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RTDEur. Revue trimestrielle de droit européen 9 782995 715046 ref : 571504 RTDEur. - octobre-décembre 2015 - pages 681 à 920 E ÉDITO 683 Brexit Jean Paul Jacqué ARTICLES 689 Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit » Dimitry Kochenov, Laurent Pech et Sébastien Platon 715 Ce que l’économie peut apporter aux juristes : illustrations européennes Alexandre Biard et Michaël Faure 737 Le juge de l’Union et le principe de précaution : état des lieux Estelle Brosset COMMENTAIRES 757 La notion d’aide d’État : entre rigidité et flexibilité Artem Soloshchenkov

Ni panacée, ni gadget : le \"nouveau cadre de l'Union européenne pour renforcer l'Etat de droit\"

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RTDEur.Revue trimestrielle de droit européen

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ref : 571504

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E ÉDITO

683 Brexit

Jean Paul Jacqué

ARTICLES

689 Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

Dimitry Kochenov, Laurent Pech

et Sébastien Platon

715 Ce que l’économie peut apporter aux juristes : illustrations européennes

Alexandre Biard et Michaël Faure

737 Le juge de l’Union et le principe de précaution : état des lieux

Estelle Brosset

COMMENTAIRES

757 La notion d’aide d’État : entre rigidité et fl exibilité

Artem Soloshchenkov

RTDEur. octobre-décembre 2015- E -

689

ARTICLE

Dimitry KochenovKochenov Professeur invité et LAPA Crane Fellow, Woodrow Wilson School, Université de Princeton, Professeur de droit, Chaire en droit constitutionnel de l’Union européenne, Université de

Groningue

Laurent PechPech Professeur de droit, Chaire Jean Monnet en droit public de l’Union européenne, Université de

Middlesex (Londres)

Sébastien PlatonPlaton Professeur de droit public, Université de Bordeaux

Ni panacée, ni gadget : le

« nouveau cadre de l’Union

européenne pour renforcer

l’État de droit »

Dans la période récente, l’Union européenne a connu plusieurs « crises » de l’État de droit. Si le cas hongrois est celui qui vient immédiatement à l’esprit, il n’est malheureusement pas isolé. Or, le respect de l’État de droit est une des valeurs fondamentales de l’Union européenne. Afin d’en améliorer la garantie, la Commission européenne a récemment développé un mécanisme lui permettant de réagir à des menaces systémiques envers l’État de droit. Ce mécanisme tend à remédier à l’inadéquation des mécanismes existants, notamment la procédure de suspension de droit et la procédure en manquement, face à de telles menaces. Il évite en outre les écueils des différentes propositions avancées tant par la doctrine que par les acteurs institutionnels pour lutter contre ses menaces. Ce mécanisme est certes loin d’être irréprochable. S’il présente l’avantage de la souplesse et donne pour la première fois une définition satisfaisante de l’État de droit, il présente en revanche le risque d’une faible effectivité et ne définit pas suffisamment la notion pourtant centrale de « menace systémique ». Il reste cependant une avancée intéressante, surtout si on le compare aux propositions encore moins ambitieuses émises par le Conseil. Le manque de volonté politique de la Commission d’activer ce nouveau mécanisme, alors même que les violations et menaces flagrantes pour l’État de droit sont manifestes et de nature systémique en Hongrie, n’en demeure pas moins préoccupant.

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Une crise chasse l’autre… Dans les

médias, la crise des migrants a succédé

à la crise grecque. Pour graves qu’elles

soient, ces crises ne doivent pas occul-

ter les autres crises couvant au sein de

l’Union européenne (UE). À l’Ouest, la

perspective du Brexit menace la cohé-

sion de l’Union. Pour d’autres raisons,

c’est également le cas, au Sud, des

velléités indépendantistes de la Cata-

logne. Et surtout, à l’Est, c’est le prin-

cipe de l’État de droit lui-même qui est

menacé par la rhétorique et les actions

du gouvernement hongrois mené par le

Premier ministre Viktor Orbán, dont la

politique vis-à-vis des migrants n’est

que la dernière expression en date.

Cette affirmation ne serait d’ailleurs

peut-être pas contestée par l’intéressé,

puisqu’il a lui-même, dans un discours

dont le passage le plus inquiétant figure

au frontispice de la présente étude,

explicitement défendu la création d’un

État « illibéral », tout en citant la Rus-

sie de M. Poutine et la Chine commu-

niste comme des modèles possibles

pour son pays. Fort d’une majorité par-

lementaire lui permettant de modifier

la Constitution, cet objectif s’est tra-

duit par une série d’actions concrètes,

en particulier l’adoption d’une nouvelle

constitution en 2011 3 3 , qui ont suscité

de nombreuses inquiétudes du point de

vue du respect des valeurs fondamen-

tales de l’Union 4 4 .

Pour particulièrement visible qu’il soit,

l’exemple hongrois n’est que l’une des

« crises de l’État de droit » que connaît

l’Union européenne, pour reprendre une

expression de Viviane Reding, ancienne

commissaire à la Justice. Dans un dis-

cours remarqué prononcé le 4 sep-

tembre 2013, elle a en effet tracé un

intéressant parallèle entre la crise éco-

nomique et financière européenne et

le nombre croissant de ces « crises de

l’État de droit » révélant des problèmes

( 1 ) Parlement européen, Strasbourg, 15 juill. 2014. ( 2 ) Le texte intégral de ce discours a été publié en langue anglaise par The Budapest Beacon (http://budapestbeacon.

com/public-policy/full-text-of-viktor-orbans-speech-at-baile-tusnad-tusnadfurdo-of-26-july-2014/10592). ( 3 ) K. L. Scheppele, The Unconstitutional Constitution, New York Times , 2 janv. 2012 ; Editorial comments, Hunga-

ry’s new constitutional order and European unity, 49 CML Rev. 2012, p. 871 ; Ph. Apelle, La loi fondamentale hongroise, Rev. adm. n o 386, 2012, p. 129 s.

( 4 ) V. L. Sólyom, The Rise and Decline of Constitutional Culture in Hungary, in A. von Bogdandy & P. Sonnevend (dir.), Constitutional Crisis in the European Constitutional Area : Theory, Law and Politics in Hungary and Roma-nia , Oxford : Hart Publishing, 2015 ; R. Uitz, Can You Tell When an Illiberal Democracy Is in the Making ? An Appeal to Comparative Constitutional Scholarship from Hungary, 13 I-CON 2015, p. 279. Pour un article allant au-delà du cas de la Hongrie, cf. J.-W. Müller, Eastern Europe Goes South. Disappearing Democracy in the EU’s Newest Members, Foreign Affairs , mars-avr. 2014.

« Une union politique exige également que nous renforcions les fon-dements sur lesquels repose notre Union : le respect de nos valeurs fondamentales, de l’État de droit et de la démocratie ». José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, discours sur l’état de l’Union 2012 .

« J’entends utiliser les prérogatives de la Commission pour défendre, dans notre domaine de compétence, nos valeurs communes, l’État de droit et les droits fondamentaux, tout en tenant dûment compte de la diversi-té des traditions culturelles et constitutionnelles des 28 pays de l’UE ». Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, discours d’ou-verture de la session plénière du Parlement européen, 15 juillet 2014 1 1 .

« Le nouvel État que nous sommes en train d’édifier est un État “illibéral”, non libéral ». Viktor Orbán, Premier ministre de la Hongrie, discours du 26 juillet 2014 2 2 .

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de nature systémique 5 5 . Outre l’exemple

hongrois, et plus précisément la tenta-

tive du gouvernement, en 2011, de saper

l’indépendance du pouvoir judiciaire par

la mise à la retraite anticipée de cer-

tains magistrats, elle y cite deux autres

exemples.

Le premier exemple est celui du gou-

vernement français qui a tenté, durant

l’été 2010, de mettre secrètement en

œuvre une politique d’expulsion collec-

tive visant les citoyens de l’UE d’origine

rom. Cette politique avait été dévoilée

lorsque le journal en ligne Le Canard

social avait publié sur son site la circu-

laire « Bart » du ministre de l’Intérieur

du 5 août 2010 6 6 , qui demandait explici-

tement aux préfets d’assurer une éva-

cuation « prioritaire » des campements

illicites de « Roms ».

Le second exemple mentionné par

M me Reding est celui du conflit consti-

tutionnel ayant opposé en 2012 le pré-

sident roumain Traian Basescu et le

Premier ministre roumain Victor Ponta,

le second ayant lancé à l’encontre du

premier une procédure de suspen-

sion-destitution pour « faits graves

violant les dispositions de la Constitu-

tion », conformément à l’article 95 de la

Constitution roumaine, dans un contexte

de très fortes tensions sociales et poli-

tiques. M me Reding a estimé dans le dis-

cours précité que ce conflit a été mar-

qué par un non-respect de décisions de

la Cour constitutionnelle qui sape l’État

de droit. Elle omet, ce faisant, d’autres

éléments tout aussi graves concernant

cette crise, notamment la tentative du

gouvernement de limiter la compétence

de la Cour constitutionnelle et les pres-

sions exercées sur certains magistrats 7 7 .

Le constat de M me Reding n’était pas

sans précédent : dans son discours

sur l’état de l’Union 2012, l’ancien pré-

sident de la Commission européenne

José Manuel Barroso constatait déjà que

l’État de droit et la démocratie avaient

été « mis à mal » dans plusieurs États

européens 8 8 .

L’État de droit constitue pourtant l’une

des valeurs fondamentales sur lesquelles

repose l’Union européenne, selon l’ar-

ticle 2 du traité sur l’Union européenne

(TUE) 9 9 . En outre, au-delà de cette procla-

mation des valeurs communes de l’Union,

l’importance du respect de l’État de droit

par les États membres est à propre-

ment parler vitale pour l’intégration euro-

péenne 10 10 . En effet, lorsqu’un pays connaît

un phénomène de « capture constitu-

tionnelle » 11 11 par des forces démocrati-

quement élues mais non libérales – par

exemple, lorsqu’un gouvernement porte

systématiquement atteinte à l’équilibre

des pouvoirs, ou qu’un pays est gouverné

( 5 ) V. Reding, The EU and the Rule of Law – What next ?, 4 sept. 2013, discours/13/677. ( 6 ) NOR IOCK1017881J. ( 7 ) V. l’avis n o 685/2012 du 3 déc. 2012 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission

de Venise), CDL-AD(2012)026. V. not. sur cette crise : A. S. T n sescu, Responsabilité politique du Président de la République – non bis in idem, Revista Direito Mackenzie , v. 5, n o 2, 2012, p. 146 ; O. A. Macovei, La suspension du Président : une bonne idée qui tourne mal ?, Politeia n o 24, 2013, p. 61 ; V. Perju, The Romanian Double Executive and the 2012 Constitutional Crisis, I-CON 2015, p. 246.

( 8 ) J. M. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2012, Parlement européen, 12 sept. 2012, discours/12/596. ( 9 ) « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de

l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-dis-crimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Sur le concept d’État de droit dans le contexte juridique européen, cf. not. E. Carpano, État de droit et droits européens - L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques , L’Harmattan, 2005 ; L. Pech, The Rule of Law as a Constitutional Principle of the European Union, Jean Monnet Working Paper n o 04/09.

( 10 ) Ce n’est pas à dire qu’il n’est pas de même en ce qui concerne le respect de ce principe par l’UE : cf. G. Palombella, Beyond Legality – before Democracy : Rule of Law Caveats in a Two-Level System, in C. Closa & D. Kochenov (dir.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union , Cambridge University Press, 2016, à paraître.

( 11 ) Sur ce concept, cf. J.-W. Müller, Wo Europa endet : Ungarn, Brüssel und das Schicksal der liberalen Demokratie , Suhrkamp Verlag, 2013. Une version en anglais existe en ligne, hébergée par The Transatlantic Academy ; J.-W. Müller, Safeguarding Democracy inside the EU. Brussels and the Future of the Liberal Order , Washington DC, Transatlantic Academy Paper Series, 2013.

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par des élus dont le programme offi-

ciel prévoit le démantèlement de l’État

démocratique et libéral –, ces violations

n’affectent pas uniquement les citoyens

de l’État membre en question 12 12 . Les res-

sortissants d’autres pays de l’UE résidant

dans ce pays sont également affectés ainsi

que l’ensemble des citoyens de l’Union

par le biais de la participation de « l’État

capturé » aux processus décisionnels et à

l’adoption des normes s’appliquant à toute

l’UE. L’espace réglementaire et judiciaire

interconnecté de l’Europe est par ailleurs

fondé sur le principe d’une confiance

mutuelle 13 13 et sur la nécessité absolue

d’une reconnaissance mutuelle des déci-

sions judiciaires 14 14 , principes qui peuvent

difficilement être sauvegardés lorsqu’un

pays membre n’est plus gouverné dans

le respect du principe de l’État de droit 15 15 .

Enfin, la légitimité et la crédibilité de l’UE

sont atteintes quand ses institutions ne

peuvent plus – ou ne veulent plus – garan-

tir en son sein la sauvegarde des valeurs

qu’elle a pourtant obligation de défendre

et de promouvoir dans ses relations exté-

rieures 16 16 . En d’autres termes, il existe un

certain nombre de raisons impérieuses de

prendre au sérieux la question du respect

de l’État de droit au sein de l’UE 17 17 .

