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315 chapitre 20 Politique, théâtralité et théologie : la « subrogation » dans l’Europe contemporaine Klaas Tindemans Université de Bruxelles Aux élections parlementaires de 1998 en Allemagne, Gerhard Schröder était l’adversaire du chancelier Helmut Kohl, le héros de l’unification alle- mande. La presse commenta surtout la présentation spectaculaire du candidat Schröder, bien plus que son message politique. Schröder et son parti social- démocrate (SPD) avaient été clairement inspirés par le succès de Tony Blair, au Royaume-Uni, l’année précédente. La montée de Blair au pouvoir était en effet attribuée à une réorganisation drastique du Labour Party et à une manipulation des médias ; aussi Schröder fut-il critiqué pour avoir adopté la même stratégie électorale que celle de Blair. Ses rivaux politiques et les médias ont exploité cette contradiction supposée entre la manifestation publique et la crédibilité politique. La position des médias est en l’espèce bien singulière voire para- doxale : tout en se réjouissant de la médiatisation des débats politiques, dans le même temps ils affichent leur souci d’indépendance, dévoilant à ce titre les coulisses du théâtre politique. Plus paradoxalement encore, ils s’engagent dans une critique de la médiatisation sur fond de démocratie en danger, et dénoncent les risques d’une conspiration contre la démocratie du fait de la médiatisation. L’anti-théâtralité devient ainsi le procédé théâtral d’une politique contempo- Fascination-cs5.indd 315 05/11/14 16:45

Politique, théâtralité et théologie. La « subrogation » dans l’Europe contemporaine

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chapitre 20

Politique, théâtralité et théologie :la « subrogation » dans l’Europe contemporaine

Klaas Tindemans Université de Bruxelles

Aux élections parlementaires de 1998 en Allemagne, Gerhard Schröder était l’adversaire du chancelier Helmut Kohl, le héros de l’unification alle-mande. La presse commenta surtout la présentation spectaculaire du candidat Schröder, bien plus que son message politique. Schröder et son parti social-démocrate (SPD) avaient été clairement inspirés par le succès de Tony Blair, au Royaume-Uni, l’année précédente. La montée de Blair au pouvoir était en effet attribuée à une réorganisation drastique du Labour Party et à une manipulation des médias ; aussi Schröder fut-il critiqué pour avoir adopté la même stratégie électorale que celle de Blair. Ses rivaux politiques et les médias ont exploité cette contradiction supposée entre la manifestation publique et la crédibilité politique. La position des médias est en l’espèce bien singulière voire para-doxale : tout en se réjouissant de la médiatisation des débats politiques, dans le même temps ils affichent leur souci d’indépendance, dévoilant à ce titre les coulisses du théâtre politique. Plus paradoxalement encore, ils s’engagent dans une critique de la médiatisation sur fond de démocratie en danger, et dénoncent les risques d’une conspiration contre la démocratie du fait de la médiatisation. L’anti-théâtralité devient ainsi le procédé théâtral d’une politique contempo-

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raine théâtralisée 1, comme s’il avait un jour existé quelque chose comme une politique non théâtrale et a fortiori depuis que la démocratie s’est constituée en paradigme du politique.

Cette anecdote montre qu’il est bien difficile et même controversé d’utili-ser la notion de théâtralité dans un contexte comme la politique, qui évite ou nie son propre théâtre, même lorsqu’il s’agit du contexte restreint de la sphère publique. L’espace décisionnel implique un ensemble de processus qui pour-raient être interprétés comme des événements théâtraux singuliers ou faisant partie d’une série. Ces processus sont liés à certains aspects théâtraux comme la fixité de l’espace, la répétition des discours légaux et idéologiques, la suspen-sion volontaire de l’incrédulité, notamment dans la transparence procédurale de l’événement politico-théâtral lui-même. Malgré leur évidente analogie, la théâtralité et le sérieux politique n’ont cessé d’être en désaccord, comme en témoigne l’allégorie de la caverne de Platon, où des êtres humains ignorants sont condamnés à ne percevoir que les ombres d’une réalité « idéale 2 ».

Dans une toute autre perspective, il reste aussi difficile de convoquer conjointement les notions de théologie et de politique contemporaine, parce que cette liaison risquerait de les associer à la position anti-démocratique de la religion institutionnalisée, une position à laquelle n’a renoncé l’Église catho-lique – non sans hésiter – que depuis un demi-siècle. Même une notion politico-théorique de la théologie, comme celle du philosophe allemand Carl Schmitt, reste problématique, parce que sa position « décisionniste » (son insistance sur le fait que la parole ou l’acte d’une autorité, divine ou profane, domine sur le contenu et la légitimité d’une décision) pourrait facilement justifier des régimes politiques autoritaires, ce qui s’est confirmé, dans le cas de Schmitt 3.

