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Autres Brésils – septembre 2014
Marina Silva peut-elle battre Dilma Rousseff ?
Le premier dimanche d’octobre et comme tous les quatre ans, se tiendra le premier tour de
l’élection présidentielle. Près de 143 millions de brésiliens sont appelés aux urnes pour départager
onze candidats, dont la présidente Dilma Rousseff qui tente d’obtenir un second mandat consécutif
à la tête de l’exécutif brésilien.
La campagne électorale a été marquée par un drame et une soudaine inversion des pronostics des
instituts de sondage. Le 13 aout 2014, alors que les enquêtes d’opinion donnaient depuis des mois
Mme Rousseff largement gagnante de la présidentielle, le leader du PSB (formation de centre-
gauche), Eduardo Campos, à l’époque crédité de 9% des intentions de vote, décédait dans un
accident d’avion. Quelques jours plus tard, sa colistière, Mme Marina Silva se portait candidate à la
présidence de la République et devint presque aussitôt la favorite des sondages. Dans les
simulations de second tour elle devançait Dilma Rousseff de 10 points. Par la suite l’écart entre les
deux femmes s’est resserré ; actuellement Dilma Rousseff devance Marina Silva.
Dans un long entretien accordé à des étudiants brésiliens le 21 septembre, donc à quelques jours
du premier tour, et dont Autres Brésils publie ici de larges extraits, le politologue Stéphane
Monclaire, maître de conférences à l’Université Paris1, spécialiste du Brésil et chercheur au CREDA,
commente cette campagne. Ses analyses permettent de mieux comprendre le soudain succès
électoral de Marina Silva puis la remontée de Dilma Rousseff.
Cet entretien comporte quatre parties. Il débute par quelques prolégomènes au cours desquels est
dressé un rapide bilan des quatre ans de gouvernement Rousseff, en matière économique et
sociale, puis distinguer le point de vue des experts et la perception que les électeurs ont de la
situation et des problèmes du pays. Ces points étant précisés, s’ouvrent alors trois séquences de
questions/réponses. La première pointe la présence, avant le mort d’Eduardo Campos, d’une série
de facteurs susceptibles d’apporter d’emblée à Marina Silva de fortes quantités d’intentions de
vote ; le plus important de ces facteurs étant le fort décalage entre la perception de l’offre
électorale d’alors et la principale attente de la population. La deuxième séquence porte sur les
quelques journées ayant suivi le décès de Campos, au cours desquelles la candidature de Marina
Silva a été construite, et souligne quel fut alors le rôle des médias. Dans la troisième et dernière
séquence, Stéphane Monclaire pointe l’asymétrie des instruments de mobilisation électorale dont
disposent respectivement Marina Silva, Dilma Rousseff et Aécio Neves, autre grand candidat au
fauteuil présidentiel ; il souligne les erreurs commises par Marina Silva et livre ses pronostics pour
le premier et second tour.
Autres Brésils – septembre 2014
Marina Silva peut-elle battre Dilma Rousseff ?
Prolégomènes :
« le bilan dressé par les experts n’est pas celui fait par les électeurs »
1° partie de l’entretien avec Stéphane Monclaire (Université de Paris 1 / CREDA) conduit par Michelle Oliveira et Carlos Simonetti (étudiants en Master 2 de sciences sociales)
et Liliane Rocha Campolin (doctorante à Paris 3)
Question : Nous sommes le 21 septembre 2014, donc à deux semaines du premier tour de l’élection
présidentielle. Avant de vous demander votre pronostic et d’aborder, thème principal de cet entretien, les
raisons du vote Marina Silva, nous voudrions savoir quel est votre sentiment général sur le bilan du
gouvernement Dilma Rousseff. Commençons si vous le voulez bien par le bilan économique.
Stéphane Monclaire : Il n’est pas bon et très inférieur à celui du second mandat Lula qui lui-même n’était
pas aussi excellent que l’écrivait la presse internationale. De janvier 2007 à décembre 2010, la croissance
avançait en moyenne de 5,9% par an. En 2010, le PIB avait même bondi de 7,5%. Pourtant le pays, au cours
de l’année précédente, avait dû affronter une grave crise financière et monétaire mondiale. Depuis l’arrivée
au pouvoir de Dilma Rousseff [janvier 2011], la croissance du PIB a d’abord été trop molle pour un pays
ayant tant d’atouts pour réussir et qui doit faire face à tant de défis : 2,7% en 2011 puis 0,9% en 2012 et
2,3% en 2013. Elle est maintenant anémique. D’ailleurs les prévisions pour 2004 ne cessent d’être revues à
la baisse par les marchés, la Banque centrale et le gouvernement. On en est maintenant à seulement
+0,4%. C’est bien moins que la plupart des pays d’Amérique latine. Au sein des BRICS [Brésil, Russie, Inde,
Chine et Afrique du Sud], seule la Russie fait pire, mais cela tient principalement à la défiance des
investisseurs provoquée par la crise ukrainienne. Le Brésil n’a pas cette excuse. Sa croissance est aussi
beaucoup plus faible que celle de la plupart des pays récemment émergés et que plusieurs grands pays du
Nord : 1,2% au Japon, 1,5% en Allemagne, 2,1% aux Etats-Unis et 3,2% en Grande Bretagne. Au Brésil le
recul de la croissance est si net que depuis quelques semaines que le pays est techniquement en récession.
Comment s’en étonner ? Certes l’agro-business reste dynamique ; mais, vieux point faible de maints
secteurs industriels, le taux d’investissement des entreprises en « recherche & développement » demeure
trop faible et gêne la compétitivité de beaucoup produits « made in Brasil ». C’est là une des raisons du
grave déficit de la balance commerciale du secteur industriel qui, depuis quelques années, ne cesse de se
creuser davantage. Depuis 2011 l’inflation est trop élevée : entre 5,7% et 6,5% selon les années. Et la
situation de l’emploi se dégrade.
Q. : Je ne vous suis pas. L’inflation, sous la présidence Rousseff, est certes, en moyenne, un peu plus forte
que celle enregistrée durant le second gouvernement Lula ; mais elle est à peu près égale à celle du premier
Autres Brésils – septembre 2014
mandat Lula et, surtout, très inférieure à celle des années Cardoso [président de la République de 1995 à
2002]. Quant au taux de chômage il est très bas : 5% en août.
S.M. : Attention, une inflation annuelle de 6,5% –chiffre avancé par les experts concernant 2014– était un
niveau que les marchés jugeaient acceptable il y a dix ans ; c’est moins le cas aujourd’hui. D’autant que
6,5% c’est 0,3 points de plus que le plafond des objectifs fixés en matière d’inflation qui avaient été
annoncés en début d’année par la Banque centrale du Brésil pour 2014 [6,2%], et sur lesquels cet
organisme a assis toute sa politique monétaire ; de sorte que cette dernière s’en trouve aujourd’hui
partiellement et fâcheusement contrecarrée. Du coup les banquiers centraux qui ne jouissent pas d’une
pleine indépendance vis-à-vis du gouvernement, ne peuvent ou n’osent pas jouer du levier qu’est le SELIC
[taux de base bancaire défini par la Banque Centrale], donc agir fortement sur les possibilités de crédit et,
par la même, sur la demande et l’investissement, donc sur l’inflation et la croissance. Déjà sous Lula le
niveau du SELIC était l’un des plus élevés au monde ; rien n’a changé sous Rousseff. Ce n’est pas sain ; cela
produit des effets pervers qui nuisent au bon développement de l’économie du pays. D’où le débat
électoral actuel sur la nécessité ou non d’instaurer une pleine autonomie de la Banque centrale. Dilma
Rousseff est contre ; Marina Silva et Aécio Neves sont pour. Plusieurs de leurs arguments respectifs
rappellent les débats économiques européens de ces dernières années ou d’aujourd’hui entre
souverainetistes-neodéveloppementalistes et globalistes-néolibéraux. Quant au taux de chômage, là aussi
les apparences sont trompeuses. Déjà très bas à la fin des années Lula, il a encore baissé sous Dilma. Il est
depuis le printemps 2014 à ses plus bas historiques. Mais depuis 2012-2013 cette baisse ne découle pas ou
peu du dynamisme de l’économie brésilienne. D’ailleurs, comment tous ces derniers mois le taux de
chômage pourrait-il baisser alors que la croissance du PIB est atone ? En réalité cela tient aux
transformations structurelles de la population économiquement active brésilienne.
