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SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ Revue publiée avec le concours du CNRS, du Centre national du livre /·eWDW HW VHV WHUULWRLUHV PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL N° 90 2013

L’illusion républicaine et les limites du pouvoir de l’Etat dans les territoires. Les politiques de l’Etat en France dans le secteur de l’éducation et du logement

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/·eWDW�HW�VHV�WHUULWRLUHVComment s’organisent les relations entre pouvoir central et pouvoirs locaux ? Cette question classique des sciences sociales, qui a longtemps été centrale dans la sociologie politique de l’action publique française, a été progressivement délaissée par les chercheurs. Elle connaît un regain d’actualité, dans un contexte d’approfondissement de la décentralisation et d’accumulation des réformes de l’État d’inspiration néo-managériales.

Ce numéro de Sciences de la Société cherche à comprendre les conséquences territoriales des réformes de l’État de ces dernières années, qui ont profondément recomposé son organisation et ses modalités d’intervention locale. Sans renouer avec une perspective stato-centrée qui était celle qui prévalait dans les années 1970, il s’agit ici de réintroduire l’État dans l’analyse des politiques locales et, réciproquement, de saisir par l’action publique locale les transformations de l’État. Afin de mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une réaffirmation de l’État dans la gestion publique des territoires, trois options sont privilégiées : d’importantes analyses empiriques, une variété de secteurs et un intérêt pour les réformes qui travaillent l’institution bureaucratique elle-même. Ce faisant, les articles réunis dans cette livraison apportent des éclairages contrastés sur le sens des restructurations en cours.

Dossier coordonné par Jérôme AUST, Cécile CRESPY, Renaud EPSTEIN, Hélène REIGNER

État • État local • déconcentration • territorialisation • élus locaux • action publique • professions

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DE LA SOCIÉTÉ

Presses Universitaires du Mirail Université de Toulouse II-le Mirailw3.pum.univ-tlse2.fr

Prix : 21 !

w3.scsoc.univ-tlse2.fr/

Revue publiée avec le concours du CNRS, du Centre national du livre

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PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL N° 90 2013

N° 90 2013

LERA 90Code Sodis : F352860

ISBN : 978-2-8107-0285-5

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Claire DUPUY, Julie POLLARD

Les limites du pouvoir de l’État dans les territoires. Les politiques de l’État dans le secteur de l’éducation et du logement en France

Cet article vise à contribuer à l’analyse du pouvoir de l’État français sur les territoiresinfranationaux en adoptant la notion de pouvoir infrastructurel développée par Michael Mann.Nous confrontons deux opérationnalisations de cette notion : la première se fonde sur lesressources à disposition de l’État, et la seconde sur le poids effectif de l’État dans les territoiresinfranationaux. Empiriquement, le propos s’appuie sur la comparaison de deux politiquessectorielles : les politiques d’éducation et les politiques du logement. A travers l’analyse de lacapacité de l’État français à exercer un contrôle et à mettre en œuvre ses décisions dans lesterritoires, cette étude nous conduit à conclure aux limites du pouvoir infrastructurel de l’Étatdans ces deux secteurs.

Mots-clés : Politiques de l’État, pouvoir infrastructurel, France, politiques de l’éducation, politiques du logement, régions, acteurs de marché.

The limits of the role of the State in the territories.Education and housing policies of the State the in France

This paper investigates the French state power over subnational territories and draws on MichaelMann’s concept of infrastructural power. We use the two main operationalizations of thisconcept pertaining, first, to the capabilities of the state and, second, to its weight. Empirically,the paper is based on the comparison of two distinct policies, namely education and housingpolicy. The paper shows that the French state infrastructural power hits important limits in bothpolicy sectors.

Key-words : State policy, infrastructural power, education policy, housing policy, France, regional governments, market actors.

Las limitaciones del poder del Estado en los territorios. Las políticas del Estado en el sector de la educación y de la vivienda en Francia

El artículo analiza el poder del Estado francés sobre los territorios subnacionales basándose enel concepto de poder infraestructural desarrollado por Michael Mann. El análisis utiliza las dosoperacionalizaciones principales de este concepto: la primera se refiere a los recursos quedispone el Estado y la segunda concierne el peso efectivo del Estado en los territoriossubnacionales. La investigación empírica compara dos políticas sectoriales: la política deeducación y la política de vivienda. A través del análisis de la capacidad del Estado francés aejercer el control e implementar sus decisiones en un territorio, el estudio concluye que el poderinfraestructural del Estado francés se enfrenta a límites importantes en ambos sectores políticos.

Palabras clave : Política del Estado, poder infraestructural, política de educación, política de la vivienda,Francia, gobiernos regionales, actores del mercado.

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* Respectivement, chargée de recherches FRS-FNRS, Université catholique de Louvain, [email protected] ; et senior lecturer, Université de Lausanne et chercheure associée au Centre d’études européennesde sciences po. Paris, [email protected]. Cet article est une version remaniée d’une communication faite au 11ème Congrès de l’Association Françaisede Science Politique, ST 12, « L’État et ses territoires : nouvelles logiques, nouvelles relations ? » IEP deStrasbourg, 31 août-2 septembre 2011.

Les limites du pouvoir de l’État dans les territoires

Les politiques de l’État dans le secteur de l’éducation et du logement en France

Claire DUPUY*, Julie POLLARD

En France 1, la figure de l’État républicain dans lesterritoires reste largement associée à l’égalité territoriale. Née lors de laRévolution française (Beaud, 1999 ; Ozouf, 1988), cette association continueà orienter les discours et les représentations politiques. Les mobilisations contrela décentralisation en 1982 et 2005, qui l’associaient à une rupture de l’égalitérépublicaine, l’illustrent très clairement, comme les discours que l’État tientsur lui-même. Cette représentation d’un État capable de contrôler et d’harmo-niser les politiques dans les territoires infranationaux reste dominante, y comprisaprès les lois de décentralisation adoptées depuis le début des années 1980.

Dès les années 1960 et 1970, un ensemble de travaux portant sur la dimensionterritoriale de l’État français mettent en évidence la pénétration forte de l’Étatdans les territoires infranationaux. Si elles contribuent à déconstruire la repré-sentation de l’État français comme parangon de la centralisation, ces recherchesmontrent bien comment l’État centralisé a joué un rôle structurant dans legouvernement des territoires (Worms, 1966 ; Thoenig, 1973 ; Crozier andThoenig, 1975 ; Grémion, 1976). Ce pouvoir repose sur les interdépendances

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2. Le pouvoir despotique est défini à travers « the range of actions which the elite is empowered to undertakewithout routine, institutionalized negotiation with civil society groups » (Mann, 1984).

verticales entre les administrations déconcentrées et les services centraux et surla stabilisation d’arrangements entre les représentants de l’État et les éluslocaux. À partir des années 1980, dans la période ouverte par les lois de décen-tralisation, un nouvel ensemble de travaux renouvelle l’analyse de l’État dansles territoires en s’attachant notamment aux éléments perturbant ce modèledes relations centre-périphérie (Mény, 1987 ; Epstein, 2006 ; Cole, 2008 ; LeGalès, 2008 ; Aust and Crespy, 2009 ; Pinson, 2010 ; Cole, 2011 ; Aust andCret, 2012). Ces bouleversements sont de plusieurs ordres : à la fois institution-nel et électoral, économique, mais aussi liés à la capacité des gouvernementsinfranationaux à produire des politiques publiques, et aux formes de la gouver-nance territoriale. Ces travaux récents insistent toutefois largement sur lapersistance du pouvoir de l’État. Ils tendent ainsi à placer l’accent sur lesressources, et notamment les (nouveaux) instruments, dont dispose l’État ainsique sur les arrangements qu’il continue à impulser pour conserver la main surles territoires. La thèse du « gouvernement à distance » est exemplaire de cesanalyses (Epstein, 2006 ; Epstein, 2013). À partir du cas de la politique derénovation urbaine en France, Renaud Epstein montre comment l’introduc-tion de nouveaux instruments, en particulier la création d’une agence ad hoc(l’ANRU) et le développement d’appels à projets mettant en concurrence lesprojets locaux, correspondent à une forme de « reprise en main » par l’État desterritoires.