Les Anciens : représentation théâtrale et représentation politiqueMalgré ces réserves, j’essaierai d’expliquer certains aspects des processus et

des événements politiques contemporains d’un point de vue théâtral, en combi-nant ces analyses avec des éléments de théologie politique. Ce qui lie politique et théâtralité est la question de la représentation. Dans son histoire, le théâtre occidental s’est penché sur ce problème dès ses débuts, à commencer par la pra-tique performative de la tragédie ancienne à Athènes. Quelle image d’une réa-lité naturelle et supranaturelle faut-il montrer quand ces réalités sont incarnées

1 Voir T. Meyer, Politik als Theater. Die neue Macht der Darstellungskunst, Berlin, Aufbau Verlag, 1998, p. 22-24.2 Voir J. Barish, The Anti-theatrical Prejudice, Berkeley, University of California Press, 1981, p. 5-37.3 Voir M. Kaufmann, Recht ohne Regel? Die philosophischen Prinzipien in Carl Schmitts Staats- und Rechtslehre, Freiburg, Verlag Karl Alber, 1988, p. 320-327 et P. Hirst, « Carl Schmitt’s Decisionism », in The Challenge of Carl Schmitt, Ch. Mouffe (ed.), London, Verso, 1999, p. 7-17.

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par des acteurs ? Dans la tragédie grecque, cette question est directement liée au politique et à la théologie. Le thème central est le rapport entre le pouvoir pro-fane et rationnel et le pouvoir divin et arbitraire 4. Dans ce contexte, les citoyens se souciaient de la représentativité, de la crédibilité et de la légitimité de la réalité présentée, comme ils le faisaient dans le cadre des décisions politiques 5. L’angoisse réelle que les dieux puissent punir la cité pour des actes transgres-sifs était exprimée dans les tragédies. Dans Antigone de Sophocle par exemple, le roi Créon installe, à tort, un régime alternatif pour honorer les morts – on enterre ses amis, on laisse ses ennemis sans tombe – comme une décision poli-tique contingente, mais il en résulte une intervention divine et, finalement, la destruction de la cité 6. De sorte que le problème de la représentation politique et juridique d’une réalité sociale réflétée dans la pratique du théâtre athénien posait immédiatement des questions théologiques. Une communauté politique peut-elle se débarrasser des dieux ? 7 Derrière cette question dramaturgique s’en cache une autre, qui deviendrait plus urgente, deux mille ans plus tard. De quelle façon la théâtralité en général, et les pratiques théâtrales en particulier, s’occupent-elles de la nature représentationnelle de la communauté politique moderne, au moment où les fondations théologiques de cette dernière sont en voie de disparition ? Mais sont-elles effectivement en voie de disparition ?

Les Modernes (I) : théologie et théâtralitéL’historien Ernst Kantorowicz a montré de façon convaincante, dans Les

deux corps du roi 8, comment la pensée politique du début de la Modernité, notamment la notion centrale de la souveraineté, résultait de la rencontre entre la pensée scholastique en théologie et la conception juridique dogmatique du droit public romain. La conjonction de ces deux paradigmes rendait possible le fait que les Princes de la Renaissance concevaient la légitimité du pouvoir monarchique sécularisée comme l’analogue de la double incarnation de l’auto-rité ecclésiastique. Le corpus verum, le corps réel du Christ dans l’Eucharistie, et le corpus mysticum dans l’institution de l’Église étaient traduits respective-

4 Voir J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, t. I, Paris, Maspéro/La Découverte, 1986, p. 13-40.5 Voir Ch. Meier, Die politische Kunst der griechischen Tragödie, Dresden, Verlag der Kunst, 1988, p. 14-53.6 Voir K. Tindemans, « Antigone and the Law: Legal Theory and the Ambiguities of Performance », in Interrogating Antigone in Postmodern Philosophy & Criticism, S.E.  Wilmer & A.  Zukauskaite, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 185-193.7 Voir l’interprétation tranchante de I. Kott des Bacchantes d’Euripide (The Eating of the Gods. An Interpretation of Greek Tragedy, London, Eyre Methuen, 1974, p. 186-229).8 E. H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, p. 1957-1997.

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ment comme le corps physique (body physic) et le corps politique (body politic) du Prince. Cette analogie introduisait la notion de fiction juridique, et cela au cœur même de l’ordre politique. Le corpus mysticum ou body politic pouvait désormais servir d’écran ou de scène vide – sur laquelle toute notion pensable de l’autorité pouvait être projetée, en premier lieu la notion de souveraineté elle-même 9. Mais Kantorowicz remarque également un autre facteur crucial dans la transformation de l’autorité politique à la fin du Moyen Âge et au début de la Modernité : sa théâtralité. Il donne l’exemple de la mort et de la succes-sion du roi de France Charles VIII en 1498. La distinction entre « corps phy-sique » et « corps politique » était mise en scène lors de ses funérailles, où on entendit pour la première fois la fameuse proclamation « Le roi est mort, vive le roi ! ». Son corps était enterré sans accessoires royaux (couronne et sceptre). Et son successeur Louis  XII était délibérément absent des cérémonies. Cet événement ne doit pas être interprété comme la version profane d’un rituel religieux, mais comme la représentation du transfert de la dignitas du Prince 10. La sanctification du roi défunt aurait constitué une provocation pour le pape, ce qui, au regard de l’équilibre des pouvoirs de cette époque, aurait été très problé-matique 11. Toutes ces représentations marquaient la disparation du body physic contingent, sans toucher à l’intemporalité du body politic, c’est-à-dire à l’intem-poralité de l’autorité monarchique elle-même. Le sociologue Jean Duvignaud a identifié les trois caractéristiques importantes de cette théâtralité. Il s’agit tout d’abord d’une cérémonie, bien distincte d’un rituel (un rituel vise à être effectif, tandis qu’une cérémonie représente la réalité dans le processus de sa transformation). Deuxièmement, la théâtralité présuppose une polarité entre acteurs et public, spatialement aussi bien que mentalement, afin de rendre pos-sible l’échange de messages symboliques. Une polarité qui influence aussi le rapport entre la représentation et la communauté. Enfin, la théâtralité est basée sur ce que Duvignaud appelle une «  individuation privilégiée »  : un membre représentatif de la communauté est mis en scène comme un héros solitaire ou comme un voyou. Ces caractéristiques peuvent servir de directives pour une étude approfondie de la théâtralité politique en modernité 12.

