Upload
independent
View
0
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
ANGLOPHONIA 10/2001, pp. 125-151
Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
Renaud MÉRY*
ABSTRACT
The aim of this article is to tackle a number of questions related to
metalinguistic representation within the framework of Antoine Culioli’s theory of
locators, which considers language as “a meaningful representational activity, only
accessible through texts, that is through patterns of markers, which are themselves
the traces of underlying operations.”
If meaning, is something that is constructed in the production of utterances
and re-constructed in their interpretation, then the familiar notion of “core meaning”
is largely irrelevant. A language is not a depository of meanings. What is invariant
for a given marker is not a meaning but an operational schema.
It can also be shown that the “indefinite article” A(N), per se, is not a
marker of the operation of extraction but can only be taken to signal the
fragmentation of the notion involved.
As for the “zero article”, useful as it may be where second language
teaching or descriptive linguistics are concerned, one is hard put to find any
justification for it in the theory.
More generally, the expression « zero marker » is not only self-
contradictory, but also counter-productive, in that it deflects attention from the role
played by « surrounding » markers and the patterns they fall into.
0. Remarques préliminaires
Mon but n’est nullement, dans ce qui suit, de déclarer une allégeance
quelconque, ni de défendre une illusoire orthodoxie, mais d’examiner, dans un cadre
théorique défini de façon explicite, des questions de méthode, de cohérence et
d’économie. Bien des linguistes pensent encore qu’un cadre est forcément un carcan,
que le théorique coupe fatalement le linguiste de la réalité concrète, et que le choix
d’un cadre théorique mène toujours à un enfermement stérilisant, qui fige la pensée
et bride l’imagination. Je suis convaincu pour ma part qu’il est tout à fait nécessaire,
si l’on veut pratiquer la linguistique de façon scientifique, de se donner des
contraintes, des procédures réglées, un discours contrôlé. Non seulement cela est
compatible avec l’indispensable esprit de curiosité, d’ouverture, de remise en
question et d’auto-correction systématiques, mais en fait les deux choses vont de
pair, et ne sont que deux aspects complémentaires d’une même démarche.
*
Université de Provence. [email protected]
ANGLOPHONIA 10/2001
126
1. Le cadre théorique
Quelques rappels élémentaires pour commencer: comme dans toutes les
autres sciences expérimentales, en linguistique, une théorie (au sens propre du
terme) est un modèle hypothético-déductif dont la construction passe par un
processus cyclique, avec des phases bien connues, que l’on peut schématiser comme
suit :
- effectuer des observations, décrire, classer etc.
- formuler une/des hypothèse(s) visant à rendre compte des faits observés
- déduire ensuite des conséquences de l’hypothèse retenue
- confronter ces conséquences avec la réalité observable
- modifier éventuellement les hypothèses (la théorie est faite pour être
contestée) et ainsi de suite...
Ainsi un modèle théorique est-il une simulation (« tout se passe comme
si ») soumise à vérification/falsification (la pierre de touche, c’est la possibilité de
prévoir). J’insiste sur le caractère cyclique de la démarche, et le rapport dialectique
avec le réel : pas de théorie sans observation, certes, mais pas non plus, à
proprement parler, d’observation sans théorie.
Il y a notamment deux linguistes qui ont posé très explicitement la nécessité
de modéliser en linguistique : Noam Chomsky et Antoine Culioli1
. Et
naturellement, cela implique une certaine proximité (même si elle ne doit pas être
surestimée) en ce qui concerne la théorie des observables et le but de la
modélisation : en gros, il s’agit dans les deux cas, à partir de corpus ciblés,
permettant de définir un problème, de rendre compte à la fois des possibles et des
impossibles, plus généralement le modèle vise à expliquer la bonne/mauvaise
formation de toutes les suites bien/mal formées dans une langue donnée.
Ce qui différencie radicalement les deux entreprises, c’est ce qui est
désigné comme objet légitime de la modélisation. On connaît sur ce point la
position de Noam Chomsky, qui s’exprime très précisément dès la première page de
Aspects of the Theory of Syntax : « Linguistic theory is concerned primarily with an
ideal speaker-listener, in a completely homogeneous speech-community, who knows
his language perfectly and is unaffected by such grammatically irrelevant conditions
as memory limitations, distractions, shifts of attention and interest, and errors
(random or characteristic) in applying his knowledge of the language in actual
performance ». Chomsky justifie son choix de la compétence comme objet légitime
de la modélisation par la nécessité –bien évidemment indiscutable dans son principe,
et du reste reconnue dans les autres domaines scientifiques - d’idéaliser, d’éliminer
tous les facteurs de variation trop étroitement particuliers, et donc non-pertinents,
pour atteindre le généralisable. Mais malgré une définition qui se veut dynamique de
1
D’où l’hommage rendu par Culioli à Chomsky dans une note tout au début de l’un de ses tous premiers
articles (cf. Culioli 1999a :18) : « le rôle de Chomsky a été, et reste, capital sur le plan tant épistémologique que strictement linguistique, et l’on souhaiterait partout aussi peu de dogmatisme et
autant de prudence. Mais cette attitude ouverte se ferme vite dans le discours pseudo-scientifique et
caricatural de certains épigones ».
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
127
la compétence, comme étant « un système de processus génératifs », l’entreprise
chomskyenne évince du champ de son étude des éléments capitaux, à savoir, en
quelques mots, la double activité non-symétrique de production et de reconnaissance
d’énoncés, par des sujets, en situation. Il ne s’agit pas ici de dénigrer, de façon
sommaire et sectaire, mais simplement de justifier en quelques mots la décision de
ne pas retenir ce type de modélisation, décision née du sentiment qu’au départ, il y
eut une idéalisation excessive, avec pour conséquence un réductionnisme de type
mécaniste, qui a, pour ce qui me concerne, fait perdre une partie de son intérêt à la
démarche.
Antoine Culioli s’exprime lui aussi très clairement sur ce en quoi consiste
sa propre modélisation. On trouve par exemple dans Culioli 1999 : 97 ces
définitions bien connues (cf. aussi Culioli 1990 : pp. 72 sq.) :
« Produire et reconnaître un énoncé, c’est construire ou re-construire, des
agencements de marqueurs, qui sont la trace d’opérations auxquelles nous n’avons
pas accès. Si nous appelons niveau 1 le niveau des d’opérations auxquelles nous
n’avons pas accès, les agencements de marqueurs sont de niveau 2 et sont les
représentants des opérations de niveau 1. Il nous faut donc construire, grâce à un
système de représentation métalinguistique, des opérations de niveau 3 (on aura
ainsi des représentants de représentants ». Le but est clair : il s’agit de simuler, par
la relation établie entre le niveau 3 et le niveau 2, la relation entre le niveau 1 et le
niveau 2. Dit autrement, ce qu’il s’agit de modéliser, c’est l’activité de langage, ou
plutôt la double activité, non-symétrique, de production et de reconnaissance
d’énoncés par les partenaires de l’énonciation.
Tenant à travailler « à principes découverts », j’annonce clairement que
c’est dans l’optique de cette modélisation que je me situerai, sans craindre d’ajouter
qu’à mon sens, on n’a guère le choix, dès lors que l’on a accepté le principe même
de la modélisation2
. Je me situerai également dans l’optique de la théorie des
repères (qui, elle, n’est évidemment qu’une parmi d’autres possibles) tout
simplement parce que je ne vois (pour le moment3
) aucune théorie qui concurrence
favorablement les primitifs et les outils à la fois adaptables et contrôlables qu’elle se
donne. Voici quelques éléments de description de cette théorie, dus à Culioli lui-
même (1999 : 97) : « L’observation minutieuse de langues variées et la théorisation
de phénomènes en apparence éloignés, m’a amené à poser une relation fondamentale
appelée : relation de repérage, construite par l’opération élémentaire primitive dite
opération de repérage. Le concept de repérage est lié à celui de localisation relative
et à celui de détermination. […] Lorsque, à l’intérieur d’un système de référence un
terme x est repéré par rapport à un terme y, l’opération fournit à x une valeur
référentielle (détermination d’une propriété) qu’il ne possédait pas auparavant. […]
L’idée fondamentale est qu’un objet n’acquiert de valeur déterminée que grâce à un
système de repérage ». On pourrait compléter ceci en citant par exemple Culioli
2
Qui est en soi une entreprise un peu folle, c’est entendu. Mais la science n’est pas par principe
raisonnable. C’est pour cela que l’on parle d’aventure scientifique. 3
Bien évidemment, la fidélité n’a strictement aucun sens dans ce domaine.
ANGLOPHONIA 10/2001
128
1990 : 170 : « il n’existe pas de terme isolé, tout terme appartient à une relation [...]
l’ensemble des relations possibles est fini et énumérable » etc. Comme dans toute
véritable science, le but est de ramener la diversité foisonnante du réel à des facteurs
stables, en nombre restreint : en l’occurrence, il s’agira ici notamment des
paramètres intervenant dans les représentations de niveau 3, d’un côté le paramètre
subjectif S et le paramètre spatio-temporel T qui permettent de définir une situation,
de l’autre les paramètres Qualitatif et Quantitatif.4
2. Le débat
Il est une distinction très répandue et familière désormais à tous les
linguistes, qui oppose valeur fondamentale ou centrale (ce que certains appellent
plus explicitement encore « invariant de sens » ou « core meaning » en anglais)
d’une forme donnée (c’est-à-dire, en termes culioliens, d’un marqueur) et valeurs
contextuelles (ou « effets de sens ») de cette même forme. Cette distinction a été
popularisée en linguistique particulièrement par les travaux de Gustave Guillaume,
qui dans le cadre de l’opposition entre la langue et le discours, oppose le « signifié
de puissance » et le « signifié d’effet ». Je me propose ici de confronter ce point de
vue avec ce que l’on peut envisager dans le cadre théorique défini plus haut. Je fais
remarquer au passage que cette démarche est inhabituelle, puisqu’à ma connaissance
du moins, la plupart des linguistes contemporains, qu’ils travaillent ou non d’ailleurs
dans le cadre théorique d’Antoine Culioli, se servent couramment de cette
distinction sans y apporter de modification sensible. Pour les besoins de cette
confrontation, je passerai rapidement en revue quelques exemples, concernant d’une
part l’article dit indéfini A(N), d’autre part le soit-disant « article zéro ».
