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terrain revue d'ethnologie de l'Europe > sommaire du numéro terrain n°40 mars 2003 Enfant et apprentissage Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas les enfants ? Lawrence A. Hirschfeld NOTES DE LA RÉDACTION Ce texte est la version française remaniée d’un article publié dans American Anthropologist (juin 2002, vol. 104, n° 2, pp. 611-627). Note de l’auteur : J’ai écrit cet article alors que j’étais Fellow au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, Stanford, Californie. Je rends hommage à son généreux soutien. La recherche qui y est exposée a été subventionnée par un prix du NSF SBR-93 19796 et une bourse du bureau du vice-président pour la recherche de l’université du Michigan. Je remercie Don Brenneis, Bambi Schieffelin, Ann Stoler, Robert Sussman, Kit Woolard et plusieurs autres lecteurs anonymes pour leurs commentaires de précédentes versions. RÉSUMÉ Très peu de travaux majeurs en anthropologie s’intéressent prioritairement aux enfants. On peut s’en étonner étant donné que presque toute l’anthropologie contemporaine est fondée sur la présupposition selon laquelle la culture est acquise et non innée. Cet essai examine les raisons de cette regrettable lacune et propose des motifs, à la fois théoriques et empiriques, pour y remédier. Selon l’auteur, la réticence à donner la première place aux enfants dans la recherche résulte de la conjonction de deux erreurs : d’une part, une conception appauvrie de l’apprentissage culturel qui surestime le rôle joué par les adultes et sous-estime la contribution des enfants dans la reproduction culturelle ; d’autre part, un manque d’appréciation de l’étendue et de la force de la culture des enfants, particulièrement dans le façonnage de la culture des adultes. L’auteur souhaite mettre en évidence le fait que cette marginalisation des enfants et de l’enfance empêche de comprendre l’émergence et la continuité des formes culturelles. Deux études de cas, qui explorent les croyances des enfants nord-américains en matière de

Pourquoi les anthropologues n'aiment-ils pas les enfants ? : Enfant et apprentissage

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> sommaire du numéro

terrain n°40 mars 2003Enfant et apprentissage

Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas lesenfants ?Lawrence A. Hirschfeld

NOTES DE LA RÉDACTION

Ce texte est la version française remaniée d’un article publié dans American Anthropologist(juin 2002, vol. 104, n° 2, pp. 611-627).

Note de l’auteur : J’ai écrit cet article alors que j’étais Fellow au Center for Advanced Studyin the Behavioral Sciences, Stanford, Californie. Je rends hommage à son généreux soutien.La recherche qui y est exposée a été subventionnée par un prix du NSF SBR-93 19796 etune bourse du bureau du vice-président pour la recherche de l’université du Michigan. Jeremercie Don Brenneis, Bambi Schieffelin, Ann Stoler, Robert Sussman, Kit Woolard etplusieurs autres lecteurs anonymes pour leurs commentaires de précédentes versions.

RÉSUMÉ

Très peu de travaux majeurs en anthropologie s’intéressent prioritairement aux enfants. On peuts’en étonner étant donné que presque toute l’anthropologie contemporaine est fondée sur laprésupposition selon laquelle la culture est acquise et non innée. Cet essai examine les raisons decette regrettable lacune et propose des motifs, à la fois théoriques et empiriques, pour yremédier. Selon l’auteur, la réticence à donner la première place aux enfants dans la rechercherésulte de la conjonction de deux erreurs : d’une part, une conception appauvrie del’apprentissage culturel qui surestime le rôle joué par les adultes et sous-estime la contributiondes enfants dans la reproduction culturelle ; d’autre part, un manque d’appréciation de l’étendueet de la force de la culture des enfants, particulièrement dans le façonnage de la culture desadultes. L’auteur souhaite mettre en évidence le fait que cette marginalisation des enfants et del’enfance empêche de comprendre l’émergence et la continuité des formes culturelles. Deuxétudes de cas, qui explorent les croyances des enfants nord-américains en matière de

contamination sociale, serviront à illustrer ce propos.

Mots clés : acquisition de savoirs culturels,anthropologie de l’enfance,cultureenfantine,race

ABSTRACT

Why don’t anthropologists like children?Few major works in anthropology concentrate on children, a curious state of affairs given thatvirtually all contemporary anthropology is based on the premise that culture is learned notinherited. Although children have a remarkable and undisputed aptitude for learning in generaland for learning culture in particular, anthropology has shown little interest in them and theirlives. What are the reasons for this lamentable lacuna? What theoretical and empiricalarguments can fill it in? Resistance to child-focused learning stems from two errors: 1)animpoverished view of cultural learning that overestimates the role adults play andunderestimates the contribution children make to cultural reproduction: 2) a lack ofappreciation of the scope and force of children’s culture, particularly in shaping adult culture.This “marginalization” of children and childhood keeps us from understanding how culturalforms emerge and are maintained. Two case studies of North American children’s beliefs aboutsocial contamination illustrate these points.

Keywords : acquisition of cultural knowledge,anthropology of childhood,children’sculture,North America,race

TABLE DES MATIÈRES

Pourquoi les anthropologues trouvent-ils les enfants inintéressants ?Les enfants ont-ils leur propre culture ?Comment les enfants apprennent-ils la culture ?Cooties et cultureLes cooties sont-ils réservés aux gens qu’on n’aime pas ?Les cooties sont-ils des microbes ?Les cooties sont-ils une forme de racisme ?Culture et cognitionConclusion

TEXTE INTÉGRAL

PDFTraduit de l’anglais par Florence Magnot

La question qui sert de titre est bien sûr à moitié sérieuse et peut induire en

erreur. Elle n’est qu’à moitié sérieuse dans la mesure où les anthropologues, en tant

qu’individus, aiment autant que n’importe qui les enfants ; il n’en reste pas moins

qu’ils voient en eux un sujet d’intérêt scientifique limité. Elle peut induire en erreur

car mon intention n’est pas seulement d’attirer l’attention sur cette marginalisation

des enfants, mais aussi de démontrer qu’il existe des raisons convaincantes pour

leur accorder la place qui leur revient en anthropologie.

On pourrait m’objecter que les anthropologues ont beaucoup étudié les

enfants, ainsi qu’en atteste la littérature portant sur les relations entre la culture, les

enfants et l’enfance. Comme le dit un observateur, « il y a suffisamment de travaux

d’anthropologie sur les enfants pour constituer une tradition » (Benthall 1992 : 1).

Ce qu’il importe de noter ici, c’est que ces divers travaux n’ont pas réussi à

constituer une tradition de recherches orientées sur les enfants (Hardman 1973 ;

Schwartz 1981 ; Toren 1993 ; Caputo 1995 ; Stephens 1998), ni à ramener ceux-ci de

la périphérie de l’anthropologie à son cœur.

L’anthropologie traditionnelle reconnaît tacitement que la recherche sur les

enfants est légitime. De façon générale, pourtant, il est admis qu’on peut la négliger.

D’après moi c’est strictement impossible. Mon objectif est d’examiner et de

proposer des moyens pour remédier à ce manque d’intérêt. Dans un premier temps,

je reconsidérerai cet étrange désintérêt, en me demandant pourquoi il est si

répandu et en suggérant que tout porte à penser que les recherches sur les enfants

devraient mobiliser l’attention, non seulement des spécialistes, mais des

anthropologues en général. Je proposerai ensuite une brève étude de cas pour

illustrer ce dernier point.

J’entends ainsi montrer que s’intéresser aux enfants, à leurs formes

culturelles spécifiques et à leur architecture mentale aide paradoxalement à mieux

comprendre l’expérience culturelle des adultes. Je fais l’hypothèse que de

nombreuses croyances culturelles des adultes se maintiennent précisément parce

que la pensée de l’enfant est organisée d’une certaine façon et parce que les enfants

configurent eux-mêmes leur environnement culturel. De nombreux faits culturels

ne sont stables et largement répandus que parce que les enfants éprouvent de la

facilité à les penser et à les assimiler (Sperber 1996). Une telle argumentation ouvre

des perspectives riches d’enseignements, et néanmoins négligées, sur le rapport

entre différents phénomènes de psychologie individuelle et sur leur rôle dans la

constitution de formes culturelles.

Pour aller vite, disons que l’anthropologie traditionnelle a marginalisé les

enfants en négligeant leur aptitude étonnante à acquérir la culture des adultes et,

moins visiblement, à créer leurs propres environnements culturels. Bien qu’il soit

indiscutable que les enfants acquièrent les moyens de participer à la culture dans

laquelle ils vivent, les processus de cette acquisition ont retenu relativement peu

l’attention – vraisemblablement parce que la plupart des anthropologues

considèrent que cela n’apporterait rien aux problématiques majeures de ce domaine

de recherche. En même temps, les enfants créent et investissent des cultures qui,

pour une large part, sont indépendantes et distinctes de celles des adultes avec

lesquels ils vivent. En fabriquant leurs propres traditions culturelles, les enfants

déploient des compétences intellectuelles singulières qui modèlent non seulement

leurs propres productions culturelles mais aussi celles des adultes. En considérant

les enfants comme des réceptacles dans lesquels la culture serait déversée,

l’anthropologie a, si l’on veut bien me passer l’expression, « mis la charrue avant les

bœufs ». Plus loin, j’illustrerai cette thèse à l’aide d’exemples concrets. Faute de

place, je me contenterai de proposer une certaine façon d’étudier les enfants, leurs

acquisitions et leurs productions culturelles et de suggérer des manières d’utiliser

ce savoir pour améliorer notre compréhension de l’environnement culturel en

général.

Comme je l’ai dit, l’indifférence de l’anthropologie à l’égard des enfants n’est

pas liée à l’absence de travaux les prenant pour objets d’étude, mais à leur faible

influence sur le courant dominant de cette discipline. Selon le Guide to Department

2000, on recense cent cinquante-cinq anthropologues, inscrits dans les dix

meilleurs départements du National Research Council. Sur ce nombre, seulement

neuf (y compris l’auteur de cet article) précisent s’intéresser aux enfants et à

l’enfance ; ce n’est pas nécessairement leur intérêt principal. Ils ne sont que quatre

à se consacrer prioritairement aux jeunes ou aux adolescents, un âge situé, par

définition, aux frontières de l’enfance.

