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in : Le temps qu’il fait au Moyen Âge : phénomène atmosphériques dans la littérature, la pensée scientifique et religieuse, éd. J. Ducos et C. Thomasset, Paris, P.U.P.S., 1998, p. 151- 169. Les maîtres du temps: tempestaires, obligateurs, défenseurs et autres. Essai de présentation Les conditions atmosphériques ont toujours revêtu une importance exceptionnelle chez les peuples d'autrefois, surtout dans les sociétés agraires: pluie et ensoleillement sont nécessaires à la croissance des fruits de la terre. Pour cette raison, l'homme a établi une relation entre le temps qu'il fait et les puissances supérieures ou invisibles, qu'on les appelle dieux, démons ou génies. Chez les anciens Germains, Thor était le maître du temps au témoignage d'Adam de Brême 1 . En soufflant dans sa barbe, il faisait lever le vent, ce qui est aussi dit d'un certain Rauðr dans la Saga d'Olaf Tryggvason (chap. 78), par Snorri Sturluson (1179-1241). Dans la Saga de Njáll le Brûlé, Thor déchaîne une tempête et détruit le bateau d'un missionnaire chrétien. Olaus Magnus cite aussi un certain Eric à la lance venteuse, qui avait le pouvoir de faire lever un vent favorable grâce à ladite lance 2 . Les démons des météores Avec le christianisme, les intempéries sont mises en rapport avec les démons qui séjournent dans les airs. La première trace de cette croyance se rencontre chez saint Paul, dans une lettre aux Ephésiens (Eph. 6,12), avant d'alimenter toute la littérature religieuse. Les principaux relais sont Origène 3 , saint Augustin (De civ. Dei 8,22; de gen. ad lit. 3,10) et saint Ambroise (In psal. 118) 4 . Saint Augustin indique que le feu et l'air sont soumis aux démons dans la mesure où Dieu le permet (De civ. Dei VIII,15-22). Cette vision des choses se croise avec des croyances indigènes relevant de ce que l'on appelle la mythologie populaire, domaine aux contours mouvants et difficile à cerner, expression d'une conception du monde (Weltanschauung) peuplant l'univers de forces multiples auxquelles il est possible de 1 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificum IV,26: Thor, inquiunt, presidet in aere, qui tonitrus et fulmina, ventos ymbresque, serena et fruges gubernat . 2 Cf. C. Lecouteux, « Les maîtres du temps », in : J. Ducos, Cl. Thomasset, Le temps qu’il fait au Moyen Age, Paris, 1998 (Cultures et Civilisations médiévales, XV), pp. 151-169, avec illustration représentant Eric et sa lance. 3 Migne, Pat. graeca 11, col. 621. 4 Migne, Pat. lat. 15 col. 1319. 1

Les maîtres du temps: tempestaires, obligateurs, défenseurs et autres

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in : Le temps qu’il fait au Moyen Âge : phénomène atmosphériques dans la littérature, lapensée scientifique et religieuse, éd. J. Ducos et C. Thomasset, Paris, P.U.P.S., 1998, p. 151-

169.

Les maîtres du temps: tempestaires, obligateurs, défenseurs et autres.

Essai de présentation

Les conditions atmosphériques ont toujours revêtu une importance exceptionnelle chez

les peuples d'autrefois, surtout dans les sociétés agraires: pluie et ensoleillement sont nécessaires

à la croissance des fruits de la terre. Pour cette raison, l'homme a établi une relation entre le

temps qu'il fait et les puissances supérieures ou invisibles, qu'on les appelle dieux, démons ou

génies. Chez les anciens Germains, Thor était le maître du temps au témoignage d'Adam de

Brême1. En soufflant dans sa barbe, il faisait lever le vent, ce qui est aussi dit d'un certain Rauðr

dans la Saga d'Olaf Tryggvason (chap. 78), par Snorri Sturluson (1179-1241). Dans la Saga de

Njáll le Brûlé, Thor déchaîne une tempête et détruit le bateau d'un missionnaire chrétien. Olaus

Magnus cite aussi un certain Eric à la lance venteuse, qui avait le pouvoir de faire lever un vent

favorable grâce à ladite lance2.

Les démons des météores

Avec le christianisme, les intempéries sont mises en rapport avec les démons qui

séjournent dans les airs. La première trace de cette croyance se rencontre chez saint Paul, dans

une lettre aux Ephésiens (Eph. 6,12), avant d'alimenter toute la littérature religieuse. Les

principaux relais sont Origène3, saint Augustin (De civ. Dei 8,22; de gen. ad lit. 3,10) et saint

Ambroise (In psal. 118)4. Saint Augustin indique que le feu et l'air sont soumis aux démons

dans la mesure où Dieu le permet (De civ. Dei VIII,15-22). Cette vision des choses se croise

avec des croyances indigènes relevant de ce que l'on appelle la mythologie populaire, domaine

aux contours mouvants et difficile à cerner, expression d'une conception du monde

(Weltanschauung) peuplant l'univers de forces multiples auxquelles il est possible de

1 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificum IV,26: Thor, inquiunt, presidet in aere, qui tonitrus etfulmina, ventos ymbresque, serena et fruges gubernat.2 Cf. C. Lecouteux, « Les maîtres du temps », in : J. Ducos, Cl. Thomasset, Le temps qu’il fait au Moyen Age,Paris, 1998 (Cultures et Civilisations médiévales, XV), pp. 151-169, avec illustration représentant Eric et salance.3 Migne, Pat. graeca 11, col. 621.4 Migne, Pat. lat. 15 col. 1319.

1

s'adresser par l'intermédiaire de spécialistes. Dans cette sphère, nous constatons que les grands

dieux des anciens panthéons païens ont pratiquement disparu et que les individus qui

président au temps qu'il fait sont des entités formant un ensemble hétérogène que l'on peut

toutefois ordonner en deux grands groupes: des êtres surnaturels et des hommes. Le second

groupe se divise à son tour en deux sous-groupes: les vivants et les morts. Les visions païenne

et chrétienne des maîtres du temps - que l'on appelait "meneurs de nuées" en France au XIXe

siècle - s'agglutinent car elles se recoupent, la présence des démons dans l'air est expliquée par

la légende des anges neutres, ceux qui ne prirent pas partie dans le conflit opposant Dieu à

Lucifer et furent précipités sur terre et dans les airs, devinrent des démons réputés envoyer

grêle, pluies diluviennes et orages, bref les intempéries qui menacent les récoltes des

hommes5. Parmi les démons qu’évoquent les textes, il faut citer Meremeunt6 ou encore ce

Wiggo dont parle Eginhart dans la Translatio SS Marcellini et Petri, qui avoue avoir détruit

avec ses onze compagnons les céréales, les vignes et les fruits du royaume franc durant

plusieurs années7. Ces démons se retrouvent littérarisés en géants dans la littérature de

divertissement8 ou en monstres.

Selon les pénitentiels et les anciennes lois, il existe des individus qui peuvent entrer en

contact avec ces démons et les faire agir à la demande, c'est-à-dire, le plus souvent, provoquer

la tempête.

Les noms des faiseurs de temps

Depuis le VIIIe siècle, les pénitentiels les appellent immissor tempestatis ou emissores

tempestatum, les "lanceurs de tempête" donc, et ce nom est couramment donné comme

synonyme de maledicus et de maleficus:

maledicus id est emissor tempestatis (Poenitentiale Parisiense c. XII, p. 413);

emissor tempestatis id est maleficus (Poenitentiale pseudo-Theoderici c. XII,21, p. 598).

5 Cf. C. Lecouteux, Démons et génies..., op. cit. infra, p. 36 sqq..6 Sur ce personnage, C. Lecouteux, Charmes, conjurations et bénédictions, Paris, 1996 (Essais 17), p. 83.7 Cf. M. Blöcker, "Wetterzauber. Zu einem Glaubenskomplex des frühen Mittelalters", Francia 9 (1981), p. 117-131, ici p. 120.8 Par exemple dans la Saga de Hrolf, fils de Gautrek chap. XIX, facilement accessible dans la trad. de R. Boyer,Deux sagas islandaises légendaires, Paris, 1996.

2

En général, la peine frappant les tempestaires est une pénitence de sept ans, dont

parfois trois au pain et à l'eau!

Les lois wisigothes de Chindasvinth condamnent "les lanceurs de tempête qui, dit-on,

envoient la grêle sur les vignes et les champs par certaines incantations" (immissores

tempestatum qui quibusdam incantationibus grandines in vineis messibusque inmittere

peribentur)9. Rather de Vérone utilise en 963 la locution immissor aut propulsor

tempestatum10. Isidore de Séville parle de malefici qui "entrechoquent des éléments, par la

puissance des démons, pour déclencher des orages de grêle et des tempêtes".

Le terme tempestarius est pratiquement toujours utilisé au pluriel par les textes de loi,

par exemple dans le Capitulare missorum item speciale de 802-803. En 789 il apparaît dans

l'Admonitio generalis (c. 65), dans le synode de Reisbach-Freising de 799 ou 800, dans les

Dicta (c. 22) de Pirmin de Reichenau (†753), chez Herad de Tours (Capitula c. 3) en 858 et

dans le Livre contre les opinions fausses concernant la grêle et le tonnerre, par Agobard de

Lyon, auquel j'emprunte l’interprétation suivante des intentions des tempestaires:Voguant sur les nuages, des navires venu du pays de Magonia emportent les fruits de la terre que la grêlea frappés; les nautes versent une récompense aux tempestaires pour leur avoir fourni cette provende11.

L'Admonitio generalis et le capitulaire de 802-803 nous livrent un autre nom de ces

hommes qui influent sur le temps par l'intermédiaire de démons: tempestarii vel obligatores.

Les "obligateurs" sont ainsi nommés parce qu'ils sont en mesure d'obliger lesdits démon à agir

dans leur sens.

9 Lex Visigothorum VI,2,4 et VI,2,5, MG Leg. I 259. Malefici et immissores tempestatum, quibusdamincantationibus grandinem in vineas messesque mittere perhibentur.10 Praeloquia I,10, Migne, Pat. lat. 136, col. 158.11 Agobard de Lyon, De grandine et tonitruis, éd. L. van Acker, Turnhout, 1981 (CC, continuatio Mediaevalis52), p. 3-15. Ces tempestaires viennent de Magonie, sans doute le Pays des Mages si nous nous reportons àBernardin de sienne (XVe siècle) qui écrit : alii quum descendere viderint quamdam nubem quam quidammagonem vocant, quae solet de mari haurire cum navium periculo, aquam illam evaginato ac vobrato ensequibusdam conjurationibus praecidere quodammodo simulent ; cf. Bächtold-Stäubli, Handwörterbuch desdeutschen Aberglaubens, t. V, Berlin / New York, 1987, col. 1483. Le type de formation magus > Magonia seretrouve dans narr > Narragonia (Sebastian Brand, Das Narrenschiff).Dans les pays germaniques, les nuages ont été très tôt assimilés à des navires et une métaphore scaldique estvindflot, « le radeau des vents » (Alvismál, str. 18), pour les désigner. En outre, Hans Sachs et Fischart (XVe-XVIe siècle) utilisent le terme nebelschiff, « le bateau des nuées », ce qui nous révèle qu’il y a bien eu unetradition dont la première trace sont les nefs qui arrivent de Magonie par les airs. Un manuscrit du XIVe sièclecontient un poème de 160 hexamètres latins intitulé De rebus Hiberniae admirandis (éd. Wright, Reliquiae,II,103) où un navire aérien est évoqué.

3

L’utilisation presque permanente du pluriel pour désigner ces tempestaires suggère que

nous avons affaire à une confrérie ou à groupe, point que je propose à votre réflexion.

Heureusement pour l'homme, il existe des individus capables de détourner le mauvais

temps et de contrecarrer les actes nuisibles des tempestaires; le Moyen Age les appelle

defensores, les "défenseurs" ou "protecteurs", c'est-à-dire aussi les "leveurs de tempête", par

analogie aux "leveurs de maux", les guérisseurs. Mais les textes laissent entendre que les

défenseurs sont tout simplement des faiseurs de temps, donc des sorciers, et que leurs actes

peuvent tout aussi bien relever de la magie bénéfique que maléfique. Nous rencontrons aussi

des dénominations plus vagues dans les bénédictions chrétiennes, par exemple incantatores

malorum et ministres sathane (Franz, 2,102).

On relèvera qu'au haut Moyen Age, ce sont essentiellement des personnes de sexe

masculin qui sont réputés avoir pouvoir sur le temps. Nos recherches ne nous ont livré qu'un

témoignage faisant allusion à de femmes, celui de l'Homilia de sacrilegiis du pseudo-

Augustin transmise par un manuscrit de Einsiedeln (Stiftsbibliothek, Cod. 199, fol. 487):

Tempistarias nolite credire nec aliquid pro hoc eis dare.

Les uns et les autres utilisent la magie pour influer sur les météores, c'est-à-dire des

actes et des paroles rituels et significatifs, les uns pour le bien de la communauté, les autres

pour lui nuire. Il ne s'agit pas d'une légende: Agobard de Lyon fustige les hommes de ces

régions, nobles ou non, citadins et paysans, vieux et jeunes qui croient que les hommes

peuvent faire pleuvoir ou grêler selon leur bon vouloir12, et il revient à plusieurs reprises sur

les paroles prononcées quand les hommes voient des éclairs et entendent le tonnerre13.

Barthélemy l'Anglais évoque, lui, un peuple du Vinland (Vvinlandia) - peut-être les Wendes -

qui a la faculté de vous procurer des vents favorables si vous les payez; les tempestaires

locaux font une pelote de fil et y forment des noeuds; selon le nombre des noeuds, le vent est

plus ou moins fort14:

12 In his regionibus pene omnes homines, nobiles et ignobiles, urbani et rustici, senes et iuvenes, putantgrandines et tonitrua hominum libitu posse fieri (I,145).13 Ils disent: "Aura levatitia est" (1,145; 158; 161; cf. aussi I,146; 153; 159).14 De proprietatibus rerum XV, 172.