Q. : Expliquez…
S.M. : D’une part, la proportion de jeunes au sein de la population n’est plus ce qu’elle était il y encore
quelques années ; c’est là un des effets de la baisse continue du taux de fécondité. D’autre part les jeunes
tendent à rentrer plus tard qu’auparavant dans la vie professionnelle ; cela tient à leur envie accrue de
prolonger leurs études et donc aux politiques publiques d’éducation mises en place depuis les années Lula,
notamment aux systèmes de bourses. Bref, ce n’est pas la croissance du PIB qui maintient le taux de
chômage très bas. Pour avoir une idée moins faussée de la situation de l’emploi et du marché du travail,
mieux vaut regarder le nombre de créations d’emplois. Depuis quelques mois il ne cesse de baisser. Et
l’économie informelle recommence à offrir plus d’emplois que l’économie formelle ; ce qui est une
mauvaise nouvelle supplémentaire. Il y en a d’autres. Le taux d’endettement des ménages a fortement
progressé et le taux d’épargne continue d’être très faible ; ce qui réduit le pouvoir d’achat effectif des
familles, contracte la demande et gêne l’activité bancaire. Au sein des entreprises et de l’administration, la
productivité qui est au Brésil malheureusement et traditionnellement faible a encore chuté durant le
mandat Rousseff. En 2010 le Brésil avait un IMC [indice mondial de compétitivité] qui le plaçait au 38° rang
de la soixante de pays habituellement observés par les experts. Aujourd’hui le Brésil est descendu à la 54°
place de ce palmarès. Les dépassements budgétaires des grands chantiers publics sont toujours légion et
très élevés ; on l’a bien vu récemment avec les stades de la Coupe du Monde de football et les travaux
d’infrastructures urbaines qui les accompagnaient. Quant aux dépenses de fonctionnement de l’Etat, elles
ont encore fortement augmenté.
Q. : Mais la croissance mondiale redémarre lentement ; et le Brésil, en tant que gros pays exportateur de
matières premières, va en tirer profit.
Autres Brésils – septembre 2014
S.M. : Pas vraiment, car cette fois-ci et contrairement à la reprise mondiale qui, en 2002-2004, avait
coïncidé avec le début du gouvernement Lula, la croissance mondiale actuelle ne s’accompagne pas d’une
hausse du prix des matières premières sur les marchés internationaux. À l’époque, le Brésil avait nettement
bénéficié de ces hausses ; aujourd’hui l’absence de telles hausses fait que l’économie brésilienne n’est
guère boostée par la reprise internationale, qui est d’ailleurs modeste.
Q. : Êtes-vous aussi sévère avec le bilan social du gouvernement Rousseff ?
S.M. : Je ne suis pas sévère ; j’observe. J’aimerais tellement que le bilan économique des années Rousseff
soit meilleur. Non point parce que cela pourrait aider à la réélection de Dilma Rousseff. Mais parce que les
brésiliens vivraient mieux et seraient face à un avenir moins sombre. Car quel que soit le vainqueur de cette
présidentielle, celui-ci va devoir procéder à ce qu’on appelle en novlangue un sévère « ajustement fiscal ».
En clair : hausse de la fiscalité directe et indirecte, accompagnée de réduction de dépenses budgétaires et
d’une réforme du régime des retraites. Bref des sujets qui fâchent et des mesures douloureuses. Le droit du
travail ne sera pas non plus épargné, vu le niveau de productivité au Brésil. Mais restons concentrés sur le
passé récent et le présent. S’agissant du bilan social de ce gouvernement, le positif l’emporte largement.
C’est très net concernant l’éducation des jeunes. L’universalisation de l’éducation des enfants de 4-5 ans
est proche. Incontestablement, les systèmes de bourses et divers systèmes d’aides matérielles développés
depuis quatre ans, en venant s’ajouter ou compléter ceux lancés sous Lula, ont à la fois permis un
allongement de la scolarisation des collégiens/lycéens, une hausse de leur niveau d’instruction et une
réduction de l’échec scolaire. L’enseignement technique a été très fortement développé ; il est désormais
plus en phase avec les besoins des entreprises. L’accès à l’université s’est encore plus démocratisé que sous
Lula. Le Brésil compte aujourd’hui plus de 7 millions d’étudiants, soit le double de l’effectif de 2002,
dernière année de la présidence Cardoso. Quant aux programmes d’alphabétisation des adultes et aux
systèmes d’enseignements dits de la « seconde chance », eux aussi ont atteint en grande partie leurs
objectifs. En outre, la présidente a fait adopter une loi réservant 10% des prochaines et pharamineuses
recettes fiscales de l’exploitation du pétrole situé en haut-profonde, le « pré-sal », à des investissements en
faveur de l’éducation. Reste quand même à pomper ce pétrole tout en évitant une catastrophe écologique.
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Q. : Très bon bilan en matière d’éducation donc ?
S.M. : Non, il n’est que bon ? Car le niveau des enseignements dispensés en primaire et secondaire, la
qualité de formation des maîtres et professeurs et, par là même, le niveau réel des élèves est encore loin
d’être satisfaisant. C’est là un défi important que devra relever le prochain gouvernement.
Q. : Et côté santé ?
S.M. : Le bilan est là plus mitigé. L’accès aux soins reste inégal et inégalitaire. Le programme « Mais
médicos » [« Plus de médecins »], lancé en 2013, consistant à importer près de 15.000 docteurs formés à
l’étranger –79% sont cubains– et à les inciter à s’installer dans les zones rurales trop dépourvues de
médecins et situées pour la plupart dans la région Nordeste du pays, a connu des ratés. Environ un quart de
ces médecins importés se sont en fait installés dans des communes déjà bien encadrées médicalement. En
outre la qualité des soins en hôpital publique n’a que faiblement progressé. Mais plutôt que de continuer à
saucissonner les politiques sociales et à noter celles-ci une à une, je voudrais rappeler qu’établir un bilan
social exige aussi de regarder ce qui a éventuellement changé dans la répartition sociale des revenus.
Surtout dans le cas du Brésil ; pays qui demeurait encore à la fin des années Lula, un des plus inégalitaires
au monde en ce domaine.
Q. : Mais au terme des quatre ans de ce gouvernement, la grande pauvreté sera presque éradiquée…
S.M. : C’est vrai, mais simultanément les riches sont devenus encore plus riches. Au total, il y a certes eu
baisse des inégalités de revenus ; mais cette baisse s’est opérée à un rythme inférieur à celui des années
Lula. Plus grave, cette baisse est devenue infinitésimale depuis fin 2012. Le coefficient de Gini était alors de
0,496. Douze mois plus tard il avait à peine bougé : 0,495. Et ce n’est pas le manque actuel de croissance du
PIB qui pourrait relancer, pour l’exercice 2014, la baisse des inégalités de revenus. Sous Lula, c’étaient les
hausses du salaire minimum, des petites retraites et du PIB qui avaient, beaucoup plus que les programmes
d’allocations de ressources, tel Bolsa família, fait baisser ce coefficient. En outre, les démographes sont
formels : dès la fin 2010 le programme Bolsa família avait atteint près de 90% de son impact possible sur la
répartition des inégalités de revenus. Sauf à relever le montant des sommes allouées aux bénéficiaires de
ce programme, donc aux mères d’enfants mineurs et disposant de revenus très modestes ; ou/et sauf à
élargir le nombre de bénéficiaires en repoussant vers le haut le plafond de ressources au-delà duquel les
allocations Bolsa família ne sont plus versées. Mais le gouvernement Rousseff s’est opposé à de telles
mesures. D’une part elles auraient entrainé un surplus de dépenses budgétaires ; or l’état des coffres
publics ne permettait pas vraiment de financer pareilles mesures. D’autre part, trop aider financièrement
ces femmes et leurs enfants aurait probablement désincité une partie d’entre elles à rechercher un travail
rémunéré ou à acquérir une qualification sur la marché du travail ; prendre ces mesures n’auraient donc
pas été la meilleure façon de lutter contre la pauvreté, ni en faveur du développement.
.Q. : Vu le caractère très disparate de ce bilan économique et social, comment se fait-il que Dilma Rousseff
ait été, jusqu’à la mort de Campos, largement en tête des sondages ?
S.M. : Parce que l’opinion des inscrits quant à la situation économique de leur pays ou du groupe social
auquel ils tendent à s’identifier recoupait rarement l’avis des experts. Il ne faut jamais oublier que les
inscrits, dans l’isoloir ou face à un sondeur, tout comme dans de multiples moments de la vie quotidienne,
Autres Brésils – septembre 2014
agissent et opèrent des choix bien plus en fonction de l’idée qu’ils se font des choses, qu’en fonction de ce
que ces choses sont. De sorte que pour comprendre les choix électoraux, il faut moins faire de l’économie
que de la sociologie compréhensive. Et pour comprendre les voix, du moins les intentions de vote qui se
portent sur Marina Silva, il faut aussi regarder, notamment et très attentivement, les sondages électoraux
ainsi que les enquêtes d’opinion d’avant l’accident qui couta la vie à Eduardo Campos.
Q. : Pourquoi ? Avant cet accident d’avion, Marina Silva n’est pas candidate à la Présidence de la
République…
S.M. : Certes. Mais ce qui a fait son succès immédiat réside d’abord dans le décalage qui existait, avant le
décès de Campos, entre les attentes du corps électoral et la perception qu’avait celui-ci de l’offre
électorale. Dit plus brutalement : si beaucoup d’électeurs n’avaient pas préalablement été comme frustrés
par l’offre qui leur était proposée, l’entrée en lice de Marina Silva n’aurait jamais suscitée autant
d’adhésions. J’aurais sans doute la possibilité de vous le démontrer lors de cet entretien.
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Marina Silva peut-elle battre Dilma Rousseff ?