Les publications reflètent cet état de choses. Entre 1986 et 2001, selon la

banque de données « Eureka », l’American Anthropologist n’a fait paraître que

trois articles sur les enfants (en excluant les comptes rendus de livres et les études

sur l’alimentation). La recherche d’articles dans lesquels figurent, comme mots clés,

les termes « enfant », « enfants », « soins aux enfants » ou « enfance » révèle

quatorze occurrences depuis 1904. Si l’on considère que les textes d’initiation

universitaire à l’anthropologie annoncent les études à venir, le futur n’est guère

encourageant. Dans une récente étude des vingt-neuf manuels d’anthropologie les

plus utilisés, Erika Friedl (2001) parle d’une situation à la fois « étrange et

déconcertante » : « A quelques exceptions près, les enfants ne font pas seulement

l’objet d’une sous-représentation dans nos textes mais aussi d’une théorisation

insuffisante et d’une totale indifférence. Cette dernière est si répandue que j’ai pris

le parti de ne pas faire la liste nominative des auteurs de manuels – le problème

tient moins, je crois, aux individus qu’à la profession dans son ensemble.

L’indifférence à l’égard des enfants est une pratique admise en anthropologie. »

On pourrait rétorquer que tous les sujets « intéressants » ne le sont pas aux

yeux de tout le monde. Il n’y a pas de raison a priori pour que le courant dominant

de l’anthropologie doive considérer les enfants comme un sujet de recherche

incontournable. Plusieurs particularités importantes incitent pourtant à penser que

tel devrait être le cas. La plus évidente est l’attachement de l’anthropologie

contemporaine à l’idée que la culture est acquise et non innée. Si l’acquisition des

compétences culturelles se poursuit tout au long de la vie, il est néanmoins évident

que c’est durant l’enfance que l’essentiel se passe. Partout, avant l’adolescence, les

enfants déploient des manières de donner du sens au monde culturellement

déterminées ainsi que des modes de comportement manifestement très évolués.

Même s’ils sont rarement considérés comme des experts, ils savent déjà

parfaitement, en entrant dans l’adolescence, participer d’une tradition culturelle

donnée.

Il ne s’agit pas là d’un fait à découvrir ou à établir. Presque toutes les

traditions populaires reconnaissent un tel état de développement et nombreuses

sont celles qui le commentent explicitement. Songeons, par exemple, au fait que les

« coûts » des transgressions sont calculés en fonction de l’âge de leurs auteurs. Les

erreurs des jeunes enfants sont relativement peu « coûteuses », elles entraînent peu

ou pas de sanction (Lancy 1996). Par contre, des erreurs culturelles commises par

des adolescents sont généralement considérées comme plus sérieuses et appellent

une critique directe, une punition ou d’autres sanctions. Vraisemblablement, ce qui

rend compte de cette différence de coût, c’est la conviction qu’à l’adolescence, ou un

peu après, un certain niveau de compétence culturelle est acquis. Cette observation

n’est d’ailleurs pas liée à une conception particulière de la culture. Que celle-ci soit

définie par des compétences intellectuelles, une certaine diversité de sentiments, les

moyens de réaliser des performances culturelles, la capacité de négocier des

relations culturelles ou les processus par lesquels des capitaux culturels inégaux

sont élaborés, c’est pendant l’enfance que la plupart de ces compétences sont

acquises. Dans la mesure où le travail de l’anthropologie consiste largement à

identifier, décrire et interpréter les actions humaines, l’exploration de leur genèse

devrait être l’une de ses préoccupations principales.

Appelons cela un impératif théorique. Une autre raison incitant à étudier les

enfants découle d’une sorte d’impératif de « gestion du sentiment de gêne ».

Imaginons le scénario suivant : un ethnographe travaille sur une population dont la

structure sociale est nettement stratifiée. Un groupe, dont l’identité culturelle est

fondée sur les valeurs de maturité et de compétence, exerce un pouvoir significatif

sur une classe subalterne dont l’identité est fondée sur les valeurs inverses. Il existe,

entre ces deux groupes dont les noms peuvent être approximativement traduits

dans la langue de l’observateur, des relations économiques, affectives et sociales

spécifiées par leurs cultures respectives. Il y a un contact constant et approfondi,

ainsi qu’un conflit sous-jacent, entre les membres du groupe subalterne et ceux de

l’élite. Bien que ceux-là soient largement plus nombreux que ceux-ci, le rapport de

force est soigneusement maintenu et prive systématiquement la population

dominée de tout pouvoir. Dans une telle culture, comme dans beaucoup d’autres,

les membres de l’élite parlent inlassablement de leurs clients subalternes et

semblent tirer leur sentiment d’identité et de compétence principalement de leurs

succès relatifs et des échecs de leurs clients. L’ethnographe passe en outre beaucoup

de temps dans le groupe subalterne, observant officieusement les activités de ses

membres, leurs transgressions publiquement punies et leurs succès publiquement

applaudis. Curieusement, il ne mentionne jamais, dans ses écrits, la population

subalterne, ne faisant guère référence aux relations économiques et affectives qui

dominent la relation de ce groupe avec l’élite.

Le sens de cet exemple est transparent. Une telle observation serait jugée

fondamentalement incorrecte ; le constat d’une longue inattention pour les

phénomènes de genre a provoqué, après débat, une réorientation significative du

champ des recherches. L’ethnographie et la théorie ignorant les femmes furent

décrétées incomplètes et biaisées. Notre ethnographe imaginaire pourrait

néanmoins chercher à détourner la critique en faisant observer que, contrairement

aux enjeux des relations entre sexes, construites et variant selon la culture et

l’époque, le rapport particulier entre l’élite et les subalternes, dont il a omis de

traiter, implique une relation de pouvoir, d’autorité, d’économie et de sentiment

qui, elle, est universelle – et nombre d’anthropologues ne se sentent pas tenus de

s’intéresser de près aux éléments invariants d’une situation donnée. Il n’est pas sûr

cependant que la différence de genre soit moins universelle et plus construite que

l’enfance. Toutes deux sont universellement présentes et toutes deux sont des

systèmes fondés sur l’inégalité, la discrimination et la subsistance. Il faut garder à

l’esprit qu’un traitement adéquat de la question de la différence sexuelle dans la

culture ne se borne pas à prendre simplement en compte les rapports entre les

sexes. De même, un traitement approprié de la question des enfants ne se limite pas

à reconnaître que ceux-ci sont liés aux adultes d’une façon particulière. « Ajouter

quelques enfants et agiter » n’est pas une instruction plus pertinente qu’« ajouter

quelques femmes et agiter ». Dans les deux cas, un véritable changement de regard

entraîne nécessairement une reconfiguration du champ des recherches.

La dernière raison pour placer les enfants au centre des préoccupations des

anthropologues tient à des considérations méthodologiques et théoriques. La vie et

l’expérience des enfants les rendent naturellement aptes à l’enquête

anthropologique. Sous sa forme la plus simple, l’anthropologie se définit comme

l’étude de la nature et de la portée des différences dans la façon dont diverses

populations agissent, pensent et parlent. Le comportement, la pensée et la parole

des enfants diffèrent systématiquement de ceux des adultes. Les outils

d’observation et d’analyse qui aident à mieux connaître les spécificités des Ashanti

et des Nuer, comme d’ailleurs des homosexuels à San Francisco ou des émigrants

circulant entre le nord du Texas et le sud du Mexique, sont suffisamment souples

pour permettre d’étudier les spécificités des enfants. De fait, des modifications

récentes de l’approche anthropologique font des relations unissant les adultes aux

enfants un sujet encore plus pertinent par rapport à la théorie de la culture. Les

sous-cultures et leurs interactions ont quasiment remplacé la culture comme objet

de l’enquête anthropologique. Les enfants, comme j’y reviendrai plus loin,

constituent des sous-cultures semi-autonomes qui peuvent être explorées en tant

que telles avec succès par les anthropologues, au même titre que les marchands de

rue sénégalais à Marseille, les cultivateurs de riz en Louisiane ou les physiciens des

hautes énergies à Lawrence Livermore. A mesure que la nature et la pratique des

formes quotidiennes du pouvoir se rapprochent du centre des préoccupations des

études culturelles, les dimensions modestes de l’expérience subalterne que donne à

voir la vie des enfants occupent elles aussi de plus en plus le centre de la scène

anthropologique.

Pourquoi les anthropologues trouvent-ils lesenfants inintéressants ?

Plusieurs explications ont été avancées pour rendre compte de cette

marginalisation des enfants. La « culpabilité » par association d’idées est peut-être

la plus courante. Les comparaisons hasardeuses entre la pensée des enfants et celle

des « primitifs » qui ont animé les débuts de l’ethnologie (par exemple Lévy-Bruhl

1979), et parfois certains développements ultérieurs (Hallpike 1979), suscitent de

toute évidence un malaise chez les anthropologues contemporains. Même si eux-

mêmes n’envisagent pas de les reprendre à leur compte, la mauvaise réputation de

ces comparaisons pour le moins gênantes – entre stades du développement

enfantin et stades d’évolution culturelle – peut avoir détourné certains de l’étude

des enfants. D’autre part, les enfants sont étroitement associés aux sphères

d’influence des femmes – la maison et le foyer. On a donc suggéré qu’ils subissaient

la même exclusion systématique du regard anthropologique que leurs mères

(Caputo 1995 ; James & Prout 1990). Cependant le tournant féministe de

l’anthropologie date maintenant de plusieurs dizaines d’années. Les femmes

tiennent une place appréciable dans la littérature anthropologique actuelle. Tout au

contraire, l’intérêt manifesté pour les enfants par le courant dominant de

l’anthropologie en est toujours à ses balbutiements, pour citer le bon mot de Sharon

Stephen(1998). Il n’est guère plausible que les enfants soient hors de portée du

regard scientifique parce que leurs mères l’ont été.

