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1 « ‘L’Odyssée de l’espèce’ : une préhistoire imaginaire », Paru dans Le Nouvel Observateur, n° 64, hors-série, décembre 2006-janvier 2007, pp. 70-75. Au XVIII e siècle, en supprimant dans le mythe de la fin de l’âge d’or le motif d’une intervention surnat urelle, des penseurs matérialistes ont imaginé que la culture humaine était née au moment où nos ancêtres, privés de conditions protectrices d’une « nature mère », avaient dû affronter une existence périlleuse mais stimulante au sein d’une « nature marâtre ». L’explication de l’origine de l’homme défendue par Yves Coppens, qui associe le début de l’anthropogenèse au passage de nos premiers aïeux d’une forêt bienveillante à une savane hostile, reprend le vieux schème mythique. Science ou fiction ? Pourquoi cette théorie a-t-elle été spontanément perçue comme crédible ? Les dictionnaires affirment que la fiction, artifice spécieux de limagination, est le contraire de la réalité du monde extérieur à notre esprit. Maîtresse derreur et de fausseté, limagination ne pourrait que nous égarer, tandis que la raison, dont la science représente le parachèvement, nous donnerait un accès privilégié aux certitudes sur la réalité. Les philosophes modernes se sont fait fort débranler ce bel agencement de distinctions de sens commun. Leurs arguments sont convaincants. Dune part, remarquent-ils, les fictions se nourrissent dune connaissance positive du réel, en conséquence de quoi des vérités incontestables se dissimulent fréquemment sous les apparences fictionnelles. Dautre part, la raison scientifique ne dédaigne pas le recours à l imagination et ses théories ressemblent souvent aux fictions, pour autant quelles postulent lexistence dentités inaccessibles à une observation directe (sélection naturelle, big bang, société, culture, etc.), ou quelles mettent entre parenthèses une partie du réel, afin de construire des modèles réduits du monde, qui sont à la réalité ce que la carte est au paysage, cest-à-dire des approximations fictives plutôt quun reflet fidèle des phénomènes tangibles. Mais les similitudes sarrêtent là. Les fictions de l art, nous les tenons en estime lorsquelles partent du réel pour le transcender et nous en affranchir dans limagination. Quant aux fictions de la science, à l’inverse, nous les prenons au sérieux quand elles partent de limagination pour nous rapprocher du réel. Ainsi, bien que la frontière entre l art et la science comme instruments de connaissance soit poreuse, les raisons qui rendent attractives les

‘L’Odyssée de l’espèce’ : une préhistoire imaginaire. A propos du film de Jacques Malaterre

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« ‘L’Odyssée de l’espèce’ : une préhistoire imaginaire »,

Paru dans Le Nouvel Observateur, n° 64, hors-série, décembre 2006-janvier 2007, pp. 70-75.

Au XVIIIe siècle, en supprimant dans le mythe de la fin de l’âge d’or

le motif d’une intervention surnaturelle, des penseurs matérialistes ont

imaginé que la culture humaine était née au moment où nos ancêtres,

privés de conditions protectrices d’une « nature mère », avaient dû

affronter une existence périlleuse mais stimulante au sein d’une

« nature marâtre ». L’explication de l’origine de l’homme défendue

par Yves Coppens, qui associe le début de l’anthropogenèse au

passage de nos premiers aïeux d’une forêt bienveillante à une savane

hostile, reprend le vieux schème mythique. Science ou fiction ?

Pourquoi cette théorie a-t-elle été spontanément perçue comme

crédible ?

Les dictionnaires affirment que la fiction, artifice spécieux de l’imagination, est le

contraire de la réalité du monde extérieur à notre esprit. Maîtresse d’erreur et de fausseté,

l’imagination ne pourrait que nous égarer, tandis que la raison, dont la science représente le

parachèvement, nous donnerait un accès privilégié aux certitudes sur la réalité.

