510: In celeberrimis quæstionibus de prædestinatione et gratia et de modo conciliandi humanam libertatem cum omnipotentia Dei multiplices esse in scholis opiniones. 22. Ibid., n. 2564, pp. 510-511: Thomistæ traducuntur uti destructores humanæ liber-tatis et uti sectatores nedum Jansenii, sed etiam Caluini; sed cum ipsi obiectis apprime satisfaciant, nec eorum sententia fuerit umquam a Sede Apostolica reprobata, in ea Tho-mistæ impune uersantur, nec fas est ulli Superiori ecclesiastico in præsenti rerum statu eos a sua sententia remouere. 23. Ibid., n. 2564, p. 511: Augustiniani traducuntur tamquam sectatores Baii et Janse-nii. Reponunt ipsi se humanæ libertatis fautores esse, et oppositiones pro uiribus eliminant, cumque eorum sententia usque adhuc a Sede Apostolica damnata non sit, nemo est qui non uideat a nullo prætendi posse ut a sua sententia discedant. 24. Ibid., n. 2564, p. 511: Sectatores Molinæ et Suaresii a suis aduersariis proscribuntur, perinde ac si essent Semipelagiani; Romani Pontifices de hoc Moliniano systemate usque adhuc iudicium non tulerunt, et idcirco in eius tuitione prosequuntur et prosequi possunt. 25. Ibid., n. 2565, p. 511: Vno uerbo, episcopi et inquisitores non notas quas doctores inter se digladiantes sibi inuicem opponunt attendere debent, sed an notæ inuicem oppo-sitæ sint a Sede Apostolica reprobatæ. Hæc libertati scholarum fauet, hæc nullum ex pro-positis modis conciliandi humanam libertatem cum diuina omnipotentia usque adhuc

sur les fameuses questions de la prédestination et de la grâce, et de la manière de concilier la liberté humaine avec la toute-puissance de Dieu, il y a plu-sieurs opinions dans les écoles21.

Benoît XIV précisait:

On présente les Thomistes comme destructeurs de la liberté humaine et sec-tateurs non seulement de Jansénius, mais aussi de Calvin; mais comme ils répondent parfaitement aux objections qu’on leur fait et que leur opinion n’a jamais été réprouvée par le Siège Apostolique, les Thomistes s’y tiennent impunément, et il n’est permis à aucun supérieur ecclésiastique, dans l’état de choses actuel, de les en détourner22.

Aux augustiniens, ajoutait le pape – et il fallait ici entendre les mem-bres de l’ordre des augustins qui défendaient la doctrine de gratia de l’évêque d’Hippone –, reproche était fréquemment fait de renouveler les erreurs baianistes et jansénistes, mais jamais leurs opinions n’avaient été proscrites par le magistère, et l’on ne pouvait légitimement exiger d’eux qu’ils s’en départissent23. Quant aux molinistes, volontiers taxés de semi-pélagianisme, Benoît XIV notait que ni lui, ni ses prédécesseurs ne les avaient condamnés: ils pouvaient donc tenir librement leurs opinions en demeurant au sein de la catholicité24. À l’inquisiteur général d’Espagne, le pape faisait savoir que le magistère persistait à interdire aux théolo-giens le recours aux notes de censure lorsqu’ils traitaient d’une doctrine autorisée dont ils ne partageaient pas les vues. La papauté désirait obsti-nément maintenir les écoles orthodoxes en liberté d’expression25. La

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reprobauit. Episcopi et inquisitores, cum se dat occasio, eodem modo se gerant, etiam si uti priuatæ personæ unius potius quam alterius sententiæ sint sectatores. Nos ipsi etsi uti priuati doctores in theologicis rebus uni faueamus opinioni, uti Summi Pontifices tamen oppositum non reprobamus nec sinimus ab aliis reprobari. 26. Sur le rejet catholique des Lumières en France, outre l’ouvrage ancien d’A. MONOD, De Pascal à Chateaubriand: Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802, Paris, 1916, voir D. MASSEAU, Les ennemis des philosophes: L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, 2000. Consulter aussi l’étude de S. ALBERTAN-COPPOLA, L’apologéti-que catholique française à l’époque des Lumières, in Revue de l’histoire des religions [RHR] (1988/2) 151-180. 27. N. JAMIN, Pensées théologiques relatives aux erreurs du temps, Riom, 1798, p. 239. 28. Ibid., p. 246.

semonce pontificale n’a été entendue que plus tard – il a fallu attendre 1758 pour que le successeur de Pérez de Prado, l’inquisiteur général Manuel Quintano Bonifaz, archevêque in partibus de Pharsale, retirât l’Historia pelagiana du cardinal Noris de l’Index espagnol. Le fait même que Benoît XIV eût ressenti la nécessité de redire fortement que le Saint-Siège n’avait pas condamné le thomisme en censurant les thèses jansénis-tes montrait à quel degré de confusion était parvenue en catholicité la controverse autour des secours de la grâce divine.

Sporadiquement, des voix catholiques s’étaient élevées pour réclamer un apaisement de la querelle. En 1768, le bénédictin Nicolas Jamin (1730-1768) fait paraître ses Pensées théologiques relatives aux erreurs du temps, où il réfute les positions à la fois des incrédules et des Appelants – on dési-gnait ainsi les adversaires de la Bulle Vnigenitus. Bien que modéré, l’ouvrage est interdit par arrêt du Conseil du 4 février 1769: il s’agissait d’éviter une relance de la controverse de gratia. D’emblée, les Pensées théologiques du P. Jamin se placent dans le grand courant de l’apologétique catholique opposée aux Lumières26. À ses lecteurs, Dom Jamin rappelle la nécessité de faire preuve d’esprit d’unité, de concorde et de charité:

Qui n’entre point dans ces dispositions ne connoît pas les premiers principes du christianisme27.

En matières théologiques, il convenait de distinguer les dogmes déci-dés, qui appelaient l’assentiment plénier des fidèles, des opinions simple-ment autorisées, auxquelles on pouvait refuser son accord. Comme en écho à la lettre apostolique Dum præterito mense, Dom Jamin exhortait son public à la prudence:

N’appelons point dogme ce qui n’est qu’opinion, ni opinion ce qui est dogme: l’un et l’autre sont un crime contre la foi. Ériger en dogme une opi-nion libre, c’est vouloir, sans autorité, imposer un joug à ses égaux; c’est mettre de niveau la parole de l’homme avec celle de Dieu; c’est usurper les droits de Dieu même, qui seul peut faire un dogme de foi. Réduire au contraire en opinion ce qui est dogme, c’est dégrader la Révélation; c’est soumettre la foi aux caprices de la raison; c’est enfin l’anéantir28.

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29. Ibid., p. 251. 30. Ibid., p. 252. 31. Ibid., p. 258.

Le P. Jamin tentait de rappeler les controversistes catholiques aux devoirs d’une éthique assainie dès lors que l’on se trouvait sur le terrain de la polémique religieuse – rappel dont les théologiens qui participaient à la querelle de la grâce avaient le plus grand besoin. D’après le pacifique bénédictin, les partis adversaires devaient honnêtement s’accorder sur le caractère intangible de quatre dogmes: la grâce de Jésus-Christ est néces-saire ad omnes et singulos pietatis actus; elle est accordée ante merita præuisa; elle ne blesse pas la liberté de l’arbitre; on peut parfois lui résis-ter. Le reste était librement en discussion:

Comment la grâce opère-t-elle sur le cœur de l’homme? Est-ce par une pré-motion physique, comme soutiennent les Thomistes? Par une délectation victorieuse, absolue, comme pensent les Augustiniens? Par une grâce congrue, comme prétendent les Congruistes? Par une grâce versatile, comme veulent d’autres théologiens? Questions laissées à la liberté des écoles: dis-putons sans aigreur, évitons les extrêmes.

Dom Jamin respectait à la lettre les limites imparties par le magistère romain au spectre de l’orthodoxie catholique dans la querelle de la grâce: thomistes, augustiniens non jansénistes, et molinistes, qu’ils fussent congruistes ou non, étaient libres de soutenir leurs doctrines respectives.

Le bénédictin ne s’en tenait pas là, il cherchait aussi à élaborer les règles de la saine polémique religieuse en catholicité. Dom Jamin autorise l’usage parcimonieux d’expressions péjoratives

capables d’exciter dans les lecteurs les mouvemens de mépris, de haine et d’indignation contre l’erreur, que l’Église elle-même cherche à inspirer à ses enfans par ses foudres et ses anathèmes29,

mais il souhaite l’encadrer soigneusement. La seule vérité doit présider aux discours les plus rudes, et le mensonge doit être exclu: il déshonore la religion. Il convient de se garder d’une retenue exagérée:

Défendre la foi avec trop de sang-froid, c’est se rendre suspect d’intelligence avec son ennemi. Les saints n’ont point connu ce lâche tempérament30.

La raillerie est tolérée, pourvu qu’elle s’exprime avec un parfait à-pro-pos. Une extrême dignité doit caractériser les discours du controversiste compétent:

Un ignorant écrivain déshonore plus la religion qu’il ne la sert: les impies et les sectaires en profitent pour l’insulter. On transfère la foiblesse de l’auteur à la cause qu’il défend31.

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32. Ibid. 33. Sur le thème de la recherche du meilleur moyen d’achever les controverses doctri-nales, mais à une autre époque et dans un autre contexte, voir B. NEVEU, À la recherche de l’aptum théologique au XVIIe siècle: Davenport, White, Holden, Sergeant, in Ch. MOUCHEL – C. NATIVEL (éds.), République des lettres, république des arts: Mélanges en l’honneur de Marc Fumaroli, Genève, 2008, 581-599. 34. VOLTAIRE, Grâce, in R. POMEAU (éd.), Dictionnaire philosophique, Paris, 1999 (1964), 215.

Ultime argument, que les jansénistes mêmes ne devaient certainement pas désavouer, il était formellement interdit aux polémistes d’affecter à leurs adversaires des positions qu’ils n’avaient jamais tenues pour mieux les défaire:

C’est se former des fantômes pour en triompher, mais un pareil triomphe ne fut jamais glorieux32.

À sa manière, le P. Jamin prenait place dans une lignée de théologiens catholiques en quête d’un introuvable aptum théologique qui fût de nature à clore les querelles de doctrine33. Salutaire rappel éthique dont les contro-versistes n’ont manifestement pas tenu compte.

Parvenue à un degré de sophistication inégalée, mais peut-être aussi à son point d’exténuation, la controverse catholique de gratia semble ne plus avoir sa place en France alors que les jésuites viennent d’en être expulsés. Dans son Dictionnaire philosophique (1764), Voltaire raille la vanité scolastique d’une dispute qu’il entend reléguer aux oubliettes d’un passé désormais révolu:

Illustres et infaillibles théologiens, personne n’a plus de respect que moi pour vos divines décisions; mais, si Paul-Émile, Scipion, Caton, Cicéron, César, Titus, Trajan, Marc-Aurèle revenaient dans cette Rome qu’ils mirent autrefois en quelque crédit, vous m’avouerez qu’ils seraient un peu étonnés de vos décisions sur la grâce. Que diraient-ils s’ils entendaient parler de la grâce de santé selon saint Thomas, et de la grâce médicinale selon Cajetan; de la grâce extérieure et intérieure, de la gratuite, de la sanctifiante, de l’ac-tuelle, de l’habituelle, de la coopérante; de l’efficace, qui quelquefois est sans effet; de la suffisante, qui quelquefois ne suffit pas; de la versatile et de la congrue? En bonne foi, y comprendraient-ils plus que vous et moi34?

Sans tenir compte des moqueries que leur adressaient les représentants d’une modernité philosophique en marche vers sa consécration, jansé-nistes, jésuites, augustins et dominicains ont poursuivi jusqu’à la fin du XVIIIe siècle leur implacable dialogue de auxiliis diuinæ gratiæ. Consacré au rôle joué par le paradigme thomiste dans la querelle de la grâce, le présent travail, qui n’a pas d’autre prétention que de tenter de dresser un état des lieux provisoire, souhaite présenter quelques modifications de la configuration doctrinale et institutionnelle d’une dispute sur l’anachro-nisme de laquelle il n’y avait pas alors unanimité.

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35. Nouvelles ecclésiastiques, 1774, p. 5. 36. Sur l’augustinianisme, voir les travaux fondamentaux de B. NEVEU, Pour une his-toire de l’augustinianisme, in K. FLASCH – D. DE COURCELLES (éds.), Augustinus in der Neuzeit: Colloque de la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel, 14-17 octobre 1996, Turnhout, 1998, 175-201; et de P. STELLA, Il giansenismo in Italia: T. I. I preludi tra Seicento e primo Settecento, Rome, 2006, en particulier pp. 267-270 (Da Noris a Berti: nascita e sviluppo della scuola agostinista italiana) et pp. 274-294 (Augustinus uindica-tus o jansenismus rediuiuus). Consulter aussi W. BOCXE, Introduction to the Teaching of the Italian Augustinians of the 18th Century on the Nature of Actual Grace, in Augusti-niana 8 (1958) 356-396. 37. F.N. GAVARDI, Theologia exantiquata iuxta orthodoxam Beatissimi Ecclesiæ magistri Augustini doctrinam a doctore fundatissimo B. Ægidio Columna O.E.S.A. expositam, additis quæstionibus nostro tempore exortis, 6 vol., Naples – Rome, 1683-1696.

I. LE THOMISME EN CONCURRENCE AVEC L’AUGUSTINIANISME

Au lendemain de la suppression des jésuites, le parti janséniste savoure une indicible satisfaction. En France, les Nouvelles ecclésiastiques, périodique qui défend le jansénisme contre les attaques molinistes du Journal de Trévoux, ne boudent pas leur plaisir – au début de l’année 1774, elles émettent l’espoir d’un prochain achèvement de la controverse de gratia:

La Société [i.e. les jésuites] ne subsistant plus, combien de querelles qui doivent naturellement expirer avec elle! La puissance et formidable école du Molinisme étant ruinée et dispersée, cette cabale si étroitement unie pour le maintenir et pour persécuter toute doctrine opposée n’étant plus à craindre, le Molinisme doit périr par sa propre foiblesse, et le purenseignement de l’Église reprendre par sa propre force l’ascendant qui lui est dû35.

Espérance peu crédible, mais qui témoigne du soulagement ressenti par les jansénistes après la disparition de leur adversaire le plus acharné.

À l’échelle désormais plus que centenaire de la moderne querelle de la grâce, le bouleversement partisan le plus récent était sans conteste l’affirmation de plus en plus impétueuse de l’augustinianisme36. Éti-quette par laquelle théologiens et historiens ont pris l’habitude de dési-gner la doctrine augustinienne défendue par les auteurs appartenant à l’ordre des augustins, soit les Ermites de Saint-Augustin. Dans sa récente synthèse consacrée à l’histoire du jansénisme en Italie, Pietro Stella a rappelé l’importance d’une école théologique dont les princi-paux représentants, du moins les italiens, ont été en leur temps juste-ment réputés non seulement en Europe, et particulièrement en France et en Espagne, mais aussi jusqu’en Amérique latine. Illustré en Italie par Federico Nicola Gavardi (1640-1715), auteur d’une imposante Theolo-gia exantiquata (1683-1696)37, par le cardinal Enrico Noris, par Ful-genzio Bellelli (1677-1742), et surtout par le fameux Gianlorenzo Berti

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38. Sur Bellelli et Berti, voir M. ROSA, Bellelli, Fulgenzio, in Dizionario biografico degli italiani [DBI], Rome, 1960-, t. VII (1965), 624-628; G. PIGNATELLI, Berti, Gianlo-renzo, in DBI, t. IX (1967), 516-520; B. VAN LUIJK, Gianlorenzo Berti agostiniano (1696-1766), in Rivista di storia della Chiesa in Italia [RStCIt] 14/2 (1960) 235-262 et 14/3 (1960) 383-410; et, plus récemment, M.W.F. STONE, The Antiquarian and the Moderniser: Giovanni Lorenzo Berti (1696-1766), Pietro Tamburini (1737-1827), and Contrasting Defenses of the Augustinian Heritage in Eighteenth-Century Italy, in Quæstio: The Year-book of the History of Metaphysics 6 (2006) 335-372. 39. Sur Buzi, voir G. PIGNATELLI, Buzi, Girolamo Maria, in DBI (n. 38), t. XV (1972), 631-632. 40. [P. MOUGENOT], Tournély convaincu d’erreurs et de mauvaise foi dans ce qu’il a écrit sur les matières de la grâce: Exposition des vrais sentimens sur ces sujets, 3 vol., Cologne, 1764-1771.

(1696-1766)38 – dont les volumineux Libri de theologicis disciplinis, publiés à Rome de 1739 à 1745, deviennent en 1746, sur ordre du prieur général Agostino Gioia, le manuel de théologie des augustins, avant que le P. Girolamo Maria Buzi (1720-1793)39, lui aussi augustin, n’en produise en 1767 une accurata synopsis à l’usage des séminaristes –, l’augustinianisme s’est voulu retour à la pure doctrine de saint Augus-tin sans que l’on pût le confondre avec le jansénisme, ni même avec le thomisme: si le P. Berti recourt souvent à l’autorité de saint Thomas, il manifeste encore plus fréquemment son désaccord avec les défenseurs modernes de l’école thomiste. Pour autant, en dépit de leurs nombreu-ses précautions, les tenants italiens de l’augustinianisme ne sont pas échappés au soupçon de verser dans un jansénisme mal dissimulé.

Antimolinistes forcenés, les théologiens augustins ont défendu des positions qui, malgré qu’ils en eussent, les amenaient inévitablement à se rapprocher des jansénistes, ce que les lointains successeurs d’An-toine Arnauld et de Pasquier Quesnel n’ont naturellement pas manqué de relever. Tentant de discréditer définitivement l’autorité du théolo-gien molinisant Honoré Tournély (1658-1729), dont les Prælectiones theologicæ de gratia (1725) avaient suscité l’indignation du parti augus-tinien, le bénédictin philojanséniste Pierre Mougenot (1724-1797) fait paraître anonymement entre 1764 et 1771 les trois volumes de son Tournély convaincu d’erreurs et de mauvaise foi40. Le 4e partie du tome III s’intéressait plus particulièrement à la délicate question de la grâce effi-cace. Au chapitre IX, Dom Mougenot faisait remarquer que si les disci-ples de saint Thomas s’accordaient sur l’essentiel avec les défenseurs de la doctrine de saint Augustin, leurs vues divergeaient profondément dès lors qu’il s’agissait d’expliquer le modus operandi de la gratia efficax:

Comment la grâce nous fait-elle agir? Ici, les théologiens attachés à l’an-cienne doctrine, à la croyance et au langage de nos Pères, je veux dire les Augustiniens et les Thomistes, se divisent. Unis jusques-là pour défendre avec un zèle égal le dogme de l’efficacité intrinsèque de la grâce du Médiateur et pour attaquer et pour détruire toutes les profanes nouveautés

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41. Ibid., t. III, 4e partie, De la grâce efficace: C. IX. De la délectation victorieuse. Accu-sation de Tournély contre cette doctrine. Sa vérité, son antiquité, son universalité, p. 574. 42. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 575. 43. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 576. 44. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 577.

sur ce point, ils se partagent lorsqu’il est question d’expliquer la manière dont la grâce nous fait faire le bien41.