Cet article vise à contribuer à l’analyse du pouvoir de l’État français sur lesterritoires en adoptant un autre point de vue. L’argument général présenté iciest que porter l’attention sur les ressources à disposition de l’État français pourcontrôler et intervenir dans les territoires infranationaux amène à négliger deséléments importants de caractérisation de son pouvoir, qui se jouent dans l’uti-lisation de ces ressources. S’intéresser à leur déploiement effectif permet derendre compte de manière plus complète de la capacité effective de l’État àgouverner les territoires. Plus précisément, nous documentons les limites dupouvoir de l’État dans les territoires infranationaux. Au plan théorique, cetarticle repose sur l’approche de l’État développée par Michael Mann (Mann,1984, 1986). Selon ses termes, les États reposent sur deux types de pouvoir :le pouvoir despotique 2 et le pouvoir infrastructurel. Le premier est « unpouvoir sur », tandis que le second est « un pouvoir de » (King & Le Galès,2011, p. 468). Le pouvoir infrastructurel indique en effet « the capacity of thestate actually to penetrate civil society, and to implement logistically politicaldecisions throughout the realms » (Mann, 1984, p. 113). Cette dimension dupouvoir de l’État s’est fortement développée en France depuis la fin de laSeconde Guerre mondiale. Pour caractériser le pouvoir infrastructurel, Mannsouligne qu’il faut examiner la capacité effective de l’État à intervenir et orien-ter les évolutions dans les territoires. Cette approche repose sur deux élémentsclefs : le fait que la dimension spatiale est inhérente au pouvoir de l’État, et quecelui-ci soit de nature relationnelle (Soifer & vom Hau, 2008).

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3. Hillel Soifer distingue dans la littérature une troisième opérationnalisation du pouvoir infrastructurel, fondéesur l’étude des variations infranationales de la capacité de l’État à contrôler son territoire (2008). Nous nel’avons pas adoptée car nous ne disposons pas de données systématiques pour la traiter.

Le concept de pouvoir infrastructurel de l’État a été opérationnalisé deplusieurs manières alternatives (pour une synthèse voir Soifer & vom Hau,2008). Nous considérons les deux principales 3, à savoir les ressources dontdispose l’État pour exercer son pouvoir sur son territoire (capabilities), et lepoids effectif l’État (weight of the State). Dans la première opérationnalisa-tion, la capacité de l’État central est examinée à travers les ressources dont ildispose. Nous analysons les dispositifs d’intervention déployés par l’État fran-çais sur le territoire national. Ceux-ci sont principalement d’ordre normatif,administratif, juridique et financier. La deuxième opérationnalisation dupouvoir infrastructurel dépasse les capacités potentielles de l’État pour s’inté-resser à son intervention et à son poids effectif (Soifer, 2008). L’analyse portesur la capacité de l’État à orienter réellement les groupes et les individus surle territoire, en portant l’attention sur les ressources qu’il déploie effective-ment. Deux éléments nous permettent de travailler empiriquement sur cettedeuxième appréhension. Tout d’abord, nous prenons en compte la capacité del’État à effectivement coordonner les acteurs qui interviennent dans la mise enœuvre, qu’ils soient publics (gouvernements régionaux ou municipalités, parexemple) ou privés. Ensuite, nous nous attachons aux dispositifs de connais-sance mis en place par l’État. Ceux-ci signalent les versants de la réalité socialeet politique sur lesquels l’État tente d’intervenir, et, a contrario, ceux surlesquels il ne le fait pas (Scott, 1998). Ils contribuent donc à identifier lesdomaines où les politiques de l’État pénètrent effectivement les territoires.

L’analyse repose sur l’étude de deux politiques sectorielles, celle de l’éduca-tion et celle du logement, à partir des années 1980. Ces deux politiques parta-gent certaines caractéristiques qui en font deux cas particulièrementintéressants pour examiner le pouvoir infrastructurel de l’État : tout d’abord,une forte tradition d’intervention étatique centralisée jusqu’à la décentralisa-tion ; ensuite, un essor des compétences des gouvernements infranationauxdans le cadre des lois de décentralisation ; enfin, et surtout, une mobilisationde ressources et d’instruments par l’État central visant à réaffirmer sa capacitéde contrôle sur les territoires infranationaux après le vote des lois de décentra-lisation. Ces éléments conduisent à penser que, dans ces deux cas, on obser-vera un pouvoir infrastructurel fort de l’État. En outre, l’intérêt de comparerces deux cas tient également à des différences structurantes entre ces deuxsecteurs, qui permettent d’analyser comment différents types d’acteurs secto-riels (publics vs. privés) peuvent jouer sur le pouvoir infrastructurel de l’État.Dans le cas de l’éducation en effet, l’ensemble des acteurs impliqués sont desacteurs publics. Nous nous attachons ici aux interactions entre l’État central etles gouvernements régionaux. Dans le cas du logement, si les acteurs publicsnationaux et locaux sont parties prenantes des politiques menées, une largepart de la régulation sectorielle repose sur des mécanismes marchands. Nousobserverons donc prioritairement dans ce secteur des interactions entre l’Étatet des acteurs économiques privés.

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4. Bretagne, Centre, Limousin, Bourgogne, Nord Pas de Calais, Provence Alpes Côte d’Azur et Basse-Normandie.

Pour étudier la première opérationnalisation du pouvoir de l’État, nous consi-dérons les ressources à disposition par l’État dans les deux secteurs étudiés.L’examen de la deuxième opérationnalisation du pouvoir infrastructurel, centrésur l’attention aux policy outcomes, requiert des données empiriques qui nepeuvent être présentées, dans cet article, à l’échelle d’un secteur. Nous avonsdonc choisi deux politiques parmi les interventions de l’État français enmatière d’éducation et de logement, qui sont des cas cruciaux permettant le testdu pouvoir infrastructurel de l’État. Dans le cas de l’éducation, nous nous inté-ressons aux versants de la politique qui ont été pour partie décentralisés etconfiés aux Conseils régionaux et sur lesquels l’État et les régions sont amenéscollaborer. Il s’agit de la politique des équipements pédagogiques des lycéeset des dispositifs régionaux dits « d’action éducative ». Sur la période 1982-2008, l’enquête repose sur l’examen d’archives et de rapports du ministère del’Éducation nationale, et plus précisément des Inspections générales, sur de ladocumentation secondaire, ainsi que sur des entretiens semi-directifs conduitsavec des responsables administratifs ou politiques de sept régions françaises 4.Dans le cas du logement, nous nous centrons sur les aides fiscales, dévelop-pées par l’État à partir des années 1980, et qui montent en puissance dans cesecteur depuis leur introduction. Le travail empirique mené repose sur uncorpus de documents écrits (rapports administratifs et rapports émanant d’ac-teurs du monde immobilier principalement), sur des données quantitatives surla construction de logements et sur des entretiens semi-directifs auprès depromoteurs immobiliers et de responsables politiques et administratifs.

