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RTDEur.Revue trimestrielle de droit européen
9 782995 715046
ref : 571504
RTDEur.
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20
E ÉDITO
683 Brexit
Jean Paul Jacqué
ARTICLES
689 Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
Dimitry Kochenov, Laurent Pech
et Sébastien Platon
715 Ce que l’économie peut apporter aux juristes : illustrations européennes
Alexandre Biard et Michaël Faure
737 Le juge de l’Union et le principe de précaution : état des lieux
Estelle Brosset
COMMENTAIRES
757 La notion d’aide d’État : entre rigidité et fl exibilité
Artem Soloshchenkov
RTDEur. octobre-décembre 2015- E -
689
ARTICLE
Dimitry KochenovKochenov Professeur invité et LAPA Crane Fellow, Woodrow Wilson School, Université de Princeton, Professeur de droit, Chaire en droit constitutionnel de l’Union européenne, Université de
Groningue
Laurent PechPech Professeur de droit, Chaire Jean Monnet en droit public de l’Union européenne, Université de
Middlesex (Londres)
Sébastien PlatonPlaton Professeur de droit public, Université de Bordeaux
Ni panacée, ni gadget : le
« nouveau cadre de l’Union
européenne pour renforcer
l’État de droit »
Dans la période récente, l’Union européenne a connu plusieurs « crises » de l’État de droit. Si le cas hongrois est celui qui vient immédiatement à l’esprit, il n’est malheureusement pas isolé. Or, le respect de l’État de droit est une des valeurs fondamentales de l’Union européenne. Afin d’en améliorer la garantie, la Commission européenne a récemment développé un mécanisme lui permettant de réagir à des menaces systémiques envers l’État de droit. Ce mécanisme tend à remédier à l’inadéquation des mécanismes existants, notamment la procédure de suspension de droit et la procédure en manquement, face à de telles menaces. Il évite en outre les écueils des différentes propositions avancées tant par la doctrine que par les acteurs institutionnels pour lutter contre ses menaces. Ce mécanisme est certes loin d’être irréprochable. S’il présente l’avantage de la souplesse et donne pour la première fois une définition satisfaisante de l’État de droit, il présente en revanche le risque d’une faible effectivité et ne définit pas suffisamment la notion pourtant centrale de « menace systémique ». Il reste cependant une avancée intéressante, surtout si on le compare aux propositions encore moins ambitieuses émises par le Conseil. Le manque de volonté politique de la Commission d’activer ce nouveau mécanisme, alors même que les violations et menaces flagrantes pour l’État de droit sont manifestes et de nature systémique en Hongrie, n’en demeure pas moins préoccupant.
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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
ARTICLE
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Une crise chasse l’autre… Dans les
médias, la crise des migrants a succédé
à la crise grecque. Pour graves qu’elles
soient, ces crises ne doivent pas occul-
ter les autres crises couvant au sein de
l’Union européenne (UE). À l’Ouest, la
perspective du Brexit menace la cohé-
sion de l’Union. Pour d’autres raisons,
c’est également le cas, au Sud, des
velléités indépendantistes de la Cata-
logne. Et surtout, à l’Est, c’est le prin-
cipe de l’État de droit lui-même qui est
menacé par la rhétorique et les actions
du gouvernement hongrois mené par le
Premier ministre Viktor Orbán, dont la
politique vis-à-vis des migrants n’est
que la dernière expression en date.
Cette affirmation ne serait d’ailleurs
peut-être pas contestée par l’intéressé,
puisqu’il a lui-même, dans un discours
dont le passage le plus inquiétant figure
au frontispice de la présente étude,
explicitement défendu la création d’un
État « illibéral », tout en citant la Rus-
sie de M. Poutine et la Chine commu-
niste comme des modèles possibles
pour son pays. Fort d’une majorité par-
lementaire lui permettant de modifier
la Constitution, cet objectif s’est tra-
duit par une série d’actions concrètes,
en particulier l’adoption d’une nouvelle
constitution en 2011 3 3 , qui ont suscité
de nombreuses inquiétudes du point de
vue du respect des valeurs fondamen-
tales de l’Union 4 4 .
Pour particulièrement visible qu’il soit,
l’exemple hongrois n’est que l’une des
« crises de l’État de droit » que connaît
l’Union européenne, pour reprendre une
expression de Viviane Reding, ancienne
commissaire à la Justice. Dans un dis-
cours remarqué prononcé le 4 sep-
tembre 2013, elle a en effet tracé un
intéressant parallèle entre la crise éco-
nomique et financière européenne et
le nombre croissant de ces « crises de
l’État de droit » révélant des problèmes
( 1 ) Parlement européen, Strasbourg, 15 juill. 2014. ( 2 ) Le texte intégral de ce discours a été publié en langue anglaise par The Budapest Beacon (http://budapestbeacon.
com/public-policy/full-text-of-viktor-orbans-speech-at-baile-tusnad-tusnadfurdo-of-26-july-2014/10592). ( 3 ) K. L. Scheppele, The Unconstitutional Constitution, New York Times , 2 janv. 2012 ; Editorial comments, Hunga-
ry’s new constitutional order and European unity, 49 CML Rev. 2012, p. 871 ; Ph. Apelle, La loi fondamentale hongroise, Rev. adm. n o 386, 2012, p. 129 s.
( 4 ) V. L. Sólyom, The Rise and Decline of Constitutional Culture in Hungary, in A. von Bogdandy & P. Sonnevend (dir.), Constitutional Crisis in the European Constitutional Area : Theory, Law and Politics in Hungary and Roma-nia , Oxford : Hart Publishing, 2015 ; R. Uitz, Can You Tell When an Illiberal Democracy Is in the Making ? An Appeal to Comparative Constitutional Scholarship from Hungary, 13 I-CON 2015, p. 279. Pour un article allant au-delà du cas de la Hongrie, cf. J.-W. Müller, Eastern Europe Goes South. Disappearing Democracy in the EU’s Newest Members, Foreign Affairs , mars-avr. 2014.
« Une union politique exige également que nous renforcions les fon-dements sur lesquels repose notre Union : le respect de nos valeurs fondamentales, de l’État de droit et de la démocratie ». José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, discours sur l’état de l’Union 2012 .
« J’entends utiliser les prérogatives de la Commission pour défendre, dans notre domaine de compétence, nos valeurs communes, l’État de droit et les droits fondamentaux, tout en tenant dûment compte de la diversi-té des traditions culturelles et constitutionnelles des 28 pays de l’UE ». Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, discours d’ou-verture de la session plénière du Parlement européen, 15 juillet 2014 1 1 .
« Le nouvel État que nous sommes en train d’édifier est un État “illibéral”, non libéral ». Viktor Orbán, Premier ministre de la Hongrie, discours du 26 juillet 2014 2 2 .
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de nature systémique 5 5 . Outre l’exemple
hongrois, et plus précisément la tenta-
tive du gouvernement, en 2011, de saper
l’indépendance du pouvoir judiciaire par
la mise à la retraite anticipée de cer-
tains magistrats, elle y cite deux autres
exemples.
Le premier exemple est celui du gou-
vernement français qui a tenté, durant
l’été 2010, de mettre secrètement en
œuvre une politique d’expulsion collec-
tive visant les citoyens de l’UE d’origine
rom. Cette politique avait été dévoilée
lorsque le journal en ligne Le Canard
social avait publié sur son site la circu-
laire « Bart » du ministre de l’Intérieur
du 5 août 2010 6 6 , qui demandait explici-
tement aux préfets d’assurer une éva-
cuation « prioritaire » des campements
illicites de « Roms ».
Le second exemple mentionné par
M me Reding est celui du conflit consti-
tutionnel ayant opposé en 2012 le pré-
sident roumain Traian Basescu et le
Premier ministre roumain Victor Ponta,
le second ayant lancé à l’encontre du
premier une procédure de suspen-
sion-destitution pour « faits graves
violant les dispositions de la Constitu-
tion », conformément à l’article 95 de la
Constitution roumaine, dans un contexte
de très fortes tensions sociales et poli-
tiques. M me Reding a estimé dans le dis-
cours précité que ce conflit a été mar-
qué par un non-respect de décisions de
la Cour constitutionnelle qui sape l’État
de droit. Elle omet, ce faisant, d’autres
éléments tout aussi graves concernant
cette crise, notamment la tentative du
gouvernement de limiter la compétence
de la Cour constitutionnelle et les pres-
sions exercées sur certains magistrats 7 7 .
Le constat de M me Reding n’était pas
sans précédent : dans son discours
sur l’état de l’Union 2012, l’ancien pré-
sident de la Commission européenne
José Manuel Barroso constatait déjà que
l’État de droit et la démocratie avaient
été « mis à mal » dans plusieurs États
européens 8 8 .
L’État de droit constitue pourtant l’une
des valeurs fondamentales sur lesquelles
repose l’Union européenne, selon l’ar-
ticle 2 du traité sur l’Union européenne
(TUE) 9 9 . En outre, au-delà de cette procla-
mation des valeurs communes de l’Union,
l’importance du respect de l’État de droit
par les États membres est à propre-
ment parler vitale pour l’intégration euro-
péenne 10 10 . En effet, lorsqu’un pays connaît
un phénomène de « capture constitu-
tionnelle » 11 11 par des forces démocrati-
quement élues mais non libérales – par
exemple, lorsqu’un gouvernement porte
systématiquement atteinte à l’équilibre
des pouvoirs, ou qu’un pays est gouverné
( 5 ) V. Reding, The EU and the Rule of Law – What next ?, 4 sept. 2013, discours/13/677. ( 6 ) NOR IOCK1017881J. ( 7 ) V. l’avis n o 685/2012 du 3 déc. 2012 de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise), CDL-AD(2012)026. V. not. sur cette crise : A. S. T n sescu, Responsabilité politique du Président de la République – non bis in idem, Revista Direito Mackenzie , v. 5, n o 2, 2012, p. 146 ; O. A. Macovei, La suspension du Président : une bonne idée qui tourne mal ?, Politeia n o 24, 2013, p. 61 ; V. Perju, The Romanian Double Executive and the 2012 Constitutional Crisis, I-CON 2015, p. 246.
( 8 ) J. M. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2012, Parlement européen, 12 sept. 2012, discours/12/596. ( 9 ) « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de
l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-dis-crimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Sur le concept d’État de droit dans le contexte juridique européen, cf. not. E. Carpano, État de droit et droits européens - L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques , L’Harmattan, 2005 ; L. Pech, The Rule of Law as a Constitutional Principle of the European Union, Jean Monnet Working Paper n o 04/09.
( 10 ) Ce n’est pas à dire qu’il n’est pas de même en ce qui concerne le respect de ce principe par l’UE : cf. G. Palombella, Beyond Legality – before Democracy : Rule of Law Caveats in a Two-Level System, in C. Closa & D. Kochenov (dir.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union , Cambridge University Press, 2016, à paraître.
( 11 ) Sur ce concept, cf. J.-W. Müller, Wo Europa endet : Ungarn, Brüssel und das Schicksal der liberalen Demokratie , Suhrkamp Verlag, 2013. Une version en anglais existe en ligne, hébergée par The Transatlantic Academy ; J.-W. Müller, Safeguarding Democracy inside the EU. Brussels and the Future of the Liberal Order , Washington DC, Transatlantic Academy Paper Series, 2013.
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par des élus dont le programme offi-
ciel prévoit le démantèlement de l’État
démocratique et libéral –, ces violations
n’affectent pas uniquement les citoyens
de l’État membre en question 12 12 . Les res-
sortissants d’autres pays de l’UE résidant
dans ce pays sont également affectés ainsi
que l’ensemble des citoyens de l’Union
par le biais de la participation de « l’État
capturé » aux processus décisionnels et à
l’adoption des normes s’appliquant à toute
l’UE. L’espace réglementaire et judiciaire
interconnecté de l’Europe est par ailleurs
fondé sur le principe d’une confiance
mutuelle 13 13 et sur la nécessité absolue
d’une reconnaissance mutuelle des déci-
sions judiciaires 14 14 , principes qui peuvent
difficilement être sauvegardés lorsqu’un
pays membre n’est plus gouverné dans
le respect du principe de l’État de droit 15 15 .
Enfin, la légitimité et la crédibilité de l’UE
sont atteintes quand ses institutions ne
peuvent plus – ou ne veulent plus – garan-
tir en son sein la sauvegarde des valeurs
qu’elle a pourtant obligation de défendre
et de promouvoir dans ses relations exté-
rieures 16 16 . En d’autres termes, il existe un
certain nombre de raisons impérieuses de
prendre au sérieux la question du respect
de l’État de droit au sein de l’UE 17 17 .