Le P. Mougenot précise aussitôt que les thomistes ont fondé leur sys-tème sur la prémotion physique, dite aussi parfois prédéterminante, tandis que les augustiniens, pour leur part, se rangent à la thèse d’une motion morale, qu’ils nomment délectation victorieuse. Le bénédictin ajoute:

Quelques-uns, même des plus célèbres, réunissent les deux sentimens.Mais tous, soit Augustiniens, soit Thomistes, sont parfaitement d’accord sur l’efficacité intrinsèque de cette opération de la grâce42.

Dom Mougenot ne livrait pas encore le nom des auteurs auxquels il songeait en évoquant des théologiens à la fois thomistes et augustiniens. Il lui suffisait d’en affirmer l’existence, même si elle paraissait pour le moins douteuse, compte tenu des cadres partisans de la querelle.

Le bénédictin mettait ensuite en regard les deux systèmes du thomisme et de l’augustinianisme sur la question des secours de la grâce divine. À l’en croire, les théologiens augustiniens – Dom Mougenot se gardait prudemment de dire s’il entendait par là les seuls docteurs de l’ordre des augustins, ou s’il comprenait également les jansénistes sous une si géné-reuse appellation – tiennent unanimement que la grâce efficace est une motion moralement prédéterminante. Principe de quoi découlaient cinq thèses caractéristiques. La première reprenait la position classique de la prédestination gratuite à la gloire indépendamment des mérites; à ses élus, Dieu avait préparé

toutes les bonnes œuvres par lesquelles ils doivent se rendre dignes d’être admis dans ce séjour glorieux43.

Pour faire faire aux prédestinés ad gloriam les bonnes œuvres qui leur sont apprêtées, Dieu forme ensuite dans leur volonté – deuxième thèse – un amour prévenant et indélibéré pour chacun des actes méritoires; il s’agit d’une inclination ad bene agendum, non pas de la délectation qui résulte de la possession d’un bien désiré et non plus d’un simple attrait objectif. Dom Mougenot souligne d’ailleurs avec insistance le fait que, pour les augustiniens,

l’inspiration de l’amour prévenant, de l’inclination prévenante pour toute œuvre sainte, est une opération physique de Dieu par laquelle il forme lui-même dans la volonté de l’homme cet amour et cette inclination44.

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45. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos, CXXI, 1: Habet tamen omnis amor uim suam, nec potest uacare amor in anima amantis; necesse est ducat. 46. [P. MOUGENOT], Tournély (n. 40), t. III, 4e partie, c. IX, pp. 578-579. 47. AUGUSTIN, Epistolæ ad Galatas expositionis liber unus, 49: Quod amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est. 48. [P. MOUGENOT], Tournély (n. 40), t. III, 4e partie, c. IX, p. 580. 49. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 582.

Une fois inspiré par Dieu, l’amour prévenant – troisième thèse – agit, comme n’importe quel amour, d’une force qui lui est propre; il ne peut demeurer inactif; il faut qu’il conduise l’âme dans laquelle il a été imprimé, selon une analyse délivrée par saint Augustin lui-même dans ses Enarrationes in Psalmos45; il reste néanmoins indélibéré. La volonté est attirée, mais elle n’a pas encore consenti, puisqu’elle éprouve en même temps un attrait opposé, ému en elle par la concupiscence. Elle délibère pour savoir à quelle délectation, des deux contraires, elle va céder:

Cette délibération ne demande pas toujours beaucoup de tems, ni un tems égal. Quelquefois le combat est long, quelquefois il est court; quelquefois même il n’y a pas d’intervalle sensible entre l’attrait prévenant et le libre choix de la volonté46.

Il convient de noter qu’avant que la volonté n’ait librement arrêté son choix, les deux amours opposés ne sont pas siens; ils ne le deviennent, et pour l’un d’entre eux seulement, qu’après la délibération. La quatrième thèse caractéristique de la théologie de gratia des auteurs augustiniens affirmait, selon une maxime célèbre du défunt évêque d’Hippone, qu’il est nécessaire

que nous agissions selon ce qui nous plaît davantage47.

De quoi les augustiniens ne déduisent naturellement pas que la volonté soit nécessitée au point de n’être pas maîtresse de son choix ou de ne pouvoir en faire un autre. À les suivre, saint Augustin a seulement voulu dire que lorsque

la volonté choisit entre différens partis, elle se détermine infailliblement à celui qui, tout considéré, lui paroît le meilleur ou lui plaît davantage48.

Par son litigieux necesse, saint Augustin n’a entendu signifier qu’une certitude et une infaillibilité d’événement. Enfin – cinquième et dernière thèse –, la supériorité du pieux amour sur la concupiscence n’est que le motif du consentement de la volonté; or

qui dit motif dit une cause morale, qui ne produit pas physiquement l’effet, mais qui invite, porte, excite, incline la volonté à le produire49.

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50. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, pp. 582-583. 51. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 583. 52. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 584.

Cause prédéterminante, assurément, dans le système théologique augus-tinien, la grâce efficace ne l’était toutefois que dans un domaine stricte-ment moral.

Il est certain que le thomisme pouvait paraître éloigné de l’augusti-nianisme tel que le décrivait Dom Mougenot. De prédétermination tantum moraliter, les thomistes ne voulaient pas entendre parler: ils estimaient que l’on minimisait ainsi la puissance de la grâce et que le statut de Dieu comme cause première n’était pas respecté. D’après Dom Mougenot, les partisans de l’École de saint Thomas soutiennent que la gratia efficax est «cause prédéterminante dans le genre physique» et qu’elle est

une action par laquelle Dieu opère et produit physiquement dans la volonté, avec la volonté et par la volonté, ses bons vouloirs, ses saintes détermina-tions et toutes ses œuvres de piété50.

La grâce efficace était une prémotion physique. Système qui comportait une difficulté, puisque à ne tenir la gratia efficax que pour une præmotio physica, on ne pouvait comprendre ce qui permettait spécifiquement la production de l’acte de piété au lieu d’une action vicieuse. Or

la manière dont Dieu prémeut et applique la volonté de ses serviteurs à faire de bonnes œuvres est très différente de celle dont il prémeut les volontés des méchans à faire des actions mauvaises51.

Une prémotion physique était nécessaire ad bene comme ad male agendum, mais dans le second cas, la motion octroyée par Dieu ne pro-duisait que la réalité physique de l’action sans être cause de son caractère vicié: le péché qu’elle comportait devait se concevoir comme une priva-tion de bonté, et Dieu ne pouvait être cause d’un défaut d’être ou de vertu. Dans le premier cas, au contraire, la motion divine

est le principe efficace de tout ce qu’il y a de bonté, soit physique, soit morale, dans nos bonnes actions …

Non seulement elle applique la volonté à agir, mais encore à agir saintement et par le motif du saint amour52.

D’où l’élaboration, selon le P. Mougenot, d’une caractérisation éclecti-que de la grâce efficace par des thomistes – mais aucun nom n’était donné – qui allient désormais la thèse de la prémotion physique au système, augustinien, de la delectatio uictrix:

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53. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 585. 54. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, pp. 585-586. 55. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 586. 56. Ibid.

Ce n’est que par le sentiment des Augustiniens qu’on peut expliquer comme il faut la nature et l’efficacité de la grâce créée, c’est-à-dire du saint amour que Dieu produit en nous et par lequel il nous porte à faire le bien. Ce n’est que par celui des Thomistes qu’on peut expliquer l’opération toute-puissante de la grâce incréée, c’est-à-dire de la grâce conçue comme étant la volonté même de Dieu agissante en nous et sur nous53.

Il ne fallait cependant pas considérer qu’il y eût une succession de deux étapes, chronologiquement distinctes, dans l’effet de la gratia efficax, comme si Dieu inspirait d’abord de saints attraits à la volonté avant de la mouvoir physiquement à agir. Selon la plus stricte doctrine de saint Augustin,

la grâce opère à la fois dans la volonté, par une action physique, unique et indivisible, et l’attrait victorieux qui la porte à aimer le vrai bien, et l’amour même délibéré de ce bien invisible54.

À en croire Dom Mougenot, les thomistes s’étaient ralliés aux augusti-niens en faisant leur le système de la nécessaire délectation victorieuse.

Il restait quand même entre les deux écoles un point de désaccord fon-damental qui empêchait qu’elles fussent définitivement confondues. S’ils semblaient désormais admettre conjointement la nécessité ad omnes pie-tatis actus de la delectatio uictrix, augustiniens et thomistes ne parlaient pas d’une même voix. Les premiers, du moins les plus intransigeants d’entre eux, soutiennent

que nous ne faisons aucune action de piété sans y avoir été excités par un attrait prévenant, indélibéré et victorieux55.

Pour leur part, les «Augustiniens-Thomistes» – une étiquette qui signi-fie que, pour Dom Mougenot, les augustiniens peuvent ne pas être tho-mistes, mais qu’en revanche, les thomistes ne peuvent pas ne pas être augustiniens – estiment

qu’il y a des actions pour lesquelles la grâce, qu’ils reconnoissent nécessaire et efficace par elle-même pour toute action de piété, ne nous fait pas sentir d’attraits prévenans et auxquelles elle nous applique immédiatement par la prémotion physique56.

Ainsi de la conversion d’un infidèle ou d’un pécheur invétéré: Dieu leur inspire un pieux mouvement qui précède la délibération et qui ne peut provenir que d’une præmotio physica indépendamment de la delectatio

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57. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 589. 58. Ibid., t. III, 4e partie, c. IX, p. 608. 59. Nouvelles ecclésiastiques, 30 mai 1773, de Paris, p. 87.

uictrix. Les «Augustiniens-Thomistes» s’unissent par là aux purs augusti-niens pour adopter le système de la nécessité d’une délectation relative-ment victorieuse, mais

ils ne croient pas comme eux qu’elle soit nécessaire pour toutes les actions de piété…

Ils pensent que la prémotion physique, absolument nécessaire pour toutes, suffit seule pour plusieurs57.

La différence était ténue, et Dom Mougenot pouvait conclure, contre Tournély, qui accusait les différents tenants de la thèse de la delectatio uictrix de verser dans un jansénisme plus ou moins larvé, à un véritable concert doctrinal des thomistes et des augustiniens.

Le bénédictin, jusque-là imprécis, livrait enfin une liste d’auteurs qui, selon lui, étaient des thomistes ralliés à l’augustinisme de gratia et qui, conservant le système de la prémotion physique, n’en acceptaient pas moins la théorie de la délectation victorieuse

pour donner, disent-ils, une idée complette de l’opération de la grâce58.

Parmi eux, et pêle-mêle, Pierre de La Broue (1643-1720), défunt évê-que de Mirepoix et l’un des promoteurs du célèbre appel du 1er mars 1717 opposé à la Bulle Vnigenitus, dont la Défense de la grâce efficace par elle-mesme, ouvrage posthume publié en 1721, avait provoqué l’enthou-siasme des jansénistes, ou encore Bossuet, référence plus discutable, et les dominicains, illustres thomistes, Juan González de Albelda (†1622), Antonin Massoulié (1632-1706) et Jacques-Hyacinthe Serry (1659-1738). Le 30 mai 1773, les Nouvelles ecclésiastiques se réjouissaient de la récente parution du troisième volume du Tournély convaincu d’erreurs et de mauvaise foi. Pour le parti janséniste, l’ouvrage avait l’immense mérite de faire éclater une indéniable convergence de l’augustinisme et du tho-misme sur la question de la grâce:

L’auteur présente la réunion des deux plus célèbres écoles de l’Église catho-lique, celle des Augustiniens et celle des Thomistes, pour soutenir la grâce efficace par elle-même comme la doctrine constante de l’Église, quoi-qu’elles se partagent dans la manière d’expliquer son efficacité intrinsèque59.

La catégorie des «Augustiniens-Thomistes» avait naturellement retenu l’attention des jansénistes: elle venait appuyer leur stratégie philothomiste constamment développée depuis plus d’un siècle.

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60. Sur Pignone del Carretto, voir G. STOICO, Un teologo napoletano del 700: Ema-nuele M. Pignone del Carretto, Naples, 1961. 61. [E.M. PIGNONE DEL CARRETTO], Janseniani erroris calumnia a Venerabili Episcopo Joanne de Palafox sublata, Madrid, 1773. 62. Sur Palafox, voir C. ÁLVAREZ DE TOLEDO, Politics and Reform in Spain and Vice-regal Mexico: The Life and Thought of Juan de Palafox, 1600-1659, Oxford – New York, 2004. 63. [A. ARNAULD], La morale pratique des Jésuites: T. IV. Histoire de Dom Jean de Palafox, évêque d’Angélopolis et depuis d’Osme, et des différends qu’il a eus avec les Pères Jésuites, Cologne, 1690. 64. Voir B. NEVEU, Sébastien Joseph du Cambout de Pontchâteau (1634-1690) etses missions à Rome d’après sa correspondance et des documents inédits, Paris, 1969,pp. 39-40.297-298.318-319.

II. LE SACRE JANSÉNISTE DE L’AUGUSTINIANO-THOMISME

Si vibrant que fût le plaidoyer mené par Dom Mougenot, de périlleuses ambiguïtés subsistaient. D’une part, il n’était pas certain que les PP. Mas-soulié et Serry se fussent volontiers reconnus comme augustiniens; il était en revanche avéré qu’on avait pu les soupçonner de jansénisme. La pureté romaine de leur augustinisme était donc publiquement sujette à caution, et pour deux raisons contradictoires. D’autre part, il était difficile de savoir, lorsque le P. Mougenot évoquait les augustiniens, s’il s’agissait des jansénistes ou des tenants du récent augustinianisme. À dire vrai, le bénédictin restait vague, sans doute pour bénéficier de la concession d’or-thodoxie entérinée par la lettre apostolique Dum præterito mense. Il est clair qu’après 1748, les jansénistes, sans abandonner leurs protestations philothomistes, ont voulu s’unir au groupe des Augustiniani évoqués par Benoît XIV – au rebours de ses précédentes décisions, la papauté avait finalement permis un ultime sursaut d’augustinisme revigoré.

La nécessité d’un rapprochement doctrinal entre thomisme et augusti-nianisme est un motif constant dans la littérature janséniste au lendemain de la suppression de la Compagnie de Jésus. Publiée anonymement en 1773, mais attribuée à l’augustin italien Emanuele Maria Pignone del Carretto (1721-1796)60, une défense du Vénérable Juan de Palafox y Mendoza (1600-1659)61, évêque de Puebla de los Ángeles au Mexique de 1639 à 1653 et antijésuite renommé en son temps62, est occasion de rap-peler que les intérêts des tenants de l’augustinianisme, des thomistes et des jansénistes ne sont pas contradictoires. Opposé à l’emprise mission-naire de la Compagnie de Jésus au Mexique, Mgr de Palafox était une figure qui s’était signalée depuis longtemps à l’attention d’Antoine Arnauld et de ses disciples. Rédigé par Arnauld lui-même, le tome IV de la Morale pratique des Jésuites63, dont les huit volumes paraissent à Cologne de 1669 à 1695 – les deux premiers ont été écrits par le jansé-niste Sébastien Joseph du Cambout de Pontchâteau (1634-1690)64, et les six derniers par Arnauld –, présentait en 1690 une biographie du défunt

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65. Sur le rôle de la référence à Palafox dans le contexte polémique antijésuite de la mi-XVIIIe siècle, voir E.M. ST. CLAIR SEGURADO, El obispo Palafox y la cuestión de los ritos Chinos en el proceso de extinción de la Compañía de Jesús, in Studia historica: Historia moderna 22 (2000) 145-170. 66. [E.M. PIGNONE DEL CARRETTO], Janseniani erroris calumnia (n. 61), p. 172: Quin immo Romani Pontifices, et præsertim Innocentius XII, uetuerunt ne ullus ut Jansenista haberetur uel traduceretur de quo legitime non constitisset quod prædictas damnatas pro-positiones uel ex iis aliquam docuisset. 67. Ibid.: Cui tamen decreto Jesuitæ (quorum firmum fixumque systema est non utique Ecclesiæ sed sui Molinæ doctrinam defendere, extollere et propagare) nec obtemperarunt unquam, nec obtemperant, ut merito refractarios eos dixeris contra omnes summarum potestatum sanctiones quæ ipsis non placent. 68. Ibid.: Nos uero Jesuitarum dicta, calumnias, argutationes, cauillos deridentes, contemnentes, aspernantes, eos omnes qui prædictas Jansenismi tesseras, uel ex iis ali-quam, præseferunt, cum Ecclesia Catholica anathematizamus atque execramur. Ceteros autem qui probrosis illis tesseris carent, quamuis crepantibus buccis a Jesuitis ac Molinia-nis inuidioso Jansenistarum nomine appellentur, uti ueros Ecclesiæ filios nostrosque fra-tres excipimus atque amplectimur, immo tanquam ueræ sanæque Augustini doctrinæ asse-clas ac propugnatores suspicimus ac ueneramur.

prélat espagnol dont l’antijésuitisme se voulait édifiant. De sainte réputa-tion, Mgr de Palafox avait eu des défenseurs. En 1694, le roi Charles II d’Espagne avait poussé à sa canonisation. La cause est introduite auprès du Saint-Siège en 1726, mais une fois acquise l’étape préalable de la vénérabilité, elle est retardée sous Clément XIII en raison des efforts contraires des jésuites, puis suspendue in extremis lorsque le pape Pie VI, cédant aux pressions des partisans de l’ancienne Compagnie de Jésus, refuse la béatification en 1777. Dans son ouvrage de 1773, le P. Pignone del Carretto tentait de laver la mémoire du vénérable évêque du soupçon de jansénisme dont les jésuites essayaient obstinément de l’entacher65. Au passage, l’augustin rappelait que la qualification de janséniste ne devait pas être infligée sans examen minutieux. Les papes l’avaient expressé-ment réservée aux auteurs qui soutenaient au moins l’une des cinq Propo-sitions condamnées par Innocent X dans leur sens naturel66 – jugement restrictif que les jésuites ne respectaient pas, pas plus qu’ils ne se soumet-taient en général aux décisions qui leur déplaisaient67. Le P. Pignone del Carretto acceptait volontiers de déclarer anathèmes les fidèles qui défen-daient une ou plusieurs des cinq Propositions, mais, quant aux autres, et malgré les imprécations des jésuites, il les tenait pour de véritables fils de l’Église et ses propres frères, et il les considérait comme d’authentiques défenseurs de la pure et saine doctrine de saint Augustin68. Derrière la démonstration de l’orthodoxie de Mgr de Palafox, l’augustin plaidait en réalité pour l’intégrité doctrinale de l’augustinianisme adopté par ses confrères.