4

globum enim de filo faciunt et diversos nodos in eo connectentes [...] ventum maiorem velminorem excitant, secundum quod plures nodos de filo extrahunt vel pauciores.

Au XVe siècle, les tempestaires sont essentiellement des sorcières.

Appeler la pluie ou la tempête

Quelques textes épars nous livrent d'autres pratiques, les unes destinées à produire la

pluie, les autres à l'écarter. Grégoire de Tours décrit ainsi une cérémonie ayant lieu au VIe

siècle dans le Massif Central, au lac de Saint-Andéol15:

"A une certaine époque, une multitude de gens à la campagne faisaient comme des libations àce lac. Ils y jetaient des linges ou des pièces d'étoffes servant de vêtements aux hommes,quelques-uns des toisons de laine; le plus grand nombre y jetait des fromages, des gâteaux decire, du pain et, chacun selon sa richesse, des objets qu'il serait trop long d'énumérer. Ilsvenaient avec des chariots, apportant de quoi boire et manger, abattaient des animaux et,pendant trois jours, ils se livraient à la bonne chère. Le quatrième jour, au moment de partir, ilsétaient assaillis par une tempête accompagnée de tonnerre et d'éclairs immenses, et il descendaitdu ciel une pluie si forte et une grêle si violente qu'à peine chacun des assistants croyait-ilpouvoir échapper (cum discedere deberent, anticipabat eos tempestas cum tonitruo etcoruscatione valida; et in tantum imber ingens cum lapidum violentia descendebat, ut vix sequisquam eorum putaret evadere). Les choses se passaient ainsi tous les ans et la superstitiontenait enveloppé le peuple irréfléchi" (De gloria confessorum II,6).

Au tout début du XIe siècle. Burchard de Worms rapporte une cérémonie destinée à

apporter la puie: Lorsque la pluie fait défaut (dum pluviam non habent et ea indigent), des

femmes choisissent une pucelle, la dénudent, la mènent là où se trouve de la jusquiame, lui

font arracher la plante et sa racine avec le petit doigt de la main droite puis l'attacher au petit

orteil du pied droit, puis la conduisent jusqu'à une rivière où elles l'aspergent à l'aide de verges

(Decretum XIX,5,194). Ce rite rappelle exactement celui de la dodola chez les Slaves.

Que la cendre des morts ait joué un rôle dans les précipitations atmosphériques est

indéniable si nous nous reportons au Ruodlieb, premier roman du Moyen Age:

Une femme adultère déclare avant qu'on exécute sa condamnation: "Si vous voulez me pendre àun arbre, coupez mes longs cheveux, faites-en une corde pour m'étrangler puisque j'ai sisouvent péché de leur fait. Mais je vous prie de dépendre mon corps au bout de trois jours, dele brûler et de jeter les cendres dans l'eau afin que le soleil ne masque pas son éclat, que le cielrefuse la pluie et que l'on dise que la grêle blesse la terre à cause de moi" (ne iubar abscondatsol aut aer neget imbrem, / ne per me grando dicatur ledere mundo, VIII,45,51)16.

Au début du XIIIe siècle, parlant d'une haute montagne avec un lac à son sommet,

située en Catalogne dans l'évêché de Gérone (Otia imperialia III,66), Gervais de Tilbury nous

apprend que jeter des pierres dans ce lac déchaîne une pluie violente; pour sa part, Thomas de

15 Cf. C. Lecouteux, Démons et génies du terroir au Moyen Age, Paris, 1995, p.46.16 Ed. B. Vollmann, Ruodlieb II.1: kritischer Text, Wiesbaden, 1985.

5

Cantimpré parle de pierres jetées dans une source17. Dans les deux cas, ceux qui règnent sur

les phénomènes atmosphériques sont des génies du terroir. Au lac de Saint-Andéol, il s'agit

d'une cérémonie propitiatoire avec offrandes en contrepartie desquelles on obtient la pluie; au

lac de Catalogne, la pluie est envoyée pour châtier une offense (tamquam offensis daemonibus

tempestas erumpit). Mais dans les deux cas interviennent des êtres surnaturels. Le rapport de

génies topiques diabolisés par l'Eglise et des intempéries ressort bien d'un passage de la

Chanson des chétifs: Beaudouin de Beauvais tue un dragon installé dans une grotte du mont

Tygris, le "démon" sort du corps du reptile sous forme d'un corbeau et provoque une terrible

tempête18.

Dans le Marteau des sorcières (II,1,15), une sorcière relate comment on provoque une

tempête:

"J'étais chez moi lorsque, vers midi, le démon vint me trouver; il me dit d'aller sur la plaine deKuppel (c'est le nom) avec un peu d'eau; comme je lui demandais ce qu'il voulait faire de cetteeau, il répondit qu'il voulait produire de la pluie. Passant alors la porte de la ville, j'ai trouvé ledémon lui-même debout sous un arbre [...]. Il m'ordonna de creuser un petit trou et d'y verserl'eau [...]. Je l'ai remuée avec mon doigt, mais au nom du diable et de tous les autres démons[...]. Elle disparut et le diable l'a emportée en l'air".

Et une autre sorcière nous livre sa méthode :

"Premièrement, au milieu des champs, déclare l'une d'elle, nous usons de certaines paroles pourdemander au chef des démons d'envoyer quelqu'un des siens pour frapper celui que nousdésignons. Ensuite, ce démon étant venu, nous offrons un poulet noir à un croisement de routesen le lui jetant en l'air; saisi par le démon, il lui obéit et se met aussitôt à battre l'air. Alors il faittomber la grêle et la foudre, pas toujours cependant aux endroits désignés par nous mais selonla permission du Dieu vivant" (Malleus maleficarum II,1,15).

Les inquisiteurs donnent d'autres exemples allant dans le même sens, ainsi celui d'une

fillette qui agite l'eau d'un torrent et fait pleuvoir (II,13; 15). Ils indiquent aussi qu'on appelle

grêle et foudre en lançant en l'air un poulet noir à un croisement de route (II,15). Selon

d’autres témoignages, plus récents il est vrai, on obtient les mêmes résultats avec son urine.

Détourner les intempéries

L'Homilia de sacrilegiis nous fournit deux indications sur la façon dont les

tempestaires agissaient. Elle condamne "tous ceux qui croient détourner la grêle en utilisant

des tablettes de plomb couvertes d'écrits ou des cor(ne)s incantés". L'Indiculus superstitionum

17 Bonum universale de apibus (Apiarus) II,57, Douai, 1627.18 Cf. F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles), 2 vol., Paris,1991, p. 459-462.

6

(tit. 22 cite le chapitre: "Des intempéries et des cor(ne)s et des cuillers". Ces mystérieuses

coclea doivent être comprises comme instruments produisant du bruit. L'Indiculus fait donc

allusion à une pratique très ancienne, celle de faire du bruit pour mettre en fuite les démons -

ou même les morts qui reviennent -, pratique dont l'Eglise a hérité puisque l'on "casse" les

orages en sonnant les cloches, cloches autrefois non seulement bénies mais aussi couvertes de

symboles et de signes cabalistiques, ce qui renforce leur vertu apotropaïque19. Nous trouvons

la confirmation de ces faits dans le Manuale de l'Eglise de Burgos en 1497 qui dit ceci:

lorsqu'on voit approcher la tempête, il faut jouer des cimbales (dum viderit moueri tempestas,

statim pulset cimbala, Franz 2,104). Au XIIIe siècle, Guillaume Durand, évêque de Mende,

décrit ainsi le pouvoir magique des cloches:

"On sonne les cloches dans les processions pour mettre les démons en fuite, car lorsqu'ilsentendent ces trompettes de l'Eglise militante que sonnent les cloches, ils s'épouvantent [...].C'est la raison pour laquelle, quand se forme un orage à l'horizon, l'église sonne ses cloches afinque les démons, entendant les trompettes du Roi éternel, tremblent, s'enfuient et s'abstiennent dedéchaîner la tempête"20.

Devisant des remèdes pour échapper aux orages, les auteurs du Marteau des sorcières

(II,2,7) écrivent à ce propos:

"C'est pour cela aussi que, universellement, ou couramment en tout cas, on sonne les clochesdans les églises contre le vent: pour que, comme des trompettes consacrées de Dieu ellesmettent en fuite les démons et les détournent des maléfices; pour que le peuple réveillé invoqueDieu contre les tempêtes".

Bénédictions et charmes

Il est aujourd'hui difficile de retrouver ces rituels car nous ne disposons pratiquement

que de tout ce qui concerne l'opposition aux tempêtes, des conjurations, des charmes et des

bénédictions, transmis au premier chef par la littérature cléricale, donc très largement

christianisés. Les maléfices atmosphériques ne sont connus que par la littérature de

divertissement et l'historiographie, puis, au bas Moyen Age, par les registres d'inquisition.

Lorsque menacent les intempéries, le défenseur utilise des charmes qui sont un

mélange de bénédiction et de conjuration et un amalgame de données chrétiennes et païennes.

Les conjurations chrétiennes du mauvais temps dont nous disposons portent des titres

limpides:

19 C. Lecouteux, Charmes..., op. cit. supra, s.v. "cloches".20 Rationale divinorum officiorum I,4,4, Lyon, 1584.

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Benedictio contra aereas tempestatesBenedictio contra tempestatemBenedictio aureBenedictio salis et aque contra fulguraBenedictio aquae contra fulguraOratio ad depellendam tempestatemOrationes contra grandines et tempestatesOrdo contra tempestatesConiuratio contra tempestatem

On notera que le latin Benedictio est à prendre au sens de « charmes », qu'on utilise

l'eau et le sel bénits et qu'il y a trois domaines distincts: la bénédiction des lieux que l'on veut

préserver, la bénédiction des moyens utilisés, et la conjuration de la tempête (oratio,

coniuratio). L'eau bénite est expressément dite "mettre en fuite les esprits errants et immondes

et toutes les forces nuisibles du diable, les fantômes, la foudre et l'éclair" (Franz 2,47) en

purifiant les lieux (purgatio et purificatio) où on la jette.

Les traces de paganisme qu'elles renferment montrent bien qu'elles se sont substituées

à des charmes autochtones, mais il faut savoir que l'éradication des anciennes pratiques et la

condamnation des faiseurs de temps ne reposent pas uniquement sur le désir de propager la

vraie foi et de protéger les hommes. Agobard de Lyon nous apprend que le clergé se trouva en

concurrence avec les tempestaires et que le peuple préférait leur verser son obole plutôt que de

payer la dîme ecclésiastique21. Cette méfiance, pour ne pas dire cette hostilité, ressort bien du

comportement des Danois en 1080: ils attribuaient les intempéries et d'autres maux aux

prêtres22!

Du tempestaire au clerc

Le clergé se substitua donc aux tempestaires, ce que de nombreux théologiens blâment

violemment à la fin du Moyen Age, surtout parce qu'on utilise les sacrements pour détourner

le mauvais temps (Franz 2,105-123). Jacques Sprenger et Henri Institoris indiquent qu'on

porte "le Saint-Sacrement pour apaiser les airs" (II,2,7), et citent un autre remède contre les

grêles et les tempêtes:

"Trois grêlons (d'une tempête) sont jetés dans le feu à l'invocation de la sainte Trinité; on ajoutel'oraison dominicale avec la Salutation angélique deux ou trois fois; puis l'évangile de Jean: Aucommencement était le verbe...; puis le signe de la croix de tous côtés contre la tempête,devant, derrière, vers les quatre points cardinaux. Alors, une fois qu'on a répété trois fois 'le

21 Les statuts synodaux de Brixen recommandent aux prêtres, déjà en 1453, d'éviter les processions et

circumambulations des champs pour écarter le mauvais temps ou appeler le beau temps...22 Lettre de Grégoire VII à Haakon de Danemark, MG Ep. 2/2 497sq.

8

verbe s'est fait chair' et trois fois 'par ces paroles de l'Evangile que soit chassée cette tempête', sielle est causée par un maléfice, cette tempête cessera aussitôt. [...] A ce sujet, une sorcièreinterrogée par un juge lui demndant si les tempêtes provoquées par des maléfices peuvent êtreapaisées de quelques manière, répondit: 'Elles le peuvent et par ceci: Je vous adjure, grêles etvents, par les cinq plaies du Christ et par les trois clous qui ont percé ses mains et ses pieds, etpar les quatre évangélistes, Matthieu, Marc, Luc et Jean, de descendre en pluie sur la terre".

Il faut aussi évoquer d'autres rites, des messes spéciales, l'utilisation des reliques23 et

des processions qui relèvent des rites de circumambulation. En 1240 ou 1244, dans la région

de Lièges, une triple circumambulation eut lieu avec clergé et peuple pieds nus, pour

demander la pluie, sans résultat car on avait oublié d'invoquer Marie; on fit une nouvelle

procession en chantant le Salve Regina et il s'abattit une telle ondée (tanta inundatio pluviae

facta est) que tous ceux qui participaient à la procession furent trempés24. Le recours aux

saints atmosphériques est courant et ils sont régulièrement invoqués dans les bénédictions et

conjurations chrétiennes. Leur nom varie selon les époques et les lieux et leur influence sur le

temps est régulièrement lié à un événement remarquable de leur vie, la plupart du temps le

détournement d'une tempête grâce à une prière. Citons pour exemple saint Rémi, Quiriace,

Jean et Paul, Quintin, Colomba, Cyrille, Donat, sainte Barbe et Brigitte. Au XIIIe siècle,

Gervais de Tilbury raconte la rencontre d'un homme avec saint Siméon qui lui remet un cor

préservant de la foudre25.

Certains rituels nous ont été conservés, comme dans le charme suivant qui date du

XVe siècle:

"Commence par souffler trois fois vers les nuages et dis en croix26: Averse, grêle,je t'ordonne, par les 3 clous sacrés de NS +++,Je t'ordonne, par la force de Dieu, le père céleste +++,Je t'ordonne, par la sainte Trinité de Dieu +++Je t'ordonne de ne pas t'abattre sur terreAvant que tu deviennes eau fructueuse.