L’UE serait-elle impuissante face à de
telles situations ? La question est récur-
rente. Il convient de rappeler à ce titre
que l’UE s’est longtemps préoccupée de
ces questions dans le cadre de sa poli-
tique d’élargissement. Dans un tel cadre,
la position par défaut de l’UE a toujours
été de considérer que les pays candidats
à l’adhésion doivent faire leurs preuves
en matière de respect des valeurs de
l’UE et adapter leur système au droit de
l’UE 18 18 . Si les résultats obtenus ont été
plutôt mitigés 19 19 , il est néanmoins clair
que l’adhésion à l’UE a souvent été vue
par les élites nationales de pays candidats
comme le meilleur moyen d’éviter toute
régression démocratique ou retour à un
régime autoritaire 20 20 . Ceci a cependant
abouti à une certaine complaisance au
sein des États membres et à la consolida-
tion d’une présomption de conformité aux
valeurs de l’UE pour tout État membre
de celle-ci. L’épisode autrichien de 2000
a cependant offert le premier exemple
du caractère erroné de cette présomp-
tion. L’entrée du FPÖ (extrême-droite),
dirigé alors par Jörg Haider, au gouverne-
ment formé par Wolfgang Schüssel avait
ainsi suscité de nombreuses craintes et
conduit à la mise en place, d’abord de
( 12 ) C. Closa, D. Kochenov et J. H. H. Weiler, Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, EUI RSC AS Working Papers 2014/25.
( 13 ) La Cour de justice de l’UE fait d’ailleurs de cette confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs une caractéristique essentielle de la construction juridique européenne dans son avis 2/13 relatif à l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme (non encore publié au Recueil, § 168) : « Une telle construction juridique repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre ». Pour une analyse critique : P. Eeckhout, Opinion 2/13 on EU Accession to the ECHR and Judicial Dialogue – Autonomy or Autarky ?, 38 Fordham International Law Journal 2015, p. 955.
( 14 ) Art. 67, § 4, TFUE. ( 15 ) M. Poiares Maduro, So close yet so far : The paradoxes of mutual recognition, 14 Journal of European Public
Policy , 2007, p. 814 ; K. Nikolaïdis, Trusting the Poles ? Constructing Europe through mutual recognition, 14 Journal of European Public Policy , 2007, p. 682.
( 16 ) Art. 3, § 5, TUE : « Dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens ». Cf. à ce titre, M. Cremona, Values in EU foreign policy, in M. Evans et P. Koutrakos (dir.), Beyond the Established Legal Orders : Policy Interconnections between the EU and the Rest of the World , Hart Publishing, 2011, p. 275.
( 17 ) V. C. Closa, Reinforcing EU Monitoring of the Rule of Law : Normative Arguments, Institutional Proposals and the Procedural Limitations, in C. Closa et D. Kochenov (dir.), Reinforcing the Rule of Law Oversight in the Euro-pean Union , Cambridge University Press, 2016, à paraître.
( 18 ) M. Maresceau, Quelques réflexions sur l’application des principes fondamentaux dans la stratégie d’adhésion de l’UE, in Le droit de l’Union européenne en principes : Liber amicorum en l’honneur de Jean Raux , LGDJ, 2006 ; E. Tucny, L’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale : La conditionnalité politique , L’Harmattan, 2000.
( 19 ) D. Kochenov, EU Enlargement and the Failure of Conditionality , Kluwer Law International, 2008. ( 20 ) W. Sadurski, Constitutionalism and the Enlargement of Europe , Oxford University Press, 2012.
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facto puis de jure avec le traité de Nice,
d’un mécanisme tendant à identifier et à
étouffer dans l’œuf tout « risque clair de
violation grave par un État membre » des
valeurs fondamentales de l’Union 21 21 . La
recrudescence de menaces pour l’État de
droit dans des États membres de l’Union
européenne montre clairement les limites
de ce mécanisme ainsi que celui spécia-
lement mis en place pour la Roumanie
et la Bulgarie, connu sous le nom de
mécanisme « de coopération et de vérifi-
cation ». Répondant à la volonté de l’UE de
remédier aux lacunes de l’État de droit en
Bulgarie et en Roumanie avant leur entrée
dans l’Union, ce mécanisme a été établi en
décembre 2006 22 22 . Il se traduit essentielle-
ment par un échange de rapports entre les
États en question et la Commission éva-
luant les progrès de l’État de droit réalisés
par rapport à un certain nombre d’objec-
tifs de référence. Le fait qu’il demeure en
vigueur plus de huit ans après sa création
et l’adhésion de ces deux États illustre son
efficacité toute relative.
Outre le problème récurrent posé par la
Roumanie et la Bulgarie dans le domaine
de l’État de droit, de nouvelles et préoc-
cupantes violations de ce principe dans un
certain nombre de pays membres de l’UE
ont poussé un certain nombre de gouver-
nements européens à réagir. Mentionnons,
par exemple, la proposition faite en 2012
par les chefs de la diplomatie de onze pays
de l’UE de créer un mécanisme « léger »
qui autoriserait la Commission à émettre
des recommandations ou à élaborer des
rapports pour le Conseil lorsque des cas
concrets de violations graves des valeurs
ou des principes fondamentaux de l’Union
seraient mis à jour 23 23 . L’adoption par la
Commission européenne en mars 2014
d’un nouveau cadre européen destiné à
renforcer le respect de l’État de droit au
niveau des États membres de l’Union 24 24 ,
ainsi que l’arrivée de Frans Timmermans
au poste de premier vice-président de la
Commission, chargé, entre autres, et de
manière inédite, des questions touchant
au respect de l’État de droit, traduisent
une nette prise de conscience au niveau
de l’UE de l’importance de prévenir plus
efficacement et, éventuellement, de sanc-
tionner toute violation des valeurs fonda-
mentales de l’UE par tout État membre.
Passé très largement inaperçu dans
la doctrine francophone, le mécanisme
adopté par la Commission en 2014
a pour objectif de pouvoir traiter de
manière plus efficace toute situation où
une « menace systémique envers l’État
de droit » 25 25 pourrait être constatée dans
quelque État membre que ce soit. Ce
mécanisme se compose de trois phases
qui peuvent être résumées comme suit.
La première phase est la phase d’ évalua-
tion . Lors de cette phase, la Commission
est supposée rassembler et examiner
toutes les informations utiles et apprécier
s’il existe des indices clairs de menace
systémique dans l’État membre concerné.
Bien que la Commission conserve son
rôle de gardien des valeurs de l’UE, il
est prévu qu’elle puisse faire appel à des
tierces parties si nécessaire. L’expres-
( 21 ) Art. 7 TUE. ( 22 ) Décis. de la Commission du 13 déc. 2006 établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès
réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption, COM(2006) 6569 final, JOUE 2006, n o L 354, p. 56-57 ; Décis. de la Commission du 13 déc. 2006 établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Bulgarie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption et la criminalité organisée, COM(2006) 6570 final, JOUE 2006, n o L 354, p. 58-59. Pour une étude sur l’efficacité relative de ces mécanismes, cf. M. A. Vachudova et A. Spendzharova, The EU’s Cooperation and Verification Mechanism : Fighting Corruption in Bulgaria and Romania after EU Accession, SIEPS European Policy Analysis , 2012, p. 1.
( 23 ) V. le rapport final sur le futur de l’Europe (connu sous le nom de « rapport Westerwelle »), 17 sept. 2012, § II (d), intitulé « Strengthening the UE as a Community of Values ».
( 24 ) Communication de la Commission, Un Nouveau Cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit , COM(2014) 158. V. not., sur ce mécanisme : Editorial comments, Safeguarding EU values in the Member States – Is something finally happening?, 52 CML Rev. 2015, p. 619.
( 25 ) Ibid. , p. 8 de la Communication.
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sion « tierces parties » doit ici être enten-
due largement. Elle recouvre aussi bien
d’autres organes de l’Union européenne
– en particulier l’Agence des droits fon-
damentaux de l’Union – que le Conseil de
l’Europe (en particulier, la Commission de
Venise) ou encore des réseaux judiciaires,
tels que le réseau des présidents des
Cours suprêmes de l’Union européenne.
Ces « tierces parties » peuvent être sol-
licitées si nécessaire pour apporter leur
expertise, notamment durant la phase
d’évaluation. Un avis relatif au respect du
principe de l’État sera adressé au gouver-
nement en cas de menace avérée.
La deuxième phase est la phase de
recommandation . Dans le cas où les
mesures appropriées n’auraient pas été
prises, la Commission pourrait adres-
ser une « recommandation relative à
l’État de droit » aux autorités du pays
concerné, cette dernière pouvant recom-
mander toute mesure propre à résoudre
la situation dans un certain délai.
La troisième et dernière phase est la phase
de suivi . La Commission a prévu qu’elle
puisse, faute de suite satisfaisante don-
née à sa recommandation, demander au
Conseil (en cas de menace) ou au Conseil
européen (en cas de violation systémique)
la mise en œuvre de l’article 7 TUE.
Si ce mécanisme adopté en 2014 n’est
en rien révolutionnaire, il n’est dénué
ni d’opportunité ni de potentialité. Indé-
pendamment de la question de savoir si
la Commission le mettra effectivement
en œuvre – question qui reste ouverte –,
il est possible d’estimer que ce « nou-
veau cadre de l’UE pour l’État de droit »
constitue tout autant un outil opportun
( I ) qu’une avancée en demi-teinte ( II ).
I - Le nouveau cadre de l’UE pour l’État
de droit, un outil opportun
Opportun, le mécanisme proposé par
la Commission l’est à deux niveaux.
Il l’est, d’une part, en ce qu’il enrichit
l’arsenal existant en droit de l’UE pour
protéger l’État de droit dans les États
membres, arsenal qui apparaissait net-
tement insuffisant ( A ). Il l’est égale-
ment, d’autre part, au regard des autres
propositions émises en la matière, qui
pèchent soit par la lourdeur (juridique ou
administrative) qu’elles supposent soit
par un manque d’ambition ( B ).
A - L’insuffisance de l’arsenal existant en matière de protection de l’État de droit
La nouvelle procédure adoptée par la
Commission découle du constat que le
cadre juridique actuel n’est pas adapté
lorsqu’il s’agit de gérer des menaces
internes et systémiques contre l’État
de droit et, plus généralement, toute
atteinte nationale aux valeurs de l’UE,
alors même que ces atteintes semblent
gagner en fréquence et en intensité.
L’ancien président Barroso lui-même
a jugé nécessaire d’appeler à la créa-
tion d’« une série d’instruments mieux
développés » 26 26 afin de combler le vide
existant entre la procédure du recours
en manquement et la procédure souvent
qualifiée d’« option nucléaire » 27 27 . Ces
deux procédures souffrent en effet de
défauts divers qui ne permettent pas
leur utilisation dans une situation de
violation systémique des valeurs de l’UE
au sein d’un État membre.
1 - « L’option nucléaire » : l’ar-
ticle 7 TUE
L’« option nucléaire », pour reprendre
l’expression de l’ancien président Bar-
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roso, est la procédure prévue par l’ar-
ticle 7 TUE. Cette disposition, introduite
à l’origine par le traité d’Amsterdam,
confère au Conseil de l’UE le pouvoir
de sanctionner tout État membre jugé
« coupable » de violation grave et per-
sistante des valeurs fondamentales de
l’UE. En particulier, le Conseil peut, à la
majorité qualifiée, décider de suspendre
certains des droits d’un État membre
découlant de l’application des traités,
y compris les droits de vote du repré-
sentant de son gouvernement au sein
du Conseil. Depuis le traité de Nice,
l’article 7 TUE comprend également
une procédure préventive permettant
au Conseil de constater qu’il existe un
« risque clair et grave de violation » des
valeurs fondamentales de l’UE par un
État membre 28 28 .
Les deux scénarios envisagés par l’ar-
ticle 7 TUE (préventif/curatif) ne sont
pas formellement liés l’un à l’autre, et
en particulier le constat de risque de
violation n’est pas un préalable juri-
diquement nécessaire au constat de
violation. En outre, les deux scénarios
sont soumis à des procédures diffé-
rentes. Toutefois, dans les deux cas, les
exigences procédurales sont particuliè-
rement contraignantes. L’unanimité au
sein du Conseil est requise pour déter-
miner s’il existe une violation sérieuse et
persistante, et une majorité des quatre
cinquièmes des membres du Conseil est
requise pour constater « un risque clair
de violation grave », ainsi que l’appro-
bation du Parlement européen dans les
deux cas. Qui plus est, il n’existe aucune
obligation juridique pesant sur le Conseil
de procéder à l’un de ces deux constats
(de risque ou de violation), même dans
l’hypothèse où il conclurait à une viola-
tion des valeurs de l’article 2 TUE. Cette
procédure est en effet caractérisée tant
par le primat du politique que par une
domination assez nette de la méthode
intergouvernementale.
Cette procédure se situe en outre lar-
gement en dehors du champ de com-
pétence de la Cour de justice, et en
tout cas hors d’atteinte des requérants
individuels. Ainsi, l’article 269 du traité
sur le fonctionnement de l’Union euro-
péenne (TFUE), reprenant en subs-
tance l’article 46 e TUE dans sa ver-
sion « pré-lisbonnienne », énonce que
« la Cour de justice n’est compétente
pour se prononcer sur la légalité d’un
acte adopté par le Conseil européen
ou par le Conseil en vertu de l’article 7
du traité sur l’Union européenne que
sur demande de l’État membre qui fait
l’objet d’une constatation du Conseil
européen ou du Conseil, et qu’en ce qui
concerne le respect des seules pres-
criptions de procédure prévues par ledit
article ». Cette demande doit par ail-
leurs « être faite dans un délai d’un
mois à compter de ladite constatation ».