Discours dont les jansénistes n’ont pas manqué de souligner l’intérêt qu’ils pouvaient en tirer. Rendant compte favorablement de la publication de l’ouvrage du P. Pignone del Carretto, les Nouvelles ecclésiastiques tentent de prolonger le raisonnement de l’augustin le 7 février 1774:

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69. Nouvelles ecclésiastiques, 7 février 1774, d’Italie, p. 24. 70. Ibid. 71. Bref Literas uestras, Rome, 7 août 1660, L. CEYSSENS, La fin de la première période du jansénisme: Sources des années 1654-1660, t. II, 1657-1660, Bruxelles – Rome, 1965, pp. 436-437. 72. Ibid., p. 436: De reliquo non dubitamus quin præ singulari scientiæ pietatisque stu-dio, sanam et incorruptam, qualem tot Apostolicæ Sedis declarationes et SS. Patrum tradi-tiones requirunt, doctrinam semper amplexuri et aduersus orthodoxæ religionis hostes defensuri sitis, necnon præclarissimorum Ecclesiæ Catholicæ doctorum Augustini et Thomæ Aquinatis inconcussa tutissimaque dogmata sequi semper, ut asseritis, ac impense reuereri uelitis, quorum profecto Sanctissimorum uirorum penes catholicos uniuersos ingentia et omnem laudem supergressa nomina noui præconii commendatione plane non egent. 73. Nouvelles ecclésiastiques, 7 février 1774, d’Italie, p. 24.

Voilà donc deux sortes d’hommes fort différens: les uns qui tiennent aux erreurs des cinq Propositions, les autres qui sont calomnieusement accusés d’y être attachés. Ceux de cette seconde classe sont en grand nombre, et bien connus sous le nom respecté d’Augustiniens et de Thomistes. L’Apologiste connoît-il quelqu’un de la première? En pourroit-il citer un seul69?

Les Nouvelles ecclésiastiques mettaient les théologiens catholiques au défi de trouver personne qui s’attachât à soutenir en catholicité les cinq Propositions dans le sens selon lequel elles avaient été condamnées: l’in-terpellation reprenait une tactique constante du parti janséniste depuis la fulmination de la Bulle Cum occasione. Si le P. Pignone del Carretto devait avouer qu’il lui avait été impossible de désigner un auteur dont la doctrine fût fondée sur les cinq Propositions,

quel service n’auroit-il pas rendu à l’Église en déclarant que le Jansénisme est une hérésie imaginaire, qui n’a point de sectateurs et qui doit tomber avec les Jésuites, dont la profonde malice l’a inventée et soutenue jusqu’ici70?

Les Nouvelles ecclésiastiques concluaient en rappelant la teneur du célèbre Bref Literas uestras adressé le 7 août 1660 par Alexandre VII aux théologiens de Louvain71; le pontife romain s’y déclarait fermement assuré de leur application à toujours suivre les «dogmes infrangibles et très sûrs de saint Augustin et de saint Thomas», doctorum Augustini et Thomæ Aquinatis inconcussa tutissimaque dogmata, dont les noms se passaient, disait-il, de nouveaux éloges72. À leurs lecteurs, les Nouvelles ecclésiastiques font observer, dans leur recension du livre du P. Pignone del Carretto, que les molinistes

n’en veulent sous le nom de Jansénisme qu’aux dogmes très sûrs et inébran-lables de la grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite enseignés dans les Écoles de saint Augustin et de saint Thomas73.

Encore une fois, l’alliance entre thomisme et augustinianisme étaient doctrinalement justifiée; davantage, on pouvait exciper d’une formelle approbation du magistère à son endroit.

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74. Pour une présentation générale de l’histoire de la théologie en Espagne au XVIIIe siècle, consulter M. ANDRÉS MARTÍNEZ (éd.), Historia de la teología española: T. II. Desde fines del siglo XVI hasta la actualidad, Madrid, 1987; et F. MARTIN HERNANDEZ, Los semi-narios españoles en la época de la Ilustración, Salamanque, 1964. 75. Voir C. MAS GALVÁN, De la Ilustración al Liberalismo: El Seminario de san Ful-gencio de Murcia (1774-1823), in Trienio: Ilustración y Liberalismo 12 (1988) 101-175; et ID., Tres Seminarios españoles del Setecientos: Reformismo, Ilustración y Liberalismo, in Cuadernos de Historia Moderna: Anejos 3 (2004) 163-200. 76. MAS GALVAN, Tres Seminarios españoles del Setecientos (n. 75), p. 181.

Depuis le début de la moderne querelle de la grâce, les dominicains avaient affronté sans concession les jésuites, se rendant parfois suspects de complaisance à l’égard des jansénistes. Il semble qu’après la suppres-sion de la Compagnie de Jésus, l’ordre de Saint-Dominique se soit senti plus libre de manifester ses différences avec la théologie augustinienne telle que l’augustinianisme et le jansénisme prétendaient respectivement l’enseigner. On sait qu’au lendemain de l’expulsion des jésuites, le Conseil de Castille s’est préoccupé de réformer les études, imposant dans les facultés de théologie la lecture et l’explication du De locis theo-logicis du dominicain espagnol Melchior Cano (1509-1560) et de la Summa theologiæ de saint Thomas74. Assurément, les frères prêcheurs ne pouvaient que s’en féliciter, mais le choix n’a pas fait l’unanimité. Nommé évêque de Carthagène en 1773, Manuel Rubín de Celis (1712-1784), prélat régaliste et jansénisant, souhaite réorganiser les études au séminaire San Fulgencio de Murcia75. Le 16 septembre 1774, il rend une ordonnance qui, en ce qui concerne la théologie, impose aux professeurs trois ouvrages: d’abord, le De locis theologicis liber singularis extrait des Institutiones theologicæ ad usum seminariorum (1694) de l’orato-rien jansénisant Gaspard Juénin (1650-1713), copieux cours de théolo-gie qui avait été prohibé donec corrigatur par deux décrets du Saint-Of-fice, respectivement du 22 mai et du 17 juillet 1708; ensuite, l’Accurata synopsis faite par Girolamo Maria Buzi des Libri de theologicis discipli-nis de Gianlorenzo Berti; enfin, la Theologia christiana dogmatico-mo-ralis contracta du dominicain italien, et en son temps illustre rigoriste, Daniele Concina (1687-1756), qui n’était qu’un abrégé, rédigé par l’auteur lui-même, de sa Theologia christiana dogmatico-moralis, dont les dix volumes étaient parus à Rome de 1749 à 1751. On ne peut que souscrire à la conclusion de Cayetano Mas Galván, qui, évoquant un «triunfo agustinista», relève que «se trata del plan más jansenista que potemos hallar entre los Seminarios españoles»76. Réforme où l’on pouvait ressentir l’influence de José Pérez Esteve, professeur à l’Univer-sité de Valence de 1748 à 1757, où il avait contribué à diffuser les idées modernes, et plus généralement de l’«Ilustración valenciana», expres-sion par laquelle l’historiographie espagnole désigne un groupe hétéro-clite de théologiens influencés par la personnalité et l’œuvre de l’érudit

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77. Sur Mayans, voir notamment J.L. PESET – M. PESET, Gregorio Mayans y la reforma universitaria, Valence, 1975. Consulter aussi ID., La universidad española (siglos XVIII y XIX): Despotismo ilustrado y revolución liberal, Madrid, 1974. 78. Nouvelles ecclésiastiques, 13 novembre 1775, d’Espagne, p. 181. 79. Voir A. ÁLVAREZ DE MORALES, La Ilustración y la reforma de la Universidad en la España del siglo XVIII, Madrid, 1979; et surtout S. ALBIÑANA, Universidad e Ilustración: Valencia en la época de Carlos III, Valence, 1988.

jansénisant Gregorio Mayans y Siscar (1699-1781)77, féru de doctrine augustinienne grâce à la lecture de Noris et du canoniste janséniste Zeger Bernard Van Espen (1646-1728).

D’évidence, les dominicains ne pouvaient que se sentir profondément ulcérés en voyant que l’on substituait autoritairement à saint Thomas et à Cano des auteurs aussi discutables que les PP. Juénin, Berti et Concina. Pour les Nouvelles ecclésiastiques, qui rendent compte des événements le 13 novembre 1775, il n’y a pas de doute à avoir – Mgr Rubín de Celis s’était rallié officiellement aux thèses augustinianistes:

Comme les dominicains se flattoient de régner absolument dans toutes les écoles au moyen de l’enseignement du thomisme, ils furent extrêmement piqués de ce que M. de Carthagène les frustroit de cette espérance en intro-duisant l’augustinianisme dans son séminaire78.

Par un glissement inévitable de la configuration partisane de la querelle de la grâce, les dominicains ont subitement repris à leur compte la posture anti-augustinienne de la défunte Compagnie de Jésus: ils attaquent désor-mais l’augustinianisme comme le jansénisme. Après la publication de l’ordonnance du 16 septembre 1774, les frères prêcheurs accusent les ouvrages des PP. Juénin, Berti et Concina de blesser l’autorité royale, et ils déposent auprès du Conseil de Castille un mémoire qui reproche auP. Berti de tenir une doctrine contrevenant aux enseignements de saint Tho-mas. Ulcéré, Mgr Rubín de Celis réplique et finit par obtenir le 16 mars 1775 un jugement favorable des pouvoirs civils. L’affaire confirme un clivage à la fois religieux et universitaire dont les effets se sont déjà observés à l’Université de Valence. Dominicains et augustins avaient uni leurs forces contre les jésuites pour y réformer les études selon leurs vues79; une fois remportée la victoire, les deux ordres, un temps alliés, étaient devenus irréconciliables, et l’augustinianisme valencien, assuré-ment teinté de jansénisme, ou de philojansénisme – puisque telle était l’accusation souvent faite aux écrits des PP. Juénin et Berti –, s’était fait de plus en plus rigide.

Depuis des décennies, les jansénistes français observaient très attenti-vement les heurs et malheurs du molinisme en Europe. Le 23 octobre 1779, les Nouvelles ecclésiastiques reviennent sur la récente réforme de l’Université de Vienne, expressément voulue par Marie-Thérèse et conso-lidée par l’action du bénédictin autrichien Franz Stephan Rautenstrauch

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80. Sur Rautenstrauch, voir J. MÜLLER, Der pastoraltheologisch-didaktische Ansatz in Franz Stephan Rautenstrauchs Entwurf zur Einrichtung der theologischen Schulen, Vienne, 1969. 81. Fr.S. RAUTENSTRAUCH, Anleitung und Grundriss zur Systematischen Dogmatischen Theologie, Vienne, 1776. Voir aussi ID., Entwurf zur Einrichtung der theologischen Schu-len in den k.k. Erblanden, Vienne, 1776. 82. Fr.S. RAUTENSTRAUCH, Institutum Facultatis Theologicæ Vindobonensis, Vienne, 1778. 83. Ibid., pp. VI-VII: Anno supra millesimum septingesimum quinquagesimo quarto theologiæ perpurgandæ negotium uiris nonnullis e Societate, quæ sola scholas theologicas tum obtinebat, iniunctum quidem est, at in cortice magis ea perpurgatio stetit, cum inte-riora peruadere tum ne posset quidem. Altius penetrauit quæ postea anno supra millesi-mum septingesimum quinquagesimo nono successerat, qua in communionem cathedræ theologicæ etiam ex aliis Institutis religiosis uiri eruditione clari admittebantur ut non iam solius Molinæ opinationibus scholæ perstreperent, sed Augustini etiam ac Thomæ Aquina-tis systemata palam docerentur. 84. Ibid., p. 7: In illis etiam quæstionibus quæ, quod ad illustranda fidei dogmata ali-quid faciant, ex theologia scholastica retentæ sunt, scholæ cuidam aut sectæ nomen dare omnino uetitum. Neque enim iam quæ Thomæ, quæ Augustini, quæ Scoti, sed quæ Jesu Christi dicatur, theologia in scholis traditur. 85. Nouvelles ecclésiastiques, 23 octobre 1779, de Vienne en Autriche, p. 170.

(1734-1785)80, qui avait publié en 1776 son plan de théologie dogmati-que systématique81, auquel il avait ajouté en 1778 ses nouveaux règle-ments pour la Faculté de théologie de Vienne82. La refonte des études proposées par Rautenstrauch était ouvertement opposée aux jésuites. Rappelant, dans son Institutum Facultatis Theologicæ Vindobonensis, les motifs de la réforme, le bénédictin souligne le besoin ressenti d’en finir avec le monopole théologique de Molina et de ses disciples et de revenir à la doctrine de saint Thomas et de saint Augustin83. Dans la section réservée à la ratio docendi, Dom Rautenstrauch précisait que lorsque les professeurs devaient traiter de questions soulevées par la théologie scolastique et qui appartinssent aux dogmes de la foi, il était formellement interdit d’affecter les différentes opinions à une école théologique particulière: il suffisait de les rappeler successivement en soulignant leurs défauts ou leur degré de crédibilité, et l’on ne devait enseigner que la théologie du Christ, non celle des thomistes, des scotistes, des augustinianistes ou d’autres encore84. De quoi les jansé-nistes avaient du mal à se satisfaire pleinement. Pour les Nouvelles ecclésiastiques,

cet esprit du nouveau plan d’études est assurément très louable, et on doit désirer qu’il n’y en ait point d’autre qui dirige les personnes préposées à l’enseignement de la théologie…

Nous craignons seulement que le zèle de l’auteur du plan ne l’ait porté trop loin, lorsque voulant exterminer les divisions entre les théologiens, et jusqu’aux noms mêmes de Scotistes, Molinistes, etc. …, il enveloppe dans la même proscription ceux des Augustiniens et des Thomistes85.

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86. Ibid. 87. Nouvelles ecclésiastiques, 14 août 1778, de Valence en Espagne, p. 129: Ego uero Augustinianum systema aduersum, imo ipsi gratiæ inimicum, ab Schola procul abiicien-dum pronuntio. 88. Ibid. 89. J.-H. SERRY, Diuus Augustinus Diuo Thomæ eiusque angelicæ scholæ secundis curis conciliatus in quæstione de gratia primi hominis et angelorum, 2e éd., Padoue, 1724.

Encore une fois, les jansénistes persistaient à défendre conjointe-ment les causes du thomisme et de l’augustinianisme. Le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques notait que si l’on respectait à la lettre les recommandations de Rautenstrauch, il devenait illégitime d’annoncer un traité comme composé ad mentem sancti Augustini et sancti Thomæ; tout juste pouvait-on l’intituler ad mentem Jesu Christi,

comme si les disciples de saint Augustin et de saint Thomas, en se faisant honneur de cette qualité, prétendoient autre chose que d’être, pour le fond et l’essentiel de leur enseignement, les plus fidèles disciples de Jésus-Christ et de l’Église, ainsi que l’ont été leurs maîtres86.

Si les jansénistes se félicitaient de la diffusion de plus en plus grande de l’augustinianisme, ils ne souhaitaient pas qu’elle se fît au détriment du statut du thomisme.

Le jansénisme se trouvait désormais face à l’obstacle que constituait la vive hostilité des dominicains à l’égard des augustins. Le 14 août 1778, les Nouvelles ecclésiastiques rendent compte d’un incident qui est venu troubler le cours du chapitre provincial de l’ordre de Saint-Dominique tenu à Valence du 8 au 12 mai précédent. Une thèse y a été publiquement soutenue qui affirmait l’identité de doctrine entre augustinianisme et jan-sénisme et rejetait les deux systèmes indifféremment87. Les augustins de Valence ont aussitôt réagi et obtenu réparation. Affrontement dont les Nouvelles ecclésiastiques s’étonnent:

En général, les écoles des différens ordres qui suivent l’augustinianisme montrent à l’égard des Thomistes une circonspection très louable. Entre les bonnes thèses d’Italie dont nous avons eu occasion de faire des extraits, et qui toutes, sans exception, sont augustiniennes, nous ne croyons pas qu’il y en ait une seule où l’on trouve des sorties offensantes pour les Thomistes. Pourquoi donc ceux-ci n’en usent-ils pas de même88?

Le rédacteur janséniste affirme que les deux systèmes, thomiste et augustinianiste, sont essentiellement les mêmes sur les dogmes de la pré-destination gratuite et de la nécessité de la grâce efficace. Quand même il y eût des différences, ajoutait-il, de célèbres thomistes avaient montré l’utilité de concilier les deux écoles: étaient cités le fameux Diuus Augus-tinus Diuo Thomæ conciliatus (1723) du P. Serry89, mais aussi le non

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90. [F.-L. BOURSIER], De l’action de Dieu sur les créatures, traité dans lequel on prouve la prémotion physique par le raisonnement et où l’on examine plusieurs questions qui ont rapport à la nature des esprits et à la grâce, 2 vol., Paris, 1713. Sur le traité de Boursier, voir Ch. COUDRETTE, Histoire et analyse du livre De l’action de Dieu: Opuscules de M. Boursier relatifs à cet ouvrage. Mémoire du même auteur sur la divinité des Chinois. Relation des démarches faites par les docteurs de Sorbonne pour la réunion de l’Église de Russie, et recueil des pièces qui concernent cette affaire, 3 vol., s.l., 1753. 91. Nouvelles ecclésiastiques, 14 août 1778, de Valence en Espagne, p. 129. 92. Sur Mamachi, voir G. PIGNATELLI, Aspetti della propaganda cattolica a Roma da Pio VI a Leone XII, Rome, 1974, pp. 41-43; et G. PELLETIER, Rome et la Révolution fran-çaise: La théologie et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799), Rome, 2004, pp. 245-246. 93. Nouvelles ecclésiastiques, 14 août 1778, de Valence en Espagne, p. 130.

moins célèbre traité De l’action de Dieu sur les créatures (1713) du jan-séniste François-Laurent Boursier (1679-1749)90. Les Nouvelles ecclé-siastiques relevaient:

Ces deux savans thomistes ont démontré que la manière dont saint Augustin explique l’efficacité de la grâce par la délectation victorieuse et celle de saint Thomas qui la fonde sur les décrets absolus de Dieu, bien loin d’être opposées l’une à l’autre, se prêtoient mutuellement du jour et de la force et devoient être réunies.