Dis cinq Pater, cinq Ave, un Credo, trois fois chacun, et invoque Dieu par Ses cinqblessures sacrées".

Le récitant s'adresse au grando, procella, diabolus, satanas, angeli satane, angeli

tartarei, le (la, les) conjure, lui (leur) ordonne de gagner des lieux déserts et arides (loca arida

et deserta, Franz 2,77 et 81).

23 Certaines auraient protégé Grégoire de Tours d'une tempête (In gloria martyrum 83).24 J. Grimm, Deutsche Mythologie, 3 vol., Darmstadt, , II,145.25 Otia imperialia, éd. F. Liebrecht, p. 34 sq.26 C'est-à-dire vers les quatre points cardinaux.

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On peut aussi détourner les orages en plantant des croix en même temps que l'on

prononce une conjuration. Voici ce que nous dit un manuscrit latin du IXe siècle:

"Il faut inscrire la prière suivante sur la croix que l'on plante pour détourner les orages:Je vous adjure, anges qui portent l'orage, par [?] saint, de ne pas jeter de pierres sur la terre dece serviteur appelé N, mais d'aller les porter sur la terre inculte et la montagne cachée. Commevous l'avez juré à nos pères, allez et soyez-nous propices. Souviens-toi, Seigneur! Dis à l'angefrappant Ton temple de retenir sa main. Aios Aios Aios, Chiriale Chiriale Chiriale, Allalal, dece village qui s'appelle (le nommer)".

Dans le Marteau des sorcières (1487)27, les inquisiteurs Jacques Sprenger et Henri

Institoris discutent de ces vocables, n'admettant que ceux empruntés à la liturgie car "s'il y a

quelque vertu dans certains mots, dans les sacramentaux et autres bénédictions et chants, cette

vertu est en eux non pas comme mots mais comme saisis par une institution, une ordination

divine, à partir d'un pacte divin. C'est comme si le Seigneur avait dit: toute personne qui fera

cela, je lui ferai cette grâce. C'est ainsi que les paroles dans les sacrements opèrent ce qu'elles

signifient [...]. Pour ce qui est des autres mots et chants, il est déjà clair que, comme mots

composés, prononcés ou écrits, ils ne font rien; ce qui sert, c'est l'invocation du Nom divin et

la prière qui est comme une protestation sacrée de remise de cet effet à la volonté divine"

(II,2,7).

Parmi les mesures apotropaïques à prendre, pierres et plantes occupent une place à

part. Le Lapidaire de Damigeron/Evax (VIe-VIIe siècle) évoque trois pierres qui entrent dans

le cadre de notre sujet: le corail (VII,7), l’émeraude (VI,3) 28 et la céraunie (XII,4).

Enfin, le capitulaire carolingien De villis recommande à chacun d'avoir chez soi de la

joubarbe (Barba Iovis, Donnerwurz) pour protéger la demeure de la foudre, et chacun connaît

les vertus du laurier, seul arbre à ne jamais être foudroyé29.

On retiendra que tout ce qui ressort aux conditions atmosphériques forme un ensemble

syncrétique qui témoigne avec une grande précision de la façon dont l'Eglise a assimilé,

recouvert puis éliminé des rites très anciens. Croyants et mécréants ont communié dans une

même foi, à savoir qu'il est possible de provoquer la pluie, la grêle et le vent ou de les chasser,

de faire tomber la foudre ou de l'écarter. Cela suppose une vision du monde qui place dans

27 J'utilise conjointement la traduction d'A. Danet, Paris, 1973, que je corrige à l'aide de l'édition de 1487.28 Cf. aussi Marbode de Rennes, De lapidibus VII, éd. J.M. Riddle, Wiesbaden, 1977 (Sudhoffs Archiv 20), p.45.29 Cf. par ex. Thomas de Cantimpré, De natura rerum X,23.

10

l'univers des forces incarnées par des dieux, des démons et des génies, puis des saints comme

maîtres des intempéries et de l'ensoleillement.

11

Publié dans : Claude Lecouteux, Au-delà du merveilleux. Essai sur les mentalités duMoyen Age, 2e éd., Paris, 1998 (Cultures et Civilisations médiévales, XIII), pp. 69-_(.

L'Archéologie de la Sorcière30

Les traditions orales et les contes populaires allemands recueillis au XIXe siècle

sont riches en personnages merveilleux aux noms bien mystérieux, dont plus d'un est

attesté en ancien haut-allemand: Wechselbalg31, Schrat32, Luppe33, Bilwiz34, etc.

Malheureusement les textes anciens ne nous apprennent pratiquement rien sur eux, car

le christianisme et la culture cléricale de langue latine ont occulté les croyances

locales35, et les seules informations nous sont données par la langue elle-même qui, en

dépit de la christianisation a continué à véhiculer quantité de concepts, certains bien

vivants à l'époque où ils entrent dans les gloses, d'autres dont le sens premier s'est

abâtardi et n'est sans doute plus perçu. De plus, l'unité culturelle du haut Moyen âge, où

domine la culture savante et où l'Église pourchasse toutes les traces de paganisme, fait

qu'il existe une grande confusion au niveau des informations: la littérature des décrets et

des canons ecclésiastiques, les pénitentiels circulant outre-Rhin comportent aussi bien

des décisions prises lors de conciles et de synodes s'étant tenus en Italie, en Espagne ou

30.Pour limiter le nombre des notes nous utilisons les abréviations suivantes: Gl. = E. von Steinmeyer & E.Sievers, Die althochdeutschen Glossen, 5 vol., Berlin, 1879-1922. Pour une bonne orientation cf. T. Starck &J.C. Wells, Althochdeutsches Glossenwörterbuch, Heidelberg, 1971 sqq. Graff = E. Graff, AlthochdeutscherSprachschatz oder Wörterbuch der ahd. Sprache, 6 vol., Berlin, 1834-1842. Franck = J. Franck, Geschichte desWortes Hexe, in: J. Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns und derHexenverfolgung im Mittelalter, Bonn, 1901, p. 614-670. Wesche = H. Wesche, Der althochdeutscheWortschatz im Gebiete des Zaubers und der Weissagung, Halle, 1940. Dictionnaires utilisés sans qu'il y soitrenvoyé: F. Holthausen, Altenglisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 1963. J. de Vries, Altnordisches

etymologisches Wörterbuch, Leyde, 1962. F. Kluge, Etymologisches Wörterbuch, 19e éd. revue par W. Mitzka,Berlin, 1963. J. Pokorny, Indogermanisches etymologisches Wörterbuch, Bern, 1959.31. En français "changelin". Cf. G. Piaschewsky, Der Wechselbalg, ein Beitrag zum Aberglauben dernordeuropäischen Völker, Breslau, 1935.32. Cf. Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, T. VII (1935/36), col. 1285-90.33. C'est-à-dire sorcière, de luppari, "veneficus, maleficus" (Gl. 1,263,25; 338,1-2, etc.). T. Starck/J.C. Wells p.387a (lubbari, lubbi). Wesche p. 17 sqq.

34.Cf. W. Deboy, Der Bilwiß, Diss. Marburg, 1954; C. Lecouteux, "Zwerge und Verwandte", Euphorion 75(1981), p. 366-378, et: "Der Bilziz: Überlegungen zur seiner Entstehungs- und Entwiclungsgeschichte",Euphorion 82 (1988), p. 238-250.35. Sur ce point cf. les travaux de J. Le Goff rassemblés dans Pour un autre Moyen âge, Paris, 1977, p. 223 sqq.,et J.-C. Schmitt, "Religion populaire et Culture folklorique", Annales E.S.C., 1976, p. 941-953. Du même: LeSaint Lévrier, Paris, 1979, p. 18 sq.

12

en France un ou plusieurs siècles auparavant que des données locales. Il résulte de cet

état de fait une grande difficulté à discerner les traditions indigènes des apports

étrangers36. Un second écueil se dresse sur la route du chercheur analysant les gloses:

dans quelle mesure sont-elles traductions fidèles, formations calquées sur le latin37 ou

transpositions parce que le clerc possède dans sa propre langue un concept

correspondant au lemme qu'il glose sans toutefois recouvrir exactement le même champ

sémantique? C'est à partir des écarts entre la glose et son lemme, à partir de tout ce qui

peut ressembler à une erreur, que nous pouvons approcher le véritable caractère des

actes ou des êtres concernés. Pour être sûr de ne pas trop s'éloigner du domaine

allemand, il faut aussi vérifier si les termes existent dans les autres langues germaniques

et avec quel sens.

Parmi les termes méconnus ou peu connus de l'ancien hautallemand il en est un,

hagazussa, l'ancêtre de Hexe (sorcière), qui n'a pas encore reçu d'explication

satisfaisante, et ce malgré l'étude de Johannes Franck, parue en 19018, et sur les

résultats de laquelle nous aimerions revenir, en utilisant l'important corpus de gloses

rassemblé par Elias von Steinmeyer et Eduard Sievers. Là, nous relevons hagazussa

attesté sous des formes très diverses propices à toutes sortes de confusions.

Hagazussa= Ganea

Dans le sens de "fornicatrice, prostituée", notre terme n'est attesté que trois fois

par les gloses:

- ganearum. deuoratricum hazissun, hazisso vel guldi, Xe siècle (Gl. 2,499,9).

36. A consulter: D. Harmening, Superstitio, Berlin, 1979.37. Cf. A. Rousseau, "Gloses et Traduction en vieux haut-allemand", in: La Traduction: un Art, une Technique,Nancy, 1979, p. 50-78 (avec éléments de bibliographie).

13

- ganea hazzis, Xle siècle (Gl. 4,144,37; Glossae Salomonis).

- ganearum hazeso, Xle siècle (Gl. 2,546,81).

Hazissun et hazzis glosent le passage suivant de la Psychomachia de Prudence

(v. 34355., Cf. Franck p. 617):

Et iam cuncta acies in deditionis amoremSponte sua versis transibat perfida signis

Luxuriae servire volens dominaeque fluentis Jura pati et laxa GANEARUM lege teneri.

Des témoignages cités il ressort sans aucun doute qu'un des sens de hagazussa

est meretrix, hure.

Ha(ga)zus(sa) = Histrio, palestricus

Quatre gloses des Xe, XIe et XIIe siècles offrent les leçons suivantes:

- palestrite hezosun (Gl. 2,361,3) sur Persius IV,3755. (éd. Jahn, Leipzig, 1843). Cette

glose est à rapprocher d'une autre: palestrici spilechetes (Gl. 2,492,22).

- strihia hazus (Gl. 4,209,6) sur le Codex canonum Ecclesiae Affricanae XLV où nous

lisons:

... ut scenicis. atque histrionibus caeterisque huiusmodi personis reconciliatio non negetur (cf. Franck p . 616).

- strio hazus, hazsus (Gl. 2,363,21, Xe siècle) sur Phocae ars 413,8 (éd. Keil,

Grammatici latini, T. V) où est donné une liste de substantifs (masc. & fém.) en -io: ...

stellio, unio. histrio, etc. Sur le même texte porte la glose suivante:

louffo, schermo vel strionibus hazasa (Gl. 2,119,24).

Le lemme latin est ici abrégé (histrio) mais les synonymes allemands louffo

(cursor, veredarius) et schermo, spilechetes enfin prouvent qu'un des sens de hagazussa

est "acteur, mime, histrion", les sens annexes de "courrier, messager" pouvant

s'expliquer par le rôle que joue l'individu au théâtre.

Hagazussa = Eumenides (Erynis, Furiae, Dirae)

Le sens principal semble être, au témoignage des gloses, "Furie":

- Eumenides hazasa (Gl. 2,483,64) sur Prudence, Psychomachia v. 466, hazusa (Gl.

2,547,70). Eumenidum hazzuso (Gl. 2,528,8) sur Prudence, Contra Symnachum 1,356.

14

Hevmenides hazisa (XIe siècle, Gl. 2,658,51), hazzisa (XIIe siècle, Gl. 2,679,25), sur

Virgile, Géorgiques 1,278

- Sur la Psychomachia (v. 566) de Prudence nous avons: Erynis hazus (XIe siècle, Gl.

2,411,77), hazasa (1012/14, Gl. 2,483,69), hazes (XIe siècle, Gl. 2,548,32), hazis (XIIIe

siècle, Gl. 2,534,18).

- furiis hezesusun (Gl. 2,397,69), sur Prudence, Psychomachia v. 10; furia hâzes hazis

(XIe siècle, Gl. 2,518,13), sur Prudence, Contra Symnachum 1,368; furias hazisa (XIe

siècle, Gl. 2,636,33), sur Virgile, Géorgiques 111,37; furiarum hagazvssun (XIe siècle,

Gl. 2,706,8), sur Virgile, Enéide 111,252; furia hazzis (Gl. 3,695,20).

Eumenides, furiae et Erynis sont par ailleurs rendus par helligota (Gl. 2,399,72;

XIe siècle), helliwinna (XIIIe siècle, Gl. 2,534,8), unholde (XIIIe siècle, Gl. 2,593,49) et

uunhiurlihca (XIe siècle, Gl. 2,595,35). Notons enfin la glose Dirae hazusi (XIe siècle,

Gl. 2,671,35), sur Virgile, Enéide XII,845.

Le sens du terme est clair: jamais n'est désigné un être humain. Une glose du

XIIe siècle confirme ce point: deos deasque hazessa thuresa (Gl. 2,492,15; cf. Franck p.

621), sur Prudence, Pass. Rom. 178:

Jubes relictis Patris et Christis sacris,Ut tecum adorem feminas mille ac mares.

DEOS DEASQUE deque sexu dupliciNatos, nepotes, abnepotes editos,

Ut tot stuprorum sordidam prosapiam.