Acte 1 :
« une offre électorale insatisfaisante »
Deuxième des quatre parties de l’entretien que le politologue et brasilianiste Stéphane Monclaire (maître de conférences à l’Université Paris 1 et chercheur au CREDA)
a accordé le 21 septembre 2014 à Michelle Oliveira, Carlos Simonetti (étudiants en Master 2 de sciences sociales) et à Liliane Rocha Campolin (doctorante à Paris 3)
Question : Avant l’accident d’avion qui couta la vie à Eduardo Campos, que pensaient les brésiliens, en tout
cas les sondés, du bilan gouvernemental ? Qui votait le plus Dilma Rousseff ?
Stéphane Monclaire : Ce qui était très intéressant, c’est qu’il y avait plus de gens qui considéraient
« bonne » ou « très bonne » l’action du gouvernement que de gens disant vouloir voter en faveur de Dilma
Rousseff. Ce différentiel pouvait signifier que la présidente disposait ainsi d’une réserve de voix et pouvait
donc encore progresser dans les sondages. En réalité, non. Car la plupart des sondés censés composer cette
réserve de voix déclaraient ne vouloir voter « en aucun cas » pour elle. Dilma Rousseff souffrait d’un taux
de rejection personnelle très élevé, en tout cas plus élevé que celui de Lula en 2006 lorsque celui-ci avait
tenté avec succès d’être réélu. C’était surtout au sein des couches populaires et des couches moyennes
basses que ce bilan était le plus apprécié et que Dilma obtenait ses meilleurs scores. Cela n’avait rien de
surprenant. Pour au moins deux raisons. D’une part, statistiquement ce sont les groupes les moins
Autres Brésils – septembre 2014
socialement prédisposés à prêter attention à la vie économique ou politique du pays, et à comprendre
finement les règles et les enjeux macro-économiques. Attention, en disant cela je ne dis pas que seule la
perception du réel économique oriente les choix électoraux ; mais elle y participe, même si c’est à des
degrés divers selon les individus et d’une élection à l’autre chez un même individu.
Q. : Quel est le poids dans le corps électoral des couches populaires et des couches moyennes basses ?
S.M. : Cela dépend de la façon dont sont définies ces catégories. Durant deux bonnes décennies, les critères
de distinction étaient à la fois le niveau de revenus des foyers et la quantité de biens d’équipement
possédés par foyer. Divers organismes spécialisés dans les études de marchés avaient ainsi pris l’habitude
de distinguer cinq « classes » qu’ils baptisèrent chacune d’une des cinq premières lettres de l’alphabet. La
« classe ‘’A’’ » était celle réunissant les revenus moyens per capita par foyer les plus élevés ; et la «classe
‘’E’’, les plus bas. Cette taxinomie fut rapidement adoptée par les instituts de sondage et la presse. Mais
comme divers biens d’équipement se démocratisaient, le second critère fut peu à peu abandonné ou son
poids corrigé à la baisse. Reste que ces dénominations n’étaient pas très parlantes et gênaient les
comparaisons internationales. Des universitaires brésiliens ou étrangers commencèrent donc à les
rebaptiser. Ainsi au cours des années 2000 de plus en plus de textes scientifiques dénommaient « couches
populaires » ou « classe populaire » l’addition des classes ‘’D’’ et ‘’E’’ ; la classe ‘’C’’ devenant sous leur
plume « couches moyennes ». Récemment l’Institut Datafolha, important réalisateur d’enquêtes
électorales au Brésil, a parfois travaillé avec une catégorisation assez semblable dans ses intitulés mais bien
distincte dans les critères retenus. Car ces fois là, Datafolha combine au revenu moyen familial le niveau
d’étude des membres du foyer. L’opération n’est pas sans risque puisqu’elle agrège doublement des
individus assez distincts vivant sous un même toit.
Q. : Quelle définition faut-il donc retenir ?
S.M. : La moins piégeuse. Donc celle privilégiant le niveau de revenu.
Q. : Ce qui donne quoi pour les couches populaires ?
S.M. : Prises ensemble les classes ‘’E’’ et ‘’D’’ constituent 24% de la population selon une étude récente
divulguée par Serasa Experian. Très probablement, elles doivent former un tout petit plus d’un quart des
143 millions d’hommes et de femmes inscrits sur les listes électorales, donc appelées aux urnes. On ne peut
pas avoir de pourcentages précis pour la composition sociale du corps électoral. Certes s’inscrire est
obligatoire pour toute personne majeure de nationalité brésilienne. Mais cela n’autorise pas à transposer
mécaniquement l’ensemble des propriétés démographiques de la population adulte au corps des inscrits.
Car d’une part s’inscrire et voter est facultatif que pour les brésiliens et brésiliennes âgées de 16 ou 17 ans,
ou âgées de plus de 70 ans. D’autre part, tous les adultes pris en compte par ce genre d’instituts ou
recensés par l’IBGE n’ont pas la nationalité brésilienne. D’autres raisons existent, mais sont assez
complexes à expliquer. En tout cas une chose est sûre : depuis une quinzaine d’années la structure sociale
du Brésil a très fortement changé. En 2002, année de l’élection de Lula à la présidence de la République, les
classes ‘’E’’ et ‘’D’’ étaient majoritaires ; elles constituaient 51% de la population. Puis sous l’effet combiné
du développement économique du pays, des hausses des revenus du travail, des gains de pouvoir d’achat,
des programmes de redistribution et de la subséquente baisse des inégalités de revenus, la grande
pauvreté a presque disparu et des dizaines de millions de brésiliens ont pris l’ascenseur social. Si bien que
les couches moyennes basses ont fortement grossies. Toujours selon cette étude, la « classe ‘’C’’»
Autres Brésils – septembre 2014
constituerait maintenant 54% de la population. Font partie de cette catégorie les foyers dont le revenu
moyens per capita va de 320 reais à 1220 reais ; soit, au cours actuel, 105 euros et 402 euros. Toutefois,
c’est là un rapport de 1 à 4 ; c’est beaucoup. De sorte que ce groupe est loin d’être homogène. Il intègre
des gens que d’autres organismes rangent parmi les couches moyennes intermédiaires.
Q. : 54% c’est bien plus qu’en France ! Et cela doit réjouir Dilma Rousseff puisqu’elle affirmait, au début de
son mandat, vouloir « faire du Brésil un pays de classes moyennes ».
S.M. : Attention, une même dénomination peut cacher de fortes disparités. L’ensemble des couches
moyennes brésiliennes est ainsi moins riche que ne le sont leurs homologues françaises qui, elles-mêmes,
sont moins fortunées que leurs homologues japonaises. Et attention au péché d’objectivisme : c’est une
chose d’être statistiquement membre d’une catégorie jouissant d’une scientificité apparente, plus ou
moins bien élaborée ; c’en est une autre d’avoir le sentiment d’y appartenir. On rencontre ainsi des tas de
membres de la classe ‘’C’’ qui, au cours de conversations, s’auto-définissent comme appartenant à la
« classe ‘’D’’ » et pensent nullement appartenir aux couches moyennes.
Q. : Tout à l’heure vous parliez d’au moins deux motifs pour lesquels couches populaires et couches
moyennes basses tendaient à trouver positif le bilan du gouvernement Rousseff. Quel est le second ?
S.M. : L’amélioration vécue et donc concrètement ressentie de leurs conditions de vie. Depuis 2002,
ensemble les classes ‘’D’’ et ‘’E’’ ont fondu de moitié. Leur revenu n’a cessé de progresser, plus fortement
que l‘inflation des prix à la consommation. Simultanément étaient mis en place et à leur intention
différents programmes d’allocations de ressources, dont Bolsa família. La fiscalité indirecte, très lourde à
leur égard, fut allégée. Grace à ces gains de pouvoir d’achat une multitude de petites gens ont pu acheter
des produits et accéder à des services qui étaient jusque-là hors de leur portée. Leurs perspectives d’avenir
sont devenues, à leurs yeux, progressivement plus réjouissantes. Devenir propriétaire de son logement,
permettre à ses enfants de pousser plus loin ses études, l’envie de constituer une épargne, même
rudimentaire, n’étaient plus des projets voués à n’être qu’utopiques. Tout cela fit que, chez ces brésiliens,
Autres Brésils – septembre 2014
le sentiment d’auto-estime grandissait ; d’autant que le regard porté par les riches sur ces pauvres moins
pauvres devenait un peu moins ségrégatif. La conjugaison de ces gains matériels et symboliques a donc
amené une très large majorité des membres des couches populaires à juger que leur situation personnelle
s’était améliorée, ainsi que celles des groupes sociaux auxquels ils s’identifiaient, puis par glissement de
sens celle du pays. Si bien qu’en 2010 ils ont très massivement voté Dilma Rousseff. Et à l’approche de cette
présidentielle, beaucoup la soutenaient encore à la veille de l’accident d’avion et de la mort d’Eduardo
Campos. Cela malgré l’absence de croissance économique du pays ! Malgré la multiplication des problèmes
macro-économiques dont nous parlions au début de cet entretien ! Et malgré le ralentissement de la baisse
des inégalités sociales constatée par l’IBGE !