En 2004, le Tribunal avait déduit de
l’article 46 e TUE « pré-Lisbonne »
son incompétence pour connaître d’un
recours en carence visant à faire consta-
ter que la Commission s’était illégale-
ment abstenue d’entamer, à l’encontre
du Royaume d’Espagne, la procédure
prévue à l’article 7 TUE à la suite de
la plainte du requérant concernant de
prétendues violations, à son égard, des
principes de la liberté, de la démocratie,
du respect des droits de l’homme et
des libertés fondamentales ainsi que
de l’État de droit, énoncés à l’article 6,
paragraphe 1, TUE, par des autorités
judiciaires de cet État membre 29 29 .
Certes, il serait peut-être possible de
prétendre que le traité de Lisbonne a
modifié la situation sur ce point. En effet,
( 26 ) J. M. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2012, préc. ( 27 ) Ibid. ( 28 ) Pour une analyse plus approfondie, cf. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen
du 15 oct. 2003 sur l’art. 7 du traité sur l’UE : Respect et promotions des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée, COM(2003) final, 15 oct. 2003. Sur la genèse de cette disposition, cf. not. W. Sadurski, Adding Bite to a Bark : The Story of Article 7, EU Enlargement, and Jörg Haider, 16 Columbia Journal of European Law , 2010, p. 385.
( 29 ) TPICE, ord., 2 avr. 2004, aff. T-337/03, Bertelli Gálvez , Rec. II-1041.
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ARTICLE
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en 2004, le Tribunal s’est fondé sur l’ar-
ticle 46 e TUE, qui était une disposition
attributive de compétence à la Cour de
justice, laquelle était en principe exclue
pour les dispositions du traité sur l’Union
européenne 30 30 . Or, cette disposition ne
donnait compétence à la Cour de justice
que pour « les seules prescriptions de
procédure contenues dans l’article 7, la
Cour statuant à la demande de l’État
membre concerné et dans un délai d’un
mois à compter de la date de la constata-
tion du Conseil prévue par ledit article ».
À l’inverse, l’article 269 TFUE est une
disposition restrictive de la compétence
de la Cour de justice, laquelle est désor-
mais de principe pour l’ensemble des
dispositions du traité. Une telle restric-
tion, en tant qu’exception, doit être d’in-
terprétation stricte. Or, ladite restriction
ne porte que sur la compétence de la
Cour « pour se prononcer sur la légalité
d’un acte adopté par le Conseil européen
ou par le Conseil en vertu de l’article 7 du
traité sur l’Union européenne ». Il pour-
rait donc être valablement défendu que
la compétence de la Cour pour connaître
d’un recours en carence n’est pas, elle,
affectée, puisque dans une telle situation,
il n’existe précisément pas d’acte adopté
par le Conseil européen ou le Conseil.
La compétence du juge de l’Union ne
changerait cependant probablement
rien au rejet d’un tel recours, rejet qui
serait alors vraisemblablement justifié
au fond par l’évidente marge d’apprécia-
tion laissée aux autorités compétentes
pour enclencher (ou pas) la procédure de
l’article 7.
Bien que la mise en œuvre de l’article 7
TUE ait été souvent demandée par la
société civile et des parlementaires
européens – par exemple, lorsque cer-
tains États membres et certains pays en
phase d’adhésion ont été accusés d’être
complices dans l’affaire des prisons
secrètes de la CIA post-11 septembre 31 31
et, plus récemment, par le groupe ALDE
(Alliance des libéraux et des démocrates
pour l’Europe) au Parlement européen
en ce qui concerne la situation en Hon-
grie 32 32 –, il n’est guère surprenant que
l’option dite « nucléaire » n’ait jamais
été activée à ce jour et ce, pour deux
raisons essentielles : d’une part, les
seuils d’activation requis sont virtuel-
lement impossibles à atteindre, d’autre
part, il est largement accepté, à tort ou
à raison, au sein de la Commission mais
aussi par la plupart des gouvernements
européens, qu’une telle activation ris-
querait d’exacerber la situation dans
tout pays où les valeurs de l’UE sont
attaquées 33 33 . Il est toutefois possible de
noter un certain durcissement de ton
en la matière, dans la mesure où le
premier vice-président Timmermans a
récemment indiqué que tout rétablis-
sement de la peine de mort par un État
membre – perspective suggérée par le
Premier ministre hongrois Viktor Orbán
– mènerait à la mise en œuvre sans
délai de l’article 7 TUE 34 34 .
Il s’ensuit que la Commission n’a donc à
sa réelle disposition qu’une seule procé-
dure juridique pour s’efforcer de garan-
tir le respect des valeurs fondamentales
( 30 ) Art. 46, al. 1 er , TUE. ( 31 ) Résolution du Parlement européen sur l’utilisation alléguée de pays européens par la CIA pour le transport et
la détention illégale de prisonniers [2006/2200(INI)], 14 févr. 2007, pt 228. La Cour européenne des droits de l’homme a depuis lors condamné la Pologne pour avoir été l’un des principaux pays coupables d’avoir accueilli sur son territoire des détenus ayant pour destination finale Guantanamo dans une prison secrète de la CIA en 2002-2003 : CEDH 24 juill. 2014, req. n o 28761/11, Al Nashiri c/ Pologne . C’est la première fois qu’un État membre de l’UE est condamné par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir autorisé les autorités des États-Unis à soumettre des individus à la torture et aux mauvais traitements sur son territoire.
( 32 ) ALDE requests nuclear option over Hungary, Euractiv , 23 sept. 2015, www.euractiv.com/sections/global-europe/alde-requests-nuclear-option-over-hungary-317838.
( 33 ) Rappelant le précédent autrichien, Frans Timmermans en tire la conclusion, erronée selon nous, que la réponse européenne à l’arrivée de Haider a été contre-productive avant de souligner, plus justement, que les États membres se sont depuis montrés réticents à entreprendre toute action sur la base de l’article 7 TUE. V. F. Tim-mermans, The European Union and the Rule of Law, Discours introductif, Université de Tilburg University, 1 er sept. 2015, https://ec.europa.eu/commission/2014-2019/timmermans/announcements/european-union-and-rule-law-keynote-speech-conference-rule-law-tilburg-university-31-august-2015_en.
( 34 ) Débat en session plénière sur la Hongrie, 19 mai 2015, www.europarl.fr/fr/presse/communique_presse/hongrie2.html.
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de l’UE au sein des États membres :
le recours en manquement. Il s’avère
cependant que cette procédure est elle
aussi inadéquate pour remédier à des
dysfonctionnements structurels.
2 - L’efficacité limitée du
recours en manquement
Dans son discours de 2013 sur la situation
de l’État de droit dans l’UE 35 35 , M me Reding
s’est félicitée de ce que l’action de la
Commission, et notamment l’usage voire
la simple menace d’un recours en man-
quement, ait contribué à résoudre cer-
taines de ces « crises de l’État de droit »
dont elle faisait état, et en particulier
celles concernant la France, la Hongrie
et la Roumanie qu’elle citait en exemples
desdites crises. Un esprit soupçonneux
pourrait penser que les trois exemples de
« crises de l’État de droit » sélectionnés
par M me Reding l’ont été eu égard au rôle
que la Commission estimait avoir joué
dans leur résolution. Force est cepen-
dant de constater que l’impact réel de la
Commission, en général, et du recours
en manquement, en particulier, est pour
le moins discutable dans ces affaires.
Certes, en France, la politique en matière
d’expulsion et d’évacuation forcée visant
la population rom a été infléchie par la
menace d’un recours en manquement,
qui a également conduit à l’abrogation 36 36
de la circulaire « Bart » du ministre de
l’Intérieur du 5 août 2010 37 37 , qui deman-
dait explicitement aux préfets d’assu-
rer une évacuation « prioritaire » des
campements illicites de « Roms ». Pour
autant, la situation des Roms en France
continue de faire l’objet de dénonciations
récurrentes de la part des organisations
de protection des droits de l’homme,
notamment concernant des évacuations
de campements précaires sans solu-
tion de relogement 38 38 . Ces mêmes ONG
mettent également en doute 39 39 la com-
patibilité avec le droit de l’Union euro-
péenne de la loi du 16 juin 2011 relative
à l’immigration 40 40 adoptée par la France
sous la pression de la Commission euro-
péenne dans cette affaire 41 41 . D’ailleurs,
constatant que la France récidivait, au
mois d’août 2012, en démantelant des
camps de Roms et en renvoyant ces der-
niers dans leur pays d’origine, la Com-
mission s’est de nouveau adressée aux
autorités françaises pour entamer avec
elles des négociations qui ont permis
de préciser les éléments factuels et le
cadre juridique des démantèlements 42 42 .
Le 11 septembre 2015, le Haut-Commis-
saire de l’Organisation des Nations unies
chargé des droits de l’homme, Zeid Ra’ad
Al-Hussein, dénonçait pourtant encore la
« politique nationale systématique d’ex-
pulsions de force des Roms » en France,
( 35 ) Préc. ( 36 ) La circulaire du 5 août 2010 a été abrogée, suite aux vives réactions qu’a suscitées sa publication dans les médias,
et remplacée par une circulaire du 13 sept. 2010. La circulaire « Bart » a été ultérieurement annulée par le Conseil d’État pour violation du principe constitutionnel d’égalité devant la loi : CE 7 avr. 2011, req. n° 343387, Assoc. SOS racisme - Touche pas à mon pote , Lebon ; AJDA 2011. 760 ; ibid . 1438, note D. Bailleul ; D. 2011. 1083, et les obs. ; Constitutions 2011. 383, obs. O. Le Bot ; RTD eur. 2011. 887, obs. D. Ritleng.
( 37 ) NOR IOCK1017881J. ( 38 ) V. not. le Rapport mondial 2014 sur l’Union européenne de l’organisation Human Rights Watch et le Rapport
2015 de l’organisation Amnesty International. ( 39 ) « Le respect par la France de la Directive européenne relative à la liberté de circulation et l’éloignement de
ressortissants européens appartenant à la communauté Rom », Document d’information de Human Rights Watch soumis à la Commission européenne en juill. 2011, https://www.hrw.org/fr/news/2011/09/28/le-respect-par-la-france-de-la-directive-europeenne-relative-la-liberte-de.
( 40 ) L. n o 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. À l’heure où ces lignes sont écrites, un projet de loi relatif au droit des étrangers en France a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 23 juill. 2015 et modifié en première lecture par le Sénat le 13 oct. 2015 (projet de loi relatif au droit des étrangers en France, n o 2183, déposé le 23 juill. 2014).
( 41 ) « La Commission européenne évalue les récents développements en France, discute la situation générale des Roms et le droit de l’UE sur la libre circulation des citoyens de l’UE », communiqué de presse du 29 sept. 2010, IP/10/1207, http://europa.eu/rapid/press-release_IP-10-1207_fr.htm.
( 42 ) F. Benoît-Rohmer, Contrôle politique du respect des droits fondamentaux : la Commission intervient pour le respect des droits fondamentaux en France (Roms), en Hongrie et à Malte, RTD eur. 2013. 659.
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deux semaines après l’évacuation contes-
tée de l’un des plus vieux bidonvilles
roms du pays, le Samaritain 43 43 .
En Hongrie, la législation hongroise
imposant la cessation de l’activité pro-
fessionnelle des juges, des procureurs
et des notaires ayant atteint l’âge de
62 ans a certes été amendée après
que la Cour de justice y eût vu 44 44 un
manquement au principe d’égalité en
matière d’emploi et de travail garanti
par la directive 2000/78/CE du Conseil
du 27 novembre 2000 45 45 . Cependant,
seule une poignée de juges mis à la
retraite ont réintégré leurs fonctions,
souvent à des niveaux de responsabilité
inférieurs, et la plupart se sont vus offrir
une simple compensation financière 46 46 .
Par ailleurs, certains auteurs 47 47 n’ont
pas manqué d’estimer que, dans cet
arrêt comme dans d’autres « affaires
hongroises » 48 48 , la Cour de justice avait
négligé les enjeux posés par la nature
systémique des violations du droit de
l’UE en cause et perdu de vue la nature
politique de la construction européenne.
Enfin, en Roumanie, la crise constitu-
tionnelle opposant le président Basescu
au Premier ministre Ponta s’est fina-
lement « dégonflée » progressivement
après l’invalidation par la Cour consti-
tutionnelle, pour cause de participation
insuffisante, du référendum organisé
par le Premier ministre pour destituer
le président. Bien que la Commission se
soit émue des atteintes à l’État de droit
que cette crise constitutionnelle révélait,
rien n’indique que l’issue de cette crise
ait été d’une quelconque manière affec-
tée par son intervention.
Au-delà de ces exemples qui avaient
été (imprudemment) mis en avant par
M me Reding, la question de l’efficacité du
recours en manquement – et, partant,
celle de la menace de recours en man-
quement – en matière d’atteintes à l’État
de droit mérite d’être soulevée. Or, cette
efficacité n’est rien moins que douteuse.
Tout d’abord, il doit être relevé que
le recours en manquement ne permet
de sanctionner qu’une violation spéci-
fique du droit de l’Union. En ce sens,
cette procédure est peu adaptée pour
la résolution de problèmes de nature
systémique. Il est certes possible pour
la Commission de multiplier les recours,
en autant qu’il existe de violations. Mais
de telles « séries » de recours ne vont
pas sans une certaine lourdeur procédu-
rale, puisque chaque violation donnera
lieu à une procédure distincte.