L’UE serait-elle impuissante face à de

telles situations ? La question est récur-

rente. Il convient de rappeler à ce titre

que l’UE s’est longtemps préoccupée de

ces questions dans le cadre de sa poli-

tique d’élargissement. Dans un tel cadre,

la position par défaut de l’UE a toujours

été de considérer que les pays candidats

à l’adhésion doivent faire leurs preuves

en matière de respect des valeurs de

l’UE et adapter leur système au droit de

l’UE 18 18 . Si les résultats obtenus ont été

plutôt mitigés 19 19 , il est néanmoins clair

que l’adhésion à l’UE a souvent été vue

par les élites nationales de pays candidats

comme le meilleur moyen d’éviter toute

régression démocratique ou retour à un

régime autoritaire 20 20 . Ceci a cependant

abouti à une certaine complaisance au

sein des États membres et à la consolida-

tion d’une présomption de conformité aux

valeurs de l’UE pour tout État membre

de celle-ci. L’épisode autrichien de 2000

a cependant offert le premier exemple

du caractère erroné de cette présomp-

tion. L’entrée du FPÖ (extrême-droite),

dirigé alors par Jörg Haider, au gouverne-

ment formé par Wolfgang Schüssel avait

ainsi suscité de nombreuses craintes et

conduit à la mise en place, d’abord de

( 12 ) C. Closa, D. Kochenov et J. H. H. Weiler, Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, EUI RSC AS Working Papers 2014/25.

( 13 ) La Cour de justice de l’UE fait d’ailleurs de cette confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs une caractéristique essentielle de la construction juridique européenne dans son avis 2/13 relatif à l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme (non encore publié au Recueil, § 168) : « Une telle construction juridique repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre ». Pour une analyse critique : P. Eeckhout, Opinion 2/13 on EU Accession to the ECHR and Judicial Dialogue – Autonomy or Autarky ?, 38 Fordham International Law Journal 2015, p. 955.

( 14 ) Art. 67, § 4, TFUE. ( 15 ) M. Poiares Maduro, So close yet so far : The paradoxes of mutual recognition, 14 Journal of European Public

Policy , 2007, p. 814 ; K. Nikolaïdis, Trusting the Poles ? Constructing Europe through mutual recognition, 14 Journal of European Public Policy , 2007, p. 682.

( 16 ) Art. 3, § 5, TUE : « Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens ». Cf. à ce titre, M. Cremona, Values in EU foreign policy, in M. Evans et P. Koutrakos (dir.), Beyond the Established Legal Orders : Policy Interconnections between the EU and the Rest of the World , Hart Publishing, 2011, p. 275.

( 17 ) V. C. Closa, Reinforcing EU Monitoring of the Rule of Law : Normative Arguments, Institutional Proposals and the Procedural Limitations, in C. Closa et D. Kochenov (dir.), Reinforcing the Rule of Law Oversight in the Euro-pean Union , Cambridge University Press, 2016, à paraître.

( 18 ) M. Maresceau, Quelques réflexions sur l’application des principes fondamentaux dans la stratégie d’adhésion de l’UE, in Le droit de l’Union européenne en principes : Liber amicorum en l’honneur de Jean Raux , LGDJ, 2006 ; E. Tucny, L’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale : La conditionnalité politique , L’Harmattan, 2000.

( 19 ) D. Kochenov, EU Enlargement and the Failure of Conditionality , Kluwer Law International, 2008. ( 20 ) W. Sadurski, Constitutionalism and the Enlargement of Europe , Oxford University Press, 2012.

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facto puis de jure avec le traité de Nice,

d’un mécanisme tendant à identifier et à

étouffer dans l’œuf tout « risque clair de

violation grave par un État membre » des

valeurs fondamentales de l’Union 21 21 . La

recrudescence de menaces pour l’État de

droit dans des États membres de l’Union

européenne montre clairement les limites

de ce mécanisme ainsi que celui spécia-

lement mis en place pour la Roumanie

et la Bulgarie, connu sous le nom de

mécanisme « de coopération et de vérifi-

cation ». Répondant à la volonté de l’UE de

remédier aux lacunes de l’État de droit en

Bulgarie et en Roumanie avant leur entrée

dans l’Union, ce mécanisme a été établi en

décembre 2006 22 22 . Il se traduit essentielle-

ment par un échange de rapports entre les

États en question et la Commission éva-

luant les progrès de l’État de droit réalisés

par rapport à un certain nombre d’objec-

tifs de référence. Le fait qu’il demeure en

vigueur plus de huit ans après sa création

et l’adhésion de ces deux États illustre son

efficacité toute relative.

Outre le problème récurrent posé par la

Roumanie et la Bulgarie dans le domaine

de l’État de droit, de nouvelles et préoc-

cupantes violations de ce principe dans un

certain nombre de pays membres de l’UE

ont poussé un certain nombre de gouver-

nements européens à réagir. Mentionnons,

par exemple, la proposition faite en 2012

par les chefs de la diplomatie de onze pays

de l’UE de créer un mécanisme « léger »

qui autoriserait la Commission à émettre

des recommandations ou à élaborer des

rapports pour le Conseil lorsque des cas

concrets de violations graves des valeurs

ou des principes fondamentaux de l’Union

seraient mis à jour 23 23 . L’adoption par la

Commission européenne en mars 2014

d’un nouveau cadre européen destiné à

renforcer le respect de l’État de droit au

niveau des États membres de l’Union 24 24 ,

ainsi que l’arrivée de Frans Timmermans

au poste de premier vice-président de la

Commission, chargé, entre autres, et de

manière inédite, des questions touchant

au respect de l’État de droit, traduisent

une nette prise de conscience au niveau

de l’UE de l’importance de prévenir plus

efficacement et, éventuellement, de sanc-

tionner toute violation des valeurs fonda-

mentales de l’UE par tout État membre.

Passé très largement inaperçu dans

la doctrine francophone, le mécanisme

adopté par la Commission en 2014

a pour objectif de pouvoir traiter de

manière plus efficace toute situation où

une « menace systémique envers l’État

de droit » 25 25 pourrait être constatée dans

quelque État membre que ce soit. Ce

mécanisme se compose de trois phases

qui peuvent être résumées comme suit.

La première phase est la phase d’ évalua-

tion . Lors de cette phase, la Commission

est supposée rassembler et examiner

toutes les informations utiles et apprécier

s’il existe des indices clairs de menace

systémique dans l’État membre concerné.

Bien que la Commission conserve son

rôle de gardien des valeurs de l’UE, il

est prévu qu’elle puisse faire appel à des

tierces parties si nécessaire. L’expres-

( 21 ) Art. 7 TUE. ( 22 ) Décis. de la Commission du 13 déc. 2006 établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès

réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption, COM(2006) 6569 final, JOUE 2006, n o L 354, p. 56-57 ; Décis. de la Commission du 13 déc. 2006 établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Bulgarie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption et la criminalité organisée, COM(2006) 6570 final, JOUE 2006, n o L 354, p. 58-59. Pour une étude sur l’efficacité relative de ces mécanismes, cf. M. A. Vachudova et A. Spendzharova, The EU’s Cooperation and Verification Mechanism : Fighting Corruption in Bulgaria and Romania after EU Accession, SIEPS European Policy Analysis , 2012, p. 1.

( 23 ) V. le rapport final sur le futur de l’Europe (connu sous le nom de « rapport Westerwelle »), 17 sept. 2012, § II (d), intitulé « Strengthening the UE as a Community of Values ».

( 24 ) Communication de la Commission, Un Nouveau Cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit , COM(2014) 158. V. not., sur ce mécanisme : Editorial comments, Safeguarding EU values in the Member States – Is something finally happening?, 52 CML Rev. 2015, p. 619.

( 25 ) Ibid. , p. 8 de la Communication.

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sion « tierces parties » doit ici être enten-

due largement. Elle recouvre aussi bien

d’autres organes de l’Union européenne

– en particulier l’Agence des droits fon-

damentaux de l’Union – que le Conseil de

l’Europe (en particulier, la Commission de

Venise) ou encore des réseaux judiciaires,

tels que le réseau des présidents des

Cours suprêmes de l’Union européenne.

Ces « tierces parties » peuvent être sol-

licitées si nécessaire pour apporter leur

expertise, notamment durant la phase

d’évaluation. Un avis relatif au respect du

principe de l’État sera adressé au gouver-

nement en cas de menace avérée.

La deuxième phase est la phase de

recommandation . Dans le cas où les

mesures appropriées n’auraient pas été

prises, la Commission pourrait adres-

ser une « recommandation relative à

l’État de droit » aux autorités du pays

concerné, cette dernière pouvant recom-

mander toute mesure propre à résoudre

la situation dans un certain délai.

La troisième et dernière phase est la phase

de suivi . La Commission a prévu qu’elle

puisse, faute de suite satisfaisante don-

née à sa recommandation, demander au

Conseil (en cas de menace) ou au Conseil

européen (en cas de violation systémique)

la mise en œuvre de l’article 7 TUE.

Si ce mécanisme adopté en 2014 n’est

en rien révolutionnaire, il n’est dénué

ni d’opportunité ni de potentialité. Indé-

pendamment de la question de savoir si

la Commission le mettra effectivement

en œuvre – question qui reste ouverte –,

il est possible d’estimer que ce « nou-

veau cadre de l’UE pour l’État de droit »

constitue tout autant un outil opportun

( I ) qu’une avancée en demi-teinte ( II ).

I - Le nouveau cadre de l’UE pour l’État

de droit, un outil opportun

Opportun, le mécanisme proposé par

la Commission l’est à deux niveaux.

Il l’est, d’une part, en ce qu’il enrichit

l’arsenal existant en droit de l’UE pour

protéger l’État de droit dans les États

membres, arsenal qui apparaissait net-

tement insuffisant ( A ). Il l’est égale-

ment, d’autre part, au regard des autres

propositions émises en la matière, qui

pèchent soit par la lourdeur (juridique ou

administrative) qu’elles supposent soit

par un manque d’ambition ( B ).

A - L’insuffisance de l’arsenal existant en matière de protection de l’État de droit

La nouvelle procédure adoptée par la

Commission découle du constat que le

cadre juridique actuel n’est pas adapté

lorsqu’il s’agit de gérer des menaces

internes et systémiques contre l’État

de droit et, plus généralement, toute

atteinte nationale aux valeurs de l’UE,

alors même que ces atteintes semblent

gagner en fréquence et en intensité.

L’ancien président Barroso lui-même

a jugé nécessaire d’appeler à la créa-

tion d’« une série d’instruments mieux

développés » 26 26 afin de combler le vide

existant entre la procédure du recours

en manquement et la procédure souvent

qualifiée d’« option nucléaire » 27 27 . Ces

deux procédures souffrent en effet de

défauts divers qui ne permettent pas

leur utilisation dans une situation de

violation systémique des valeurs de l’UE

au sein d’un État membre.

1 - « L’option nucléaire » : l’ar-

ticle 7 TUE

L’« option nucléaire », pour reprendre

l’expression de l’ancien président Bar-

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roso, est la procédure prévue par l’ar-

ticle 7 TUE. Cette disposition, introduite

à l’origine par le traité d’Amsterdam,

confère au Conseil de l’UE le pouvoir

de sanctionner tout État membre jugé

« coupable » de violation grave et per-

sistante des valeurs fondamentales de

l’UE. En particulier, le Conseil peut, à la

majorité qualifiée, décider de suspendre

certains des droits d’un État membre

découlant de l’application des traités,

y compris les droits de vote du repré-

sentant de son gouvernement au sein

du Conseil. Depuis le traité de Nice,

l’article 7 TUE comprend également

une procédure préventive permettant

au Conseil de constater qu’il existe un

« risque clair et grave de violation » des

valeurs fondamentales de l’UE par un

État membre 28 28 .

Les deux scénarios envisagés par l’ar-

ticle 7 TUE (préventif/curatif) ne sont

pas formellement liés l’un à l’autre, et

en particulier le constat de risque de

violation n’est pas un préalable juri-

diquement nécessaire au constat de

violation. En outre, les deux scénarios

sont soumis à des procédures diffé-

rentes. Toutefois, dans les deux cas, les

exigences procédurales sont particuliè-

rement contraignantes. L’unanimité au

sein du Conseil est requise pour déter-

miner s’il existe une violation sérieuse et

persistante, et une majorité des quatre

cinquièmes des membres du Conseil est

requise pour constater « un risque clair

de violation grave », ainsi que l’appro-

bation du Parlement européen dans les

deux cas. Qui plus est, il n’existe aucune

obligation juridique pesant sur le Conseil

de procéder à l’un de ces deux constats

(de risque ou de violation), même dans

l’hypothèse où il conclurait à une viola-

tion des valeurs de l’article 2 TUE. Cette

procédure est en effet caractérisée tant

par le primat du politique que par une

domination assez nette de la méthode

intergouvernementale.