Nous commençons par mettre en évidence les ressources dont dispose l’Étatdans les secteurs de l’éducation et du logement pour exercer un contrôle etintervenir dans les territoires infranationaux (I). Nous montrons ensuite quecette première analyse générale du pouvoir infrastructurel de l’État doit êtrenuancée par la prise en compte du poids effectif de l’État dans ces secteurs. Cedernier est évalué à l’aune de la capacité de l’État à effectivement coordonnerles autres acteurs sectoriels (II), et à connaître la réalité sur laquelle il est censéintervenir (III).

Les ressources de l’État central pour contrôler les territoiresUne première manière d’étudier le pouvoir infrastructurel de l’État est de s’in-téresser aux ressources dont il dispose pour contrôler le territoire, indépen-damment de leur utilisation effective dans les territoires (Soifer, 2008). Danscette première acception, le pouvoir infrastructurel est donc une disposition.Cette opérationnalisation du pouvoir infrastructurel est probablement la plusrépandue. Elle correspond aussi, plus généralement, à une approche classiquedu pouvoir de l’État et de son analyse. Dans les secteurs de l’éducation et du

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5. Le ministère de l’Agriculture, tutelle des lycées agricoles, était aussi concerné par le transfert des lycéesaux conseils régionaux. Cela était aussi le cas du ministère de l’Equipement et des Transports en charge desécoles maritimes. Nous nous concentrons ici sur les transferts ayant concernés les établissements scolairessous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale.

logement, l’État dispose d’un ensemble de ressources qui lui permettent poten-tiellement d’établir un contrôle sur ses territoires. Sa volonté de contrôle semanifeste par des réticences à la décentralisation, et par un ensemble deressources visant à limiter, encadrer ou contrebalancer la dynamique de décen-tralisation. Ces ressources sont de plusieurs ordres, tout particulièrementnormatif, administratif et juridique, et financier.

Éducation : Des ressources pour prendre en charge « le pédagogique »

Dans le secteur de l’éducation, l’État central dispose de ressources nombreuseset fortes pour intervenir dans les territoires et les contrôler. Elles sont structu-rées autour du rôle de l’État de garant de l’égalité, sociale et territoriale, faceà l’accès à l’enseignement. L’État français dispose tout d’abord d’uneressource normative qui le présente comme le responsable de l’égalité territo-riale, et le seul à même d’organiser un système scolaire de qualité. Cetteressource est le fruit d’un cadrage de la politique d’éducation qui a débuté sousla IIIè République, et qui a été activement répétée et adaptée par les acteursétatiques depuis lors, sans que les principes normatifs mis en avant n’évoluentfondamentalement. Stéphanie Morel montre ainsi comment, avec l’introduc-tion de politiques territorialisées dans les années 1980, les zones d’éducationprioritaires en premier lieu, « l’équité différentielle » se met « au service del’égalitarisme » (Morel, 2002, p. 37). Cet objectif explique la standardisationde l’enseignement sur le territoire national, ainsi que l’organisation territorialecentralisée du ministère de l’Éducation nationale qui la soutient, du ministreau chef d’établissement en passant par le recteur et l’inspecteur d’académie.Le monopole étatique de l’éducation est ainsi conçu comme étant la conditionde réalisation de l’égalité.

C’est pourquoi les lois de décentralisation du début du premier septennat deFrançois Mitterrand se sont apparentées pour certains à une réelle « révolutionnormative », et ont suscité des oppositions féroces au sein du ministère del’Éducation nationale et des personnels enseignants, tout particulièrement. Leministère de l’Éducation nationale a ainsi contesté de manière virulente laconception de la décentralisation portée par le ministère de l’Intérieur 5 et plusfondamentalement le principe même de la décentralisation (Simon, 1992). Lesenseignants et les chefs d’établissement n’ont pas été en reste (Ferhat, 2007).La plupart des syndicats enseignants craignait que le projet ne remette en ques-tion le service public de l’éducation, et que le transfert de compétences auxcollectivités, en faisant entrer les élus dans le secteur de l’éducation, ne soitcontraire « aux principes d’homogénéité culturelle et de centralisation admi-nistrative » (Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, à l’Assemblée en octobre

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6. Article 14 de la loi du 22 juillet 1983.

1984, cité par Hatzfeld, 1991, p. 27). L’ampleur de ces mobilisations indiquela force de la ressource normative dont dispose l’État français en matièred’éducation.

L’État français dispose aussi de ressources administratives et juridiques impor-tantes pour intervenir dans les territoires infranationaux. L’organisation terri-toriale du ministère constitue la chaîne hiérarchique qui part du ministre et desservices centraux et « descend » jusqu’aux établissements scolaires, en passantpar les rectorats et les inspections académiques. L’État dispose d’un appareiladministratif dominé par le centre politique (« la rue de Grenelle » où se trouvele siège du ministère), structuré pour permettre la circulation des ordres, circu-laires, règlements, etc. Le ministre de l’Éducation nationale et les servicescentraux de ministère sont en effet compétents pour de vastes versants despolitiques d’éducation. La définition des programmes scolaires et le contrôlede leur application, la structuration du système scolaire, ainsi que le recrute-ment par des concours nationaux, et la rémunération des enseignants duprimaire et du secondaire en sont d’importantes déclinaisons.

Par comparaison, les collectivités territoriales se voient confier des responsabili-tés modestes par les lois de décentralisation : « la construction, la reconstruc-tion, l’extension, les grosses réparations, l’équipement et le fonctionnement » 6

des lycées pour les conseils régionaux, et des collèges pour les conseils généraux.Les conseils régionaux se voient aussi attribuer des responsabilités en matièrede planification financière et de planification des formations. Enfin, ils sontformellement responsables de l’acquisition des équipements pédagogiques.Avec la décentralisation, l’État établit donc une distinction nette entre les acti-vités pédagogiques, dont il reste le seul responsable, et les dimensions maté-rielles de l’enseignement, confiées aux collectivités. C’est une conséquence del’opposition de la communauté éducative, relayée par le ministère de l’Éduca-tion nationale, au projet de décentralisation.

Aux côtés de cette nouvelle allocation des responsabilités, la décentralisationse traduit aussi par un renforcement du processus de déconcentration. Il béné-ficie aux rectorats et accroît leur autonomie à l’égard des services centraux(Périé, 1991). Ce renforcement vise à améliorer le fonctionnement interne desservices du ministère, mais il se comprend aussi comme une stratégie défen-sive à l’encontre des nouveaux acteurs du secteur éducatif qu’étaient les collec-tivités au début des années 1980. Alors que la logique de la première vague dedéconcentration dans les années 1960 et 1970 était plutôt celle « délestage surles services extérieurs » des services centraux (Durand-Prinborgne, 1979, p.818), sans réel transfert de responsabilité, la loi d’orientation sur l’éducationde 1989 propose un rôle plus ambitieux pour les services déconcentrés del’État. Cela est renforcé en 1992 et l’adoption de la Charte de la déconcentra-tion et, depuis 2005, par l’introduction de la lolf. Les prérogatives de l’Étatfrançais, ainsi que son organisation administrative dans les territoires, sont

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7. Elle prévoit en particulier la possibilité de leur déléguer la compétence de l’État en matière de gestion desaides à la pierre.

donc autant de ressources importantes à sa disposition qui s’articulent autourde la mise en œuvre de l’égalité sociale et territoriale.