Hagazussa = Striga

Ce n'est qu'au XIIIe/XIVe siècle que notre terme est donné comme traduction de

strix qui a pris le sens de "sorcière" et ne recouvre plus exactement le concept romain. Il

a la forme hegetisse, hagetisse. Si nous nous reportons aux autres langues germaniques,

à l'ancien anglais notamment, nous voyons que dès le VIIIe siècle existe le terme qui a la

forme haegtis (hegtis, hegitis, haehtes, haegtes, haegtesse); il ne désigne pas une

mortelle mais recouvre les lemmes latins strigia/striga, erynis, eumenis, furia, parca,

filia noctis, pythonissa (cf. Franck p. 632). Lorsque Notker l'Allemand, mort en 1022,

traduit Martianus Capella, il se permet la remarque suivante à propos des Ambrones

anthropophages:

15

sie ezent nahtes. tes sie sih tages scamen mugen. also man chit. taz ouh HAZESSA hier in landetuen38,

témoignage intéressant puisqu'il se fait l'écho d'une croyance transmise oralement. Rien

ne permet cependant de savoir ce que sont les êtres dont parle Notker, seules les gloses

permettent d'affirmer qu'il doit s'agir d'esprits, de personnages merveilleux. Remarquons

que c'est aussi chez Notker que nous trouvons la trace d'une croyance au Wechselbalg

(wihselinc ; changelin)39.

Nous allons voir maintenant comment s'expliquent les sens très variés de

hagazussa.

Explication

Les premières mentions de femmes spécialisées dans des pratiques magiques -

maléfices et sortilèges - apparaissent essentiellement dans les textes juridiques et dans la

littérature canonique. L'assimilation de la sorcière à la prostituée est attestée par la Loi

salique (vers 500) qui tient strygae et fornicariae pour la même chose (§ 64,5 sq.),

information que véhicule aussi l'Edictum Rothari (vers 643):

si quis puellam aut mulierem liberam. qui in alterius mundium est, fornecarium aut strigamclamaverit (chap. 198)40...

Ainsi s'explique la glose ganea hazessa.

Plus étonnantes sont les gloses donnant hagazussa pour histrio, palestricus. Les

lois disent fréquemment que masca est le nom vulgaire des stryges, et Gervais de

Tilbury, qui fut au service de l'empereur Otton IV de Brunswick, écrit entre 1209 et

1214:

lamias, quas vulgos mascas aut in gallica lingua strias vocant (Otia imperialia III,88).

Nous croyons que ces gloses s'expliquent par les actes et les vêtements de la

sorcière. J. Franck parvient au même résultat en étudiant le terme thalamasca, "le

masque sous lequel on murmure des choses incompréhensibles, [...] la femme masquée

qui exprime des choses incompéhensibles (inarticulées ?)" (p. 664). H. Wesche a montré

38. Notker der Deutsche. Werke IV: Martianus Capella: De nuptiis Philologiae et Mercurii , éd. J.C. King,Tübingen, 1979 (ATB 87), p. 105.39. Première occurrence du terme chez Notker, Werke, éd . E.H. Sehrt/T. Starck, T. III.1, Halle, 1952 (ATB 40),p. 88.40. Tous les textes importants ont été rassemblés par J. Franck (op. cit. supra). Pour les anciennes lois, nousutilisons les Monumenta Cermaniae Historica, Leges, cités MGH Leg.

16

que la sorcellerie s'accompagnait de mimiques et conclut: "Lais, charmes sont donc

exposés [...] in corpore "41. Si nous nous reportons à la littérature norroise où les traces

de paganisme sont bien mieux conservées qu'en terre allemande, nous trouvons dans la

Saga d'Eric le Rouge un intéressant passage (chap. IV): Þorbjörg, surnommée "la petite

prophétesse" (litil-völva), est décrite ainsi que ses vêtements, et nous relevons au détour

d'une phrase ceci: "Et le lendemain, au déclin du jour, elle fut équipée de tout ce dont

elle avait besoin pour ses pratiques magiques"42. Le développement du sémantisme de

gouklaere (prestigiator, incantator) parle en faveur de cette hypothèse43.

Hagazussa Eumenides: si l'on ignore pas que les sorcières représentent l'aspect

négatif des fées, ce type de glose est bien compréhensible. Depuis la thèse, récemment

soutenue de Laurence Harf-Lancner, on sait que les fées sont nées, vers l'an mille, du

croisement des Parques (fatae), autre nom des Euménides, et des sylvaticae. La

traduction d'Eumenides et de ses synonymes (Furiae, Dirae) s'explique par le fait que

ces réminiscences - savantes dans le cas des Furies, populaires dans celui des dames des

bois - relèvent, pour les clercs, du paganisme. Les autres traductions que nous possédons

du terme latin, à savoir helligota, helliwinna unholde et uunhiurlihca, mettent l'accent

sur le diabolisme des Furies en utilisant des composés offrant le déterminant hell-

(enfer) ou le préfixe privatif un- . Il y a eu diabolisation et elle s'exprime, en allemand,

par le recours au terme hagazussa.

Hagazussa deuoratrix: selon un ajout (vers 800) à la Loi salique, les stryges sont

réputées dévoreuses d'hommes, et la loi fixe le montant de la compensation que doit

verser à la famille du défunt la coupable d'un tel acte:

si stria hominem comederit et ei fuerit adprobatum, denarios VIII M qui faciunt solidos CCculpabilis iudicetur44.

41. Op. cit. supra, p. 41.42. Ed. et trad. par M. Gravier, Paris, 1955 (BPhG 17), chap. IV, p. 57 sqq.43. Cf. Wesche, op. cit. supra, p. 28-33. Goukelaere est la forme allemande du latin joculator; les gloses donnentgoukalari, gouchelere pour maleficus, magus et prestigiator.44. Franck, p. 627; MGH Leg I IV 231.

17

Le Pactus Alamannorum, rédigé vers 600, atteste l'existence de femmes appelées

« sorcières » (striae : strigae, lamiae, vulgo mascae) et dévorant les hommes de

l'intérieur, mais l'Edictum Rothari (en 643) nie la possibilité d'un tel acte:

... quod christianis mentibus nullatenus credendum est nec possibile, ut mulier hominem vivumintrinsecus possit comedere45,

et interdit de tuer les personnes censées d'être des stryges. Le Pactus Alamannorum

indique pour sa part que le peuple a pris et torturé des femmes suspectées d'être des

sorcières, ce qui ressort du texte suivant :

Si quis alterius ingenuam de crimina seu stria aut herbaria sisit et eam priserit et ipsam inclinata miserit, et ipsam cum XII medicus electus aut cum spata tracta quilibet de parentesadunaverit, DCCC solidos componat46.

La Loi salique parle aussi, certes indirectement, du festin des sorcières - relevons

le pluriel - qui a lieu autour d'un chaudron :

Si quis alterum herburgium clamaverit. hoc est strioporcium47 aut illum, qui hineo portaredicitur, ubi strias coccinant, MMD dinarios qui faciunt solidos LXII cum dimidio culpabilisiudicetur48.

Tous ces textes rejoignent la remarque de Notker. Il faut aussi noter deux

témoignages prouvant que les sorcières sont bien connues outre-Rhin, même si les

témoignages en langue vulgaire ne sont pas antérieurs au XIe siècle. Le pseudo-saint

Boniface (673-754) déclare, dans une homélie, que les Saxons croient aux loups-garous

et aux stryges49, et la Capitulatio de partibus Saxoniae (vers 775-790) nous dit:

Si quis a diabolo deceptus crediderit secundum morem paganorum, virum aliquem aut feminamstrigam esse et homines comedere50...

La stryge est donc revêtue d'un caractère maléfique, c'est une fornicatrice et une

espèce d'anthropophage, se livrant la nuit (cf. Notker) à d'abominables festins avec ses

semblables. On ne peut s'empêcher de songer à Macbeth (IV,I): A dark cave; in the

middle, a caldron boiling; thunder. Enter the three witches (puis Hécate).

45. MGH Leg I IV 48.46. MGH Leg I V 23.47. Sur ce terme cf. Franck, p. 627 et 629; Kauffmann, ZfdPh 31, 497 sq.48. Franck, p. 628.49. Sermo XV, Migne, Pat. lat. 89, col. 870 (strigas et fictos lupos sont des oeuvres du démon). .50. MGH Leg 2 1 68.

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Deos deasque hazessa, thuresa: "Dieux" et "déesses" ne peuvent être négatifs

que pour un clerc, donc vraisemblablement positifs dans les croyances populaires51 où

continuent à vivre les êtres de la basse mythologie. Thuresa (plur. de turis, cf. ags.

thurs, nor. þurs, "géant") est synonyme de "démon"; Notker l'Allemand écrit: kota dero

heidenon sint tursa, « Les dieux des gentils sont des Thurses » (Ps. 17,32). La double

glose indique qu'il n'y a pas traduction littérale mais transposition et même contresens

volontaire, hazessa et thuresa se traduisant ici par "démones" et "démons", ce qui ne

peut être fortuit. Reprenant les conclusions de Kauffmann, J. Franck montre (p.

626-629) à l'aide d'un texte de Burchard de Worms et d'un de son réviseur, désigné par

le nom de Corrector ou de Medicus, que la stryge a un caractère ambigu: c'est un démon

pour les chrétiens, une fée pour les rustici, les paysans. Voici les deux textes:

Burchard: Perquirendum si aliqua femina sit que per quedam maleficia et incantationes menteshominum se immutare posse dicat, id est ut de odio in amorem aut de amorem in odio convertataut bona hominum aut damnet aut subripiat. Et si aliqua est que se dicat cum demonum turba insimilitudinem mulierum transformata certis noctibus equitare super guasdam bestias et in eorumconsortio adnumeratum esse: hec talis omnimodis scopis correpta ex parrochia eiciatur.Corrector: Credidisti ut aliqua femina sit, quae hoc facere possit, quos quaedam, a diabolodecepta, se affirmant necessario et ex praecepto facere debere, id est cum daemonum turba insimilitudinem mulierum transformatis, quam vulgaris stultitia hic STRIGAM HOLDAM vocat,ceteris noctibus equitare debere super quasdam bestias, et in eorum se consortio annumeratamesse?52

Nous avons souligné la remarquable glose du Corrector. Pour Kauffmann et

Franck elle est la preuve qu'il s'agit d'une superstition romane reprise par Burchard et

appliquée aux pays de langue allemande53. On reviendra plus loin sur ce point.

Les textes et les gloses nous indiquent clairement que les stryges du haut Moyen

Age se répartissent en deux grandes familles, celle des sorcières - le terme étant

appliqué par les clercs à toute personne se livrant à la divination, donc au paganisme -,

et celle des bonnes dames qui vont de nuit. Une glose d'un codex madrilène donne

51. Cf. L. Desaivre, Le Mythe de la Mère Lusine, Saint-Maixent, 1883, p. 90: "Si les prêtres chrétiens leurattribuaient une origine diabolique, les paysans convertis se refusaient à croire à la damnation éternelle des êtresbienfaisants dont ils avaient si longtemps imploré le secours. On les appelle encore les bonnes dames [...] et celan'était pas dû à un sentiment de crainte comme il en arriva pour les Euménides chez les Grecs". Cf. aussi, C.Lecouteux, "Zur Entstehung der Melusinensage",ZfdPh 98 (1979), p. 73-84.52. Texte chez J. Hansen, Quellen..., op. cit. supra, p. 40, et chez J. Grimm, Deutsche Mythologie, 3 vol.Darmstadt, 1965, T. III, p. 407. Le Decretum a été édité par Migne, Pat. lat. 140.53. Franck, op. cit., p. 629.

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également holda pour striga54. Walafrid Strabo (808/9-849) écrit à propos de Judith,

I'épouse de Louis le Pieux:

organa dulcisono percussit pectine Judith,o si Sappho loquax vel nos inviseret Holda55

Le contexte montre que Holda (Frau Holle) ne peut être une sorcière (striga), un

être nuisible. L'étymologie le confirme: le gotique hulþs (ags. hold, nor. hollr) renvoit à

la racine i.-e. *kel. "se pencher", et signifie "propice"; les gloses en ancien

haut-allemand confirment ce point:

54. J. Grimm (Kleine Schriften V, p. 416 sq.) a lu Friga holda, J. Hansen a rectifié cette erreur dansZauberwahn, Inquisition und Hexenprozeß im Mittelalter, Leipzig, 1900, p. 81, note 3.55. Cité par J. Grimm, op. cit. supra, T. III, p. 87.

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huldi gratia, placor, veniahuldigaro placabilis56

Avant d'être démonisée et identifiée à la stryge antique, donc rangée au nombre

des sorcières, la stryge d'outre-Rhin fut vraisemblablement tenue pour un esprit nocturne

(cf. strix = Nachteule) et bienveillant (hold), ce qui peut expliquer que la Loi salique ne

l'assimile pas aux préparatrices de philtres (herbariae) et qu'Étienne de Hongrie

(997-1038) la distingue des femmes maléfiques (maleficae = sorcières)57. Ce trait de

caractère qui survit dans le nom Holda a été effacé sous l'influence des textes latins58 et

par le christianisme qui a confondu des individus, distincts dans les croyances

populaires, les frappant du même anathème, mais sans réussir à les tuer tout à fait. C'est

ainsi qu'Etienne de Bourbon (vers 1180-1261) écrit:

Per hunc etiam modum dyabolus ludificat per striges, quando se transfigurat in similitudinemalicuius mulieris lupum equitantis et dei permissione et exigencia infdelitatis parentum puerosparvulos occidit in corpore59.

Dans la Légende dorée (av. 1264) de Jacques de Voragine, la conception

populaire se heurte clairement à l'interprétation chrétienne: un jour que saint Germain

d'Auxerre est hébergé à la campagne, il est étonné de voir, après le souper, apprêter la

table; à ses questions ses hôtes répondent que c'est pour les bonnes dames qui vont de

nuit. Germain veille et aperçoit bientôt une foule de démons qui viennent manger sous

forme d'hommes et de femmes:

hospitatus in quodam loco, cum post coenam iterum mensa pararetur, admiratus interrogat cuidenuo praepararent. Cui cum dicerent, quod bonis illis mulieribus, quae de nocte incedunt,praepararetur, illa nocte statuit s.Cermanus vigilare. Et ecce, videt multitudinem daemonum inmensa, in forma hominum et mulierum venientem60...