Si je me lance dans ce débat, c’est sans doute à cause d’une insatisfaction
personnelle qui n’a fait que grandir ces dernières années vis-à-vis d’un certain
discours, qui a peut-être des vertus pédagogiques, mais qui me paraît de moins en
moins défendable dans le domaine de la recherche. Je veux parler par exemple du
malaise que l’on peut ressentir devant une appellation telle que « MAY concessif »,
que son utilisateur s’empresse souvent de compléter par des remarques du type
« mais il faut bien voir que ce MAY n’est concessif que parce qu’il y a BUT ou
NEVERTHELESS etc »., bref, si l’on y regarde de plus près, « parce que l’on se
trouve dans une construction concessive », ce en quoi on se rapproche
dangereusement du fameux principe selon lequel « l’opium fait dormir parce qu’il a
une vertu dormitive ». Le problème est en fait de savoir quelle est la contribution
dans de tels cas de l’opération que signale MAY5
, par rapport à celles que signalent
les marqueurs environnants.
4
Ceci n’est qu’une mise en oeuvre du double principe, qui s’impose à toute véritable théorie, d’économie
et de justification indépendante des outils explicatifs utilisés. 5
À savoir, concernant une relation prédicative, l’identification, ou plutôt l’absence de différenciation entre la valeur positive et la valeur négative (cette dernière servant de repère à l’autre) : dans le cas de la
concession, MAY indique que la validation positive ne fait aucune différence pour ce qui suit par rapport
à la validation négative (ce qui détruit un lien causal ou inférentiel pré-construit).
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
129
Le goût pour la recherche d’un invariant abstrait derrière des variantes
contextuelles a aussi sans doute une autre origine aussi noble que les travaux de
Guillaume, à savoir l’analyse désormais classique mise en place par l’École de
Prague en phonologie. Il est aisé de voir que l’analogie avec ce domaine est
trompeuse: un phonème est décrit essentiellement dans les mêmes termes que les
sons différents (les allophones6
) qui le réalisent, par un certain nombre de traits : il
est donc fondamentalement de même nature. Dans le cas que j’envisage ici, je pense
qu’il en va tout autrement. Je raisonnerai dans ce qui suit en fonction des principes
suivants :
- ce qu’il y a d’invariant pour un marqueur donné n’est pas un « invariant
de sens ». Ce qui est invariant est de nature purement opérationnelle.
- lorsque l’on recherche l’invariant lié à un marqueur, il convient toujours
de se demander ce qui est attribuable au marqueur lui-même, et non pas à ce qui
l’entoure: ce qui m’intéressera ici est de savoir ce que signale tel marqueur par sa
propre présence, ce qu’il garantit dans tous les cas où il apparaît.
- par définition, une opération n’intervient pas de façon isolée mais en
collaboration avec d’autres opérations, dans des conditions variables du point de vue
des repérages situationnels ou des relations intersubjectives etc., et de ce fait
s’exercent des contraintes, qui font que l’existence d’un invariant opérationnel est
compatible avec celle de modes de fonctionnement différents induits par
l’environnement textuel et/ou situationnel, bref qu’à côté de l’invariance, il y a
place pour des modifications, et que la stabilité n’exclut pas la déformabilité. C’est
dans cet esprit, je crois, que Culioli décrit ce qu’il appelle « forme schématique »7
(1990 : 115-134).
- non seulement il n’y a pas, comme on le sait, de relations bi-univoques
entre marqueurs et valeurs, mais il peut y avoir éventuellement une forme de
divergence entre la nature de l’invariant opérationnel du marqueur et la valeur qu’il
contribue à construire en contexte.
Je compte, chemin faisant, montrer le danger bien réel de certaines
formulations familières, par exemple, « l’article A(N) est un marqueur
d’extraction », ou « l’article zéro renvoie à la notion ».
3. A(N), la fragmentation et l’extraction
Je ne m’attarde pas sur l’appellation traditionnelle « article indéfini », qui
ne fait qu’obscurcir le problème. Tout d’abord, comme le dit justement Culioli
(1999a : 14) « article est un terme tellement général qu’il est sans pertinence ».
Effectivement, ce terme, comme celui de particule et quelques autres, sert à désigner
sans définir, à mettre une étiquette sur quelque chose dont la nature réelle échappe.
6
Je laisse de côté les cas où il ne s’agit pas de variantes contextuelles. 7
que l’on pourrait définir comme un programme opérationnel avec une latitude de fonctionnement. C’est
la contestation du concept d’invariant de sens qui m’amène ici à une approche apparemment plus
restrictive.
ANGLOPHONIA 10/2001
130
Quant à l’adjectif accolé, on peut se demander à quoi il s’applique (voir à ce sujet
une intéressante discussion dans Larreya 2000 : 8).
Je m’attacherai à décrire succinctement ce que Culioli entend par
extraction (je renvoie le lecteur pour plus de détails à Culioli 1999b : 46-47 et 102-
103), opération qui comporte les étapes suivantes :
- repérage (ou si l’on veut localisation) d’une notion (un ensemble de
propriétés physico-culturelles) par rapport à une situation, repérage qui équivaut à
une prédication d’existence (« soit la notion A », « parlons de A »). Rappelons
brièvement qu’une notion relève du purement qualitatif (du continu strict, du
compact), étant purement qualitative puisque l’on a affaire à un simple prédiquable
(une propriété subsumant un ensemble de propriétés).
- fragmentation de la notion, qui permet de passer du qualitatif strict au
qualitatif quantifiable : c’est pourquoi cette opération est aussi appelée
quantifiabilisation de la notion ; elle consiste plus précisément dans la construction
d’une classe, c’est-à-dire d’un ensemble d’occurrences abstraites de la notion
concernée.
- extraction d’une occurrence (ou plusieurs), qui est l’opération de
quantification proprement dite, puisqu’il s’agit d’apporter à l’occurrence concernée
une détermination quantitative. L’extraction (voir. Culioli 1990 : 182) consiste à
sélectionner une occurrence, c’est-à-dire à l’isoler et à tracer ses limites spatio-
temporelles (i.e. à la situer par rapport à un système situationnel). Ceci revient à
assigner un statut existentiel, réel ou imaginaire, à une occurrence située d’une
notion. L’extraction amène à l’existence discursive une occurrence individuée d’une
notion qui n’a pas d’autre trait distinctif que le fait qu’elle a été choisie. L’extraction
« active » le paramètre QNT, car elle met en lumière le fait que ce qui n’était qu’une
occurrence quelconque d’une classe abstraite devient une occurrence séparée avec
des propriétés situationnelles.
Il convient ici de rappeler que si l’extraction proprement dite est une
opération à prédominance quantitative (poser l’existence, c’est effectuer le passage
d’une valeur nulle à une valeur positive), la fragmentation de la notion est
également, bien qu’à un autre titre, une opération à prédominance quantitative,
comme l’indique plus clairement le terme de quantifiabilisation. Ces définitions
étant données, reste à savoir si l’invariant opérationnel correspondant à A(N) est
bien l’extraction : A(N) est-il, comme on le tient souvent pour acquis (cf. par
exemple Bouscaren et Chuquet 1987 : 84 ou Gilbert 1993 : 78), un marqueur
d’extraction ? Pour répondre à cette question, je passerai rapidement en revue les
principaux emplois de cette forme.
Le premier cas se rencontre dans les exemples bien connus du type John is
a teacher, où A(N) apparaît dans un groupe nominal attribut après BE et permet
d’indiquer l’appartenance de John à la classe des professeurs. Je fais remarquer au
passage que l’on trouve cette même valeur dans des contextes ou BE n’apparaît pas,
mais où il est facile de le retrouver par la paraphrase, qu’il y ait ou non un autre
marqueur d’identification :
He was hanged for a traitor. (i.e. He was accused of being a traitor)
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
131
I speak as a retired headmaster. (i.e. I am a retired headmaster)
She called me a liar. (i.e. She said to me : « You are a liar »)
Dans tous ces exemples, on peut dire que malgré la présence de A(N), on
n’a pas affaire à une occurrence située, le groupe nominal dans lequel A(N) se
trouve n’a qu’une valeur prédicative : autrement dit, A(N) n’y est que la trace de la
fragmentation de la notion. Je me contenterai de reprendre ici ce que dit Culioli
(1990 : 190-191) à propos de l’expression un tigre du Bengale dans l’exemple Le
tigre en question était un tigre du Bengale : « as a predicate, it must be construed as
referenceless : in point of fact, it represents the domain of abstract occurrences of the
quantifiabilized notion TIGRE-DU-BENGALE, and un is the trace of the
quantifiabilization process ».
Le deuxième cas est celui où l’on obtient ce que l’on a coutume d’appeler
la valeur générique de A(N), dans des exemples du type
An ostrich can run fast.
A mongoose is a small rodent that lives in hot countries and kills snakes.
(COBUILD)
Là non plus, il n’est pas question de pouvoir considérer que l’on a une
occurrence située, car, comme le fait remarquer Culioli (1990 : 187), « From a
purely formal point of view and regardless of language-specific features, it is clear
that genericity concerns the domain of possible occurrences and precludes the
construction of isolated occurrences with particular referential values ». Ce que l’on
a dans de tels cas est tout au plus ce que l’on pourrait appeler une extraction
potentielle8
(si on prend une autruche, on a un animal qui court vite), associée du
reste à un parcours (si on prend une autre autruche, puis une autre, et ainsi de
suite...). Au demeurant, dans le deuxième exemple ci-dessus, les deux occurrences
de A(N) se contentent de signaler la même opération, à savoir la construction de ce
que C appelle « un objet dans une classe », c’est-à-dire une occurrence abstraite, et
non pas située, d’une notion. Dans les deux cas, donc, A(N) ne fait que marquer
l’appartenance d’une occurrence à la classe, et au-delà de cela, le fait qu’elle
possède les propriétés caractéristiques associées à la notion évoquée par le nom.
8
Joly et O’Kelly (1990 :391) décrivent cet emploi de A(N) en disant qu’il y a « parcours sans extraction
effective de la classe à des fins d’actualisation, » ce qui pourrait laisser croire que l’analyse culiolienne
n’est qu’une reformulation de Guillaume. Cependant le parcours est un concept dont on pourrait montrer
qu’il ne prend guère son sens plein que dans la théorie culiolienne. Quant à l’extraction, elle reçoit chez
Guillaume une définition fort différente de celle de Culioli. Les développements, en soi fort intéressants, de Joly et O’Kelly sur le « retrait du fond de tableau » (1990 : 393-397) montrent cela assez clairement.
Il n’est pas surprenant de voir que d’autres expressions employées par Joly et O’Kelly sont tout à fait
irréductibles à ce que l’on peut dire dans le cadre culiolien : « l’article a est en effet un article de singularisation et de mise en relief de la notion extraite d’une classe universelle » (1993 : 58 – on peut
même se demander si la deuxième moitié de cette définition a vraiment un sens dans un cadre théorique
quelconque).
ANGLOPHONIA 10/2001
132
Le troisième cas semble à première vue très différent : c’est celui où A(N)
prend sa valeur dite spécifique, que j’illustre à nouveau et à dessein par des
exemples très banals :
I saw a fox in the garden.