L’État français dispose enfin de ressources financières importantes pour inter-venir dans les territoires. Il reste le principal financeur de l’éducation enFrance, qu’il finançait à hauteur de 56, 6% en 2009. Cette même année, lescollectivités territoriales participaient pour 25,1% à son financement, contre11,1% pour les ménages et 6,7% pour les entreprises (DEPP, 2011). Cesproportions sont stables depuis plusieurs années. La diversité et l’importancedes ressources dont dispose l’État français en matière d’éducation en font unacteur déterminant de la politique d’éducation. Ses ressources sont considé-rables par comparaison avec celles des autres acteurs qui interviennent dans cesecteur, les collectivités territoriales en premier lieu.

Logement : Des ressources pour « garder la main » sur les territoires

Dans le secteur du logement, les ressources déployées par l’État, qui témoi-gnent de sa disposition à exercer un contrôle sur son territoire, sont égalementimportantes. L’affichage d’objectifs de politique publique concernant l’en-semble du territoire national et l’ensemble des citoyens constitue une premièreressource de l’État. Historiquement, dès les années 1950, le secteur du loge-ment fait l’objet d’un fort interventionnisme étatique, se concrétisant notam-ment dans l’encadrement et le soutien à la construction de logements sociaux.Cette politique est intégrée dans une visée plus large de contribution à lamodernisation économique et à la gestion raisonnée de l’urbanisation. Le loge-ment social apparaît alors comme l’une des facettes de la restructuration dessociétés capitalistes allant de pair avec l’expansion de l’État Providence. Ainsique l’exprime Philippe Zittoun, « Sur fond de consensus keynésien et univer-saliste après la guerre, l’ambition donnée aux organismes HLM est de logertous les français dans un logement HLM » (Zittoun, 2001, p. 15). La prépon-dérance d’une définition nationale de l’enjeu « logement » est manifeste égale-ment dans les résistances à la décentralisation au début des années 1980. Ainsidans le cadre des lois de décentralisation de 1982-1983, le logement reste unecompétence étatique, au nom du principe théorique d’égalité d’accès descitoyens au service public du logement. L’idée est alors que l’État doit demeu-rer le seul à pouvoir garantir un droit au logement pour tous à travers uneprogrammation cohérente des crédits sur l’ensemble du territoire. Les collec-tivités locales voient toutefois leur capacité d’action augmenter, en raison dela décentralisation de compétences périphériques au logement (urbanisme enparticulier) et du fait du caractère permissif des textes législatifs (Ballain, 2005; Quilichini, 2001, 2006). La loi Libertés et responsabilités locales du 13 août2004 fait un pas de plus. Elle comporte un volet consacré au logement et à laconstruction et confère un rôle accru aux intercommunalités et aux conseilsgénéraux 7. Malgré ces évolutions, un certain nombre de principes généraux

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8. Soulignons que dès les circulaires Guichard de 1971 et 1973, l’État promeut la dispersion de la constructionde logements sociaux pour aller à l’encontre des dynamiques de ségrégation.

continuent à être mis en avant par l’État central. La montée en puissance, àpartir des années 1990, du registre de la mixité sociale en est une illustration(Driant, 2009) ; les enjeux autour du droit au logement en est une autre. Cesdeux principes universalistes sont centraux dans la politique du logementsocial définie par l’État (Fée & Nativel, 2008 ; Sala Pala, 2005). Dans ces deuxcas, l’État se présente comme l’acteur à même de défendre et de mettre enœuvre ces principes, qu’il a défini comme structurants.

L’État conserve également un important arsenal d’instruments juridiques etadministratifs à sa disposition. Ces ressources luis permettent de mettre aupoint les « règles du jeu ». Cela concerne, par exemple, le domaine de la régle-mentation technique des opérations de construction (normes environnemen-tales, règles de sécurité, accès aux personnes handicapées, etc.), la définitiondu cadre et des objectifs du logement social, ou encore la régulation desrapports entre propriétaires et locataires, etc. (pour plus de précisions voirDriant, 2009). Ces instruments permettent aussi d’encadrer l’intervention desautres acteurs, et notamment des collectivités territoriales. Ainsi, un ensembled’instruments visant à intervenir sur les déséquilibres territoriaux entre villesou entre quartiers, restent entre les mains l’État central. La loi relative à lasolidarité et au renouvellement urbains (SRU) du 13 décembre 2000, quiprolonge la Loi d’orientation pour la ville (LOV) du 13 juillet 1991, apparaîtemblématique de la volonté étatique de promouvoir une certaine forme demixité sociale dans les territoires urbains 8. À contre-courant des pouvoirscroissants dont disposent les communes et intercommunalités pour définirleurs priorités en matière d’habitat et d’urbanisme, l’article 55 de cette loiimpose un taux de logements sociaux minimum de 20% dans les communesde plus de 3 500 habitants faisant partie d’une agglomération de plus de 50 000habitants.

Le troisième type de ressources identifié rassemble les instruments financiers.Ceux-ci constituent également une disposition permettant à l’État de contrô-ler son territoire et sa population. Les aides financières regroupent des aides àla pierre (financement de la production de logements) et des aides à la personne(aides destinées aux ménages pour l’achat ou la location d’un logement). Lerôle de l’État reste structurant aussi bien dans le financement, que dans la défi-nition des différents types d’aides. Au sein de ces ressources financières, nousnous intéressons plus précisément aux instruments fiscaux – sur lesquels secentreront les parties suivantes de l’article. Les instruments fiscaux représen-tent un versant de l’action de l’État qui s’est considérablement développé àpartir des années 1990 (Pollard, 2011). Parmi ceux-ci, une pluralité de dispo-sitifs ont pour point commun de viser à exercer un contrôle sur le territoire. Parexemple, les politiques dites de renouvellement urbain ou de rénovationurbaine comportent un volet de mesures fiscales – aux côtés d’autres instru-ments, comme la démolition/reconstruction de logements sociaux. Cet essor

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9. Quatre zones sont distinguées : A, B1, B2 et C. Pour chacune, et selon les dispositifs, plusieurs élémentsvarient : loyers plafonds, ressources maxima des locataires, etc.

d’une politique fortement centralisée d’exemptions fiscales est décrite parRenaud Epstein (Epstein, 2006), en particulier à partir du Pacte de relancepour la ville de 1996. D’autres dispositifs, également de nature fiscale, ontpour objectif d’encourager la construction de logements neufs. Ainsi, les dispo-sitifs fiscaux en faveur de l’investissement locatif (dispositifs Périssol, Robien,Borloo, Scellier, etc.), qui visent à orienter les activités des acteurs de marché,sont devenus un axe important de l’intervention de l’État dans le secteur dulogement (Vergriete et Guerrini, 2012 ; Vergriete, 2013). Ces mesures s’ap-puient sur un découpage territorial, régulé par l’arrêté du 29 avril 2009 9 etayant pour objectif d’adapter les aides concédées à certaines conditions, et enparticulier au caractère plus ou moins tendu des marchés immobiliers locaux.