Sant Germanus wart eines nahtes geherberget in eines erberen mannes hus. Der hies desobendes einen disch bereiten, do su woltent schloffen gon. Dis furwunderte sant Germanum. Do

56. Références chez Starck/Wells, op. cit. supra, p. 290a.57. Cf. J. Hansen, Zauberwahn..., op. cit. supra, p. 76 sq.58. Mais la présence de -hold dans les noms de personnes indique bien que le personnage n'était pas négatif.59. Cf. A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, Légendes et Apologues tirés du Recueil inédit d'Étienne

de Bourbon, Dominicain du xe Siècle, Paris, 1877, p. 319 sq. Cette conception qui assimile les stryges auxvampires et aux anthropophages est celle de l'Antiquité classique, cf. les textes rassemblés par Soldan,Geschichte der Hexenprozesse, revu par H. Heppe, Stuttgart, 1890, T. I, p. 60 sqq. Il est frappant de voir que leSatyricon de Pétrone (63 sq.) décrit des stryges volant un enfant mort et mettant à sa place une poupée de paille;cf. aussi 34 (quae striges comederunt nervos tuos...). J. Grimm, qui cite la Loi salique (si striga hominemcomederit), semble penser que la croyance est allemande, ce qui est faux. Les textes auxquels il se réfère sonttardifs et assimilent les stryges aux goules, par exemple T. II, p. 905: Pfei! gelawbestu, das du ainem man seinherz auss seinem leib nemest und im ain stro hin wider stossest...60. Legenda aurea, éd. Th. Graesse, Dresde/Leipzig, 1846, chap. 106.

21

seitent su, es were eine gewonheit daz die frowen die des nahtes farent gewonlich in daz huskoment; den were der tisch bereit. Hie von wachet sant Germanus. Do sach er daz uil tufel inmenschen personen koment und sattent an den tisch...61

La démonisation est évidente; en fait il doit s'agir de personnes correspondant à

dame Abonde62.

Hagazussa

J. Franck a exposé les diverses explications philologiques du terme et les a

discutées (p. 645 sqq. et 656 sqq.). Il cherche à montrer que hagazussa n'est pas un mot

composé mais le derivé d'un *hagat doté d'un suffixe -us, - is ou -as (p. 659 sqq.); il

rapproche cet *hagatus du sanskrit kakkati, "rit", germ. hagat, "spottend, höhnend" et

arrive à la conclusion que le terme signifie "Lustigmacher, Komödiant", et par extension

"höhnendes Gespenst". Si, philologiquement, sa théorie est recevable, elle suppose

cependant trop d'étapes intermédiaires non attestées et ne tient pas compte d'une réalité:

le moqueur est une figure celtique, non germanique63. De plus, aucun texte ne peut être

cité qui présenterait un tel personnage en tant que sorcier. Son hypothèse ne résout pas

le problème, pas plus que celles de ses prédécesseurs (cf. p. 645 sqq.): Noreen sépare

hagazussa de hazussa, pour lui dérivé participial de hatan, "poursuivre"; Kauffmann

interprète le terme come "böser Walddämon", mais hag- n'a jamais signifié "Wald" en

ancien haut-allemand64; Weigand croit qu'il a pour sens "Waldweib"; Laistner pense

qu'il désigne "eine, die einen hag, eine Mummerei veranstaltet" (cf. p. 656). J. Franck

est, à notre connaissance, le seul a avoir vu dans hagazussa un simplex65.

Aujourd'hui prédomine l'opinion selon laquelle le terme est un mot composé.

Nous avons d'une part hag (gaulois caium, kymrique cae, cornique kê, ags. haga, nor.

61. Die elsässische Legenda aurea, éd. U. Williams &. W. WilliamsKrapp, Tübingen, 1980 (TTG 1), p. 480.62. Sur ce point cf. J. Hansen, Zauberwahn..., op. cit. supra, p. 135, et J. Grimm, op. cit. supra, T. II, p. 885.Guillaume d'Auvergne (vers 1180-1249) écrit dans son Magisterium divinale (éd. Paris/Orléans, 1674-75) queles dominae nocturnae (quod bonae dominae sint et magna bona domibus. quas frequentant. per easpraestantur) sont les compagnes de Domina Abundia, et les rapproche des autres esprits malins: idem et eodemmodo sentiendum est de aliis malignis spiritibus, quas vulgus striges et lamias vocant (p. 1005).63. Chez les Celtes se rencontre le moqueur professionnel, vieil-irlandais cainte. Dans les romans bretons ilsurvit sous les traits du sénéchal Keu.64. Le Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, op. cit. supra, T. III, col. 1838 dit: " Die Grundbedeutungvon zussa ist Weib... Außerdem ist hagazussa wohl ein Tabuwort, das nicht zu deutlich und durchsichtig seindarf". Une telle assertion n'a aucun caractère scientifique!65. Cf. p. 659 sqq.

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hagi), que les gloses donnent pour rendre les lexèmes indago, agger, valum, caulae66.

Le sens du terme est "enclos, Einfriedigung". Nous avons d'autre part -zussa qui est

beaucoup plus problématique. En s'appuyant sur le dictionnaire de Graff (V,711), J.

Grimm le rapproche de lodix (couverture), cingulum (ceinture), strophium (bande)67.

Holthausen et Kluge ramènent -zussa à la racine i.-e. *dheuos/dhus, "démon" (cf. sk.

dasyu et wesph. dus qui ont le même sens), racine qui est aussi celle du gaulois dusius.

Examinons nos témoins.

C'est outre-Manche que le terme est le plus tôt attesté: dès le VIIIe siècle il a déjà

les mêmes sens que ceux déjà cités (strig(i)a, erynis, eumenis, furia, pythonissa, parca,

filia noctis [Franck p. 632]), et se présente sous les formes haegtis, hegtis, hegitis,

haehtis, haegtes, haegtesse. Une glose du Xe siècle en fait le synonyme de hellerune:

pythonissa hellerune vel haegtesse (Franck p. 630)

Nous le retrouvons dans un charme des Lacnunga intitulé Contre une piqûre

soudaine (Wið faertice). L'incantation dit ceci:

ut spere naes in spere gif her inne sy isenes dael

haegtessan geweorchit sceall gemyltan

gif on vaere on fell scotenoððe vaere on flaesc scotenoððe vaere on blod scotenoððe vaere on lið scoten

naefre ne sy ðin lif ataesedgif hit vaere esa gescot

oððe hit vaere ylfa gescotoððe hit vaere haegtessan gescot

nu ic ville ðin helpan:þis ðe to bote esa gescotesþis ðe to bote ylfa gescotes

þis ðe to bote haegtessan gescotes68

(Sorts, petite lance, nentre pas ! / S’il y a ici dedans un morceau de fer, / œuvre de sorcière, / qu’ilfonde ! / Si tu as été touché dans ta peau, / si tu as été touché dans ta chair, / si tu as été touché danston sang, / si tu as été touché dans ton bras, / que jamais plus ta vie ne soit meurtrie ! / Si ce fut letrait d’Un Ase, / si ce fut le trait d’un elfe, / si ce fut le trait d’une sorcière, / je vais t’aider

66. Cf. Franck, p. 657. A notre connaissance une seule glose donne un sens différent: hac urbs (Gl. I,268,26).Une autre précise: hac circuito regia in silva (Gl. IV,194,23).67. Deutsche Mythologie, op. cit. supra, T. II, p. 873, note 2. On a aussi rapproché -zessa de vha. zessa, mha.zesse, "Unwetter", et de Zessenmacherin, "tempestaria", cf. J. Hansen, Zauberwahn..., op. cit. supra, p. 9. Aucuntexte, aucune glose ne soutient cette affirmation et il est jusqu'à nouvel ordre faux de parler ici de magiemétéorologique.68. Ed. T.O. Cockayne, in: Leechdoms, Wordcuning and Starcraft in Early England, Londres, 1864 T. II, p. 52sqq. Sur le sujet, cf. Anne Berthouin-Mathieu, Prescriptions magiques anglaises du Xe au XIIe siècle, étudestructurale, 2 vol ., Paris, 1996.

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maintenant ! / Preends ceci pour expulser le trait de l’Ase ! / Prends ceci pour expulser le trait del’elfe ! / Prends ceci pour expulser le trait de la sorcière !)

Ici les êtres appelés haegtesse sont mis sur le même plan que les Ases et les

Elfes; de plus, l'auteur anonyme utilise la périphrase "femmes puissantes" (mihtigan vif).

Cela ajouté au fait que ces femmes décochent des traits aux humains, comme les Elfes

et les Ases, incite à penser que les personnes ici évoquées sont en rapport immédiat avec

la basse mythologie: ce ne sont pas encore, on peut le supposer, des mortelles.

Tesse/tessa appartient à la famille de te(o)su, "damnum, interitus, contentio,

prejudicium" et de tesvian/teoswian, "torturer, nuire, outrager". Tout semble indiquer

que nous avons ici un esprit du type mar peu à peu assimilé aux prophétesses

(hellerune), ce qui rejoint l'évolution des strigae et des lamiae: pour l'Antiquité ce sont

des démons prenant forme humaine, pour le Moyen âge ce sont des êtres humains.

Hagazussa est attesté en moyen-néerlandais sous la forme haghetisse; un texte

du XIVe siècle nous permet de voir qu'il s'agit d'un démon nocturne ou d'une personne

assimilée à un démon:

Nachtridders heten si (= duvele),ende syn duvele - ic segdi -

haghedissen ende varende vrouwen69...

Nous ne nous éloignons pas des sens donnés par les gloses allemandes.

En norvégien on rencontre hagatysja, mais la forme n'est pratiquement pas

attestée. Il n'est pas sûr qu'il faille rapprocher le terme de hagazussa car haga peut être

une tournure dialectale, peut être haugr, "tertre funéraire", comme dans haugþurs qui

semble être un hapax70.

Le véritable sens du composé reste dans l'ombre, ce qui est étonnant car tous les

termes désignant des individus pratiquant magie, sorcellerie ou divination portent, chez

les peuples germaniques, des noms rappelant leur activité et formés ainsi:

1. à partir du mode de présentation de leur charme: kalstrari/ galstrari, plur.

calara, kalstrara, incantator, formé sur galster (cf.nor. galdar). Hliodarsazzo, magus,

69. Cité par Franck, p. 637. Ces vers sont tirés de la Natuurkunde van het GeheelAl', traité encyclopédique du

XIIIe siècle; cf. l'article de Ria Jansen-Sieben, in: K. Ruh et alii, Die deutsche Literatur des Mittelalters,Verfasserlexikon, Berlin/New York, 1987, T. VI, col. 866-868.70. Nous remercions R. Boyer qui nous a communiqué de précieux renseignements sur le Nord scandinave pourcette étude.

24

necromanticus, formé sur hliod. Garminari, incantator, sur le latin carmen. Spelsekko,

formé sur spell (cf. Wesche p. 35). Leodrune, formé sur leod et rune (raunen).

Goukalari, gouchelere: (maledicus, magus, mais aussi praestigiator); formés sur

joculator.

2. à partir de l'objet de l'action: traumrechare, trôrater, radissaeri, coniector,

formé sur troum et le verbe ratan. Traumsceidari, somniator. Liozari, liezzo, sortilegus,

formé sur hluz (Los: sors-/tis).

3. Traductions ou emprunts: uurzari (herbarius), warsago/warsecco (veridicus,

fatidicus), forasago (cf. prae-dicere), eitargerio (veneficus).

4. Formé sur "savoir": wizzago.

Si nous prenons le norrois, nous constatons un phénomène semblable: la sorcière

est "celle qui sait beaucoup de choses (fjölkunnigr), celle qui est intelligente, sage,

avisée (spákona [masc. spámaðr, cf. vha. spahi])". Son nom est aussi en rapport avec

les trollar et Eyrbyggja Saga (chap. 20) présente la sorcière Geirrid trollit71. Un autre

nom est gýgr72, "géante". Notons enfin le norrois vitka (ags. witgian), "zaubern", où

nous retrouvons la racine "savoir", d'où sagesse (cf. sk. véda).

Hagazussa n'offre pas une telle clarté! ce qui incite à poursuivre les recherches.

Que constatons-nous alors? Tout d'abord que -zussa n'entre pas dans d'autres composés,

ce qui implique la spécificité du terme, ensuite que hag- sert de déterminant à de

nombreux termes relevant du domaine de la magie et de la sorcellerie. L'ancien anglais

donne hagurun pour "sorcière" et "charme", heagurun uniquement pour "charme". Ces

composés, sans emprunt au latin, montrent à l'évidence que c'est hag- qui confère aux

mots leur signification, rûn signifiant essentiellement mystère73. L'ancien haut-allemand

hagu-, hagabart est la glose de larva (Gl. 2,362,28; 3,412,36), un des noms latins de la

sorcière. Le vieil anglais donne hagrod/hagridden (hag + to ride) pour rendre l'idée d'un

esprit, Mahr ou Alp, chevauchant l'homme. Nous pouvons, sans grand risque d'erreur,

71. Eyrbyggja Saga a été traduite par R. Boyer sous le titre: La Saga de Snorri le Godi, Paris, 1973 (BPhG 24),cf. p. 82 et 203.72. L'emploi de ce terme se comprend aisément si l'on se souvient que les géants scandinaves sont, d'après lesEddas, les dépositaires de la science, du savoir, et que plus d'un dispose de pouvoirs merveilleux étendus.73. Cf. H. Wesche, op. cit. supra, p. 45-51.

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déduire de ce faisceau d'informations que le clos, l'enclos (hag-) a revêtu une

importance particulière dans les croyances germaniques. Une chronique anglo-saxonne

dit que la fondation de la ville de Bobbanburg (Bamborough), en 547, se déroula de la

façon suivante :

seo waes aerost mid Hecge betyned and þaer aefter mid wealle74.