Le manque d’intérêt intrinsèque a aussi été évoqué, même si ce fut rarement

dans des termes ouvertement péjoratifs. Pour la plupart des anthropologues,

l’image des enfants la plus communément évoquée est celle d’adultes en devenir. Le

caractère liminaire, non sans quelque ironie quand on songe à l’intérêt considérable

de l’anthropologie pour les autres formes de frontières entre les âges, se traduit en

l’occurrence généralement par l’idée que les enfants sont des créatures dépourvues

de compétences culturelles, n’étant, au mieux, que de simples appendices de la

« société des adultes » (Bloch 1991 ; Caputo 1995 ; James & Prout 1990 ; Schwartz

1981 ; Toren 1993).

Mais un manque d’intérêt intrinsèque ne se traduit pas non plus forcément

par une absence d’étude. S’intéresser exclusivement aux adultes n’empêche pas, en

principe, de s’intéresser aux enfants. Cela rend même les enfants sans doute encore

plus intéressants. S’ils sont bien, après tout, des appendices de la société des

adultes, c’est en y jouant souvent un rôle central (même s’ils sont fréquemment des

figurants silencieux) dans les activités courantes et privilégiées. Les rites de

passage, la logique même de l’échelle des âges et les notions de descendance et

d’alliance tournent tous autour de la présence d’enfants et de jeunes. Quand bien

même les enfants ne seraient que des adultes en devenir, voilà qui devrait attirer et

non repousser la curiosité du courant dominant en anthropologie. Les enfants sont

des créatures significatives dans presque toutes les sociétés. Les pratiques touchant

aux soins qu’on leur prodigue et à leur alimentation sont reconnues à l’intérieur

d’une société et servent fréquemment de sujets de conversation. De fait, presque

tous les systèmes culturels considèrent l’« enfant » comme un fait naturel, même si

les éléments constitutifs de cette entité sont sujets à variation (Ariès 1962). Les

notions d’« enfant », d’« adulte », de « parent », de « descendance » sont produites

par une culture donnée et il est difficile d’imaginer un concept quotidien

prétendument « naturel » qui soit à ce point culturel. Depuis toujours et partout, les

gens partagent des croyances sur ce que sont les enfants et sur ce qu’il faut en

« faire ». Les enjeux entourant l’immaturité sociale et culturelle sont d’un intérêt

vital pour ceux dont les pratiques et les croyances intéressent au plus haut point les

anthropologues. En considérant les enfants comme de simples appendices de la

société des adultes, l’anthropologie leur a ôté tout intérêt inhérent. Cela donne une

idée de la situation sans l’expliquer car la qualité d’« appendice » ne confère pas

nécessairement le statut d’intérêt secondaire : le bras a beau être un appendice, il

n’est pas d’un intérêt secondaire pour les spécialistes des membres.

Il faut chercher ailleurs les causes de la résistance anthropologique. L’image

vague que l’anthropologie se fait des enfants reflète une tendance plus générale de

la science sociale américaine à considérer l’enfance comme une étape sur le chemin

de l’âge adulte, « complet, reconnaissable, et, […] de manière hautement

significative, désirable » (Jenks 1996 : 9). L’idée sous-jacente est que les enfants, et

plus spécialement les très jeunes enfants, sont radicalement différents des adultes

qui les entourent et ne sont pas leurs égaux. Ce qui importe ici, c’est qu’ils sont

situés à un moment de transition vers la compétence culturelle plutôt qu’occupant

une position de maîtrise véritable. En conséquence, la réflexion sur les enfants est

transformée, de façon tout à fait révélatrice, en propos sur les adultes et sur leur

manière d’organiser un environnement dans lequel les enfants se développent, en

facilitant leur acquisition des compétences culturelles propres à la société dans

laquelle ils vivent. Toren fait astucieusement remarquer que la découverte que les

enfants deviennent « ce que leurs adultes sont déjà […] n’a que peu de rapport avec

une analyse de la relation entre adultes » (1993 : 461). Connaître les relations entre

les adultes et leurs enfants fournit en conséquence peu d’informations sur celles

entre adultes, principal centre d’intérêt de l’anthropologie.

Le corpus de recherches explorant la vie des enfants le plus familier aux

anthropologues est la littérature concernant la socialisation, littérature qui

témoigne de ce filtrage de l’enfance par un regard d’adulte. En se concentrant sur

l’état final adulte et sur l’influence exercée par les adultes pour « atteindre cet

objectif », les études font apparaître les activités des enfants comme auxiliaires ou

subordonnées. Par conséquent, les contributions des enfants à leur propre

développement sont souvent cachées, sinon totalement effacées.

La théorie de la socialisation surestime donc souvent l’influence des adultes.

Plusieurs études ont montré que les adultes s’acquittent fréquemment moins bien

qu’on ne le suppose en général de la tâche consistant à façonner le savoir, la

personnalité et l’attitude de leurs enfants (Harris 1998 ; pour des exemples

empruntés à l’anthropologie, voir Toren 1993 qui les passe très bien en revue ; voir

aussi Hirschfeld 1989a et Mead 1932). Il est difficile d’imaginer à quel point les

enfants sont doués pour acquérir la culture et combien la « transmission

culturelle » est effectivement problématique si l’on attribue excessivement et

généreusement aux adultes tout le mérite de la leur enseigner. Les enfants finissent

généralement par ressembler à leurs aînés dans certains domaines décisifs.

Pourtant, s’il en est ainsi c’est le résultat de bien plus qu’une « socialisation » vers la

vie adulte.

En ce qui concerne la reproduction culturelle, la surestimation de

l’importance de la socialisation n’est pas seulement liée à ce que les chercheurs

recherchent mais aussi à l’endroit où ils le cherchent. Il est largement admis que

l’environnement approprié pour étudier la transmission et l’acquisition de la

culture est celui des adultes, une stratégie logique si l’on considère ces derniers

comme les principaux agents de la socialisation. En conséquence, si l’on suppose

que les adultes créent les mondes culturels dans lesquels les enfants sont introduits

et qu’ils contrôlent pour une grande part les processus qui y conduisent, alors il

semble adéquat d’accorder aux adultes une telle attention. En revanche, si l’on

cherche à comprendre comment les enfants contribuent à fabriquer de la culture, il

serait plus approprié de mettre l’accent sur l’arène dans laquelle ils s’y appliquent,

c’est-à-dire leur vie avec les autres enfants, ce qui est quelquefois désigné comme

« la culture des enfants ».

Les enfants ont-ils leur propre culture ?

L’idée que les enfants ont leur propre culture pourra paraître saugrenue à

certains lecteurs. Les enfants peuvent être mal à l’aise dans la culture des adultes,

voire, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord et dans les sociétés du nord

de l’Europe, lui opposer une résistance. Il reste que le cadre de référence est

toujours la tradition culturelle dominante. C’est là où le bât blesse. Dire que les

environnements culturels sont multiples est désormais un lieu commun. A tout

moment, l’environnement culturel dans lequel un individu évolue est fragmenté,

fluide, partiellement contradictoire et négociable – du point de vue de l’information

et du pouvoir. Tous les environnements culturels sont eux-mêmes composés de

sous-environnements multiples, en compétition les uns avec les autres. Reconnaître

que la culture des enfants est l’un de ces sous-environnements ne devrait poser

aucune difficulté a priori. De fait, cela n’en a pas posé à de nombreux spécialistes

(Corsaro 1997 ; James & Prout 1990 ; Opie & Opie 1960 ; Maltz & Borker 1986 ;

Goodwin 1990 ; voir aussi Willis 1981 ; Eckert 1989). Non seulement les enfants

vivent dans les sphères culturelles des adultes avec lesquels ils partagent un certain

espace – ce qui va de soi –, mais ils créent et maintiennent des environnements

culturels propres. L’environnement dans lequel la reproduction culturelle intervient

n’est par conséquent pas nécessairement, ni même principalement, le ou les

environnements culturels propres aux adultes mais bien celui des enfants.

Il est admis que les enfants participent à des activités très spécialisées, dont

les adultes sont largement exclus. Personne ne conteste non plus qu’ils développent

et maintiennent des pratiques sociales, des réseaux de relations et des codes qui

sont propres à leurs espaces sociaux et physiques. La notion de culture de l’enfance,

pourtant, vise davantage que les activités spécialisées centrées sur les enfants. Les

cultures des enfants comprennent des environnements qui non seulement sont

distincts mais encore indépendants des environnements adultes qui les englobent.

Les enfants maintiennent un large répertoire de jeux et de chansons – des formes

culturelles – qui n’apparaissent pas liés à la culture des adultes, des formes qui

« circulent d’un enfant à l’autre, au-delà de l’influence des […] adultes [qui] ne

savent rien d’elles […]. De génération en génération, cette culture florissante et sans

complexes demeure insoupçonnée du monde sophistiqué (sic) et assez peu affectée

par lui » (Opie & Opie 1960 : 1). En construisant leur propre environnement, les

enfants s’engagent dans le même type d’activités, déploient les mêmes types de

relations de pouvoir, d’autorité et de statut et font appel aux mêmes expériences

significatives que les adultes quand ils créent et habitent leurs propres sphères

culturelles.

Comment les enfants apprennent-ils laculture ?

Le défaut d’appréciation de la richesse des compétences culturelles des

enfants et des formes culturelles qu’ils créent et entretiennent par eux-mêmes a

empêché de voir à quel point une anthropologie de l’enfance – pour nommer ce qui

sous-tend mon projet – devrait tenir une place centrale dans toute tentative pour

comprendre la reproduction culturelle. Les théories de la reproduction culturelle –

ou celles qui se penchent sur ses perturbations – ne sont adéquates que dans la

mesure où elles sont fondées sur une prise en compte réaliste des vies et des forces

qui façonnent les vies des individus assurant une telle reproduction. J’ai suggéré

cependant que le courant dominant de l’anthropologie avait déployé une constante

aversion envers les enfants, une résistance à une anthropologie de l’enfance. Ce

n’est pas seulement que les enfants font plus que ce que beaucoup de gens veulent

bien reconnaître. Qu’ils le fassent si exceptionnellement bien est un point de

tension pour de nombreux anthropologues.