Dans le secteur du logement, différentes ressources permettent donc à l’Étatcentral d’intervenir sur son territoire, de façon différenciée, et d’encadrer l’ac-tion des autres acteurs sur ce territoire. Sur la base de cette première opération-nalisation du pouvoir infrastructurel, centrée sur les ressources de l’État, laconclusion est que ce dernier est caractérisé par un pouvoir infrastructurelélevé. Sur les plans tant normatif, que juridique et administratif, ou encorefinancier, ce dernier dispose de ressources importantes. Pourtant, en confron-tant cette approche par les ressources à celle qui examine la capacité de l’Étatà les déployer et à les mettre en œuvre effectivement, il apparaît que cetteconclusion doive être substantiellement révisée.

Le pouvoir effectif de l’État à travers les réseaux d’acteursLa littérature qui mobilise le concept de pouvoir infrastructurel identifie unedeuxième opérationnalisation qui est, elle, centrée sur « le poids de l’État ».Par rapport à l’opérationnalisation par les ressources, celle-ci est « more reluc-tant to assess power based on the resources at the disposal of the central state,and more concerned with how states are limited and constructed by nonstateactors » (Soifer, 2008, p. 239). L’attention aux policy outcomes est ici centrale,et l’on prend en compte à la fois les effets souhaités et visés par l’État, et ceuxqui n’ont pas été anticipés. C’est la combinaison des deux qui permet de quali-fier le pouvoir infrastructurel de l’État.

Cette opérationnalisation du pouvoir infrastructurel requiert des donnéespermettant de saisir les effets des politiques de l’État sur la société, pourreprendre les termes de Mann. Nous commençons notre analyse du poids del’État en nous intéressant à sa capacité à coordonner et à orienter les acteursqui interviennent dans les territoires, que ceux-ci soient publics ou privés.Nous analysons deux politiques particulières de l’État en matière d’éducationet de logement puisque, dans le cadre de cet article, il n’était pas possible derendre compte des policy outcomes de l’ensemble des politiques d’éducation

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10. La planification des formations a été étudiée par ailleurs par Hélène Buisson-Fenet et Eric Verdier (2012).

et du logement. Pour chacune d’elles, nous avons choisi une politique crucialepour tester son pouvoir infrastructurel. Dans le cas de l’éducation, il s’agit dela politique de l’État relative aux équipements pédagogiques des établisse-ments scolaires, ici les lycées, dont la définition est à la charge des acteursétatiques et pour laquelle les conseils régionaux sont uniquement chargés dela mise en œuvre. Dans le cas du logement, on s’intéresse aux dispositifsfiscaux d’incitation à l’investissement locatif. Ceux-ci constituent un nouvelinstrument de l’État pour intervenir sur les marchés du logement en zonestendues en orientant les comportements des acteurs de marché. Dans les deuxcas, on s’attend donc à ce que la capacité des acteurs étatiques à coordonnerles acteurs non-étatiques soit importante.

Éducation : une capacité variable des acteurs étatiques à orienter lespolitiques d’équipements pédagogiques des régions

Dans le cas de l’éducation, la politique de l’État relative aux équipements péda-gogiques des lycées est un cas crucial pour tester son pouvoir infrastructurel.Depuis le milieu des années 1980, en effet, la lecture des lois de décentralisa-tion opérée par les acteurs étatiques s’est attachée à conforter la distinction entrele pédagogique et le matériel. Dès lors, le ministère de l’Éducation nationales’est mobilisé pour conforter son monopole pédagogique en défendant sa capa-cité à définir les normes pour les équipements pédagogiques des lycées. Deplus, avec l’appui du ministère de l’Intérieur, il s’est aussi mobilisé pour sedégager des versants matériels des politiques régionales d’éducation, ou plusexactement de leurs implications financières. Depuis le milieu des années 1980,toute renégociation des critères de définition des dotations de décentralisationa été refusée, tandis que la capacité des acteurs étatiques à édicter les normesde sécurité des bâtiments était maintenue (Dupuy, 2010). Les acteurs centrauxdu ministère de l’Éducation nationale ont souhaité garder la main sur le versantpédagogique des politiques des gouvernements régionaux, tout en se dégageantdes autres versants. La question qui se pose est donc celle de la capacité effec-tive des acteurs étatiques à contrôler, orienter ou intervenir sur les versants despolitiques régionales d’enseignement secondaire qui comportent, d’une manièreou d’une autre, des dimensions pédagogiques. On peut en identifier deux : leversant sur les équipements pédagogiques et celui sur les politiques d’actionéducative, conduites en dehors de leurs compétences formelles, et qui dési-gnent, notamment, les politiques de gratuité ou d’aide financière à l’acquisi-tion des manuels scolaires et des équipements personnels pour les élèves del’enseignement technologique ou professionnel. Ils s’ajoutent au versant patri-monial des politiques régionales, qui concerne les bâtiments des lycées et laplanification financière 10. Pour les deux versants des politiques régionales quicomportent des dimensions pédagogiques, les configurations de relations entreles acteurs centraux du ministère de l’Éducation nationale, ses acteurs décon-centrés et les conseils régionaux sont différentes.

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Les conseils régionaux sont formellement responsables de l’acquisition deséquipements pédagogiques des lycées, sur la base des recommandations desservices déconcentrés de l’État. Incarnant le monopole des compétences enmatière pédagogique revendiqué par les acteurs de l’État, ces derniers tententeffectivement d’imposer aux conseils régionaux des normes et des exigencesrelatives aux équipements pédagogiques. Mais les conseils régionaux instau-rent des règles du jeu, plus ou moins formalisées selon les régions, qui lesamènent à négocier l’acquisition de ces équipements avec les rectorats. Demanière générale, les conseils régionaux contestent l’ampleur et le degré d’exi-gence des normes relatives aux équipements pédagogiques des lycées. Lesrègles du jeu progressivement instaurées pour en traiter s’expliquent par lavolonté très marquée de maîtriser leurs dépenses, mais aussi, de ne pas se voirimposer une partie de leur action publique par l’État. Ces règles du jeu ontpris des formes différentes selon les régions (Dupuy, 2010).

La capacité des acteurs étatiques déconcentrés à effectivement orienter lespolitiques d’équipements pédagogiques des conseils régionaux s’avèrevariable. Comme le souligne Agnès Van Zanten, la régulation est « déléguée »de manière implicite aux échelons locaux de l’État (2006). Leur capacité àorienter le versant des politiques régionales qui concerne les équipementspédagogiques dépend donc des rapports de force qui s’instaurent entre lesconseils régionaux. Or sur ce plan, ces derniers disposent de ressources, plusou moins importantes selon les régions, qui leur permettent de négocier lesrègles du jeu avec les services déconcentrés. Ces ressources sont non seule-ment financières, puisque ce sont eux qui financent les équipements pédago-giques, mais elles relèvent aussi de leur position nodale entre les chefsd’établissement et les services déconcentrés. Les conseils régionaux sont eneffet en position de recueillir les demandes de ces différents acteurs de manièrecontradictoire, puisqu’ils entretiennent des relations directes avec les chefsd’établissement, mais aussi avec les personnels des services déconcentrés. Cesdernières ont souvent été facilitées par l’origine professionnelle des directeurset des chefs de service des directions des lycées des conseils régionaux,souvent des anciens « de la maison Éducation nationale ». Ceux-ci apportentainsi une connaissance interne du fonctionnement général des services recto-raux et du ministère. Par conséquent, selon l’état des ressources et des négo-ciations des conseils régionaux et des rectorats, la capacité effective des acteursde l’État, ici les services déconcentrés, à orienter effectivement les acquisi-tions d’équipements pédagogiques varie dans l’espace et dans le temps.