Cette procédure se situe en outre lar-

gement en dehors du champ de com-

pétence de la Cour de justice, et en

tout cas hors d’atteinte des requérants

individuels. Ainsi, l’article 269 du traité

sur le fonctionnement de l’Union euro-

péenne (TFUE), reprenant en subs-

tance l’article 46 e TUE dans sa ver-

sion « pré-lisbonnienne », énonce que

« la Cour de justice n’est compétente

pour se prononcer sur la légalité d’un

acte adopté par le Conseil européen

ou par le Conseil en vertu de l’article 7

du traité sur l’Union européenne que

sur demande de l’État membre qui fait

l’objet d’une constatation du Conseil

européen ou du Conseil, et qu’en ce qui

concerne le respect des seules pres-

criptions de procédure prévues par ledit

article ». Cette demande doit par ail-

leurs « être faite dans un délai d’un

mois à compter de ladite constatation ».

En 2004, le Tribunal avait déduit de

l’article 46 e TUE « pré-Lisbonne »

son incompétence pour connaître d’un

recours en carence visant à faire consta-

ter que la Commission s’était illégale-

ment abstenue d’entamer, à l’encontre

du Royaume d’Espagne, la procédure

prévue à l’article 7 TUE à la suite de

la plainte du requérant concernant de

prétendues violations, à son égard, des

principes de la liberté, de la démocratie,

du respect des droits de l’homme et

des libertés fondamentales ainsi que

de l’État de droit, énoncés à l’article 6,

paragraphe 1, TUE, par des autorités

judiciaires de cet État membre 29 29 .

Certes, il serait peut-être possible de

prétendre que le traité de Lisbonne a

modifié la situation sur ce point. En effet,

( 26 ) J. M. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2012, préc. ( 27 ) Ibid. ( 28 ) Pour une analyse plus approfondie, cf. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen

du 15 oct. 2003 sur l’art. 7 du traité sur l’UE : Respect et promotions des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée, COM(2003) final, 15 oct. 2003. Sur la genèse de cette disposition, cf. not. W. Sadurski, Adding Bite to a Bark : The Story of Article 7, EU Enlargement, and Jörg Haider, 16 Columbia Journal of European Law , 2010, p. 385.

( 29 ) TPICE, ord., 2 avr. 2004, aff. T-337/03, Bertelli Gálvez , Rec. II-1041.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

en 2004, le Tribunal s’est fondé sur l’ar-

ticle 46 e TUE, qui était une disposition

attributive de compétence à la Cour de

justice, laquelle était en principe exclue

pour les dispositions du traité sur l’Union

européenne 30 30 . Or, cette disposition ne

donnait compétence à la Cour de justice

que pour « les seules prescriptions de

procédure contenues dans l’article 7, la

Cour statuant à la demande de l’État

membre concerné et dans un délai d’un

mois à compter de la date de la constata-

tion du Conseil prévue par ledit article ».

À l’inverse, l’article 269 TFUE est une

disposition restrictive de la compétence

de la Cour de justice, laquelle est désor-

mais de principe pour l’ensemble des

dispositions du traité. Une telle restric-

tion, en tant qu’exception, doit être d’in-

terprétation stricte. Or, ladite restriction

ne porte que sur la compétence de la

Cour « pour se prononcer sur la légalité

d’un acte adopté par le Conseil européen

ou par le Conseil en vertu de l’article 7 du

traité sur l’Union européenne ». Il pour-

rait donc être valablement défendu que

la compétence de la Cour pour connaître

d’un recours en carence n’est pas, elle,

affectée, puisque dans une telle situation,

il n’existe précisément pas d’acte adopté

par le Conseil européen ou le Conseil.

La compétence du juge de l’Union ne

changerait cependant probablement

rien au rejet d’un tel recours, rejet qui

serait alors vraisemblablement justifié

au fond par l’évidente marge d’apprécia-

tion laissée aux autorités compétentes

pour enclencher (ou pas) la procédure de

l’article 7.

Bien que la mise en œuvre de l’article 7

TUE ait été souvent demandée par la

société civile et des parlementaires

européens – par exemple, lorsque cer-

tains États membres et certains pays en

phase d’adhésion ont été accusés d’être

complices dans l’affaire des prisons

secrètes de la CIA post-11 septembre 31 31

et, plus récemment, par le groupe ALDE

(Alliance des libéraux et des démocrates

pour l’Europe) au Parlement européen

en ce qui concerne la situation en Hon-

grie 32 32 –, il n’est guère surprenant que

l’option dite « nucléaire » n’ait jamais

été activée à ce jour et ce, pour deux

raisons essentielles : d’une part, les

seuils d’activation requis sont virtuel-

lement impossibles à atteindre, d’autre

part, il est largement accepté, à tort ou

à raison, au sein de la Commission mais

aussi par la plupart des gouvernements

européens, qu’une telle activation ris-

querait d’exacerber la situation dans

tout pays où les valeurs de l’UE sont

attaquées 33 33 . Il est toutefois possible de

noter un certain durcissement de ton

en la matière, dans la mesure où le

premier vice-président Timmermans a

récemment indiqué que tout rétablis-

sement de la peine de mort par un État

membre – perspective suggérée par le

Premier ministre hongrois Viktor Orbán

– mènerait à la mise en œuvre sans

délai de l’article 7 TUE 34 34 .

Il s’ensuit que la Commission n’a donc à

sa réelle disposition qu’une seule procé-

dure juridique pour s’efforcer de garan-

tir le respect des valeurs fondamentales

( 30 ) Art. 46, al. 1 er , TUE. ( 31 ) Résolution du Parlement européen sur l’utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et

la détention illégale de prisonniers [2006/2200(INI)], 14 févr. 2007, pt 228. La Cour européenne des droits de l’homme a depuis lors condamné la Pologne pour avoir été l’un des principaux pays coupables d’avoir accueilli sur son territoire des détenus ayant pour destination finale Guantanamo dans une prison secrète de la CIA en 2002-2003 : CEDH 24 juill. 2014, req. n o 28761/11, Al Nashiri c/ Pologne . C’est la première fois qu’un État membre de l’UE est condamné par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir autorisé les autorités des États-Unis à soumettre des individus à la torture et aux mauvais traitements sur son territoire.

( 32 ) ALDE requests nuclear option over Hungary, Euractiv , 23 sept. 2015, www.euractiv.com/sections/global-europe/alde-requests-nuclear-option-over-hungary-317838.

( 33 ) Rappelant le précédent autrichien, Frans Timmermans en tire la conclusion, erronée selon nous, que la réponse européenne à l’arrivée de Haider a été contre-productive avant de souligner, plus justement, que les États membres se sont depuis montrés réticents à entreprendre toute action sur la base de l’article 7 TUE. V. F. Tim-mermans, The European Union and the Rule of Law, Discours introductif, Université de Tilburg University, 1 er sept. 2015, https://ec.europa.eu/commission/2014-2019/timmermans/announcements/european-union-and-rule-law-keynote-speech-conference-rule-law-tilburg-university-31-august-2015_en.

( 34 ) Débat en session plénière sur la Hongrie, 19 mai 2015, www.europarl.fr/fr/presse/communique_presse/hongrie2.html.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

de l’UE au sein des États membres :

le recours en manquement. Il s’avère

cependant que cette procédure est elle

aussi inadéquate pour remédier à des

dysfonctionnements structurels.

2 - L’efficacité limitée du

recours en manquement

Dans son discours de 2013 sur la situation

de l’État de droit dans l’UE 35 35 , M me Reding

s’est félicitée de ce que l’action de la

Commission, et notamment l’usage voire

la simple menace d’un recours en man-

quement, ait contribué à résoudre cer-

taines de ces « crises de l’État de droit »

dont elle faisait état, et en particulier

celles concernant la France, la Hongrie

et la Roumanie qu’elle citait en exemples

desdites crises. Un esprit soupçonneux

pourrait penser que les trois exemples de

« crises de l’État de droit » sélectionnés

par M me Reding l’ont été eu égard au rôle

que la Commission estimait avoir joué

dans leur résolution. Force est cepen-

dant de constater que l’impact réel de la

Commission, en général, et du recours

en manquement, en particulier, est pour

le moins discutable dans ces affaires.

Certes, en France, la politique en matière

d’expulsion et d’évacuation forcée visant

la population rom a été infléchie par la

menace d’un recours en manquement,

qui a également conduit à l’abrogation 36 36

de la circulaire « Bart » du ministre de

l’Intérieur du 5 août 2010 37 37 , qui deman-

dait explicitement aux préfets d’assu-

rer une évacuation « prioritaire » des

campements illicites de « Roms ». Pour

autant, la situation des Roms en France

continue de faire l’objet de dénonciations

récurrentes de la part des organisations

de protection des droits de l’homme,

notamment concernant des évacuations

de campements précaires sans solu-

tion de relogement 38 38 . Ces mêmes ONG

mettent également en doute 39 39 la com-

patibilité avec le droit de l’Union euro-

péenne de la loi du 16 juin 2011 relative

à l’immigration 40 40 adoptée par la France

sous la pression de la Commission euro-

péenne dans cette affaire 41 41 . D’ailleurs,

constatant que la France récidivait, au

mois d’août 2012, en démantelant des

camps de Roms et en renvoyant ces der-

niers dans leur pays d’origine, la Com-

mission s’est de nouveau adressée aux

autorités françaises pour entamer avec

elles des négociations qui ont permis

de préciser les éléments factuels et le

cadre juridique des démantèlements 42 42 .

Le 11 septembre 2015, le Haut-Commis-

saire de l’Organisation des Nations unies

chargé des droits de l’homme, Zeid Ra’ad

Al-Hussein, dénonçait pourtant encore la

« politique nationale systématique d’ex-

pulsions de force des Roms » en France,

( 35 ) Préc. ( 36 ) La circulaire du 5 août 2010 a été abrogée, suite aux vives réactions qu’a suscitées sa publication dans les médias,

et remplacée par une circulaire du 13 sept. 2010. La circulaire « Bart » a été ultérieurement annulée par le Conseil d’État pour violation du principe constitutionnel d’égalité devant la loi : CE 7 avr. 2011, req. n° 343387, Assoc. SOS racisme - Touche pas à mon pote , Lebon ; AJDA 2011. 760 ; ibid . 1438, note D. Bailleul ; D. 2011. 1083, et les obs. ; Constitutions 2011. 383, obs. O. Le Bot ; RTD eur. 2011. 887, obs. D. Ritleng.

( 37 ) NOR IOCK1017881J. ( 38 ) V. not. le Rapport mondial 2014 sur l’Union européenne de l’organisation Human Rights Watch et le Rapport

2015 de l’organisation Amnesty International. ( 39 ) « Le respect par la France de la Directive européenne relative à la liberté de circulation et l’éloignement de

ressortissants européens appartenant à la communauté Rom », Document d’information de Human Rights Watch soumis à la Commission européenne en juill. 2011, https://www.hrw.org/fr/news/2011/09/28/le-respect-par-la-france-de-la-directive-europeenne-relative-la-liberte-de.

( 40 ) L. n o 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. À l’heure où ces lignes sont écrites, un projet de loi relatif au droit des étrangers en France a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 23 juill. 2015 et modifié en première lecture par le Sénat le 13 oct. 2015 (projet de loi relatif au droit des étrangers en France, n o 2183, déposé le 23 juill. 2014).

( 41 ) « La Commission européenne évalue les récents développements en France, discute la situation générale des Roms et le droit de l’UE sur la libre circulation des citoyens de l’UE », communiqué de presse du 29 sept. 2010, IP/10/1207, http://europa.eu/rapid/press-release_IP-10-1207_fr.htm.

( 42 ) F. Benoît-Rohmer, Contrôle politique du respect des droits fondamentaux : la Commission intervient pour le respect des droits fondamentaux en France (Roms), en Hongrie et à Malte, RTD eur. 2013. 659.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

deux semaines après l’évacuation contes-

tée de l’un des plus vieux bidonvilles

roms du pays, le Samaritain 43 43 .

En Hongrie, la législation hongroise

imposant la cessation de l’activité pro-

fessionnelle des juges, des procureurs

et des notaires ayant atteint l’âge de

62 ans a certes été amendée après

que la Cour de justice y eût vu 44 44 un

manquement au principe d’égalité en

matière d’emploi et de travail garanti

par la directive 2000/78/CE du Conseil

du 27 novembre 2000 45 45 . Cependant,

seule une poignée de juges mis à la

retraite ont réintégré leurs fonctions,

souvent à des niveaux de responsabilité

inférieurs, et la plupart se sont vus offrir

une simple compensation financière 46 46 .

Par ailleurs, certains auteurs 47 47 n’ont

pas manqué d’estimer que, dans cet

arrêt comme dans d’autres « affaires

hongroises » 48 48 , la Cour de justice avait

négligé les enjeux posés par la nature

systémique des violations du droit de

l’UE en cause et perdu de vue la nature

politique de la construction européenne.

Enfin, en Roumanie, la crise constitu-

tionnelle opposant le président Basescu

au Premier ministre Ponta s’est fina-

lement « dégonflée » progressivement

après l’invalidation par la Cour consti-

tutionnelle, pour cause de participation

insuffisante, du référendum organisé

par le Premier ministre pour destituer

le président. Bien que la Commission se

soit émue des atteintes à l’État de droit

que cette crise constitutionnelle révélait,

rien n’indique que l’issue de cette crise

ait été d’une quelconque manière affec-

tée par son intervention.