There was a fox in the garden.
Il est clair que dans ce type d’exemple, on a bien affaire à une occurrence
située, et il y a bel et bien extraction conformément à la définition donnée ci-dessus
de cette opération. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ce n’est nullement A(N)
qui en est responsable. Dans les deux exemples donnés, c’est uniquement du fait de
la présence des expressions I saw et There was respectivement qu’il y a extraction.
Le cas de There was est particulièrement clair : There est un représentant de la
composante spatiale du paramètre spatio-temporel T, le –ED de was représentant
pour sa part la composante temporelle (et indiquant que la situation par rapport à
laquelle est posée l’existence du renard est non-actuelle). L’antéposition de ces
marqueurs signale que la situation concernée « sert de repère » à ce qui suit (a fox),
ce qui est un des moyens connus en anglais pour poser l’existence d’un être donné.
(plus généralement il suffit pour cela d’antéposer un localisateur, comme dans les
exemples du type In the garden stood a statue – ceci s’observe du reste dans de
nombreuses autres langues).
La conclusion évidente de tout ceci est que certes, A(N) est éminemment
compatible avec l’extraction, mais qu’il n’en est jamais à lui seul responsable, et que
sa seule présence ne garantit nullement que ladite opération soit à l’œuvre. A(N)
n’indique par lui-même que la fragmentation de la notion à laquelle renvoie le nom
qui suit, et c’est ce que l’on voit bien dans le cas de son utilisation avec un nom qui
a normalement le fonctionnement dense : comme on le sait, selon le contexte une
expression comme a coffee (ou a whisky etc.) peut signaler, soit une fragmentation
quantitative (il s’agit alors d’une portion, d’une quantité donnée de la substance
concernée), soit une fragmentation qualitative dans le second cas (il s’agit alors
d’une variété de café parmi d’autres).
On retrouve le rôle de A(N) comme marqueur de fragmentation avec les
noms ayant un fonctionnement compact9
. Dans de tels cas, comme on le sait, la
fragmentation est normalement qualitative, et elle n’est rendue possible que par
l’intervention d’une propriété différentielle, représentée par un adjectif ou une
proposition relative (de nature adjectivale, elle aussi). Voici quelques exemples très
classiques impliquant des relatives, tirés du BNC.
`Then he can just go on waiting,’ Jenna stated with a firmness she certainly didn’t
feel.
9
Je me refuse à parler de recatégorisation à propos des cas qui suivent, pour la simple raison qu’ils
illustrent une propriété ordinaire et très générale du compact, et non la conversion à la catégorie du dense
ou du discret.
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
133
Kate has a sensitivity and a gentleness in her face that we haven’t seen for a long
time.’
He worked deftly, and with a gentleness that surprised her, bathed the wound with
infinite care.
She tried to turn her head away, but he turned it back with a gentleness that was
deceptive.
`Scheduling,’ he repeated blandly with a patience that didn’t fool her for an instant.
In the Habsburg States Maria Theresa displayed a courage and tenacity equalled by
very few eighteenth-century rulers.
La propriété différentielle introduite par la relative sert souvent, comme
dans ces exemples, à poser le problème de la distance par rapport au type (à ce
qui correspond vraiment à la notion concernée) de la variété considérée, qui est donc
le plus souvent exceptionnelle, ou fausse etc.10
Il convient de souligner en passant qu’il ne suffit pas que l’on ait un adjectif
pour que l’on ait une propriété différentielle. Deux types d’adjectif notamment ne
permettent pas la fragmentation en anglais (il est facile de contrôler par la traduction
qu’il n’en va pas de même en français) :
- les adjectifs que l’on pourrait appeler intensifiants, indiquant un degré
donné (le plus souvent élevé) de la propriété exprimée par le nom. Le degré est une
quantité d’une certaine qualité, mais qui peut être envisagé sur le mode du continu :
là où le français perçoit un degré parmi d’autres (il y a différents degrés), l’anglais
ne prend en compte que la continuité du gradient (l’intensif y reste formulé comme
le qualitatif, traité comme le purement intensionnel). Voici à nouveau des exemples
tirés du roman de Charles Dickens, Great Expectations :
He was waiting for me with great impatience.
I went home again in complete discomfiture.
Mr. Pumblechook and Mrs. Joe stared at one another again, in utter amazement.
This was very singular to me, and I looked at her in considerable perplexity.
She uttered the word with an eager look, and with strong emphasis.
At last I dozed, in sheer exhaustion of mind and body.
These people were in mortal fear of being returned to their homes.
Instantly afterwards, the company were seized with unspeakable consternation.
I thought with absolute abhorrence of the contrast between the jail and her.
On comprend dès lors pourquoi on peut avoir He showed surprising
courage, qui fonctionne comme He showed great courage (il s’agissait d’un degré si
élevé de ce que tout le monde entend par courage que cela était surprenant), à côté
de He showed a surprising courage, qui fonctionne comme He showed a courage
that surprised everybody (il s’agissait d’une forme de courage qui surprenait par
rapport à ce que l’on attendait de lui, ou de l’idée que l’on se fait d’habitude du
courage etc.).
10
mais on trouve naturellement aussi des exemples dans le BNC du type There were times when I felt a
true sadness emanating from him.
ANGLOPHONIA 10/2001
134
- des adjectifs que l’on pourrait appeler catégorisants. Voici à nouveau un
exemple tiré du BNC :
It is also right to reward physical bravery and moral courage.
De tels adjectifs ne permettent pas de fragmenter la notion, mais
contribuent plutôt à construire avec le nom qui suit une nouvelle notion, une
catégorie sui generis, qui n’est pas simplement la somme des deux notions, celle à
laquelle renvoie le nom et celle à laquelle renvoie l’adjectif : moral n’a pas de valeur
différentielle, c’est-à-dire moral courage n’oppose pas * courage that is moral par
opposition à * courage that is not moral ou * courage that is intellectual.
Il est assez facile dans de nombreux cas de comprendre pourquoi un auteur
n’a pas employé A(N), dont la présence signalerait le renvoi par l’adjectif à une
propriété différentielle, avec la dimension oppositive que cela impliquerait :
The governess listened with grave sympathy. (G. Gissing)
On the last day, when her pupils were preparing to leave home for the seaside,
Mrs. Fletcher called her apart, and spoke with confidential sweetness. (G. Gissing)
She looked with quaint affection at the diminutive body which she had so often
adorned. (J. Joyce)
When she laughed her grey-green eyes sparkled with disappointed shyness...
(J. Joyce)
À titre de corollaire un peu moins connu, on peut trouver A(N) devant un
nom à fonctionnement compact sans la présence d’un marqueur de propriété
différentielle. Voici quelques exemples tirés eux aussi du BNC :
He thought, she had a, a gentleness and a grace.
As a teacher Blamey is gratefully remembered by many of his students Jacqueline
Rizivi remembers him as one of the most effective teachers at Chelsea `He taught a
`state of mind’, an honesty, a need to look clearly and precisely at any object or
figure.
Assessing his impact on the reading public, Graham Greene wrote that he had
`some of the qualities of Dr Johnson -- a plainness, an honesty, a sense of ordinary
life going on all the time’.
There was a gentleness even in his urgency, tenderness in his strength.
There is a softness and a gentleness about her.
He has a patience and a calmness, I lose my temper and shout and scream.
There was a terrible resignation about it and a patience, and the pity of it slammed
Taliesin at the base of his throat.
There may be bitterness at a mother who abandoned seven children but a sweetness
now at this family celebration.
The tears were receding and there was a hardness in her eyes.
Ce qui frappe dans ces exemples, c’est que la présence de A(N), qui marque
la fragmentation, suppose l’intervention d’une propriété différentielle (une opération
est ici tributaire d’une autre, comme cela est fréquent). L’absence de tout élément
qualitatif jouant ce rôle (adjectif ou relative) crée donc un manque et laisse entendre
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
135
dans certains cas que cette propriété est inexprimable (il s’agit d’une sorte de
patience ou honnêteté etc. que je ne définis pas, on remarquera notamment dans les
trois premiers exemples ci-dessus les hésitations de l’énonciateur, qui essaie en vain
de définir)11
. Les deux derniers exemples sont d’un type différent également peu cité.
On y a, semble-t-il, affaire à une fragmentation quantitative (qui est en harmonie
avec la construction existentielle), sans l’intervention d’un des fragmenteurs qui
interviennent fréquemment avec le compact (tels que fit dans a fit of anger, ou des
mots comme feeling, expression plus appropriés à la glose de nos exemples).
Pour en finir avec le cas de A(N), je veux faire trois remarques
importantes :
La formule de Claude Delmas (Adamczwski et Delmas 1982 : 212), « A(N)
ouvre le domaine du dénombrement et bloque celui-ci à l’origine », me paraît
erronée. Comme le montrent les exemples observables avec des noms ayant le
fonctionnement compact, la possibilité d’avoir A(N) devant un nom donné ne
garantit nullement la possibilité de passer au dénombrement proprement dit :
fragmenter la notion, ce n’est pas immanquablement rendre le dénombrement
possible. Comme cela est bien connu, on n’a pas * He showed two courages. J’irai
même jusqu’à dire que ce qui oppose des énoncés comme John has a car et John
has one car, c’est que seul le second implique que l’on se situe dans le domaine du
dénombrement12
: le premier paraît acceptable même si John a non pas une, mais
plusieurs voitures (l’important, c’est qu’il est motorisé); dans le deuxième cas, il
s’agit bien d’évaluer, s’agissant d’une catégorie déjà bien établie (la classe étant
préconstruite) le nombre d’objets y appartenant, et de choisir un nombre parmi
d’autres (one s’oppose donc à two, three etc.).
J’ai montré dans ce qui précède que l’invariant lié à A(N) n’est pas
l’extraction, mais la fragmentation. C’est très précisément pour cela, me semble-t-il,
que Culioli (1990 : 183 sq.) donne les formes schématiques qu’il donne pour UN,
LE et CE (et la transposition à l’anglais, mutatis mutandis, me paraît permise) : UN
active le paramètre Qnt, le paramètre Qlt restant en sommeil. LE active le paramètre
Qlt, le paramètre Qnt restant en sommeil. On a donc dans ces deux cas, un couple où
l’un des termes est prépondérant. CE intervient lorsque le couple est équipondéré
(c’est-à-dire les deux étant activés, où les deux en sommeil). Ceci n’est
compréhensible que si l’on tient compte d’un fait crucial : qu’il y ait extraction
(quantification), ou simplement fragmentation (quantifiabilisation), le
paramètre Qnt est activé, les deux opérations étant de nature quantitative. Mais, je
le répète, le minimum garanti, donc le strictement invariant, c’est la fragmentation.