Les philosophes modernes se sont fait fort d’ébranler ce bel agencement de

distinctions de sens commun. Leurs arguments sont convaincants. D’une part, remarquent-ils,

les fictions se nourrissent d’une connaissance positive du réel, en conséquence de quoi des

vérités incontestables se dissimulent fréquemment sous les apparences fictionnelles. D’autre

part, la raison scientifique ne dédaigne pas le recours à l’imagination et ses théories

ressemblent souvent aux fictions, pour autant qu’elles postulent l’existence d’entités

inaccessibles à une observation directe (sélection naturelle, big bang, société, culture, etc.), ou

qu’elles mettent entre parenthèses une partie du réel, afin de construire des modèles réduits du

monde, qui sont à la réalité ce que la carte est au paysage, c’est-à-dire des approximations

fictives plutôt qu’un reflet fidèle des phénomènes tangibles.

Mais les similitudes s’arrêtent là. Les fictions de l’art, nous les tenons en estime

lorsqu’elles partent du réel pour le transcender et nous en affranchir dans l’imagination. Quant

aux fictions de la science, à l’inverse, nous les prenons au sérieux quand elles partent de

l’imagination pour nous rapprocher du réel. Ainsi, bien que la frontière entre l’art et la science

comme instruments de connaissance soit poreuse, les raisons qui rendent attractives les

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fictions imaginaires de l’art ne semblent pas les mêmes que celles qui nous font apprécier les

fictions réalistes de la science.

Georges Duhamel a naguère remarqué que « nous aimons les fictions dans la mesure

même où la fable reste assez dépendante du monde réel pour que nous ne sentions jamais

mourir en nous le sentiment du vrai ». En ce qui concerne les œuvres artistiques, ce sentiment

du vrai naît lorsqu’une correspondance s’établit entre une représentation imaginaire du réel,

conçue par l’artiste, et la représentation que son public possède préalablement du réel. Si

Bouvard et Pécuchet trouvaient « ressemblants » les portraits d’anciens rois de France sans en

connaître les modèles, c’est qu’ils jugeaient la ressemblance non par rapport aux

physionomies réelles de rois, dont ils ignoraient tout, mais par rapport à une représentation

convenue qu’ils avaient de ces rois ; et puisque l’artiste moderne qui en avait confectionné les

effigies puisait dans la même imagerie conventionnelle que ses spectateurs, le « sentiment du

vrai » produit par la fiction picturale était ici parfait.

À cet égard, les œuvres de la science sont censées se distinguer nettement des œuvres

artistiques : loin de chercher à flatter les idées reçues, les conceptions scientifiques doivent

susciter l’adhésion à cause de la solidité de leur assise empirique et de la cohérence de leur

démonstration. Si l’imagination est bel et bien à l’origine des hypothèses scientifiques, qui ne

sont initialement que des vues de l’esprit proches de la fiction, leur acceptation en tant que

savoirs doit découler en définitive de leur conformité non à ce que nous croyons être le réel,

mais au réel véritable, la fermeté du lien entre la représentation et la chose représentée étant

contrôlée par des procédés techniques qui distinguent la rigueur de la pensée scientifique

d’avec les licences de la pensée ordinaire. Pourtant, les choses se passent-elles toujours ainsi

dans notre meilleur des mondes possibles ? Afin d’apporter un élément de réponse à cette

question, prenons comme exemple une explication très populaire de l’origine de l’homme,

rendue familière à tous les Français par le talent de vulgarisateur dont Yves Coppens a fait

brillamment montre.