Surtout, le recours en manquement ne
peut viser que la violation d’une dis-
position spécifique du droit de l’Union
européenne. Or, les normes de droit de
l’Union susceptibles d’être mobilisées
pour protéger l’État de droit présentent
toutes certaines limites.
On pourrait, a priori , imaginer un recours
en manquement pour violation de l’ar-
( 43 ) « L’ONU exhorte la France et la Bulgarie à arrêter les expulsions forcées de Roms », Centre d’actualités de l’ONU , 11 sept. 2015, disponible sur http://www.un.org.
( 44 ) CJUE 6 nov. 2012, aff. C-286/12, Commission c/ Hongrie , RDT 2013. 111, obs. N. Moizard ; RTD eur. 2013. 201, étude B. Delzangles ; Rec. numérique.
( 45 ) Dir. 2000/78/CE du Conseil du 27 nov. 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traite-ment en matière d’emploi et de travail, JOUE n o L 303, p. 16-22.
( 46 ) V. K. Scheppele, Constitutional Coups and Judicial Review : How Transnational Institutions Can Strengthen Peak Courts at Times of Crisis (with Special Reference to Hungary), 23 Transnational Law and Contemporary Problems 2014, p. 51.
( 47 ) B. Delzangles, Les affaires hongroises ou la disparition de la valeur « intégration » dans la jurisprudence de la Cour de justice, RTD eur. 2013. 201.
( 48 ) L’autre arrêt mentionné par B. Delzangles a été rendu dans une affaire où la Hongrie était, cette fois, demande-resse. Il s’agit de l’affaire Hongrie c/ Slovaquie (CJUE 16 oct. 2012, aff. C-364/10, AJDA 2012. 2267, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; RTD eur. 2013. 201, étude B. Delzangles ; Rec. numérique). La Cour y a rejeté l’action en manquement introduite par la Hongrie et tendant à faire constater que l’interdiction opposée par les autorités slovaques au président hongrois, M. Sólyom, d’accéder au territoire slovaque en août 2009 violait la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avr. 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.
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ARTICLE
ticle 2 TUE. Cette disposition est, après
tout, une disposition juridiquement
contraignante appartenant au droit pri-
maire, et d’autres dispositions du droit
primaire indiquent clairement qu’il
incombe aux institutions européennes
ainsi qu’aux pays membres de l’UE de
respecter les valeurs fondamentales
de l’Union, en particulier les articles 3,
paragraphe 1 49 49 , et 13 50 50 TUE, en ce qui
concerne l’Union elle-même, et les
articles 4, paragraphe 3 (coopération
loyale), lu en combinaison avec l’article
3, paragraphe 1, et 7 TUE en ce qui
concerne les États membres 51 51 . L’État
de droit, en tant que principe fondamen-
tal qui sous-tend l’ensemble de l’ordre
juridique de l’Union, a en outre déjà
été utilisé par la Cour de justice, que
ce soit en tant que principe matriciel 52 52 ,
dont d’autres principes plus directe-
ment invocables peuvent être déduits, ou
comme principe herméneutique, qui doit
à ce titre être utilisé pour interpréter les
autres normes 53 53 . Cependant, la notion
d’État de droit, et plus généralement
l’article 2 TUE, est trop générale pour
être directement invocable devant un
juge national ou devant la Cour de justice.
Il existe, en revanche, de nombreuses
dispositions du droit de l’Union euro-
péenne qui garantissent de façon plus
précise certains principes constitutifs
de l’État de droit et qui sont, elles, sus-
ceptibles de faire l’objet d’un véritable
manquement d’État – au premier rang
desquelles figurent les droits, libertés
et principes garantis par la Charte des
droits fondamentaux de l’Union euro-
péenne. La possibilité d’un recours en
manquement fondé sur la Charte est
d’autant plus crédible que la Commis-
sion a en 2010, dans une communica-
tion portant « Stratégie pour la mise
en œuvre effective de la Charte des
droits fondamentaux par l’Union euro-
péenne » 54 54 , mis en avant sa volonté
« d’utiliser tous les moyens à sa disposi-
tion pour assurer le respect de la Charte
par les États membres ». Mais, outre
l’évidente réticence de la Commission à
engager une procédure de manquement
sur le fondement de la Charte 55 55 , se
pose en tout état de cause la question
de son champ d’application. En effet,
en vertu de l’article 51 de la Charte, les
droits qu’elle contient ne peuvent être
opposés aux États membres que dans
la mesure où ces derniers mettent en
œuvre le droit de l’Union. Certes, la
Cour de justice a retenu une concep-
tion large de cette notion de « mise en
œuvre », comme signifiant en réalité
que la Charte s’impose aux États dans
le champ d’application de toute norme
de droit de l’Union européenne 56 56 . Pour
autant, la nécessité d’un lien avec une
( 49 ) « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples ». ( 50 ) « L’Union dispose d’un cadre institutionnel visant à promouvoir ses valeurs, poursuivre ses objectifs, servir ses
intérêts, ceux de ses citoyens, et ceux des États membres, ainsi qu’à assurer la cohérence, l’efficacité et la conti-nuité de ses politiques et de ses actions ».
( 51 ) Pour une analyse critique : C. Hillion, Overseeing the Rule of Law in the EU : Legal mandate and means, in C. Closa et D. Kochenov (dir.), Reinforcing the Rule of Law Oversight in the European Union , Cambridge Univer-sity Press, 2016, à paraître.
( 52 ) Pour reprendre une expression utilisée par B. Mathieu à propos du principe de dignité en droit constitutionnel français (Pour une reconnaissance de « principes matriciels » en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme, D. 1995. 211).
( 53 ) Pour un exposé plus complet, cf. L. Pech, préc. ( 54 ) Communication de la Commission du 19 oct. 2010, COM(2010) 573 final. ( 55 ) V. not. sur cette question : R. Tinière, Le recours en manquement et la protection des droits fondamentaux,
RDLF 2011. Chron. 4 (www.revuedlf.com) ; A. Łazowski, Decoding a Legal Enigma : the Charter of Fundamental Rights of the European Union and infringement proceedings, ERA Forum , déc. 2013, Volume 14, Issue 4, p. 573 ; F. Hoffmeiser, Enforcing the EU Charter of Fundamental Rigths in Member States : How Far Are Rome, Budapest and Bucharest from Brussels ?, in A. von Bogdandy et P. Sonnevend (dir.), Constitutional Crisis in the European Constitutional Area : Theory, Law and Politics in Hungary and Romania (Beck / Hart / Nomos, 2015).
( 56 ) CJUE, gr. ch., 26 févr. 2013, aff. C-617/10, Åklagaren c/ Hans Åkerberg Fransson, , AJDA 2013. 1154, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; AJ pénal 2013. 270, note C. Copain ; RFDA 2013. 1231, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci ; RTD civ. 2014. 312, obs. L. Usunier ; RTD eur. 2013. 267, note D. Ritleng ; ibid . 2015. 184, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid . 235, obs. L. d’Ambrosio et D. Vozza ; Rec. numé-rique, pt 21.
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norme de droit de l’Union européenne
applicable demeure 57 57 . Par conséquent,
l’applicabilité des standards européens
en matière d’État de droit, et partant
la compétence de la Cour de justice au
titre du recours en manquement, est
tributaire, de lege lata , de l’applicabi-
lité d’une norme spécifique de droit de
l’Union européenne et, au-delà, de lege
ferenda , des compétences de l’Union
européenne. Ainsi, en l’absence de toute
compétence de l’UE dans le domaine de
l’organisation des systèmes judiciaires
nationaux, la Commission n’a pu pour-
suivre la Hongrie sur la base du principe
d’indépendance et d’impartialité du pou-
voir judiciaire lorsque le gouvernement
hongrois a cherché à mettre au pas
juges et procureurs par une politique
de mise en retraite forcée. Ce n’est
que parce que la réglementation euro-
péenne relative à l ’égalité de traitement
en matière d’emploi et de travail trouvait
à s’appliquer en une telle hypothèse que
la Commission a pu poursuivre la Hon-
grie sur le fondement d’une violation du
principe européen de non-discrimination
fondée sur l’âge. Pour autant, la Com-
mission n’a pas été en mesure d’imposer
l’application de mesures qui auraient pu
interdire une politique générale qui n’a
eu de cesse de miner l’indépendance
et l’impartialité du système judiciaire
hongrois.
Entre une « option nucléaire » virtuel-
lement inutilisable et un recours en
manquement inadapté lorsqu’il s’agit de
remédier à des violations systémiques
de l’État de droit, il existe donc un
espace vide. Plusieurs propositions ont
été émises pour combler ce vide et
renforcer la capacité de l’Union en la
matière. Pour intéressantes qu’elles
soient, elles présentent cependant
toutes un certain nombre d’écueils.
B - Les écueils des alternatives proposées
La Commission a prudemment rejeté
la plupart des propositions, essentielle-
ment quoique non exclusivement doctri-
nales, faites avant la publication de sa
communication de mars 2014. Avant de
montrer en quoi la Commission a proba-
blement eu raison d’agir ainsi, rappelons
de manière succincte quelques-unes de
ces propositions.
1 - Bref panorama des princi-
pales propositions faites avant
mars 2014
Sans prétention à l’exhaustivité, il est
possible de relever un certain nombre
de propositions, émanant généralement
de la doctrine mais également d’acteurs
institutionnels, en vue de mieux armer
l’UE contre les défaillances de l’État de
droit dans un État membre.
Certaines de ces propositions accordent
une place centrale à la Cour de justice,
en modulant son office pour l’adap-
ter aux enjeux. On peut placer dans
cette catégorie l’extension exception-
nelle de la compétence de la Cour de
justice, envisagée par l’avocat général
M. Poiares Maduro dans ses conclusions
sur l’affaire Centro Europa 58 58 . Dans un
raisonnement qui s’assimile à une sorte
de Solange inversé 59 59 , il estimait que
« des violations graves et persistantes
qui soulignent un problème de nature
systémique dans la protection des droits
fondamentaux [d’un État membre]
constitueraient […] des violations des
règles sur la libre circulation, en raison
de la menace qu’elles feraient directe-
( 57 ) Pour quelques exemples d’une approche stricte, voire sévère, de la Cour concernant l’applicabilité de la Charte aux États, cf. not. CJUE 6 mars 2014, aff. C-206/13, Siragusa , RTD eur. 2015. 464, obs. P. Thieffry, non encore publié au Recueil ; CJUE 27 mars 2014, aff. C-265/13, Torralbo Marcos , non encore publié au Recueil.
( 58 ) Concl. présentées le 12 sept. 2007, aff. C-380/05, Rec. I-349, pts 14 s. ( 59 ) C. Antpöhler, A. von Bogdandy, J. Dickschen, S. Hentrei, M. Kottmann et M. Smrkolj, Reverse Solange – Protec-
ting the Essence of Fundamental Rights against EU Member States, 49 CML Rev. , 2012, p. 489.
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ment peser sur la dimension transna-
tionale de la citoyenneté européenne et
sur l’intégrité de l’ordre juridique com-
munautaire ». En de tels cas – et donc
uniquement de façon exceptionnelle –,
il estimait que la Cour de justice pouvait
étendre sa compétence et contrôler la
compatibilité des mesures nationales
litigieuses avec les droits fondamen-
taux de l’Union, quand bien même cette
mesure nationale ne se situerait aucu-
nement dans le champ d’application du
droit de l’Union.
Une « fédéralisation » 60 60 de la Charte
des droits fondamentaux de l’Union
européenne, option mise en avant par
l’ancienne Commissaire à la Justice
V. Reding en 2013 61 61 , aurait également
pour effet d’étendre la compétence de
la Cour de justice. Il s’agirait d’étendre
le champ d’application ratione materiae
de la Charte pour la rendre opposable
aux États membres dans toute situation,
et non seulement lorsqu’ils « mettent en
œuvre » le droit de l’Union au sens de
son article 51 62 62 . L’extension de compé-
tence qui en résulterait pour la Cour de
justice serait cependant beaucoup plus
importante et radicale que celle sug-
gérée par l’avocat général M. Poiares
Maduro : elle ferait de la Cour de jus-
tice une véritable Cour fédérale, garante
d’un standard minimal de protection des
droits fondamentaux sur l’ensemble du
territoire de l’Union européenne.
Plus modestement, il a également
pu être suggéré de mettre en place
une procédure en « manquement sys-
témique ». Selon cette proposition, la
Commission devrait s’efforcer d’inten-
ter un ensemble coordonné de recours
en manquement en cas de non-confor-
mité systémique au regard de l’article 2
TUE. Il était par ailleurs souhaité que
la Commission acquière le pouvoir de
suspendre le versement de tout fonds
européen auquel pourrait prétendre
l’État membre concerné dans une telle
hypothèse 63 63 .
Toutes ces procédures ont pour objectif
de placer la Cour au cœur de la protec-
tion européenne de l’État de droit. Un
grand nombre des propositions se sont
également intéressés à la possible mise
en œuvre d’une procédure extra-juridic-
tionnelle, que ce soit du point de vue de
l’évaluation de la menace ou de la vio-
lation, ou du point de vue des sanctions
à prendre.