Q. : Pourtant depuis au moins 2012 les journaux, tel que Folha de São Paulo ou Globo étaient très critiques
envers le gouvernement, la présidente et le PT.
S.M. : Bien sûr, mais les membres des couches populaires et des couches moyennes basses lisent très
rarement ces journaux, par ailleurs assez mal diffusés dans l’ensemble des grandes villes du pays. Et ils
fréquentent à peine leurs sites internet. En revanche, ils sont très exposés aux intenses campagnes de
publicité institutionnelle radio-télévisées qui sont à la gloire du gouvernement. Celles-ci n’ont cessé de leur
rappeler tous ces gains matériels, d’en sur-vanter d’autres et d’en imputer implicitement le mérite à Dilma
Rousseff.
Q. : Les couches populaires et les couches moyennes basses étaient-elles alors aussi reconnaissantes envers
Dilma qu’elles l’avaient été envers Lula lors de sa campagne de réélection de 2006 ?
S.M. : Depuis deux ans elles l’étaient moins. D’abord parce que Dilma Rousseff n’a jamais réussi à établir un
lien aussi fusionnel que son mentor envers les petites gens. Contrairement à Lula, elle n’est pas issue de
milieux populaires ; elle est née dans le coton. Elle est bien moins tactile que lui ; moins spontanée dans les
bains de foule. Elle n’est pas dotée de charisme. En outre, comme le suggèrent divers entretiens non-
directifs menés par des équipes de sociologues, une minorité croissante des bénéficiaires ou ex-
bénéficiaires de Bolsa família ou/et des politiques publiques de redistribution mises en place sous Lula ou le
gouvernement Rousseff commençaient, à partir de 2012, à considérer normal l’existence de ces
programmes. Ils les voyaient de moins en moins comme des dons venus d’un Etat personnifié par Lula puis
Dilma ; mais davantage comme un dû, comme un droit acquis. De sorte qu’à l’approche du scrutin de 2014
et à la différence de 2006 et même de 2010, ils s’estimaient exemptés du devoir de contre-don. Ils
tendaient donc à moins remercier qu’autrefois, par leur vote ou leur intention de vote, le chef de l’Etat.
Songez qu’à la mi-août 2010, donc à sept semaines mois du premier tour de la présidentielle, Dilma
Rousseff, dauphine de Lula, disposait de 55% d’intentions de vote parmi l’agrégat des classes ‘’E’’, ‘’D’’ et
‘’C’’ mêlées [enquête IBOPE réalisée du 12 au 16 août 2010]. Quatre ans plus tard, 24 heures avant la mort
d’Eduardo Campos et donc là encore à sept semaines du scrutin, elle fait onze points de moins au sein de
ce gigantesque agrégat [44%]. Pourtant en 2010, elle avait déjà face à elle un candidat issu du principal
parti d’opposition d’alors et d’aujourd’hui : José Serra, PSDB, formation de centre-droit. Notez bien
qu’avant l’accident, ce recul à quatre ans de distance de Mme Roussseff ne profitait à personne. Aécio
Neves piétinait à 20% et Campos atteignait péniblement 9%. Quant aux huit autres candidats en lice, leur
score était microscopique. Tout cela constitue un premier indice qui montre que l’offre électorale, telle
qu’elle était avant la mort d’Eduardo Campos, satisfaisait peu les inscrits.
Autres Brésils – septembre 2014
Q. : Quels étaient les autres indices de cette insatisfaction ?
S. M. : D’abord, la plupart des intentions de vote n’étaient pas encore consolidées. Au Brésil, dans tout
sondage, compte tenu du faible niveau de politisation du corps électoral, on commence par demander à
l’interviewé pour qui il va voter ; puis qu’il fournisse ou pas une réponse, on lui pose la même question
mais en lui indiquant le nom de chacun des candidats en lice. Or une majorité des sondés ne répondaient
pas à la première question. Le 18 juillet et bien que la campagne était déjà lancée depuis plusieurs mois, ils
étaient selon l’institut Datafolha 54% à ne pas y répondre. Et le 12 août, encore 52% selon Sensus. Soit un
niveau très supérieur à celui constaté, à même période, lors des précédentes présidentielles. Par exemple
en 2006, donc pour un scrutin de même type que celui qui nous intéresse [puisque le président Lula,
comme Mme Rousseff aujourd’hui, briguait alors un second mandat consécutif], ils n’étaient que 42% à ne
pas répondre à cette première question [sondage Datafolha du 8-9 aout 2006].
Q. : Les pourcentages d’intentions de vote de Dilma Rousseff, Aécio Neves et Eduardo Campos que vous
nous avez indiqués provenaient donc des réponses à la seconde question.
S.M. : Bien sûr et vous aviez peut-être remarqué que le total de leurs intentions de vote et de celles des
huit autres candidats était loin d’atteindre 100%. Car à cette seconde question, il y avait encore le 12 août,
toujours selon Sensus, 33% des sondés qui répondaient « je ne sais pas » ou disaient vouloir voter « blanc »
ou « nul », soit exactement le même pourcentage qu’en avril et un niveau, là encore, très supérieur à celui
observé début août 2006. La campagne se déroulait, mais au lieu que la fréquence de type de réponses
baisse peu à peu et comme à l’accoutumée, elle restait élevée et ne fléchissait pas. Bref, ce tableau général
témoignait d’un grand volume d’indécis ou/et d’un très fréquent manque d’intentions de vote consolidées.
Cet état de fait rendait théoriquement plus facile et donc plus probable d’éventuels changements de
comportements électoraux parmi les brésiliens appelés aux urnes. Mais il existait un indice encore plus
flagrant de l’insatisfaction de beaucoup de sondés face à l’offre électorale : leur principale attente.
Q. : C’est-à-dire ?
S.M. : Du changement ! En effet, à l’approche et lors des campagnes électorales, les instituts de sondage
tentent généralement de connaître les principaux souhaits des inscrits. Pour cela ils constituent une liste de
mots-clefs, présentée aux personnes sondées ; celles-ci peuvent alors choisir plusieurs d’entre eux. Depuis
une bonne quinzaine d’années, le mot « changement » figure souvent dans ce genre de listes. Jamais il
n’avait reçu autant de mentions de la part des sondés. Sauf en 2002. Mais à l’époque le président Fernando
Henrique Cardoso [PSDB] n’était pas candidat puisqu’il terminait son second mandat successif et ne pouvait
juridiquement en briguer un troisième. Si on regarde 1998 et 2006, qui étaient deux scrutins de réélection,
de surcroît remportés par le président sortant, le mot « changement » s’avère bien moins cité qu’en 2014.
En avril dernier 72% des sondés souhaitaient du « changement ». Quatre mois plus tard, même si entre
temps ce pourcentage avait légèrement fléchi, ils étaient même un peu plus : 75%.
Q. : Qu’entendaient les sondés par « changement » ?
S.M. : Ils n’y mettaient pas le même sens. On s’en apercevait lorsque leur étaient soumis des questions
thématiques, sensées quelque peu spécifier cette attente de changement. Les uns choisissaient alors la
réponse « réformes politique » ou/et « changer la façon de gouverner » ; d’autres préféraient « modifier la
politique économique » du pays ou « la défaite de tel ou tel grand candidat au Planalto ». On s’en
Autres Brésils – septembre 2014
apercevait aussi, lorsque leur étaient proposées des listes dans lesquelles ne figurait aucun candidat
déclaré à la présidence de la République, mais une bonne quinzaine de personnalités susceptibles de leur
plaire et d’incarner le changement espéré. Face à ces listes, les sondés ne pouvaient indiquer qu’un seul
nom. Mais tous ne choisissaient pas le même, loin s’en faut. Mais fin juillet / début août, donc quelques
semaines après la date butoir de dépôt des candidatures au mandat présidentiel, deux de ces noms
recueillaient plus de mentions que la plupart des autres : Lula [29% des citations] et … Marina Silva, la
colistière d’Eduardo Campos ! Environ 17% des sondés souhaitant un changement citaient son nom !
Autrement dit, Marina Silva ne partait pas de zéro au lendemain de la chute de l’avion de Campos. Elle
disposait déjà d’une quantité non négligeable d’intentions de vote potentielles. Mais ce que les sondeurs,
ni les sondés ne pouvaient évidemment savoir lors de ces enquêtes, c’est qu’Eduardo allait décéder et que
Marina Silva allait, du coup, avoir juridiquement et politiquement la possibilité d’être candidate au fauteuil
présidentiel.
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Marina Silva peut-elle battre Dilma Rousseff ?
Acte 2 :
« l’ascension météorique de la candidate Marina Silva »
Troisième des quatre parties de l’entretien que le politologue et brasilianiste Stéphane Monclaire (maître de conférences à l’Université Paris 1 et chercheur au CREDA)
a accordé le 21 septembre 2014 à Michelle Oliveira, Carlos Simonetti (étudiants en Master 2 de sciences sociales) et à Liliane Rocha Campolin (doctorante à Paris 3)
Question : Pourquoi ces instituts de sondages avaient-ils mis le nom de Marina Silva dans cette liste.