Selon cette conception, le long processus qui façonna les singularités de la famille

humaine fut déclenché par un changement drastique de l’environnement naturel. Il y a environ

huit millions d’années, un approfondissement de la faille tectonique de la Rift Valley isola les

ancêtres des hominidés dans un milieu nouveau à l’est de l’Afrique. Privés de pluies à cause

de la barrière nouvellement surélevée du Rift, ils virent une savane aride progressivement

remplacer les riches forêts tropicales qui avaient auparavant abrité leur existence paisible. Une

période de disette et de périls commença pour eux : l’eau manquait, les plantes comestibles se

faisaient rares, les attaques de carnassiers se multipliaient. Ils devaient chasser du gibier au

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lieu de cueillir des fruits ; se redresser sur deux pieds pour poursuivre la proie ou guetter

l’arrivée des prédateurs sur un terrain découvert ; coopérer en groupe pour mieux se défendre

et chasser plus efficacement ; développer leur intelligence afin de faire face à ces nouveaux

défis. Entre il y a 3.3 et 2.4 millions d’années, une deuxième crise d’assèchement en Afrique

aurait mis nos ancêtres à une épreuve tout aussi rude, qu’ils surmontèrent une fois encore, en

accomplissant d’autres progrès adaptatifs, traduits sur le plan phylogénétique par l’apparition

du genre Homo, producteur des premiers outils. C’est ainsi, dans la lutte contre les menaces

d’un milieu hostile, que nos ancêtres auraient commencé à forger laborieusement leur

singularité biologique et culturelle. L’homme serait né d’un caprice du climat.

Cette théorie a certes connu quelques aménagements au fil de nouvelles découvertes.

La plus embarrassante fut la mise au jour, très loin à l’ouest du Rift, du Sahelanthropus

tchadensis, dit Toumaï, un hominidé plus ancien que ceux de l’est. Ce contretemps n’a

pourtant pas incité Yves Coppens à abandonner l’idée fondamentale de son explication : s’il

est désormais prêt à reconnaître que les premiers hominidés aient pu apparaître ailleurs qu’en

Afrique de l’Est, il continue à clamer que, même à l’ouest du Rift, leur émergence devait être

liée à un assèchement du climat. L’essentiel de son explication causale est donc sauf, l’action

d’un milieu naturel hostile demeurant la principale force motrice de l’anthropogenèse (cf.

Y. Coppens, « L’East Side Story n’existe plus », La Recherche, n° 361, 2003).

La popularité de cette théorie de l’hominisation est grande. Inlassablement contée par

son inventeur depuis bientôt un quart de siècle, elle fut reprise dans d’innombrables ouvrages

de vulgarisation, livres pour enfants, « romans préhistoriques », bandes dessinées, films

documentaires, émissions de radio et de télévision, etc. Du fait de sa large diffusion, on peut

supposer qu’elle a été perçue comme hautement crédible. Mais à quoi tient sa crédibilité ?

Suscite-t-elle l’adhésion parce que les données scientifiques lui apportent une confirmation

unanime ?

On peut en douter. Si les vestiges fossiles indiquent effectivement que la patrie

présumée des premiers hominidés a subi au Plio-Pléistocène des changements climatiques et

écologiques, marqués à long terme par l’expansion des milieux ouverts qui se développaient

au détriment des forêts, rien ne confirme en revanche le tableau bucolique de la forêt tropicale

ou l’image effroyablement sombre de la savane. La savane, même la plus sèche, n’est pas

totalement dépourvue de nourriture végétale appropriée à des primates, et certains d’entre eux

arrivent à s’y procurer suffisamment de graines, tubercules et fruits pour que la viande ne soit

qu’un complément de leur régime essentiellement végétarien. De même, il est loin d’être

certain que le passage de la vie dans les forêts tropicales à la vie dans les savanes ouvertes

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implique inévitablement une plus grande menace de la part des prédateurs : les observations

de chimpanzés dans des milieux presque dépourvus de forêts, n’ont signalé aucun cas

d’agression par des carnassiers, pourtant présents dans ces régions. Quant à la forêt et ses

arbres, dont on imagine qu’ils étaient un refuge rassurant pour notre ancêtre, il faut rappeler

que le milieu boisé du Plio-Pléistocène africain ne manquait pas de prédateurs, tels les félins

fossiles Megantereon et Dinofelis, qui pouvaient chasser efficacement dans les arbres, comme

le léopard le fait de nos jours.