Au-delà de ces exemples qui avaient

été (imprudemment) mis en avant par

M me Reding, la question de l’efficacité du

recours en manquement – et, partant,

celle de la menace de recours en man-

quement – en matière d’atteintes à l’État

de droit mérite d’être soulevée. Or, cette

efficacité n’est rien moins que douteuse.

Tout d’abord, il doit être relevé que

le recours en manquement ne permet

de sanctionner qu’une violation spéci-

fique du droit de l’Union. En ce sens,

cette procédure est peu adaptée pour

la résolution de problèmes de nature

systémique. Il est certes possible pour

la Commission de multiplier les recours,

en autant qu’il existe de violations. Mais

de telles « séries » de recours ne vont

pas sans une certaine lourdeur procédu-

rale, puisque chaque violation donnera

lieu à une procédure distincte.

Surtout, le recours en manquement ne

peut viser que la violation d’une dis-

position spécifique du droit de l’Union

européenne. Or, les normes de droit de

l’Union susceptibles d’être mobilisées

pour protéger l’État de droit présentent

toutes certaines limites.

On pourrait, a priori , imaginer un recours

en manquement pour violation de l’ar-

( 43 ) « L’ONU exhorte la France et la Bulgarie à arrêter les expulsions forcées de Roms », Centre d’actualités de l’ONU , 11 sept. 2015, disponible sur http://www.un.org.

( 44 ) CJUE 6 nov. 2012, aff. C-286/12, Commission c/ Hongrie , RDT 2013. 111, obs. N. Moizard ; RTD eur. 2013. 201, étude B. Delzangles ; Rec. numérique.

( 45 ) Dir. 2000/78/CE du Conseil du 27 nov. 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traite-ment en matière d’emploi et de travail, JOUE n o L 303, p. 16-22.

( 46 ) V. K. Scheppele, Constitutional Coups and Judicial Review : How Transnational Institutions Can Strengthen Peak Courts at Times of Crisis (with Special Reference to Hungary), 23 Transnational Law and Contemporary Problems 2014, p. 51.

( 47 ) B. Delzangles, Les affaires hongroises ou la disparition de la valeur « intégration » dans la jurisprudence de la Cour de justice, RTD eur. 2013. 201.

( 48 ) L’autre arrêt mentionné par B. Delzangles a été rendu dans une affaire où la Hongrie était, cette fois, demande-resse. Il s’agit de l’affaire Hongrie c/ Slovaquie (CJUE 16 oct. 2012, aff. C-364/10, AJDA 2012. 2267, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; RTD eur. 2013. 201, étude B. Delzangles ; Rec. numérique). La Cour y a rejeté l’action en manquement introduite par la Hongrie et tendant à faire constater que l’interdiction opposée par les autorités slovaques au président hongrois, M. Sólyom, d’accéder au territoire slovaque en août 2009 violait la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avr. 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

ticle 2 TUE. Cette disposition est, après

tout, une disposition juridiquement

contraignante appartenant au droit pri-

maire, et d’autres dispositions du droit

primaire indiquent clairement qu’il

incombe aux institutions européennes

ainsi qu’aux pays membres de l’UE de

respecter les valeurs fondamentales

de l’Union, en particulier les articles 3,

paragraphe 1 49 49 , et 13 50 50 TUE, en ce qui

concerne l’Union elle-même, et les

articles 4, paragraphe 3 (coopération

loyale), lu en combinaison avec l’article

3, paragraphe 1, et 7 TUE en ce qui

concerne les États membres 51 51 . L’État

de droit, en tant que principe fondamen-

tal qui sous-tend l’ensemble de l’ordre

juridique de l’Union, a en outre déjà

été utilisé par la Cour de justice, que

ce soit en tant que principe matriciel 52 52 ,

dont d’autres principes plus directe-

ment invocables peuvent être déduits, ou

comme principe herméneutique, qui doit

à ce titre être utilisé pour interpréter les

autres normes 53 53 . Cependant, la notion

d’État de droit, et plus généralement

l’article 2 TUE, est trop générale pour

être directement invocable devant un

juge national ou devant la Cour de justice.

Il existe, en revanche, de nombreuses

dispositions du droit de l’Union euro-

péenne qui garantissent de façon plus

précise certains principes constitutifs

de l’État de droit et qui sont, elles, sus-

ceptibles de faire l’objet d’un véritable

manquement d’État – au premier rang

desquelles figurent les droits, libertés

et principes garantis par la Charte des

droits fondamentaux de l’Union euro-

péenne. La possibilité d’un recours en

manquement fondé sur la Charte est

d’autant plus crédible que la Commis-

sion a en 2010, dans une communica-

tion portant « Stratégie pour la mise

en œuvre effective de la Charte des

droits fondamentaux par l’Union euro-

péenne » 54 54 , mis en avant sa volonté

« d’utiliser tous les moyens à sa disposi-

tion pour assurer le respect de la Charte

par les États membres ». Mais, outre

l’évidente réticence de la Commission à

engager une procédure de manquement

sur le fondement de la Charte 55 55 , se

pose en tout état de cause la question

de son champ d’application. En effet,

en vertu de l’article 51 de la Charte, les

droits qu’elle contient ne peuvent être

opposés aux États membres que dans

la mesure où ces derniers mettent en

œuvre le droit de l’Union. Certes, la

Cour de justice a retenu une concep-

tion large de cette notion de « mise en

œuvre », comme signifiant en réalité

que la Charte s’impose aux États dans

le champ d’application de toute norme

de droit de l’Union européenne 56 56 . Pour

autant, la nécessité d’un lien avec une

( 49 ) « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples ». ( 50 ) « L’Union dispose d’un cadre institutionnel visant à promouvoir ses valeurs, poursuivre ses objectifs, servir ses

intérêts, ceux de ses citoyens, et ceux des États membres, ainsi qu’à assurer la cohérence, l’efficacité et la conti-nuité de ses politiques et de ses actions ».

( 51 ) Pour une analyse critique : C. Hillion, Overseeing the Rule of Law in the EU : Legal mandate and means, in C. Closa et D. Kochenov (dir.), Reinforcing the Rule of Law Oversight in the European Union , Cambridge Univer-sity Press, 2016, à paraître.

( 52 ) Pour reprendre une expression utilisée par B. Mathieu à propos du principe de dignité en droit constitutionnel français (Pour une reconnaissance de « principes matriciels » en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme, D. 1995. 211).

( 53 ) Pour un exposé plus complet, cf. L. Pech, préc. ( 54 ) Communication de la Commission du 19 oct. 2010, COM(2010) 573 final. ( 55 ) V. not. sur cette question : R. Tinière, Le recours en manquement et la protection des droits fondamentaux,

RDLF 2011. Chron. 4 (www.revuedlf.com) ; A. Łazowski, Decoding a Legal Enigma : the Charter of Fundamental Rights of the European Union and infringement proceedings, ERA Forum , déc. 2013, Volume 14, Issue 4, p. 573 ; F. Hoffmeiser, Enforcing the EU Charter of Fundamental Rigths in Member States : How Far Are Rome, Budapest and Bucharest from Brussels ?, in A. von Bogdandy et P. Sonnevend (dir.), Constitutional Crisis in the European Constitutional Area : Theory, Law and Politics in Hungary and Romania (Beck / Hart / Nomos, 2015).

( 56 ) CJUE, gr. ch., 26 févr. 2013, aff. C-617/10, Åklagaren c/ Hans Åkerberg Fransson, , AJDA 2013. 1154, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; AJ pénal 2013. 270, note C. Copain ; RFDA 2013. 1231, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci ; RTD civ. 2014. 312, obs. L. Usunier ; RTD eur. 2013. 267, note D. Ritleng ; ibid . 2015. 184, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid . 235, obs. L. d’Ambrosio et D. Vozza ; Rec. numé-rique, pt 21.

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700

Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

norme de droit de l’Union européenne

applicable demeure 57 57 . Par conséquent,

l’applicabilité des standards européens

en matière d’État de droit, et partant

la compétence de la Cour de justice au

titre du recours en manquement, est

tributaire, de lege lata , de l’applicabi-

lité d’une norme spécifique de droit de

l’Union européenne et, au-delà, de lege

ferenda , des compétences de l’Union

européenne. Ainsi, en l’absence de toute

compétence de l’UE dans le domaine de

l’organisation des systèmes judiciaires

nationaux, la Commission n’a pu pour-

suivre la Hongrie sur la base du principe

d’indépendance et d’impartialité du pou-

voir judiciaire lorsque le gouvernement

hongrois a cherché à mettre au pas

juges et procureurs par une politique

de mise en retraite forcée. Ce n’est

que parce que la réglementation euro-

péenne relative à l ’égalité de traitement

en matière d’emploi et de travail trouvait

à s’appliquer en une telle hypothèse que

la Commission a pu poursuivre la Hon-

grie sur le fondement d’une violation du

principe européen de non-discrimination

fondée sur l’âge. Pour autant, la Com-

mission n’a pas été en mesure d’imposer

l’application de mesures qui auraient pu

interdire une politique générale qui n’a

eu de cesse de miner l’indépendance

et l’impartialité du système judiciaire

hongrois.

Entre une « option nucléaire » virtuel-

lement inutilisable et un recours en

manquement inadapté lorsqu’il s’agit de

remédier à des violations systémiques

de l’État de droit, il existe donc un

espace vide. Plusieurs propositions ont

été émises pour combler ce vide et

renforcer la capacité de l’Union en la

matière. Pour intéressantes qu’elles

soient, elles présentent cependant

toutes un certain nombre d’écueils.

B - Les écueils des alternatives proposées

La Commission a prudemment rejeté

la plupart des propositions, essentielle-

ment quoique non exclusivement doctri-

nales, faites avant la publication de sa

communication de mars 2014. Avant de

montrer en quoi la Commission a proba-

blement eu raison d’agir ainsi, rappelons

de manière succincte quelques-unes de

ces propositions.

1 - Bref panorama des princi-

pales propositions faites avant

mars 2014

Sans prétention à l’exhaustivité, il est

possible de relever un certain nombre

de propositions, émanant généralement

de la doctrine mais également d’acteurs

institutionnels, en vue de mieux armer

l’UE contre les défaillances de l’État de

droit dans un État membre.

Certaines de ces propositions accordent

une place centrale à la Cour de justice,

en modulant son office pour l’adap-

ter aux enjeux. On peut placer dans

cette catégorie l’extension exception-

nelle de la compétence de la Cour de

justice, envisagée par l’avocat général

M. Poiares Maduro dans ses conclusions

sur l’affaire Centro Europa 58 58 . Dans un

raisonnement qui s’assimile à une sorte

de Solange inversé 59 59 , il estimait que

« des violations graves et persistantes

qui soulignent un problème de nature

systémique dans la protection des droits

fondamentaux [d’un État membre]

constitueraient […] des violations des

règles sur la libre circulation, en raison

de la menace qu’elles feraient directe-

( 57 ) Pour quelques exemples d’une approche stricte, voire sévère, de la Cour concernant l’applicabilité de la Charte aux États, cf. not. CJUE 6 mars 2014, aff. C-206/13, Siragusa , RTD eur. 2015. 464, obs. P. Thieffry, non encore publié au Recueil ; CJUE 27 mars 2014, aff. C-265/13, Torralbo Marcos , non encore publié au Recueil.

( 58 ) Concl. présentées le 12 sept. 2007, aff. C-380/05, Rec. I-349, pts 14 s. ( 59 ) C. Antpöhler, A. von Bogdandy, J. Dickschen, S. Hentrei, M. Kottmann et M. Smrkolj, Reverse Solange – Protec-

ting the Essence of Fundamental Rights against EU Member States, 49 CML Rev. , 2012, p. 489.

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ment peser sur la dimension transna-

tionale de la citoyenneté européenne et

sur l’intégrité de l’ordre juridique com-

munautaire ». En de tels cas – et donc

uniquement de façon exceptionnelle –,

il estimait que la Cour de justice pouvait

étendre sa compétence et contrôler la

compatibilité des mesures nationales

litigieuses avec les droits fondamen-

taux de l’Union, quand bien même cette

mesure nationale ne se situerait aucu-

nement dans le champ d’application du

droit de l’Union.

Une « fédéralisation » 60 60 de la Charte

des droits fondamentaux de l’Union

européenne, option mise en avant par

l’ancienne Commissaire à la Justice

V. Reding en 2013 61 61 , aurait également

pour effet d’étendre la compétence de

la Cour de justice. Il s’agirait d’étendre

le champ d’application ratione materiae

de la Charte pour la rendre opposable

aux États membres dans toute situation,

et non seulement lorsqu’ils « mettent en

œuvre » le droit de l’Union au sens de

son article 51 62 62 . L’extension de compé-

tence qui en résulterait pour la Cour de

justice serait cependant beaucoup plus

importante et radicale que celle sug-

gérée par l’avocat général M. Poiares

Maduro : elle ferait de la Cour de jus-

tice une véritable Cour fédérale, garante

d’un standard minimal de protection des

droits fondamentaux sur l’ensemble du

territoire de l’Union européenne.

Plus modestement, il a également

pu être suggéré de mettre en place

une procédure en « manquement sys-

témique ». Selon cette proposition, la

Commission devrait s’efforcer d’inten-

ter un ensemble coordonné de recours

en manquement en cas de non-confor-

mité systémique au regard de l’article 2

TUE. Il était par ailleurs souhaité que

la Commission acquière le pouvoir de

suspendre le versement de tout fonds

européen auquel pourrait prétendre

l’État membre concerné dans une telle

hypothèse 63 63 .