Il est admis que les enfants apprennent remarquablement bien et ont un

talent particulier pour étudier la culture. Ils acquièrent rapidement et facilement la

capacité à se glisser sans le moindre heurt dans la vie culturelle qui les entoure.

Cette adaptation à une culture spécifique est liée à des capacités profondément

ancrées. Peu de gens seraient satisfaits d’expliquer l’acquisition culturelle par un

simple processus d’imitation. Les enfants ne singent pas la culture, ils l’apprennent

ou l’acquièrent. Ils en arrivent à représenter les informations culturelles, les

manipulent et les utilisent comme base pour comprendre le monde et organiser leur

action. Représentations, manipulations et calculs sont des phénomènes

psychologiques. L’anthropologie – y compris la majeure partie de l’anthropologie

psychologique – s’est longtemps refusée à reconnaître – et a fortiori à explorer

systématiquement – les états psychologiques internes. On exagère à peine en disant

que l’anthropologie depuis Durkheim a manifesté une constante aversion à l’égard

de la psychologie (voir Strauss & Quinn 1997, chapitre 2 pour un traitement global ;

pour un récent commentaire sur le sujet voir aussi Bloch 1998 ; Sperber 1996 ;

Hirschfeld 2000).

Poser le problème de l’expérience et du développement des enfants en

termes psychologiques ne revient pas à dire que la culture est le mental, qu’elle peut

s’y réduire, ou même qu’il existerait quelque sous-ensemble de notre savoir qui

serait spécifiquement culturel. Il s’agit plutôt de suggérer que participer à un

environnement culturel, c’est participer à un ensemble donné de relations

cognitives causales gouvernant la distribution d’un corpus de savoirs (Sperber

1996). Le passage des formes culturelles d’une génération à l’autre à travers

l’enseignement et l’imitation de modèles, sous des formes à la fois directes et

indirectes, est un principe fondamental de l’anthropologie. Comme je l’ai dit, cet

argument présente une cause implicite de la transmission culturelle – certaines

habitudes parentales permettent la réalisation d’expériences enfantines qui

façonnent les identités individuelles et collectives – et il conduit à identifier la

prédominance de certaines pratiques culturelles avec leur reproduction.

Certes l’apprentissage culturel est empiriquement inévitable. Les êtres

humains sont, dès leur naissance, des créatures culturelles façonnées par

l’environnement culturel qu’elles occupent. La culture sature si complètement

l’environnement que ne pas l’acquérir semble presque impensable. L’hypothèse,

habituellement tacite, est qu’en exposant un individu à une gamme de savoirs

culturels, celui-ci en acquiert une version plus ou moins fidèle. L’autre hypothèse

implicite est que la majeure partie du savoir culturel est exprimée par des modes de

comportement, des paroles et des objets fabriqués que l’apprenant va finir par

reconnaître. Comme l’enseignement supérieur serait facile si l’apprentissage se

déroulait ainsi ! Si l’on veut bien admettre qu’il n’en est pas ainsi, on comprend que

cette hypothèse est pour le moins insuffisante. Même en assortissant cette théorie

de l’apprentissage de quelques correctifs (par exemple, en convenant que le savoir

s’acquiert seulement s’il est clair, informatif, pertinent pour l’apprenant et si ce

dernier est motivé), la théorie demeure insuffisante. Quiconque a tenté d’apprendre

à un adolescent les règles élémentaires de politesse peut en témoigner. Il n’existe

aucune confirmation sérieuse de l’hypothèse selon laquelle le savoir, et

particulièrement le type de savoir abstrait contenu dans les schémas culturels, les

modèles, les symboles clés ou les régimes de vérité, pourrait s’acquérir par simple

exposition et sans que l’apprenant y joue un rôle considérable (Hirschfeld 2001).

Une telle proposition en surprendra plus d’un. Après tout, le savoir culturel

manifeste une présence ostentatoire. Il est à la fois partout et redondant puisque

chaque acte, chaque représentation publique, a un caractère culturel qui les marque

de façon indélébile. Que les enfants apprennent à être des acteurs culturels, qu’ils

acquièrent facilement du savoir culturel en vivant simplement dans un

environnement culturel riche, cela semble aller de soi. C’est encore plus

vraisemblable pour les théories considérant les cultures comme des

environnements délimités, relativement stables et homogènes, peuplés d’acteurs

qui partagent systématiquement des intérêts et un savoir. En revanche, si les

cultures – les environnements culturels – sont des mondes discontinus dans

l’espace, fragmentés, fluides, contestés et en perpétuelle transformation, comme il

est de plus en plus courant de le dire (Brightman 1995 ; Dirks et al. 1994 ; Gupta &

Ferguson 1997), peu importe alors que ces environnements soient visibles ou

culturellement saturés, apprendre à partir d’eux n’est plus chose aisée. Apprendre

« que x » quand tout le monde autour de vous dit « x », se comporte comme si « x »

était vrai et place une valeur morale commune dans « x », serait probablement

beaucoup plus facile que d’apprendre « que x » quand « x » est discuté, contesté et

fait l’objet d’un débat moral et politique. Etre capable d’apprendre « que x », dans

ces conditions, suppose des individus ayant un talent significatif pour identifier ce

qui est une information pertinente dans cet environnement, et ignorer ce qui ne

l’est pas.

Les anthropologues n’ont jamais accordé aux enfants le genre de talent – le

rôle d’intermédiaire – nécessaire pour accomplir cette tâche. L’acquisition du savoir

culturel est, de fait, un accomplissement si important que les anthropologues ont

tendance à négliger la part essentielle de la contribution des enfants à la création,

au développement et à la distribution des formes culturelles (Sperber & Hirschfeld

1999). Considérer l’acquisition du savoir comme un processus linéaire, ou, plus

exactement, d’une simplicité linéaire, renforce certes la position des chercheurs,

mais, comme plusieurs anthropologues l’ont récemment observé, les choses ne se

passent pas ainsi (Bloch 1998 ; Strauss & Quinn 1997 ; Wertsch 1998).

L’acquisition du savoir culturel est un processus asymétrique, non parce que

l’expert est un expert et le novice un novice, mais parce que l’enfant est doté de

facultés cognitives spécifiques et de programmes spécialisés dans certains domaines

qui permettent le développement (Hirschfeld & Gelman 1994). D’une certaine

façon, le novice est un expert : un expert en apprentissage. Sans l’architecture

singulière de l’esprit de l’enfant, la culture serait tout bonnement impossible. Il ne

s’agit pas seulement pour moi de proposer une banale réflexion sur le fait que

l’esprit est individuel, réflexion qui serait certes intéressante mais très peu

pertinente dans le cadre de recherches anthropologiques. J’affirme ici que la culture

ne peut être comprise autrement qu’à travers l’architecture cognitive des enfants,

laquelle a évidemment partie liée avec celle des adultes (Hirschfeld 1996, 1997).

Cooties et culture

Je me pencherai sur deux cas précis, qui illustreront les faits évoqués plus

haut, à savoir l’existence d’une tradition culturelle propre aux enfants, l’existence

d’une tradition similaire chez les adultes, et enfin les prédispositions et

compétences cognitives régissant les relations entre les deux. Ces deux traditions

sont des produits culturels de la société américaine, encore qu’elles aient leur

équivalent dans une large gamme de cultures. Les deux exemples pris, les traditions

préadolescentes des cooties [1] et la façon « adulte » d’envisager la race, semblent à

première vue n’avoir rien à voir l’un avec l’autre. Je m’efforcerai de prouver qu’il

n’en est rien. Je chercherai, en particulier, à montrer comment la mise en œuvre

d’un programme d’apprentissage spécialisé, dans un environnement culturel

spécifique, rassemble les conditions requises pour que les enfants créent et

maintiennent un « simple » jeu et pour que les adultes organisent et entretiennent

un accès fondamental au pouvoir, à l’autorité et aux ressources disponibles. Ayant

déjà écrit ailleurs plus longuement sur la race et la façon de la penser (Hirschfeld

2000, 1989a, 1996, 1997), je serai bref sur ce sujet. Les données sur les cooties

n’ayant au contraire pas encore été exposées, je les présenterai ici plus en détail.

Ces dernières années, mes collaboratrices – Susan Gelman, Rachel Heiman,

Gail Heyman, Katie Hinds, Barbara Hofer, Oren Kosansky, Ivelisse Martinez et

Heidi Schweingruber – et moi avons examiné une kyrielle de pratiques et de

croyances des enfants nord-américains concernant les cooties. Nous avons observé

les jeux spontanés d’enfants de deuxième et de quatrième année d’école primaire,

interviewé des enfants en petits groupes et individuellement à l’école et finalement

demandé à un autre groupe d’école primaire, de deuxième et quatrième année

également, de participer à plusieurs expériences. Les enfants venaient de deux

horizons différents. Le premier groupe était constitué par plusieurs écoles, à

l’intérieur et aux alentours d’une ville universitaire du Midwest, principalement

fréquentées par des Blancs de la classe moyenne. Le second regroupait des écoles

situées à environ 50 miles des précédentes, fréquentées par des enfants venant de la

campagne ou d’une petite ville et largement issus de la classe ouvrière. Environ la

moitié de ces écoliers étaient blancs.

De façon très générale, les cooties sont une maladie contagieuse socialement

transmise d’un enfant à un autre, une sorte de contamination interpersonnelle.