Il serait donc difficile de croire que les données fossiles et les analogies puisées dans

la connaissance des milieux actuels confirment la vision d’une savane hostile qui aurait privé

nos ancêtres du dolce far niente dans une bienveillante forêt originelle, en les obligeant à

s’engager dans une lutte pour la survie dont devaient résulter les rudiments de la culture et de

l’anatomie humaines. La crédibilité d’une telle explication de l’hominisation tient moins à sa

conformité aux connaissances scientifiques qu’à son accord avec les représentations de sens

commun, que le chercheur n’a qu’à reprendre à son compte sans être obligé, pour être cru,

d’en faire la démonstration.

En effet, la théorie du passage d’une « nature mère » à « une nature marâtre » comme

cause première de l’anthropogenèse, précède de longue date non seulement les découvertes

paléontologiques en Afrique, mais aussi l’apparition des sciences de la Préhistoire au XIXe

siècle. La spéculation philosophique antérieure avait déjà une prédilection frappante à

envisager le point de départ de l’anthropogenèse comme la transition d’une époque

d’abondance à une période de disette. Au XVIIIe et au début du XIX

e siècle,

avant que les

découvertes archéologiques n’eussent jeté une première lumière sur l’origine de l’homme, de

nombreux penseurs et naturalistes imaginaient que l’histoire de notre espèce commença au

moment où la nature mit un terme à la vie paisible de nos premiers ancêtres, pour les plonger

dans les affres d’une existence périlleuse et pénible. Une analyse détaillée de ces anciennes

explications conjecturales de l’hominisation révèle que les attributs prêtés alors à l’existence

proto-humaine correspondent parfaitement à ceux que la tradition associait à l’âge d’or et au

paradis terrestre, tandis que les caractéristiques de la période suivante, initiatrice des progrès

humains, offre le tableau d’un âge d’or à rebours, où les attributs paradisiaques sont

remplacés par leurs opposés (W. Stoczkowski, Anthropologie naïve, anthropologie savante,

CNRS-Editions 1994). Ainsi, en imaginant le début de l’histoire de l’homme comme

transition d’une nature pourvue de caractères paradisiaques à une nature hostile, les penseurs

des Lumières – résolus à écarter l’explication chrétienne de la Genèse – ont proposé une

conception qui, en fait, reproduisait le schéma biblique sous une forme laïcisée.

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L’idée prit racine. Au XIXe siècle, après l’émergence de l’archéologie préhistorique,

quelles que fussent l’époque géologique et la région du globe où les connaissances du

moment permettaient de situer le berceau de l’humanité (l’Europe, l’Asie du Sud-Est, l’Asie

centrale, l’Afrique), on y supposait toujours un cataclysme écologique qui, substituant un

hostile milieu ouvert à une forêt protectrice, aurait fourni l’aiguillon nécessaire à l’évolution

humaine. En 1887, lorsqu’il résumait les hypothèses récentes des préhistoriens, Henri Du

Cleuziou ne s’est pas trompé de métaphore en supposant que « la tradition du paradis

terrestre nous est venue des forêts sublimes de l’époque tertiaire », détruites ensuite par les

glaciers, l’invasion desquels ouvrit l’« ère funeste » du Quaternaire (H. Du Cleuziou, La

Création de l’homme, Flammarion, 1887). Dans la théorie d’Yves Coppens, la forêt tropicale

d’Afrique devient un nouvel avatar de la nature paradisiaque, tandis que la savane est une

incarnation tardive de la nature maudite, dont les ordalies auraient poussé nos ancêtres à

quitter une existence animale et à s’engager dans l’aventure humaine. L’ancienne idée de la

transition originelle d’une nature mère à une nature marâtre, toute fictionnelle qu’elle soit, est

toujours perçue comme convaincante, même lorsque les données scientifiques ne lui apportent

qu’un maigre soutien. L’explication est simple, limpide, et nulle encombrante complication de

la théorie darwinienne ne l’embarrasse : comme chez Lamarck, lui-même héritier d’une

longue spéculation pré-évolutionniste, le milieu et les besoins seuls auront tout fait. Le sens

commun est ravi d’y retrouver les repères rassurants du déjà su (encore aujourd’hui,

l’explication que la majorité des Français donnent spontanément de l’évolution des êtres

vivants fait appel à la vision lamarckienne de l’influence du milieu et des besoins : G.