Toutes ces procédures ont pour objectif

de placer la Cour au cœur de la protec-

tion européenne de l’État de droit. Un

grand nombre des propositions se sont

également intéressés à la possible mise

en œuvre d’une procédure extra-juridic-

tionnelle, que ce soit du point de vue de

l’évaluation de la menace ou de la vio-

lation, ou du point de vue des sanctions

à prendre.

Pour ce qui est de l’évaluation, on peut

regrouper les propositions qui ont été

faites en trois catégories : externalisa-

tion, création d’un nouvel organe au sein

de l’Union et évaluation par les pairs.

L’idée d’une externalisation provient du

président de la Commission de Venise,

qui a proposé que l’on confie à cette

dernière la tâche de vérifier le res-

pect du principe de l’État de droit dans

( 60 ) V., pour une analyse détaillée comparant la Charte des droits fondamentaux et le Bill of Rights américain du point de vue de la répartition verticale des compétences : A. Knook, The Court, the Charter, and the vertical division of powers in the European Union, 42 CML Rev. 2005, p. 367. V. not. égal. sur la perspective d’une « fédéralisation » de la Charte à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour de justice : D. Ritleng, De l’articulation des systèmes de protection des droits fondamentaux dans l’Union. Les enseignements des arrêts Åkerberg Fransson et Melloni , RTD eur. 2013. 267 ; S. Platon, L’applicabilité de la Charte des droits fondamen-taux de l’Union européenne aux États membres. Retour sur l’arrêt Fransson de la Cour de justice du 26 février 2013, in Entre les ordres juridiques Mélanges en l’honneur du Doyen François Hervouët , Presses universitaires juridiques de Poitiers, 2015, à paraître.

( 61 ) V. Reding, The EU and the Rule of Law – What next ?, préc., p. 1. Pour une affirmation (sujette à controverse) selon laquelle la Charte pourrait s’appliquer à des litiges nationaux en dehors du champ d’application du droit de l’Union européenne, cf. A. Jakab, Supremacy of the EU Charter in National Courts in Purely Domestic Cases, in A. Jakab et D. Kochenov (dir.), The Enforcement of EU Law and Values. Ensuring Member States’Compliance , Oxford University Press, 2016, à paraître.

( 62 ) Pour une critique de cette disposition, cf. not. X. Groussot, L. Pech et G. Petursson, The Reach of EU Fundamental Rights on Member State Action after Lisbon, in U. Bernitz, S. de Vries et S. Weatherill (dir.), The Protection of Fundamental Rights in the EU after Lisbon , Hart Publishing, 2013, p. 97.

( 63 ) K. L. Scheppele, Enforcing the Basic Principles of EU Law through Systemic Infringement Actions, in C. Closa et D. Kochenov (dir.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union , Cambrige University Press, 2016, à paraître.

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la mesure où elle possède une solide

expérience dans un tel domaine 64 64 . Afin

d’éviter une externalisation jugée pro-

blématique et sur la base d’un diagnos-

tic critique par rapport à l’expertise et à

la politisation accrue de la Commission

européenne, il a été également suggéré

de créer une « Commission de Copen-

hague » afin de soumettre les États

membres de l’UE au même niveau de

contrôle que les pays candidats à l’ad-

hésion, mais en retirant cette tâche à la

Commission dans la mesure où celle-ci

serait trop politisée et aurait failli dans

sa mission en acceptant l’entrée dans

l’Union de pays comme la Hongrie ou

encore la Roumanie 65 65 . Enfin, une éva-

luation mutuelle par les pairs a éga-

lement été proposée, basée sur des

rapports périodiques rédigés par une

commission d’experts indépendants.

Ces rapports seraient alors soumis à

discussion au niveau administratif entre

les représentants des pays membres,

lesquels émettraient alors des conclu-

sions opérationnelles provisoires ulté-

rieurement discutées et validées par le

Conseil 66 66 .

Ces différentes options ne prévoient

cependant pas les suites à donner à

l’identification d’une menace ou d’une

violation systémique de l’État de droit

dans un pays donné. On peut imaginer

que c’est alors la procédure de l’ar-

ticle 7 TUE qui aurait vocation à prendre

le relais. On trouve cependant dans la

doctrine des solutions encore plus radi-

cales – « ultra-nucléaires », oserait-on

dire –, sous la forme notamment de

la création d’une procédure de « sor-

tie obligatoire » de l’UE, c’est-à-dire,

pour le dire peut-être plus sèchement,

une procédure « d’expulsion ». Au droit

de retrait appartenant à chaque État

membre correspondrait alors un droit

de l’Union européenne de forcer un État

membre « coupable » de manquements

systémiques à quitter l’Union 67 67 .

Si toutes ces propositions sont évidem-

ment intéressantes, aucune n’est cepen-

dant exempte de défauts.

2 - Les limites de ces proposi-

tions

Le principal défaut dont sont grevées

certaines de ces propositions est qu’elles

nécessitent une révision des traités.

C’est le cas, évidemment, de la mise en

place d’une procédure « d’expulsion ».

C’est également le cas d’une éventuelle

extension du champ d’application de la

Charte, qui nécessiterait une révision de

son article 51. Bien que l’avocat général

M. Poiares Maduro l’ait proposée par

voie prétorienne, il est vraisemblable

que l’extension de la compétence de

la Cour de justice pour connaître de la

compatibilité de toute mesure natio-

nale avec les droits fondamentaux en

cas de violation grave et persistante de

ces droits par un État nécessiterait elle

aussi une révision des traités. Il en va

de même pour une éventuelle extension

des pouvoirs de la Commission dans

le cadre d’un éventuel « manquement

systémique ».

Or, toute proposition nécessitant une

révision des traités est politiquement

irréaliste dans le contexte actuel. L’encre

du traité de Lisbonne, accouché au for-

( 64 ) G. Buquicchio, président de la Commission de Venise, discours Assises de la Justice, 21 nov. 2013, http://ec.europa.eu/justice/events/assises-justice-2013/files/interventions/buquicchio.pdf.

( 65 ) J.-W. Müller, Safeguarding Democracy inside the EU, préc. Le nom du nouvel organe fait référence à la réunion du Conseil de l’Europe de 1993 à Copenhague, lors de laquelle a été adopté à l’unanimité le principe l’élargisse-ment de l’UE, à la condition toutefois que les candidats adhèrent à certains critères tels que le respect de l’État de droit.

( 66 ) Conseil consultatif néerlandais pour les questions internationales (Adviesraad Internationale Vraagstukken), L’État de droit, garantie pour le citoyen européen et fondement de la coopération au sein de l’UE , Avis n o 87, févr. 2014, p. 37 (disponible sur http://aiv-advies.nl).

( 67 ) C. Closa, D. Kochenov et J. H. H. Weiler, Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, préc., p. 30.

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ARTICLE

ceps, est à peine sèche, et une nouvelle

« révisionnite » serait susceptible d’af-

faiblir la portée constitutionnelle des

traités fondateurs. Par ailleurs, l’euros-

cepticisme ambiant, manifesté par la

montée des partis eurosceptiques et la

perspective du Brexit , et alimenté, pour

des raisons qui peuvent d’ailleurs être

diamétralement opposées d’un pays à

un autre, par la crise grecque, peut lais-

ser craindre que l’enclenchement d’une

procédure de révision ouvre une boîte

de Pandore difficile à refermer. Enfin,

une telle révision ne peut avoir lieu, au

mieux, qu’en une période d’absence de

crise : on verrait mal, aujourd’hui, le

gouvernement hongrois accepter une

révision clairement dirigée contre lui,

sauf à la priver de toute efficacité pour

la rendre acceptable.

L’idée consistant, pour la Commission,

à intenter des « séries » de procédures

en manquement en cas de violations de

nature systémique du droit de l’UE a

l’avantage, à cet égard, de ne pas néces-

siter de révision des traités. Il s’agit

« simplement », pour la Commission, de

procéder à des « tirs groupés » contre

l’État qui contreviendrait aux valeurs

fondamentales de l’Union. Mais cette

idée se heurte à l’obstacle précédem-

ment invoqué du champ d’application

limité du droit de l’Union.

La création d’un nouvel organe de

contrôle n’impliquerait pas non plus, il

est vrai, une révision des traités. Mais

elle se traduirait par une couche de

bureaucratie supplémentaire, alors que

la Commission et/ou l’Agence des droits

fondamentaux de l’Union européenne

(ADFUE) peuvent aisément accroître

leurs capacités de contrôle, étant donné

qu’elles disposent des ressources et,

dans le cas de l’ADFUE, d’un mandat

législatif qui pourrait être relativement

facilement révisé pour lui permettre de

mettre à bien cette tâche.

Quant à la solution de l’externalisa-

tion, et malgré l’excellente réputation de

la Commission de Venise 68 68 , elle serait

porteuse d’un message préoccupant,

à savoir que l’Union est incapable de

veiller par elle-même au respect de

ses propres valeurs fondatrices. Elle

poserait en outre la question des suites

qui pourraient être données à l’iden-

tification d’une menace pour l’État de

droit par une entité tierce. Le problème

crucial, que l’on retrouve d’ailleurs à des

degrés divers dans toutes ces solutions

doctrinales, est en effet moins celui du

contrôle ou de la surveillance des États

membres que celui des actions coer-

citives qui devraient être prises pour

remédier à toute violation systémique de

l’État de droit.

Pour toutes les raisons exposées pré-

cédemment, tenant tant à l’insuffisance

de l’arsenal juridique existant qu’aux

écueils des différentes propositions qui

ont été faites, le mécanisme retenu par

la Commission apparaît comme une

solution raisonnable. Si elle constitue

certes, par conséquent, une avancée

quant à la capacité de l’UE d’assurer

le respect de l’État de droit, elle n’en

demeure pas moins une avancée en

demi-teinte.

( 68 ) V. toutefois : M. de Visser, A Critical Assessment of the Role of the Venice Commission in Processes of Domestic Legal Reform, American Journal of Comparative Law , 2015, à paraître.

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II - Le nouveau cadre de l’UE pour l’État

de droit, une avancée en demi-teinte

La nouvelle procédure adoptée en

mars 2014 peut être résumée de la façon

suivante : elle offre un outil d’alerte pré-

coce dont la finalité première est de per-

mettre à la Commission d’entamer un

dialogue structuré avec l’État membre

concerné afin d’éviter toute escalade

lorsque des menaces systémiques pèsent

sur les valeurs de l’Union, et particulière-

ment sur le respect de l’État de droit. Il est

prévu que cette procédure puisse par ail-

leurs s’appliquer de manière concurrente

à celle prévue par l’article 258 TFUE et qui

permet à la Commission d’intenter des

recours en manquement contre les États

membres. Si les problèmes devaient per-

sister, il serait alors permis de recourir à

l’« option nucléaire » prévue par l’article 7

TUE. Ce mécanisme peut être apprécié

tant du point de vue substantiel (le facteur

de déclenchement, c’est-à-dire l’existence

d’une menace systémique pour l’État de

droit dans un État membre) que du point

de vue strictement procédural. Du point

de vue substantiel, la définition du facteur

de déclenchement s’avère partiellement

satisfaisante (et donc tout aussi partielle-

ment insatisfaisante, selon que l’on voit le

verre à moitié plein ou à moitié vide) ( A ).

Du point de vue procédural, là encore, une

appréciation contrastée est possible, mais

elle doit être mise en perspective avec la

proposition encore moins ambitieuse qu’a

émis le Conseil en réaction ( B ).

A - La définition partiellement (in)satisfaisante du facteur de déclenchement de la procédure

La communication de la Commission

de mars 2014 subordonne le déclen-

chement de la procédure qu’elle met

en place à l’existence d’une menace

systémique pour l’État de droit. Cette

notion est donc centrale puisqu’elle

conditionne l’ensemble du processus.

Or, la définition n’en est que partielle-

ment satisfaisante. En effet, si l’effort

de définition de la notion d’État de droit

doit être salué, la notion de menace

systémique n’est quant à elle pas suffi-

samment éclairée.

1 - Une définition utile de l’État

de droit

La communication de la Commission

peut être saluée pour la première défi-

nition claire qu’elle offre de la notion

d’État de droit. S’inspirant de la défi-

nition adoptée préalablement par la

Commission de Venise 69 69 , la Commis-

sion européenne considère, correcte-

ment selon nous, qu’il existe à présent

un large consensus en Europe 70 70 en ce

qui concerne les éléments clés que

recouvre la notion d’État de droit et en

particulier les six éléments suivants 71 71 :

1. la légalité, qui suppose une procédure

d’adoption des textes de loi, respon-

sable, démocratique et pluraliste ;

2. la sécurité juridique ;

3. l’interdiction de l’arbitraire du pouvoir

exécutif ;

4. des juridictions indépendantes et

impartiales ;

5. un contrôle juridictionnel effectif,

y compris le respect des droits fonda-

mentaux ;

6. l’égalité devant la loi.