Jusqu’alors, poursuivait le rédacteur janséniste, on n’avait trouvé que des jésuites pour confondre la théologie de la delectatio uictrix avec le système des cinq Propositions attribuées à Jansénius – il était désolant que les dominicains se fussent ralliés

aux Molinistes pour soutenir une prétention d’une si dangereuse consé-quence91.

La doctrine de la délectation victorieuse, était-il rappelé, est conforme aux principes de la Révélation et aux invariables enseignements du magis-tère; la récente hostilité des disciples de saint Thomas à son endroit ne pouvait s’expliquer, selon les Nouvelles ecclésiastiques, que par la gran-dissante influence à Rome d’une mouvance dominicaine et antijanséniste dominée par le P. Tommaso Maria Mamachi (1713-1792)92, un prêcheur réputé pour son intransigeante défense des prérogatives de la papauté.

Il faut prendre au sérieux les analyses indignées que délivrent les Nou-velles ecclésiastiques – elles donnent à voir un curieux balancement par-tisan de la querelle de la grâce par quoi les dominicains tendent à occuper l’espace polémique libéré par la suppression de la Compagnie de Jésus:

Le parti [du P. Mamachi], voulant profiter de la chute des Jésuites et gagner la faveur des cardinaux et des personnes en place qui protégeoient la Société, ne cesse de calomnier l’École des Augustiniens, et il affoiblit même plu-sieurs vérités importantes que l’École des Thomistes s’étoit toujours fait gloire de soutenir93.

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94. Ibid. 95. Sur le P. Nicolaï, voir M.-M. GORCE, Nicolaï et les jansénistes ou la grâce actuelle suffisante, in RThom, 36e année, n.s., t. XIV, 67, juillet-novembre 1931, pp. 761-775 et37e année, n.s., t. XV, 71, mai-juin 1932, pp. 452-504; et J.-R. ARMOGATHE, La nature du monde: Science nouvelle et exégèse au XVIIe siècle, Paris, 2007, en particulier pp. 207-212 (Le temps de la grâce: Jansénius et Nicolaï). 96. Nouvelles ecclésiastiques, 14 août 1778, de Valence en Espagne, p. 130.

Aberrante substitution au moyen de quoi les dominicains en viennent à se rapprocher de leurs anciens adversaires – au prix, néanmoins, d’une discutable subversion du thomisme traditionnel, à la défense duquel les jansénistes s’étaient longuement attachés:

Au lieu d’attaquer le Molinisme, comme toutes sortes de motifs devroient l’y engager, ce parti en emprunte au contraire plusieurs opinions erronées: la grâce suffisante donnée à tous les hommes, l’état de pure nature, les œuvres moralement bonnes etc.94 …

Presque irrépressiblement surgissait le souvenir du méfait commis par le dominicain Jean Nicolaï (1594-1673)95, qui, en 1656, avait voté en Sor-bonne, avec les molinistes, la censure d’Antoine Arnauld: sa trahison avait été à l’origine de la campagne des Provinciales. Les Nouvelles ecclésiastiques le rappellent hautement:

Quelques autres dominicains, par ambition, par politique et par foiblesse, ont marché depuis sur les mêmes traces. Mais on n’avoit point encore vu une passion aussi marquée de décrier l’augustinianisme et de le confondre avec l’hérésie des cinq Propositions qu’en témoigne le parti du P. Mama-chi96.

Il ne fallait pas que pour contenir l’influence des augustins, les domini-cains en vinssent à renier l’ardeur de leur engagement à défendre la thèse de la grâce efficace.

III. LA DÉFENSE DE L’INTÉGRITÉ DE LA DOCTRINE THOMISTE

Pour les jansénistes, préserver l’augustinianisme des attaques que lui portaient les frères prêcheurs revenait finalement à protéger l’intégrité d’un legs thomiste que les dominicains trahissaient à nouveau. Le 6 mars 1779, les Nouvelles ecclésiastiques signalaient la soutenance de thèse, le 27 novembre 1778, du jacobin – dominicain du couvent Saint-Jacques à Paris – Jean-Louis Pichegru, bachelier de Sorbonne, traître au thomisme, et frère du futur général révolutionnaire, plus tard traître à sa cause lui aussi. Apparemment, l’orthodoxie thomiste avait été mise à rude épreuve – le P. Pichegru semblait s’être fait moliniste:

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97. Nouvelles ecclésiastiques, 6 mars 1779, de Paris, p. 37. 98. Ibid.: Huius autem gratiæ efficacitas, unde repetenda? Intricissima quæstio, quam soluat qui in uariis ea de re opinionibus certi aliquid se attigisse confisus fuerit. 99. Ibid.

Le 6e § est rempli d’erreurs révoltantes, de la part surtout d’un élève de l’École de saint Thomas. Selon le P. Pichegru, on sait ce que la grâce n’est pas, mais non ce qu’elle est. Elle n’est, selon lui, ni la volonté toute-puis-sante de Dieu, ni la seule charité. Qu’est-elle donc? Le bachelier l’ignore sans doute, puisqu’il ne le dit pas. Il ose soutenir que celle qu’on nomme suffisante n’est refusée à personne; qu’elle donne un vrai pouvoir, tantôt prochain, tantôt éloigné, mais toujours dégagé et relativement proportionné à la concupiscence qu’il s’agit de vaincre sur-le-champ97.

Touchant la question de la grâce efficace, le P. Pichegru avait refusé de trancher; il avait énuméré les divers systèmes qui s’affrontaient et, les mettant au même rang, n’avait pas témoigné davantage de respect pour saint Augustin et pour saint Thomas que pour Molina ou pour Suárez. À en croire le témoignage des Nouvelles ecclésiastiques, il s’était contenté de dire que la question était épineuse et qu’il en laissait la solution aux auteurs qui croyaient avoir atteint une certitude98. Imprudente échappa-toire que ne lui pardonne pas le périodique janséniste:

Voilà comme ose s’exprimer un Dominicain même dans les Écoles de la Faculté de Paris. Il est dommage que le P. Pichegru n’ait pas paru plus tôt, il auroit épargné beaucoup de travaux et de veilles à tout son ordre; le savant Lemos ne se seroit pas donné tant de peine dans les Congrégations de auxiliis pour prouver que la grâce tire son efficacité de la toute-puis-sance de Dieu; son jeune confrère lui auroit appris qu’il n’y a rien de certain sur cette matière. Il nous paroît que ce Religieux, déserteur de l’École de saint Thomas, n’a étudié que très superficiellement les objets qu’il traite99.

Le P. Pichegru était un Nicolaï réincarné: sa récente incartade illustrait la dérive molinisante d’un ordre dominicain que subvertissait l’influence pernicieuse du P. Mamachi.

Non que les frères prêcheurs fussent unanimement acquis à la nouvelle direction doctrinale que nombre des leurs n’hésitaient apparemment plus à emprunter en rejoignant les positions molinistes. Alerté par les rumeurs, le supérieur du couvent Saint-Jacques avait assemblé le 25 novembre 1778 les pères de son conseil, qui avaient protesté contre la thèse duP. Pichegru. La démarche n’avait pas empêché la soutenance du surlende-main. D’après les Nouvelles ecclésiastiques, de jeunes docteurs ont même pris fait et cause pour le P. Pichegru, déclarant à qui voulait l’entendre que le motif ne valait pas la peine, ni le scandale, d’une interdiction. De quoi s’indignent les Nouvelles ecclésiastiques:

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100. Ibid., 6 mars 1779, de Paris, p. 38. 101. Cité ibid. 102. Cité ibid.

Comme si la doctrine étoit une chose indifférente que chacun peut choisir suivant son goût et ses vues! Comme si l’autorité de saint Thomas devoit être aussi étrangère et aussi peu respectée chez ses propres confrères qu’elle l’est chez les Molinistes100!

À leurs timorés confrères jacobins, les dominicains du couvent de l’Annonciation, rue Saint-Honoré à Paris, décident d’administrer une leçon de fermeté. Le 5 janvier 1779, ils écrivent au maître général Balta-sar de Quiñones pour signifier leur plus vif mécontentement à l’égard de Jean-Louis Pichegru:

Quel est l’élève de l’ordre de Saint-Dominique ou le théologien attaché à la saine doctrine qui puisse lire de pareilles thèses et garder le silence? Les soussignés et plusieurs autres Pères de notre couvent n’ont pas été peu affli-gés lorsqu’ils ont sçu que ledit P. Pichegru avoit eu la hardiesse de mettre à l’écart, ou plutôt de combattre la vénérable doctrine de l’École thomistique, que nous avons défendue jusqu’aujourd’hui avec le plus grand zèle101.

Les dominicains de la rue Saint-Honoré s’indignent que le P. Pichegru puisse prétendre que saint Augustin, en établissant la nécessité et la gratuité de la grâce, ne se soit pas préoccupé de la manière dont elle agit. Ils souli-gnent le fait que la coupable assertion de leur confrère, selon qui le modus operandi de la grâce efficace n’a jamais été véritablement élucidé, marque du sceau de l’incompétence non seulement Thomas de Lemos (1550-1629), le champion des dominicains lors des Congrégations de auxiliis, mais encore Domingo Bañez (1528-1604), généralement considéré comme l’in-venteur de la prémotion physique, et les PP. Ignace-Hyacinthe Amat de Graveson (1670-1733), Jacques-Hyacinthe Serry et Noël Alexandre (1639-1724), tous trois réputés pour leur impitoyable thomisme – bien qu’en leur temps, ils eussent été dénoncés comme jansénisants par les jésuites. À leur maître général, les dominicains du couvent parisien de l’Annonciation transmettaient l’expression de leur plus implacable ressentiment:

Le P. Pichegru s’unit aux adversaires de la doctrine thomistique en refusant de reconnoître la grâce efficace par elle-même et assurant qu’on ne peut avoir rien de certain sur cette matière. Est-il permis à un disciple du Docteur Angélique d’en user de la sorte? Quel respect aura-t-on pour la doctrine thomistique si un simple particulier peut s’élever contre elle et y répandre des nuages102?

On ne pouvait être plus clair. À juste titre les Nouvelles ecclésiastiques se prévalaient-elles d’un acte qui constituait un authentique manifeste antimoliniste.

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103. G. CADONICI, Vindiciæ Augustinianæ ab imputatione regni millenarii, Crémone, 1747. Sur Cadonici, voir G. PIGNATELLI, Cadonici, Giovanni, in DBI (n. 38), t. XVI (1973) 91-93. 104. L. FASSONI, De piorum in sinu Abrahæ beatitudine ante Christi mortem, Rome, 1760. Sur Fassoni, voir C. FANTAPPIÈ, Fassoni, Liberato, in DBI (n. 38), t. XLV (1995) 308-311. 105. G. CADONICI, D. Aurelii Augustini, Hipponensis episcopi, quæ uidetur sententia de beatitate sanctorum patriarcharum, prophetarum, ceterorumque iustorum Antiqui Testa-menti ante Christi Domini descensum in Inferos illustrata. Accedunt animaduersiones aduersus recentem librum P. Liberati Fassonii, Venise, 1763. 106. T.M. MAMACHI, De animabus iustorum in sinu Abrahæ ante Christi mortem expertibus beatæ uisionis Dei libri duo, 2 vol., Rome, 1766. 107. Ibid., t. II, l. II, c. I, §II, pp. 696-715: Augustini doctrinam internoscere cupienti opus est Thoma Aquinate interprete. 108. Ibid., t. II, l. II, c. I, §II, p. 696: Discipulus Augustini, sectator perpetuus ac uindex unus est omnium maxime Thomas Aquinas, quem hac item in caussa si Cadonicus sibi interpretem adsciuisset, non solum in tot nouas, inanes, alienas sententias non incidisset, set etiam consuluisset rationi studiorum et existimationi suæ.

Si attachés qu’ils fussent à la défense d’un thomisme intègre, sur lequel ils s’appuyaient depuis longtemps, les jansénistes n’entendaient pas soumettre toujours leur augustinisme à la légitimante caution de l’Aquinate. Ils surveillaient étroitement la production du P. Mamachi. Une polémique particulière va retenir leur attention. En 1747, le cha-noine italien Giovanni Cadonici (1705-1786) fait paraître des Vindiciæ Augustinianæ103. Augustinien sans concession, lié aux milieux janséni-sants, Cadonici tentait de laver le défunt évêque d’Hippone du soupçon d’avoir adopté des erreurs millénaristes. Lui répond treize ans plus tard le scolope Liberato Fassoni (1721-1775), qui a enseigné la théologie morale au Collegio Calasanzio de Rome avant de devenir professeur à l’Université de Cagliari, où il s’est illustré en pourfendant le spinozisme. En 1760, le P. Fassoni publie un traité De piorum in sinu Abrahæ beati-tudine104 – il y réfute les Vindiciæ Augustinianæ de Cadonici, qui répli-que en 1763 par son Augustini sententia illustrata105. Refusant que le dernier mot restât à un augustinien, le P. Mamachi produit alors son De animabus iustorum in sinu Abrahæ (1766)106. On n’entend pas ici entrer dans le détail d’une querelle très embrouillée, mais indiquer pourquoi les jansénistes français s’y sont ponctuellement intéressés. Au chapitre Ier du livre II du 2e tome de son ouvrage, le P. Mamachi soutenait que la doctrine de saint Augustin ne pouvait se comprendre qu’en recourant à l’interprétation qu’en avait donnée saint Thomas, ce qu’il résumait par un adage appelé à une litigieuse renommée: Augustinus eget Thoma interprete107. À Cadonici, le P. Mamachi reprochait de ne pas s’être reporté à l’Aquinate, le plus fidèle des disciples de saint Augustin, pré-caution qui avait dû suffire à lui éviter ses errements doctrinaux108. Citant le Bref Literas uestras d’Alexandre VII, le dominicain relève que complimenter quelqu’un parce qu’il suit les dogmes inconcussa et tutis-sima de saint Augustin et de saint Thomas revient à admettre que les

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109. Ibid., t. II, l. II, c. I, §II, p. 705: Laudi autem cuiquam dare quod inconcussa atque tutissima Sanctorum Augustini et Thomæ dogmata sequatur et reuereatur, quid est nisi eius utriusque doctoris eadem esse dogmata confiteri? Neque enim dignus est laude is qui dogmata quæ aut inter se pugnent, aut non cohæreant, consectetur. Laudare eos qui pugnantia aut non cohærentia probent ac colant idem est omnino atque eos ornare laude qui ueritatem cum errore, lucem cum tenebris componere conentur. Cum igitur docti, pii, dignitate excellentes uiri, ipsique in primis Pontifices Maximi dignos esse pronunciarint laude eos qui tutissima et inconcussa Sanctorum Augustini et Thomæ dogmata sequuntur ac reuerentur, eadem sint omnino eorum Sanctorum duorum dogmata necesse est. 110. Ibid., t. II, l. II, c. I, §II, p. 705: Quæ igitur caussa est cur Augustini te, non Thomæ (quasi contraria sint) dogmata sequi profiteare? 111. Nouvelles ecclésiastiques, 13 novembre 1779, de Madrid, p. 181. 112. Sur le cardinal de Boxadors, voir A. HUERGA, Precursores de la Æterni Patris: El Cardenal Juan Tomás de Boxadors (1703-1780), in Angelicum 58/1 (1981) 3-20. 113. Nouvelles ecclésiastiques, 20 mars 1780, de Rome, p. 45.

positions des deux saints docteurs sont identiques109 – on ne pouvait donc que difficilement comprendre la raison pour laquelle Cadonici pré-tendait s’en tenir à saint Augustin, comme si saint Thomas lui était contraire110. Évoquant l’ouvrage du P. Mamachi le 13 novembre 1779, les Nouvelles ecclésiastiques peinaient à contenir leur indignation contre un auteur qui avait

mérité le nom de théologien qui tourne à tout vent comme une girouette, theologo a vento…

Il conclut que saint Augustin n’ayant point laissé des livres d’institution théologique, il a besoin que saint Thomas lui serve d’interprète: Augustinus eget Thoma interprete. Ainsi l’Église s’est trompée lorsqu’elle a donné saint Augustin pour guide à tous ses enfans et qu’elle l’a pris elle-même pour tel dans ses conciles sans recourir à saint Thomas! Le P. Mamachi veut faire passer le Docteur de la Grâce pour un auteur ténébreux qui a besoin d’une lumière étrangère111.

D’accord pour se rapprocher du thomisme, les jansénistes ne voulaient quand même pas entendre parler d’un quelconque monopole thomiste d’interprétation de la doctrine augustinienne.

Il semble que déçus par l’attitude des dominicains, les représentants du jansénisme finissant aient désiré désormais chercher refuge auprès des augustins, déplorant toutefois que les thomistes ne pussent tolérer le moderne augustinianisme. Le 20 mars 1780, les Nouvelles ecclésiastiques regrettent «une fâcheuse mésintelligence» entre dominicains et augustins dont elles font remonter l’origine au généralat de Juan Tomás de Boxa-dors (1703-1780)112, maître général de l’ordre de Saint-Dominique de 1756 à 1777 et cardinal depuis 1775. Le périodique janséniste accuse les frères prêcheurs de calomnier les augustins en faisant

à tout propos des sorties indécentes contre l’augustinianisme, soit dans des thèses publiques, soit dans d’autres écrits113, … [et en s’efforçant] de lui

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114. Ibid. 115. Ibid. 116. [T.A. VAIRANI], Lettera amichevole sù la necessità di metter fine alle dispute sco-lastiche intorno ai misterî della grazia, s.l., s.d. [Bologne, 18 novembre 1778]. 117. Ibid., p. 1: Mi dimandate se sia veramente per nascere qualche altra guerra tra i Regolari per i misterî della grazia, giacchè la scienza mezza và ritornando d’ond’è uscita, cioè nel caos, e il genio de’ scolastici non è per amare la pace. I vostri timori sono per la sentenza agostiniana, cosí detta perché l’hanno fabbricata gli Agostiniani, la quale si arma di tutto punto per far fronte alla grazia tomistica e formare un nuovo impero. 118. Ibid., p. 3: Io sono convinto e persuaso della inutilità di queste dispute. Ci trova il suo interesse chi ci ha interesse, collimando il sistema di questi creatori a far partiti per predominare, trovandosi talenti e genî che amano di lambiccarsi il cervello e di scrivere dei tomi senza capire e senza farsi capire. 119. Ibid., p. 4: Dirò in due parole che se non ci fosse stato Molina, non ci sarebbe stato Giansenio, come il mondo sà. Perché dunque produrre sistemi e trattare questioni non solo inutili alla Chiesa e ai fedeli, ma anche pericolose e occasioni di errori e di scandali?

appliquer la note de jansénisme et de le bannir des Écoles comme ennemi de la grâce et aussi opposé à saint Augustin qu’à saint Thomas114.