Stéphane Monclaire : Parce qu’elle avait été candidate à la présidence de la République en 2010 et avait
obtenu 19% des voix au premier tour et parce qu’elle avait été longtemps pré-candidate à la présidentielle
de 2014. Rappelez-vous ! En 2012 elle fonde un proto-parti, baptisé « Rede » [« Réseau » en français],
qu’elle tente d’arcbouter à des pratiques de cybermilitantisme, puis s’efforce de le faire reconnaitre
comme tel par la justice électorale. Car seules les organisations ayant reçu le label « parti politique » de la
justice électorale et ayant donc pour cela satisfait à de nombreuses conditions juridiques souvent très
pointillistes fixées par la loi et le Tribunal Supérieur Electoral [TSE], peuvent présenter des candidats. Mais
Autres Brésils – septembre 2014
début octobre 2013 le TSE refuse ce label à Rede. De sorte que Marina Silva, pour prétendre concourir à un
mandat électif, n’a que quelques heures pour adhérer à un parti. Car la loi n’accepte comme candidat à ces
mandats que des personnes étant membre d’un parti et ayant adhéré à celui-ci au moins un an avant la
date du scrutin. Marina Silva choisit alors d’entrer au PSB, formation dirigée par Eduardo Campos. En
échange de son adhésion, elle se voit offrir la place de candidat PSBiste à la vice-présidence de la
République. Bref les sondeurs mettent son nom dans la liste parce qu’ils considéraient qu’elle aurait pu, si
le TSE n’en avait pas décidé autrement, être candidate Rediste au fauteuil présidentiel et donc être une
adversaire de Dilma Rousseff, Aecio Neves mais aussi d’Eduardo Campos qui, à ce moment-là, était encore
vivant.
Question : Qui étaient ces 17% de sondés [qui à la veille de la mort d’Eduardo Campos, considéraient que
Marina Silva était « capable d’apporter le changement » auxquels ils aspiraient comme l’indiquent la
seconde partie de cette interview] ? Etait-ce des gens qui avaient voté pour Marina Silva en 2010 [elle avait
alors obtenue 19% des voix au soir du premier tour] ?
Stéphane Monclaire : On l’ignore, car pour le savoir il aurait fallu poser la question aux sondés. Or les
instituts de sondage brésiliens, contrairement à ce qui se fait en France ou aux Etats-Unis, ne demandent
presque jamais aux sondés pour quel candidat ils ont voté lors de la précédente présidentielle.
Q. : Pourquoi ?
S.M. : Cela tient au faible de degré de politisation de beaucoup de brésiliens. De larges segments de la
population s’intéressent si peu à la politique, que fréquemment et au bout d’un ou deux ans ils en viennent
à oublier le nom de la personne pour qui ils ont voté. Donc face à une telle question, ils risqueraient de
fournir une réponse fausse, donc illusoire pour qui cherche à analyser les évolutions de l’opinion publique
sensée pouvoir être mesurée par les sondages, ou de répondre « je ne sais plus », ce qui n’est pas plus
éclairant. Certes cette propension à l’oubli se rencontre peu au sein des brésiliens ayant voté pour le
vainqueur de la présidentielle, donc pour Dilma en 2010, mais elle est importante chez ceux qui ont voté
pour les perdants, surtout les perdants du premier tour ; cas de Marina Silva en 2010. De plus et bien que
tous les candidats de par la loi appartiennent obligatoirement à un parti, les brésiliens d’une façon générale
ne votent pas pour un parti, mais pour une personne. Ainsi le dimanche 5 octobre, jour où se joueront
simultanément la présidentielle, les gouvernatoriales et les législatives, la plupart des votants donneront
leur voix à des candidats de partis différents. Par exemple certains voteront Marina Silva pour la
présidentielle, mais ils ne voteront pas tous, loin s’en faut, pour les candidats PSBistes aux postes de
gouverneur, sénateur, député fédéral ou député d’Etat. Notamment parce qu’ils s’identifient peu à un parti
politique. À la question « de quel parti vous sentez-vous proches parmi cette liste », le seul qui soit assez
souvent mentionné par les sondés est le Parti des Travailleurs [PT, cofondé par Lula et auquel appartient
Dilma Rousseff]. Toutefois et même au cours de la présidence Lula [2003-2010] il n’y a jamais eu plus de
12% des brésiliens qui, dans les sondages, se disaient « proches » du PT. D’ailleurs, le pourcentage de votes
obtenus par les candidats du PT lors des élections législatives est systématiquement très intérieur à celui
obtenu par le candidat PTiste à la présidentielle disputée le même jour. Concernant chacun des principaux
autres partis, les pourcentages de sentiment de proximité sont encore plus bas ; le PSDB [formation de
centre-droit à laquelle appartient Aécio Neves] n’a ainsi jamais dépassé 6% depuis sa création.
Q. : Donc on ne sait rien concernant ces 17%.
Autres Brésils – septembre 2014
S.M. : On sait quand même une chose importante : il s’agissait plutôt de jeunes, d’habitants de très grandes
villes et dotés d’un niveau d’instruction égal ou supérieur à celui de la moyenne des brésiliens. Autrement
dit, Marina Silva disposait avant l’accident d’Eduardo Campos et donc avant qu’elle devienne candidate à la
présidence de la République, d’un soutien potentiel de personnes dont le profil ressemble fort à celui des
brésiliennes et brésiliens qui pullulent sur Facebook ou Twitter. Une partie d’entre eux ont sans doute
contribué à populariser, sur leurs réseaux sociaux, la candidature de Marina Silva au lendemain de la mort
de Campos. Mais ce n’est pas là le principal facteur des scores faramineux de Marina Silva dans la première
enquête d’intentions de vote réalisée après la soudaine disparition d’Eduardo Campos. Ce qui a surtout
joué, plusieurs jours durant, c’est ce dont rêve tout candidat : être au centre des attentions de la presse
écrite et audio-visuelle. Tous les micros et caméras du pays étaient tournés vers elle. Ils l’étaient parce qu’à
la dernière minute, Marina Silva avait préféré prendre un avion de ligne plutôt que de montrer dans le jet
privé qui allait s’écraser ; parce que cette rescapée de la mort venait de perdre son colistier et que la place
occupée par celui-ci était désormais vide ; parce que, le droit électoral permettant le remplacement des
candidats défunts, elle pouvait maintenant briguer la présidence de la République ; et parce qu’en pareil
cas la course au Planalto [l’Elysée brésilien] s’en trouverait sans doute relancée. Il faut dire que jusque-là la
campagne était quelque peu ennuyeuse.
Q. : Comment cela ?
S.M. : Depuis juillet elle était dépourvue de suspens et n’en avait été guère dotée au cours des mois
antérieurs. Neves comme Campos semblaient ne plus y croire. D’une part l’addition de leur score restait
inférieure à celui de Dilma Rousseff. Il est vrai qu’ils étaient encore, quelques semaines plus tôt, des figures
politiques surtout locales. L’un était gouverneur de l’Etat de Pernambouco ; l’autre, sénateur de l’Etat du
Minas Gerais. Ils manquaient cruellement de visibilité nationale par rapport à la présidente Dilma Rousseff.
Autres Brésils – septembre 2014
D’autre part, ils ne jouissaient, à en croire les sondages, d’aucune dynamique susceptible de priver celle-ci
d’un second mandat consécutif. Quant aux huit autres candidats, à l’exception très relative du pasteur très
conservateur Everaldo Pereira, nul ou presque ne les connaissait et chacun d’eux obtenait moins de 1%
d’intentions de vote.
Q. : Certes ; mais comme vous le souligniez, beaucoup de sondés étaient encore indécis et les intentions de
vote étaient peu consolidées. Cela rendait donc possible bien des scénarios.
S.M. : Pas vraiment car, comme je vous l’indiquais, beaucoup de sondés et très certainement d’inscrits
étaient comme frustrés par l’offre électorale. Or celle-ci était, pour l’essentiel, bloquée depuis fin juin. Les
inscrits n’avaient donc d’autre choix que celui de voter pour l’un des candidats déjà en lice, sauf à se
réfugier dans le vote « blanc » ou « nul » ; mais ces votes-là comme le taux de participation est sans impact
sur le résultat final, puisqu’est déclaré élu le ou la candidate qui reçoit sur son nom le plus de voix. Du coup,
l’asymétrie des ressources entre Dilma Rousseff et ses deux principaux adversaires garantissait à celle-ci un
second mandat.
Q. : À quel point l’offre électorale était-elle bloquée ?
S.M. : Juridiquement les partis politiques avaient jusqu’à fin juin pour investir leurs candidats respectifs aux
postes de président, gouverneur, sénateur, député fédéral, député d’Etat ou du district fédéral. Au-delà,
aucun nouveau candidat ne pouvait donc entrer en lice, sauf en cas de décès ou de renoncement de l’un
d’entre eux. Si bien que passée cette date, l’offre électorale était bloquée, du moins s’agissant du nombre
et du nom des candidats. Certes concernant les propositions ou programmes des candidats, le jeu était
encore ouvert. Mais il ne suffit pas de proposer des choses nouvelles, susceptibles de plaire à tels ou tels
segments du corps électoral, pour recueillir de nombreuses voix en leur sein. Encore faut-il parvenir à leur
faire connaitre ces propositions. Or dans le communicationnel Dilma Rousseff disposait d’un ensemble de
ressources très supérieur ou/et plus adapté à la quête du mandat présidentiel que Neves et Campos.