Pour ce qui est de l’évaluation, on peut
regrouper les propositions qui ont été
faites en trois catégories : externalisa-
tion, création d’un nouvel organe au sein
de l’Union et évaluation par les pairs.
L’idée d’une externalisation provient du
président de la Commission de Venise,
qui a proposé que l’on confie à cette
dernière la tâche de vérifier le res-
pect du principe de l’État de droit dans
( 60 ) V., pour une analyse détaillée comparant la Charte des droits fondamentaux et le Bill of Rights américain du point de vue de la répartition verticale des compétences : A. Knook, The Court, the Charter, and the vertical division of powers in the European Union, 42 CML Rev. 2005, p. 367. V. not. égal. sur la perspective d’une « fédéralisation » de la Charte à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour de justice : D. Ritleng, De l’articulation des systèmes de protection des droits fondamentaux dans l’Union. Les enseignements des arrêts Åkerberg Fransson et Melloni , RTD eur. 2013. 267 ; S. Platon, L’applicabilité de la Charte des droits fondamen-taux de l’Union européenne aux États membres. Retour sur l’arrêt Fransson de la Cour de justice du 26 février 2013, in Entre les ordres juridiques Mélanges en l’honneur du Doyen François Hervouët , Presses universitaires juridiques de Poitiers, 2015, à paraître.
( 61 ) V. Reding, The EU and the Rule of Law – What next ?, préc., p. 1. Pour une affirmation (sujette à controverse) selon laquelle la Charte pourrait s’appliquer à des litiges nationaux en dehors du champ d’application du droit de l’Union européenne, cf. A. Jakab, Supremacy of the EU Charter in National Courts in Purely Domestic Cases, in A. Jakab et D. Kochenov (dir.), The Enforcement of EU Law and Values. Ensuring Member States’Compliance , Oxford University Press, 2016, à paraître.
( 62 ) Pour une critique de cette disposition, cf. not. X. Groussot, L. Pech et G. Petursson, The Reach of EU Fundamental Rights on Member State Action after Lisbon, in U. Bernitz, S. de Vries et S. Weatherill (dir.), The Protection of Fundamental Rights in the EU after Lisbon , Hart Publishing, 2013, p. 97.
( 63 ) K. L. Scheppele, Enforcing the Basic Principles of EU Law through Systemic Infringement Actions, in C. Closa et D. Kochenov (dir.), Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union , Cambrige University Press, 2016, à paraître.
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la mesure où elle possède une solide
expérience dans un tel domaine 64 64 . Afin
d’éviter une externalisation jugée pro-
blématique et sur la base d’un diagnos-
tic critique par rapport à l’expertise et à
la politisation accrue de la Commission
européenne, il a été également suggéré
de créer une « Commission de Copen-
hague » afin de soumettre les États
membres de l’UE au même niveau de
contrôle que les pays candidats à l’ad-
hésion, mais en retirant cette tâche à la
Commission dans la mesure où celle-ci
serait trop politisée et aurait failli dans
sa mission en acceptant l’entrée dans
l’Union de pays comme la Hongrie ou
encore la Roumanie 65 65 . Enfin, une éva-
luation mutuelle par les pairs a éga-
lement été proposée, basée sur des
rapports périodiques rédigés par une
commission d’experts indépendants.
Ces rapports seraient alors soumis à
discussion au niveau administratif entre
les représentants des pays membres,
lesquels émettraient alors des conclu-
sions opérationnelles provisoires ulté-
rieurement discutées et validées par le
Conseil 66 66 .
Ces différentes options ne prévoient
cependant pas les suites à donner à
l’identification d’une menace ou d’une
violation systémique de l’État de droit
dans un pays donné. On peut imaginer
que c’est alors la procédure de l’ar-
ticle 7 TUE qui aurait vocation à prendre
le relais. On trouve cependant dans la
doctrine des solutions encore plus radi-
cales – « ultra-nucléaires », oserait-on
dire –, sous la forme notamment de
la création d’une procédure de « sor-
tie obligatoire » de l’UE, c’est-à-dire,
pour le dire peut-être plus sèchement,
une procédure « d’expulsion ». Au droit
de retrait appartenant à chaque État
membre correspondrait alors un droit
de l’Union européenne de forcer un État
membre « coupable » de manquements
systémiques à quitter l’Union 67 67 .
Si toutes ces propositions sont évidem-
ment intéressantes, aucune n’est cepen-
dant exempte de défauts.
2 - Les limites de ces proposi-
tions
Le principal défaut dont sont grevées
certaines de ces propositions est qu’elles
nécessitent une révision des traités.
C’est le cas, évidemment, de la mise en
place d’une procédure « d’expulsion ».
C’est également le cas d’une éventuelle
extension du champ d’application de la
Charte, qui nécessiterait une révision de
son article 51. Bien que l’avocat général
M. Poiares Maduro l’ait proposée par
voie prétorienne, il est vraisemblable
que l’extension de la compétence de
la Cour de justice pour connaître de la
compatibilité de toute mesure natio-
nale avec les droits fondamentaux en
cas de violation grave et persistante de
ces droits par un État nécessiterait elle
aussi une révision des traités. Il en va
de même pour une éventuelle extension
des pouvoirs de la Commission dans
le cadre d’un éventuel « manquement
systémique ».
Or, toute proposition nécessitant une
révision des traités est politiquement
irréaliste dans le contexte actuel. L’encre
du traité de Lisbonne, accouché au for-
( 64 ) G. Buquicchio, président de la Commission de Venise, discours Assises de la Justice, 21 nov. 2013, http://ec.europa.eu/justice/events/assises-justice-2013/files/interventions/buquicchio.pdf.
( 65 ) J.-W. Müller, Safeguarding Democracy inside the EU, préc. Le nom du nouvel organe fait référence à la réunion du Conseil de l’Europe de 1993 à Copenhague, lors de laquelle a été adopté à l’unanimité le principe l’élargisse-ment de l’UE, à la condition toutefois que les candidats adhèrent à certains critères tels que le respect de l’État de droit.
( 66 ) Conseil consultatif néerlandais pour les questions internationales (Adviesraad Internationale Vraagstukken), L’État de droit, garantie pour le citoyen européen et fondement de la coopération au sein de l’UE , Avis n o 87, févr. 2014, p. 37 (disponible sur http://aiv-advies.nl).
( 67 ) C. Closa, D. Kochenov et J. H. H. Weiler, Reinforcing Rule of Law Oversight in the European Union, préc., p. 30.
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ARTICLE
ceps, est à peine sèche, et une nouvelle
« révisionnite » serait susceptible d’af-
faiblir la portée constitutionnelle des
traités fondateurs. Par ailleurs, l’euros-
cepticisme ambiant, manifesté par la
montée des partis eurosceptiques et la
perspective du Brexit , et alimenté, pour
des raisons qui peuvent d’ailleurs être
diamétralement opposées d’un pays à
un autre, par la crise grecque, peut lais-
ser craindre que l’enclenchement d’une
procédure de révision ouvre une boîte
de Pandore difficile à refermer. Enfin,
une telle révision ne peut avoir lieu, au
mieux, qu’en une période d’absence de
crise : on verrait mal, aujourd’hui, le
gouvernement hongrois accepter une
révision clairement dirigée contre lui,
sauf à la priver de toute efficacité pour
la rendre acceptable.
L’idée consistant, pour la Commission,
à intenter des « séries » de procédures
en manquement en cas de violations de
nature systémique du droit de l’UE a
l’avantage, à cet égard, de ne pas néces-
siter de révision des traités. Il s’agit
« simplement », pour la Commission, de
procéder à des « tirs groupés » contre
l’État qui contreviendrait aux valeurs
fondamentales de l’Union. Mais cette
idée se heurte à l’obstacle précédem-
ment invoqué du champ d’application
limité du droit de l’Union.
La création d’un nouvel organe de
contrôle n’impliquerait pas non plus, il
est vrai, une révision des traités. Mais
elle se traduirait par une couche de
bureaucratie supplémentaire, alors que
la Commission et/ou l’Agence des droits
fondamentaux de l’Union européenne
(ADFUE) peuvent aisément accroître
leurs capacités de contrôle, étant donné
qu’elles disposent des ressources et,
dans le cas de l’ADFUE, d’un mandat
législatif qui pourrait être relativement
facilement révisé pour lui permettre de
mettre à bien cette tâche.
Quant à la solution de l’externalisa-
tion, et malgré l’excellente réputation de
la Commission de Venise 68 68 , elle serait
porteuse d’un message préoccupant,
à savoir que l’Union est incapable de
veiller par elle-même au respect de
ses propres valeurs fondatrices. Elle
poserait en outre la question des suites
qui pourraient être données à l’iden-
tification d’une menace pour l’État de
droit par une entité tierce. Le problème
crucial, que l’on retrouve d’ailleurs à des
degrés divers dans toutes ces solutions
doctrinales, est en effet moins celui du
contrôle ou de la surveillance des États
membres que celui des actions coer-
citives qui devraient être prises pour
remédier à toute violation systémique de
l’État de droit.
Pour toutes les raisons exposées pré-
cédemment, tenant tant à l’insuffisance
de l’arsenal juridique existant qu’aux
écueils des différentes propositions qui
ont été faites, le mécanisme retenu par
la Commission apparaît comme une
solution raisonnable. Si elle constitue
certes, par conséquent, une avancée
quant à la capacité de l’UE d’assurer
le respect de l’État de droit, elle n’en
demeure pas moins une avancée en
demi-teinte.
( 68 ) V. toutefois : M. de Visser, A Critical Assessment of the Role of the Venice Commission in Processes of Domestic Legal Reform, American Journal of Comparative Law , 2015, à paraître.
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II - Le nouveau cadre de l’UE pour l’État
de droit, une avancée en demi-teinte
La nouvelle procédure adoptée en
mars 2014 peut être résumée de la façon
suivante : elle offre un outil d’alerte pré-
coce dont la finalité première est de per-
mettre à la Commission d’entamer un
dialogue structuré avec l’État membre
concerné afin d’éviter toute escalade
lorsque des menaces systémiques pèsent
sur les valeurs de l’Union, et particulière-
ment sur le respect de l’État de droit. Il est
prévu que cette procédure puisse par ail-
leurs s’appliquer de manière concurrente
à celle prévue par l’article 258 TFUE et qui
permet à la Commission d’intenter des
recours en manquement contre les États
membres. Si les problèmes devaient per-
sister, il serait alors permis de recourir à
l’« option nucléaire » prévue par l’article 7
TUE. Ce mécanisme peut être apprécié
tant du point de vue substantiel (le facteur
de déclenchement, c’est-à-dire l’existence
d’une menace systémique pour l’État de
droit dans un État membre) que du point
de vue strictement procédural. Du point
de vue substantiel, la définition du facteur
de déclenchement s’avère partiellement
satisfaisante (et donc tout aussi partielle-
ment insatisfaisante, selon que l’on voit le
verre à moitié plein ou à moitié vide) ( A ).
Du point de vue procédural, là encore, une
appréciation contrastée est possible, mais
elle doit être mise en perspective avec la
proposition encore moins ambitieuse qu’a
émis le Conseil en réaction ( B ).
A - La définition partiellement (in)satisfaisante du facteur de déclenchement de la procédure
La communication de la Commission
de mars 2014 subordonne le déclen-
chement de la procédure qu’elle met
en place à l’existence d’une menace
systémique pour l’État de droit. Cette
notion est donc centrale puisqu’elle
conditionne l’ensemble du processus.
Or, la définition n’en est que partielle-
ment satisfaisante. En effet, si l’effort
de définition de la notion d’État de droit
doit être salué, la notion de menace
systémique n’est quant à elle pas suffi-
samment éclairée.
1 - Une définition utile de l’État
de droit
La communication de la Commission
peut être saluée pour la première défi-
nition claire qu’elle offre de la notion
d’État de droit. S’inspirant de la défi-
nition adoptée préalablement par la
Commission de Venise 69 69 , la Commis-
sion européenne considère, correcte-
ment selon nous, qu’il existe à présent
un large consensus en Europe 70 70 en ce
qui concerne les éléments clés que
recouvre la notion d’État de droit et en
particulier les six éléments suivants 71 71 :
1. la légalité, qui suppose une procédure
d’adoption des textes de loi, respon-
sable, démocratique et pluraliste ;
2. la sécurité juridique ;
3. l’interdiction de l’arbitraire du pouvoir
exécutif ;
4. des juridictions indépendantes et
impartiales ;
5. un contrôle juridictionnel effectif,
y compris le respect des droits fonda-
mentaux ;
6. l’égalité devant la loi.
La Commission européenne prend soin
toutefois de souligner avec raison que
« la teneur précise des principes et des
( 69 ) Rapport sur la prééminence du droit, étude n o 512/2009, CDL-AD (2011) 003 rev., Strasbourg, 4 avr. 2011, § 35. ( 70 ) Sur l’émergence d’un modèle européen de l’État de droit, cf. E. Carpano, État de droit et droits européens -
L’évolution du modèle de l’État de droit dans le cadre de l’européanisation des systèmes juridiques , préc. ( 71 ) Communication de la Commission, préc., p. 4.