Si l’on y regarde de près, le reste est attribuable aux marqueurs environnants.
11
Ce même schéma, on le sait, construit régulièrement en français une valeur exclamative (Il a une patience ! voir à ce sujet Culioli 1999 : 113), ce qui montre bien comment on peut utiliser des moyens
identiques à des fins différentes. 12
L’espagnol, du reste, choisit de marquer ceci par l’emploi de la forme nue du nom, sans autre marque de détermination : Juan tiene coche -littéralement « Jean a voiture » cf. supra dans cet article- ce qui
compte est que Jean est motorisé, l’espagnol produit l’effet de sens concerné en restant au niveau
purement qualitatif.
ANGLOPHONIA 10/2001
136
On fait souvent remarquer (voir par exemple J. R. Lapaire 1987) que dans
des exemples du type John is a fool ou That’s a disgrace, l’article A(N) a une
valeur qualitative13
, et cette remarque en un sens est très juste, comme le montrent
les paraphrases John is foolish et That’s disgraceful. Comment concilier ceci avec ce
qui vient d’être dit, à savoir que A(N) marque une opération à prédominance
quantitative ? Il faut impérativement distinguer, pas seulement dans le cas de A(N),
mais dans tous les cas possibles, la nature de l’opération liée à un marqueur, et
celle des valeurs contextuelles possibles liées à ce marqueur. Ceci est bien sûr
étroitement lié à la conviction que les oppositions du type « valeur fondamentale /
valeur contextuelle », « signifié de puissance/signifié d’effet » sont en définitive
trompeuses. Une langue n’est pas un réservoir de signifiés, fussent-ils
puissanciels. C’est un ensemble de règles, plus ou moins bien partagées et
maîtrisées par les membres d’une communauté pour construire (et re-construire) du
sens (ou plutôt des valeurs référentielles), c’est-à-dire pour établir un lien entre des
opérations et des marqueurs ou l’inverse, selon qu’il s’agit de production ou de
reconnaissance. Ce qu’il y a d’invariant pour un marqueur donné ne peut être que
nature opérationnelle. Bref, l’idée de valeur centrale ou fondamentale etc. d’un
marqueur donné me paraît tout à fait incompatible avec le cadre théorique choisi ici.
Elle ne s’explique en définitive que par le penchant naturel que nous avons pour ce
qui est substantiel, statique, et saisissable. Le problème est qu’il s’agit d’analyser
une activité complexe, l’énonciation, et non pas seulement les résultats figés de cette
activité.
4. A propos du soit-disant « article zéro »
Voici deux définitions assez proches l’une de l’autre, et toutes deux de ce
que les linguistes entendent généralement par zéro :
- celle de Chalker et Weiner 1998 : « an abstraction, often symbolized by
Ø, representing the absence of any realization, where there could theoretically be, or
in comparable grammatical contexts there is, a morphological or syntactical
realization ».
- celle de Groussier et Rivière 1996 : « absence significative. Pour avoir un
élément zéro, il faut avoir un inventaire fermé organisé en système ».
Si le zéro est ainsi défini comme absence significative, on peut se dire que
le débat « article zéro ou absence d’article ? » tourne court, et n’est qu’une vaine
querelle de mots14
. J’insiste cependant, parce qu’aucun problème de terminologie
(même s’il ne s’agit que d’étiquetage des formes) n’est anodin : la terminologie est
13
Il faudrait dire en fait le groupe nominal (article + nom) a une valeur qualitative. Là aussi, on peut comparer utilement avec l’espagnol ou le français, qui traduisent respectivement John is a teacher par
Juan es profesor et Jean est professeur, se contentant ainsi d’un renvoi à la notion, purement qualitatif,
donc. 14
On serait tenté de dire « où l’on n’agite que du vent », si l’on se rappelle que zéro à la même
étymologie que le mot zéphyr, à savoir un mot arabe qui veut dire « vide » (dont provient également le
mot chiffre).
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
137
en effet pour moi directement liée à la représentation métalinguistique (le
niveau 3 décrit plus haut) qui est au cœur même de la modélisation. Et le terrain de
la métalangue est, on le sait, semé d’embûches, vis-à-vis desquelles je partage les
craintes fréquemment exprimées par Culioli lui-même.
J’examinerai d’abord très rapidement les principaux arguments classiques
en faveur du concept d’article zéro, en prenant délibérément des exemples banals,
qui serviront plus loin de pierre de touche : si l’on considère un groupe nominal tel
que A hospital attendant, on voit que l’article A détermine l’ensemble du nom
composé hospital attendant, au sein duquel le premier nom, hospital, ne pourrait en
aucun cas avoir de détermination propre, car il fonctionne comme un adjectif
(classifiant, sous-catégorisant) ayant la valeur qu’aurait en français « hospitalier »,
avec, donc, une valeur purement qualitative. Il n’est pas question de postuler ici un
article zéro déterminant hospital, tout simplement parce qu’il est tout à fait exclu
d’avoir par exemple * A the hospital attendant. Au contraire, dans l’exemple He was
taken to hospital, on postulera devant le nom hospital un article zéro, car au point
situé sur l’axe syntagmatique entre to et hospital, il y a une opposition
paradigmatique entre l’absence d’article et la présence possible de A ou THE, ce
qui fait dire à de nombreux linguistes que l’anglais a un micro-système comportant
non pas deux, mais trois articles, Ø, A(N) et THE :
He was taken to Ø hospital.
He was taken to a hospital.
He was taken to the hospital.
L’important est qu’à cette opposition formelle est liée à une opposition
sémantique. Dans le premier cas, l’intention n’est pas en effet de faire référence à
un être tri-dimensionnel, mais à ce que certains grammairiens anglophones
traditionnels appelaient the function. Dans les deux autres cas, il s’agit de faire
référence à un être particulier, un individu, avec un contour, une limite extérieure
séparant ce qu’il est de ce qu’il n’est pas ; cet individu est déjà identifié dans le
dernier cas (par exemple par rapport à une première mention, ou plus souvent
l’univers de discours), mais pas dans le précédent15
. Notons que l’on se fonde
souvent sur ce qui précède pour établir une échelle comportant trois degrés de
détermination, minimal avec l’article zéro, maximal avec l’article indéfini, l’article
indéfini représentant un stade intermédiaire. Nous verrons plus loin ce que l’on peut
en penser.
Un autre type d’argument découle de la comparaison de systèmes
linguistiques différents.
15
Je mentionne accessoirement la nécessaire distinction entre l’expression Ø hospital dans la première des trois dernières phrases citée avec d’une part hospital comme entrée de dictionnaire, qui est pour
ainsi dire hors-détermination, parce que hors instanciation (voir Lapaire 1987 pp. 38 sq. et Lapaire et
Rotgé 1992 : 23) d’autre part hospital employé comme autonyme, c’est-à-dire comme signe renvoyant à lui-même en tant que signe (Hospital is a singular formed from a Latin plural, hospitalia), la différence
avec le cas précédent étant que si le nom concerné apparaît dans un contexte, il entre dans un énoncé
purement définitoire.
ANGLOPHONIA 10/2001
138
F Jean est Ø professeur. / E Juan es Ø profesor. A John is a teacher.
F J’ai une voiture. / E Tengo Ø coche. / A I have a car.
A Ø Punctuality is very important. / E La puntualidad es muy importante. / F La
ponctualité est très importante.
On dira que telle langue emploie un article zéro là où telle autre emploie un
article « plein », défini ou indéfini. De telles divergences, il faut le reconnaître,
posent un problème que l’on ne saurait éluder : ce que les marqueurs homologues
concernés semblent avoir de commun appelle des explications sur les différences
d’utilisation (cf. infra dans les notes).
Un autre argument est tiré, lui, de considérations intra-systémiques.
Comme l’écrivent Chalker et Weiner 1994 : « The concept of zero is often used as a
way of making rules more comprehensive than they would otherwise be ». Roggero
(1979 : 102), essayant de définir ce que peut être le GN minimal, aboutit à la
conclusion que si l’on veut une « description unifiée », il faut poser que l’on a trois
constituants obligatoires : un nom, le nombre (« si on prend au hasard les noms dans
un texte, on s’aperçoit qu’ils sont tous obligatoirement au singulier ou au pluriel »),
et un déterminant, lequel, « comme la marque du présent, peut avoir la forme zéro ».
Pour Roggero, considérer qu’il y a des GN à deux constituants, d’autres à trois
« complique la description en détruisant l’unité ». En la matière, il y a là une
position tout à fait représentative.
L’argument central en faveur de zéro est donc simple : en un point de la
chaîne parlée où l’on a le choix entre plusieurs éléments, le choix de l’absence n’est
nullement absence de choix, car l’absence d’élément prend un sens à l’intérieur
d’un système par opposition avec les autres éléments dont la présence serait
possible. N’oublions pas qu’il doit s’agir d’un système fermé (i.e. comportant un
nombre limité d’éléments). Comme le disent Groussier et Rivière (1996 : 200) :
« On ne peut parler d’élément zéro si l’absence est celle d’un élément appartenant à
un inventaire ouvert, ce qui l’empêche d’avoir une signification parce que son
absence ne peut alors s’opposer à la présence des autres termes qui sont en nombre
infini. Ainsi, l’absence d’adjectif épithète dans This child n’a d’autre valeur que
celle d’une absence c’est-à-dire que l’on ne peut pas l’interpréter en disant qu’elle
renvoie à telle ou telle qualification ».
Pour bien comprendre le problème qui nous occupe, il faut, même très
brièvement, revenir sur l’historique du concept. Ce n’est assurément pas sans raison
qu’il est apparu et a joué un rôle important en premier lieu dans le cadre de la
linguistique structuraliste16
. Celle-ci se présente au départ comme une entreprise
strictement descriptiviste (positiviste), préoccupée uniquement d’observation (on
travaille exclusivement à partir de corpus, c’est-à-dire d’ensembles d’énoncés
attestés) et de classification. Les productions linguistiques y sont conçues comme
composées d’éléments discrets, lesquels sont en nombre fini dans le système, et se
combinent linéairement dans le discours : les phonèmes se combinent pour donner
des morphèmes, les morphèmes pour donner des mots, les mots pour donner des
16
Selon Chalker et Weiner 1998, le zéro fut introduit en linguistique par Bloomfield 1926.