Quand Jean Bodin introduit la notion de souveraineté comme caractéris-tique principale de la légitimité politique, la théorie politique n’est pas néces-sairement émancipée de la théologie. Bodin lui-même explique que la seule

9 E. H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies…, op. cit., p. 193-206.10 Ibid., p. 409-413.11 Voir A.  Boureau, Le Simple Corps du roi. L’ impossible sacralité des souverains français – XVe-XVIIIe siècle, Paris, Éditions de Paris, 2000, p. 42.12 J.  Duvignaud, Sociologie du théâtre. Sociologie des ombres collectives, Paris, PUF, 1999 [1965], p. 17-35.

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différence entre le Créateur, dans ses rapports avec ses créatures, et le Prince, dans son rapport avec ses sujets, se situe dans l’acte de volonté impliqué dans la communauté humaine, l’organisation politique 13. Même dans la théorie de la souveraineté de Thomas Hobbes, fondée sur un contrat social entre les hypo-thétiques « premiers citoyens », la validité du discours du Prince repose sur une analogie avec le discours divin de la révélation et de la prophétie. Hobbes utilise également le théâtre pour expliquer les fondements d’un état civilisé : l’« auto-risation » des membres de la communauté à exercer la souveraineté en leur nom vient de la distinction entre « auteur » (author) – la source de la souveraineté – et « acteur » (actor) ou « persona » – une terminologie théâtrale, donc. Hobbes construit un « état original » sous forme d’une polarité stricte – entre un public, même si ce dernier doit être considéré comme un auteur collectif, et un acteur souverain, qui reçoit l’autorisation de tenir captif son public 14.

Les Modernes (II) : économie et théâtralitéMais ce n’est pas seulement au niveau de l’autorité que la théâtralité déter-

mine la configuration de la société au début de la Modernité. Plusieurs déve-loppements économiques et culturels font que les rapports du marché sont progressivement libérés du contexte rituel dans lesquels ils étaient performés – joués – jusqu’au xvie siècle. À partir de cette période, les marchés deviennent virtuels, la présence physique des biens n’étant plus exigée pendant les tran-sactions. Dès lors le rapport de confiance entre les parties commerciales se transforme fondamentalement. L’ introduction de la monnaie – une valeur représentative basée sur une confiance réciproque dans l’efficacité de relations futures – constitue aussi un pas important dans le processus de sécularisation. Le cadre symbolique des rapports économiques cessait de représenter les effets pratiques du commerce, celui-ci devenant une « rencontre d’esprits ». La symbo-lisation monétaire des biens n’était pas une nouveauté, mais la « profanation » de la confiance, désormais sans supervision divine, était significative. Cette évolution est illustrée dans le théâtre par «  l’individuation privilégiée 15 ». Le théâtre anglais du début du xviie siècle met en scène un personnage bien par-ticulier, le vilain (rogue). Plus que tout autre héros scénique, le vilain incarne la fluidité des nouvelles conditions socio-économiques ; il montre le caractère incertain de la confiance mutuelle dans la société. De plus, le théâtre, dans sa nature performative, est le contexte parfait pour la manifestation de ces doutes,

13 Voir M.-D. Couzinet, « La logique divine dans les Six Livres de la République de Jean Bodin », in Politique, droit et théologie chez Bodin, Grotius et Hobbes, Luc Foisneau (éd.), Paris, Kimé, 1997, p. 48-53.14 T. Hobbes, Leviathan (1651), London, Penguin, 1968, p. 228-231.15 Voir J.-Ch. Agnew, Worlds Apart. The Market and the Theater in Anglo-American Thought, 1550-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 17-56.