Selon une source, le terme cootie vient d’une transformation du mot colonial

britannique signifiant « pou » qui a été popularisée par les vétérans de la Première

Guerre mondiale à leur retour (Samuelson 1980). En accord avec cette

interprétation, l’Oxford English Dictionary définit cootie comme un pou du corps

et suggère qu’il pourrait être dérivé du malais Kutu qui signifie « un insecte

parasitaire et piquant ». L’usage qu’en font les enfants nord-américains est parfois

conforme à cette définition. Plus fréquemment, les enfants décrivent les cooties

comme quelque chose qui ne peut être vu mais qui est désagréable (bon nombre

d’enfants utilisent l’une de ces trois métonymies pour décrire les cooties : les

particules invisibles associées à des microbes, à des flatulences ou à des « crottes

de nez »). Les adultes, en puisant vraisemblablement dans leurs souvenirs

d’enfance, parlent indifféremment de cooties et de poux. Un auteur a, par exemple,

intitulé « Le contrôle des cooties » un article qui conseillait les parents sur la

meilleure façon de traiter les épidémies de poux, bien qu’il ne fût fait nulle mention

des cooties dans le corps du texte (Nathanson 1997).

Dans l’écrasante majorité des cas cependant, on parle de cooties, à la fois

chez les adultes et les enfants d’Amérique du Nord, pour désigner la transmission

par les enfants d’une contamination invisible passant d’un enfant (appartenant

souvent à un groupe stigmatisé) à un autre et les mesures prophylactiques mises en

place contre cette contamination. On en dénombre plusieurs, y compris des

« pièges à cooties » en papier, des piqûres imaginaires et une certaine façon de

croiser les doigts ou les mains : « Si tu croises les mains, tu n’en attrapes pas. Si tu

grimpes à un piquet, tu n’en attrapes pas » ; « Si tu n’aimes pas quelqu’un et que tu

le touches, tu peux en attraper sauf si tu croises les doigts » ; « Si les cooties sont

chez toi, ferme les portes à clé et éteins toutes les lumières. »

Les cooties ont été peu étudiés. Les deux études remarquables sur le sujet

sont le travail de Samuelson (1980) et la longue discussion dans Gender Play de

Thorne (1993). On en a beaucoup traité sous l’aspect fictionnel. Plusieurs romans

écrits par des adultes, certains visant un lectorat adolescent et d’autres un public

adulte, ont utilisé le folklore des cooties et ses pratiques pour exprimer l’idée d’une

profonde souillure sociale, de la frayeur et de l’exclusion (Hayter 1997 ; Holub

1998). Dans l’ensemble cependant, les cooties rentrent dans les activités des enfants

des classes maternelles, leur existence est jouée par des enfants, régulée par des

enfants et vécue par des enfants. Si la culture de l’enfance se compose de formes

culturelles semi-autonomes entretenues par des pratiques enfantines, l’usage des

cooties est exemplaire.

Les cooties sont invisibles mais pas les pratiques qui les entourent. Le

scénario type implique un enfant ou plusieurs qui font savoir autour d’eux, avec des

gestes ou d’autres manifestations de dégoût et d’horreur, qu’ils sont entrés en

contact avec les cooties de quelqu’un d’autre. L’enfant « contaminant » peut être

identifié comme un individu ou bien, plus typiquement, comme le représentant

d’une catégorie sociale : « Si une fille me touche alors je dis “Rrrrr !” ; si on touche

quelqu’un, si on touche un garçon, les filles n’aiment pas les cooties des garçons et

les garçons ne veulent pas attraper ceux des filles […] les garçons fuient les filles. »

Ces comportements peuvent apparaître, et c’est ce qu’ils sont parfois en effet,

comme la répétition hyperbolique, physique et ludique de rituels de fuite devant le

sexe opposé, phénomène commun chez les préadolescents. Les attributions de

cooties sont cependant souvent plus sérieuses et le caractère parfois gai du « jeu »

ne masque pas complètement des sentiments beaucoup plus profonds.

Ce fut illustré avec force par une interaction observée au tout début de notre

travail collectif sur l’ethnographie de la culture des enfants, lorsque l’une des

collaboratrices principales du projet, Ivelisse Martinez, a été le témoin direct de

l’intensité de la peur suscitée par les cooties. Martinez bavardait avec un groupe

d’enfants de 9 ans dans une salle de classe (la conversation ne portait pas sur les

cooties) quand une petite fille s’est approchée du groupe et s’est assise sur une

chaise restée libre. Presque immédiatement, elle a eu l’air bouleversée. Martinez lui

a demandé ce qui n’allait pas. La petite fille a répondu précipitamment qu’elle

venait de réaliser que le dernier enfant à utiliser la chaise avait des cooties. La

remarque n’avait aucun lien avec la discussion en cours et n’était pas provoquée par

quoi que ce soit d’autre observé par Martinez. Elle était convaincue que la réaction

de la petite fille n’était ni feinte ni fantaisiste mais l’expression d’une véritable peur

de la contamination.

A certains égards, l’événement était exceptionnel. De façon caractéristique,

les cooties impliquent une contamination, ou le danger d’une contamination, qui

menace quand le sujet porteur de cooties et le sujet potentiellement infecté se

trouvent, de fait, au beau milieu d’une interaction. Les cooties ne sont pas attribués

à contre-temps. En dépit de ce fonctionnement en « temps réel », les attributions

sont entourées d’une certaine incertitude. Non seulement un enfant ne sait jamais

quand il (ou elle) va « en attraper », mais encore il ne sait jamais quand il est

susceptible d’être accusé d’en « donner ». A la différence, par exemple, d’autres

formes culturelles qui comportent aussi l’idée de souillure – la contamination des

castes en Asie du Sud semble ici un point de comparaison approprié –, la

contamination par les cooties n’est pas une menace constante contre laquelle des

protections régulières et habituelles seraient disponibles. Il n’y a pas non plus de

circonstances spécifiques qui favorisent l’apparition d’une menace de cooties, ni

même une personne ou un groupe en particulier – comme il en existe, dans

certaines sociétés, concernant les femmes en période de menstruation. En bref, il

n’y a pas de contextes spécifiques, ni de classes de personnes pour lesquelles ou de

la part desquelles le risque de contamination serait invariablement présent. La

même personne peut être une source de cooties à un moment puis inoffensive peu

après. Et, en réalité, une part de l’excitation générée par le phénomène semble

dériver de son caractère imprévisible.

Etant donné cette association avec le dégoût et la contamination, il n’est

guère surprenant que les cooties servent aussi d’« armes » offensives, comme

lorsqu’un enfant tente d’en infecter un autre en lui attribuant une « étiquette de

cootie » (Samuelson 1980 ; Thorne 1993). Iona et Peter Opie (1969 : 75) classent

une variante britannique (to have the dreaded lurgy, « attraper le microbe ») sous

la rubrique « Le contact à effets nocifs », dans leur section des « Jeux de

poursuite ». Bien que l’attribution d’une contamination se fasse souvent

joyeusement et sous la forme d’un jeu, elle peut aussi être stratégique et sérieuse.

Les attributions sont fréquemment utilisées dans l’intention familière et cruelle

d’exclure les enfants impopulaires, nouveaux venus ou stigmatisés en quelque

façon. Les romans que j’ai mentionnés plus haut reflètent spectaculairement cet

aspect. Dans l’un d’entre eux, intitulé Ivy Green, la reine des cooties et destiné à un

public d’enfants des premières années d’école primaire, Holub (1998) raconte

l’histoire d’une petite fille stigmatisée par une rumeur, lancée par les filles

« populaires », selon laquelle elle aurait des cooties. Plus spectaculaire encore – du

moins pour les adultes – est ce roman destiné à un public adulte et intitulé La

Revanche des filles à cooties, dans lequel Hayter (1997) décrit de façon saisissante

le traumatisme dura-ble d’une exclusion sociale à l’école primaire en racontant son

expérience personnelle de fille « infectée ». La force d’une telle situation est

soulignée lorsqu’elle explique à une amie japonaise, qui ne comprend pas, qu’une

fille infectée de cooties est une paria.

L’authenticité de l’émotion suscitée par les cooties – et le souvenir durable

qui en reste – a été curieusement exprimée dans le New York Times durant les

primaires de l’élection présidentielle de 2000. L’article, publié dans la section

« Sunday Week in Review » (un passage en revue de l’actualité de la semaine publié

le dimanche), illustrait la tension croissante entre les deux candidats démocrates en

tête par la description suivante : « Le vice-président a continué de parler de M.

Bradley comme d’un ami – du moins jusqu’à leur débat sur le plateau du Point avec

la presse où M. Gore a tendu la main […] et où M. Bradley l’a toisé d’un air qui

voulait dire : “Bah, des cooties” » (Henneberger 2000). La simple mention des

cooties devant ma classe d’étudiants de premier cycle pendant mes cours déclenche

un flot de souvenirs et provoque invariablement une sensation de malaise et des

rires nerveux. Comme les immigrants dont les souvenirs d’enfance sont d’une

remarquable précision, parce qu’ils évoquent non seulement un moment de leur vie

mais aussi une culture particulière et souvent des expériences sensorielles

(Hoffman 1994), les adultes nord-américains ont peu de difficultés à retrouver des

souvenirs à propos des cooties et à éprouver à nouveau les affects qui y sont

attachés.

Nous avons découvert que, paradoxalement, en dépit de la force

instrumentale des cooties et de leur rémanence, les enfants donnent des réponses

étonnamment vagues quand on les interroge sur le sujet, tendance également notée

par Samuelson (1980). La tradition des cooties n’est pas structurée

intellectuellement. En réponse à nos questions, un enfant utilisera un langage

approprié pour décrire des particules familières, mais invisibles, comme les

microbes (« Les cooties sont comme les microbes, ils ont des microbes sur eux » ;

« Ils te donnent des mauvais microbes qui peuvent te tuer »), ou d’autres qui sont

associées à des manquements à l’hygiène personnelle (« D’habitude, si un de mes

copains fait sur lui, il a des cooties » ; « Quand quelqu’un se gratte le nez ou mange

ses crottes de nez » ; « Les cooties c’est quand quelqu’un lèche le pied de la chaise

ou mange du papier » ; « Quand tu es à côté de quelqu’un et qu’il pète, il peut peut-

être te donner des cooties »). En d’autres occasions, les enfants utilisent un langage

plus propre à décrire des associations négatives ou des comportements déviants

(« Si tu n’aimes pas quelqu’un et que tu le touches, tu peux en attraper » ; « Les

gens qui ont des cooties volent des trucs aux autres, ils se battent et ils battent les

filles. Ils sont méchants » ; « D’habitude on attrape des cooties quand quelqu’un fait

quelque chose de mal »). Il n’est pas rare que les enfants utilisent des formulations

mitigées, en particulier en faisant précéder des commentaires sous-entendant une

approbation par des expressions d’incrédulité : « Je ne crois pas qu’ils soient vrais.