(elle fut d’abord entourée d’une haie puis d’un rempart)

Or nous savons que la fondation d'une ville est, de haute antiquité, un acte

religieux: il y a consultation d'augures, etc. Notons que ags. hecge, vha hegga, vient de

la racine *kagh- ou *kagio qui donne aussi Hain, le bosquet sacré75.

Si hag- se confond peu à peu avec zun (Zaun)76, la notion fondamentale de clos,

d'enclos, subsiste dans les deux termes. Le norrois tún la conserve bien et, grâce à lui,

nous voyons que cet espace délimité et protégé joue un rôle important que R. Boyer

résume ainsi:

"C'est le petit pré enclos, objet de tous les soins de la maisonnée, qui se trouve, aujourd'huicomme autrefois, devant la ferme ou la maison dans tous les pays germaniques. Autrefois unevaleur sacrée s'attachait à ce tún. On y élevait en outre un ou deux animaux préférés, eux aussibénéficiant d'un caractère plus ou moins sacré"77.

Le clos et sa limite (hag-) sont l'objet de curieux événements. Dans le

Landnámabók (Sturlubók 323), Hildir, le sacrilège, meurt en arrivant à la barrière du

clos; dans ce même livre (Sturlubók 68), une brèche faite dans un enclos précède de peu

une éruption volcanique nocturne; détail remarquable: la brèche est faite par un géant78.

Toutes les croyances et superstitions se rattachant à l'enclos (hag, zun) prouvent

que ce lieu, sacré pour les anciens Germains, est la demeure d'un genius loci (norrois

landvaettr); ce qui l'entoure, haie ou palissade, est une frontière, une défense contre les

esprits malins qui ne peuvent alors pénétrer dans le clos et s'installent

74. Cité par F. Kluge. Trad. angl. de G.N. Garmonsway, The Anglo-Saxon Chronicle, Londres/New York, 1967,p. 16 (Parker Chronicle) et 17 (Laud Chronicle).75. Qui joue un rôle important dans le culte de Nerthus, cf. Tacite, Germania 40,2-5.76. Ce que confirme l'examen du Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens qui n'a retenu que Hecke (T. III,col. 1613 sqq.) et Zaun (T. IX, col. 991 sqq.). Les exemples que donne Grimm dans son dictionnaire (T. IV.2,Leipzig, 1877) parlent en faveur de la spécificité de hag dans le sens de "lieu sacré".77. Op. cit. supra, p. 203.78. Nous avons utilisé la trad. de R. Boyer, Le Livre de la Colonisation de l'lslande, Paris, 1973, ici p. 82 sq. et19, et R. Boyer a bien voulu nous communiquer les leçons du texte original et les commenter.

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vraisemblablement dans la clôture. Le Dictionnaire des Superstitions allemandes nous

dit que l'on sème dans les haies des plantes dont l'odeur met en fuite les esprits79. Le

rapport entre haie et démonie s'exprime en norrois par túnriða, "chevaucher la haie" (cf.

túnriður: "sorcières"), qui rend l'acte principal des sorcières80. Notons aussi qu'au XVe

siècle, l'allemand atteste le substantif zûnrîte, dont la parenté avec túnriða indique

l'ancienneté de la croyance81.

Le génie de la haie

Quel genius loci se dissimule dans la haie? Il ne peut s'agir que de l'individu

appelé dus en Westphalie et Dusius par les Gaulois. L'analyse étymologique de -zussa le

révèle, mais à elle seule elle ne saurait emporter notre adhésion car elle pourrait s'avérer

n'être que savante reconstruction ou déduction philologique: l'analyse de J. Franck

montre de façon exemplaire où mènent les études étymologiques ne s'appuyant pas sur

une étude des mentalités.

Par bonheur, le Dusius n'est pas un inconnu pour nous. Saint Augustin est le

premier à en parler dans La Cité de Dieu (XV,23: pour lui, c'est un démon gaulois (!)

qu'il assimile aux faunes et aux incubes. Cette information est reprise par Isidore de

Séville dans ses Etymologies: après avoir traité des Mânes (VIII,11,100), des Larves

(101) et des Lamies (102), Isidore écrit:

Pilosi qui graece panitae, latine incubi appellantur, sive inivi ab ineundo passim cumanimalibus. Unde et incubi dicuntur, ab incumbendo, hoc est stuprando. Saepe enim improbiexistunt et mulieribus et earum peragunt concubitum: quos daemones Galli Dusios nuncupant,quia assidue immunditiam peragunt (Vlll, Il, 103).

79. Op. cit. supra, T. IX, col. 996.80. Les mots composés où apparaît le déterminé riða (reiten) - norrois kveldriða, myrkviða, trollriða; ags.hagrod; mha nachrîte - mériteraient une étude circonstanciée car il semble que le cheval a occupé une place trèsimportante dans les croyances primitives aussi bien scandinaves (cf. R. Boyer, La Religion des anciensScandinaves, Paris, 1981, p. 241) que celtiques (cf. C. Lecouteux, Mélusine et le Chevalier au Cygne, Paris,1982, p. 164-167).81. En bas-allemand, la sorcière est appelée walriderske (cf. frison woelrider), ce qui est peu clair. Franckdécompose le mot en Wall, "mur", et Reiterin, "chevaucheuse, cavalière". Nous ne pensons pas que ce soit exact.Wal-/woel- signifie "bâton, perche, verge, pieu" (cf. got. walus, ags. wala/walu, nor. völr); une sorcière est doncune personne qui chevauche un bâton, prenons ce terme pour plus de commodité. Or le bâton, ancêtre de labaguette magique, est le principal attribut des devins et des devineresses germaniques. Chez les peuplesscandinaves, völr a donné völva, "prophétesse, voyante"; le sortilège se dit meingandr, de gandr qui a le mêmesens que völr, et de mein, "dommage, malheur"; la chevauchée magique est désignée par gandreið, "lachevauchée sur le bâton". Si nous admettons que le bâton est peut-être tiré de la haie entourant l'enclos, nouscomprenons le passage de hagazussa à walriderske. En faveur de cette hypothèse parlent les croyancesrecueillies en Suède: dans le Västgötalag, la sorcière chevauche un pieu de la haie (a qiggrindu, cf.Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, T. III, col. 1613 sq.).

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Papias, auteur du Liber glossarum, écrit dans la seconde moitié du VIIIe siècle,

assimile le Dusius au faunus ficarius82; pour Hincmar de Reims (vers 806-882) c'est un

démon incube:

quaedam etiam femine a Dusii in specie virorum, quorum amore ardebant, concubitumpertulisse, inventae sunt83

Ces informations sont trop marquées par l'interprétation chrétienne des auteurs

pour être révélatrices. Néanmoins l'assimilation du Dusius au faune montre que nous

sommes en face d'un personnage agreste.

Une note du Dictionnaire de Du Cange parle d'un démon armoricain appelé teus

(tuz, duz) et assimilé aux lémures:

lemures vel quodcumque spectrum seu phantasma subito apparens et evanescens84.

Le tuz survit encore en Bretagne armoricaine: là, il est tenu pour une espèce de

lutin, de farfadet, jouant toutes sortes de tours, emmêlant la crinière des chevaux par

exemple.

Indépendamment de la tradition augustinienne et de la croyance que cite Du

Cange, Thomas de Cantimpré († 1273) a recueilli des informations étonnantes parmi

lesquelles nous trouvons la pierre qui manquait à notre édifice. Dans son traité Bonum

universale de apibus il consacre tout un chapitre au Dusius et dit ceci:

Hinc de Dusijs, vel Dusionibus, quae est tertia species daemonum, soquitur. Dusiorumdaemonum opera multa percepimus: & hi sunt, quibus gentiles lucos plantatos antiquitusconsecrabant.His adhuc Prussiae gentiles silvas aestimant consecratas, & eas incidere non audentes, numquamingrediuntur easdem, nisi cum in eis dijs suis voluerint immolare85.

82. Cité par Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis. 2e éd., Graz, 1954, T. II/III, col. 219c-220a.83. Cf. De divortio Lotharii regis et Tetbergae reginae. Migne, Pat. lat., 125, col. 619-772, ici col. 654. Pourêtre aussi complet que possible, il faut citer Gervais de Tilbury, Otia imperialia III,85 sq. (De lamiis et nocturnislarvis; De lamiis et dracis et phantasiis). cf. les extraits publiés par F. Liebrecht, Hanovre, 1856, p. 145 (notes).Vincent de Beauvais, Spec. nat. Il,127, et Barthélemy l'Anglais, De propr. rerum XVIII,82 assimilent le Dusiusau faunus ficarius, au pilosus et à l'incubus.84. Du Cange, op. cit. supra, col. 219c-220a.85. Ed. De Douai, 1627, p. 548 sq.; cf. aussi p. 553 sqq. Dans la traduction du R.P. V. Willart O.P., parue àBruxelles en 1650, le terme Dusius a disparu (cf. p. 417 sq.) et le texte est dénaturé. Willart écrit: L'Antiquitéadoroit les diables. habitans des forests: nous sçavons leurs oeuvres. Les anciens payens leur consacroient deslieux & places plantées d'arbres: & les peuples gentils en Prussie, en la croyance que tous les bois & forestssont consacrez à ces divinitez infernales, n'ont l'asseurance d'en coupper les bois, ny d'y entrer, sinon pour yfaire leurs sacrifices.

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Le Dusius est bien un genus loci, connu des Allemands, en liaison avec des

bosquets (Haine, même racine que hag-); ce n'est pas un être humain, ce qui explique sa

présence aux côtés des Ases et des Elfes dans le charme des Lacnunga (cf. supra). Mais,

dira-t-on, c'est un personnage de sexe masculin. Ce détail n'a aucune importance car ce

type de divinité de la basse mythologie est tantôt masculin, tantôt féminin86. De plus, les

écrivains du Moyen Age donnent souvent aux génies masculins un parèdre de l'autre

sexe87. Dusius a donc dû avoir un pendant Dusia, d'où hagazussa.

Mais comment s'est opéré le passage du Dusius à la sorcière? Là encore Thomas

de Cantimpré apporte la réponse: citant les ceuvres de ce qu'en bon chrétien il considère

comme un démon, il écrit:

Hi sunt etiam daemones [..]., qui hominum viventium corpora, ut Dianae subito ex hominibusrapiebant, & cum ea, delusi homines, in alias regiones delata vidissent, quae apud se mortuaaestimabant, illa iam immortalia facta credebant, & in deorum numero computabant. Sic et nosetiam temporibus modernorum frequenter audivimus, quasi in agone mortis positas mulieressubito rapti, & earum loco a daemonibus figmenta deponi, & ipsa figmenta simillima raptiscorporibus, quasi mortua sepeliri: visas vero postea feminas, & inter homines conversatas88.

Thomas cite ensuite quelques exemples de la façon dont les démons abusent les

hommes et mentionne la nécromancie. Si nous nous référons à ces informations, il

apparaît que pour les savants du temps la sorcière est une femme possédée par un

incube, par un démon, interprétation chrétienne d'un trait de paganisme89.

Hagazussa signifie donc en fait "Dusesse de l'enclos"; c'est un genius loci

féminisée auquel les glossateurs ont fait appel pour désigner, sans doute par analogie,

par "sympathie", des individus se livrant à des pratiques magiques, donc maléfiques

pour les chrétiens. En fait ce n'est pas un être humain à l'origine, ce qu'exprime la glose

86. Cf. G. Dumézil, Du Mythe au Roman, Paris, 1970, p. 185-196.87. Lactance fait déjà cela, cf. Epitome divinarum institutionum, éd. CSEL, T. 19, p. 687. Sur le Dusius, cf. R.Pinon, "D'un Dieu gaulois à un Nain malmédien: Etymologie et Sémantique de Dûhon", Ollodagos 3 (1992), p.237-306. Les recherches de R. Pinon complètent et recoupent les nôtres. On ajoutera au dossier rassemblé unpassage du Malleus maleficarum (I,3) de J. Sprenger et H. Institoris.88. Op. cit. supra, p. 549.89. La misogynie médiévale a aussi contribué à démoniser la femme: les procès de sorcellerie des XIVe et XVe

siècles marquent l'aboutissement de cette tendance, alors qu'une étude diachronique du vocabulairemagico-religieux permet de voir une égale distribution des occupations magiques entre hommes et femmes, leshommes étant plutôt spécialisés dans l'interprétation des sorts et des augures, les femmes dans la voyance; cf. C.Lecouteux, "Zur Vermittlung mittelalterlichen Denkens und Wissens: die Glossare und Lexika alsparaliterarischer Weg", in: W. Harms/J. Valentin, Mittelalterliche Denk- und Schreibmodelle in der deutschenLiteratur der frühen Neuzeit, Amsterdam/Atlanta, 1993 (Chloe 16), p. 19-35, ici p. 23 sqq.

29

deas deosque hazessa thuresa (Gl. 2,492,15, XIIe siècle), que nous pouvons rapprocher

d'une autre: striges eyn spoyk (Franck p. 649). Nous rejoignons ici les conclusions de J.

Hansen qui écrit:

"Das Wort Hexe ist in literarischen Denkmälern bis zum 14. Jahrhundert selten nachweisbar (fastnur in Glossen) [...]; doch wird es in seiner alten Bedeutung als dämonisches Gespenst noch im14. Jahrhundert in Flandern angewendet (hegetisse). Die völlige Vermenschlichung des Begriffsund seine Verbindung mit der Vorstellung vom schädlichen Zauber ist oberdeutschen Ursprungs,und zwar beginnt dieselbe vom 13. Jahrhundert ab im alemannischen, schweizerischenSprachgebiet » (op. cit., p. 7, note 3).

Rien n'est plus pertinent que cette remarque. Ajoutée aux résultats de notre

enquête, elle prouve que la sorcière, au sens actuel du terme, n'est pas un concept

germanique, ce que laissait déjà entendre la pluralité des dénominations. Les Germains

connaissaient des mages, des devins, des voyantes et des pythonisses; il est probable que

ces personnes se sont métamorphosées en sorciers et en sorcières sous l'influence du

christianisme et de l'antiquité romaine (striga).