La Commission européenne prend soin

toutefois de souligner avec raison que

« la teneur précise des principes et des

( 69 ) Rapport sur la prééminence du droit, étude n o 512/2009, CDL-AD (2011) 003 rev., Strasbourg, 4 avr. 2011, § 35. ( 70 ) Sur l’émergence d’un modèle européen de l’État de droit, cf. E. Carpano, État de droit et droits européens -

L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques , préc. ( 71 ) Communication de la Commission, préc., p. 4.

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ARTICLE

normes découlant de l’État de droit peut

varier d’un État membre à l’autre, en

fonction de son système constitution-

nel » 72 72 , tout en notant, à juste titre, que

les six éléments mentionnés ci-dessus

proviennent des traditions constitution-

nelles communes à la plupart des sys-

tèmes judiciaires européens et peuvent

être considérés comme une définition

de base de la notion d’État de droit dans

le cadre du système juridique de l’Union.

En toute rigueur juridique, il serait

certes possible de pointer quelques

imperfections ou approximations dans

cette liste. Par exemple, il est malaisé

de comprendre pour quelle raison le

principe d’égalité devant la loi est pré-

senté comme distinct de la notion plus

large de droits fondamentaux, alors qu’il

est permis de penser qu’il est nécessai-

rement inclus dans cette dernière. De

même, il serait possible de considérer

que la légalité (1 er élément) emporte

interdiction de l’arbitraire de l’exécutif

(3 e élément). Par ailleurs, il est possible

de penser que trois éléments supplé-

mentaires devraient faire partie de la

liste de la Commission : le principe

d’accès à la loi, qui implique que celle-ci

soit intelligible, claire, prévisible et ren-

due publique, le principe de confiance

légitime et le principe de proportionna-

lité. Toutefois, il est possible de consi-

dérer que le principe de légalité et le

principe de sécurité juridique impliquent

l’obligation de rendre la loi accessible,

que l’interdiction de l’arbitraire de l’exé-

cutif renvoie à la nécessité que la loi

soit suffisamment claire et précise pour

éviter cet arbitraire et que le principe

de confiance légitime est étroitement lié

à celui de sécurité juridique, dont il est

souvent considéré comme le pendant

subjectif 73 73 . Quant au principe de propor-

tionnalité, sa présence limitée dans le

droit administratif anglais a sans doute

motivé son exclusion d’une liste qui se

veut consensuelle. En tout état de cause,

cette liste apparaît cependant moins

comme une « check-list » rigoureuse,

combinant les critères cumulatifs de

l’État de droit, que comme un faisceau

d’indices.

La communication de la Commission

européenne soulève deux autres points

importants : l’État de droit y est pré-

senté comme un « principe constitution-

nel doté d’un contenu à la fois formel et

matériel » qui est « intrinsèquement lié

au respect de la démocratie et des droits

fondamentaux » 74 74 . Il est également

indiqué que l’évaluation de la Commis-

sion reflète fidèlement la conception

dominante de l’État de droit en Europe,

et que ces deux aspects peuvent être

considérés comme les caractéristiques

essentielles de l’approche européenne

en matière de respect et de promotion

de l’État de droit, ce qui nous apparaît

une nouvelle fois comme une affirmation

raisonnable et correcte 75 75 .

2 - La définition insuffisante de

la « menace systémique »

Si le concept d’État de droit est claire-

ment défini par la Commission, ce qui

devrait rendre plus aisé le travail des

autres institutions de l’UE si jamais elles

avaient à se prononcer sur la réalité d’une

menace ou violation dans ce domaine, la

notion de menace de « nature systé-

mique » n’est guère explicitée. La Com-

mission se borne, en effet, à déclarer

( 72 ) Ibid. ( 73 ) V. S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et français ,

Paris, Dalloz, 2001. ( 74 ) Communication de la Commission, préc., p. 4. ( 75 ) Pour une analyse approfondie, cf. L. Pech, An Union Founded on the Rule of Law : Meaning and Reality of

the Rule of Law as a Constitutional Principle of EU Law, European Constitutional Law Review , 2010, p. 359, et quant à la conception de l’État de droit que l’UE cherche à promouvoir dans ses relations extérieures, cf. L. Pech, Promoting The Rule of Law Abroad : On the EU’s limited contribution to the shaping of an international unders-tanding of the rule of law, in F. Amtenbrink et D. Kochenov (dir.), The EU’s Shaping of the International Legal Order , Cambridge University Press, 2013, p. 108.

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que ce type de menace peut découler de

« l’adoption de nouvelles mesures ou de

l’existence de pratiques répandues des

autorités publiques, et de l’absence de

voies de recours à l’échelon national » 76 76 .

Si cette notion de « menace systémique »

se définit, négativement, par l’exclusion

des violations seulement « mineures »

ou ponctuelles, il est en revanche difficile

de lui donner un contenu positif.

Certes, les notions de problème systé-

mique ou structurel ne sont pas incon-

nues des jurisprudences européennes.

La Cour de justice a ainsi pu juger

que l’existence de « défaillances sys-

témiques » en matière de respect des

droits fondamentaux dans un État pouvait

justifier une dérogation au règlement

dit « Dublin II » 77 77 . En vertu de ce règle-

ment, l’État responsable de l’examen

d’une demande d’asile est en principe

l’État de première entrée sur le terri-

toire de l’Union du demandeur d’asile en

question. Par conséquent, tout autre État

a l’obligation de transférer tout deman-

deur d’asile présent sur son territoire

vers l’État responsable. Toutefois, dans

l’arrêt N. S. 78 78 , et dans le prolongement

de l’arrêt M.S.S. de la Cour européenne

des droits de l’homme 79 79 , la Cour de jus-

tice a estimé que ce transfert ne pouvait

pas être opéré s’il existe dans l’État nor-

malement responsable une « défaillance

systémique de la procédure d’asile et

des conditions d’accueil des demandeurs

d’asile ». En l’occurrence, l’État respon-

sable était la Grèce, « point d’entrée dans

l’Union de près de 90 % des migrants illé-

gaux », si bien que « la charge supportée

par cet État membre en raison de cet

afflux est disproportionnée par rapport

à celle supportée par les autres États

membres et que les autorités grecques

sont dans l’incapacité matérielle d’y faire

face » 80 80 . Cette exception de « défaillance

systémique » a été reprise dans le règle-

ment Dublin III 81 81 .

Malgré la proximité terminologique

entre cet arrêt et la communication de la

Commission, ce précédent est probable-

ment d’une faible utilité pour appréhen-

der la notion de « menace systémique »

au sens où l’entend la Commission dans

le contexte d’un risque de violation des

valeurs fondamentales de l’UE. Il est

en effet tout à fait clair que, dans l’af-

faire N. S. , la défaillance systémique ne

découlait pas d’une politique délibérée

du gouvernement grec mais de condi-

tions matérielles indépendantes de la

volonté politique de ce dernier. Or, il est

tout aussi clair que les « crises de l’État

de droit » contre lesquelles la Commis-

sion entend lutter résultent, elles, d’une

volonté politique tout à fait délibérée.

La Cour européenne des droits de

l’homme connaît quant à elle la notion

( 76 ) Communication de la Commission, préc., p. 7. ( 77 ) Règl. (CE) n o 343/2003 du Conseil du 18 févr. 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de

l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, JOUE n o L 50, p. 1-10.

( 78 ) CJUE, gr. ch., 21 déc. 2011, aff. jtes C-411/10 et C-493/10, N. S. et M. E. , AJDA 2011. 2505 ; ibid . 2012. 306, chron. M. Aubert, E. Broussy et F. Donnat ; D. 2012. 151 ; ibid . 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2012. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier ; RTD eur. 2012. 401, obs. F. Benoît-Rohmer ; Rec. I-13905, pt 106.

( 79 ) CEDH, gr. ch., 21 janv. 2011, req. n° 30696/09, Belgique et Grèce , AJDA 2011. 138 ; D. 2012. 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; Constitutions 2011. 334, obs. A. Levade ; RTD eur. 2012. 393, obs. F. Benoît-Rohmer, confirmé dans CEDH 5 nov. 2014, gr. ch., req. n° 29217/12, Tarakhel c/ Suisse , AJDA 2014. 2162 ; AJDI 2015. 752, étude F. Zitouni.

( 80 ) Pt 87 de l’arrêt N. S. V. égal. CJUE, gr. ch., 10 déc. 2013, aff. C-394/12, Abdullahi c/ Bundesasylamt , AJDA 2014. 336, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; D. 2014. 445, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2014. 335, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci ; Rec. numérique.

( 81 ) Art. 3, § 2, al. 2, du Règl. (UE) n o 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protec-tion internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, JOUE n o L 180, p. 31-59.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

de « problème structurel ou systé-

mique » 82 82 qui conditionne le recours

à la procédure de l’arrêt pilote. Cette

procédure a été créée de manière pré-

torienne dans l’arrêt Broniowski 83 83 et

intégrée dans le règlement de la Cour

le 21 février 2011. En vertu de cette

procédure, lorsque de nombreuses

requêtes ayant la même origine sont

introduites devant la Cour, celle-ci peut

décider d’appliquer à l’une ou à plu-

sieurs d’entre elles un traitement priori-

taire selon la procédure de l’arrêt pilote.

Dans le cadre de cette procédure, la

Cour n’a pas seulement pour fonction de

se prononcer sur la question de savoir

s’il y a eu ou non violation de la Conven-

tion européenne des droits de l’homme

dans telle ou telle affaire, mais aussi

d’identifier le problème systémique et

de donner au gouvernement concerné

des indications claires sur les mesures

de redressement qu’il doit prendre pour

y remédier. L’une des caractéristiques

fondamentales de la procédure de l’ar-

rêt pilote réside dans le fait qu’elle

permet à la Cour d’ajourner – ou de

« geler » – pendant un certain temps les

affaires qui en relèvent, à condition que

le gouvernement concerné prenne rapi-

dement les mesures internes requises

pour se conformer à l’arrêt. Toutefois,

la Cour peut reprendre l’examen des

affaires ajournées chaque fois que l’in-

térêt de la justice l’exige.

Un parallèle avec la « menace systé-

mique » envisagée par la Commission

est tentant. Cependant, le rapproche-

ment avec la procédure de l’arrêt pilote

n’apporte en réalité que peu d’éclairage

sur le maniement pratique de la notion

de menace systémique. En effet, le

« problème structurel ou systémique »

au sens de la procédure de l’arrêt pilote

présente une dimension à la fois quan-

titative et rétrospective. Quantitative,

parce que l’identification d’un dysfonc-

tionnement résulte principalement de la

grande quantité de requêtes introduites

devant la Cour sur une même question.

Rétrospective car, au stade où la Cour

l’identifie, le dysfonctionnement existe

déjà – la procédure ayant une vocation

curative. À l’inverse, la procédure mise

en place par la Commission a une voca-

tion préventive – étouffer dans l’œuf une

« menace ». À ce stade, par définition, la

Commission ne saurait donc s’appuyer

sur une multiplicité de plaintes, sauf à

intervenir trop tard.

Il en en outre malaisé de savoir si ce

recours à la notion de menace systémique

a pour but de signaler un critère de fond

différent, ou s’il doit tout simplement être

compris comme quasiment synonyme de

la notion de « risque clair de violation

grave » mentionnée par l’article 7 TUE.

Or, cette distinction est importante, car le

mécanisme proposé par la Commission

est présenté comme une nouvelle pro-

cédure qui devrait précéder l’utilisation

éventuelle de l’article 7. Doit-on tenir

les deux expressions pour synonymes, le

nouveau « cadre » ayant alors fonction

de semonce avant mise en œuvre de

l’article 7 ? Ou bien doit-on considérer

que le nouveau « cadre » a vocation à

traiter la « menace systémique » avant

qu’elle ne devienne un « risque clair de

violation grave », ce qui implique que la

première se situe à un niveau antérieur

au second ?

Dans ce contexte, un autre point peut

faire l’objet de critiques : la Commission

n’a pas plus proposé de distinction claire

entre menace systémique et violation

systémique. Il est néanmoins possible

de supposer que des violations systé-

miques seraient plus susceptibles de

déclencher la nouvelle procédure que

des menaces systémiques, par nature

plus diffuses et plus difficiles à mesurer.

Mentionnons en dernier lieu qu’en

dépit de l’appel de M. Barroso à pré-

( 82 ) Art. 61 du règl. de la CEDH. ( 83 ) CEDH, gr. ch., 22 juin 2004, req. n° 31443/96, Broniowski c/ Pologne , AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ;

D. 2004. 2542, obs. C. Bîrsan.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

voir une intervention européenne en

cas de menaces graves et systémiques

pesant sur les valeurs de l’Union 84 84 ,

la communication de la Commission

ne mentionne pas explicitement la gra-

vité comme facteur de déclenchement

du nouveau mécanisme. De même, il

n’est pas fait mention des « critères

prédéfinis » 85 85 promis par l’ancien pré-

sident de la Commission, et sur la base

desquels le nouveau mécanisme devait

pouvoir être activé. Il convient de noter

qu’il est désormais peu probable que

de tels critères soient jamais définis

dans la mesure où Frans Timmermans,

premier vice-président de la Commis-

sion en charge inter alia de l’État de

droit, a clairement indiqué son opposi-

tion à l’adoption de tels critères jugés

impossible à définir, alors même qu’il

conviendrait, dans un tel domaine, de

préserver le pouvoir discrétionnaire des

institutions européennes 86 86 .