Au contraire, les théologiens augustins paraissent faire preuve de modé-ration à l’égard des dominicains – ils se contentent d’établir leur doctrine sans les mentionner et, surtout,

sans affoiblir cette précieuse doctrine par les nouvelles opinions que les Dominicains ont coutume de mêler à leur Thomisme115.

D’après les Nouvelles ecclésiastiques, la faveur dont jouit l’augusti-nianisme dans les Facultés de théologie en Europe, et notamment en Autriche, depuis la suppression de la Compagnie de Jésus s’explique précisément par la retenue et la pondération qui caractérisent ses défen-seurs.

Les jansénistes n’étaient pas les seuls à redouter un interminable affron-tement entre frères prêcheurs et augustins. Datée du 18 novembre 1778, une anonyme Lettera amichevole, finalement attribuée au dominicain ita-lien Tommaso Agostino Vairani – dont le double prénom était à lui seul un véritable programme théologique –, s’interrogeait sur les moyens d’en finir avec les querelles scolastiques de gratia116. Un correspondant avait demandé au P. Vairani si une nouvelle dispute n’était pas en train de naî-tre depuis que les augustins, alors que la théorie moliniste de la science moyenne semblait renvoyée au néant, s’armaient pour éviter un monopole indu du thomisme117. Le P. Vairani se déclarait convaincu de la vanité et de l’inutilité de la polémique qui se dessinait118. À l’en croire, le jansé-nisme n’avait été qu’une réponse au molinisme: sans Molina, pas de Jan-sénius119. Du coup, le P. Vairani affirmait que l’incessante création de nouveaux systèmes théologiques était nuisible aux intérêts de l’Église:

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120. Ibid., p. 6: Conchiudiamo che è non solo spediente, ma anche necessario d’im-pedire le suddette dispute teologiche o di rompere alle medesime il corso piú presto che si può, essendo un tardo rimedio alle volte peggiore del male. Il fantasma del Giansenismo, essendo abbattuto Molina e caduta la Società, va ad annichilire co’ suoi proprî sforzi. Tutto il mondo teologico è in pace. Il ventilare le suddette opinioni è lo stesso che accendere a poco a poco nuove discordie e nuove scolastiche ridevoli guerre. 121. Nouvelles ecclésiastiques, 20 mars 1780, de Rome, p. 45. 122. Ibid.

elle entretenait les dissensions internes120. Positions en apparence iréni-ques qui n’ont pas abusé les jansénistes. Évoquant la Lettera amichevole le 20 mars 1780, les Nouvelles ecclésiastiques ne cachent pas leur décep-tion: sous une impartialité de précieux aloi, le P. Vairani ne parvenait pas à dissimuler ses engagements thomistes. Quand même l’auteur se fût positivement abstenu de prendre parti, il restait à juger de la validité doc-trinale d’une telle attitude:

La neutralité qu’il affecte par rapport à la doctrine est scandaleuse. Il fait profession de mépriser également l’augustinianisme, le thomisme, le moli-nisme etc. … Il n’y a rien à apprendre, selon lui, à discuter ces divers systè-mes, et il se repent du tems qu’il y a employé dans les Écoles. Toutes ces disputes ne sont, à son avis, que de vaines querelles, dont le monde est avec raison las et rebuté, au point de ne vouloir plus en entendre parler, et il lui importe fort peu lequel des deux partis ait l’avantage121.

Les Nouvelles ecclésiastiques fulminent contre un auteur qui accuse en définitive saint Augustin de coupable négligence: faute d’avoir eu recours à la précision scolastique, le Docteur de la Grâce avait ouvert la voie à d’infinies contestations sur la signification qu’il convenait d’accorder à ses enseignements. D’où l’ironique conclusion du périodique janséniste:

Notre auteur forme lui seul un nouveau parti. Les Pères et les Scholasti-ques pèchent à son avis d’une façon ou d’une autre, et il lui étoit réservé de faire connoître à l’Église la vraie manière de traiter les matières contro-versées de la grâce. Or cette manière consiste à les mépriser comme inin-telligibles122.

Les Nouvelles ecclésiastiques ne pouvaient pas souscrire à l’avis duP. Vairani, qui estimait qu’il fallait désormais interdire d’autorité la pour-suite de la querelle de la grâce. Certes, le molinisme avait été cruellement atteint par la suppression de la Compagnie de Jésus, mais ses partisans, si affaiblis fussent-ils, n’en persistaient pas moins à le défendre, et, à en croire les Nouvelles ecclésiastiques, l’auteur de la Lettera amichevole était l’un d’entre eux:

Il ne voit d’autre moyen de sauver le Molinisme, ce chef-d’œuvre de l’esprit humain, ou plutôt de l’esprit de mensonge, que de faire imposer un silence

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123. Ibid., 20 mars 1780, de Rome, p. 47. 124. Ibid. 125. Ibid. 126. Ibid.

abolu sur les matières de la grâce et d’empêcher ainsi l’augustinianisme et le thomisme de profiter des conjonctures pour étouffer leur ennemi com-mun123.

Jansénistes, augustinianistes et thomistes devaient plus que jamais unir leurs forces afin d’en finir irréversiblement avec leur adversaire et clore une controverse qui n’avait que trop duré.

Projet d’alliance qui ne faisait que reconduire une stratégie éprouvée depuis plus d’un siècle, et les Nouvelles ecclésiastiques ne se faisaient pas faute de le rappeler. Elles en appellent au prestigieux précédent du Grand Arnauld:

Le zèle de M. Arnauld pour la doctrine et pour l’autorité de saint Augustin ne sauroit être douteux. Il désira néanmoins toujours que les deux écoles [l’augustinienne et la thomiste] réunissent leurs forces pour combattre les ennemis de la doctrine de ce grand saint, sans se faire mutuellement un crime de leur différente manière de penser sur la grâce de l’état d’innocence et sur la nécessité de la prémotion physique pour les actions ordinaires de la vie124.

La tactique constante des molinistes, relèvent les Nouvelles ecclésiasti-ques, a consisté à tenter de diviser augustiniens et thomistes, et il leur est arrivé de remporter des succès auprès de dominicains dépassés par les événements:

Il y a eu, depuis les Congrégations de auxiliis, de faux disciples de saint Thomas qui, abusant de l’autorité de ce saint docteur, ont altéré sa doctrine pour se rapprocher des molinistes125.

Aux thomistes molinisants avaient répondu de loyaux thomistes qui avaient entrepris d’unir thomisme et augustinisme: étaient cités l’inévita-ble Thomas de Lemos, les dominicains Massoulié, Antonin Regnault (1606-1676) et Vincent Contenson (1641-1674), ou encore Bossuet, Fran-çois-Laurent Boursier, Pierre de La Broue et le janséniste Nicolas Petit-pied (1665-1747), qui avaient

réuni la doctrine de saint Augustin à celle de saint Thomas sur la grâce avec une lumière et une sagesse que les plus zélés partisans de l’une ou de l’autre École ne sauroient désavouer126.

Les Nouvelles ecclésiastiques déplorent le fait qu’ils se trouvent tou-jours des dominicains pour attaquer l’augustinianisme, provoquant le

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127. Ibid., 20 mars 1780, de Rome, p. 48. 128. [T.A. VAIRANI], Lettera II amichevole sul bando che il P. Generale degli Agosti-niani ha dato all’Angelico Dottore S. Tommaso riguardo alle questioni della grazia, Bolo-gne, s.d. [2 décembre 1778]. 129. Cité dans la Lettre circulaire du T.R. Père Vasquez, Prieur Général des Frères Ermites de saint Augustin, à tous les religieux de son ordre, approuvée par le souverain pontife Pie VI et publiée à Rome du consentement de Sa Sainteté, s.l., s.d. [1780], pp. 34-35: Ita uos curaretis sancti Patris Augustini, Scholarum omnium magistri, uestigiis pressius inhærere ut nulli tamen diuersum sentienti fieret iniuria nulliusque opinio lacesseretur. 130. Cité ibid., pp. 35-36: Dum nostras propugnauerimus sententias, nunquam in earum probationem sancti Thomæ autoritates afferantur.

ressentiment justifié des augustins, et elles les accusent de trahir la cause du thomisme en rejoignant la mouvance moliniste:

Il est bien à craindre que ces nouveaux et infidèles thomistes, animés par un parti qui, dans cet Ordre, paroît avoir hérité de l’esprit de la Société éteinte, ne soient aussi opposés aux vrais Thomistes qu’aux vrais Augustiniens et ne soient également ennemis de saint Augustin et de saint Thomas127.

Étaient ici clairement visés le P. Mamachi et ses affidés, à qui l’on reprochait de poursuivre le combat autrefois mené par les jésuites avant leur extinction.

IV. THÉOLOGIE AUGUSTINIANISTE ET TRAHISON THOMISTE

Les jansénistes suivaient avec une anxiété croissante le conflit entre dominicains et augustins. Après sa lettre du 18 novembre 1778, le P. Vai-rani publie, toujours anonymement, une 2e Lettera amichevole, datée du 2 décembre suivant, où il revient sur un événement récent128. Élu prieur général de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin en 1753, Francisco Javier Vázquez (†1785) avait confirmé, par des constitutions de 1773 qui n’ont finalement jamais été promulguées, les dispositions prises en 1686 par l’un de ses prédécesseurs et qui imposaient aux augustins de suivre la doctrine de l’évêque d’Hippone dans les matières de la grâce et de la prédestination. Nulle référence n’y était faite à saint Thomas. À la suite de la dispute qu’avait occasionnée la réforme du séminaire San Fulgencio de Murcia par Mgr Rubín de Celis, le P. Vázquez avait été amené à rédi-ger une circulaire le 25 avril 1775 par laquelle il adjurait les augustins de s’abstenir de critiquer les autres écoles théologiques que la leur129 – au passage, le prieur général interdisait désormais à ses confrères de se pré-valoir de l’autorité de saint Thomas pour confirmer leurs positions doctri-nales130. Il s’agissait d’éviter de provoquer inutilement les dominicains, toujours vifs à défendre leur prétendu monopole thomasien. Or de nou-veaux démêlés entre les augustins et les dominicains de Valence ont

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131. Nouvelles ecclésiastiques, 20 mars 1780, de Rome, p. 48. 132. Ibid. 133. Memoria dimostrativa della verità che si pretende oscurare con gravissimo detri-mento della religione Agostiniana, s.l., 1778.

obligé le P. Vázquez à diffuser plus largement en 1778 sa circulaire de 1775. La 2e Lettera amichevole dénonçait sévèrement les consignes du prieur général. À suivre le résumé qu’en donnent les Nouvelles ecclé-siastiques,

l’auteur se récrie sur ce règlement comme sur un scandale des plus horri-bles…

Se faire une loi de ne point citer saint Thomas, c’est, selon lui, abandonner la doctrine de ce saint docteur, avouer qu’on l’a pour adversaire, prétendre qu’il a mal entendu saint Augustin; c’est donner lieu de dire que les Augus-tiniens sentent enfin qu’ils n’ont pas pour eux saint Thomas, qui est cepen-dant un docteur de l’Église et l’interprète de saint Augustin131.

Pour les Nouvelles ecclésiastiques, il paraît évident que la 2e Lettera amichevole ne cherche qu’à aigrir davantage les rapports entre domini-cains et augustins. Le pamphlet du P. Vairani méconnaît volontairement les raisons pour lesquelles le général Vázquez a été amené à prendre son litigieux décret:

L’auteur ne peut nier que lorsque les Augustins citoient saint Thomas, les Dominicains n’en prissent sujet de les injurier, en sorte que le nom de ce saint docteur étoit devenu comme une pierre de scandale. Il falloit examiner équitablement si dans de telles circonstances les Augustins ont bien fait de renoncer à citer saint Thomas, et simplement à le citer, non à l’étudier et à le suivre132.

Autrement dit, l’ordonnance du P. Vázquez ne constituait en rien une obligation pour les augustins de renoncement doctrinal au thomisme.

Attaqué par les dominicains, l’augustinianisme a naturellement été défendu, et les jansénistes s’en félicitent régulièrement. Le 27 mars 1780, les Nouvelles ecclésiastiques signalent la parution d’une Memoria dimos-trativa (1778) anonyme publiée en faveur des augustins133. L’auteur y justifiait la décision prise par le général Vázquez en 1775 et confirmée en 1778; il y prononçait également un éloge de la doctrine de saint Augus-tin. Les Nouvelles ecclésiastiques relèvent qu’il est désormais à la mode de considérer que l’on ne peut lire les œuvres du défunt évêque d’Hip-pone qu’à la lumière des interprétations de saint Thomas – innovation dont le périodique janséniste faisait justice:

Il y a déjà quelques années qu’on commençoit à dire que la lecture des ouvrages de saint Augustin n’étoit pas pour tout le monde, et qu’elle étoit dangereuse si on n’y joignoit l’interprétation de saint Thomas: Augustinus

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134. Nouvelles ecclésiastiques, 27 mars 1780, de Rome, p. 49. 135. Sur l’Université de México, voir R. MARSISKE (éd.), La Universidad de México: Un recorrido histórico de la época colonial al presente, México, 2001, en particulierA. PAVÓN ROMERO, La organización escolar, 42-57; et Cl. INÉS RAMÍREZ GONZÁLEZ –M. HIDALGO PEGO, Los saberes universitarios: Teología, 74-75. Pour une présentation générale de l’enseignement et de la diffusion de la scolastique moderne en Amérique latine, voir J.I. SARANYANA (éd.), Teología en América latina , T. II/1. Escolastica barroca, Ilus-tración y preparación de la Independencia (1665-1810), Madrid, 2005; et, pour le cas du Mexique, M. BEUCHOT, Historia de la filosofia en el México colonial, Barcelone, 1996 (The History of Philosophy in Colonial Mexico. Trad. anglaise, Washington, 1998). 136. Voir E. LUQUE ALCAIDE, Debates doctrinales en el IV concilio provincial mexi-cano (1771), in Historia Mexicana 55/1 (2005) 5-66. 137. Nouvelles ecclésiastiques, 27 mars 1780, de Rome, p. 49.

eget Thoma interprete. Il est vrai que cette sentence, qui est du P. Mamachi, a excité le mépris et la pitié des savans, qui n’ignorent pas que saint Thomas n’a jamais interprété ou expliqué ou commenté saint Augustin, et qu’il a seulement profité de l’étude de ses ouvrages134.

Indignées, les Nouvelles ecclésiastiques notent que le P. Mamachi et son parti ont réussi à persuader nombre de fidèles que la lecture des œuvres de saint Augustin était périlleuse et à les dissuader de l’entrepren-dre. Pernicieuse influence dont le rédacteur janséniste dénonce l’emprise jusqu’en Amérique. On sait en particulier que, présents dès la fondation de l’Université de México en 1553 – dont les statuts sont étroitement inspirés de ceux de Salamanque –, les augustins, qui en ont été les pre-miers étudiants, se sont fortement impliqués dans la vie universitaire mexicaine135. À la Faculté de théologie, dont l’organisation comprend notamment des chaires spécialement affectées à tel ou tel ordre religieux, les cátedras de orden, leur concurrence est rude avec jésuites, domini-cains et franciscains. Lors du IVe concile provincial de México en 1771, les clivages théologiques entre les différentes familles doctrinales sont encore très fortement marqués dès lors que l’on aborde la question des secours de la grâce divine136. Après la suppression de la Compagnie de Jésus, les augustins ont tenté de développer leur emprise en réclamant la création d’une chaire de théologie dogmatique qui leur fût réservée. Passé le premier enthousiasme, le projet s’est heurté, à en croire les Nouvelles ecclésiastiques, à la vive hostilité des molinistes:

Le président de l’assemblée dit: les PP. Augustins veulent enseigner la doc-trine du grand évêque d’Hippone, ou en l’interprétant, ou sans l’interpréter. Dans le premier cas, ils n’ont qu’à enseigner saint Thomas, qui est le vérita-ble interprète de saint Augustin; dans le second cas, ils risquent de donner dans les erreurs où sont tombés Baïus et Jansénius pour s’être trop attachés au texte de ce Père137.

De quoi s’indignaient conjointement l’auteur anonyme de la Memoria dimostrativa et les Nouvelles ecclésiastiques, qui y voyaient le résultat de

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138. Ibid., 27 mars 1780, de Rome, p. 50. 139. Ibid. 140. Ibid.

l’application inconsidérée du principe selon quoi Augustinus eget Thoma interprete:

Une telle prétention est plus injurieuse au Saint-Siège qu’à l’École des Augustiniens. Car c’est faire entendre que pendant les neuf siècles qui se sont écoulés entre saint Augustin et saint Thomas, l’Église et le Saint-Siège ont adopté aveuglément l’enseignement du premier, et qu’ils n’en ont com-pris le sens que lorsque saint Thomas l’a eu mis au jour138.

Au reste, les dominicains étaient mal fondés à invoquer l’adage duP. Mamachi: ils n’étaient pas même capables de se mettre d’accord sur l’interprétation à donner aux enseignements thomasiens.

La querelle était assurément susceptible de rejaillir sur le statut qu’il convenait d’accorder à l’autorité du Docteur Angélique. L’auteur de la Memoria dimostrativa faisait remarquer que la doctrine de saint Thomas était suffisamment profonde et complexe pour avoir besoin, à son tour, d’éclaircissements. D’où, à sa suite, l’insolente question des Nouvelles ecclésiastiques:

Ne pourroit-on pas dire avec plus de fondement que saint Thomas a besoin d’être interprété par Cajetan, Thomas eget Cajetano interprete, et que qui veut enseigner la vraie doctrine de saint Thomas n’a qu’à expliquer Cajetan, celui-ci déclarant qu’il n’a entrepris son commentaire que pour éclaircir les difficultés du saint docteur et pour repousser les attaques qu’on lui a livrées139?