Bronner, « Avons-nous jamais été darwiniens ? » La Bible contre Darwin, n° hors-série du

Nouvel Observateur, n° 61, décembre2005/janvier 2006).

Les raisons qui ont rendu crédible la théorie d’Yves Coppens sont sans aucun doute

multiples. Son auteur ne manque pas de qualités : le sens de la formule, un plaisant talent

narratif et une très télégénique aisance en ont fait le chouchou des médias. Qui plus est,

Coppens a su habilement conjuguer ses notoriétés médiatique et académique, parvenant à

occuper la position d’un véritable monopoliste d’autorité scientifique dans le domaine de la

paléoanthropologie, bien que celle-ci fût éloignée de sa compétence initiale de spécialiste des

proboscidiens fossiles. Et puisque l’efficacité persuasive des discours dépend à la fois de

l’adresse rhétorique et de l’autorité institutionnelle de ceux qui les tiennent, la théorie d’Yves

Coppens – conteur né professant à la fois au Collège de France et à la télévision – remplit une

condition nécessaire pour paraître crédible.

Etait-ce pourtant la condition suffisante ? Les idées ne tirent pas leur crédibilité

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exclusivement des effets d’autorité. Pour paraître plausibles, elles doivent se trouver en

harmonie avec les autres croyances, les autres opinions, en un mot avec l’ensemble des

représentations collectives d’une société. La théorie de la création de l’homme par le

truchement du climat, dont le récit coppensien n’est qu’une variante parmi tant d’autres, fait

partie intégrante d’une vision matérialiste du monde, naguère minoritaire, aujourd’hui

dominante dans les sociétés occidentales. Cette vision a besoin d’un mythe d’origine laïc,

destiné à expliquer l’apparition de l’homme sans faire intervenir Dieu. Inventé par l’histoire

conjecturale du siècle des Lumières et repris par le positivisme du siècle suivant, le récit

matérialiste d’anthropogenèse était originellement apprécié surtout comme une explication

alternative à la Genèse biblique. En substituant le climat-créateur de l’homme à Dieu on

pouvait, certes, s’égarer facilement dans des hypothèses invérifiables, mais on remplissait à

merveille le cahier des charges idéologique de la pensée athée. Il est significatif que le

principal défi à la théorie d’Yves Coppens fut lancé en France par Anne Dambricourt-

Malassé, paléoanthropologue au CNRS, qui soutient le « créationnisme scientifique »,

revendique explicitement son inspiration chrétienne et récuse le déterminisme écologique de

Coppens car celui-ci accorde une place trop grande au hasard, alors qu’elle lui préfère

l’explication par des contraintes internes de l’anatomie humaine, inscrites dans un plan fixe

dont le « déploiement imperturbable » au fil de l’évolution l’apparente à la réalisation d’un

projet divin (cf. W. Stoczkowski, « La légende dorée des premiers âges », Le Nouvel

Observateur, n° 1656, 1996).

Ainsi, le vieux conflit entre la pensée chrétienne et la pensée matérialiste se prolonge

aujourd’hui au travers des théories de l’origine de l’homme. Dans ce contexte conceptuel

élargi, l’explication climatique d’Yves Coppens acquiert une valeur idéologique certaine et

trouve une crédibilité aux yeux de ceux, aujourd’hui nombreux, qui souhaitent disposer d’une

interprétation matérialiste de l’origine de l’homme. En France, où la conception de Coppens a

remporté un grand succès, l’intervention surnaturelle de Dieu n’est plus crédible comme

explication de l’anthropogenèse, tandis que les subtilités contre-intuitives du darwinisme ne le

sont pas encore. Le scénario conjectural de Coppens offre opportunément un moyen terme :

tout en conservant le schème chrétien du récit génésiaque (passage d’un milieu paradisiaque à

une nature maudite), il évacue le surnaturel, sans insister cependant sur la sélection naturelle.