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normes découlant de l’État de droit peut
varier d’un État membre à l’autre, en
fonction de son système constitution-
nel » 72 72 , tout en notant, à juste titre, que
les six éléments mentionnés ci-dessus
proviennent des traditions constitution-
nelles communes à la plupart des sys-
tèmes judiciaires européens et peuvent
être considérés comme une définition
de base de la notion d’État de droit dans
le cadre du système juridique de l’Union.
En toute rigueur juridique, il serait
certes possible de pointer quelques
imperfections ou approximations dans
cette liste. Par exemple, il est malaisé
de comprendre pour quelle raison le
principe d’égalité devant la loi est pré-
senté comme distinct de la notion plus
large de droits fondamentaux, alors qu’il
est permis de penser qu’il est nécessai-
rement inclus dans cette dernière. De
même, il serait possible de considérer
que la légalité (1 er élément) emporte
interdiction de l’arbitraire de l’exécutif
(3 e élément). Par ailleurs, il est possible
de penser que trois éléments supplé-
mentaires devraient faire partie de la
liste de la Commission : le principe
d’accès à la loi, qui implique que celle-ci
soit intelligible, claire, prévisible et ren-
due publique, le principe de confiance
légitime et le principe de proportionna-
lité. Toutefois, il est possible de consi-
dérer que le principe de légalité et le
principe de sécurité juridique impliquent
l’obligation de rendre la loi accessible,
que l’interdiction de l’arbitraire de l’exé-
cutif renvoie à la nécessité que la loi
soit suffisamment claire et précise pour
éviter cet arbitraire et que le principe
de confiance légitime est étroitement lié
à celui de sécurité juridique, dont il est
souvent considéré comme le pendant
subjectif 73 73 . Quant au principe de propor-
tionnalité, sa présence limitée dans le
droit administratif anglais a sans doute
motivé son exclusion d’une liste qui se
veut consensuelle. En tout état de cause,
cette liste apparaît cependant moins
comme une « check-list » rigoureuse,
combinant les critères cumulatifs de
l’État de droit, que comme un faisceau
d’indices.
La communication de la Commission
européenne soulève deux autres points
importants : l’État de droit y est pré-
senté comme un « principe constitution-
nel doté d’un contenu à la fois formel et
matériel » qui est « intrinsèquement lié
au respect de la démocratie et des droits
fondamentaux » 74 74 . Il est également
indiqué que l’évaluation de la Commis-
sion reflète fidèlement la conception
dominante de l’État de droit en Europe,
et que ces deux aspects peuvent être
considérés comme les caractéristiques
essentielles de l’approche européenne
en matière de respect et de promotion
de l’État de droit, ce qui nous apparaît
une nouvelle fois comme une affirmation
raisonnable et correcte 75 75 .
2 - La définition insuffisante de
la « menace systémique »
Si le concept d’État de droit est claire-
ment défini par la Commission, ce qui
devrait rendre plus aisé le travail des
autres institutions de l’UE si jamais elles
avaient à se prononcer sur la réalité d’une
menace ou violation dans ce domaine, la
notion de menace de « nature systé-
mique » n’est guère explicitée. La Com-
mission se borne, en effet, à déclarer
( 72 ) Ibid. ( 73 ) V. S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et français ,
Paris, Dalloz, 2001. ( 74 ) Communication de la Commission, préc., p. 4. ( 75 ) Pour une analyse approfondie, cf. L. Pech, An Union Founded on the Rule of Law : Meaning and Reality of
the Rule of Law as a Constitutional Principle of EU Law, European Constitutional Law Review , 2010, p. 359, et quant à la conception de l’État de droit que l’UE cherche à promouvoir dans ses relations extérieures, cf. L. Pech, Promoting The Rule of Law Abroad : On the EU’s limited contribution to the shaping of an international unders-tanding of the rule of law, in F. Amtenbrink et D. Kochenov (dir.), The EU’s Shaping of the International Legal Order , Cambridge University Press, 2013, p. 108.
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que ce type de menace peut découler de
« l’adoption de nouvelles mesures ou de
l’existence de pratiques répandues des
autorités publiques, et de l’absence de
voies de recours à l’échelon national » 76 76 .
Si cette notion de « menace systémique »
se définit, négativement, par l’exclusion
des violations seulement « mineures »
ou ponctuelles, il est en revanche difficile
de lui donner un contenu positif.
Certes, les notions de problème systé-
mique ou structurel ne sont pas incon-
nues des jurisprudences européennes.
La Cour de justice a ainsi pu juger
que l’existence de « défaillances sys-
témiques » en matière de respect des
droits fondamentaux dans un État pouvait
justifier une dérogation au règlement
dit « Dublin II » 77 77 . En vertu de ce règle-
ment, l’État responsable de l’examen
d’une demande d’asile est en principe
l’État de première entrée sur le terri-
toire de l’Union du demandeur d’asile en
question. Par conséquent, tout autre État
a l’obligation de transférer tout deman-
deur d’asile présent sur son territoire
vers l’État responsable. Toutefois, dans
l’arrêt N. S. 78 78 , et dans le prolongement
de l’arrêt M.S.S. de la Cour européenne
des droits de l’homme 79 79 , la Cour de jus-
tice a estimé que ce transfert ne pouvait
pas être opéré s’il existe dans l’État nor-
malement responsable une « défaillance
systémique de la procédure d’asile et
des conditions d’accueil des demandeurs
d’asile ». En l’occurrence, l’État respon-
sable était la Grèce, « point d’entrée dans
l’Union de près de 90 % des migrants illé-
gaux », si bien que « la charge supportée
par cet État membre en raison de cet
afflux est disproportionnée par rapport
à celle supportée par les autres États
membres et que les autorités grecques
sont dans l’incapacité matérielle d’y faire
face » 80 80 . Cette exception de « défaillance
systémique » a été reprise dans le règle-
ment Dublin III 81 81 .
Malgré la proximité terminologique
entre cet arrêt et la communication de la
Commission, ce précédent est probable-
ment d’une faible utilité pour appréhen-
der la notion de « menace systémique »
au sens où l’entend la Commission dans
le contexte d’un risque de violation des
valeurs fondamentales de l’UE. Il est
en effet tout à fait clair que, dans l’af-
faire N. S. , la défaillance systémique ne
découlait pas d’une politique délibérée
du gouvernement grec mais de condi-
tions matérielles indépendantes de la
volonté politique de ce dernier. Or, il est
tout aussi clair que les « crises de l’État
de droit » contre lesquelles la Commis-
sion entend lutter résultent, elles, d’une
volonté politique tout à fait délibérée.
La Cour européenne des droits de
l’homme connaît quant à elle la notion
( 76 ) Communication de la Commission, préc., p. 7. ( 77 ) Règl. (CE) n o 343/2003 du Conseil du 18 févr. 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de
l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, JOUE n o L 50, p. 1-10.
( 78 ) CJUE, gr. ch., 21 déc. 2011, aff. jtes C-411/10 et C-493/10, N. S. et M. E. , AJDA 2011. 2505 ; ibid . 2012. 306, chron. M. Aubert, E. Broussy et F. Donnat ; D. 2012. 151 ; ibid . 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2012. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier ; RTD eur. 2012. 401, obs. F. Benoît-Rohmer ; Rec. I-13905, pt 106.
( 79 ) CEDH, gr. ch., 21 janv. 2011, req. n° 30696/09, Belgique et Grèce , AJDA 2011. 138 ; D. 2012. 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; Constitutions 2011. 334, obs. A. Levade ; RTD eur. 2012. 393, obs. F. Benoît-Rohmer, confirmé dans CEDH 5 nov. 2014, gr. ch., req. n° 29217/12, Tarakhel c/ Suisse , AJDA 2014. 2162 ; AJDI 2015. 752, étude F. Zitouni.
( 80 ) Pt 87 de l’arrêt N. S. V. égal. CJUE, gr. ch., 10 déc. 2013, aff. C-394/12, Abdullahi c/ Bundesasylamt , AJDA 2014. 336, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; D. 2014. 445, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2014. 335, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci ; Rec. numérique.
( 81 ) Art. 3, § 2, al. 2, du Règl. (UE) n o 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protec-tion internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, JOUE n o L 180, p. 31-59.
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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
ARTICLE
de « problème structurel ou systé-
mique » 82 82 qui conditionne le recours
à la procédure de l’arrêt pilote. Cette
procédure a été créée de manière pré-
torienne dans l’arrêt Broniowski 83 83 et
intégrée dans le règlement de la Cour
le 21 février 2011. En vertu de cette
procédure, lorsque de nombreuses
requêtes ayant la même origine sont
introduites devant la Cour, celle-ci peut
décider d’appliquer à l’une ou à plu-
sieurs d’entre elles un traitement priori-
taire selon la procédure de l’arrêt pilote.
Dans le cadre de cette procédure, la
Cour n’a pas seulement pour fonction de
se prononcer sur la question de savoir
s’il y a eu ou non violation de la Conven-
tion européenne des droits de l’homme
dans telle ou telle affaire, mais aussi
d’identifier le problème systémique et
de donner au gouvernement concerné
des indications claires sur les mesures
de redressement qu’il doit prendre pour
y remédier. L’une des caractéristiques
fondamentales de la procédure de l’ar-
rêt pilote réside dans le fait qu’elle
permet à la Cour d’ajourner – ou de
« geler » – pendant un certain temps les
affaires qui en relèvent, à condition que
le gouvernement concerné prenne rapi-
dement les mesures internes requises
pour se conformer à l’arrêt. Toutefois,
la Cour peut reprendre l’examen des
affaires ajournées chaque fois que l’in-
térêt de la justice l’exige.
Un parallèle avec la « menace systé-
mique » envisagée par la Commission
est tentant. Cependant, le rapproche-
ment avec la procédure de l’arrêt pilote
n’apporte en réalité que peu d’éclairage
sur le maniement pratique de la notion
de menace systémique. En effet, le
« problème structurel ou systémique »
au sens de la procédure de l’arrêt pilote
présente une dimension à la fois quan-
titative et rétrospective. Quantitative,
parce que l’identification d’un dysfonc-
tionnement résulte principalement de la
grande quantité de requêtes introduites
devant la Cour sur une même question.
Rétrospective car, au stade où la Cour
l’identifie, le dysfonctionnement existe
déjà – la procédure ayant une vocation
curative. À l’inverse, la procédure mise
en place par la Commission a une voca-
tion préventive – étouffer dans l’œuf une
« menace ». À ce stade, par définition, la
Commission ne saurait donc s’appuyer
sur une multiplicité de plaintes, sauf à
intervenir trop tard.
Il en en outre malaisé de savoir si ce
recours à la notion de menace systémique
a pour but de signaler un critère de fond
différent, ou s’il doit tout simplement être
compris comme quasiment synonyme de
la notion de « risque clair de violation
grave » mentionnée par l’article 7 TUE.
Or, cette distinction est importante, car le
mécanisme proposé par la Commission
est présenté comme une nouvelle pro-
cédure qui devrait précéder l’utilisation
éventuelle de l’article 7. Doit-on tenir
les deux expressions pour synonymes, le
nouveau « cadre » ayant alors fonction
de semonce avant mise en œuvre de
l’article 7 ? Ou bien doit-on considérer
que le nouveau « cadre » a vocation à
traiter la « menace systémique » avant
qu’elle ne devienne un « risque clair de
violation grave », ce qui implique que la
première se situe à un niveau antérieur
au second ?
Dans ce contexte, un autre point peut
faire l’objet de critiques : la Commission
n’a pas plus proposé de distinction claire
entre menace systémique et violation
systémique. Il est néanmoins possible
de supposer que des violations systé-
miques seraient plus susceptibles de
déclencher la nouvelle procédure que
des menaces systémiques, par nature
plus diffuses et plus difficiles à mesurer.
Mentionnons en dernier lieu qu’en
dépit de l’appel de M. Barroso à pré-
( 82 ) Art. 61 du règl. de la CEDH. ( 83 ) CEDH, gr. ch., 22 juin 2004, req. n° 31443/96, Broniowski c/ Pologne , AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ;
D. 2004. 2542, obs. C. Bîrsan.
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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
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voir une intervention européenne en
cas de menaces graves et systémiques
pesant sur les valeurs de l’Union 84 84 ,
la communication de la Commission
ne mentionne pas explicitement la gra-
vité comme facteur de déclenchement
du nouveau mécanisme. De même, il
n’est pas fait mention des « critères
prédéfinis » 85 85 promis par l’ancien pré-
sident de la Commission, et sur la base
desquels le nouveau mécanisme devait
pouvoir être activé. Il convient de noter
qu’il est désormais peu probable que
de tels critères soient jamais définis
dans la mesure où Frans Timmermans,
premier vice-président de la Commis-
sion en charge inter alia de l’État de
droit, a clairement indiqué son opposi-
tion à l’adoption de tels critères jugés
impossible à définir, alors même qu’il
conviendrait, dans un tel domaine, de
préserver le pouvoir discrétionnaire des
institutions européennes 86 86 .