De son côté, l’auteur de la Memoria dimostrativa priait les domini-cains de s’accorder d’abord entre eux avant de s’en prendre inconsidéré-ment aux augustins. Pour les Nouvelles ecclésiastiques, il ne fallait pas tenir que la Memoria dimostrativa voulût attaquer l’autorité de saint Thomas:

L’auteur n’a fait que rabattre la témérité des Dominicains molinisans qui veulent élever saint Thomas au-dessus de saint Augustin, et en cela on ne peut que le louer; saint Thomas n’a pas besoin d’une gloire qui ne lui appar-tient pas, et il est assez grand par lui-même140.

À en croire les Nouvelles ecclésiastiques, qui font écho à une accusa-tion portée par la Memoria dimostrativa, les anciens jésuites sont en train de manipuler les dominicains afin de constituer un front commun opposé à l’influence croissante de l’augustinianisme.

Pour tenter d’apaiser le conflit qui oppose ses confrères aux sour-cilleux défenseurs de l’École de saint Thomas, le prieur général Vázquez

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141. Lettre circulaire du T.R. Père Vasquez (n. 129), pp. 42-44: Ad præcauendas contestationes quæ in publicis scholasticis concertationibus ad studiosorum iuuenum exer-citium institutis oriri solent, et aliquando exortas fuisse dolemus, datis ad uos litteris ius-simus ne autoritas Angelici Doctoris sancti Thomæ a uobis in probationem thesium in uestris disputationibus allegaretur. Magna autem admiratione accepimus hoc nostrum mandatum ab aliquibus interpretatum quasi ex corde erga sanctum Doctorem minus quam par est obsequente profectum esset, atque aliquid irreuerentiæ redoleret. 142. Ibid., p. 44: Quod quantum sit a ueritate alienum, inde potest quam maxime dignosci quod nos, qui antiquum nostræ sacræ Religionis spiritum in omnibus sequi, seruare atque in uobis excitare conati sumus, probe nouimus quanti maiores nostri semper fecerint tanti Doctoris sententias, quamuis nulla lege nulloque sacramento ad easdem in quæstionibus ad fidem non pertinentibus sequendas adigerentur, ita ut multi et fortasse meliores doctrinæ sancti Thomæ defensores ex ordine nostro prodierint, atque ut de pluri-bus taceamus, Ægidius Columna strenue in Academia Parisiensi et Basilius Poncius in Academia Salmanticensi pro ipsius luenda doctrina laborarunt. 143. Sur le serment de Salamanque, voir R. DE SCORRAILLE, François Suarez, de la Compagnie de Jésus, d’après ses lettres, ses autres écrits inédits, et un grand nombre de documents nouveaux: T. I. L’Étudiant. Le maître, Paris, 1912, p. 239; ID., Jansénius en Espagne, in Recherches de science religieuse 7/2 (1917) 187-254; ORCIBAL, Jansénius d’Ypres (n. 6), pp. 153-154 (L’affaire des Universités et les missions de Jansénius en Espa-gne); et surtout J. BARRIENTOS GARCÍA, El estatuto y juramento (1627) de enseñar y leer a san Agustín y santo Tomás en la Universidad de Salamanca: ¿Un simple proyecto?, in Cuadernos salmantinos de filosofia 12 (1985) 103-124; et ID., Lucha por el poder y por la libertad de enseñanza en Salamanca: El estatuto y juramento de la Universidad (1627), Salamanque, 1990.

a finalement révoqué le 23 décembre 1779 – à la demande, semble-t-il, de Pie VI – son ordonnance de 1775. Alarmé par les conséquences de ses précédentes prescriptions, le P. Vázquez rappelait qu’elles n’avaient été prises que pour éviter d’inutiles contestations de doctrine, et il s’étonnait de la sinistre interprétation que les dominicains avaient voulu leur don-ner en soutenant que les augustins se rendaient coupables d’apostasie thomiste141. Le prieur général remémorait à l’attention des disciples de saint Thomas la pieuse révérence constamment observée par les augus-tins à l’égard de l’Aquinate: son ordre, ajoutait-il, avait produit des tho-mistes, et même des plus illustres, tels Gilles de Rome (1247-1316), dont le Defensorium seu correctorium librorum Doctoris Angelici S. Thomæ Aquinatis demeurait une référence indépassée en matière de thomisme, ou encore l’Espagnol Basilio Ponce de León (1570-1629), qui s’était illustré en 1627 lors de l’affaire du serment de Salamanque142 – les théo-logiens salmantins avaient alors voulu imposer aux candidats au doctorat l’obligation d’enseigner, lors des cours de théologie scolastique, la doc-trine de saint Augustin, doctrina Augustini, et les conclusions de saint Thomas, conclusiones Diui Thomæ, et Ponce de León avait vivement défendu, au nom de la cause thomiste, le projet d’assermentement143. À ses confrères, le général Vázquez faisait finalement savoir qu’après avoir obtenu des dominicains qu’ils ne s’en prissent plus à la doctrine des augustins, il révoquait son ordonnance de 1775 et les autorisait de nou-veau à se prévaloir de l’autorité de saint Thomas dans leurs disputes

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144. Lettre circulaire du T.R. Père Vasquez (n. 129), pp. 44-46: Cum uero certiores iam facti sumus sacri Ordinis Prædicatorum moderatores, eodem seruandæ pacis spiritu ductos, optime curasse ne ex ipsis quisquam uel damnatos ab Ecclesia errores nostræ scholæ appingeret, neue legitimi sancti Patris Augustini sensus nobis intelligentiam dene-garet, iam finem nobis propositum, qui eo unice tendebat ut contentiones rixæque scholas-ticæ a nostris Scholis quam longissime arcerentur, uidemur assecuti. Qua de re præceptum uobis impositum reuocamus in hac parte, plenamque facultatem uobis facimus ut prout uobis libuerit in quibuslibet publicis concertationibus uel ad uestras sententias confirman-das, uel ad aliorum refellendas, sancti Thomæ autoritate uti possitis. 145. Ibid., p. 46: At uero quod uos, uenerabiles Patres, enixe monemus (quod et alias sæpe monuimus et quoad uixerimus monere non cessabimus), illud quam maxime est ut omissis inutilibus quæstionibus ex inani prorsus philosophia exortis, omnium uestrorum studiorum uires ad defendendam Catholicæ Ecclesiæ doctrinam atque ad aduersarios reuincendos potissimum intendatis. 146. Ibid., p. 48: Quod si adhuc aliqui ex aduersariis pacis inimici, a Summorum Pon-tificum decretis discedentes, uos erroris insimulari pergant et exosi notam Jansenianismi uobis appingere, mementote eiusdem furfuris dicteria semper in Ecclesia passos esse Catholicæ doctrinæ defensores, qui sæpe ab Arianis appellati sunt Sabelliani, a Nestoria-nis, Appollinaristæ, ab Eutychianis, Nestoriani, a Pelagianis, Manichæi; proinde, et uos Sanctæ Romanæ Ecclesiæ decisionibus innixi huiusmodi dicteria despicite, et obiectum uobis Jansenianismi nomen tanquam inane spectrum contemnite. 147. Ibid., p. 50: Spreto igitur hoc inuidioso nomine Jansenismi, studia uestra ita pera-gite ut non modo ad uestram utilitatem, sed ad proximorum adiumentum et ad Ecclesiæ subsidium sint proficua. Quod sane consecuturos uos in Domino speramus, si S. Patris Augustini libros diu noctuque perlegatis.

universitaires144. Prudent, le prieur leur demandait toutefois de délaisser les questions inutiles pour concentrer leurs efforts théologiques sur la défense de la doctrine catholique145. Enfin, les augustins ne devaient pas se laisser impressionner par des adversaires qui, enclins à les qualifier un peu vite de jansénistes, ne respectaient pas les décisions du Saint-Siège. LeP. Vázquez encourageait ses confrères à mépriser les accusations de jansé-nisme, et il rappelait que les ennemis des ariens avaient été traités de sabelliens tandis que ceux des pélagiens l’avaient été de manichéens – il était fréquemment arrivé, dans l’histoire du christianisme, que les défen-seurs de la vérité fussent l’objet des pires calomnies146. Les augustins ne devaient donc pas craindre d’être taxés de jansénisme; ils devaient pour-suivre leurs travaux théologiques en lisant et relisant nuit et jour les œuvres de saint Augustin147. Les représentants de l’augustinianisme maintenaient leur volonté de tenir une doctrine à la fois thomiste et augustinienne.

Les jansénistes français sont plus que jamais perplexes face à la concur-rence entre dominicains et augustins. Évoquant le 26 juin 1780 le récent décret du P. Vázquez, les Nouvelles ecclésiastiques dénoncent l’alliance entre les partisans de la défunte Compagnie de Jésus et l’ordre de Saint-Dominique:

Toutes les personnes sages ont été surprises de voir, il y a peu d’années, s’élever des dissensions entre les Dominicains et les Augustins. Les pre-miers, s’étant ligués avec les jésuites, commencèrent par taxer les seconds de jansénisme. Si les Augustins appuyoient leurs sentimens de l’autorité du

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148. Nouvelles ecclésiastiques, 26 juin 1780, de Rome, p. 101. 149. La doctrine de saint Augustin et de saint Thomas victorieuse de celle de Molina et des Jésuites par les armes que présente M. l’Archevêque de Paris dans son instruction pastorale du 28 octobre 1763 pour la défense de ces derniers, s.l., 1764; La dottrina di S. Agostino e di S. Tommaso vittoriosa di quella di Lodovico Molina e de’ suoi seguaci. Trad. italienne, Venise, 1776. 150. Ch. DE BEAUMONT, Instruction pastorale de Mgr l’Archevêque de Paris sur les atteintes données à l’autorité de l’Église par les jugemens des tribunaux séculiers dans l’affaire des Jésuites [Paris, 1763], in J.-B.-M. BINS (éd.), Documents histori-ques, critiques, apologétiques concernant la Compagnie de Jésus, 3 vol., Paris, 1827-1830. 151. La doctrine de saint Augustin et de saint Thomas (n. 149), p. 4. 152. Ibid.

saint évêque d’Hippone, les Dominicains répondoient que ce saint docteur a besoin de saint Thomas pour interprète: Augustinus eget Thoma interprete. S’ils alléguoient saint Thomas, les Dominicains leur disoient qu’ils n’enten-doient rien au Docteur Angélique148.

Les jansénistes ne tenaient pas à ce que l’on dressât contre eux ou contre les augustins l’obstacle d’un rapprochement entre molinistes et thomistes qui ne pouvait qu’être aussi doctrinalement inconsistant qu’il l’avait été au temps de la compagne des Provinciales.

Entre-temps, la querelle française continuait à s’exporter en péninsule italienne. En 1776 avait été publiée une traduction de l’anonyme Doctrine de saint Augustin et de saint Thomas victorieuse de celle de Molina (1764)149. L’ouvrage avait été rédigé contre l’instruction pastorale sous-crite le 28 octobre 1763 par Christophe de Beaumont (1703-1781), arche-vêque de Paris, pour défendre la Compagnie de Jésus, sous le coup d’une procédure d’expulsion150. La Doctrine de saint Augustin et de saint Tho-mas commençait par deux lettres. La première, d’un homme du monde à un ecclésiastique, déclare impavidement:

Vous sçavez combien je suis attaché à la vérité; vous n’ignorez pas que j’ai toujours regardé le sentiment de saint Augustin et de saint Thomas sur les matières de la grâce et de la prédestination comme le sentiment de l’Église151.

L’homme du monde ajoute toutefois que des personnes de son entou-rage, soumises à l’influence des jésuites, qui leur ont

représenté les disciples de saint Augustin et de saint Thomas comme des hommes qui suivent des opinions erronées152,

désapprouvent ses positions. Or les molinistes ne craignent pas de s’ap-puyer sur le texte de l’instruction pastorale récemment publiée par Mgr de Beaumont – l’archevêque de Paris y déclarait que pour juger de la théo-logie de la Compagnie de Jésus, il fallait

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153. DE BEAUMONT, Instruction pastorale (n. 150), t. III, p. 90. 154. Bulle Sollicita ac prouida, Rome, 9 juillet 1753, §17, cité ibid., p. 89, n. 1: De uariis opinionibus atque sententiis in uno quoque libro contentis, animo a præiudiciis omnibus uacuo iudicandum sibi esse sciant. Itaque Ecclesiæ sanctæ dogmata et commu-nem catholicorum doctrinam, quæ Conciliorum generalium decretis, Romanorum Pontifi-cum constitutionibus et orthodoxorum Patrum atque doctorum consensu continetur, unice præ oculis habeant. 155. La doctrine de saint Augustin et de saint Thomas (n. 149), pp. 4-5. 156. Ibid., pp. 5-6. 157. Ibid., p. 9.

prendre pour guide la doctrine catholique, c’est-à-dire les vérités consignées dans les Saintes Écritures, dans les décrets des conciles généraux, dans les consti tutions des papes, dans les écrits des Pères et des docteurs orthodoxes153,

en quoi le prélat ne faisait que reprendre les prescriptions faites aux inqui-siteurs romains par le pape Benoît XIV dans la Bulle Sollicita ac prouida du 9 juillet 1753, qui réorganisait les Congrégations de l’Index et du Saint-Office154. L’homme du monde fait part à son correspondant des doutes les plus angoissants:

Cette maxime est infaillible sans doute pour fixer les idées et décider sûre-ment entre deux doctrines différentes laquelle est la véritable. Aussi les per-sonnes qui me sont opposées en concluent que, devant justifier la doctrine des Jésuites selon M. l’Archevêque de Paris, celle des disciples de saint Augustin et de saint Thomas ne peut qu’y trouver sa condamnation155.

Du coup, l’homme du monde se demandait s’il avait eu raison de soutenir

que le sentiment de saint Augustin et de saint Thomas sur les matières de la prédestination et de la grâce est le sentiment de l’Église, et quant au moli-nisme, qu’il n’est que toléré dans l’Église et qu’il ne peut par sa nature y être que toléré156.

La Doctrine de saint Augustin et de saint Thomas présentait ensuite la réponse qui avait été adressée à l’homme du monde et qui devait le rassu-rer quant à la pleine orthodoxie de sa croyance.

À son scrupuleux correspondant, l’ecclésiastique fait observer que les molinistes attaquent depuis longtemps les thèses thomistes et augustinien-nes au motif qu’elles contreviennent à la doctrine de l’Église – son éton-nement n’est pas devant l’argument, mais plutôt devant sa répétition inlassée. À la question de savoir si les opinions de saint Augustin et de saint Thomas expriment le sentiment indiscutable de l’Église, l’ecclésias-tique répond franchement:

Il faut certainement, Monsieur, que vos contradicteurs soient bien ignorans et bien prévenus pour prétendre le contraire, car, n’en doutez pas, c’est comme si l’on demandoit si la doctrine de l’Église est la doctrine de l’Église157.

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158. Ibid. 159. Ibid., p. 95. 160. Ibid., p. 145. 161. Ibid., p. 151.

Le Docteur de la Grâce comme le Docteur Angélique avaient chacun enseigné ce que l’Église a toujours tenu; davantage, le magistère délivrait ses jugements à la lumière des leurs; dans leurs enseignements,

l’Église a reconnu le sien, jusqu’à former ses canons et ses décrets de leurs propres expressions158.

Du coup, le pieux correspondant de l’homme du monde n’hésitait pas un seul instant à faire sienne la maxime que Mgr de Beaumont avait trou-vée dans la Bulle Sollicita ac prouida; il se flattait qu’il dût en résulter nécessairement la justification de saint Augustin et de saint Thomas et la déroute du molinisme. L’ecclésiastique résumait ensuite la doctrine des deux saints sur la prédestination et sur la grâce, offrant des extraits des passages les plus significatifs de leurs œuvres. En définitive, il affirmait l’identité du thomisme et de l’augustinisme:

La doctrine de saint Augustin étant la même que celle de saint Thomas, on ne peut conséquemment rien prouver en faveur de l’un sans que l’autre en tire le même avantage159.

Les deux écoles, l’augustinienne et la thomiste, étaient justifiées par une tradition constante et désormais immémoriale; il s’ensuivait

que [leur] doctrine est celle de l’Église et qu’elle a seule cette prérogative exclusivement à toute autre doctrine, parce que la vérité est une, qu’elle est la même dans tous les tems, et que l’Église n’enseigne que la vérité160.

De quoi le correspondant de l’homme du monde concluait que le moli-nisme ne pouvait être la doctrine de l’Église, parce qu’il n’était rien moins que celle de saint Augustin et de saint Thomas. Du reste, ajoutait-il, le thomisme et l’augustinianisme défendaient chacun les mêmes positions théologiques de gratia et de prædestinatione:

Tout ce qui résulte pour nous de la grâce physiquement prédéterminante et de la délectation victorieuse, c’est que ce sont deux explications de la doctrine de l’Église, explications, à la vérité, différentes, mais dont toute la différence est uniquement dans la manière de rendre les choses et de concevoir les voyes de l’opération de Dieu sans toucher au fonds et à la substance du dogme161.

Dans les deux systèmes, le décret divin est le même; Dieu est toujours le maître, et la créature, toujours libre, n’est qu’une cause seconde subor-donnée à la motion divine. En faisant agir, Dieu ne fait jamais qu’opérer

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162. Pour une biographie de Mozzi, voir G. BARALDI, Notizia biografica sul P. Luigi Mozzi, in Memorie di religione, di morale e di letteratura: T. VII. Modène, 1825, 111-154. 163. L. MOZZI, Il falso discepolo di Sant’Agostino e di San Tommaso convinto d’er-rore: Riflessioni critico-dogmatiche sopra un nuovo libro sulle correnti dottrine, Venise, 1779. 164. Ibid., p. III: Se ci opponiamo arditamente al disseminamento di dottrine non sane, ci faremo insieme debito di temperare il nostro zelo sí che non ci trasporti a violare i sovrani decreti ecclesiastici nella interdetta censura di dottrine cattoliche. Le scuole non si adombrino. Scotisti, Agostiniani, Tomisti, Congruisti, Molinisti, tutti hanno parte alla nostra venerazione. Lungi per noi da’ loro sistemi ogni taccia di Pelagianismo, di Calvi-nismo, di Giansenismo. 165. Ibid., pp. III-IV: Lungi però, torno a dire, lungi da noi ogni sentimento di disistima verso le scuole cattoliche, ma lungi altresí da noi ogni rea condiscendenza per veruna setta proscritta. Bagnez, Noris, Molina, Suarez, sono teologi cattolici, sono uomini grandi, e quest’ultimo è stato decorato ancora da’ Romani Pontefici con lo splendido titolo di Dottore Esimio: rispettiamo la loro dottrina, i loro talenti, la loro virtù. Bajo, Giansenio, Arnaldo, Quesnello sono autori di opere anatematizzate: abominiamo i loro libri, i loro errori, le loro eresie. 166. Ibid., pp. 1-2: Altro è che S. Agostino e S. Tommaso non abbiano mai insegnato sulle materie della predestinazione e della grazia dottrina contraria a quella della Chiesa, che ogni loro opinione sia certamente cattolica, che l’autorità loro sia in questi argomenti di sommo peso; altro, che ogni e qualunque sentenza loro in questo proposito non altro sia che la dottrina stessa della Chiesa.

la production d’actes libres. Encore une fois, thomisme et augustinianisme se caractérisaient par une évidente convenance de doctrine qui les oppo-sait au molinisme.