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puisqu’il implique une suspension volontaire de l’incrédulité. Il est certes pos-sible de comparer la fonction politique du théâtre de la première modernité avec celle de la tragédie antique, mais contrairement à l’exemple grec, cette fonction n’est pas sanctionnée officiellement : le sens politique pouvait donc aller dans des directions bien divergentes. Le théâtre ou, plus spécifiquement, la tragédie de la cité (city tragedy), emplie de vilains et autres personnages machiavéliques, était un endroit où des deux côtés – scène et public – on pouvait témoigner d’un malaise envers l’anomie moderne – une expérience générale du désordre, d’absence normative. Au même moment, le genre théâtral était un instrument efficace pour créer une culture de commerce de marché. Le vilain, dans sa théâtralité bien singulière, devenait un exemple contrefactuel de la main invi-sible qu’Adam Smith présentait, quelques décennies plus tard, comme la loi naturelle de la société moderne. Alors, au xviie siècle, le théâtre devient le topos, le « lieu commun », aussi bien dans le sens géographique que symbolique, de la transformation radicale de la société 16. Cette dynamique sera radicalisée, et cela d’une façon bien explicite, au xviiie siècle, le siècle des Lumières.

Les Lumières : représentation théâtrale et représentation politique (II)

La théâtralité baroque des monarques absolus réfère, particulièrement en France, à une forme de théologie politisée, comme Jean-Marie Apostolidès l’a bien montré. Il décrit la mise en scène de Louis XIV comme un ensemble de symptômes d’un conflit d’Œdipe non résolu, dans lequel les traumatismes sont élevés au niveau de l’image christique 17. Il est bien significatif que le vilain du drame classique français soit surtout un imposteur royal ou un régicide, et moins fréquemment un criminel social 18. La théâtralité politique du baroque remplissait le vide que la sécularisation avait créé. Le langage théologique est alors réduit à une simple rhétorique, comme l’illustrent les développements qui s’accom plissent au xviiie siècle. Paul Friedland 19 décrit deux tendances parallèles dans la pensée française de cette période  : l’une théâtrale, l’autre politique. Philosophe et auteur dramatique, Denis Diderot introduit l’idée du quatrième mur dans le théâtre. Son conseil aux comédiens, selon lequel un mur invisible doit séparer l’audience des acteurs, révèle une contradiction remarquable. D’un

16 Voir J. Duvignaud, Sociologie du théâtre…, op. cit. p. 167-273.17 J.-M. Apostolidès, Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 11-19.18 Cette operation est montrée clairement par Ch. Biet dans Œdipe en monarchie. Tragédie et théorie juridique à l ’âge classique, Paris, Kincksieck, 1994.19 P.  Friedland, Political Actors. Representative Bodies and Theatricality in the Age of the French Revolution, Ithaca, Cornell Univerity Press, 2002, p. 17-28.

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côté, une partie du public bourgeois utilise le théâtre comme un forum politique – une tendance que le «  dissident  » Diderot devait tout de même apprécier. De l’autre côté, ce même public exige une esthétique de véridicité picturale – Diderot parle de « tableaux », qui vont pour lui de pair avec ces innovations dramaturgiques. Ce qui suppose une claire séparation entre scène et salle. Cette contradiction est symptomatique du climat prérévolutionnaire en France et elle se retrouve dans la pensée politique. La modeste représentation politique sous l’Ancien Régime reposait sur le principe du « mandat impératif » – illustré par les états généraux, qui ne furent convoqués qu’une fois au xviiie siècle (en 1788, bien trop tard). Un représentant désigné adoptait la position que sa cir-conscription avait choisie dans les débats préalables, organisés au niveau local et selon les trois « ordres » sociaux. Ce système constituait une forme de repré-sentation directe dans la prise de décisions, même s’il impliquait une repré-sentation indirecte aux niveaux intermédiaires et supérieurs. Quelques leaders révolutionnaires comme l’Abbé Sieyès désapprouvaient le « mandat impératif », car il désamorçait le débat politique au cœur même du processus décisionnel. Et effectivement, c’est l’affranchissement autoproclamé des membres du tiers état vis-à-vis des mandats qui leur avaient été assignés qui mit en branle le proces-sus révolutionnaire, en juin 1789 – avec le célèbre « serment du jeu de paume ». Sieyès érigea, en quelque sorte, un quatrième mur entre les citoyens représentés et leurs représentants, dans la performance de ces derniers à l’Assemblée 20. Et il y eut des discussions acharnées sur le droit du public à interrompre les débats officiels. Mais finalement Robespierre et ses comités invoquèrent le principe d’une représentation directe de la volonté du peuple, pour installer et imposer son régime de vertu. Après la décapitation du roi – donnant son point d’orgue à l’idée d’une souveraineté imprégnée de divinité et de légitimité théologique –, le régime jacobin met en place un dieu profane, l’Être suprême, au cours d’une cérémonie hautement théâtrale, dans la crainte que le cœur n’apparaisse trop visiblement vide. Mais simultanément, toute allusion ou référence à la nature théâtrale et à l’empirisme structurel de ce régime était violemment opprimée. Le théâtre devenait suspect sous la Terreur, le jeu théâtral étant synonyme de tromperie, puisque enfin un seul œil pouvait voir la vérité – l’œil de la Vertu, incarné par « l’incorruptible », l’intouchable Robespierre 21.