30

Publié dans : Le temps qu’il fait au Moyen Age. Phénomènes atmosphériques dans lalittérature, la pensée scientifique et religieuse, textes réunis par Joëlle Ducos et ClaudeThomasset, Paris, 1998 (Cultures et Civilisations médiévales, XV)., pp. 151- 169.

Les maîtres du temps: tempestaires, obligateurs, défenseurs et autres.

Essai de présentation

Les conditions atmosphériques ont toujours revêtu une importance exceptionnelle chez

les peuples d'autrefois, surtout dans les sociétés agraires: pluie et ensoleillement sont nécessaires

à la croissance des fruits de la terre. Pour cette raison, l'homme a établi une relation entre le

temps qu'il fait et les puissances supérieures ou invisibles, qu'on les appelle dieux, démons ou

génies. Chez les anciens Germains, Thor était le maître du temps au témoignage d'Adam de

Brême90. En soufflant dans sa barbe, il faisait lever le vent, ce qui est aussi dit d'un certain Rauðr

dans la Saga d'Olaf Tryggvason (chap. 78), par Snorri Sturluson (1179-1241). Dans la Saga de

Njáll le Brûlé, Thor déchaîne une tempête et détruit le bateau d'un missionnaire chrétien. Olaus

Magnus cite aussi un certain Eric à la lance venteuse, qui avait le pouvoir de faire lever un vent

favorable grâce à ladite lance.

Avec le christianisme, les intempéries sont mises en rapport avec les démons qui

séjournent dans les airs. La première trace de cette croyance se rencontre chez saint Paul, dans

une lettre aux Ephésiens (Eph. 6,12), avant d'alimenter toute la littérature religieuse. Les

principaux relais sont Origène91, saint Augustin (De civ. Dei 8,22; de gen. ad lit. 3,10) et saint

Ambroise (In psal. 118)92. Saint Augustin indique que le feu et l'air sont soumis aux démons

dans la mesure où Dieu le permet (De civ. Dei VIII,15-22). Cette vision des choses se croise

avec des croyances indigènes relevant de ce que l'on appelle la mythologie populaire, domaine

aux contours mouvants et difficile à cerner, expression d'une conception du monde

(Weltanschauung) peuplant l'univers de forces multiples auxquelles il est possible de

s'adresser par l'intermédiaire de spécialistes. Dans cette sphère, nous constatons que les grands

dieux des anciens panthéons païens ont pratiquement disparu et que les individus qui

président au temps qu'il fait sont des entités formant un ensemble hétérogène que l'on peut

90 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificum IV,26: Thor, inquiunt, presidet in aere, qui tonitrus etfulmina, ventos ymbresque, serena et fruges gubernat.91 Migne, Pat. graeca 11, col. 621.92 Migne, Pat. lat. 15 col. 1319.

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toutefois ordonner en deux grands groupes: des êtres surnaturels et des hommes. Le second

groupe se divise à son tour en deux sous-groupes: les vivants et les morts. Les visions païenne

et chrétienne des maîtres du temps - que l'on appelait "meneurs de nuées" en France au XIXe

siècle - s'agglutinent car elles se recoupent, la présence des démons dans l'air est expliquée par

la légende des anges neutres, ceux qui ne prirent pas partie dans le conflit opposant Dieu à

Lucifer et furent précipités sur terre et dans les airs, devinrent des démons réputés envoyer

grêle, pluies diluviennes et orages, bref les intempéries qui menacent les récoltes des

hommes93. Ces démons se retrouvent littérarisés en géants dans la littérature de

divertissement94 ou en monstres. Selon les pénitentiels et les anciennes lois, il existe des

individus qui peuvent entrer en contact avec ces démons et les faire agir à la demande, c'est-à-

dire, le plus souvent, provoquer la tempête.

Depuis le VIIIe siècle, les pénitentiels les appellent immissor tempestatis ou emissores

tempestatum, les "lanceurs de tempête" donc, et ce nom est couramment donné comme

synonyme de maledicus et de maleficus:

maledicus id est emissor tempestatis (Poenitentiale Parisiense c. XII, p. 413);

emissor tempestatis id est maleficus (Poenitentiale pseudo-Theoderici c. XII,21, p. 598).

En général, la peine frappant les tempestaires est une pénitence de sept ans, dont

parfois trois au pain et à l'eau!

Les lois wisigothes de Chindasvinth condamnent "les lanceurs de tempête qui, dit-on,

envoient la grêle sur les vignes et les champs par certaines incantations" (immissores

tempestatum qui quibusdam incantationibus grandines in vineis messibusque inmittere

peribentur)95. Pour sa part, Rather de Vérone utilise en 963 la locution immissor aut propulsor

tempestatum96. Isidore de Séville parle de malefici qui "entrechoquent des éléments, par la

puissance des démons, pour déclencher des orages de grêle et des tempêtes".

93 Cf. C. Lecouteux, Démons et génies..., op. cit. infra, p. 36 sqq..94 Par exemple dans la Saga de Hrolf, fils de Gautrek chap. XIX, facilement accessible dans la trad. de R.Boyer, Deux sagas islandaises légendaires, Paris, 1996.95 Lex Visigothorum VI,2,4 et VI,2,5, MG Leg. I 259. Malefici et immissores tempestatum, quibusdamincantationibus grandinem in vineas messesque mittere perhibentur.96 Praeloquia I,10, Migne, Pat. lat. 136, col. 158.

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Le terme tempestarius est pratiquement toujours utilisé au pluriel par les textes de loi,

par exemple dans le Capitulare missorum item speciale de 802-803. En 789 il apparaît dans

l'Admonitio generalis (c. 65), dans le synode de Reisbach-Freising de 799 ou 800, dans les

Dicta de Pirmin de Reichenau (c. 22), mort en 753, chez Herad de Tours (Capitula c. 3) en

858 et chez Agobard de Lyon qui a laissé un traité important, le Livre contre les opinions

fausses concernant la grêle et le tonnerre, sur lequel je reviendrai plus loin mais auquel

j'emprunte cette interprétation des intentions des tempestaires:

Voguant sur les nuages, des navires venu du pays de Magonia emportent les fruits de

la terre que la grêle a frappés; les nautes versent une récompense aux tempestaires pour

leur avoir fourni cette provende97.

L'Admonitio generalis et le capitulaire de 802-803 nous livrent un autre nom de ces

hommes qui influent sur le temps par l'intermédiaire de démons: tempestarii vel obligatores.

Les "obligateurs" sont ainsi nommés parce qu'ils sont en mesure d'obliger lesdits démon à agir

dans leur sens.

Heureusement pour l'homme, il existe des individus capables de détourner le mauvais

temps et de contrecarrer les actes nuisibles des tempestaires; le Moyen Age les appelle

defensores, les "défenseurs" ou "protecteurs", c'est-à-dire aussi les "leveurs de tempête", par

analogie aux "leveurs de maux", les guérisseurs. Mais les textes laissent entendre que les

défenseurs sont tout simplement des faiseurs de temps, donc des sorciers, et que leurs actes

peuvent tout aussi bien relever de la magie bénéfique que maléfique. Nous rencontrons aussi

des dénominations plus vagues dans les bénédictions chrétiennes, par exemple incantatores

malorum et ministres sathane (Franz, 2,102).

On relèvera qu'au haut Moyen Age, ce sont essentiellement des personnes de sexe

masculin qui sont réputés avoir pouvoir sur le temps. Nos recherches ne nous ont livré qu'un

témoignage faisant allusion à de femmes, celui de l'Homilia de sacrilegiis du pseudo-

Augustin transmise par un manuscrit de Einsiedeln (Stiftsbibliothek, Cod. 199, fol. 487):

Tempistarias nolite credire nec aliquid pro hoc eis dare.

97 Agobard de Lyon, De grandine et tonitruis, éd. L. van Acker, Turnhout, 1981 (CC, continuatio Mediaevalis52), p. 3-15.

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Les uns et les autres utilisent la magie pour influer sur le temps, c'est-à-dire des actes

et des paroles rituels et significatifs, les uns pour le bien de la communauté, les autres pour lui

nuire. Il ne s'agit pas d'une légende: Agobard de Lyon fustige les hommes de ces régions,

nobles ou non, citadins et paysans, vieux et jeunes qui croient que les hommes peuvent faire

pleuvoir ou grêler selon leur bon vouloir98, et il revient à plusieurs reprises sur les paroles

prononcées quand les hommes voient des éclairs et entendent le tonnerre99. Barthélemy

l'Anglais évoque, lui, un peuple du Vinland (Vvinlandia) - peut-être les Wendes - qui a la

faculté de vous procurer des vents favorables si vous les payez; les tempestaires locaux font

une pelote de fil et y forment des noeuds; selon le nombre des noeuds, le vent est plus ou

moins fort100:

globum enim de filo faciunt et diversos nodos in eo connectentes [...] ventum maiorem velminorem excitant, secundum quod plures nodos de filo extrahunt vel pauciores.

Il est aujourd'hui difficile de retrouver ces rituels car nous ne disposons pratiquement

que de tout ce qui concerne l'opposition aux tempêtes, des conjurations, des charmes et des

bénédictions, transmis au premier chef par la littérature cléricale, donc très largement

christianisés. Les maléfices atmosphériques ne sont connus que par la littérature de

divertissement et l'historiographie, puis, au bas Moyen Age, par les registres d'inquisition.

Lorsque menacent les intempéries, le défenseur utilise des charmes qui sont un

mélange de bénédiction et de conjuration et un amalgame de données chrétiennes et païennes.

En voici un qui date du XIe siècle et s'intitule Contre la tempête101:

"Je te bénis, air, au nom du Seigneur,Je t'adjure, diable et tes anges,Je vous adjure de ne pas susciterLa tempête ni rien d'autre,Et vous n'avez rien à direParce que nul ne vous contredit.Dieu et le fils de Dieu vous l'interdisent,Lui qui est la source de toutes les créatures.Sainte Marie vous l'interdit.Je t'adjure, Mermeut, toi et tes compagnonsQui règnent sur la tempête,Je t'adjure par le nom de celui qui fit à l'origine

98 In his regionibus pene omnes homines, nobiles et ignobiles, urbani et rustici, senes et iuvenes, putantgrandines et tonitrua hominum libitu posse fieri (I,145).99 Ils disent: "Aura levatitia est" (1,145; 158; 161; cf. aussi I,146; 153; 159).100 De proprietatibus rerum XV, 172. 101 J. Grimm, Deutsche Mythologie, 3 vol., Darmstadt, 1965, T. III, p. 493 sq.

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Le ciel et la terre,Je t'adjure, Mermeut, par cette dextreQui forma Adam, le premier homme, à Son image,Je t'adjure, Mermeut, par Jésus-Christfils du Dieu unique,Je te conjure, démon et Satan,Je te conjure de ne pas avoir pouvoirDe nuire en ce lieu ou en ce village,D'y amener la tempête,

de provoquer la pluie violente, etc"

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.

Certains rituels nous ont été conservés, comme dans le charme suivant qui date du

XVe siècle:

"Commence par souffler trois fois vers les nuages et dis en croix102: Averse, grêle,je t'ordonne, par les 3 clous sacrés de NS +++,Je t'ordonne, par la force de Dieu, le père céleste +++,Je t'ordonne, par la sainte Trinité de Dieu +++Je t'ordonne de ne pas t'abattre sur terreAvant que tu deviennes eau fructueuse.

Dis cinq Pater, cinq Ave, un Credo, trois fois chacun, et invoque Dieu par Ses cinq blessuressacrées".

Le récitant s'adresse au grando, procella, diabolus, satanas, angeli satane, angeli

tartarei, le (la, les) conjure, lui (leur) ordonne de gagner des lieux déserts et arides (loca arida

et deserta, Franz 2,77 et 81).

On peut aussi détourner les orages en plantant des croix en même temps que l'on

prononce une conjuration. Voici ce que nous dit un manuscrit latin du IXe siècle:

"Il faut inscrire la prière suivante sur la croix que l'on plante pour détourner les orages:Je vous adjure, anges qui portent l'orage, par [?] saint, de ne pas jeter de pierres sur la terre dece serviteur appelé N, mais d'aller les porter sur la terre inculte et la montagne cachée. Commevous l'avez juré à nos pères, allez et soyez-nous propices. Souviens-toi, Seigneur! Dis à l'angefrappant Ton temple de retenir sa main. Aios Aios Aios, Chiriale Chiriale Chiriale, Allalal, dece village qui s'appelle (le nommer)".

Dans le Marteau des sorcières (1487)103, les inquisiteurs Jacques Sprenger et Henri

Institoris discutent de ces vocables, n'admettant que ceux empruntés à la liturgie car "s'il y a

quelque vertu dans certains mots, dans les sacramentaux et autres bénédictions et chants, cette

vertu est en eux non pas comme mots mais comme saisis par une institution, une ordination

divine, à partir d'un pacte divin. C'est comme si le Seigneur avait dit: toute personne qui fera

cela, je lui ferai cette grâce. C'est ainsi que les paroles dans les sacrements opèrent ce qu'elles

signifient [...]. Pour ce qui est des autres mots et chants, il est déjà clair que, comme mots

composés, prononcés ou écrits, ils ne font rien; ce qui sert, c'est l'invocation du Nom divin et

la prière qui est comme une protstation sacrée de remise de cet effet à la volonté divine"

(II,2,7).

102 C'est-à-dire vers les quatre points cardinaux.103 J'utilise conjointement la traduction d'A. Danet, Paris, 1973, que je corrige à l'aide de l'édition de 1487.