Discours qui heurtait naturellement les susceptibilités d’un parti moli-niste pourtant largement affaibli depuis la suppression de la Compagnie de Jésus. À la Doctrine de saint Augustin et de saint Thomas et à sa tra-duction italienne répond le chanoine Luigi Mozzi (1746-1813)162, un ancien jésuite, dans Il falso discepolo di Sant’Agostino e di San Tom-maso (1779)163. L’ouvrage est dédié au cardinal Alessandro Albani (1692-1779), un zelante prononcé. Dans sa préface, le P. Mozzi mani-feste clairement son intention de respecter les décrets pontificaux et de ne toucher à l’intégrité d’aucune doctrine autorisée de gratia; il recon-naît droit de cité orthodoxe au scotisme, à l’augustinianisme, au tho-misme, au congruisme et au molinisme164; il loue Bañez, Noris, Molina et Suárez, dont il avoue la catholicité incontestée; il condamne en revan-che Baius, Jansénius, Arnauld et Quesnel165. À l’en croire, une chose est de prétendre que saint Augustin et saint Thomas n’ont jamais rien ensei-gné de gratia et de prædestinatione qui fût contraire aux dogmes catho-liques, et une autre est d’affirmer que leur doctrine doit être confondue avec celle de l’Église166. L’ancien jésuite n’a pas été convaincu par la lecture de la Doctrine de saint Augustin et de saint Thomas. Il estime que la thèse qui y est soutenue d’une parfaite identité de la doctrine de l’Église avec celle du Docteur de la Grâce et du Docteur Angélique n’est pas défendable, à moins de faire des enseignements augustiniens et

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167. Ibid., p. 6: Quando ciò fosse, tutte le loro sentenze [di S. Agostino e di S. Tom-maso] sui prefati argomenti sarebbon tutte altrettanti cattolici dogmi, come dogma catto-lico è tuttociò che la Chiesa ha insegnato in ogni tempo; né mai lecito sarebbe a nessuno il dipartirsene in verun punto, come non è mai lecito a nessuno il dipartirsi in verun punto dalla dottrina della Chiesa. Niente non pertanto vi ha di piú falso. La Chiesa ha commen-data è vero la dottrina di S. Agostino e di S. Tommaso. La Chiesa ha commendata allo stesso modo la dottrina di piú altri Padri. Ha ella inteso mai per questo di adottare tutte le loro opinioni? 168. Ibid., p. 14: A che fine mai tanto impegno nell’Anonimo di far credere che ogni privato sentimento di S. Agostino e di S. Tommaso sulle materie della predestinazione e della grazia sia la dottrina della Chiesa? A che fine? Al fine, tanto riprovato da Benedetto XIV, di persuadere a’ suoi lettori che certe sue opinioni, le quali egli loro dà per dottrina di questi Padri, e quelle segnatamente della grazia per se efficace e della predestinazione alla gloria precisamente, sono la dottrina della Chiesa, sono punti dogmatici, e però rei novatori tutti coloro che difendono le opposte sentenze. 169. Ibid., p. 16: Ma è egli almen vero che la dottrina della grazia per se stessa effi-cace e della predestinazione puramente gratuita alla gloria precisamente sia la dottrina di S. Agostino e di S. Tommaso? Io ben so che lo affermano i Bertisti e i Bagneziani, ma so altresí che lo negano piú altri di quelli ancora che non sono molinisti. 170. Sur Pujati, voir D. FEDERICI, Echi di giansenismo in Lombardia e l’epistolario Pujati-Guadagnini, in Archivio storico lombardo [AStL] 67 (1940) 109-158; M. VAUS-SARD, Le jansénisme vénitien à la fin du XVIIIe siècle, in Revue historique 227 (1962) 415-434; Fr. MARGIOTTA BROGLIO, Atteggiamenti e problemi del riformismo e dell’anticuria-lismo veneto in alcune lettere di G.M. Pujati a J.Ch. Clément e G. Massa (1776-1786), in RStCIt 9 (1966) 82-158; et G. TROISI, Giuseppe Maria Pujati ed il giansenismo veneto, in AStL 113 (1987) 101-161. 171. [G.M. PUJATI], Difficoltà proposte all’exgesuita signor canonico Luigi Mozzi sopra le sue Riflessioni critico-dogmatiche, s.l., 1779, Lettera seconda, s.l., 1780, et Let-tera terza, s.l., 1780.

thomasiens d’intangibles dogmes auxquels les fidèles doivent nécessai-rement se plier167. Pour le P. Mozzi, aucun doute n’est permis: la Doc-trine de saint Augustin et de saint Thomas cherche à retirer au molinisme la légitimité théologique dont il a le droit de se prévaloir168. Au demeu-rant, précise-t-il, il n’est pas sûr que les opinions de la grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite à la gloire soient la pure doc-trine de saint Augustin et de saint Thomas: les partisans de Bañez et de Berti l’affirment, mais sans fondement169. D’après l’ancien jésuite, tho-misme et augustinianisme, réunis dans un même camp, devaient renon-cer à leurs prétentions.

Les jansénistes français n’ont pas ignoré une polémique dont les enjeux les concernaient au premier chef. Après avoir évoqué la parution de la traduction italienne de la Doctrine de saint Augustin et de saint Thomas et la réplique de Luigi Mozzi, les Nouvelles ecclésiastiques signalent le 3 avril 1781 la publication de trois lettres anonymes – plus tard attribuées au bénédictin cassinien Giuseppe Maria Pujati (1733-1824)170 –, la pre-mière en 1779 et les deux autres en 1780, intitulées Difficoltà proposte all’exgesuita Luigi Mozzi171. Le P. Pujati s’en prenait vivement à Mozzi. À suivre l’analyse des Nouvelles ecclésiastiques, le bénédictin stigmati-sait la témérité d’un ancien jésuite qui,

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172. Nouvelles ecclésiastiques, 3 avril 1781, de Milan, p. 53. 173. Ibid. 174. Ibid., 10 avril 1781, de Milan, p. 58. 175. V. DA COCCAGLIO, Zoppicamenti sulla lettura di un libro intitolato Il falso disce-polo de’ SS. Agostino e Tommaso, Bergame, 1780. 176. L. MOZZI, Breve saggio della rara veracità del P.F. Viator da Coccaglio: Lettera a lui diretta ed a lui stesso dedicata, s.l., 1780. 177. Nouvelles ecclésiastiques, 22 mai 1781, de Bergame, p. 84.

n’ayant jamais étudié la théologie, entreprend de tracer, pour ainsi dire, une ligne de démarcation entre les vrais disciples de saint Augustin et de saint Thomas et ceux qui prennent faussement ce nom172.

Le périodique janséniste rapporte avec jubilation les imprécations de Pujati, qui souligne avec insistance le fait qu’un moliniste est assurément mal placé pour donner une définition impartiale du thomisme et de l’augustinianisme de gratia. À quoi font écho les Nouvelles ecclésiasti-ques:

Quel est le pays où la cabale molinienne n’ait élevé autel contre autel, établi des chaires de Molina et de Suarez sur les ruines de celles de saint Augustin et de saint Thomas, soutenu hardiment ses livres erronés en décriant ceux de ses adversaires et taxant de jansénisme les Papes mêmes173?

D’après Pujati, les enseignements augustiniens et thomasiens devaient rester incompréhensibles pour un jésuite, qui, élevé au molinisme, n’avait pas été formé pour en saisir les subtilités.

Le parti janséniste a trop vite cru à l’anéantissement des molinistes et s’est indigné de la publication du pamphlet du P. Mozzi. Le 10 avril 1781, les Nouvelles ecclésiastiques s’emportent contre l’impudence d’un jésuite qui souhaite persuader à ses lecteurs que

saint Augustin a écrit d’une manière obscure, énigmatique, et pour ainsi dire hiéroglyphique, que les ennemis de la grâce sont ceux qui entendent le mieux les ouvrages de ce saint docteur, quoiqu’ils ne les lisent pas, et que les théologiens pieux et savans, qui en font le capital de leurs études, sont précisément ceux qui les entendent le moins174.

En Italie, la polémique s’est poursuivie. Ulcéré par les critiques que Mozzi adresse à l’augustinianisme et au thomisme, le capucin – rallié à la théologie des augustins – Vincenzo Bianchi (1706-1793), en religion leP. Viatore da Coccaglio, fait paraître ses Zoppicamenti (1780)175, auxquels Mozzi réplique en 1780 par un Breve saggio176. Dans une recension du 22 mai 1781, les Nouvelles ecclésiastiques notent que Viatore da Coccaglio

avoit solidement vengé des calomnieuses imputations de l’exjésuite la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas sur la grâce efficace par elle-même et sur la prédestination gratuite177.

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178. Nouvelles ecclésiastiques, 14 août 1782, de Carcassonne, p. 130. 179. Ibid., 14 août 1782, de Carcassonne, pp. 130-131.

Le périodique janséniste feint de s’étonner que le P. Mozzi ait jugé utile de poursuivre une querelle où il avait déjà été défait. Le jansénisme français espérait profiter de la prégnance, en Italie, d’un augustinianisme conquérant et acquis aux enseignements thomasiens.

Le thomisme était placé sous haute surveillance depuis que les jansé-nistes avaient eu sujet de craindre que le parti du P. Mamachi ne l’empor-tât dans l’ordre de Saint-Dominique. Les Nouvelles ecclésiastiques sont constamment aux aguets et s’informent autant que possible des soutenan-ces de thèses dans les couvents dominicains. Le 14 août 1782, elles signa-lent la récente tenue à Carcassonne, au mois d’avril précédent, du chapitre des prêcheurs de la province de Toulouse. Les trois couvents de Tou-louse, d’Avignon et de Saint-Maximin y ont fait soutenir, selon l’usage, des thèses théologiques. Le champion de la maison avignonnaise a coura-geusement traité de la grâce, faisant profession

de suivre religieusement et de tout son cœur saint Augustin et saint Thomas, interprète sûr et fidèle de ce saint docteur178.

De quoi les Nouvelles ecclésiastiques se félicitent chaudement, remar-quant toutefois qu’une telle analyse n’est pas sans danger: les auteurs n’ont en effet pas manqué qui ont prétendu, selon le scandaleux adage du P. Mamachi, que le Docteur de la Grâce devait être interprété à la lumière des enseignements de saint Thomas. Maxime périlleuse, selon les Nouvel-les ecclésiastiques,

parce que saint Thomas a certainement plus besoin d’interprète que saint Augustin et parce qu’elle accoutume à regarder les Pères comme ayant besoin d’interprètes, ce qui est très faux, puisque c’est au contraire par eux que nous interprétons les Divines Écritures, et que c’est à eux que nous devons recourir pour éclaircir et terminer les contestations qui s’élèvent dans l’Église179.

Poursuivant la recension de la thèse avignonnaise, les Nouvelles ecclé-siastiques n’en approuvent pas moins son contenu le 21 août 1782. Tho-miste irréprochable, l’orateur avait développé le système de la prémotion physique, dans lequel il avait néanmoins introduit la thèse de la délectation victorieuse, citant habilement des passages de saint Augustin comme de saint Thomas. L’alliance parfaitement opérée entre thomisme et augusti-nianisme s’attirait les plus chaleureux compliments des Nouvelles ecclé-siastiques, et elles invitaient les augustins à s’inspirer de l’attitude conci-liante des thomistes qui refusaient d’être compromis avec le P. Mamachi:

Il seroit fort à désirer que l’École Augustinienne voulût faire à ces grands principes (parfaitement développés dans l’ouvrage célèbre De l’action de Dieu sur les créatures) toute l’attention qu’ils méritent, et qu’à l’exemple

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180. Ibid., 21 août 1782, de Carcassonne, p. 133. 181. Ibid. 182. Ibid., 6 août 1784, de Lyon, p. 128. 183. Ibid., 13 août 1784, de Lyon, p. 130.

des plus habiles d’entre les Thomistes, qui se déclarent volontiers en faveur de son dogme capital de la délectation relativement victorieuse, elle se portât réciproquement à adopter le principe aussi solide que lumineux de la prémo-tion thomistique180.

La référence au traité de Boursier venait rappeler que les jansénistes avaient déjà franchi un pas que les augustins ne leur avaient pas encore emboîté. Il était urgent que les augustinianistes unissent leurs forces aux vrais thomistes:

Alors les deux écoles, déjà d’accord sur l’essentiel, n’en faisant plus qu’une, il leur seroit facile d’achever la ruine du pélagianisme ancien et moderne181.

Le molinisme était mourant, et les jansénistes recommandaient aux augustins de lui donner un impitoyable coup de grâce en acceptant le système thomiste de la prémotion physique.

Si les défenseurs de la grâce efficace par elle-même n’étaient pas satisfaits des dominicains romains, ils pouvaient quand même compter sur nombre de prêcheurs français. Le 6 août 1784, les Nouvelles ecclé-siastiques s’attardent sur une thèse que le dominicain Benoît Caussanel a fait soutenir à Lyon un an auparavant. L’orateur avait apparemment fait merveille:

Si l’on veut donc embrasser la vraie doctrine de l’Église sur les matières de la prédestination et de la grâce, on doit, dit notre auteur, s’appliquer à suivre saint Augustin. Et l’on ne doit point en séparer saint Thomas, que Dieu a également suscité à propos dans son Église, pour être un second vengeur de vérités si importantes, et qu’il a uni au grand évêque d’Hippone dans une société de doctrine et de célébrité182.

Pour l’orateur, il ne faisait pas de doute que le Docteur de la Grâce et le Docteur Angélique ne fussent unis par des rapports de vicariance doc-trinale, mais, à la notable différence du P. Mamachi, il ne plaçait pas saint Augustin sous l’obédience herméneutique de saint Thomas. La thèse diri-gée par le P. Caussanel était assurément conforme au projet janséniste d’union de l’augustinianisme et du thomisme:

L’auteur demande si la grâce efficace par elle-même consiste dans la délec-tation victorieuse ou dans la prémotion physique, et il répond très judicieu-sement qu’elle consiste dans l’une et dans l’autre ensemble. Il développe ces deux idées et déclare qu’il faut les réunir pour avoir une notion exacte et complette de la grâce183.

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184. Ibid., 8 décembre 1785, de Lyon, p. 197. 185. J.-L. QUANTIN, Avant et après l’Vnigenitus: sur les mutations du jansénisme dans la France du XVIIIe siècle, in D. TOLLET (éd.), Le jansénisme et la franc-maçonnerie en Europe centrale aux XVIIe et XVIIIe siècles: Actes du Colloque en Sorbonne des 23 et 24 mai 1998, Paris, 2002, 159-182, p. 163. 186. Nouvelles ecclésiastiques, 6 mars 1785, de Lyon, p. 37: «Il parut à Lyon il y a trois ans une théologie complette en six volumes qui étoit singulièrement recommandable par la netteté, la précision et la méthode qui y régnoient».

Soutenue le 30 juillet 1781, une autre thèse du P. Caussanel obtenait les suffrages des Nouvelles ecclésiastiques le 8 décembre 1785. Le domi-nicain s’était ouvertement fait augustinien, affirmant que sur les matières de la grâce et de la prédestination, il convenait de toujours suivre saint Augustin:

On ne doit pas, ajoute-t-il, séparer de lui saint Thomas, que Dieu a suscité dans son temps pour le bien de l’Église, et qu’il a uni au grand évêque d’Hippone pour partager sa gloire en défendant les mêmes vérités184.

Alors que depuis la fin du XVIIe siècle, les jansénistes n’ont plus cessé de clamer leur thomisme, il semble qu’à la fin du XVIIIe siècle, il se soit trouvé des dominicains pour verser dans un augustinianisme parfois jan-sénisant.

Pendant longtemps, l’historiographie consacrée au jansénisme a consi-déré que la fulmination de la Bulle Vnigenitus avait provoqué un appau-vrissement du discours doctrinal développé par les disciples de saint Augustin: obsédé par la polémique anti-constitutionnaire, le parti jansé-niste devait délaisser la controverse de gratia, dans une ignorance volon-taire de ses enjeux théologiques. Conclusion hâtive de quoi Jean-Louis Quantin a fait justice en 1998, en rappelant que

même à l’extrême fin [du XVIIIe siècle], un ouvrage comme la Théologie de Lyon interdirait encore de refuser trop catégoriquement au jansénisme toute consistance théologique185.

De fait, les Institutiones theologicæ ad usum scholarum accommodatæ – communément désignées sous le titre de Théologie de Lyon – publiées en 1780 par l’oratorien Joseph Valla (1720-1790) à la demande d’An-toine de Malvin de Montazet (1713-1788), archevêque jansénisant de Lyon, se signalent par leur solidité théologique et argumentative, bien que leur doctrine philojanséniste ait fini par attirer les foudres du magis-tère, qui les fait mettre à l’Index par décret du 17 décembre 1792. Il est vrai que les Nouvelles ecclésiastiques leur avaient réservé le 6 mars 1785 le meilleur des accueils186. Sans doute le chant du cygne de la théologie scolaire janséniste en France, les Institutiones theologicæ du P. Valla ont été rapidement critiquées par les théologiens ultramontains. En 1785, l’abbé Jean Pey (1720-1797) publie des Observations sur la théologie de

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187. [J. PEY], Observations sur la théologie de Lyon intitulée Institutiones theologicæ autoritate D.D. Archiepiscopi Lugdunensis ad usum Scholarum suæ diœcesis editæ, s.l., 1785. 188. [J. VALLA], Institutiones theologicæ ad usum scholarum accommodatæ, 6 vol., Lyon, 1780, t. III, Tractatus de gratia Christi, diss. IV, De gratiæ efficacitate, c. I, Vtrum gratia per se an uero per liberum arbitrium sit efficax in præsenti naturæ lapsæ statu, p. 102: Quæres quid sentiant Augustiniani et Thomistæ. Respondeo: gratiam defendunt ab intrinseco, siue ex natura sua efficacem, non uero ex consensu uoluntatis aut circums-tantiis congruis; gratiam scilicet quæ infallibilem cum effectu connexionem habet, ita ut non operetur quia uolumus, sed potius ideo uelimus quia ipsa uoluntatis nostræ consen-sum operatur. 189. Ibid., t. III, diss. IV, c. I, pp. 132-133: Respondeo omnes gratiæ ex se efficacis impugnatores una uoce conqueri quod ea cum humana libertate conciliari non possit, sed in hac parte consentiunt cum ueteribus diuinæ gratiæ hostibus. Nam eadem fuit aduersus Augustinum Pelagianorum et Semi-Pelagianorum querela, quod fatalem quamdam induce-ret necessitatem, nihilque uoluntati agendum permitteret. 190. [J. PEY], Observations (n. 187), pp. 42-43. 191. [J. VALLA], Institutiones (n. 188), t. III, diss. IV, c. II, In quo sita sit gratiæ effica-cia, art. III, De sententia theologorum qui Augustinianorum et Thomistarum placita simul conciliant, p. 146: Nonnulli theologi gratiæ efficaciam repetunt, tum ex delectatione uic-trici, tum ex præuia et physica Dei motione.