À l’inverse du révisionnisme théologique de Robespierre, une autre révo-lution de l’autre côté du monde reconnaissait, plus explicitement que jamais, sa théâtralité. En rédigeant la déclaration d’indépendance des États-Unis

20 E.-J. Sieyès, Qu’est que le tiers-état ? [1789], Paris, Flammarion, 2009, p. 165-166.21 S.  Maslan, Revolutionary Acts. Theater, Democracy and the French Revolution, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2005, p. 140-157.

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d’Amérique, Thomas Jefferson savait très bien que la performance rhétorique de son texte était au moins aussi importante que son contenu. La Declaration of Independence était destinée à être lue à haute voix devant les assemblées des treize colonies, et compte tenu de l’importance de ce geste politique, cela n’était pas une simple formalité. Le texte et sa performance renvoyaient à une culture rhétorique de la sincérité et incarnaient, esthétiquement parlant, une pre-mière forme de réalisme bourgeois. En parfaite analogie avec les arguments de Diderot dans le Paradoxe sur le comédien, le père fondateur Benjamin Franklin suggérait, quelque peu provocateur, qu’en l’absence d’une essence définissable du « moi », la théâtralité était donc au principe de tout comportement natu-rel 22. La figure de Patrick Henry, rhétoricien emblématique de la révolution américaine, incarne le plus clairement ce paradoxe, en combinant, dans le geste et dans la parole, une nature réinventée (une « sentimentalité », selon la termi-nologie de Friedrich Schiller) et une artificialité consciente d’elle-même  : sa théâtrale maîtrise de soi était légendaire. Dans cette performativité explicite, le texte révolutionnaire révèle sa nature de fait politique contingent, ou, plus pré-cisément, son statut d’instrument permettant de créer un cadre constitutionnel ouvert où, pour paraphraser James Madison, la tension dynamique entre les factions constituait l’essence même de la stabilité politique 23.

La théorie : théâtralité, théologie et « subrogation »Au final, cette vue cavalière, trop rapide et partiale, de la théâtralité de la

première modernité et des Lumières montre au moins deux choses. D’une part, toute tentative recourant à des moyens théâtraux pour combler le fossé existant entre la source de la souveraineté et son incarnation séculière, non théocratique, est vouée à l’échec. Ceci en raison de la nature contingente de cette incarna-tion ; et cet échec montre, a contrario, la perspicacité des autorités ecclésias-tiques du Moyen Âge qui interdirent toute mise en scène de l’Évangile, après une courte période de tolérance 24. Représenter la souveraineté divine, c’est la dépouiller de son autorité. D’autre part, la représentation d’une commu nauté politique émancipée présuppose la création d’un fossé artificiel entre l’image mise en scène et la «  naturalité  » de cette communauté et des citoyens qui la composent. Dans cet effort de théâtralisation, la question de la source de la souveraineté est étouffée, même si elle resurgit – d’une façon plus dange-reuse qu’auparavant – dans la religion civique de Jean-Jacques Rousseau ou

22 Voir J.  Fliegelman, Declaring Independence. Jefferson, Natural Language, & the Culture of Performance, Stanford, Stanford University Press, 1993, p. 79-94.23 Ibid., p. 94-107.24 J. Duvignaud, Sociologie du théâtre…, op. cit., p. 92.

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dans l’Être suprême de Robespierre. Ces questions – telle est ma thèse – conti-nuent de hanter la politique contemporaine de l’Europe et probablement de l’ensemble de l’hémisphère occidental. Je soutiendrai cette assertion à l’aide de deux exemples : la mutation idéologique au Royaume-Uni, connue sous le nom de «  thatchérisme », et la non-identité de l’Union européenne comme entité politique. Théoricien de la performance, Joseph Roach, a introduit la notion de « subrogation », pour rendre compte du rapport entre mémoire (collective), performance et substitution :

Une performance offre un substitut pour quelque chose qui n’y résidait pas avant. Elle représente une entité insaisissable qui n’est pas là, mais qu’elle est forcée d’incarner et de remplacer 25.

Parmi les applications les plus fructueuses du paradigme de la « subroga-tion » de Roach, se trouve l’étude de Timothy Raphael sur Ronald Reagan, The President Electric 26. Raphael explique le succès politique de Reagan par sa persona bien particulière, par son invention d’un « double incarné » qui per-sonnifiait à son tour une image plus qu’humaine de la grandeur mythique de l’Amérique. Les origines de ce succès politique sont à situer dans le mouvement « Chautauqua », un mouvement d’éducation chrétienne qui fondait sa cohé-sion communautaire sur un savoir-faire rhétorique et histrionique. Le mouve-ment « Chautauqua » combinait une vision conservatrice du monde avec une confiance en la raison pratique et l’ouverture culturelle. La performance, ora-toire et théâtrale, était un instrument pour persuader le monde des avantages d’une idéologie fondée sur la confiance en ses propres aptitudes. La médiati-sation ou, dans la terminologie de Raymond Williams, la dramatisation de la vie publique – et plus spécifiquement de la politique – au xxe siècle entrait sans problème en phase avec les idéaux «  Chautauqua  ». Reagan était également impressionné par la façon dont Franklin Roosevelt avait utilisé les émissions de radio pour créer une intimité virtuelle entre le président et ses concitoyens. Il imita cet effort dans les années 1950, en devenant animateur, avec son épouse Nancy et ses enfants, du General Electric Television Theatre, diffusé depuis une maison aménagée et meublée comme un idéal de paradis consumériste. Sans jamais renier ses racines religieuses, le politicien Ronald Reagan arrivait à per-sonnifier à la fois l’optimisme de la libre entreprise et la nostalgie inhérente à l’idéologie du Manifest Destiny et de l’exceptionnalisme américain. La coïn-cidence de son mandat présidentiel avec la phase finale de la guerre froide lui