En définitive, notre critique principale

porte sur l’absence de toute définition

claire de la notion de « menace sys-

témique » envers l’État de droit. Cet

élément est pourtant crucial, car c’est

de la présence d’une telle menace –

et non une menace mineure ou ponc-

tuelle – que dépend le déclenchement

de la nouvelle procédure. Il est donc

important que la Commission « défi-

nisse clairement le concept de “menace

systémique” par rapport aux violations

ponctuelles, d’une part, et aux violations

systémiques, d’autre part, et qu’elle

soit prête à intervenir à un stade pré-

coce » 87 87 .

B - La procédure mise en place : « peut faire mieux », mais mieux que rien ?

Du point de vue procédural, le méca-

nisme proposé par la Commission se

caractérise par sa souplesse et sa légè-

reté. Une telle solution a ses avantages

et ses inconvénients. Cependant, com-

parée à la procédure minimaliste pro-

posée par le Conseil pour faire face aux

enjeux, on ne peut s’empêcher de saluer

l’effort de la Commission.

1 - Une procédure souple et

légère, pour le meilleur et pour

le pire

Le nouveau mécanisme mis en place

par la Commission est tout sauf révolu-

tionnaire. Il consiste essentiellement à

demander à tout pays membre « sous

surveillance » d’engager le dialogue sans

risque de se voir automatiquement impo-

ser des choix contraignants ou d’être

sujet à des sanctions, même en situation

de désaccord avec les recommandations

éventuelles de la Commission. Il est dès

lors difficile de comprendre la critique

émise par le service juridique du Conseil

selon laquelle le cadre proposé par la

Commission « n’est pas compatible avec

le principe d’attribution qui régit la déli-

mitation des compétences de l’Union » 88 88 .

En effet, la procédure adoptée par la

Commission en mars 2014 a été décrite

par l’ancienne commissaire en charge

( 84 ) J. M. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2013, Parlement européen, 11 sept. 2013, discours/13/684 : le nou-veau cadre « doit être fondé sur le principe d’égalité entre États membres, et ne serait activé, en fonction de critères prédéfinis, que dans les situations où une menace grave et systémique planerait sur l’État de droit ».

( 85 ) Ibid. ( 86 ) « I do not believe it is possible to define sufficiently the precise criteria that would trigger automatic reactions.

It is a political process. What may work in the field of economic policy cannot necessarily be transposed to an entirely different area such as the rule of law, in which a measure of discretion will always remain unavoidable », F. Timmermans, The European Union and the Rule of Law, Keynote speech at Conference on the Rule of Law, Tilburg University, 1 er sept. 2015, https://ec.europa.eu/commission/2014-2019/timmermans/announcements/euro-pean-union-and-rule-law-keynote-speech-conference-rule-law-tilburg-university-31-august-2015_en.

( 87 ) Comité Meijers, lettre à la commissaire V. Reding : Note au sujet de la communication de la Commission « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit », réf. CM1406, 15 juin 2014, disponible sur www.statewatch.org/news/2014/jun/eu-meijers-cttee-letter-reding-rule-of-law.pdf.

( 88 ) Service juridique du Conseil de l’Union européenne, avis n o 10296/14, 14 mai 2014, § 28.

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ARTICLE

de la justice et des droits fondamen-

taux comme une nouvelle « procédure

pré-article 7 » 89 89 . Sachant que l’article 7

TUE contient déjà une procédure préven-

tive, le pessimiste y verra un facteur de

complication, cependant que l’optimiste y

verra un spectre plus large d’actions dis-

ponibles permettant une riposte graduée.

Quoi qu’il en soit, il est possible d’affir-

mer, à l’inverse du service juridique du

Conseil, que le pouvoir de la Commission

de surveiller le respect des valeurs de

l’article 2 TUE par les États, d’une part, et

celui d’adopter une procédure organisée

à cette fin, d’autre part, résultent l’un

comme l’autre assez logiquement de ce

que la Commission est l’une des institu-

tions qui détient le pouvoir de déclencher

la procédure prévue à l’article 7 TUE.

D’une part, l’article 7 TUE précise que

la proposition de constat d’un risque de

violation grave des valeurs de l’article 2

TUE, quel que soit par ailleurs l’auteur

de cette proposition, doit être motivée. On

comprendrait assez difficilement com-

ment la Commission, si elle était l’auteur

d’une telle proposition, pourrait la moti-

ver sans avoir le pouvoir de surveiller le

respect des valeurs de l’article 2 par les

États. Une telle lecture est cohérente

avec la pratique de la Commission sur

la base de l’article 49 TUE. La Commis-

sion élabore en effet régulièrement des

documents de « contrôle » évaluant les

progrès réalisés par les pays candidats

à l’adhésion à l’Union par rapport aux

valeurs de l’article 2, sans que l’article 49

ait à prévoir un tel pouvoir.

D’autre part, dès lors que la Commission

a le pouvoir de déclencher l’article 7 TUE,

il est logique de lui reconnaître égale-

ment le pouvoir de définir clairement les

modalités pratiques d’exercice de ce pou-

voir. Un tel pouvoir est d’ailleurs inhérent

à toute autorité dotée d’un pouvoir discré-

tionnaire, et se manifeste par exemple, en

droit administratif français, par le pouvoir

de circulaire – dont les « communica-

tions » sont précisément, en large partie,

l’équivalent le plus proche au niveau de

l’Union européenne. En ce sens, la pro-

cédure pré-article 7 mise en place par la

Commission peut également se prévaloir

du principe de sécurité juridique, en ce

qu’elle permet aux États membres de

connaître à l’avance le cheminement qui

peut amener la Commission à déclen-

cher la procédure prévue à l’article 7. Il

aurait certes été sans doute souhaitable

de consulter au préalable de façon plus

poussée les autres institutions de l’UE.

Cependant, l’absence d’une telle concer-

tation ne rend pas la procédure illégale,

dans la mesure où le pouvoir de proposer

le déclenchement de l’article 7 appartient

isolément à un tiers des États membres,

au Parlement européen et à la Commis-

sion européenne. Par ailleurs, si une telle

concertation avait inclus le Conseil, elle

aurait probablement débouché sur un

échec ou une impasse, comme le montre

la position (encore) moins ambitieuse

retenue par le Conseil en matière de

protection de l’État de droit 90 90 .

En toute hypothèse, étant donné l’impor-

tant niveau d’interdépendance entre les

États membres et le mépris flagrant à

l’égard des valeurs de l’UE par au moins

l’un d’entre eux, la Commission doit être

félicitée pour avoir joué son rôle de gar-

dienne des traités en proposant un cadre

qui permet de rendre enfin l’article 2 TUE

un peu plus opérationnel. Il peut égale-

ment être relevé que la nécessité d’une

surveillance constante des valeurs com-

munes par les institutions, ainsi que des

mesures effectives pour en assurer le res-

pect, avait déjà été soulevée en 2003 sans

que le Conseil s’en offusque à l’époque 91 91 .

( 89 ) V. Reding, A New Rule of Law Initiative, conférence de presse, Parlement européen, Strasbourg, 11 mars 2014. ( 90 ) V. infra. ( 91 ) Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur l’art. 7 TUE - Respect et promotion

des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée, COM/2003/0606 final : l’art. 7 TUE « force les institutions à l’obli-gation de surveillance constante » et « demande des mesures opérationnelles concrètes permettant un suivi rigoureux et efficace du respect et la promotion des valeurs communes ».

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ARTICLE

octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

Il est à noter enfin que le Conseil n’a en

tout état de cause pas été au bout des

conséquences impliquées par l’opinion

de son service juridique, puisqu’il n’a pas

formé de recours en annulation contre la

communication de la Commission.

En termes procéduraux, la force prin-

cipale de la nouvelle procédure réside

dans la possibilité de sa mise en œuvre

en parallèle avec des procédures bien

établies, telles que la procédure d’in-

fraction prévue par les articles 258-260

TFUE. Ceci reflète une volonté de com-

bler – bien que de façon plutôt rudi-

mentaire – le vide existant entre la

procédure applicable aux violations

« courantes » du droit de l’UE et la

procédure applicable en matière de vio-

lations « exceptionnelles » prévue par

l’article 7 TUE. En ce sens, la propo-

sition de la Commission reprend avec

justesse certains aspects des propo-

sitions résumées antérieurement, tout

en essayant de bâtir un nouveau sys-

tème de nature « souple » qui trouve-

rait à s’appliquer dans un cas de figure

intermédiaire, c’est-à-dire lorsque les

valeurs de l’UE sont remises en cause

de manière systématique mais non fron-

tale par les autorités d’un État membre

dans des domaines qui ne relèvent pas

forcement du champ de compétence de

l’Union stricto sensu.

Toujours du point de vue procédural,

un autre aspect positif de la nouvelle

« procédure pré-article 7 » réside dans

la volonté évidente de pouvoir consulter

un large éventail d’organismes d’exper-

tise. L’Agence des droits fondamentaux,

la Commission de Venise et d’autres

organismes, y compris des ONG et des

think tanks , sont explicitement men-

tionnés. Afin d’éviter toute duplication et

gaspillage de ressources, il était en effet

important de tenir compte du travail

accompli et de l’expertise accumulée par

des organismes de l’UE tels que l’AD-

FUE, les organes du Conseil de l’Europe

ou ceux des Nations unies 92 92 . La volonté

clairement exprimée par la Commission

de faire appel à l’expertise de tierces

parties ne peut que renforcer l’efficacité

de la procédure, en même temps qu’elle

évite les éventuelles lacunes liées à

toute externalisation des problèmes qui

se posent au niveau des États membres

de l’UE, et qui, très vraisemblablement,

saperait l’autorité des institutions de

l’Union et la confiance des citoyens dans

celles-ci. Pour cette raison, il convien-

drait, par exemple, de plutôt demander

l’intervention éventuelle d’organes hors

UE comme la Commission de Venise, au

cas par cas, pour décider si oui ou non

une violation systémique de l’État de

droit peut être constatée tout en gardant

« en interne » tout ce qui relève de la

définition des solutions à y apporter et

des éventuelles sanctions à adopter. La

tâche de garantir au niveau de ses États

membres le respect des principes fon-

damentaux au cœur de l’identité consti-

tutionnelle de l’Union ne saurait en effet,

selon nous, être entièrement déléguée

à des organismes extérieurs à l’UE (ce

qui ne signifie pas qu’il est sage pour

l’UE de refuser tout contrôle externe en

ce qui concerne ses propres institutions

et activités, en particulier par la Cour

européenne des droits de l’homme). La

proposition de la Commission peut dès

lors être décrite comme bien pensée

et judicieusement conçue de ce point

de vue.

La nouvelle procédure dite « pré-ar-

ticle 7 » adopté par la Commission, en

dépit des points positifs qui viennent

d’être décrits, présente cependant une

faiblesse majeure : elle est peu suscep-

tible de résoudre le problème auquel

elle cherche à répondre. La nouvelle

procédure présuppose en effet l’effica-

cité d’un processus de dialogue entre

la Commission et tout pays membre à

qui il est reproché de faire pencher une

( 92 ) C’est l’une des nombreuses recommandations importantes figurant dans le rapport publié par le Bingham Centre for the Rule of Law, Safeguarding the Rule of Law, Democracy and Fundamental Rights : A Monitoring Model for the European Union , 15 nov. 2013 (http://binghamcentre.biicl.org/binghamcentre/news/safeguarding).

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ARTICLE

menace systémique envers les valeurs

fondamentales de l’Union. La validité

d’un tel présupposé est contestable.

Dans l’hypothèse par exemple d’un choix

délibéré d’une force politique dominante

de ne pas respecter les valeurs de l’UE,

le dialogue prévu dans le cadre de la

procédure pré-article 7 n’a pratique-

ment aucune chance d’aboutir à une

amélioration significative de la situation

dans l’État membre concerné.

Le choix fait par la Commission de se

réserver le pouvoir d’activer la pro-

cédure pré-article 7 est par ailleurs

regrettable, surtout si l’on tient compte

du caractère souple et non juridique-

ment contraignant des décisions qui

peuvent être prises dans ce cadre. De

fait, cela suggère que la Commission

tient à préserver entièrement son pou-

voir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’étu-

dier la situation dans un État membre,

alors qu’il serait plus légitime et efficace

d’octroyer à d’autres institutions de l’UE,

à des gouvernements et/ou des parle-

ments nationaux le pouvoir d’obliger la

Commission à mettre sous surveillance

tout État membre soupçonné de viola-

tion systémique des valeurs fondamen-

tales de l’Union.

En dernier lieu, certains éléments pro-

céduraux sont de nature à entraver une

défense sérieuse et efficace des valeurs

de l’UE. Le caractère confidentiel du

dialogue entre la Commission et l’État

membre concerné remet en cause la

possibilité qu’il soit « montré du doigt »

( « naming and shaming » ). La nature

juridiquement non contraignante des

recommandations relatives à l’État de

droit adressées aux autorités du pays

où des menaces systémiques ont été

constatées et le fait que le recours à

l’article 7 TUE ne soit pas automatique

en cas d’échec augmentent plus encore

les risques d’ineffectivité du mécanisme

adopté par la Commission.