Lorsque l’on considère la capacité de l’État à coordonner les acteurs dans lesterritoires infranationaux, il apparaît donc qu’elle est limitée. Elle l’est par lesressources des gouvernements régionaux, qui peuvent être en mesure de négo-cier la mise en œuvre des politiques de l’État concernant les équipementsscolaires. Elle l’est aussi par la modalité de relations entre les services centrauxet les services déconcentrés de l’État, qui laissent ces derniers dans l’incapa-cité d’utiliser certaines des ressources de l’État central dans leurs relationsavec les gouvernements régionaux.

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11. Schématiquement, ces dispositifs fonctionnent de la manière suivante : l’acquisition d’un logement neufpermet à un contribuable de déduire de ses impôts un amortissement correspondant à un pourcentage du prixd’acquisition du logement, à condition de s’engager à mettre ce logement en location pendant un nombre d’an-nées fixé par le dispositif. Des montants plafonds de loyers sont généralement fixés et certaines conditionsrelatives aux ressources maxima des locataires peuvent être stipulées.12. Ce problème découlerait du fait que les plafonds de loyers fixés par la loi auraient poussés les investisseursà aligner le prix de leurs loyers sur ces prix, en dépit des conditions du marché local.13. Rapport d’information sur l’évaluation des dispositifs fiscaux d’encouragement à l’investissement locatif,présenté par François Scellier et Jean-Yves Le Bouillonnec (députés), juillet 2008.14. Voir notamment : « L’investissement locatif : à qui profite le dispositif Robien ? », ANIL, Habitat Actualité,Novembre 2005.

Logement : Quand l’État délègue aux acteurs privés… et perd le contrôledes effets territoriaux de ses instruments

Pour rendre compte du poids effectif de l’État dans le secteur du logement,nous nous centrons sur un versant plus circonscrit de son action : les disposi-tifs fiscaux d’incitation à l’investissement locatif 11. Ces dispositifs visent àpromouvoir une offre de logements locatifs privés, détenus par des particu-liers, tout en constituant un encouragement substantiel au secteur du bâtiment.Deux raisons principales incitent à considérer cet instrument comme un cascrucial pour l’analyse des politiques étatiques dans le secteur. En premier lieu,ils participent d’une tendance plus large, depuis les années 1990, de montée enpuissance des aides fiscales dans le secteur du logement (Pollard, 2011).Introduits au début des années 1980, fortement développés à partir du milieudes années 1990, ils deviennent en l’espace d’une quinzaine d’années desoutils centraux de l’intervention étatique. En second lieu, ces dispositifs appa-raissent extrêmement efficaces, au plan quantitatif, pour faire produire des loge-ments par les promoteurs immobiliers. On observe ainsi qu’au cours des deuxdernières décennies, les variations de la construction de logements privés ontété corrélées au caractère plus ou moins avantageux des dispositifs pour lescontribuables (Bosvieux, 2011). Si l’on s’en tient à une analyse du pouvoir infra-structurel de l’État reposant sur les ressources déployées par celui-ci pour enca-drer le secteur, cet instrument semble aller dans le sens d’un renforcement de cepouvoir. Mais si l’on prend en compte la capacité effective de l’État à interve-nir dans les territoires et à orienter l’action des autres acteurs via cet instrument,les résultats sont plus nuancés.

Un certain nombre d’indices témoignent en effet des difficultés de l’État àmaîtriser les effets territoriaux de ces dispositifs. Ces derniers ont été vive-ment critiqués dès le début des années 2000. De nombreux scandales ontéclaté, notamment à partir de la mise en œuvre du dispositif Robien (introduiten 2003, remodelé en 2005). Ce dispositif a été accusé d’avoir fait monter lesprix des loyers, en étant aveugle aux disparités des marchés locaux 12. En outre,un certain nombre de communes, dont les villes de Tarbes, Montauban, Albi,etc. ont été désignées comme des zones d’excès, où ce dispositif aurait contri-bué à une relative surproduction de logements. Le rapport des députés FrançoisScellier et Jean-Yves Le Bouillonnec 13, ainsi que les travaux de l’ANIL surcette question 14, pointent ainsi le développement, du fait de ces dispositifs,d’une offre de logements parfois excédentaire dans certaines villes moyennes

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15. Cf. enquête du Crédit foncier sur les risques locatifs, juillet 2009.

et départements ruraux (la Corrèze, le Gers, l’Indre, etc.). Les adaptationsfaites au niveau de l’État central, se traduisant par l’introduction de nouveauxdispositifs, qui visent une meilleure adaptation aux situations locales, n’ontpas suffit à faire face aux difficultés rencontrées. Ainsi, si le dernier dispositifen date, dit dispositif Scellier, est apparu efficace pour stimuler la productionde logements, le réajustement du zonage qu’il introduit a été rapidement remisen cause. Les plafonds de loyer restent élevés et des zones déjà jugées en situa-tion de surproduction ont été maintenues dans le dispositif 15. Malgré desréajustements fréquents, l’intervention étatique reste largement incapable demaîtriser les effets territoriaux de ces dispositifs.

Cette difficulté renvoie au rôle des acteurs de marché dans la mise en œuvrede ces dispositifs fiscaux. Car une fois les niches fiscales créées, leur essor estétroitement dépendant de stratégies et pratiques des acteurs du marché, et enparticulier des promoteurs immobiliers (Pollard, 2010) et des acteurs duconseil en gestion de patrimoine (Vergriete et Guerrini, 2012). Les promoteursimmobiliers participent à la mise en œuvre de ces dispositifs en contribuantactivement à leur diffusion, en particulier en orientant leur communicationvers la vente de ces produits, en créant de nouveaux produits permettant demaximiser l’avantage fiscal, ou encore en formant leurs commerciaux à lavente de ces dispositifs. L’incapacité des acteurs étatiques à encadrer l’actiondes promoteurs immobiliers tient aussi à la nature fiscale de l’instrument, quirend les conditions de mise en œuvre cruciales. L’aide publique constitue unepossibilité dont peuvent se saisir, ou non, les acteurs, sans que l’État puisseavoir le contrôle du nombre d’acteurs qui vont l’utiliser. Cela va de pair avecun pilotage relativement peu contraignant pour l’État, notamment si oncompare avec celui de subventions (qui implique des fonctionnaires chargésde l’instruction des dossiers). Dans le cas de procédures fiscales, une fois la loipubliée, avec ses textes d’application et les instructions fiscales, l’administra-tion n’a pas nécessairement de suivi à effectuer. Au total, les dispositifs fiscauxd’incitation à l’investissement locatif témoignent d’une capacité renouveléed’action pour l’État central (Pollard, 2011), en termes de relance de la produc-tion de logements neufs, mais qui opère au prix d’une difficulté à en maîtriserles effets territoriaux.

Dans les deux politiques étudiées ont été mises en exergue les limites dupouvoir infrastructurel de l’État, considéré sous l’angle de la capacité de l’Étatà coordonner les acteurs dans les territoires infranationaux. Le décalage entreles discours et les ressources développées par l’État central pour agir sur sesterritoires et leur mise en œuvre effective est net. Dans le cas de l’éducation,ce sont les stratégies et ressources des gouvernements régionaux face auxservices déconcentrés de l’État qui amènent à conclure aux limites du pouvoirinfrastructurel de l’État. Dans celui du logement, c’est le rôle joué par lesacteurs privés dans la mise en œuvre de dispositifs fiscaux.