25 J. Roach, Cities of the Dead. Circum-Atlantic Performance, New York, Columbia University Press, 1996, p. 3.26 T.  Raphael, The President Electric. Ronald Reagan and the Politics of Performance, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2009.

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offrait l’opportunité parfaite de présenter son idéologie du libre marché comme une victoire symbolique d’une liberté et d’une unité dépolitisées – en présen-tant théâtralement la dérégulation comme substitut de l’esprit pionnier (frontier spirit) du xixe siècle.

« Subrogation » et politique contemporaineSi la théâtralité est l’instrument de la «  subrogation  », la théologie peut

être considérée comme son soutien. L’ image du président Reagan qui appa-raît sur un écran gigantesque, à l’occasion de la convention du parti républi-cain de 1984, pendant que Nancy et les délégués le regardent, cette image est effectivement une traduction contemporaine du «  dieu mortel  » de Hobbes, dessinée sur le frontispice du Leviathan. Mais que peut signifier la présence de la théologie dans un tel contexte ? Force est de constater que les politiques de l’ère contemporaine se caractérisent par un paradoxe, peut-être même par un impératif contradictoire. D’un côté, les politiques européennes se sont long-temps appuyées, depuis la Seconde Guerre mondiale, sur un consensus assez vague, de caractère social-démocrate, parfois appelé « modèle de la Rhénanie » ou « Butskellism » 27. Contestée, à partir des années 1980, par le reaganisme et le thatchérisme, cette idée conjuguant expansion économique, redistribution et État-providence céda la place à un nouveau consensus élémentaire, parfois dési-gné comme « la troisième voie » – sorte de néo-libéralisme « à visage humain ». Le parallélisme est remarquable entre la privatisation des entreprises publiques d’une part, la fragmentation de l’opinion publique et le relativisme arbitraire des idées, d’autre part. Sans suggérer un lien trop étroit entre ces deux phé-nomènes, ces deux évolutions montrent l’omniprésence du marché – marché de biens autant que marché d’idées – auquel on attribue inconditionnellement la compétence de distribuer efficacement ces deux types d’objets. Il s’ensuit une dépolitisation générale des décisions politiques. Désormais, les décisions ne peuvent être que le résultat d’un consensus, ou bien elles sont si arbitraires qu’elles peuvent difficilement devenir le sujet d’un vrai débat. Les décisions sont perçues comme des opinions à l’impact accru – rien de plus. Néanmoins, en arrière-plan, l’unité imaginaire du domaine politique ne peut que demeu-rer intacte, au moins dans l’imagination. À ce niveau-là, la théâtralité et la théologie entrent à nouveau en scène, comme en témoignent modestement mes exemples.

27 Les deux termes réfèrent au paradigme de l’État-providence. Le «  modèle de la Rhénanie  » finance sa croissance économique plutôt par les banques que par la bourse, comme en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique. « Butskellism » réfère au consensus politique au Royaume-Uni (années 1950) négocié par Rab Butler, Lord Chancellor (Conservative Party), et Hugh Gaitskell, leader du Labour Party.

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« Subrogation » et non-identité européenneSi l’on croit un lieu commun, l’Union européenne est le résultat de la