Comme rien ne paraissait pouvoir réduire cet avantage de ressources, elle était assurée d’un second
mandat consécutif. Autrement dit, la messe était dite. D’ailleurs Neves et Campos, sur la fin juillet,
semblaient s’être résignés à la victoire de Mme Rousseff. Ils se consolaient en considérant que cette
élection leur permettrait de se faire connaître de l’ensemble du pays et de disposer ainsi, pour la
présidentielle de 2018, d’une appréciable notoriété nationale ; ressource politique qui leur a beaucoup
manqué jusqu’à cet été. Du coup, faute d’adversaires véritablement dangereux, Dilma Rousseff s’était mise
à ne faire campagne qu’à moitié. Tout cela conduisit la presse à consacrer un peu moins de pages ou de
temps d’antenne à cette élection. La campagne devenait donc soporifique.
Q. : Et sur le plan scientifique, cette campagne était-elle intéressante ?
S.M. : Elle ne l’était guère. Bien sûr certains aspects de la compétition ont retenu mon attention : par
exemple, les manières dont chaque candidat tentait d’assurer le financement de sa campagne, ou essayait
d’imposer les enjeux du scrutin. La juridicisation de la campagne, parce qu’elle était encore plus forte que
lors des présidentielles précédentes, méritait aussi d’être observée. Mais tout cela ne suffisait pas à
compenser le manque de suspens. En politique comme en sport, quand il n’y a pas ou plus de suspens, ça
incite moins le spectateur à prêter une grande attention au jeu. Ce premier tour devenait rébarbatif. Seule
la présidentielle de 1998 l’a été davantage et de surcroît l’a été jusqu‘au bout. À l’époque le président
Fernando Henrique avait été réélu, sans suspens aucun, président de la République dès le premier tour,
Autres Brésils – septembre 2014
face à Lula. Mais avec la soudaine et imprévisible arrivée en lice de Marina Silva tout était relancé.
Evidemment il est dommage qu’il ait fallu un accident d’avion et sept morts pour cela.
Q. : Jamais, auparavant, un candidat n’était décédé avant le scrutin…
S.M. : Oui, c’est la première fois. Toutefois par le passé l’offre électorale avait déjà été soudainement
chamboulée, suite à des circonstances qui n’avaient heureusement rien de tragique. Ainsi lors de la
campagne de 1994, l’offre a été légèrement modifiée. Là aussi là c’était au mois d’août et donc à quelques
semaines du scrutin. Deux des candidats à la vice-présidence, l’un colistier de Cardoso, l’autre colistier de
Lula, avaient dû renoncer suite à des scandales les impliquant personnellement. Marco Maciel avait ainsi
substitué Guilherme Palmeira ; et Mercadante, João Paulo Bisol. Avant cette double péripétie, il y avait eu
aussi le cas de la campagne présidentielle de 1989. L’offre électorale avait alors été très fortement mais
brièvement affectée. Car à 15 jours du premier tour, le pasteur Armando Corrêa, candidat d’un micro-parti
et jusque-là crédité de moins de 1% d’intentions de vote, renonça et fut substitué par Sílvio Santos, c’est-à-
dire par le patron de la chaine SBT également animateur d’une émission de jeux et de divertissements très
populaire. Cette candidature soudaine avait été organisée en sous-main par José Sarney [alors président de
la République] qui était furieux à la perspective que Fernando Collor, alors favori des sondages et qui l’avait
fortement critiqué tout au long de sa campagne, puisse être élu à la tête du pays. Quarante-huit heures
plus tard, Sílvio Santos occupait la seconde place dans les sondages, devançant largement Brizola, Lula,
Ulysses Guimarães et les autres principaux candidats. Toutefois cette candidature surprise ne le fut pas
jusqu’au bout puisque quelques jours plus tard la justice électorale jugea entachée d’illégalité l’investiture
accordée à Sílvio Santos par ce micro-parti.
Q. : Avez-vous été surpris par le niveau d’intentions de vote que Marina Silva atteint deux jours à peine
après la mort d’Eduardo Campos.
S.M. : Oui, comme l’ensemble de mes collègues. Nous ne pensions pas qu’elle puisse d’entée être si haut.
Non seulement elle faisait jeu égal avec Aécio Neves au premier tour ; mais en cas de second tour contre
Dilma Rousseff elle obtenait un score identique à celle-ci [enquête Datafolha réalisée les 14 et 15 août].
Puis deux jours après cette enquête, une autre la donnait élue. Certes cela n’avait rien de déroutant et
faisait écho à l’indécision de maints électeurs constatée à la veille de la mort d’Eduardo Campos. Certes
aussi, Marina Silva disposait d’un potentiel susceptible de faire d’elle un outsider dangereux pour ses
adversaires. Mais nous n’imaginions pas que la focalisation des médias au cours de ces quelques journées
post-mortem puisse à ce point lui bénéficier électoralement. Le personnel politique, non plus, ne l’imaginait
pas si j’en juge par diverses réactions de beaucoup d’entre eux, tout parti confondu.
Q. : En parlant d’elle, les chaines de télévision lui ont fait une publicité considérable…
S.M. : Tout à fait. Sans que Marina Silva n’ait à le dire, ni surtout à guerroyer pour le faire savoir aux
inscrits, les médias ont répété sans cesse durant plusieurs jours toutes sortes de choses utiles à l’obtention
massive d’intentions de vote. Ils mentionnaient son nom à foison et montraient son visage, tant aux
brésiliens qui l’ignoraient qu’aux brésiliens qui les avaient plus ou moins oubliés. Ils racontaient et
rappelaient son étonnante trajectoire de vie : donc son enfance miséreuse, son alphabétisation à 16 ans,
son engagement militant au sein du PT, sa conquête de trophées politiques sans cesse plus importants, son
combat en faveur de la défense de l’environnement, sa présence et son combat dans le gouvernement
Lula, sa démission de ce gouvernement et du PT, sa candidature de 2010, ses tentatives de créer et faire
Autres Brésils – septembre 2014
juridiquement reconnaître Rede, ses liens avec le défunt, et bien sûr ses convictions religieuses, sa
conversion au pentecôtisme. Il y avait dans tout cela de quoi séduire beaucoup de monde. D’autant que
cela est traversé d’affects.
Q. : Ces très hauts scores de Marina Silva sont-ils principalement le fruit d’une réaction émotive des
brésiliens ?
S.M. : Connaître la part exacte des émotions dans un comportement électoral est impossible. Mais celles-ci
semblent plus déterminantes que beaucoup de gens ne le croient, comme le démontrent de récents
travaux effectués à l’aide d’IRM. Le choc émotif provoqué par la disparition brutale d’Eduardo Campos
était, pour ainsi dire, palpable parmi ses électeurs et de vastes pans de la population brésilienne. Il est
notamment dû à la surmédiatisation de ce décès, à la dramaturgie de la cérémonie des obsèques, à la
théâtralité et à la scénarisation du processus par lequel la légitimité acquise d’une candidature, celle
d’Eduardo Campos, survit à la disparition du candidat et se transmet à une candidate de substitution :
Marina Silva. Ce qui n’est pas sans rappeler la transmutation brillamment disséquée par Ernst Kantorowicz
dans son livre « Les deux corps du roi » et au cours de laquelle la monarchie perdurait malgré la mort du
corps physique du roi. À cet égard, le moment où la veuve d’Eduardo Campos confie, entre deux larmes, à
Marina Silva le soin de poursuivre fièrement le chemin salvateur ouvert par son mari est une scène
politique d’anthologie. Reste que pour demeurer en tête des sondages d’intentions de vote, Marina Silva
aurait dû, au fil des semaines suivantes, ne point commettre toute une série d’erreurs.
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Marina Silva peut-elle battre Dilma Rousseff ?
Acte 3 : « L’inexorable chute de Marina Silva »
Quatrième et dernière de l’entretien que le politologue et brasilianiste Stéphane Monclaire (maître de conférences à l’Université Paris 1 et chercheur au CREDA)
a accordé le 21 septembre 2014 à Michelle Oliveira, Carlos Simonetti (étudiants en Master 2 de sciences sociales) et à Liliane Rocha Campolin (doctorante à Paris 3)
Question : Après avoir été donnée gagnante de la présidentielle, Marina Silva ne cesse de voir ses intentions
de vote diminuer dans les simulations de second tour. Comment l’expliquez-vous ?
Stéphane Monclaire : Ma réponse vous semblera brutale et faire peu de cas du respect dû aux morts, mais
pour Marina Silva mieux aurait valu que l’avion dans lequel était Eduardo Campos s’écrase deux à trois
semaines plus tard ou quelques semaines plus tôt.