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16. Cette base de données rassemble sur une base quasi-exhaustive les publications de la DEPP (quelsqu’aient été les noms successifs donnés à la direction chargée des études, de la construction et du recueil dedonnées statistiques au sein du ministère).

Le pouvoir effectif de l’État à travers les dispositifs deconnaissanceNous poursuivons notre analyse du poids de l’État en nous tournant vers lesdispositifs de connaissance à la disposition des acteurs étatiques français dansles deux politiques étudiées. Nous nous appuyons sur le travail de James Scott(1998), qui se concentre sur le préalable à l’intervention de l’État : la produc-tion de connaissances sur les pans de son environnement sur lequel il chercheà intervenir. En enquêtant sur ce que les acteurs étatiques savent des territoiresinfranationaux, on recueille des éléments de caractérisation des domaines surlesquels l’État intervient effectivement, c’est-à-dire, sur les domaines danslesquels il déploie effectivement ses ressources. Cette approche est donccomplémentaire de l’attention portée à la capacité des acteurs étatiques à coor-donner et à influencer les acteurs sociaux et politiques.

Éducation : La myopie de l’État à l’égard des politiques d’action éducativedes régions

Depuis le transfert des lycées aux conseils régionaux en 1986, les acteursétatiques ont défendu une stricte division des tâches, entre les activités péda-gogiques, à la charge de l’État, et les activités patrimoniales et d’équipement,à la charge des conseils régionaux. Cette conception de la répartition du travaila conduit les services centraux à une myopie générale à l’égard d’un versantdes politiques régionales, conduit en dehors de responsabilités formelles fixéespar les lois de décentralisation : les politiques d’action éducative. La mécon-naissance de ces dispositifs d’action publique est particulièrement surprenantedans la mesure où ils se situent à la frontière des activités pédagogiques, surlesquelles les acteurs du ministère de l’Éducation nationale revendiquent unmonopole d’intervention. Dans certaines régions, des dispositifs d’actionéducative ont été introduits de manière ponctuelle depuis la fin des années1980, mais c’est avec l’introduction de la gratuité des manuels scolaires par leconseil régional du Centre, en 1998, qu’ils sont développés dans l’ensembledes régions. Ces dispositifs portent notamment sur la gratuité ou l’aide finan-cière à l’acquisition des manuels scolaires et des équipements personnels pourles élèves de l’enseignement technologique ou professionnel (équipements desécurité pour les formations en génie civil ou électrique, couteaux pour lesélèves des formations hôtelières par exemple) et le soutien aux voyagesscolaires et aux projets pédagogiques des établissements.

L’examen systématique des travaux rendus publics de la Direction del’Evaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) du ministère del’Éducation nationale grâce à la base de données en ligne « Acadoc » 16, ainsi

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17. Et ayant donc une connaissance fine des données produites, ou pas, par les services du ministère.

que des publications du ministère documente l’invisibilité de ce versant despolitiques régionales. On ne trouve aucune donnée, d’ordre descriptif ou analy-tique, s’y rapportant. De manière frappante, cela est en particulier le cas de lapublication intitulée Géographie de l’Ecole, lancée en 1993, dont l’originalitéest pourtant de proposer des données à l’échelle académique ou régionale.Comme le signalent des hauts-fonctionnaires des services centraux du minis-tère, « En opérant une distinction nette entre le domaine pédagogique, définide façon étroite en référence aux programmes et à la gestion du personnelenseignant, et le reste sans chercher (…) à connaître et à réguler les nouvellesformes de recomposition de l’action éducative aux différentes échelles locales,son pouvoir se trouve considérablement rétréci et affaibli » (Van Zanten, 2006,p. 201). Plus exactement, la capacité des acteurs de l’État à orienter et enca-drer les activités à teneur pédagogiques sur les territoires infranationaux s’entrouve donc directement affectée. La consultation des dossiers de travail dubureau des comptes de l’Éducation, et des entretiens avec des responsables enposte depuis plus de trente ans 17 confortent le constat de l’absence de connais-sances par l’État central des politiques régionales conduites hors compétences.Ainsi, la DEPP ne dispose d’aucun dispositif de suivi de l’action publique régio-nale, et en particulier de l’action publique régionale conduite hors compé-tences. Cela est vrai aussi sur le plan financier : le bureau des comptes del’éducation de la DEPP recueille des données sur les dépenses annuelles desrégions en matière d’éducation, mais sans qu’il ne soit possible d’isoler lesdépenses liées aux interventions hors compétences des conseils régionaux. Deplus, la consultation des dossiers de travail du bureau des comptes de l’édu-cation révèle que ses personnels s’appuient sur la presse grand public pourtenter de se tenir au courant des initiatives des conseils régionaux en la matière.Les services déconcentrés, pour leur part, sont intégrés par les conseils régio-naux à des comités de réflexion et/ ou de pilotage de ces dispositifs d’actionpublique conduit hors compétences. Ils le sont pour des raisons stratégiques,car leur participation à l’élaboration de ces dispositifs permet aux régions deles rendre recevables auprès de la communauté éducative. Toutefois, les infor-mations qu’ils rassemblent à cette occasion ne sont pas collectées par l’éche-lon central concerné (Dupuy, 2010). Ainsi, et paradoxalement compte-tenu dumonopole d’intervention en matière pédagogique revendiqué activement parles acteurs étatiques depuis la décentralisation, les acteurs étatiques centrauxméconnaissent très largement les politiques d’action éducative des gouverne-ments régionaux, qui se situent pourtant à la frontière du pédagogique et dumatériel. Cette myopie de l’État ouvre des marges de manœuvre inattenduesaux conseils régionaux.

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18. Voir le rapport de juin 2008 de la mission d’information sur les niches fiscales, intitulé : « Maîtriser la dépensefiscale : pour un impôt plus juste et plus efficace », et le rapport de l’OCDE de février 2010 : « Les dépensesfiscales dans les pays de l’OCDE ».19. cf. le rapport de la DGUHC : Evaluation des dispositifs d’aide à l’investissement locatif , Février 2008.20. Notons qu’une commande passée par la Direction Générale de l’Aménagement, du Logement et de laNature (DGALN) au Centre d’étude Technique de l’Equipement Nord Picardie vise à combler ce manque dedonnées fines : Étude exploratoire : les logements produits grâce à l’investissement locatif fiscalement aidé desménages, Janvier 2013.

Logement : Des connaissances produites par les acteurs économiques dusecteur

Dans le cas du logement, cette réflexion sur les dispositifs de connaissancenous invite à creuser le cas des dispositifs fiscaux d’incitation à l’investisse-ment locatif. Les limites du pouvoir infrastructurel de l’État sont perceptiblesdans la difficulté de l’État à contrôler les effets territoriaux de ces dispositifs.Un autre indice de ces limites réside dans le manque d’outils de connaissancede l’État sur ces dispositifs. Ce déficit contraste avec le besoin de connais-sance de l’État, dans ce domaine, affiché de manière récurrente. Le constatd’effets non maîtrisés des dispositifs fiscaux a appelé, à plusieurs reprises, àdes recalibrages des zones géographiques concernées. Mais les données utili-sées pour la redéfinition des dispositifs n’ont pas été produites directementpar l’État. De plus, des évaluations sont également apparues indispensablespour chiffrer le manque à gagner de l’État. Malgré des évolutions cherchant àclarifier le coût des niches fiscales, l’accusation d’insuffisance de leur évalua-tion est récurrente. Depuis la publication du rapport du Conseil des impôts de2003 18, un nombre croissant de rapports publics soulève ce problème.