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
139
phrases, les phrases pour donner un discours. Le travail sur la segmentation des
énoncés (cf. l’analyse dite en constituants immédiats), où la commutation sur l’axe
paradigmatique à tel point de l’axe syntagmatique joue un rôle central, et la
recherche de régularités (descriptions des schémas récurrents, établissement de
classes distributionnelles) se heurtent - inévitablement - à des difficultés (dans
l’établissement de certaines régularités) auxquelles l’introduction du zéro vient
justement remédier. Ce faisant, est accompli un saut considérable, puisqu’est
reconnue la nécessité de ne pas s’en tenir à ce qui est strictement accessible aux
sens. Progrès indéniable17
, si on replace les choses dans leur contexte, mais on peut
douter que le concept de zéro - notamment d’article zéro - ait la même valeur dans le
cadre théorique choisi ici, car l’idée, essentielle dans le structuralisme et dans le
concept de zéro, qu’à chaque point de la chaîne, on effectue un choix, idée qui a
longtemps servi le type d’analyse linguistique que je viens d’ébaucher très
rapidement, semble bien éloignée de ce qui peut se passer tant dans la production
que dans la reconnaissance d’énoncés, bref dans l’activité de langage.
Pourtant, il faut le reconnaître, le concept d’article zéro, loin de disparaître
avec les premières avancées de la linguistique de l’énonciation, y a trouvé une
faveur accrue. La raison en est probablement que le passage de la linguistique
structurale à la linguistique énonciative correspond au passage de l’étape descriptive
à l’étape explicative que connaissent toutes les sciences. Ce passage suppose
précisément que l’on ne s’en tienne pas à la seule observation, mais que l’on dépasse
le strictement observable pour formuler des hypothèses, que l’on doit mettre à
l’épreuve par des expériences (en linguistique, les manipulations d’énoncés pour
dégager des possibles et des impossibles, ou la recherche de collocations sur corpus
électronique etc.). L’attrait du zéro pour les linguistes contemporains est sans doute
dû en partie au fait qu’il fut, dans le structuralisme, ce premier écart fondamental par
rapport aux principes initialement affichés d’objectivité stricte et servile, non
interventionniste par rapport aux corpus, ce premier dépassement crucial des
données brutes, non manipulées.
Mais la fortune qu’a connu et connaît encore l’article zéro est sans aucun
doute due aussi aux travaux de Gustave Guillaume, qui résume ainsi en 1944 son
analyse des articles UN et LE :
« L’article UN, porteur d’un mouvement se développant de l’universel au
singulier, est la projection dans l’abstrait de la puissance que l’esprit possède de
particulariser. [...] L’article LE, porteur d’un mouvement se développant, à l’inverse,
du singulier à l’universel, est la projection dans l’abstrait de la puissance que l’esprit
possède de généraliser ». (Guillaume 1973 : 147) On reconnaît là une idée centrale
chez Guillaume, à savoir que la pensée procède toujours par un mouvement du large
à l’étroit, suivi par réplique d’un mouvement de l’étroit au large. Ces deux
cinétismes complémentaires sont représentés par le fameux tenseur binaire radical.
Pour ajouter un minimum de compléments à cette très rapide description, notons que
l’effet de sens (non pas en langue, donc, mais en discours) dépend du point de saisie
17
C’était aussi à certains égards un aveu d’échec, mais la connaissance progresse souvent de la sorte.
C’est un peu dans cet esprit que je propose dans cet article de renoncer à zéro.
ANGLOPHONIA 10/2001
140
(ou d’interception) du mouvement, et que d’autre part, l’universel de départ et celui
d’arrivée sont de nature différente (comme on le sait, la valeur générique obtenue
dans Un chat n’aboie pas n’est pas la même que celle que l’on a dans Le chat est un
animal domestique).
Or, l’année suivante, Guillaume (op. cit., p. 181) propose, afin d’intégrer
l’article zéro à son système de l’article, d’ajouter aux deux tensions déjà décrites un
Tension 3 (fermée) « orientée, à partir de l’abstrait en direction du concret »,
ajoutant ainsi à la tension anti-extensive correspondant à un et à la tension extensive
correspondant à le une tension transextensive correspondant à l’article zéro.
Une telle solution est peu convaincante, pour plusieurs raisons, je ne
retiendrai que les deux suivantes :
- on se demande, comme Guillaume lui-même d’ailleurs, quelle tension 4
(ouverte, on imagine) pourrait bien venir compléter le système dans la logique
habituelle de la réplique en sens inverse.
- Guillaume écrit par ailleurs (ibidem) : « il se conçoit - les langues ayant
toujours répété ce qui leur avait réussi - qu’elle [la langue française] ait cherché à
aller plus loin dans la même voie en ajoutant aux deux tensions instituées une
troisième tension outrepassant la seconde… ». Un certain discours sur l’article
amène ainsi à formuler les choses d’une manière qui suggère (contrairement aux
faits diachroniques bien connus, et souvent rappelés par Guillaume lui-même) que
l’article zéro est apparu après les articles pleins dans l’histoire du français.
Dans le même cadre théorique, Joly et O’Kelly (1990 : 408-419)
distinguent, pour leur part, pas moins de quatre articles zéro, deux au singulier et
deux au pluriel, avec une opposition dans chaque cas entre anti-extensif et extensif.
Cette proposition, appuyée du reste sur des exemples et des commentaires fort
intéressants, est à première vue une ingénieuse utilisation de cet outil essentiel qu’est
dans la théorie le tenseur binaire radical (on a dans chaque cas un mouvement du
Tout vers la Partie, donc du large vers l’étroit, suivi du mouvement inverse). En fait,
la symétrie avec le système des articles A(N) et THE est trompeuse, puisque pour
ces derniers, la différence entre la valeur dite communément « spécifique » et la
valeur « générique » est une question de point de saisie du mouvement, alors que
pour l’article zéro l’opposition est une opposition entre deux tensions. Au-delà de
cette difficulté, qui n’intéresse guère que la théorie guillaumienne, il y a, je crois, un
vrai problème de méthode : lorsque l’on se propose de mettre au jour la valeur
fondamentale d’une forme donnée, il semble particulièrement important de faire le
départ entre ce qui est dû à la forme elle-même et ce qui est dû au contexte.
C’est seulement à ce prix que l’on pourrait prétendre dégager un « signifié de
puissance ». Comme nous le verrons plus loin, dans le cas de l’article zéro,
justement, tout est dû au contexte (le premier rôle appartenant au nom lui-même).
D’une façon très générale, les formes nues du nom et du verbe sont justement très
neutres et, pour leurs effets de sens, particulièrement dépendantes du contexte. Il
semble impossible dans ces conditions d’isoler un invariant de sens pour un (et à
plus forte raison, plusieurs) article zéro, qui soit autre chose que la simple
description des potentialités de ce que Lapaire (1987 : 57) appelle fort bien
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
141
« l’insertion contextuelle brute que l’on pourrait qualifier de minimale » (non pas de
l’article zéro, bien sûr, mais des formes nues du nom ou du verbe).
Les travaux effectués dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives
de Culioli (que j’ai préféré appeler théorie des repères) ont fréquemment recours à
l’expression « article zéro » (Culioli lui-même s’en sert à l’occasion). Il y a
cependant un certain flottement terminologique et conceptuel, un flou ambiant
auquel tout le monde participe un peu, dû en partie à une sorte de contamination de
la recherche par la pédagogie (domaine où ce que Jean-Rémi Lapaire appelle « cette
graphie du néant » est souvent bien utile). L’intéressant article de Bouscaren et al.
1984, intitulé du reste « Quelques réflexions sur l’article zéro », qui contient
d’excellents exemples et propose des commentaires très éclairants, mêle néanmoins
dans sa conclusion les expressions « un opérateur de détermination comme Ø-Ø » et
« le recours à l’absence d’article » (cette dernière expression étant plus conforme à
ce que démontre effectivement l’exposé qui la précède). Bouscaren et Chuquet
(1987 : 83) écrivent pour leur part : « L’article zéro (Ø) (ou absence d’autre
marqueur), suivi soit du singulier soit du pluriel renvoie toujours à la notion, c’est-à-
dire à la prédication sous-jacente du domaine notionnel construit... Il s’agit de la
valeur qualitative du nom sans aucune spécification de quantité ». On note ici aussi
une net flottement18
. Le début de la définition semble indiquer que l’expression
« article zéro » est interchangeable avec sa concurrente, « absence d’article ».
Pourtant, il n’est guère possible de dire « l’absence d’article suivie du singulier ! »
On trouve enfin dans ce passage (et sous bien d’autres plumes) l’expression
« l’article zéro renvoie à la notion » qui pose des problèmes sur lesquels je
reviendrai.
Les raisons qui poussent à renoncer à l’article zéro dans le cadre théorique
adopté ici sont en fait nombreuses, en voici quelques-unes, en vrac :
Le concept d’article zéro relève clairement de ce que Culioli appelle une
« linguistique des états » et non pas une « linguistique des opérations ». Il n’a
guère de pertinence que dans le cadre de l’analyse des séquences déjà construites
(par opposition avec la simulation des opérations qui permettent leur construction),
et ce seulement dans les langues où l’on peut identifier, dans la bonne vieille
tradition structuraliste, une case bien précise devant le nom réservée aux articles, un
point sur l’axe syntagmatique où l’on peut mettre en opposition sur l’axe
paradigmatique ces éléments et l’absence d’élément, à laquelle cette opposition
semble conférer une réalité tangible, cernable, de sorte que l’on en vient à parler de
tel ou tel constituant comme étant « précédé » ou « suivi de zéro », comme si zéro
avait un contour, au même titre qu’une forme concrète et discrète. Mais dès que l’on
passe à des langues comme le créole martiniquais, le roumain ou le danois, il devient
impossible de préciser la position de l’article zéro, car l’article indéfini y est
antéposé au nom et détaché, l’article défini postposé et attaché19
. Que dire aussi des
18
Il ne s’agit pas ici d’incriminer d’éminents collègues, mais d’illustrer un problème très général ; tout enseignant-chercheur, moi y compris, s’est vu un jour ou l’autre pris à ce genre de piège. 19
Iconiquement, en un certain sens de ce terme : comme le disent certains, dans le premier cas, on
introduit la nomination, dans le deuxième cas, elle est présentée comme déjà effectuée.
ANGLOPHONIA 10/2001
142
langues où on ne trouve pas d’articles, comme le chinois ? Sans doute pas que les
énoncés chinois fourmillent d’articles zéro ! Ce qui intéresse le linguiste est
évidemment de voir quels sont les marqueurs (y compris l’ordre des mots) qui pour
ainsi dire prennent la relève (c’est-à-dire qui, bien que de nature différente, assurent
une fonction semblable à celle qu’assurent les articles lorsqu’il y en a). Comme
l’écrit Culioli (1999a : 14) : « Dire qu’il y a des langues à articles et des langues sans
articles n’a aucun sens, ni aucune efficacité parce que de toute façon, on va retrouver
un certain nombre d’opérations derrière des marqueurs différents… ».