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Les conjurations chrétiennes du mauvais temps dont nous disposons portent des titres

limpides:

Benedictio contra aereas tempestatesBenedictio contra tempestatemBenedictio aureBenedictio salis et aque contra fulguraBenedictio aquae contra fulguraOratio ad depellendam tempestatemOrationes contra grandines et tempestatesOrdo contra tempestatesConiuratio contra tempestatem

On notera que le latin Benedictio est à prendre au sens de « charmes », qu'on utilise

l'eau et le sel bénits et qu'il y a trois domaines distincts: la bénédiction des lieux que l'on veut

préserver, la bénédiction des moyens utilisés, et la conjuration de la tempête (oratio,

coniuratio). L'eau bénite est expressément dite "mettre en fuite les esprits errants et immondes

et toutes les forces nuisibles du diable, les fantômes, la foudre et l'éclair" (Franz 2,47) en

purifiant les lieux (purgatio et purificatio) où on la jette.

Les traces de paganisme qu'elles renferment montrent bien qu'elles se sont substituées

à des charmes autochtones, mais il faut savoir que l'éradication des anciennes pratiques et la

condamnation des faiseurs de temps ne reposent pas uniquement sur le désir de propager la

vraie foi et de protéger les hommes. Agobard de Lyon nous apprend que le clergé se trouva en

concurrence avec les tempestaires et que le peuple préférait leur verser son obole plutôt que de

payer la dîme ecclésiastique104. Cette méfiance, pour ne pas dire cette hostilité, ressort bien du

comportement des Danois en 1080: ils attribuaient les intempéries et d'autres maux aux

prêtres105! Le clergé se substitua donc aux tempestaires, ce que de nombreux théologiens

blâment violemment à la fin du Moyen Age, surtout parce qu'on utilise les sacrements pour

détourner le mauvais temps (Franz 2,105-123). Jacques Sprenger et Henri Institoris indiquent

qu'on porte "le Saint-Sacrement pour apaiser les airs" (II,2,7), et citent un autre remède contre

les grêles et les tempêtes:

"Trois grêlons (d'une tempête) sont jetés dans le feu à l'invocation de la sainte Trinité; on ajoutel'oraison dominicale avec la Salutation angélique deux ou trois fois; puis l'évangile de Jean: Au

104 Les statuts synodaux de Brixen recommandent aux prêtres, déjà en 1453, d'éviter lesprocessions et circumambulations des champs pour écarter le mauvais temps ou appelerle beau temps...105 Lettre de Grégoire VII à Haakon de Danemark, MG Ep. 2/2 497sq.

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commencement était le verbe...; puis le signe de la croix de tous côtés contre la tempête,devant, derrière, vers les quatre points cardinaux. Alors, une fois qu'on a répété trois fois 'leverbe s'est fait chair' et trois fois 'par ces paroles de l'Evangile que soit chassée cette tempête', sielle est causée par un maléfice, cette tempête cessera aussitôt. [...] A ce sujet, une sorcièreinterrogée par un juge lui demndant si les tempêtes provoquées par des maléfices peuvent êtreapaisées de quelques manière, répondit: 'Elles le peuvent et par ceci: Je vous adjure, grêles etvents, par les cinq plaies du Christ et par les trois clous qui ont percé ses mains et ses pieds, etpar les quatre évangélistes, Matthieu, Marc, Luc et Jean, de descendre en pluie sur la terre".

Il faut aussi évoquer d'autres rites, des messes spéciales, l'utilisation des reliques 106 et

des processions qui relèvent des rites de circumambulation. En 1240 ou 1244, dans la région

de Lièges, une triple circumambulation eut lieu avec clergé et peuple pieds nus, pour

demander la pluie, sans résultat car on avait oublié d'invoquer Marie; on fit une nouvelle

procession en chantant le Salve Regina et il s'abattit une telle ondée (tanta inundatio pluviae

facta est) que tous ceux qui participaient à la procession furent trempés107.

Avec l'évocation des reliques, nous voici au contact des saints dont il faut dire un mot.

Il existe un grand nombre de saints atmosphériques régulièrement invoqués dans les

bénédictions et conjurations chrétiennes. Leur nom varie selon les époques et les lieux et leur

influence sur le temps est régulièrement lié à un événement remarquable de leur vie, la plupart

du temps le détournement d'une tempête grâce à une prière. Citons pour exemple saint Rémi,

Quiriace, Jean et Paul, Qintin, Colomba, Cyrille, Donat, sainte Barbe et Brigitte. Au XIIIe

siècle, Gervais de Tilbury raconte la rencontre d'un homme avec saint Siméon qui lui remet un

cor préservant de la foudre108.

L'Homilia de sacrilegiis nous fournit deux indications sur la façon dont les

tempestaires agissaient. Elle condamne "tous ceux qui croient détourner la grêle en utilisant

des tablettes de plomb couvertes d'écrits ou des cor(ne)s incantés". L'Indiculus superstitionum

(tit. 22 cite le chapitre: "Des intempéries et des cor(ne)s et des cuillers". Ces mystérieuses

coclea doivent être comprises comme instruments produisant du bruit. L'Indiculus fait donc

allusion à une pratique très ancienne, celle de faire du bruit pour mettre en fuite les démons -

ou même les morts qui reviennent -, pratique dont l'Eglise a hérité puisque l'on "casse" les

orages en sonnant les cloches, cloches autrefois non seulement bénies mais aussi couvertes de

106 Certaines auraient protégé Grégoire de Tours d'une tempête (In gloria martyrum 83).107 J. Grimm, Deutsche Mythologie, 3 vol., Darmstadt, , II,145.108 Otia imperialia, éd. F. Liebrecht, p. 34 sq.

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symboles et de signes cabalistiques, ce qui renforce leur vertu apotropaïque109. Nous trouvons

la confirmation de ces faits dans le Manuale de l'Eglise de Burgos en 1497 qui dit ceci:

lorsqu'on voit approcher la tempête, il faut jouer des cimbales (dum viderit moueri tempestas,

statim pulset cimbala, Franz 2,104). Au XIIIe siècle, Guillaume Durand, évêque de Mende,

décrit ainsi le pouvoir magique des cloches:

"On sonne les cloches dans les processions pour mettre les démons en fuite, car lorsqu'ilsentendent ces trompettes de l'Eglise militante que sonnent les cloches, ils s'épouvantent [...].C'est la raison pour laquelle, quand se forme un orage à l'horizon, l'église sonne ses cloches afinque les démons, entendant les trompettes du Roi éternel, tremblent, s'enfuient et s'abstiennent dedéchaîner la tempête"110.

Devisant des remèdes pour échapper aux orages, les auteurs du Marteau des sorcières

(II,2,7) écrivent à ce propos:

"C'est pour cela aussi que, universellement, ou couramment en tout cas, on sonne les clochesdans les églises contre le vent: pour que, comme des trompettes consacrées de Dieu ellesmettent en fuite les démons et les détournent des maléfices; pour que le peuple réveillé invoqueDieu contre les tempêtes".

Quelques textes épars nous livrent d'autres pratiques, les unes destinées à produire la

pluie, les autres à l'écarter. Grégoire de Tours décrit ainsi une cérémonie ayant lieu au VIe

siècle dans le Massif Central, au lac de Saint-Andéol111:

"A une certaine époque, une multitude de gens à la campagne faisaient comme des libations àce lac. Ils y jetaient des linges ou des pièces d'étoffes servant de vêtements aux hommes,quelques-uns des toisons de laine; le plus grand nombre y jetait des fromages, des gâteaux decire, du pain et, chacun selon sa richesse, des objets qu'il serait trop long d'énumérer. Ilsvenaient avec des chariots, apportant de quoi boire et manger, abattaient des animaux et,pendant trois jours, ils se livraient à la bonne chère. Le quatrième jour, au moment de partir, ilsétaient assaillis par une tempête accompagnée de tonnerre et d'éclairs immenses, et il descendaitdu ciel une pluie si forte et une grêle si violente qu'à peine chacun des assistants croyait-ilpouvoir échapper (cum discedere deberent, anticipabat eos tempestas cum tonitruo etcoruscatione valida; et in tantum imber ingens cum lapidum violentia descendebat, ut vix sequisquam eorum putaret evadere). Les choses se passaient ainsi tous les ans et la superstitiontenait enveloppé le peuple irréfléchi" (De gloria confessorum II,6).

Prenons un deuxième exemple. Voici ce que raconte Gervais de Tilbury au début du

XIIIe siècle. Parlant d'une haute montagne avec un lac à son sommet, située en Catalogne dans

l'évêché de Gérone (Otia imperialia III,66), il nous apprend que jeter des pierres dans ce lac

déchaîne une pluie violente; pour sa part, Thomas de Cantimpré parle de pierres jetées dans

une source112. Dans les deux cas, ceux qui règnent sur les phénomènes atmosphériques sont

109 C. Lecouteux, Charmes..., op. cit. supra, s.v. "cloches".110 Rationale divinorum officiorum I,4,4, Lyon, 1584.111 Cf. C. Lecouteux, Démons et génies du terroir au Moyen Age, Paris, 1995, p.46.112 Bonum universale de apibus (Apiarus) II,57, Douai, 1627.

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des génies du terroir. Au lac de Saint-Andéol, il s'agit d'une cérémonie propitiatoire avec

offrandes en contrepartie desquelles on obtient la puie; au lac de Catalogne, la pluie est

envoyée pour châtier une offense (tamquam offensis daemonibus tempestas erumpit). Mais

dans les deux cas interviennent des êtres surnaturels. Le rapport de génies topiques diabolisés

par l'Eglise et des intempéries ressort bien d'un passage de la Chanson des chétifs: Beaudouin

de Beauvais tue un dragon installé dans une grotte du mont Tygris, le "démon" sort du corps

du reptile sous forme d'un corbeau et provoque une terrible tempête113.

Dans le Marteau des sorcières (II,1,15), une sorcière relate comment se produisit une

tempête:

"J'étais chez moi lorsque, vers midi, le démon vint me trouver; il me dit d'aller sur la plaine deKuppel (c'est le nom) avec un peu d'eau; comme je lui demandais ce qu'il voulait faire de cetteeau, il répondit qu'il voulait produire de la pluie. Passant alors la porte de la ville, j'ai trouvé ledémon lui-même debout sous un arbre [...]. Il m'ordonna de creuser un petit trou et d'y verserl'eau [...]. Je l'ai remuée avec mon doigt, mais au nom du diable et de tous les autres démons[...]. Elle disparut et le diable l'a emportée en l'air".

Les inquisiteurs donnent d'autres exemples allant dans le même sens, ainsi celui d'une

fillette qui agite l'eau d'un torrent et fait pleuvoir (II,13; 15). Ils indiquent aussi qu'on appelle

grêle et foudre en lançant en l'air un poulet noir à un croisement de route (II,15).

La plupart du temps, nous ne rencontrons que des démons, Meremeunt114 par exemple

ou encore ce Wiggo dont parle Eginhart dans la Translatio SS Marcellini et Petri, qui avoue

avoir détruit avec ses onze compagnons les céréales, les vignes et les fruits du royaume franc

durant plusieurs années115.

Retournons au tout début du XIe siècle. Burchard de Worms rapporte une cérémonie

destinée à apporter la puie: Lorsque la pluie fait défaut (dum pluviam non habent et ea

indigent), des femmes choisissent une pucelle, la dénudent, la mènent là où se trouve de la

jusquiame, lui font arracher la plante et sa racine avec le petit doigt de la main droite puis

l'attacher au petit orteil du pied droit, puis la conduisent jusqu'à une rivière où elles l'aspergent

113 Cf. F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles), 2 vol., Paris,1991, p. 459-462.114 Sur ce personnage, C. Lecouteux, Charmes, conjurations et bénédictions, Paris, 1996 (Essais 17), p. 83.115 Cf. M. Blöcker, "Wetterzauber. Zu einem Glaubenskomplex des frühen Mittelalters", Francia 9 (1981), p.117-131, ici p. 120.

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à l'aide de verges (Decretum XIX,5,194). Ce rite rappelle exactement celui de la dodola chez

les Slaves.

Que la cendre des morts ait joué un rôle dans les précipitations atmosphériques est

indéniable si nous nous reportons au Ruodlieb, premier roman du Moyen Age:

Une femme adultère déclare avant qu'on exécute sa condamnation: "Si vous voulez me pendre àun arbre, coupez mes longs cheveux, faites-en une corde pour m'étrangler puisque j'ai sisouvent péché de leur fait. Mais je vous prie de dépendre mon corps au bout de trois jours, dele brûler et de jeter les cendres dans l'eau afin que le soleil ne masque pas son éclat, que le cielrefuse la pluie et que l'on dise que la grêle blesse la terre à cause de moi" (ne iubar abscondatsol aut aer neget imbrem, / ne per me grando dicatur ledere mundo, VIII,45,51)116.

Au XVe siècle, lorsque les tempestaires sont essentiellement des sorcières, l'une des

méthodes utilisées par elles pour provoquer les intempéries est la suivante:

"Premièrement, au milieu des champs, déclare l'une d'elle, nous usons de certaines paroles pourdemander au chef des démons d'envoyer quelqu'un des siens pour frapper celui que nousdésignons. Ensuite, ce démon étant venu, nous offrons un poulet noir à un croisement de routesen le lui jetant en l'air; saisi par le démon, il lui obéit et se met aussitôt à battre l'air. Alors il faittomber la grêle et la foudre, pas toujours cependant aux endroits désignés par nous mais selonla permission du Dieu vivant" (Malleus maleficarum II,1,15).

On retiendra que tout ce qui ressort aux conditions atmosphériques forme un ensemble

syncrétique qui témoigne avec une grande précision de la façon dont l'Eglise a assimilé,

recouvert puis éliminé des rites très anciens. Croyants et mécréants ont communié dans une

même foi, à savoir qu'il est possible de provoquer la pluie, la grêle et le vent ou de les chasser,

de faire tomber la foudre ou de l'écarter. Cela suppose une vision du monde qui place dans

l'univers des forces incarnées par des dieux, des démons et des génies, puis des saints comme

maîtres des intempéries et de l'ensoleillement.

116 Ed. B. Vollmann, Ruodlieb II.1: kritischer Text, Wiesbaden, 1985.

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