S’ils l’étaient, ils sont probablement si petits qu’on ne peut pas les voir » ; « Je ne

les aime pas. Parce que c’est juste un jeu auquel je n’aime pas jouer. J’aimais bien

avant, mais plus maintenant. Je n’aime pas, vraiment pas, c’est dégoûtant […].

Toutes sortes de gens en attrapent. »

Ces remarques vagues et fluctuantes ne signifient pas que la référence aux

cooties est flottante mais plutôt qu’elle est désordonnée. Il suffit de noter que ce

« désordre » se retrouve dans l’espace et le temps. Thorne (1993) note la même

tendance dans les pratiques et les croyances de certaines communautés de

Californie (où sont mêlées des populations d’origine mexicaine, latino-américaine

et anglaise), dans le Michigan et sur la côte est. De même, nos interviews, tout

comme celles menées par Samuelson (1980), révèlent une grande cohérence entre

les réminiscences des adultes et les habitudes des enfants qui leur sont

contemporains. Plus frappante encore est la récurrence de certains « jeux » dans

toutes les cultures. Samuelson (1980) rapporte des variantes anglaise, espagnole,

malgache et néo-zélandaise des cooties. Peter et Iona Opie (1969 : 75-78) racontent

un jeu britannique, The Dreaded Lurgi, « attraper le microbe », dont le nom est

dérivé soit d’un programme de radio contemporain, soit, plus curieusement, d’un

prétendu mal que l’on « trouverait » en East Anglia et qui affecterait les « gens

paresseux ». Ils notent cependant que la forme basique existe « depuis des

générations ». Il s’agit d’une sorte de « jeu de chat » où le poursuivant transmet,

par un contact de peau à peau, une substance « mauvaise ou écœurante ». Comme

l’attribution de cooties, le jeu de chat Lurgi n’est pas toujours joyeux et sans

conséquences. Une institutrice dit avoir découvert ce jeu lorsqu’une écolière est

venue la trouver en pleurant, parce que « tout le monde disait qu’elle l’avait », une

plainte pour le moins dérangeante qui a été rapportée dans « plusieurs écoles,

grandes et petites ».

Comme les cooties, le lurgy (orthographe de l’East Anglia) souligne les

sentiments négatifs éprouvés envers des enfants stigmatisés : « A Norwich on

trouve le mot lurgy dans le langage courant des enfants – “Tu es lurgy” = “tu as

attrapé le microbe” » mais avec le sous-entendu que la personne est « stupide,

dingue, tarée, cinglée [ou] imbécile ». Des procédures similaires se retrouvent dans

toute la Grande-Bretagne et « de tels jeux sont pratiqués dans le monde entier : à

Auckland, en Nouvelle-Zélande, quand un garçon est touché par une fille, les autres

se moquent de lui en criant “tu as des puces de fille” » (Opie & Opie 1969).

Peter et Ilona Opie décrivent des formes comparables en dehors du

Royaume-Uni : « A Valence, le jeu ordinaire de chat se nomme “tu portes la pusa”

(tu as la puce). A Massa dans la baie de Naples, le jeu est la “Peste” et à Madagascar

[…] l’enfant qui faisait le chat était un boka, un lépreux, et quand il touchait

quelqu’un, sa lèpre était transmise à celui qui avait été touché, qui à son tour devait

se débarrasser de sa maladie sur quelqu’un d’autre. »

Une production comparable de la culture des enfants existe au Japon. Les

engacho sont des procédures prophylactiques utilisées contre une forme de

contagion sociale ayant un certain nombre de traits communs avec les formes dont

je viens de parler. La situation typique qui déclenche une procédure d’engacho est

celle où un enfant est souillé parce qu’il a été sali, par exemple par un contact avec

des excréments de chien (mais qui pourrait être autrement stigmatisé, par exemple

pour son appartenance à une minorité ethnique). La contamination successive des

autres enfants ne se fait donc pas par le contact avec la substance souillée mais

plutôt en raison de ce contact. Ainsi, comme pour les cooties et plusieurs autres

formes déjà mentionnées, la contamination sociale résulte du contact avec une

substance invisible, essentiellement abstraite, qui passe d’un enfant à un autre.

Pour prévenir la contamination ou la faire cesser, les procédures d’engacho mises

en place impliquent des croisements de doigts qui rappellent aussi les rites des

cooties. Comme aux Etats-Unis, les auteurs contemporains ont utilisé les engacho

pour interroger les souvenirs nostalgiques des adultes. Les documents présentés

étaient fournis par Yu Niiya [2] . En plus de l’évocation de ses propres souvenirs,

elle a découvert un site de discussion sur internet consacré spécialement aux

engacho. Sur celui-ci, il y avait une conversation, dont elle m’a envoyé copie, à

propos d’un film d’animation récent intitulé Sen to Chihiro no Kami Kakushi (Le

Voyage de Chihiro) de Hayao Miyazaki, qui dépeignait une scène d’engacho. Sen

(l’héroïne, une petite fille de 10 ans) se rend dans un pays magique et tue un

horrible monstre en le piétinant. Elle croise alors son pouce et son index et dit :

« Engacho ! » Le vieil homme voit cela et défait la boucle formée par ses doigts avec

la paume de sa main en disant : « Engacho kitta. » Et Sen se sent finalement

délivrée.

La discussion a apparemment commencé sur les enjeux des variations

régionales des procédures d’engacho et la possibilité que certains spectateurs n’y

soient pas familiers.

L’important, dans ces divers exemples, n’est pas que les pratiques de cooties,

d’engacho, de « contagion par le microbe » soient ou non des versions du même

phénomène. Elles ne sont pas davantage les expressions d’un moment universel

dans le développement par lequel les enfants de tous les pays passeraient

nécessairement. Plus loin, je suggérerai que, pour appréhender ces formes

culturelles, il faut comprendre certains aspects de l’architecture conceptuelle des

enfants, même si celle-ci ne les détermine pas essentiellement. Ces formes

correspondent littéralement à des moments où des pensées individuelles entrent en

contact avec des représentations publiques.

Tous ces « jeux », ces procédures et autres formes culturelles, ce que les Opie

(1960) nomment la culture spontanée des enfants, se sont reproduits sans

l’intervention des adultes. Par exemple, et pour revenir aux cooties, tandis que les

adultes élevés dans la culture appropriée reconnaissent ces pratiques et s’en

souviennent facilement, les enfants ne les apprennent et n’y jouent qu’entre eux. Ils

ne se donnent des cooties et ne les attrapent qu’entre enfants.

Le confinement des cooties dans l’espace physique, conceptuel et relationnel

des enfants crée des possibilités qui demeurent souvent obscures. Bien que les

cooties soient extrêmement évocateurs pour les adultes, ces derniers les considèrent

paradoxalement comme une des nombreuses activités sans importance des enfants.

Cependant, à l’intérieur de la culture enfantine, les usages des cooties représentent,

régulent et répètent les relations de statut social et de pouvoir par le biais des

menaces de contamination et des accusations d’impureté. De ce point de vue, il

existe des liens évidents entre les usages des cooties et les diverses formes

culturelles des enfants mentionnées plus haut ainsi qu’avec les formes culturelles de

contamination sociale mises en place par les adultes pour réguler les rapports de

pouvoir et d’autorité. Le système des castes en Asie en est un exemple flagrant et la

notion de race dans la société américaine en est un autre. Bien que les cooties

n’aient pas, à l’évidence, le caractère systématique et l’autonomie caractéristiques

des systèmes de pensée liés à la caste ou à la race, on note des similarités

essentielles dans ce qui touche à la fois aux croyances et à l’usage qui en est fait

pour servir les systèmes de pouvoir et d’autorité. Répétons que les cooties ont à voir

avec le pouvoir et l’autorité à l’intérieur de la culture des enfants. Ils sont utilisés

pour établir et maintenir des relations sociales inégales entre ceux-ci. Ils sont un

moyen de signaler et, en fin de compte, de renforcer de telles relations. Comme

Thorne (1993 : 75) le note : « Avoir un mouvement de recul quand on est

physiquement proche d’une autre personne et de ses effets personnels parce qu’elle

est perçue comme [porteuse de cooties] revient à signifier avec force une distance

sociale et une prétendue supériorité. »

Cette force provient de deux aspects au moins de l’usage des cooties : le

désordre ou le caractère non systématique de leur attribution et leur nature

imaginaire. Les attributions de cooties à telle ou telle personne sont typiquement

imprévisibles, personne ne sait jamais quand, dans quelles circonstances, par qui

ou à qui ils vont être transmis. « [Les cooties] viennent de différentes personnes.

N’importe qui peut en avoir, mais je ne sais pas ce qui fait qu’on en a. » D’une

certaine manière, l’attribution de cooties, à n’importe quel moment, attire

l’attention sur l’existence d’une distance sociale plutôt qu’elle ne la crée [3] .