En fait, si l’on s’en tient à l’anglais lui-même, cette idée de case vide se
heurte à une autre difficulté : on peut en effet observer que dans l’exemple cité plus
haut, He was taken to Ø hospital, le Ø postulé ne commute pas seulement avec A(N)
ou THE, mais aussi avec THIS et THAT, ou un Génitif comme OUR. C’est pour
cela que certains préfèrent parler de déterminant zéro. Mais il y a plus : dans We
ate Ø salmon for lunch, on trouve dans le paradigme bien d’autres éléments que les
articles, ou THIS et THAT, à savoir SOME, MUCH etc. : Ø est donc dans un tel cas
tout autant un quantifieur zéro qu’un déterminant zéro. La difficulté, c’est donc de
mettre une étiquette bien précise sur cette case vide même lorsqu’elle est facilement
repérable. Déterminant zéro pourrait bien être la plus générale, mais elle révèle peut-
être mieux que toute autre la nature de l’erreur commise, qui tourne autour de la
notion de détermination. Lorsque l’on emploie la forme nue du nom, on ne peut pas
dire qu’il y a absence de détermination, même si on ajoute qu’elle est significative.
Il y a bel et bien une forme de détermination - le choix (minimal, c’est entendu) du
nom lui-même, qui lève l’indétermination initiale. Naturellement, dans un tel cas,
étant donné que le nom par lui-même ne renvoie qu’à une notion, on obtient une
opposition purement notionnelle (entre notions), ce qui explique des phénomènes
sur lesquels je ne crois pas utile de m’attarder. Par exemple, bus dans The children
came by bus, en l’absence d’article (absence obligatoire, ce qui pose le problème de
savoir si elle est significative) désigne uniquement un moyen de transport (comme
l’indique aussi la préposition by) opposé aux autres moyens de transport possibles.
Comme on le sait également, les énumérations, les constructions du type
nom+coordonnant+nom (father and son), nom+préposition+nom (face to face, back
to front) etc. favorisent les oppositions notionnelles et donc l’absence de
détermination... autre que le simple choix du nom).
Quant à l’expression plus générale « marqueur zéro » (cf. par exemple
Bouscaren et al. 1984 : 115), son caractère oxymoronique nous frapperait sans
doute, si nous n’étions pas anesthésiés par l’habitude. Je suis d’accord en cela, et de
longue date, avec Chuquet et Deschamps (1997 : 49 sq.) qui écrivent : « Non
seulement le concept de ‘marqueur zéro’ nous semble une contradiction dans les
termes [...] mais il constitue une institutionnalisation de l’absence en représentation
‘palpable’ ». Je souscris pour l’essentiel à la justification donnée de ceci par les deux
auteurs. Le concept de « marqueur zéro » n’a évidemment aucun sens au niveau 2,
car « par marqueur il faut entendre une trace matérielle qui a une réalisation
phonétique, prosodique et souvent écrite, bref une représentation de ce qui est déjà
une représentation mentale » (de niveau 1). Ce même concept ne trouve pas
davantage sa place au niveau 3 (« Ce que l’on trouve à ce niveau, ce sont des places
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
143
de variables d’arguments ou d’opérateurs représentables par des parenthèses vides
( ) »20
). Je reprends enfin à mon compte ces remarques (en particulier les expressions
que j’ai mises en caractères gras) : « Finalement, notre conclusion provisoire sur le
statut du Ø dans la TOE sera de dire qu’il s’agit d’une notation commode, au
niveau de la glose linguistique, pour attirer l’attention sur l’absence : par là même,
on comprend que le ‘marqueur zéro’ ait trouvé sa pleine utilisation dans la
présentation didactique d’un problème de grammaire dans une langue donnée.
Mais il ne nous paraît relever d’aucun niveau de représentation à l’intérieur de
la théorie.»
Venons-en maintenant à une formule désormais familière à beaucoup de
linguistes, « l’article zéro renvoie à la notion », qui est pernicieuse à divers égards.
Bien évidemment, ce n’est pas « l’article zéro » qui renvoie à la notion,
mais le nom lui-même. Comme l’écrivent Chuquet et Deschamps (op. cit.) : « Dans
la séquence de déterminants Ø, a, the + N, Ø n’apporte rien de plus que ce qui est
fourni par N seul ». On peut montrer ceci même avec un exemple très simple, j’en
prendrai un déjà cité. Dans The children came by bus, c’est bien évidemment bus qui
renvoie à la notion, non pas l’article fantôme qui est censé le précéder. Mais, se
demandera-t-on, que signifie « bus renvoie à la notion » ? Plusieurs choses, dont
certaines ont déjà été évoquées : bus renvoie ici à ce que certains grammairiens
traditionnels appelaient la fonction bus, c’est-à-dire un moyen de transport, bref ce
que bus peut évoquer du point de vue notionnel. Il convient de rappeler aussi (voir
Culioli 199 b : 120) qu’une notion « est compatible avec toutes les valeurs
qu’entraînent les opérations de détermination énonciative et prédicative », c’est-à-
dire qu’elle est neutre vis-à-vis d’un certain nombre de distinctions, par exemple
elle n’est ni positive ni négative etc. Ce qui nous importe ici, c’est qu’elle ne désigne
ni de l’unique ni du multiple (on est hors individuation, et par là même hors
dénombrement). En clair, on dira The children came by bus, qu’il y ait eu un seul
bus ou plusieurs. Bref, bus est envisagé dans sa dimension purement qualitative, et
c’est très précisément cela que l’on entend par renvoi à la notion.
J’ajouterai deux remarques :
- dans The children came on the bus, bus renvoie également à la notion.
L’article dit défini The qui précède indique pour sa part qu’il y a eu des opérations
supplémentaires au-delà de la simple évocation d’une notion. The signale en effet
que dans le schème d’individuation, on a dépassé les étapes de fragmentation de la
notion et d’extraction d’une occurrence de la classe ainsi constituée pour ré-
identifier une occurrence déjà extraite (c’est ainsi qu’opère le fléchage). Mais c’est
la présence de l’article The, marque typique de détermination nominale, qui confère
à bus son plein statut de nom. Tout ceci n’est pas étranger à l’utilisation de la
préposition on, dont le sémantisme orienté vers le concret s’accommode mieux que
by de l’individuation.
- on peut dire aussi que l’emploi du verbe bus, dans The children were
bussed to school, bloque toute possibilité d’individuation, d’une façon tout à fait
20
Je renvoie le lecteur sur ce point à l’article lui-même, dont je ne peux montrer ici tout l’intérêt.
ANGLOPHONIA 10/2001
144
semblable à ce qui se passe dans The children came by bus. C’est dire que dans cette
dernière structure, l’absence d’article ne peut guère être mise en relation qu’avec,
tout simplement, l’absence d’opération. Mais cette dernière comparaison
d’exemples suggère d’autres remarques plus fondamentales encore, auxquelles je
passe maintenant.
En effet, qu’est-ce qu’une notion ? C’est, on le sait, une propriété. Ce n’est
ni un nom, ni un verbe, ni un adjectif : une notion est quelque chose d’indifférencié
sur le plan catégoriel. On voit d’après ce qui précède que parler d’article zéro, c’est
clairement préjuger du fait que ce qui « suit » aura des propriétés nominales.
Or, justement, ce qui est intéressant, c’est de voir qu’en l’absence d’article, un
élément dont le statut peut être stipulé comme étant de type nominal dans le lexique
(au niveau du système), peut voir cette « nominalité » estompée à des degrés divers
dans le discours (dans un énoncé particulier). Prenons quelques exemples :
Roger, clever dog though he was, could make nothing of it. (Gerald Durrell)
Il est clair que sans antéposition du GN dans la concessive (devant though),
l’article serait obligatoire (Roger, though he was a clever dog, could make nothing of
it). Le but de la construction de départ est de construire un degré élevé d’une
propriété donnée (le degré étant une quantité, non dénombrable bien sûr, d’une
qualité donnée), pour mieux souligner que ce degré élevé n’entraîne toujours pas la
conséquence attendue (normalement « être intelligent » entraîne « comprendre »21
).
L’expression clever dog se trouve dans une place réservée par un élément à valeur
purement qualitative, n’admettant aucune forme d’individuation, purement
qualitatif, et fonctionne en définitive comme le ferait un adjectif (tel que clever lui-
même tout seul). Parler d’article zéro dans un tel cas ne fait guère qu’obscurcir les
choses, en suggérant que dog continue à fonctionner pleinement comme un nom.
Tout ceci vaut pour l’exemple suivant, où le nom est de nouveau bien clairement un
nom du point de vue lexical, et qui plus est, accompagné d’un complément de nom.
But perhaps this was the reason she shunned the Catholic church, lover of Italy
though she was... (Muriel Spark)
On a effectivement un renvoi à la notion, qui fait que lover se rapproche de
love (however much she might love Italy). Dit autrement, le propre d’un nom comme
lover, c’est de se prêter à l’individuation, mais celle-ci est tout à fait étrangère aux
préoccupations de l’auteur ici. Si l’on songe que l’emploi d’un article en anglais
(indéfini ou défini) suppose invariablement qu’ait été amorcé le processus
d’individuation, dire à la fois qu’on a un renvoi à la notion et un « article » zéro,
c’est dire à la fois que l’on se situe à la fois avant et après le début de ce processus.
On pourrait multiplier les exemples :
She had been towards him frankly, unreservedly woman.
21
Pour plus de détails sur le fonctionnement des concessives, voir Ranger 1998.
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
145
(cité par Bouscaren et Chuquet 1987; voilà un nom bien peu nominal, et vraiment
très adjectival, flanqué de ses deux adverbes)
He is probably statesman enough to see the danger of the situation.
(dictionnaire COBUILD - statesman se comporte ici exactement comme shrewd ou
wise par exemple ; encore un nom qui n’est pas très nom)
He wasn’t man enough to be my man.
(chanson entendue à la radio ; on contrastera le comportement des deux occurrences
de man)
Pour en revenir à des exemples déjà cités (pour le compte de la défense), les
problèmes posés par A hospital attendant et celui He was taken to hospital ne sont
pas en fait si différents. Si dans aucun des deux cas, hospital n’a de déterminant
propre, c’est parce que dans les deux cas, toute idée d’individuation est écartée. On
se rapproche de l’expression adjectivale dans le premier cas. On se rapproche de
l’expression verbale dans le deuxième, ce qui est lié au fait que le verbe non plus
ne permet pas ce type d’individuation. On comparera ainsi He was admitted to
hospital et He was hospitalized, ou He is manager of the local bank et He manages
the local bank, l’explication n’étant pas ici qu’il s’agit d’une fonction unique (J’ai
trouvé dans une nouvelle He was assistant manager of the local bank) car le fond du
problème est qu’il n’est pas fait référence à un individu, mais à une pure fonction
(une notion, qu’un verbe exprime tout aussi bien s’il y en a un). Bref, à nouveau, pas
de construction de classe, pas d’individuation, pas d’article. Bref, ici comme
précédemment, l’absence de marqueur ne signale que l’absence d’opération.