Q. : Pourquoi plus tard ? Qu’est-ce que cela aurait changé de fondamental ?
Autres Brésils – septembre 2014
S.M. : Sa campagne électorale en serait devenue plus courte et différents segments du corps électoral
auraient donc moins eu le temps d’être déçus par le choix contraint de ses alliances, par ses propositions
parfois contradictoires et sa manière souvent maladroite d’exposer aux inscrits les problèmes du pays ou
ses convictions personnelles.
Q. : Par exemple ?
S.M. : Marina Silva a commis plusieurs erreurs, à la fois tactiques et de communication. Certes toute
femme ou homme politique devant du jour au lendemain passer de vice-candidat à candidat et ne
partageant pas, de surcroît, chacune des conceptions du candidat défunt, aurait probablement commis les
mêmes erreurs tactiques ou une partie d’entre elles. Quand Marina Silva était vice-candidate ses
différences de vue avec Campos en matière de défense de l’environnement, sur la question du rôle de
l’Etat dans l’économie ou sur laïcisation, n’apparaissaient pas au grand jour, sauf aux yeux des brésiliens les
plus attentifs à la politique. Car au cours de la campagne les médias prêtent peu attention aux vice-
candidats et ceux-ci ne s’expriment guère. Ce qui servait le candidat Campos c’était que sa vice-candidate
était une femme, alors que lui était de sexe masculin ; qu’elle était d’origine très modeste, alors que lui est
issu d’un milieu social très privilégié ; qu’elle soit noire, et lui blanc ; qu’elle avait été comme lui ministre de
Lula. Bref autant de différences complémentaires ou d’utiles similitudes. Les désaccords concernant ce
dont le Brésil avait besoin importaient peu puisque, d’une part, en cas de victoire ce serait Campos qui
gouvernerait et pas Marina Silva, et puisque, d’autre part, Eduardo Campos avait très peu de chances d’être
élu même s’il disposait d’une marge de progression dans les sondages d’environ 4 ou 5 points. Par contre,
une fois Marina candidate au Planalto, ces désaccords deviennent un problème. Ils réduisent ses
possibilités de manœuvre et tendent à brouiller son image, telle que les médias l’avaient jusque-là
construite.
Q. : Pourriez-vous être plus concret ?
S.M : Si Marina Silva voulait conserver les financements de campagne qu’avait réussi à obtenir Campos, elle
devait rassurer les donateurs et donc rogner sur telles ou telles des promesses électorales qu’elle souhaitait
présenter au pays et qui leur auraient déplu. De même, si elle voulait conserver les intentions de vote de
certains pans de la population acquis à Campos, il lui fallait poursuivre telles ou telles alliances politiques
locales qui avaient permis de les faire surgir dans divers endroits du territoire. Mais face à ces deux
nécessités, Marina Silva devait-elle pour autant choisir Beto Albuquerque comme vice-candidat, c’est-à-dire
une personnalité politique si contraire à son image ? Certes Albuquerque était jusqu’alors un député
fédéral de la région Sul, alors que Marina Silva est originaire de la région Norte. Mais c’est surtout un
homme soutenu par l’agro-business, alors que Marina Silva avait toujours combattu ce secteur économique
en raison de la responsabilité de celui-ci dans la pollution des sols et l’expansion des cultures avec OGM.
Avec cette nomination, très exploitée par ses adversaires et très critiquée par plusieurs médias influents,
Marina Silva s’est mise dans une situation dommageable.
Q. : A-t-elle eu politiquement tort de se déclarer hostile au « mariage gay » ? Ne s’est-elle pas ainsi tirée,
dès son entrée en campagne, une balle dans le pied ?
S.M. : Oui et même deux balles d’un coup. Marina Silva n’a évidemment rien d’une homophobe, ni jamais
montré d’hostilité particulière envers l’union civile de couples homosexuels, telle que la jurisprudence la
permet et l’organise. Elle veut simplement, par conviction religieuse, réserver le mariage, c’est-à-dire un
Autres Brésils – septembre 2014
type particulier d’union civile, historiquement le plus ancien et le plus socialement valorisé, aux couples
hétérosexuels. Reste que le programme publié peu après son entrée en lice prônait l’instauration du
mariage pour les couples homosexuels. Cela avait aussitôt enthousiasmé les communautés gays et
lesbiennes et satisfait de nombreux brésiliens très favorables à l’évolution des mœurs. Puis, comme vous le
savez, Marina Silva vint préciser que ce programme, long de 246 pages, n’était pas le sien, qu’il s’agissait
seulement d’une synthèse de différents débats préparatoires effectués avec des collectifs militants, et
qu’elle ne l’avait pas entièrement validé. La façon dont elle exprima son opposition fut maladroite, peu
adaptée aux logiques ou aux exigences d’une campagne présidentielle. Certes son refus du mariage pour
tous rassura les églises évangéliques et une grande partie de leurs fidèles. Sachant que le Brésil compte
bien plus d’électeurs évangéliques que d’électeurs homosexuels, ce refus pouvait être électoralement
payant. Mais avec ce refus elle s’est coupée des milieux progressistes, notamment des jeunes
progressistes ; ceux-là même qui auraient pu faire campagne pour elle sur internet et ainsi pallier aux
défaut de militants au sein du PSB et au manque de temps d’antenne accordé au PSB dans la campagne
officielle. Marina Silva s’est ainsi coupée d’une masse d’agents mobilisateurs qui lui seraient aujourd’hui
très utiles.
Q. : Et la seconde balle ?
S. M. : Cet écart entre le programme et ses propos rectificatifs l’ont fragilisé. En effet, les partisans du
mariage pour tous, parce qu’ils ont cru dans le programme, lui reprochent d’avoir changé d’avis ; et les
adversaires du mariage pour tous lui reprochent d’avoir eu ce programme. Quant à Aecio Neves, Dilma
Rousseff et leurs états-majors respectifs, ils feignent de croire que la candidate s’est contredite et affirment
haut et fort qu’elle a promis une chose puis son contraire. Tout cela détériore l’image de Marina Silva au
sein de la population et place la candidate sur la défensive ; position généralement peu propice à
l’obtention de voix, ni à la consolidation d’intentions de vote. Il n’y pas que sur ce sujet que Marina Silva est
sur la défensive. Elle l’est sur beaucoup trop de questions.
Q. : Les quelles sont les plus préjudiciables pour Marine Silva ?
S.M. : Je songe particulièrement aux phrases lancées par ses adversaires, selon lesquelles elle serait « la
candidate des banquiers » au prétexte qu’elle est favorable à une pleine autonomie de la Banque centrale
et que l’une des coordinatrices de son programme est Neca Setúbal, héritière de la banque Itaú [l’une des
plus puissante du Brésil]. L’attaque est aussi grossière qu’infondée. D’une part et comme le montrent de
multiples exemples étrangers, la richesse du secteur bancaire est bien moins corrélée au statut de la
Banque centrale, donc à son degré d’autonomie, qu’à la propre structuration de ce secteur, à la
promptitude et à la justesse des décisions de la Banque centrale face aux nécessités des équilibres macro-
économiques, et au niveau du taux de base, donc du SELIC dans le cas brésilien. D’autre part, Neca Setúbal
n’est pas une banquière ; elle est sociologue. Mais face à ce mauvais procès qui lui est fait, Marina Silva ne
parvient pas répondre vite et bien. Elle pourrait dire que la véritable candidate des banquiers est Dilma
Rousseff, tout comme en 2010 et auparavant Lula en 2006. Car c’est bien le taux de rémunération élevé
des banques brésiliennes, lui-même favorisé par le niveau élevé du Selic fixé par la Banque centrale, qui fait
depuis des années la fortune des banquiers brésiliens. Or si le Selic est si haut, s’il est depuis des années un
des taux de bases les plus élevés au monde, c’est parce que les gouvernements Lula et Dilma n’ont pas
voulu lutter drastiquement contre l’inflation car cela aurait exigé des réformes politiquement couteuses, et
parce que la Banque centrale ne peut fixer le Selic totalement à sa guise puisqu’elle ne jouit pas d’une
totale autonomie. Mais Marina Silva n’a rien dit de tout cela, du moins ne l’a pas dit assez clairement, ni
assez vite, ni ne l‘a suffisamment répété.