A cet égard, les cooties ont un fonctionnement très proche de celui de la race

et de la caste, probablement parce que celles-ci sont, elles aussi, attribuées à une

« nature » singulière. L’un des principes centraux de la pensée de la caste ou de la

race consiste à considérer la différence et l’usage qu’on en fait pour contrôler la

différence sociale comme des phénomènes « naturels ». Les contacts entre races ou

entre castes sont considérés comme des sources de souillure en partie parce qu’ils

sont censés violer ou perturber un ordre naturel. Les enfants partagent ces

croyances. Même ceux qui ne sont pas encore en âge d’être scolarisés appliquent un

raisonnement de type essentialiste aux différences de race et de caste et pensent

que les groupes raciaux ou les castes se reproduisent à peu près comme les autres

créatures naturelles, en particulier les espèces vivantes non humaines (Hirschfeld

1996 ; Mahalingam 1999 ; Springer 1996). C’est une explication possible de la

fréquente association des cooties avec les microbes et les poux : tous renvoient à

une vision biologique du monde. C’est-à-dire que si les cooties évoquent les

microbes et les poux, ce n’est pas en raison des parallèles empiriques entre les deux

mais en raison d’un parallèle conceptuel, parce que poux et microbes sont des

phénomènes biologiques ou naturels. Je suggérerai donc que les modes juvéniles

d’établissement et de signalement de la distance sociale sont « biologisés », de la

même façon que les formes adultes tendent à investir de justifications naturelles

des éléments lourdement lestés de valeurs sociales.

En fin de compte, un genre particulier de relation sociale se manifeste au

travers des attributions de cooties. Leurs usages reflètent des croyances à propos de

contaminations collectives, particulièrement en matière de différence sexuelle

(Powlishta 1995 ; Thorne 1993). La différence sexuelle n’est cependant pas la seule

relation avec un autre groupe exprimée ou publiquement commentée grâce aux

cooties. Les attributions de cooties sélectionnent souvent des individus stigmatisés,

pour leur personnalité ou leur apparence (par exemple les enfants qui se conduisent

mal ou qui souffrent d’un surpoids), mais les cooties sont aussi liés à des groupes

stigmatisés, comme l’un des garçons interrogés l’a spontanément révélé : « Ils sont

dégoûtants, on fuit ceux qui pètent ou se lèchent les doigts ou se grattent le nez. Les

Africains, les Panaméens. Les filles ont plus de cooties que les garçons. » Le rapport

entre les cooties, les relations entre les groupes de population et les préjugés n’a pas

échappé en tout cas à un auteur dramatique. En mars 2001, le musée de la

Découverte de la baie de San Francisco a présenté une pièce interactive destinée à

« promouvoir la tolérance et la diversité », elle s’intitulait Scènes de cooties :

vaccinations théâtrales contre l’intolérance.

Ce qui explique en partie qu’on puisse établir un parallèle entre les usages

des cooties, la race, la caste et la différence sexuelle d’une part, et les microbes et les

poux de l’autre, c’est que ces usages sont une version de ces systèmes de croyance.

Les cooties pourraient être une simple analogie par transfert de propriétés

empruntées à un autre domaine, largement structuré (à première vue) dans et par

la culture des adultes. Ils seraient, toujours de ce point de vue, un transfert, voire

un transfert dégradé, de relations et d’une justification de la façon dont le pouvoir

et l’autorité sont distribués et réglementés dans la tradition culturelle dominante,

celle des adultes. Les cooties pourraient ainsi être une version juvénile de la culture

dominante, de la même manière que la théorie de la socialisation présuppose que

les formes culturelles des enfants sont des étapes sur le chemin conduisant à l’âge

adulte. Pour explorer cette possibilité – et finalement conclure à son rejet – nous

devons regarder de près comment se structurent la tradition des cooties et ces

autres systèmes de relation. Auparavant, il faut néanmoins éliminer une

interprétation encore plus simple : les cooties seraient simplement une façon de

signaler les affinités ou, inversement, leur absence.

Les cooties sont-ils réservés aux gens qu’onn’aime pas ?

Les cooties peuvent clairement être utilisés afin d’attirer l’attention sur des

enfants suscitant des jugements positifs ou négatifs et pour renforcer les notions de

distance sociale et de hiérarchie. Nous savons, par certaines études, que les groupes

stigmatisés sont volontiers associés aux cooties (Thorne 1993). Après avoir

demandé aux enfants d’expliquer leur plaisir ou leur gêne à l’idée de porter la

chemise d’un autre, nous les avons interrogés à propos de l’enfant jugé attirant ou,

au contraire, peu attirant (de quoi a-t-il l’air ? sa famille est-elle semblable à la leur

ou différente ? leurs parents seraient-ils contrariés s’ils allaient jouer chez lui ?,

etc.). Les enfants ont constamment associé le caractère attirant ou repoussant au

statut social, au sexe et à la race. Ils préfèrent le contact de ceux qui leur sont

socialement proches et éprouvent de la gêne à l’idée d’un contact, même indirect,

avec des enfants différents d’eux en termes de race, de classe sociale et de sexe. Il y

a cependant une différence importante entre le simple sentiment d’attirance et de

répulsion et les attributions de cooties, une différence qui indique que ceux-ci

constituent bien une forme culturelle singulière. La contamination par les cooties

est liée au transfert de particules qui sont invisibles tandis que les simples goûts et

dégoûts ne le sont pas.

Les cooties sont-ils des microbes ?

Cela nous renvoie à une hypothèse déjà évoquée : peut-être la tradition des

cooties n’est-elle qu’une version des croyances des enfants à propos d’un autre

transfert de particules « naturalisées », les germes. Il existe d’évidents parallèles

entre les croyances des enfants concernant les cooties et celles des enfants et des

adultes à propos des substances contagieuses. La richesse des procédures des

enfants en termes pseudo-médicaux, tels que « inoculation de cooties »,

« vaccination contre les cooties », « spray à cooties » et « immunisation contre les

cooties » (Samuelson 1980 ; Thorne 1993) suggère que sont associés, dans leur

esprit, les cooties, les germes et l’infection et qu’il se peut donc que les cooties

soient la répétition de la compréhension que les enfants ont de ces phénomènes,

comme en témoignent plusieurs des commentaires rapportés plus haut. Nous

devrions néanmoins résister à la tentation d’établir un rapport trop étroit entre la

tradition des cooties et les formes culturelles « médicales » des adultes. Il est

possible que les cooties évoquent les notions de germes et de poux mais avec des

différences significatives entre cette tradition et les croyances naïves des enfants sur

la maladie. D’abord, les enfants pensent qu’ils sont comme des germes ou des

substances censées augmenter la sensibilité aux germes mais ils ne prétendent

généralement pas qu’ils sont des germes.

Il y a une autre différence entre les deux : leur rapport de causalité aux autres

événements du monde. Alors que des questions demeurent quant à la meilleure

façon d’interpréter les croyances des enfants à propos des germes, il y a un large

consensus autour de l’idée que, dès l’école maternelle, les enfants comprennent que

l’exposition aux microbes entretient un lien de causalité avec les symptômes et la

maladie (Kalish 1996 ; Kister & Patterson 1980 ; Sigelman et al. 1993 ; Solomon &

Cassimatis 1999 ; Springer & Ruckel 1992). Le lien logique servant de modèle est le

rapport de cause à effet : les germes causent les maladies, sous forme de rhumes ;

les poux causent de la gêne, sous forme de démangeaisons. Les enfants de

maternelle comprennent aussi que les particules invisibles (par exemple le sucre

dissous dans l’eau) ont des propriétés causales – par exemple elles produisent un

goût sucré (Au et al. 1993), donc le fait que les cooties soient pensés comme

invisibles devrait avoir peu d’effet sur leur capacité à être des causes.

Contrairement à ce qui se passe à propos des germes pourtant, les enfants ne

croient pas que les cooties causent quoi que ce soit. En attraper, les transmettre et

s’en débarrasser : voilà l’essentiel de la conduite à tenir à l’égard des cooties ; ce qui

survient matériellement après cela n’en fait pas partie, comme en témoigne cette

remarque : « Ou bien quelqu’un peut faire un truc vraiment dégoûtant. C’est quand

tu te grattes le nez et que tu touches quelqu’un, alors tu dois croiser les doigts. »

Même les enfants de maternelle comprennent que croiser les doigts n’est pas un

moyen efficace d’éviter les infections transportées par les microbes. L’usage des

cooties vise plutôt à mettre entre parenthèses et à contrôler l’interaction sociale

(« Ils ne sont pas gentils… S’ils t’attrapent, ils t’embêtent si tu ne croises pas tes

mains »). De la même façon, on se rappelle que la version malgache, décrite par

Peter et Ilona Opie, consiste pour un enfant atteint de « lèpre » à se défaire de la

maladie en en touchant simplement un autre. Si ce que croient les enfants à propos

des cooties était le simple reflet de leurs propres croyances concernant les germes

et les autres substances contagieuses, on pourrait s’attendre à une correspondance

à peu près exacte entre les modèles mentaux des deux phénomènes. Pourtant rien,

dans les recherches portant sur l’idée de germes chez les enfants, ne suggère qu’ils

croient que les maladies se guérissent en transmettant les particules nocives à

d’autres.

Les cooties sont-ils une forme de racisme ?

La race est une force sociale – et par là même une forme culturelle – à la fois

dans la culture des enfants et dans celle des adultes. Pourtant, les psychologues du

développement (Katz 1983 ; Aboud 1988) et des chercheurs plus spécialisés

(Goodman 1970) ont longtemps soutenu qu’il y avait des différences fondamentales

entre la façon dont adultes et enfants conçoivent la race. Seule une compréhension

du rapport entre ces deux conceptions respectives peut permettre d’explorer les

liens entre les cooties et la façon dont les enfants perçoivent la race. Une

présentation schématique de la pensée « adulte » de la race en Amérique du Nord

se doit d’inclure les trois propositions suivantes, étroitement reliées entre elles.

D’abord, les êtres humains peuvent être répartis exhaustivement entre des types

distincts définis par leurs caractéristiques physiques observables. Cela signifie que

les types raciaux sont censés être incarnés, naturels et durables. Deuxièmement,

l’appartenance à un type particulier implique des qualités intérieures ainsi que des

qualités extérieures. Troisièmement, la première et la seconde proposition sont

liées par la théorie selon laquelle les individus ont à la fois les qualités visibles et

invisibles d’un type racial particulier en raison de leur possession d’une « essence »

raciale. Un certain nombre de chercheurs sont allés plus loin en soutenant que cet

édifice conceptuel reflétait un fait historique : un pouvoir et une autorité utilisant

l’idéologie raciale. Cette argumentation voit dans la race des relations de pouvoir et

dans le pouvoir une concentration de relations structurelles (politiques,

économiques ou culturelles) et nullement psychologiques ; elle fait donc dépendre

le concept de race de relations structurelles existantes (Hirschfeld 1996).