Ce serait céder à la facilité que de mulptiplier les exemples, mais je veux
tout de même signaler le cas des noms propres : même s’il y a sur ce point quelque
hésitation parmi les linguistes, certains continuent à « voir » devant eux un article
zéro (par exemple Delmas, dans Adamczewski 1982 : 210). Quirk et al. (qui font
une différence, intéressante en soi, entre absence d’article et article zéro) écrivent
quant à eux (1985 : 291) : « personal names normally have no articles » (et je
partage ce point de vue particulier). Ce que l’on dit généralement est que le nom
propre au sens strict obéit à une logique référentielle élémentaire : il renvoie à la
personne (ou au lieu) qui porte ce nom, de façon totalement circulaire, et sans
qu’aucune méprise possible soit envisagée : il est donc auto-suffisant du point de
vue de la détermination, ce qui revient à dire qu’il se passe de tout déterminant. Pour
moi, il n’y a pas donc lieu de postuler devant lui un quelconque article zéro. Il est,
en quelque sorte, auto-déterminé. Si j’insiste sur cette question rebattue, c’est parce
qu’elle pose un problème insoluble à ceux qui croient en « l’ existence » de l’article
zéro (même s’ils l’opposent à l’absence d’article). En effet, l’absence d’article
devant un nom propre est bel et bien une absence significative. Tout le monde
connaît les oppositions classiques du type
Ø John Turner wanted you on the phone this morning.
A John Turner wanted you on the phone this morning.
ANGLOPHONIA 10/2001
146
Cette opposition conduit à postuler un article zéro (d’où la notation ci-
dessus). Pourtant, on voit bien que dans le premier exemple, s’il n’y a pas d’article,
c’est tout simplement en raison de l’absence des opérations que signale la
présence d’un article, à savoir au minimum la fragmentation de la notion pour
construire une classe d’occurrences de celle-ci. John Turner fonctionne dans ce cas
comme un véritable nom propre, en d’autre termes, on ne considère dans ce cas
qu’un seul John Turner. Bref, à nouveau, pas d’opération, pas de marqueur, et
inversement. Dans le deuxième cas, au contraire, l’article signale que l’on a
construit une classe, ce qui présuppose à son tour la construction d’une notion, c’est-
à-dire d’une propriété commune à tous les membres de la classe. Cette propriété est
simplement la propriété de porter le nom (avec donc la différence que cette fois, elle
ne permet pas d’identifier un individu, puisqu’elle est présentée comme pouvant être
partagée par plusieurs). Dans un autre contexte, dire de quelqu’un He is a Turner
pourra supposer la construction d’une notion plus élaborée, par exemple par rapport
aux propriétés attribuées à tort ou à raison au peintre anglais Joseph Turner (être un
peintre novateur, être un passionné de la lumière, être un aquarelliste raffiné etc.).
En conclusion, voilà un cas, parmi beaucoup d’autres, où l’absence d’article est
bien significative, et où pourtant elle ne signale que l’absence d’opération. En
définitive, la définition de l’article zéro comme absence significative d’article, qui
est sans doute commode en pédagogie, et qui était sans doute inévitable dans la
perspective descriptiviste des structuralistes, ne semble avoir aucune place dans une
linguistique des opérations.
Il y a néanmoins une objection assez évidente à tout ce qui précède : il est
clair qu’il y a des cas où des opérations semblent être effectuées par l’énonciateur en
production, et, dans le meilleur des cas, recouvrées par le co-énonciateur en
reconnaissance, mais où aucune trace textuelle n’intervient. Un exemple simple
suffira à nouveau pour illustrer ce point, l’énoncé cité par Lapaire et Rotgé (1991 :
88), Stretcher ! (produit sur un terrain de rugby suite à la blessure d’un joueur). Cet
exemple pose en fait des problèmes complexes et fondamentaux. En effet,
l’énonciateur ne se contente pas par un tel énoncé d’utiliser un nom sans autre
marque de détermination pour renvoyer à une notion. D’autres opérations sont
manifestement à l’œuvre, même s’il n’y en a aucune trace. L’interprétation correcte
est en effet quelque chose comme I want you/someone to bring me a stretcher. Doit-
on pour autant parler comme le suggère la glose, et comme le proposent Lapaire et
Rotgé, d’article zéro ? Voyons de plus près les principes qui entrent en jeu ici. Le
premier est que tout énoncé est perçu comme ayant été produit pour être reconnu. Le
deuxième est qu’un terme isolé « ne fait pas sens » par lui-même, il doit pour ce
faire être pris dans une relation. En l’absence de toute autre indication, le co-
énonciateur parvient à (re)construire une relation grâce à la situation d’énonciation,
qui, de par son statut de repère-origine est pour ainsi dire le repère par défaut,
toujours disponible. Mais on voit bien que le « vide » qu’il y a autour du nom
stretcher n’est pas quelque chose dont on peut rendre compte par le seul concept
d’article zéro. Au demeurant,un énoncé comme A stretcher ! ferait peu de différence
avec le premier, et l’absence de l’article est probablement l’absence la moins
significative dans un tel énoncé.
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
147
Je terminerai cette revue rapide des cas où le nom est employé sans article
au singulier par les comparaisons d’exemples suivantes :
Planet Earth / the planet Mars
(exemples trouvés dans un même texte de journal)
Man is a dangerous animal / The lion is a dangerous animal
I’ll see him next week / He was taken ill on Remembrance Day and he died the next
week.
Father is ill / The father is ill
The boy went to school that day / The father went to the school that day
Lunch is ready / Lunch is the main meal of the day / We had lunch at 2/ The lunch
was excellent
Quelques remarques succinctes à propos de ces exemples :
- on y voit une corrélation (qui crée un parallélisme intéressant entre le plan
de l’expression et celui du contenu) déjà notée par plusieurs auteurs, ce qui me
dispensera d’insister, entre l’immédiateté de l’appréhension du nom et
l’immédiateté de sa mention: l’absence d’article marque la proximité22
là où THE
marquerait une distance (cf. Adamczewski 1982 : 215 sq.; voir aussi Joly et
O’Kelly 1990 : 414-415). On pourait être tenté de parler d’article zéro dans de tels
cas (ne serait-ce que par comparaison avec un article plein dans la majorité des cas
en français). Mais en prenant les exemples un par un, on retrouve, diversement
associés ou dissociés, les principes évoqués plus haut justifiant l’absence de
déterminant devant le nom en anglais : désignation sans passage par la classe (pour
Planet Earth et Father is ill, où l’on a un fonctionnement semblable à celui du nom
propre, l’être désigné est vu « hors classe », c’est-à-dire pas comme une occurrence
parmi d’autres) primauté du contenu notionnel (pour Man is a dangerous animal,
We had lunch at 2, ou The boy went to school that day). Le principe fondamental est
que dans tous ces exemples, on court-circuite les opérations de détermination autres
que le choix du nom lui-même, on évite la forme de médiation que représente
l’article.
- on a dans certains des énoncés cités des contre-exemples flagrants à l’idée
souvent avancée que l’article zéro représente le « degré minimal de détermination »,
le plus bas dans l’échelle correspondant aux trois articles, ce par quoi on entend, non
pas seulement la nature des opérations effectuées, mais l’effet obtenu en définitive.
Cela a sans doute un sens pour Lunch is the main meal of the day, certainement pas
pour Lunch is ready. Comme dans de nombreux autres cas que je ne peux étudier ici
(par exemple l’absence de sujet devant un infinitif ou l’absence de complément
d’agent au passif), l’absence de « marquage » peut correspondre en définitive à un
22
Shakespeare exploite à merveille cette possibilité dans la célèbre Scène 2 de l’Acte 3 de Julius Caesar,
en passant de The noble Brutus (l. 77 - distance, celle du respect feint par Marc Antoine) à « to kiss dead Caesar’s wounds » (l. 133), puis à « great Caesar fell » (l. 189) et à « show you sweet Caesar’s wounds »
(l. 225), la stratégie de Marc Antoine étant une stratégie de rapprochement (de César par rapport à
l’auditoire, qu’il veut soulever contre les assassins de César).
ANGLOPHONIA 10/2001
148
degré très élevé de détermination tout autant qu’à un degré très faible23
(dans les cas
évoqués, on a quelque chose qui est très indéfini ou au contraire déjà parfaitement
identifié). Il y a là un vaste problème, dont il est impossible de traiter en quelques
lignes.
Reste une question très particulière, qui est celle de savoir ce qu’il y a de
commun entre l’absence d’article au singulier et l’absence d’article au pluriel.
Dans les deux cas, en effet, on s’accorde généralement à dire que l’on a une valeur
purement qualitative, ou si l’on préfère, une absence d’intérêt pour la quantité,
comme le montrent bien par exemple Bouscaren et Chuquet 1987 : 84 et 99 (voir
aussi Bouscaren et al. 1984). Il y a en effet un parallélisme frappant entre des
énoncés du type I bought butter et I bought books et la différence qui les sépare
respectivement de I bought some butter et I bought some books (dans ces deux
derniers cas, SOME indiquerait le passage à une valeur non-nulle, non-illimitée et
non-spécifiée). Mais je ne crois pas que l’on puisse dire pour autant que dans I
bought books on a un renvoi à la notion. La présence du pluriel, en effet, indique
clairement que l’on est passé par l’étape de fragmentation, de sorte que l’on ne peut
pas avoir un qualitatif notionnel, de fondation. Ce que l’on a, c’est un qualitatif
construit, obtenu via une opération de massification (à partir d’un nombre indéfini
d’occurrences, on construit du continu). Ceci se voit mieux encore dans les énoncés
génériques du type Books are useful things, où la valeur qualitative est obtenue au
terme d’un parcours avec totalisation supprimant toute forme d’individuation et
homogénéisant la classe parcourue24
- désormais appréhendée sur le mode du
continu, mais il ne s’agit pas du compact originel lié à la notion et donc à
l’évocation d’une pure propriété.