En définitive, notre critique principale
porte sur l’absence de toute définition
claire de la notion de « menace sys-
témique » envers l’État de droit. Cet
élément est pourtant crucial, car c’est
de la présence d’une telle menace –
et non une menace mineure ou ponc-
tuelle – que dépend le déclenchement
de la nouvelle procédure. Il est donc
important que la Commission « défi-
nisse clairement le concept de “menace
systémique” par rapport aux violations
ponctuelles, d’une part, et aux violations
systémiques, d’autre part, et qu’elle
soit prête à intervenir à un stade pré-
coce » 87 87 .
B - La procédure mise en place : « peut faire mieux », mais mieux que rien ?
Du point de vue procédural, le méca-
nisme proposé par la Commission se
caractérise par sa souplesse et sa légè-
reté. Une telle solution a ses avantages
et ses inconvénients. Cependant, com-
parée à la procédure minimaliste pro-
posée par le Conseil pour faire face aux
enjeux, on ne peut s’empêcher de saluer
l’effort de la Commission.
1 - Une procédure souple et
légère, pour le meilleur et pour
le pire
Le nouveau mécanisme mis en place
par la Commission est tout sauf révolu-
tionnaire. Il consiste essentiellement à
demander à tout pays membre « sous
surveillance » d’engager le dialogue sans
risque de se voir automatiquement impo-
ser des choix contraignants ou d’être
sujet à des sanctions, même en situation
de désaccord avec les recommandations
éventuelles de la Commission. Il est dès
lors difficile de comprendre la critique
émise par le service juridique du Conseil
selon laquelle le cadre proposé par la
Commission « n’est pas compatible avec
le principe d’attribution qui régit la déli-
mitation des compétences de l’Union » 88 88 .
En effet, la procédure adoptée par la
Commission en mars 2014 a été décrite
par l’ancienne commissaire en charge
( 84 ) J. M. Barroso, Discours sur l’état de l’Union 2013, Parlement européen, 11 sept. 2013, discours/13/684 : le nou-veau cadre « doit être fondé sur le principe d’égalité entre États membres, et ne serait activé, en fonction de critères prédéfinis, que dans les situations où une menace grave et systémique planerait sur l’État de droit ».
( 85 ) Ibid. ( 86 ) « I do not believe it is possible to define sufficiently the precise criteria that would trigger automatic reactions.
It is a political process. What may work in the field of economic policy cannot necessarily be transposed to an entirely different area such as the rule of law, in which a measure of discretion will always remain unavoidable », F. Timmermans, The European Union and the Rule of Law, Keynote speech at Conference on the Rule of Law, Tilburg University, 1 er sept. 2015, https://ec.europa.eu/commission/2014-2019/timmermans/announcements/euro-pean-union-and-rule-law-keynote-speech-conference-rule-law-tilburg-university-31-august-2015_en.
( 87 ) Comité Meijers, lettre à la commissaire V. Reding : Note au sujet de la communication de la Commission « Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit », réf. CM1406, 15 juin 2014, disponible sur www.statewatch.org/news/2014/jun/eu-meijers-cttee-letter-reding-rule-of-law.pdf.
( 88 ) Service juridique du Conseil de l’Union européenne, avis n o 10296/14, 14 mai 2014, § 28.
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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
ARTICLE
de la justice et des droits fondamen-
taux comme une nouvelle « procédure
pré-article 7 » 89 89 . Sachant que l’article 7
TUE contient déjà une procédure préven-
tive, le pessimiste y verra un facteur de
complication, cependant que l’optimiste y
verra un spectre plus large d’actions dis-
ponibles permettant une riposte graduée.
Quoi qu’il en soit, il est possible d’affir-
mer, à l’inverse du service juridique du
Conseil, que le pouvoir de la Commission
de surveiller le respect des valeurs de
l’article 2 TUE par les États, d’une part, et
celui d’adopter une procédure organisée
à cette fin, d’autre part, résultent l’un
comme l’autre assez logiquement de ce
que la Commission est l’une des institu-
tions qui détient le pouvoir de déclencher
la procédure prévue à l’article 7 TUE.
D’une part, l’article 7 TUE précise que
la proposition de constat d’un risque de
violation grave des valeurs de l’article 2
TUE, quel que soit par ailleurs l’auteur
de cette proposition, doit être motivée. On
comprendrait assez difficilement com-
ment la Commission, si elle était l’auteur
d’une telle proposition, pourrait la moti-
ver sans avoir le pouvoir de surveiller le
respect des valeurs de l’article 2 par les
États. Une telle lecture est cohérente
avec la pratique de la Commission sur
la base de l’article 49 TUE. La Commis-
sion élabore en effet régulièrement des
documents de « contrôle » évaluant les
progrès réalisés par les pays candidats
à l’adhésion à l’Union par rapport aux
valeurs de l’article 2, sans que l’article 49
ait à prévoir un tel pouvoir.
D’autre part, dès lors que la Commission
a le pouvoir de déclencher l’article 7 TUE,
il est logique de lui reconnaître égale-
ment le pouvoir de définir clairement les
modalités pratiques d’exercice de ce pou-
voir. Un tel pouvoir est d’ailleurs inhérent
à toute autorité dotée d’un pouvoir discré-
tionnaire, et se manifeste par exemple, en
droit administratif français, par le pouvoir
de circulaire – dont les « communica-
tions » sont précisément, en large partie,
l’équivalent le plus proche au niveau de
l’Union européenne. En ce sens, la pro-
cédure pré-article 7 mise en place par la
Commission peut également se prévaloir
du principe de sécurité juridique, en ce
qu’elle permet aux États membres de
connaître à l’avance le cheminement qui
peut amener la Commission à déclen-
cher la procédure prévue à l’article 7. Il
aurait certes été sans doute souhaitable
de consulter au préalable de façon plus
poussée les autres institutions de l’UE.
Cependant, l’absence d’une telle concer-
tation ne rend pas la procédure illégale,
dans la mesure où le pouvoir de proposer
le déclenchement de l’article 7 appartient
isolément à un tiers des États membres,
au Parlement européen et à la Commis-
sion européenne. Par ailleurs, si une telle
concertation avait inclus le Conseil, elle
aurait probablement débouché sur un
échec ou une impasse, comme le montre
la position (encore) moins ambitieuse
retenue par le Conseil en matière de
protection de l’État de droit 90 90 .
En toute hypothèse, étant donné l’impor-
tant niveau d’interdépendance entre les
États membres et le mépris flagrant à
l’égard des valeurs de l’UE par au moins
l’un d’entre eux, la Commission doit être
félicitée pour avoir joué son rôle de gar-
dienne des traités en proposant un cadre
qui permet de rendre enfin l’article 2 TUE
un peu plus opérationnel. Il peut égale-
ment être relevé que la nécessité d’une
surveillance constante des valeurs com-
munes par les institutions, ainsi que des
mesures effectives pour en assurer le res-
pect, avait déjà été soulevée en 2003 sans
que le Conseil s’en offusque à l’époque 91 91 .
( 89 ) V. Reding, A New Rule of Law Initiative, conférence de presse, Parlement européen, Strasbourg, 11 mars 2014. ( 90 ) V. infra. ( 91 ) Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur l’art. 7 TUE - Respect et promotion
des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée, COM/2003/0606 final : l’art. 7 TUE « force les institutions à l’obli-gation de surveillance constante » et « demande des mesures opérationnelles concrètes permettant un suivi rigoureux et efficace du respect et la promotion des valeurs communes ».
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Il est à noter enfin que le Conseil n’a en
tout état de cause pas été au bout des
conséquences impliquées par l’opinion
de son service juridique, puisqu’il n’a pas
formé de recours en annulation contre la
communication de la Commission.
En termes procéduraux, la force prin-
cipale de la nouvelle procédure réside
dans la possibilité de sa mise en œuvre
en parallèle avec des procédures bien
établies, telles que la procédure d’in-
fraction prévue par les articles 258-260
TFUE. Ceci reflète une volonté de com-
bler – bien que de façon plutôt rudi-
mentaire – le vide existant entre la
procédure applicable aux violations
« courantes » du droit de l’UE et la
procédure applicable en matière de vio-
lations « exceptionnelles » prévue par
l’article 7 TUE. En ce sens, la propo-
sition de la Commission reprend avec
justesse certains aspects des propo-
sitions résumées antérieurement, tout
en essayant de bâtir un nouveau sys-
tème de nature « souple » qui trouve-
rait à s’appliquer dans un cas de figure
intermédiaire, c’est-à-dire lorsque les
valeurs de l’UE sont remises en cause
de manière systématique mais non fron-
tale par les autorités d’un État membre
dans des domaines qui ne relèvent pas
forcement du champ de compétence de
l’Union stricto sensu.
Toujours du point de vue procédural,
un autre aspect positif de la nouvelle
« procédure pré-article 7 » réside dans
la volonté évidente de pouvoir consulter
un large éventail d’organismes d’exper-
tise. L’Agence des droits fondamentaux,
la Commission de Venise et d’autres
organismes, y compris des ONG et des
think tanks , sont explicitement men-
tionnés. Afin d’éviter toute duplication et
gaspillage de ressources, il était en effet
important de tenir compte du travail
accompli et de l’expertise accumulée par
des organismes de l’UE tels que l’AD-
FUE, les organes du Conseil de l’Europe
ou ceux des Nations unies 92 92 . La volonté
clairement exprimée par la Commission
de faire appel à l’expertise de tierces
parties ne peut que renforcer l’efficacité
de la procédure, en même temps qu’elle
évite les éventuelles lacunes liées à
toute externalisation des problèmes qui
se posent au niveau des États membres
de l’UE, et qui, très vraisemblablement,
saperait l’autorité des institutions de
l’Union et la confiance des citoyens dans
celles-ci. Pour cette raison, il convien-
drait, par exemple, de plutôt demander
l’intervention éventuelle d’organes hors
UE comme la Commission de Venise, au
cas par cas, pour décider si oui ou non
une violation systémique de l’État de
droit peut être constatée tout en gardant
« en interne » tout ce qui relève de la
définition des solutions à y apporter et
des éventuelles sanctions à adopter. La
tâche de garantir au niveau de ses États
membres le respect des principes fon-
damentaux au cœur de l’identité consti-
tutionnelle de l’Union ne saurait en effet,
selon nous, être entièrement déléguée
à des organismes extérieurs à l’UE (ce
qui ne signifie pas qu’il est sage pour
l’UE de refuser tout contrôle externe en
ce qui concerne ses propres institutions
et activités, en particulier par la Cour
européenne des droits de l’homme). La
proposition de la Commission peut dès
lors être décrite comme bien pensée
et judicieusement conçue de ce point
de vue.
La nouvelle procédure dite « pré-ar-
ticle 7 » adopté par la Commission, en
dépit des points positifs qui viennent
d’être décrits, présente cependant une
faiblesse majeure : elle est peu suscep-
tible de résoudre le problème auquel
elle cherche à répondre. La nouvelle
procédure présuppose en effet l’effica-
cité d’un processus de dialogue entre
la Commission et tout pays membre à
qui il est reproché de faire pencher une
( 92 ) C’est l’une des nombreuses recommandations importantes figurant dans le rapport publié par le Bingham Centre for the Rule of Law, Safeguarding the Rule of Law, Democracy and Fundamental Rights : A Monitoring Model for the European Union , 15 nov. 2013 (http://binghamcentre.biicl.org/binghamcentre/news/safeguarding).
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menace systémique envers les valeurs
fondamentales de l’Union. La validité
d’un tel présupposé est contestable.
Dans l’hypothèse par exemple d’un choix
délibéré d’une force politique dominante
de ne pas respecter les valeurs de l’UE,
le dialogue prévu dans le cadre de la
procédure pré-article 7 n’a pratique-
ment aucune chance d’aboutir à une
amélioration significative de la situation
dans l’État membre concerné.
Le choix fait par la Commission de se
réserver le pouvoir d’activer la pro-
cédure pré-article 7 est par ailleurs
regrettable, surtout si l’on tient compte
du caractère souple et non juridique-
ment contraignant des décisions qui
peuvent être prises dans ce cadre. De
fait, cela suggère que la Commission
tient à préserver entièrement son pou-
voir discrétionnaire lorsqu’il s’agit d’étu-
dier la situation dans un État membre,
alors qu’il serait plus légitime et efficace
d’octroyer à d’autres institutions de l’UE,
à des gouvernements et/ou des parle-
ments nationaux le pouvoir d’obliger la
Commission à mettre sous surveillance
tout État membre soupçonné de viola-
tion systémique des valeurs fondamen-
tales de l’Union.
En dernier lieu, certains éléments pro-
céduraux sont de nature à entraver une
défense sérieuse et efficace des valeurs
de l’UE. Le caractère confidentiel du
dialogue entre la Commission et l’État
membre concerné remet en cause la
possibilité qu’il soit « montré du doigt »
( « naming and shaming » ). La nature
juridiquement non contraignante des
recommandations relatives à l’État de
droit adressées aux autorités du pays
où des menaces systémiques ont été
constatées et le fait que le recours à
l’article 7 TUE ne soit pas automatique
en cas d’échec augmentent plus encore
les risques d’ineffectivité du mécanisme
adopté par la Commission.