volonté collective des nations libres en Europe de prévenir de futures guerres. L’hypothèse des pionniers européens était qu’en entrelaçant profondément et irréversiblement les économies nationales, tout conflit violent deviendrait impensable. La stratégie était subtile, et les leaders européens d’après-guerre intégrèrent tous les secteurs pas à pas : charbon et acier, énergie nucléaire, agri-culture. La perspective d’une union politique servait de toile de fond au traité de Rome, sans être formulée explicitement. Mais dès son origine, la construc-tion législative allait au-delà d’un traité international classique : la Commission était un corps exécutif indépendant, la Cour de justice s’adressait aux citoyens individuels et, depuis 1979, le Parlement européen est élu directement. L’Union européenne possède une souveraineté sui generis, et cette caractéristique lui permet d’étendre progressivement ses compétences. Un moment crucial dans ce processus, quoique pratiquement ignoré du grand public, est l’arrêt « Van Gend & Loos  » de 1963, qui donne le droit à tout citoyen de l’UE d’invo-quer la législation communautaire devant les tribunaux nationaux, une décision menant à une union politique de fait. Symboliquement, la Cour de justice euro-péenne agissait, par cet arrêt, comme un corps constituant, peut-être même comme un représentant de la citoyenneté collective de l’Europe. Ce faisant, la Cour estompait délibérément la distinction, si chère aux juristes, entre pouvoir constituant et pouvoir constitué. En effet, la dogmatique juridique requiert, pour les questions de légitimité, une infinie régression, dont la Constitution est le point d’orgue. Mais l’action politique exige également un commencement, une rupture, un moment révolutionnaire de parfaite collectivité. Dans l’arrêt « Van Gend & Loos », ces deux exigences contradictoires coexistent, mais sans qu’existe de fondement précis 28. L’histoire constitutionnelle a connu plusieurs exemples de ce genre, mais toujours dans le contexte d’une unité nationale déjà constituée. L’Europe crée son union politique et la développe avec rigueur, mais elle n’en reconnaît pas le profond impact politique. Avec la polarisation de l’opinion publique européenne, au lendemain du traité de Lisbonne (2007), les dangers de ce « silence constitutionnel » sont devenus patents. Des philosophes européens comme Jacques Derrida ont largement discuté la spécificité de la pensée européenne, comme héritage de la philosophie grecque : la systématicité de l’ouverture d’esprit, l’impossibilité à définir l’Autre, parmi d’autres « mar-

28 Pour les détails de cette analyse, voir H.  Lindahl, «  The Paradox of Constituent Power: The Ambiguous Self-Constitution of the European Union », in An International Journal of Jurisprudence and Philosophy of Law, R. Juris (ed.), 2007, p. 485-505.

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queurs » de non-identité 29. Mais ces notions ne peuvent guère servir d’iden-tité symbolique, notamment parce qu’elles s’opposent à toute incorporation, à toute incarnation. Ces « marqueurs » fonctionnent bien comme une mémoire, comme un engagement intellectuel collectif, mais pas comme un théâtre ; ils ne sont pas performatifs, ils ne réalisent pas leur ambition « surrogatoire ». Le projet européen est un projet de libéralisation des marchés, malgré l’authen-tique esprit pacifiste des origines. Comme elle fonctionne dans un cadre démo-cratique douteux, cette union « souveraine » ne peut se permettre de s’identifier trop ouvertement à cette obsession macro-économique, et dès lors elle coupe court à toute symbolisation, même au niveau conceptuel, de son identité poli-tique. La théâtralité politique est un jeu ambigu avec la contingence inhérente à l’action politique : mais l’UE refuse d’avouer sa propre contingence. En d’autres termes : « TINA » : « there is no alternative », il n’existe aucune alternative. Et le déplacement récent de poids politique, du niveau « fédéral » (la Commission européenne) au niveau intergouvernemental (le Conseil européen), ne change pas fondamentalement la donne de cette dramaturgie. Ce changement aurait pu être une chance de retourner aux discours agonistiques, de caractère idéo-logique ou nationaliste – et un certain discours met effectivement en scène une incompatibilité entre la diligence du Nord et une indifférence du Sud –, mais l’abstraction de l’unité européenne comme modèle macro-économique conti-nue à dominer. L’Europe, comme événement performatif, n’a pas trouvé son public 30.

« Subrogation » et héritage du thatchérismeCurieusement, l’incarnation politique de TINA, Margaret Thatcher,

attaquait d’une manière très théâtrale des symboles importants du consensus social-démocrate d’après-guerre, comme le syndicalisme ou la sécurité sociale, et elle réussissait, avec beaucoup de succès, à faire passer un message idéolo-gique à peine différent. Bien sûr, le Royaume-Uni, comme entité politique, était un fait historique, contrairement à l’Europe unie. Mais la dramaturgie de la Prime Minister Thatcher était ambigüe. Pour reprendre l’expression du philosophe Slavoj Zizek 31, elle mit en place une gouvernance fondée sur la contingence. De fait, la guerre des Malouines, opportunité cynique, a défini son leadership, exactement comme le roi Henri V de Shakespeare eut besoin d’une guerre contre la France pour se libérer de son image de dandy. Même

29 Voir R. Gasché, Europe, or the Infinite Task. As Study of a Philosophical Concept, Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 265-338.30 L. van Middelaar (Le Passage à l ’Europe, Paris, Gallimard, 2012) donne une description appro-fondie de ce processus de dé-politisation/re-politisation.31 S. Zizek, In Defence of Lost Causes, London, Verso, 2008, p. 189-190.