2 - La réaction du Conseil ou

l’inaction érigée en principe de

gouvernement

Malgré les faiblesses décrites ci-dessus,

il est réconfortant de voir la Commission

se préoccuper sérieusement du respect

du principe de l’État de droit au sein

de chaque pays membre de l’Union. Le

fait d’accorder tant d’importance à ce

principe en particulier peut paraître sur-

prenant de prime abord si l’on considère

l’ensemble des autres valeurs mention-

nées dans l’article 2 TUE, mais il est

justifié si l’on s’accorde à penser que

l’existence de l’État de droit est la condi-

tion première pour la sauvegarde des

autres valeurs fondamentales de l’Union.

L’attribution d’un rôle prépondérant dans

ce domaine à la Commission est égale-

ment logique si l’on tient compte de son

statut bien établi de gardienne des traités

depuis le début de la construction euro-

péenne. La possibilité pour cette dernière

d’intervenir de manière précoce et trans-

parente en cas de menace systémique

envers l’État de droit constitue à nos yeux

un avantage indéniable. Toutefois, il est

possible de penser que la Commission

a manqué d’audace. Même s’il n’est pas

absolument nécessaire de transformer

l’UE en défenseur intraitable de la démo-

cratie, comme cela avait été proposé

dans les années 1950 93 93 , il est permis de

rester sceptique quant à l’efficacité d’un

« dialogue sur l’État de droit » confiden-

tiel assorti de la possibilité d’émettre des

recommandations non contraignantes

pour remédier au phénomène pour le

moins inquiétant de recul post-adhésion

( 93 ) Peu de gens savent que la possibilité d’une intervention en cas de menace systémique de la part d’un État membre envers l’ordre démocratique et libéral n’est pas un débat nouveau. En fait, le traité instituant une Communauté européenne politique de 1953, qui n’est jamais entré en vigueur, prévoyait la possibilité assez extraordinaire d’une intervention de la Communauté pour défendre « l’ordre constitutionnel et les institutions démocratiques » sur le territoire d’un État membre. V. G. de Búrca, The Road Not Taken : The EU as a Global Human Rights Actor, 105 American Journal of International Law , 2011, p. 649.

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octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

de l’État de droit ( rule of law backsliding )

qui affecte à l’heure actuelle un certain

nombre de pays membres de l’Union.

Dans ce contexte, la réaction du Conseil

à la nouvelle procédure adoptée par

la Commission en mars 2014 ne peut

que susciter le pessimisme quant aux

chances de voir un jour la Commission

activer son nouveau cadre sur l’État

de droit 94 94 . En effet, au lieu d’appuyer

la proposition de la Commission, le

Conseil a jugé pertinent d’adopter, en

décembre 2014, le principe d’un « dia-

logue [annuel sur l’État de droit] entre

tous les États membres, au sein du

Conseil, et basé sur des principes d’ob-

jectivité, de non-discrimination et d’éga-

lité de traitement entre tous les États

membres », ce dialogue devant être

par ailleurs mené sur la base d’une

approche non partisane et fondée sur

des éléments de preuve objectifs 95 95 .

Cette réaction du Conseil n’est guère

surprenante si l’on considère les réti-

cences et le malaise que suscite, au sein

de plusieurs gouvernements, l’idée d’oc-

troyer à la Commission ou à d’autres

organismes supranationaux un droit de

regard sur le respect de l’État de droit

au niveau national 96 96 .

D’un point de vue juridique, sans tou-

tefois que cela soit énoncé de manière

explicite, la proposition du Conseil

semble refléter l’opinion de son service

juridique selon laquelle la procédure

pré-article 7 de la Commission ne serait

pas compatible avec le principe des

compétences attribuées (art. 5 TUE) et

les dispositions concernant le respect

des identités nationales inhérentes à

leurs structures fondamentales poli-

tiques et constitutionnelles (art. 4, § 2,

TUE). Comme nous l’avons noté plus

haut, cette analyse procède cependant

d’une lecture superficielle et sélective

des traités. Et s’il est possible de pen-

ser que le nouveau cadre proposé par

la Commission n’est pas exempt de

faiblesses, le dialogue préconisé par

le Conseil ne répond en aucune façon

aux défis que nous avons eu l’occasion

de décrire. Le Conseil préconise par

exemple une approche fondée sur des

« éléments probants », sans préciser

ce qu’il entend par cette expression et

sans offrir aucune indication pratique en

ce qui concerne la récolte et l’analyse

de ces éléments dans le cadre de son

nouveau dialogue sur l’État de droit.

Par ailleurs, ce dialogue est censé se

dérouler au sein du Conseil et être pré-

paré par le Coreper (comité des repré-

sentants permanents), en « suivant une

approche participative » 97 97 , expression

aussi séduisante que creuse. Plus fon-

damentalement, le Conseil a pris le parti

de mettre en œuvre un mécanisme qui

a régulièrement fait l’objet de vives cri-

tiques soulignant son inefficacité dans le

cadre de la politique de l’UE en matière

de promotion hors UE de ses valeurs.

L’engouement pour cette méthode dis-

cursive – l’UE a mis en place près de

quarante « dialogues sur les droits de

l’homme » avec des pays tiers – a été

justement critiqué pour son manque de

résultats concrets sur le terrain 98 98 .

Il est dès lors tentant de conclure que

le Conseil n’a cherché qu’à proposer

( 94 ) En novembre 2014, un porte-parole de la Commission de l’UE a confirmé que la procédure pré-article 7 adop-tée en mars 2014 demeurait en place et pouvait être activée à tout moment, en dépit des réserves du Conseil. V. Hungary triggers rule of law “debates” in EU Council, EUobserver , 20 nov. 2014.

( 95 ) Conseil de l’Union, communiqué de presse n o 16936/14, 3362 e session, Affaires générales, Bruxelles, 16 déc. 2014, p. 20-21.

( 96 ) V. par ex. la réaction du gouvernement britannique telle que retranscrite dans un rapport gouvernemental inti-tulé Review of the Balance of Competences between the UK and the EU – EU Enlargement (déc. 2014), § 2.116 : « Le gouvernement n’accepte pas le besoin d’un nouveau cadre pour l’État de droit de l’UE qui s’appliquerait à tous les États membres. Il existe déjà des mécanismes ayant pour objet la protection des valeurs communes de l’UE et la création d’un mécanisme supplémentaire risquerait d’amoindrir et de brouiller les rôles du Conseil et du Parlement européen dans ce domaine ».

( 97 ) Conseil de l’Union, communiqué de presse n o 16936/14, préc., p. 21. ( 98 ) Résolution du Parlement européen du 16 déc. 2010 sur le rapport annuel 2009 sur les droits de l’homme dans

le monde et la politique de l’Union européenne en la matière [2010/2202(INI)], § 157.

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

une « action de façade » 99 99 , une accu-

sation dont la validité paraît confirmer,

à l’heure où nous écrivions ces lignes

(décembre 2015), par l’absence de

toute information ou de développement

en ce domaine depuis décembre 2014.

Deux explications potentielles viennent

à l’esprit : soit le Conseil n’a pas pris la

mesure des problèmes qui se posent sur

le terrain du respect de l’État de droit,

soit il n’a pas été tout simplement pos-

sible de trouver un meilleur compromis

au sein d’une institution qui accueille

des représentants de gouvernements

nationaux dont l’attitude envers l’État

de droit est discutable, voire délibé-

rément hostile. Par un hasard parti-

culièrement ironique, on notera que

le Conseil a adopté sa proposition de

dialogue annuel le jour même où il a

émis des conclusions sur le proces-

sus d’élargissement qui contiennent

de nombreuses références soulignant

l’importance centrale de l’État de droit

et sur la nécessité pour les pays can-

didats de s’attaquer aux problèmes qui

s’y rapportent avec détermination. Or,

cette même détermination fait claire-

ment défaut quand il s’agit des États

membres de l’UE eux-mêmes.

Conclusion

En l’absence de toute perspective réa-

liste d’obtenir que les gouvernements

nationaux s’entendent sur une révision

fondamentale de la façon dont les traités

de l’UE organisent le respect au sein

de l’UE de ses valeurs fondamentales,

il convient d’encourager le Parlement

européen à marquer son soutien pour

le nouveau cadre de la Commission

sur l’État de droit et à s’assurer que

cette dernière ne l’oublie pas. Un pre-

mier pas, en ce sens, doit être salué.

Dans sa résolution du 10 juin 2015 sur

la situation en Hongrie, le Parlement

européen a ainsi appelé, d’une part, le

Conseil de l’UE et le Conseil européen

à organiser un débat et à adopter des

conclusions sur la situation en Hon-

grie 100 100 et, d’autre part, la Commission à

mettre en œuvre un processus de sur-

veillance approfondie de la situation en

matière de démocratie, d’État de droit

et de droits fondamentaux en Hongrie,

autrement dit, à enclencher immédia-

tement la première phase du cadre sur

l’État de droit adopté en mars 2014 101 101 .

Plus récemment, Dans sa résolution

du 16 décembre 2015 sur la situation

en Hongrie 102 102 , le Parlement européen a

regretté que la Commission ait omis de

donner suite à sa demande d’engager

une processus d’évaluation approfondie

de la situation en Hongrie au regard

de l’article 2 TEU et « demande une

nouvelle fois à la Commission d’activer

la première phase du cadre de l’Union

pour renforcer l’état de droit et dès lors

d’enclencher immédiatement un pro-

cessus de surveillance approfondie de

la situation en matière de démocratie,

d’état de droit et de droits fondamen-

taux en Hongrie, y compris quant à

l’effet conjugué d’une série de mesures,

et d’évaluer l’émergence d’une menace

systémique dans cet État membre qui

pourrait donner lieu à un risque mani-

feste de violation grave au sens de l’ar-

ticle 7 du traité UE » (§ 8).

La Commission, quant à elle, devrait

entreprendre un travail supplémentaire

de manière à rendre sa « procédure

pré-article 7 » à la fois plus facile à

mettre en œuvre et plus efficace, ainsi

( 99 ) Nous paraphrasons ici K. Roth, A Facade of Action : The Misuse of Dialogue and Cooperation with Rights Abu-sers, in Human Rights Watch, World Report 2011. Events of 2010 , New York, Seven Stories Press 2011, p. 1.

( 100 ) Résolution 2015/2700(RSP), § 9. ( 101 ) Ibid. , § 11. ( 102 ) 2015/2935(RSP).

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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »

ARTICLE

octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -

que souligné antérieurement. Parallè-

lement, un certain nombre de réformes

d’ordre plus pratique pourraient égale-

ment être entreprises. La Commission

pourrait, par exemple, centraliser et

publier sur son site internet tout rapport

sur l’État de droit ayant été rendu par

les institutions de l’Union, des organi-

sations internationales ou encore spé-

cialisées dans un tel domaine. Il serait

sans doute possible, sur la base des

nombreux indices et autres tableaux de

bord qui ont été développés au cours de

cette dernière décennie par des organi-

sations gouvernementales et non gou-

vernementales, de publier un classe-

ment des États membres par rapport

à leur respect du principe de l’État de

droit. Des ressources supplémentaires

devraient par ailleurs être allouées à

la Commission afin que celle-ci puisse

intenter plus de recours en manque-

ment. Enfin, il pourrait être utile que

soient mises en place des unités spé-

ciales, chargées d’intervenir chaque fois

qu’un État membre apparaît violer de

manière délibéré l’article 2 TUE et/ou

fait l’objet d’une dénonciation par une

des institutions et/ou un des réseaux

mentionnés dans la communication de

la Commission de mars 2014.

Pour autant, le nouveau cadre mis en

place par la Commission n’est pas sans

mérite. Outre celui d’exister, il clarifie

les éléments déterminants qui consti-

tuent la conception européenne de

l’État de droit, permet la mobilisation

de l’expertise d’acteurs reconnus sur

ce terrain et s’articule de façon souple

avec les procédures plus « dures »

existantes (manquement et art. 7 TUE).

L’avenir dira si, et dans quelle mesure,

cette procédure contribuera à une meil-

leure protection de l’État de droit dans

l’Union européenne. La prise de posi-

tion récente de Frans Timmermans à

ce sujet laisse toutefois peu optimiste,

dans la mesure où, de manière regret-

table selon nous, il laisse entendre

qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune

situation pouvant justifier la mise en

œuvre soit de l’article 7 TUE, soit de la

« procédure pré-article 7 » 103 103 . À la lec-

ture de cette intervention, il est tentant

de penser qu’il n’est pire aveugle que

celui qui ne veut pas voir.

ADDENDUM. Postérieurement à l’écriture

de ce texte, la Commission européenne a

décidé, le 13 janvier 2016, d’engager avec

la Pologne le dialogue structuré prévu

par le Cadre pour l’État de droit.

( 103 ) Évoquant l’art. 7 TUE, Frans Timmermans juge qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune raison de le mettre en œuvre (Article 7 « is a measure of last resort – not to be excluded, but I would hope that we never let a situation escalate to the stage that it would require its use »). Évoquant la Hongrie, il sous-entend que le nouveau cadre pour l’État de droit ne peut être mis en œuvre en l’absence de mesures attentatoires aux valeurs de l’UE (« We can only act against actual measures, not polemics or speeches »). F. Timmermans, The European Union and the Rule of Law, préc.

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