Toujours en ce qui concerne le nom employé au pluriel sans article (plus
généralement sans autre marque de détermination), on ne s’étonnera pas que je dise
qu’il ne marque jamais l’extraction multiple. Les arguments donnés pour A(N)
valent dans ce cas aussi : par exemple, dans There are foxes in the garden, c’est
parce qu’il y a une construction existentielle que l’existence de renards est posée,
dans I saw foxes in the garden, c’est l’expression I saw qui joue cette fois le rôle que
joue There are dans l’exemple précédent etc. La forme foxes par elle-même ne
garantit que la fragmentation, et ce qui en est responsable, ce n’est certainement pas
le prétendu article zéro, mais le –S du pluriel. Par ailleurs, ce qui est dit ci-dessus
vaut toujours, à savoir que l’intérêt de l’énonciateur se porte non pas sur le
quantitatif mais sur le qualitatif (on pourrait hasarder une glose hardie pour montrer
cela : « il y a du renard dans le jardin »). Bref, avec le nom employé au pluriel sans
23
Une formulation plus générale permettrait d’inclure le problème des formes verbales simples, et des
valeurs très différentes que l’on obtient selon que l’on fait référence à une situation spécifique ou à la
classe des situations. Quelque part, le problème général doit inclure le rapport entre fonctionnement aoristique et absence de marque. 24
Dans le domaine verbal, -ING a une propriété semblable - il suffit de comparer à ce sujet I like
Japanese films et I like going to the cinema; dans les deux cas, il s’agit d’un nombre indéfini d’occurrences, de films japonais dans un cas, de sorties au cinéma dans l’autre; dans les deux cas, je crois,
la valeur qualitative est obtenue par homogénéisation. L’effet de cette dernière pourrait expliquer en
français la reprise anaphorique au singulier que l’on a dans Les films japonais, ça m’ennuie.
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
149
autre marque de détermination nominale, on n’a pas véritablement des occurrences
individuées (je renvoie sur ce point le lecteur à Mazodier 1993, qui écrit -et
démontre fort bien- que « Ø-S, malgré l’organisation de l’énoncé en événement,
marque une rupture par rapport à la construction de référents individuables »).
La conclusion de tout ceci est que, du moins dans le cadre théorique choisi,
il n’y a lieu de postuler un article zéro ni au singulier, ni au pluriel. Il y a cependant
un paradoxe avec le nom au pluriel sans autre marque de détermination, puisque
l’on est amené à faire l’hypothèse d’une opération de fragmentation suivie de
l’opération inverse d’homogénéisation, qui ramène à une valeur qualitative
semblable, mutatis mutandis, à ce que l’on a avec le nom au singulier sans marque
de détermination. Ceci se comprend mieux si l’on considère une propriété cruciale
de la notion, qui est d’être neutre de tous les points de vue (cf. supra), notamment du
point de vue du nombre, de n’être ni unique, ni multiple. En ce sens, ce que j’ai
appelé qualitatif construit n’est pas à opposer de manière simpliste au qualitatif
notionnel (de fondation).25
5. Réflexion finale
Ce que j’ai essayé de montrer dans cet article, c’est que dans un cadre
théorique comme celui dont j’ai très brièvement justifié le choix au début, qui
envisage les formes présentes dans les textes comme des traces accessibles
d’opérations mentales inaccessibles (des marqueurs), l’invariant lié à une forme
donnée ne peut être conçu comme une valeur fondamentale ou un invariant de sens
etc., car ce qui est invariant est de nature opérationnelle, et non pas directement
sémantique. Le sens (ou les valeurs référentielles) n’est pas quelque chose qui est
stocké dans la langue, fusse sous forme puissancielle. C’est quelque chose qui se
construit et se re-construit à travers des opérations, dans l’interaction co-énonciative.
Je crois avoir montré que, contrairement à ce que l’on affirme souvent,
A(N) n’est pas en soi un marqueur d’extraction : la seule opération que signale
constamment ce marqueur par sa propre présence est la fragmentation de la notion,
première étape dans le schème d’individuation26
. D’autre part, j’ai été amené à
conclure que le concept d’article zéro, quel que soit son intérêt dans d’autres
domaines (la pédagogie, ou une analyse de type structuraliste) n’a aucune place
dans le cadre théorique concerné ici. Ce qui ne saurait surprendre, car lorsque l’on
recherche l’invariant lié à une forme, on doit systématiquement éliminer tout ce qui
est dû au contexte, et dans le cas de zéro, précisément, tout repose sur le contexte (et
25
Ce qui est dit dans ces deux derniers paragraphes explique pourquoi dans certaines langues, la marque du pluriel n’apparaît qu’avec celle du défini (les créoles à base lexicale française des Antilles en sont un
exemple). 26
Que l’on peut très légitimement remettre en question. On peut imaginer, à partir d’exemples du type Un cri rauque se fit entendre, que l’ordre des opérations soit d’abord poser l’existence (opération Qnt) de
quelque chose, et ensuite seulement identifier la nature (opération Qlt) de ce quelque chose. Mais cette
analyse me semble (pour le moment) se heurter à des difficultés majeures, que je ne peux aborder ici.
ANGLOPHONIA 10/2001
150
la situation), de sorte que zéro ne peut, par définition, rien avoir qui lui soit
vraiment propre.
En vertu du principe essentiel sur le plan théorique selon lequel entita non
sunt multiplicanda, on pourrait passer en revue d’autres « constituants » zéro, et
constater combien il est éclairant de s’intéresser, si je puis dire, à ce qu’il y a autour
du prétendu vide. Ainsi les appellations complétiviseur zéro ou de relatif zéro (de
tels zéros étant présentés comme le résultat d’un effacement), reposent sur des
analyses sans preuves, voire sans vraisemblance, si l’on se place du point de vue des
opérations mentales liées à la production d’un énoncé : on ne voit pas pourquoi
l’énonciateur mettrait en place un marqueur pour l’effacer ensuite : j’incline à penser
qu’il met directement en œuvre une stratégie différente, qui me paraît dans les deux
cas reposer tout simplement sur l’ordre des mots (qui est souvent le « grand
oublié » en matière de marqueurs). L’hypothèse d’un effacement fait du reste
difficulté par rapport à d’autres langues, telles que le créole martiniquais, qui n’a pas
de complétiviseur du type QUE ou THAT, ni de relatif complément d’objet et qui a
systématiquement recours à ce que les grammairiens anglophones appellent –
intuition fort juste- contact clauses : par rapport à de telles langues, l’idée
d’effacement est totalement dénuée de sens. Mais même si l’on ne prend en
considération que l’anglais, l’appellation subordonnant zéro ne fait souvent que
cacher les vrais problèmes. Ainsi je n’ai trouvé le subordonnant THAT que dans 4
exemples (eux-mêmes très particuliers) sur 557 dans un corpus électronique vaste et
varié après l’expression I’m sure, et en voici, selon moi, la raison : la proposition
apparaissant en position de complément d’adjectif, loin d’être subordonnée sur le
plan sémantique, y tient, en fait, le rôle principal. C’est elle, en effet, qui contient la
relation prédicative proprement dite (et il y en a une seule, en un sens). Ce qui
précède cette relation prédicative n’indique qu’une forme de modalisation
(épistémique). L’absence de subordonnant est donc directement liée au fait qu’il n’y
a pas véritablement subordination sur le plan sémantique. Dans ces conditions,
parler de subordonnant zéro, c’est clairement refuser, au nom de je ne sais quel
prestige de l’abstraction, d’observer et de comprendre ce que les textes nous
montrent très concrètement, j’entends par là les marqueurs pleins observables, les
seuls vraiment dignes de ce nom.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ADAMCZEWSKI, H., 1982 : Grammaire linguistique de l’anglais. Paris : Armand
Colin.
BLOOMFIELD, L., 1926 : ‘A set of postulates for the science of language’ in C.F.
Hockett ed. Leonard Bloomfield Anthology (1970), pp. 128-138.
Bloomington : Indiana University Press.
BOUSCAREN, J. et al. 1984 : « Quelques réflexions sur l’article zéro » in Cahiers
de recherche en grammaire anglaise, Tome II, pp. 113-149. Paris, Gap :
Ophrys.
Renaud MÉRY : Opérations, marqueurs et valeurs :
considérations sur l’article
151
BOUSCAREN, J., & CHUQUET J., 1987 : Grammaire et textes anglais. Guide
pour l’analyse linguistique. Paris, Gap : Ophrys.
CHALKER, S. & WEINER, E., 1998 : Dictionary of English Grammar. Oxford
University Press.
CHUQUET, J. et DESCHAMPS, A., 1999 : « L’absence mérite-t-elle zéro ? » in
Travaux linguistiques du CERLICO N° 10, Absences de marques -2- et
représentation de l’absence, pp. 43-68. Presses Universitaires de Rennes.
CULIOLI, A., 1990 : Pour une linguistique de l’énonciation. Tome 1. Paris, Gap :
Ophrys.
CULIOLI, A., 1999 a : Pour une linguistique de l’énonciation. Tomes 2. Paris,
Gap : Ophrys.
CULIOLI, A., 1999 b : Pour une linguistique de l’énonciation. Tomes 3. Paris,
Gap : Ophrys.
GILBERT, E., 1993 : « La théorie des opérations énonciatives d’Antoine Culioli »
in Cotte, P., éd., Les théories de la grammaire anglaise en France, pp. 63-
96. Paris : Hachette.
GROUSSIER, M.L. & RIVIERE, C., 1996 : Les mots de la linguistique - lexique de
linguistique énonciative. Paris, Gap : Ophrys.
GUILLAUME, G., 1973 : Langage et science du langage. Presses de l’Université
Laval, Québec.
JOLY, A., et O’KELLY, D., 1990 : Grammaire systématique de l’anglais. Paris :
Nathan.
JOLY, A., et O’KELLY, D., 1993 : « De la psychoménanique du langage à la
systématique énonciative » in Pierre Cotte éd. Les théories de la grammaire
anglaise en France, pp. 33-62. Paris : Hachette.
LAPAIRE, J.R., 1987 : « Du notionnel lexical au métaopérationnel modal : étude
des opérateurs Ø, A, TH-E / -IS -AT, -EN, -ERE en anglais ». Thèse de
doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle.
LAPAIRE, J.R., et ROTGE, W., 1991 : Linguistique et grammaire de l’anglais.
Presses Universitaires du Mirail.
LARREYA, P., 2000 : « La détermination nominale sans les déterminants : le cas de
l’énoncé anglais » in Anglophonia n° 8 (Sigma), pp. 7-42. Toulouse :
Presses Universitaires du Mirail.
MAZODIER C., 1993 : « Ø Guests bolted for the cover of the house : détermination
en Ø-s de l’argument sujet dans un énoncé de type événement » in
J.L. Duchet et L Danon-Boileau éd., Opérations énonciatives et
interprétation de l’énoncé (Mélanges offerts à Janine Bouscaren), pp. 135-
154. Gap : Ophrys.
QUIRK, R. et al., 1985 : A Comprehensive Grammar of the English Language.
Londres : Longman.
RANGER, G., 1998 : Les constructions concessives en anglais : une approche
énonciative. (Cahiers de Recherche, Numéro spécial). Paris, Gap : Ophrys.
ROGGERO, J., 1979 : Grammaire anglaise. Paris : Nathan.