Le créationnisme laïc de Coppens – non plus une théologie et pas encore une science – est une

fiction taillée sur mesure.

Dans son premier livre Le singe, l’Afrique et l’homme (Fayard, 1983), Yves Coppens

soulignait que le paléontologue, en raison du caractère fragmentaire des fossiles, a

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« l’extraordinaire devoir d’imaginer », afin de compléter par des hypothèses raisonnées les

lacunes que le temps laisse dans ses données. L’imagination du scientifique serait donc

similaire à celle de l’écrivain naturaliste dont parlait jadis Emile Zola : disciplinée, appuyée

sur le terrain déjà conquis par le savoir positif, n’ayant recourt à l’intuition que devant

l’inconnu, pour précéder et faire avancer la science. Pourtant, nous venons de voir que

l’imagination employée par le chercheur peut être bien différente : loin d’être une faculté qui

nous permettrait de sortir du cercle magique des lieux communs, au contraire, elle nous y

confine, en accordant à des fictions anciennes la capacité de nous inspirer le « sentiment du

vrai ». La crédibilité de certaines théories de la science – exposées dans des livres que le

grand public plébiscite et qui garantissent à leurs auteurs une reconnaissance à la fois

médiatique et académique – tient à leur effet mimétique, fondé non pas sur une représentation

fidèle de la réalité que la science ambitionne de connaître, mais sur une soigneuse élaboration

d’un effet de réel, où l’impression trompeuse de vérité naît d’artifices fictionnels d’un « prêt-

à-penser » que notre manque de curiosité rend, hélas, inextirpable.

Wiktor Stoczkowski, EHESS

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Illustrations

Les images proviennent du film documentaire de Jacques Malaterre, L’Odyssée de l’espèce,

produit par la chaîne France 3 et édité en DVD par Editions France 3, après avoir battu des

records d’audience lors da sa première diffusion, en prime time, sur France 3, en janvier

2003 : le film a alors attiré 8 745 000 de téléspectateurs, ce qui représente 34,2% de part

d'audience. Il s'agissait de la meilleure audience pour une première partie de soirée pour

France 3 depuis la Coupe du monde de football en 1998, et d'un record historique pour la

diffusion d'un documentaire sur la chaîne. Yves Coppens fut le directeur scientifique du film.

La savane africaine devient un nouvel avatar de la « nature marâtre », qui remplace la « nature

mère » de la forêt tropicale. Sans les affres de la faim, notre ancêtre aurait dormi

éternellement sur son arbre.

« C’est la foudre qui fit descendre sur la terre à l’usage des mortels la première flamme »,

écrivit Lucrèce au Ier siècle av. notre ère. Depuis lors, cette conjecture fait partie de la

préhistoire imaginaire.

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Dévorer ou être dévoré ? – voici le dilemme de l’homme des « âges farouches », tel que

l’imagine une paléoanthropologie naïve, conforme aux clichés empruntés à l’histoire

conjecturale du siècle des Lumières.

Affublés d’étranges costumes, qui font penser à des déguisements d’Halloween, les

personnages hominiens de L’Odyssée de l’espèce renvoient moins à la connaissance

scientifique qu’à l’iconographie médiévale de l’Homme des bois.

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Dans L’Odyssée de l’espèce, les premiers hominidés sont incarnés par des acteurs Noirs, alors

que les rôles d’Homo sapiens sont réservés à des Blancs. L’Africain en homme-singe et le

Blanc en homme véritable : les fictions racistes ont la vie dure.