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Politique, théâtralité et théologie

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durant la période la plus glorieuse de son ministère, entre 1983 et 1987, elle ne mit en place qu’avec hésitation le programme de privatisations de la Treasury, le ministère des Finances. Et sa chute a été clairement tragique, histoire de conspirateurs et de victime en fuite. Ce sera Tony Blair, toujours selon Zizek, qui fera de l’accident historique du règne de Thatcher une nécessité, en « surro-gant » la totalité du mode de gouvernement : il fit du New Labour à la fois une rupture et une continuité du parti travailliste, il lança « la troisième voie » et créa un environnement médiatique dont il pensait pouvoir garder le contrôle. Tout comme l’assassinat de César fut nécessaire à la mise en place du régime impérial à Rome, la chute de Thatcher fut nécessaire pour ancrer le thatché-risme dans la société. Et de même que les communistes chinois fournissent les meilleurs capitalistes, le New Labour a fourni les meilleurs Thatcherites. Mais la scène sur laquelle Tony Blair put jouer avait déjà été définie par le thatchérisme ; on a raison de dire que la politique du consensus s’était déjà déplacée de la social-démocratie au néo-libéralisme, notamment après quatre défaites électo-rales consécutives du Labour. Et ce nouveau consensus s’incarna moins dans la politique proprement dite, que dans le rapport, théâtralement polarisé, du siège gouvernemental (Downing Street) et de la presse 32. Le régime Blair-Brown était presque forcé d’accepter la représentation de la réalité sociale telle que la mon-trait la presse, et les deux politiciens ont toujours accepté cette représentation comme dramaturgie de leur gouvernement : la privatisation signifie un meilleur rapport qualité-prix, la centralisation signifie un traitement égal des citoyens, etc. Dans ce système de gouvernement britannique, ainsi transformé depuis la première élection de Margaret Thatcher, il n’est pas aisé de déterminer qui est le public et qui est l’acteur – ni de savoir si la population trouve quelque part sa place dans cette reconfiguration. Ainsi, en quelque sorte, le thatchérisme, pré-senté comme une nécessité historique par Tony Blair, avait totalement adopté un certain type de théâtralité, et il a réussi cette opération comme la « subroga-tion » d’une théologie perdue : le consensus de la social-démocratie. Dans son commentaire du théâtre de Bertolt Brecht, Walter Benjamin forge la notion de la « citabilité » – une notion plus forte que la seule possibilité de faire une citation. La « citabilité » est un rappel du passé comme possibilité d’un futur différent du présent ; un tel rappel ne peut être incarné dans un geste détaché de l’acteur. Ainsi que le suggère Benjamin, le théâtre implique un rapport souple

32 A. Campbell, le secrétaire de presse de Tony Blair, décrit les conditions de ce rapport, en citant le premier ministre australien Paul Keating, pendant la visite de Blair – alors leader de l’opposition – en Australie (juillet 1995). Keating, lui, décrit Rupert Murdoch, le magnat des médias : « C’est un gros enfoiré, et la seule manière d’avoir affaire à lui est de le convaincre de penser que tu es un gros enfoiré comme lui ». The Blair Years. Extracts from the Alastair Campbell Diaries, A. Campbell et R. Stott (eds), London, Arrow, 2008, p. 74.

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entre lieu, corps et geste, une flexibilité qui a des conséquences politiques 33. Mais la question demeure de savoir si des pratiques politiques, comme celles que je viens de décrire, sont capables d’utiliser cette flexibilité potentielle ou, pour le dire différemment, si elles ne sont pas contraintes, comme le Prince, par un pouvoir théologique qui résiste à toute contingence – la main invisible du marché.

ÉpilogueLes auteurs de théâtre choisissent rarement des événements politiques

comme thème, et encore moins des abstractions comme des identités politiques. Mais il y a des exceptions. L’écrivain anglais David Hare a écrit plusieurs pièces sur les institutions britanniques, fondées sur des recherches documentaires. Sa pièce la plus atypique, The Permanent Way, traite de la privatisation littéra-lement catastrophique des chemins de fer britanniques (British Railways) 34. Le texte est une juxtaposition stricte des victimes, des politiciens, des mana-gers et des témoins, qui parfois empruntent mutuellement leurs métaphores, deviennent sentimentaux, mais qui n’essaient jamais de se convaincre les uns les autres. Le politique y est présent comme un chœur au consensus formel, comme une monotonie qui dissimule la division fondamentale de la société capitaliste tardive  : un tableau tout à fait horrifiant. Et de son côté, l’auteur belge Tom Lanoye a écrit Fort Europa 35, également fondé sur des témoignages et des documents, qui met en scène une tentative futile d’imaginer une Europe composée de personnages contradictoires – un ingénieur biomédical, un colla-borateur juif avec les nazis, un entrepreneur frustré, un chœur de vieilles prosti-tuées, et deux hommes anonymes qui discutent de ce qui va leur manquer après l’apocalypse en Europe : peut-être quelques aliments – jambon de Parme et vin de Moselle – même si ce dernier à un goût aigre…

De bien piêtres saveurs à la mesure d’une société en quête d’images à la fascination aléatoire, fonction de l’interaction instable des médias et des per-sonnalités politiques.

33 Voir S. Weber, Theatricality as Medium, New York, Fordham University Press, 2004, p. 43-49, citant W.  Benjamin, «  Was ist das epische Theater?  », in Gesammelte Schriften, II, 2, p.  519-531, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991.34 D. Hare, The Permanent Way or La Voie Anglaise, London, Faber, 2003.35 T.  Lanoye, Fort Europa. Hooglied van versplintering, Amsterdam, Prometheus, 2005 (trad. fr. Forteresse Europe, Paris, Éditions de la Différence, 2012).

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