2 - La réaction du Conseil ou
l’inaction érigée en principe de
gouvernement
Malgré les faiblesses décrites ci-dessus,
il est réconfortant de voir la Commission
se préoccuper sérieusement du respect
du principe de l’État de droit au sein
de chaque pays membre de l’Union. Le
fait d’accorder tant d’importance à ce
principe en particulier peut paraître sur-
prenant de prime abord si l’on considère
l’ensemble des autres valeurs mention-
nées dans l’article 2 TUE, mais il est
justifié si l’on s’accorde à penser que
l’existence de l’État de droit est la condi-
tion première pour la sauvegarde des
autres valeurs fondamentales de l’Union.
L’attribution d’un rôle prépondérant dans
ce domaine à la Commission est égale-
ment logique si l’on tient compte de son
statut bien établi de gardienne des traités
depuis le début de la construction euro-
péenne. La possibilité pour cette dernière
d’intervenir de manière précoce et trans-
parente en cas de menace systémique
envers l’État de droit constitue à nos yeux
un avantage indéniable. Toutefois, il est
possible de penser que la Commission
a manqué d’audace. Même s’il n’est pas
absolument nécessaire de transformer
l’UE en défenseur intraitable de la démo-
cratie, comme cela avait été proposé
dans les années 1950 93 93 , il est permis de
rester sceptique quant à l’efficacité d’un
« dialogue sur l’État de droit » confiden-
tiel assorti de la possibilité d’émettre des
recommandations non contraignantes
pour remédier au phénomène pour le
moins inquiétant de recul post-adhésion
( 93 ) Peu de gens savent que la possibilité d’une intervention en cas de menace systémique de la part d’un État membre envers l’ordre démocratique et libéral n’est pas un débat nouveau. En fait, le traité instituant une Communauté européenne politique de 1953, qui n’est jamais entré en vigueur, prévoyait la possibilité assez extraordinaire d’une intervention de la Communauté pour défendre « l’ordre constitutionnel et les institutions démocratiques » sur le territoire d’un État membre. V. G. de Búrca, The Road Not Taken : The EU as a Global Human Rights Actor, 105 American Journal of International Law , 2011, p. 649.
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de l’État de droit ( rule of law backsliding )
qui affecte à l’heure actuelle un certain
nombre de pays membres de l’Union.
Dans ce contexte, la réaction du Conseil
à la nouvelle procédure adoptée par
la Commission en mars 2014 ne peut
que susciter le pessimisme quant aux
chances de voir un jour la Commission
activer son nouveau cadre sur l’État
de droit 94 94 . En effet, au lieu d’appuyer
la proposition de la Commission, le
Conseil a jugé pertinent d’adopter, en
décembre 2014, le principe d’un « dia-
logue [annuel sur l’État de droit] entre
tous les États membres, au sein du
Conseil, et basé sur des principes d’ob-
jectivité, de non-discrimination et d’éga-
lité de traitement entre tous les États
membres », ce dialogue devant être
par ailleurs mené sur la base d’une
approche non partisane et fondée sur
des éléments de preuve objectifs 95 95 .
Cette réaction du Conseil n’est guère
surprenante si l’on considère les réti-
cences et le malaise que suscite, au sein
de plusieurs gouvernements, l’idée d’oc-
troyer à la Commission ou à d’autres
organismes supranationaux un droit de
regard sur le respect de l’État de droit
au niveau national 96 96 .
D’un point de vue juridique, sans tou-
tefois que cela soit énoncé de manière
explicite, la proposition du Conseil
semble refléter l’opinion de son service
juridique selon laquelle la procédure
pré-article 7 de la Commission ne serait
pas compatible avec le principe des
compétences attribuées (art. 5 TUE) et
les dispositions concernant le respect
des identités nationales inhérentes à
leurs structures fondamentales poli-
tiques et constitutionnelles (art. 4, § 2,
TUE). Comme nous l’avons noté plus
haut, cette analyse procède cependant
d’une lecture superficielle et sélective
des traités. Et s’il est possible de pen-
ser que le nouveau cadre proposé par
la Commission n’est pas exempt de
faiblesses, le dialogue préconisé par
le Conseil ne répond en aucune façon
aux défis que nous avons eu l’occasion
de décrire. Le Conseil préconise par
exemple une approche fondée sur des
« éléments probants », sans préciser
ce qu’il entend par cette expression et
sans offrir aucune indication pratique en
ce qui concerne la récolte et l’analyse
de ces éléments dans le cadre de son
nouveau dialogue sur l’État de droit.
Par ailleurs, ce dialogue est censé se
dérouler au sein du Conseil et être pré-
paré par le Coreper (comité des repré-
sentants permanents), en « suivant une
approche participative » 97 97 , expression
aussi séduisante que creuse. Plus fon-
damentalement, le Conseil a pris le parti
de mettre en œuvre un mécanisme qui
a régulièrement fait l’objet de vives cri-
tiques soulignant son inefficacité dans le
cadre de la politique de l’UE en matière
de promotion hors UE de ses valeurs.
L’engouement pour cette méthode dis-
cursive – l’UE a mis en place près de
quarante « dialogues sur les droits de
l’homme » avec des pays tiers – a été
justement critiqué pour son manque de
résultats concrets sur le terrain 98 98 .
Il est dès lors tentant de conclure que
le Conseil n’a cherché qu’à proposer
( 94 ) En novembre 2014, un porte-parole de la Commission de l’UE a confirmé que la procédure pré-article 7 adop-tée en mars 2014 demeurait en place et pouvait être activée à tout moment, en dépit des réserves du Conseil. V. Hungary triggers rule of law “debates” in EU Council, EUobserver , 20 nov. 2014.
( 95 ) Conseil de l’Union, communiqué de presse n o 16936/14, 3362 e session, Affaires générales, Bruxelles, 16 déc. 2014, p. 20-21.
( 96 ) V. par ex. la réaction du gouvernement britannique telle que retranscrite dans un rapport gouvernemental inti-tulé Review of the Balance of Competences between the UK and the EU – EU Enlargement (déc. 2014), § 2.116 : « Le gouvernement n’accepte pas le besoin d’un nouveau cadre pour l’État de droit de l’UE qui s’appliquerait à tous les États membres. Il existe déjà des mécanismes ayant pour objet la protection des valeurs communes de l’UE et la création d’un mécanisme supplémentaire risquerait d’amoindrir et de brouiller les rôles du Conseil et du Parlement européen dans ce domaine ».
( 97 ) Conseil de l’Union, communiqué de presse n o 16936/14, préc., p. 21. ( 98 ) Résolution du Parlement européen du 16 déc. 2010 sur le rapport annuel 2009 sur les droits de l’homme dans
le monde et la politique de l’Union européenne en la matière [2010/2202(INI)], § 157.
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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
ARTICLE
une « action de façade » 99 99 , une accu-
sation dont la validité paraît confirmer,
à l’heure où nous écrivions ces lignes
(décembre 2015), par l’absence de
toute information ou de développement
en ce domaine depuis décembre 2014.
Deux explications potentielles viennent
à l’esprit : soit le Conseil n’a pas pris la
mesure des problèmes qui se posent sur
le terrain du respect de l’État de droit,
soit il n’a pas été tout simplement pos-
sible de trouver un meilleur compromis
au sein d’une institution qui accueille
des représentants de gouvernements
nationaux dont l’attitude envers l’État
de droit est discutable, voire délibé-
rément hostile. Par un hasard parti-
culièrement ironique, on notera que
le Conseil a adopté sa proposition de
dialogue annuel le jour même où il a
émis des conclusions sur le proces-
sus d’élargissement qui contiennent
de nombreuses références soulignant
l’importance centrale de l’État de droit
et sur la nécessité pour les pays can-
didats de s’attaquer aux problèmes qui
s’y rapportent avec détermination. Or,
cette même détermination fait claire-
ment défaut quand il s’agit des États
membres de l’UE eux-mêmes.
Conclusion
En l’absence de toute perspective réa-
liste d’obtenir que les gouvernements
nationaux s’entendent sur une révision
fondamentale de la façon dont les traités
de l’UE organisent le respect au sein
de l’UE de ses valeurs fondamentales,
il convient d’encourager le Parlement
européen à marquer son soutien pour
le nouveau cadre de la Commission
sur l’État de droit et à s’assurer que
cette dernière ne l’oublie pas. Un pre-
mier pas, en ce sens, doit être salué.
Dans sa résolution du 10 juin 2015 sur
la situation en Hongrie, le Parlement
européen a ainsi appelé, d’une part, le
Conseil de l’UE et le Conseil européen
à organiser un débat et à adopter des
conclusions sur la situation en Hon-
grie 100 100 et, d’autre part, la Commission à
mettre en œuvre un processus de sur-
veillance approfondie de la situation en
matière de démocratie, d’État de droit
et de droits fondamentaux en Hongrie,
autrement dit, à enclencher immédia-
tement la première phase du cadre sur
l’État de droit adopté en mars 2014 101 101 .
Plus récemment, Dans sa résolution
du 16 décembre 2015 sur la situation
en Hongrie 102 102 , le Parlement européen a
regretté que la Commission ait omis de
donner suite à sa demande d’engager
une processus d’évaluation approfondie
de la situation en Hongrie au regard
de l’article 2 TEU et « demande une
nouvelle fois à la Commission d’activer
la première phase du cadre de l’Union
pour renforcer l’état de droit et dès lors
d’enclencher immédiatement un pro-
cessus de surveillance approfondie de
la situation en matière de démocratie,
d’état de droit et de droits fondamen-
taux en Hongrie, y compris quant à
l’effet conjugué d’une série de mesures,
et d’évaluer l’émergence d’une menace
systémique dans cet État membre qui
pourrait donner lieu à un risque mani-
feste de violation grave au sens de l’ar-
ticle 7 du traité UE » (§ 8).
La Commission, quant à elle, devrait
entreprendre un travail supplémentaire
de manière à rendre sa « procédure
pré-article 7 » à la fois plus facile à
mettre en œuvre et plus efficace, ainsi
( 99 ) Nous paraphrasons ici K. Roth, A Facade of Action : The Misuse of Dialogue and Cooperation with Rights Abu-sers, in Human Rights Watch, World Report 2011. Events of 2010 , New York, Seven Stories Press 2011, p. 1.
( 100 ) Résolution 2015/2700(RSP), § 9. ( 101 ) Ibid. , § 11. ( 102 ) 2015/2935(RSP).
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Ni panacée, ni gadget : le « nouveau cadre de l’Union européenne pour renforcer l’État de droit »
ARTICLE
octobre-décembre 2015 RTDEur.- E -
que souligné antérieurement. Parallè-
lement, un certain nombre de réformes
d’ordre plus pratique pourraient égale-
ment être entreprises. La Commission
pourrait, par exemple, centraliser et
publier sur son site internet tout rapport
sur l’État de droit ayant été rendu par
les institutions de l’Union, des organi-
sations internationales ou encore spé-
cialisées dans un tel domaine. Il serait
sans doute possible, sur la base des
nombreux indices et autres tableaux de
bord qui ont été développés au cours de
cette dernière décennie par des organi-
sations gouvernementales et non gou-
vernementales, de publier un classe-
ment des États membres par rapport
à leur respect du principe de l’État de
droit. Des ressources supplémentaires
devraient par ailleurs être allouées à
la Commission afin que celle-ci puisse
intenter plus de recours en manque-
ment. Enfin, il pourrait être utile que
soient mises en place des unités spé-
ciales, chargées d’intervenir chaque fois
qu’un État membre apparaît violer de
manière délibéré l’article 2 TUE et/ou
fait l’objet d’une dénonciation par une
des institutions et/ou un des réseaux
mentionnés dans la communication de
la Commission de mars 2014.
Pour autant, le nouveau cadre mis en
place par la Commission n’est pas sans
mérite. Outre celui d’exister, il clarifie
les éléments déterminants qui consti-
tuent la conception européenne de
l’État de droit, permet la mobilisation
de l’expertise d’acteurs reconnus sur
ce terrain et s’articule de façon souple
avec les procédures plus « dures »
existantes (manquement et art. 7 TUE).
L’avenir dira si, et dans quelle mesure,
cette procédure contribuera à une meil-
leure protection de l’État de droit dans
l’Union européenne. La prise de posi-
tion récente de Frans Timmermans à
ce sujet laisse toutefois peu optimiste,
dans la mesure où, de manière regret-
table selon nous, il laisse entendre
qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune
situation pouvant justifier la mise en
œuvre soit de l’article 7 TUE, soit de la
« procédure pré-article 7 » 103 103 . À la lec-
ture de cette intervention, il est tentant
de penser qu’il n’est pire aveugle que
celui qui ne veut pas voir.
ADDENDUM. Postérieurement à l’écriture
de ce texte, la Commission européenne a
décidé, le 13 janvier 2016, d’engager avec
la Pologne le dialogue structuré prévu
par le Cadre pour l’État de droit.
( 103 ) Évoquant l’art. 7 TUE, Frans Timmermans juge qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune raison de le mettre en œuvre (Article 7 « is a measure of last resort – not to be excluded, but I would hope that we never let a situation escalate to the stage that it would require its use »). Évoquant la Hongrie, il sous-entend que le nouveau cadre pour l’État de droit ne peut être mis en œuvre en l’absence de mesures attentatoires aux valeurs de l’UE (« We can only act against actual measures, not polemics or speeches »). F. Timmermans, The European Union and the Rule of Law, préc.
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