Autres Brésils – septembre 2014
Q. : Considérez-vous que Marina Silva est une mauvaise candidate ?
S.M. : Non elle fait une mauvaise campagne. On le sait, ce n’est pas une bonne oratrice. Ses interventions
au Sénat ou comme ministre de l’Environnement du gouvernement Lula en attestent. Et sa façon de mettre
en avant ses convictions religieuses ou de justifier ses choix politiques par des préoccupations d’ordre
religieux cadre mal avec les attentes d’une majorité de la population concernant l’attitude d’un chef d’Etat
ou de tout candidat au Planalto. Mais il y a surtout le fait que Marina Silva est devenue, peu après sa
déclaration de candidature et malgré elle, quasi inaudible. Car la répartition du temps d’antenne, au cours
de la campagne officielle, lui est très désavantageuse. Cette campagne officielle a débuté le 17 aout, soit
environ 45 jours avant le premier tour. Au cours de cette période, toutes les stations de radio et toutes les
chaînes de télévision hertzienne sont obligées de diffuser quotidiennement, sauf le dimanche, deux longues
tranches de programme dont le contenu appartient aux partis en lice. Or, au premier tour, le temps
accordé par le TSE à chacun d’eux n’est pas égal. Seul un tiers du temps total de ces programmes est réparti
à égalité entre chaque candidat à la présidentielle ; les deux autres tiers le sont proportionnellement au
nombre de députés fédéraux membres des partis soutenant officiellement tel ou tel candidat, c’est-à-dire
des partis formant coalition en faveur dudit candidat et déclarée au TSE. Sachant que Marina Silva n’est
officiellement soutenue que par le PSB et de micro-partis, elle a droit à trois fois moins de temps qu’Aécio
Neves et six fois moins que Dilma Rousseff.
Q. : Ce n’est pas très équitable, ni démocratique…
S.M. : Indiscutablement, mais c’est la loi. De surcroît la règle vaut aussi pour les spots publicitaires réservés
aux partis. Là encore Marina Silva dispose de six fois moins de spots publicitaires que Dilma Rousseff. Ces
spots sont diffusés à des heures de grande écoute, entre une pub pour un soda et une pub pour une lessive
en plein milieu, par exemple, d’une émission de divertissement, d’un épisode d’une novela ou d’une
retransmission de match de football, donc à des moments où le téléspectateur est plus disponible et
attentif que lors des diffusions des programmes de campagne officielle. Bref, cette règle électorale prive
Marina Silva de possibilités de parler et, par conséquent, de possibilités d’être entendue. Inversement elle
offre à Aécio Neves et surtout à Dilma Rousseff tout le temps nécessaire pour attaquer leur rivale et
l’attaquer fréquemment. Une rivale qui, dans ses spots publicitaires ou ses émissions de campagne
officielle, peut difficilement leur répondre efficacement, ni contrattaquer puisque la loi ne lui en laisse
guère le temps. Comment Marina Silva, même bien conseillée par des spécialistes de la communication,
pourrait-elle expliquer en quelques secondes à des brésiliens dont la plupart ignorent presque tout de
l’interdépendance des variables macro-économiques et des mécanismes de politiques monétaires et
financières, que la vraie candidate des banques s’appelle Dilma Rousseff ? Cet exemple montre que les
points d’intentions de vote perdus par Marina Silva ces derniers jours ne tiennent pas qu’à elle. Cette perte
tient aussi aux conditions dans laquelle Marina Silva fait campagne.
Q. : Cette baisse va-t-elle se poursuivre ces prochains jours ?
S.M. : Elle va persister car Marina Silva ne parvient pas à faire une campagne de propositions. La législation
électorale comme ses principaux adversaires ne le lui en laissent pas le loisir. Elle va donc encore subir des
attaques répétées de Dilma Rousseff et Aécio Neves. Leurs attaques visent moins à contester ses
propositions, puisque celles-ci sont presque inaudibles, qu’à déconstruire l’image positive que Marina Silva
avait acquise dans la population au lendemain de la mort d’Eduardo Campos et qui lui avait valu, sur
Autres Brésils – septembre 2014
l’instant des flux gigantesques d’intentions de vote. Elle incarnait alors l’espoir de changement et d’une
politique moins dépendante des partis. Son profil, son parcours politique donnaient alors l’impression
qu’elle pourrait porter et concrétiser les demandes socio-économiques et éthiques diffuses qui avaient été
scandées lors des manifestations de juin 2013. Depuis, cinq semaines sont passées ; ne manque qu’une
douzaine de jours d’ici le scrutin …
Q. : … et Marina Silva est chaque jour un peu plus nue !
S.M. : Elle n’est ni nue, ni n’apparait telle qu’elle est vraiment. Mais de plus en plus de gens qui pensaient
voter pour elle perçoivent qu’elle n’est pas la candidate en laquelle ils avaient pressenti diverses qualités,
ou n’est finalement pas assez dotée de ces supposées qualités. Du coup, ils reportent leur voix sur Aécio
Neves, Dilma Rousseff ou se réfugient dans le vote « blanc » ou « nul ». Le temps ne travaille pas pour
Marina Silva ; il la dessert. Pour elle, mieux aurait valu une campagne très courte. C’est en ce sens que je
disais que l’avion d’Eduardo Campos s’est écrasé trop tôt. À force de baisser, Marina Silva risque, d’ici
quelques jours, de se faire rattraper et peut-être même dépasser par Aécio Neves.
Q. : Et si l’avion était tombé plus tôt, qu’est-ce cela changerait ?
S.M. : Supposons que Marina Silva ait succédé à Eduardo Campos début juin ou courant mai, trois
problèmes auraient alors été évités. D’abord elle aurait alors eu la possibilité de tisser des alliances moins
étroites que celles dont elle souffre aujourd’hui. Réaliser des alliances électoralement performantes
demande toujours du temps et ne s’improvise pas. Car il est indispensable de les effectuer avec des leaders
locaux, car ce sont eux qui sont sur le terrain et peuvent mobiliser les inscrits. Avoir le soutien de la
direction nationale de tel ou tel parti ne suffit pas. Or le terrain est très disparate et complexe. N’oublions
pas que le Brésil est une République fédérative socialement hétérogène et démographiquement
asymétrique. Le volume et la composition du corps électoral peuvent donc s’avérer très différents d’un Etat
Autres Brésils – septembre 2014
fédéré à l’autre. Or aucun parti politique, à l’exception relative du PT, ne dispose véritablement
d’implantation nationale. Si bien que la configuration des forces politiques locales varient fortement d’un
Etat fédéré à l’autre. De surcroît aucun parti n’est vraiment unifié, là encore à l’exception du PT : de sorte
que les leaders de tel parti politique dans tel Etat fédéré peuvent être très favorables à une alliance avec le
candidat « X » au Planalto, alors que les leaders de ce même parti dans tel ou tel autre Etat fédéré seront
prédisposés à soutenir le candidat « Y ». Facteur supplémentaire de la difficulté à mettre au point des
alliances électorales efficaces : la tenue simultanée de plusieurs scrutins. En plus de la présidentielle qui est
un scrutin national, se jouent quatre scrutins ayant l’unité fédérative pour circonscription. Ainsi chaque Etat
fédéré, tout comme le District Fédéral, doit élire son gouverneur, son sénateur fédéral, ses députés
fédéraux et les membres de son Assemblée législative. Cette multitude d’enjeux locaux, de surcroît
disputés selon des modes de scrutins différents, vient souvent perturber le calcul des avantages et des
inconvénients de s’allier à «X », « Y » ou « Z ». Pour les candidats à la présidentielle parvenir à tisser de
bonnes alliances locales demande donc doigté, moult manœuvres d’approche, un art consumé du
compromis et du pragmatisme. Ce n’est jamais simple, ni rapide !
Q. : Quelles sont les deux autres problèmes que n’aurait pas rencontré Marina Silva ?
S.M. : Elle aurait pu aussi obtenir des soutiens déclarés de la part des directions nationales des partis
siégeant à la Chambre, et ainsi jouir d’un temps d’antenne moins maigre durant la campagne officielle et
pour les spots publicitaires. Ce qui lui aurait alors permis de faire une vraie campagne de propositions. Par
ailleurs, elle aurait eu aussi de longues semaines devant elle pour concocter un programme plus en phase
avec ses conceptions et valeurs personnelles, et éviter ainsi des couacs préjudiciables dès sa publication.
Q. : Pensez-vous que Marina Silva puisse battre Dilma Rouseff?
S.M. : Pour cela il faudrait d’abord qu’elle se qualifie pour le second tour. Je crains qu’elle termine la
campagne de premier tour avec un retard trop important sur Dilma Rousseff pour pouvoir véritablement
inquiéter celle-ci dans l’entre-deux-tours.
Q. : Aécio Neves peut-il remonter son handicap face à Marina Silva et disputer le second tour face à Dilma
Rousseff ?
S.M. : Il bénéficie depuis quelques jours d’une dynamique ascendante. Comme elle tient plus à des
éléments structurels que conjoncturels, je pense qu’elle va se poursuivre. Et si le réflexe de « vote utile » se
répand au sein de l’électorat hostile à Dilma Rousseff, la baisse de Marina Silva dans les sondages conduira
une partie des électeurs de celle-ci et des indécis à voter Aécio Neves. Ce dernier pourrait donc bien
disputer le second tour.
Q. : Vous dites « bien ». Cela signifie-t-il que vous voyez Aécio Neves faire une bonne campagne de second
tour et remporter le second tour ?
S.M. : Reposez-moi la question dimanche 5 octobre au soir. On connaîtra alors le niveau de son score et on
pourra alors savoir à quel point son image a été épargnée au cours de ces dernières semaines de campagne
de premier tour. Car depuis un mois, Dilma Rousseff se focalise tellement sur Marina Silva qu’elle en oublie
d’attaquer Aécio Neves. Or il n’est jamais bon de se tromper d’adversaire.