Lyon187. De la somme du P. Valla, il retient qu’elle se montre étonnam-ment silencieuse sur le fait de Jansénius, de ses thèses et de ses disciples. Plus grave encore, les Institutiones theologicæ déforment la doctrine tho-miste. Au chapitre Ier de la 4e dissertation de son Tractatus de gratia Christi, le P. Valla relevait que thomisme et augustinianisme défendaient conjointement la grâce efficace par elle-même, qui obtenait infaillible-ment son effet188 – ils s’opposaient ainsi radicalement au molinisme. Plus loin, le P. Valla rappelait que les adversaires de la gratia se ipsa efficax avaient accoutumé d’accuser ses tenants d’annihiler le libre arbi-tre, mais ils ne faisaient là que reprendre des arguments largement res-sassés par les pélagiens au temps de leur controverse avec saint Augus-tin189. En somme, la Théologie de Lyon reconduisait impavidement un discours que les jansénistes tenaient depuis plus d’un siècle.

La partie adverse notait une fois de plus que les augustiniens s’attri-buaient indûment une communauté de cause avec le thomisme de gratia. Dans ses Observations, l’abbé Pey affirme:

Remarquez comment l’auteur, en confondant mal à propos son système avec celui des Thomistes, dépouille l’homme de la puissance réelle de résister à la grâce prépondérante, et comment il met au rang des Pélagiens et des Semipélagiens ceux qui lui objectent que cette puissance est inséparable de la liberté190.

Que thomisme et augustinianisme dussent être alliés, Joseph Valla le déclarait positivement – il signalait d’ailleurs qu’il s’était trouvé des auteurs pour accorder, et même pour coordonner, le système de la prémo-tion physique avec celui de la délectation victorieuse191. Au demeurant,

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192. Ibid., t. III, diss. IV, c. III, Vtrum gratia per se efficax Adamo innocenti necessaria fuerit et concessa ad bene agendum, pp. 156-157: Ex iis quæ diximus perspicere facile est quanto dignius de Deo sentiant Thomistæ, cui suam maiestatem, suam omnipotentiam, suam prouidentiam, suam denique primæ et uniuersalis causæ rationem, in quolibet naturæ humanæ statu uindicant; quo pacto autem hæc omnia cum Augustinianorum placitis pos-sint consistere, uix ac ne uix quidem intelligitur. Præterea Thomistarum principia, in quo-libet naturæ statu, mirum in modum sibi cohærent; ita sunt concatenata et deuincta, ita simul conspirant, ut mutuam lucem mutuumque robur sibi conferant; contra uero Augusti-niani, pro uaria naturæ humanæ conditione, diuersa excogitant systemata ita secum pugnantia ut sese inuicem collidere uideantur. 193. I. DELLA CROCE, De Deo gratiæ auctore prælectiones theologicæ-dogmaticæ habitæ in neapolitano archigymnasio a P. Ignatio a Cruce, Naples, 1782. 194. Nouvelles ecclésiastiques, 18 août 1785, de Naples, p. 136.

l’abbé Pey n’a pas accordé d’importance à une déclaration, pourtant signi-ficative, de Valla. Abordant la question, cruciale dans la querelle de auxi-liis, de la grâce d’Adam, l’oratorien finissait par livrer son intime senti-ment en reconnaissant que le système thomiste était beaucoup plus satisfaisant que l’augustinianiste, parce qu’il rendait justice à la divine majesté en lui reconnaissant la fonction de cause première, de quoi décou-lait ensuite l’ensemble du thomisme de gratia; au contraire, en distin-guant très nettement les deux états de natures innocente et déchue, l’augustinianisme avait dû élaborer deux thèses irréconciliables pour expliquer l’opération de la grâce selon que l’on se situait avant ou après la chute d’Adam192. Il semble que se manifeste ici une sorte de désen-chantement à l’égard de l’augustinianisme: malgré la bonne volonté des jansénistes, il n’a finalement jamais été possible de convenir d’un parfait accord doctrinal avec ses représentants.

Le refuge thomiste, dont l’hospitalité avait été déjà largement mise à profit, retrouvait – en dépit de la trahison du P. Mamachi – l’entière faveur des tenants du jansénisme, d’autant que les augustins ne se privaient pas d’attaquer les thèses et la mémoire de Jansénius. En 1782, l’augustin Igna-zio della Croce (1714-1784), professeur de théologie au collège royal de Naples, fait paraître des De Deo gratiæ auctore prælectiones où il n’épar-gne pas plus les jansénistes que les calvinistes ou que les sufficientistæ, soit les défenseurs du système de Leibniz193. Recensant le livre le 18 août 1785, les Nouvelles ecclésiastiques s’affligent d’une hostilité qu’elles jugent d’autant plus déplacée qu’elles approuvent l’augustinianisme de l’auteur:

Il n’y a qu’une chose qui fasse de la peine dans cet ouvrage: c’est l’imputa-tion que l’auteur fait perpétuellement à Baïus, à Jansénius, au P. Quesnel et à leurs défenseurs d’erreurs qu’ils n’ont jamais enseignées et qu’ils ont au contraire combattues de toutes leurs forces. Cela vient sans doute d’un reste des vieux préjugés introduits par le crédit énorme de la Société détruite194.

Antimolinistes, les augustins avaient été pourtant influencés par les jésuites, et les jansénistes ne pouvaient raisonnablement plus se fier à eux.

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195. Ibid., 10 juillet 1786, de Rome, p. 109: «L’implacable Société a eu et l’audace et l’adresse de faire annoncer dans les papiers publics de l’Europe, dans la plupart des gazet-tes d’Italie, de répandre dans Rome même et sous les yeux du Pape, que le Saint-Siège étoit vivement sollicité par plusieurs souverains de supprimer l’ordre des Dominicains, et que le Pape s’occupoit sérieusement de cette affaire». 196. Gazette de France, vendredi 10 mars 1786, n. 20, p. 86: «C’étoit d’après les gazettes d’Italie que dans celle du 17 du mois dernier, no 14, nous avions dit qu’on parloit beaucoup de la suppression des Dominicains et que le Pape s’occupoit de cette affaire pour laquelle il étoit sollicité vivement par plusieurs cours. Le fond et les circonstances de cette nouvelle sont également destitués de fondement». 197. Nouvelles ecclésiastiques, 10 juillet 1786, de Rome, p. 109. 198. Ibid. 199. Ibid.

ÉPILOGUE

Après deux siècles de développement presque ininterrompu, la moderne querelle catholique de la grâce tend apparemment à s’essouffler, avant que les bouleversements religieux induits par la Révolution française ne viennent en ratifier l’irréversible péremption. Les jansénistes avaient beaucoup attendu de la suppression de la Compagnie de Jésus; or leurs espoirs n’ont pas été comblés. Avec effroi, les Nouvelles ecclésiastiques rapportent le 10 juillet 1786 la rumeur incroyable d’un projet pontifical d’abolition de l’ordre de Saint-Dominique et dénoncent la persistante influence du parti moliniste en curie195 – l’information avait été donnée par la Gazette de France du 17 février précédent, puis elle avait été démentie le 10 mars196. Les Nouvelles ecclésiastiques blâment

une fable inventée par des esprits inquiets et malins197.

Elles adjurent les prêcheurs de retrouver la place qui doit leur revenir dans l’Église:

Nous désirons sincèrement que l’ordre des dominicains, qui a rendu et qui peut rendre encore de si grands services à l’Église, profite de cette circons-tance pour se rendre de plus en plus recommandable et utile198.

Le parti janséniste retrouve une ultime fois ses accents philothomistes de la campagne des Provinciales. Les Nouvelles ecclésiastiques délivrent de significatifs conseils aux dominicains:

[Leur ordre] ne doit jamais perdre de vue les remontrances fortes et touchan-tes que le célèbre M. Pascal, dans la 2e Provinciale, faisoit, il y a plus d’un siècle, à plusieurs de ses membres. La plus solide gloire comme la plus noble destination des dominicains est de conserver sans altération et sans mélange le dépôt des vérités saintes sur la prédestination et la grâce, et sur les autres points de la doctrine et de la morale chrétienne qui en dépen-dent199.

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200. B. PASCAL, Les Provinciales, Pensées et opuscules divers. Éd. G. FERREYROLLES – Ph. SELLIER, Paris, 2004, 2e lettre, p. 292. 201. Ibid., 2e lettre, pp. 292-293. 202. Nouvelles ecclésiastiques, 10 juillet 1786, de Rome, p. 109. 203. Parmi les travaux récents sur le thème de la polémique et de la controverse, outre la somme de M. GIERL, Pietismus und Aufklärung: Theologische Polemik und die Kommu-nikationsreform der Wissenschaft am Ende des 17. Jahrhunderts, Göttingen, 1997, voir

On se souvient que dans la 2e Provinciale, datée du 29 janvier 1656, Pascal mettait en scène un défenseur du parti augustinien aux prises avec un dominicain, disciple du P. Nicolaï – le frère prêcheur était accusé de trahison par son intransigeant interlocuteur:

Allez, mon Père, votre ordre a reçu un honneur qu’il ménage mal. Il aban-donne cette grâce qui lui avait été confiée, et qui n’a jamais été abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse … qui a été soutenue par saint Thomas, l’Ange de l’École, transmise de lui à votre ordre …, cette grâce efficace qui avait été mise comme en dépôt entre vos mains …, se trouve comme délaissée pour des intérêts si indignes200.

Les dominicains avaient trahi la cause de l’Aquinate, et les augusti-niens reprenaient le flambeau ainsi abandonné – telle était la thèse que défendait le janséniste:

Il est temps que d’autres mains s’arment pour sa querelle. La grâce peut bien n’avoir plus les Dominicains pour défenseurs, mais elle ne manquera jamais de défenseurs201.

Au crépuscule de la querelle de la grâce, les Nouvelles ecclésiastiques font écho à Pascal, en un émouvant hommage à l’une des plus illustres figures du jansénisme. Elles interpellent à nouveau les dominicains pour les mettre en garde contre la tentation d’altérer le pur thomisme pour mieux triompher de leurs adversaires:

[Les dominicains] veulent-ils lier étroitement leurs intérêts à ceux de la reli-gion, devenir chers à l’Église et à tous ceux qui ont encore de l’amour pour elle? Qu’au lieu d’imiter un P. Nicolaï et ses semblables, qui, tout en détes-tant les erreurs de l’École de Molina, parloient et agissoient comme elle pour opprimer le Grand Arnauld, ils marchent plutôt sur les traces de ces savans dominicains qui, sous les papes Clément VIII et Paul V, défendirent avec tant de gloire les droits de la grâce de Jésus-Christ202.

Le philothomisme des jansénistes était plus prégnant que jamais: ils désiraient renouveler in extremis aux dominicains une proposition d’al-liance que les frères prêcheurs avaient toujours refusé d’accepter.

La question des raisons pour lesquelles s’achève une controverse a récemment inquiété l’historiographie203. Antoine Lilti a audacieusement posé la question en 2007:

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G. FERREYROLLES (éd.), La polémique au XVIIe siècle (Littératures classiques, 59), Paris, 2006, en particulier ID., Le XVIIe siècle et le statut de la polémique, 5-27; N. PIQUÉ, La contro-verse religieuse: Questions de méthode et dynamique de la confrontation, 67-76; J. LE BRUN, Mutations du débat philosophique et théologique à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, 77-92; O. JOUSLIN, L’éthique polémique de Pascal, 117-139; et B. GUION, Une dispute honnête: La polémique selon les Modernes, 157-172. Consulter aussi J. LE BRUN, Entre piétisme et Aufklärung: De la controverse religieuse au débat scientifique, in RHR 3 (1999) 345-354, qui fait une présentation de l’ouvrage de Martin Gierl. Voir également Comment on se dispute: Les formes de la controverse de Renan à Barthes, in Mil neuf cent: Revue d’histoire intellectuelle 25 (2007), en particulier A. LILTI, Querelles et contro-verses: Les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne, 13-28; et C. LEMIEUX,À quoi sert l’analyse des controverses?, 191-212. 204. LILTI, Querelles et controverses (n. 203), p. 25. 205. LEMIEUX, À quoi sert l’analyse des controverses? (n. 203), pp. 207-208. 206. Ibid., p. 208.

Comment terminer une controverse204?

À suivre son analyse, une querelle peut se terminer soit par un accord, qui peut être de conviction mais qui ne procède le plus souvent que de l’abandon d’une des parties ou du renouvellement des générations, soit par l’arbitrage que rend une autorité reconnue légitime par les protagonis-tes de la controverse. Force est de reconnaître que la querelle de la grâce échappe au modèle ainsi esquissé. Il n’y a eu ni conversion, ni abandon d’une des parties, ni verdict assumé par le magistère, qui s’est au contraire ingénié, avec une remarquable obstination, à refuser de trancher – on se souvient de l’indécision de Paul V lorsqu’il décide de clore les Congréga-tions de auxiliis; quant à la lettre apostolique Dum præterito mense, elle signifie également un refus de décider la querelle, puisqu’elle confère égale orthodoxie aux trois écoles thomiste, augustinianiste et moliniste. Plus abstraite, l’analyse sociologique de Cyril Lemieux paraît aussi plus apte à rendre compte d’un coup d’arrêt que les historiens ont encore insuffisamment cherché à interpréter. Pour lui,

les controverses ne se terminent jamais, sauf exception, par le verdict défi-nitif et irrévocable d’un juge unanime205.

L’arrêt des controverses

s’apparenterait plutôt à l’épuisement de la capacité d’un des camps à conti-nuer à se défendre publiquement (par exemple, du fait du renouvellement générationnel), en même temps que par l’occasion offerte à certains pairs, jusque-là impliqués dans la controverse, de se porter vers un nouveau front206.

Essentiellement fondée sur le cas particulier des querelles scientifiques, l’interprétation de Cyril Lemieux n’en est pas moins éclairante lorsqu’on cherche à l’appliquer au domaine de la théologie. Selon lui, une contro-verse oscille entre les deux pôles extrêmes du différend «privé» inter

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207. Ibid., p. 206. 208. Ibid., p. 207.

pares et de la «crise institutionnelle» – quand la discussion déborde lar-gement l’espace qui lui était propre à ses débuts et entraîne l’intervention de tierces instances. De quoi Cyril Lemieux estime pouvoir conclure:

Une controverse prend fin dès lors qu’elle n’a plus rien d’une crise institu-tionnelle – dès lors, autrement dit, qu’elle est reconduite avec succès à l’in-térieur d’un espace institutionnel donné, où un cercle des pairs peut à nou-veau se revendiquer son seul juge207.

Une controverse s’achève donc le plus souvent par son «reconfine-ment»208, pour reprendre l’expression de Cyril Lemieux, soit par une réaffirmation de souveraineté épistémologique de la part des protagonis-tes originels. S’il est indéniable qu’en catholicité, la moderne querelle de la grâce est rapidement devenue une crise institutionnelle, ainsi qu’en témoignent la tenue des Congrégations de auxiliis ou les ingérences des pouvoirs ecclésiastiques et politiques, son «reconfinement», selon la signification que Cyril Lemieux accorde au terme, est plus difficile à met-tre en valeur, car elle n’a jamais cessé d’être crise institutionnelle. Ce qui peut permettre d’avancer une explication quant à la clôture de la contro-verse de gratia, dont le dernier acte se joue lors de la fulmination, le 28 août 1794, de la Bulle Auctorem fidei, qui condamne les canons du synode de Pistoia, est peut-être en dernier lieu une récente et profonde mutation de la configuration partisane à laquelle les jansénistes n’ont pas su s’adapter: il y a eu, au lendemain de la suppression de la Compagnie de Jésus, une sorte de permutation circulaire par laquelle les dominicains ont envahi l’espace polémique naguère occupé par les molinistes, tandis que les augustins jouaient le rôle auparavant dévolu aux thomistes. Mou-vement qui rendait nécessaire un renversement des alliances que le jansé-nisme n’a pas pu opérer, d’où un retour obstiné à son philothomisme d’antan, mais ses interlocuteurs n’étaient plus disposés à en tenir compte. Parce qu’il était imprégné depuis des décennies par des questionnements et des thèmes régalistes, le parti janséniste n’a plus accordé sa priorité à une théologie de la grâce qui dès lors devait inévitablement devenir machinale – le problème de sa conformité doctrinale au thomisme était désormais largement dépassé, et inexorablement périmée une discussion qui avait pourtant hanté les controversistes pendant plus d’un siècle.

École pratique Sylvio Hermann DE FRANCESCHI

des Hautes Études (Sciences historiques et philologiques)151, route de Rouen80000 AmiensFrance

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ABSTRACT. — On the 21st July 1773, pope Clement XIV orders the suppres-sion of the Society of Jesus. One of the most underestimated consequences of the pontifical decision was, beyond all doubt, a new repartition of the theological factions which were fighting each other in the quarrel over grace, after the dispa-rition of one of the most influent institutional protagonist of this controversy. The present essay aims at analysing how a sort of circular permutation then happened by which Dominicans invaded a polemical space not long ago occupied by Moli-nists, while Augustinians were playing the part previously allotted to Thomists. Following a philothomist tactic to which they were for ages prone, the Jansenists have not been successful in accommodating themselves to this alteration of the controversial equilibrium.

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