Plusieurs éléments permettent d’éclairer le fait que cette évaluation reste trèslacunaire. Pour que ces dispositifs puissent faire l’objet d’une évaluationprécise, il faudrait recenser tous les propriétaires de logements qui déduisent,dans leur déclaration d’imposition sur le revenu, une partie de leur investisse-ment immobilier. Or plusieurs raisons compliquent le recueil de cette informa-tion : la succession et la superposition d’un grand nombre de dispositifs,l’informatisation limitée des informations portant sur les revenus fonciers, lemanque de fiabilité des études portant sur les revenus locatifs 19. On observedonc une tension entre les besoins de connaissance de l’État et les difficultésque celui-ci rencontre à les produire. Malgré ses besoins de connaissances,l’État renonceà la production de connaissances localisées fines 20.

Dans ce contexte d’incertitude, l’État est en position de demandeur d’exper-tise et se tourne vers les acteurs privés du secteur. Les promoteurs immobiliersdisposent d’informations recueillies au moment de la vente des appartementsqu’ils construisent. Ces données remontent, pour partie au moins, auxchambres régionales, qui les communiquent à la fédération professionnellenationale. De fait, l’État se base largement sur les informations agrégées four-nies par les promoteurs immobiliers. Ceci renforce sa dépendance à l’égard desacteurs de marché dans l’évaluation et la diffusion de ces dispositifs.L’utilisation de ces données par les acteurs étatiques pose certains problèmes,notamment parce que la production de ces données induit un biais important :

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21. Patrice Vergriete évalue leur part à environ 1/3 des logements produits grâce à ces dispositifs (Vergriete,Guerrini, 2012).

les logements comptabilisés sont ceux achetés à des promoteurs, de sorte queceux construits directement par les particuliers pour être loués, et qui rentrentdans ces dispositifs 21 (souvent des maisons individuelles), ne sont pas pris encompte. Au total, la connaissance des effets quantitatifs nationaux apparaît« suffisante » aux acteurs étatiques : les effets globaux de ces dispositifspriment sur les dysfonctionnements territoriaux. Tout se passe donc comme sil’État gagnait en marge d’action, mais au prix d’une perte de contrôle de lamise en œuvre et des effets territoriaux de ces dispositifs. Autrement dit, sacapacité à gouverner ce secteur d’action publique semble ici opérer auxdépends de sa capacité à gouverner les territoires infranationaux par ces mêmesdispositifs.

Dans les deux cas, l’État renonce donc à développer des outils propres pourconnaître certains versants des territoires et des activités qui y sont conduites.Sa capacité à y déployer ses ressources, et donc son pouvoir infrastructurel, setrouve ainsi contrainte par l’absence de connaissances sur les versants péda-gogiques des politiques régionales et par la production de connaissances quireposent sur les acteurs privés du secteur du logement.

Dans un contexte où existent de multiples indices de la réaffirmation de l’État,appréhender le pouvoir de l’État sur ses territoires constitue un enjeu capital.En mobilisant la notion de pouvoir infrastructurel de l’État développée parMichael Mann (1984), nous avons questionné ce pouvoir à partir de deuxétudes de cas sectorielles. Dans le secteur de l’éducation comme dans celuidu logement en France s’entrecroisent des dynamiques de décentralisation etdes processus visant, pour l’État, à garder la main sur la conduite des poli-tiques publiques. L’État dispose d’une pluralité de ressources pour interveniret contrôler les territoires. Certaines ressources ont été développées sur le longterme, à l’image des ressources normatives, tandis que d’autres sont plusrécentes, comme c’est le cas des dépenses fiscales dans le secteur du loge-ment. L’approche de Michael Mann permet de prendre en compte l’existencede ces ressources, sans s’y limiter. Elle invite à considérer également ledéploiement effectif de ses ressources, et ainsi, le poids effectif de l’État dansles territoires. Il a été appréhendé en combinant deux entrées : la place de l’Étatcentral dans les rapports entre acteurs dans les territoires, et les dispositifs deconnaissances qui lui permettent de connaître les réalités territoriales. Si lesressources à disposition de l’État sont plus importantes dans le secteur del’éducation que dans celui du logement, on observe dans les deux cas deslimites fortes à la capacité de l’État central à orienter et à contrôler les poli-tiques menées dans les territoires infranationaux. La capacité de l’État à coor-donner les gouvernements régionaux (dans les politiques d’éducation) n’estfinalement pas supérieure à sa capacité à coordonner les acteurs de marché

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(dans les politiques du logement). Par ailleurs, pour ce qui est des dispositifsde connaissance, on constate que l’État est encore plus ignorant des activitésdes gouvernements régionaux que des activités des acteurs de marché. Lacomparaison de ces deux politiques, indépendantes l’une de l’autre, et impli-quant des interactions de l’État central avec différents acteurs (collectivitésterritoriales et acteurs de marché), permet d’affirmer que les résultats obtenusprésentent une certaine généralité.

Ces résultats conduisent donc à revenir sur la littérature récente en France surl’État dans les territoires infranationaux. Dans la continuité de ces travaux,nous avons identifié des indices de la persistance de l’État dans les territoiresinfranationaux, notamment via les ressources dont il dispose. L’analyse propo-sée ici invite toutefois à placer l’accent sur l’effectivité de la mobilisation deces ressources. Et dans cette perspective, ce sont les limites du pouvoir del’État dans les territoires, et notamment ses difficultés à connaître et à orien-ter les interventions des autres acteurs, qui apparaissent premières. L’Étatcentral est bien présent dans les territoires, mais il n’est pas toujours celui quimène la danse.

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DE LA SOCIÉTÉ

/·eWDW�HW�VHV�WHUULWRLUHVComment s’organisent les relations entre pouvoir central et pouvoirs locaux ? Cette question classique des sciences sociales, qui a longtemps été centrale dans la sociologie politique de l’action publique française, a été progressivement délaissée par les chercheurs. Elle connaît un regain d’actualité, dans un contexte d’approfondissement de la décentralisation et d’accumulation des réformes de l’État d’inspiration néo-managériales.

Ce numéro de Sciences de la Société cherche à comprendre les conséquences territoriales des réformes de l’État de ces dernières années, qui ont profondément recomposé son organisation et ses modalités d’intervention locale. Sans renouer avec une perspective stato-centrée qui était celle qui prévalait dans les années 1970, il s’agit ici de réintroduire l’État dans l’analyse des politiques locales et, réciproquement, de saisir par l’action publique locale les transformations de l’État. Afin de mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une réaffirmation de l’État dans la gestion publique des territoires, trois options sont privilégiées : d’importantes analyses empiriques, une variété de secteurs et un intérêt pour les réformes qui travaillent l’institution bureaucratique elle-même. Ce faisant, les articles réunis dans cette livraison apportent des éclairages contrastés sur le sens des restructurations en cours.

Dossier coordonné par Jérôme AUST, Cécile CRESPY, Renaud EPSTEIN, Hélène REIGNER

État • État local • déconcentration • territorialisation • élus locaux • action publique • professions

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Presses Universitaires du Mirail Université de Toulouse II-le Mirailw3.pum.univ-tlse2.fr

Prix : 21 !

w3.scsoc.univ-tlse2.fr/

Revue publiée avec le concours du CNRS, du Centre national du livre

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PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL N° 90 2013

N° 90 2013

LERA 90Code Sodis : F352860

ISBN : 978-2-8107-0285-5

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