Cette thèse ne formule pas une théorie à propos de l’ontogenèse des

conceptions de la race mais traite plutôt de leur construction sociale. Celle

largement adoptée par les psychologues du développement est encore plus simple

(voir Katz 1983 et Aboud 1988 pour une bibliographie sur le sujet). Les enfants

forment des catégories sociales en ouvrant les yeux et en observant. Une version

légèrement plus subtile consisterait à soutenir que, en fonction des formes

imbriquées de pouvoir et d’autorité, ce sont les adultes qui attirent l’attention des

enfants sur la race. Alors seulement les enfants ouvriraient les yeux et la

découvriraient. L’idée selon laquelle la visibilité de la race contribue à son

apprentissage précoce est conforme à la conception, admise depuis longtemps, de la

pensée enfantine comme pensée concrète, rivée à l’apparence des choses. Les

jeunes enfants apprennent rapidement à distinguer la race un peu comme ils

apprennent les autres qualités humaines perceptibles – par exemple la taille ou la

couleur des cheveux. La raison pour laquelle les enfants savent ce que sont la taille,

la couleur des cheveux ou de la peau, avant de savoir ce qu’est être républicain ou

français, est que les Noirs, les grands ou les blonds sont plus visibles que les

républicains ou les Français. L’argument de la visibilité est lié à celui des propriétés

intellectuelles : non seulement les enfants sont attentifs aux différences de surface,

mais encore ils les interprètent comme superficielles. Pour le jeune enfant, être noir

n’est initialement pas plus important qu’être grand, blond, mince ou avoir les yeux

marron. Ainsi, tandis qu’ils excellent à penser des catégories raciales, les enfants

sont-ils censés s’appuyer sur des apparences superficielles et, quand ils pensent la

race, ils attribuent des propriétés superficielles et modifiables [4] .

Etant donné le consensus sur ces arguments, il est quelque peu surprenant

que si peu d’études les aient effectivement mis à l’épreuve. Pourtant, l’idée que la

perception structure les processus cognitifs des enfants à propos de la race est une

hypothèse, non une inférence tirée de l’observation des faits. Pour diverses raisons,

je ne suis pas convaincu par une interprétation réaliste de la race. J’ai mené une

série d’études pour voir si les enfants étaient réellement aussi superficiels dans leur

façon de penser [5] . A l’encontre de l’opinion communément admise, j’ai découvert

que le concept initial de race des enfants nord-américains ne contenait

pratiquement aucune information de type perceptif, et les rares données

communiquées étaient typiquement inadéquates et idiosyncrasiques (Hirschfeld

1993).

J’ai aussi entrepris plusieurs études sur la manière dont les jeunes enfants

raisonnent à propos de la race. Des recherches précédentes affirmaient que les

jeunes enfants croient que la race d’une personne change en fonction de la

modification de son apparence. L’expérience a consisté à demander aux enfants de

raisonner sur des changements d’apparence abrupts et inhabituels. Afin de vérifier

si ce caractère abrupt ou inhabituel affectait leur jugement, j’ai interrogé des

enfants américains de maternelle à propos de changements qui leur étaient

familiers, ceux impliqués par la croissance et la ressemblance familiale. Les enfants

savent qu’à mesure que les êtres grandissent ils changent d’apparence. Ils savent

aussi que les enfants ressemblent à leurs parents sur certains points et non sur

d’autres. En utilisant ce savoir comme base de départ, j’ai demandé à des enfants de

maternelle si des changements étaient possibles. Même des enfants de 3 ans ont

démontré qu’ils comprenaient qu’un individu ne change pas de race en vieillissant.

Tout en postulant la constance de l’appartenance raciale, les enfants de 3 ans ont

parfaitement conscience que d’autres aspects du physique comme la corpulence

peuvent changer au cours de la vie. De la même façon, les jeunes enfants croient

que parents et enfants sont nécessairement de la même race, bien qu’ils ne pensent

pas qu’un enfant et ses parents aient nécessairement la même corpulence [6] .

Ces découvertes démontrent que les enfants, en construisant et en

interprétant des catégories raciales, mobilisent d’autres informations que celles

immédiatement reçues. Même les jeunes enfants développent un point de vue

culturel sophistiqué et « adulte » de la race, qui privilégie une interprétation

biologique, abstraite et essentialiste selon laquelle la race serait une donnée

immuable, liée au milieu familial et révélatrice d’une identité collective. En bref,

même chez de très jeunes enfants, la représentation de la race est très proche de

celle des adultes avec lesquels ils vivent. Contrairement aux études précédentes qui

affirmaient que les jeunes enfants avaient seulement une notion superficielle de la

race, ces travaux personnels (et d’autres) mettent en évidence la présence chez eux

d’un concept de race profondément enraciné et à caractère quasi théorique.

La race et les cooties ont en commun, d’une part, un élément conceptuel, une

interprétation « naturalisée » des différences de groupe, et d’autre part, un élément

social, l’utilisation de différences supposées naturelles pour signaler et organiser

des différences de pouvoir. Ce dernier point est évident en ce qui concerne la race.

La conception de la race comme un phénomène naturel a été fréquemment liée au

contexte historique et politique (Guillaumin 1980). Les cooties, nous l’avons vu plus

haut, fonctionnent de façon comparable – bien que les enjeux de pouvoir semblent

modestes aux yeux des adultes, ils ne le sont pas pour les enfants qui les vivent de

l’intérieur (la couverture de Ivy Green, la reine des cooties pose ainsi la question :

« La vie de Ivy est-elle gâchée ? »). Les cooties ne créent pas bien sûr de distinctions

sociales fondées sur l’appartenance à un groupe. Ils ne sont pas davantage à

l’origine des pratiques d’exclusion, même s’ils sont appelés à réguler les relations

sociales qui en résultent. Les cooties se contentent de faire apparaître ces

distinctions comme des phénomènes naturels et, ainsi, les cooties renvoient, dans la

culture des enfants, à la façon dont la race est utilisée pour la régulation des

relations de pouvoir et d’autorité dans la société adulte.

Mis à part cette analogie de fonctionnement entre les cooties et la notion de

race, leurs représentations sociales et mentales changent au cours de l’enfance.

Prêtons attention à la façon dont les enfants de maternelle conceptualisent ces deux

types de regroupements sociaux. Susan Gelman, Oren Kosansky et moi-même

avons découvert que les enfants qui fréquentent les crèches sont familiarisés avec la

notion de cooties et les utilisent pour marquer et réglementer leurs relations

sociales. Contrairement aux enfants en âge d’être scolarisés, ils ne croient

cependant pas qu’une contamination par les cooties implique la transmission

biologique de substances microscopiques. En ce qui concerne la race, c’est la

tendance inverse qui domine. Les enfants préscolarisés font de la race un

phénomène naturel, la considèrent comme la transmission d’une essence invisible

des parents aux enfants. Pourtant, la race ne réglemente pas les relations sociales ni

ne crée de distance sociale chez les enfants préscolarisés, comme chez ceux qui sont

légèrement plus âgés. La race d’un enfant ne permet pas de prévoir avec quels

enfants il se liera d’amitié à l’âge de la crèche. Dès l’école primaire au contraire, la

race est l’un des principaux critères dans le choix des amitiés. Ainsi, bien que les

cooties et la race partagent certains traits dans l’usage qui en est fait, ils ne suivent

pas la même évolution et ne se correspondent pas exactement.

Culture et cognition

Quel est alors le rapport entre ces diverses formes culturelles et pourquoi

sont-elles parallèles sur un certain nombre de points ? Tous les systèmes de

classification, que ce soit via les cooties, la race, la caste ou le sexe, sont les

expressions d’un mécanisme commun qui vise à conceptualiser les différences entre

les groupes humains. La tradition des cooties n’est pas une version juvénile, dans la

culture des enfants, de ces autres systèmes sociaux de catégorisation jugés « plus

adultes ». Ces systèmes résultent tous du même besoin intellectuel, repérable dans

la culture des préadolescents américains, d’élaborer des catégories. Ils

correspondent aux différentes manières dont une seule et même dimension

cognitive entre en contact avec les diverses données de l’environnement culturel.

L’un ne fait pas surgir l’autre, pas plus qu’il ne fournit un théâtre d’opérations pour

une mise en pratique des relations structurelles de l’autre. Tout émerge d’une

commune volonté ou d’une disposition cognitive à imaginer le monde d’une

manière spécifique.

J’ai décrit ailleurs cette spécificité. J’affirme que ces systèmes sont les

produits d’un dispositif cognitif qui structure le développement et l’élaboration des

types humains (Hirschfeld 1996). Je veux dire par là que les individus sont dotés de

noyaux cognitifs spécialisés, ou modules, spécifiquement dédiés au traitement de

l’information et au raisonnement inférentiel concernant les groupes sociaux [7] .

Pratiquement dès la naissance, les individus montrent qu’ils utilisent ce dispositif

spécialisé. Les tout petits enfants pratiquent une forme de discrimination contre les

représentants de l’autre sexe ou d’une communauté linguistique différente

(Hirschfeld, 1989a ; Hirschfeld & Gelman 1997). Dès sa première année, peut-être

même avant, l’enfant classe les êtres humains en groupes définis par la parenté, la

profession ou la race (Hisrchfeld 1989a, 1996). Ils infèrent en outre de ces

appartenances de groupe les propriétés non visibles de leurs membres.

L’existence d’un dispositif cognitif ou d’un module spécialisé dans le

raisonnement sur les groupes humains n’a pas de quoi surprendre. Bon nombre

d’activités humaines sont régulées et médiatisées par les groupes sociaux. Pourtant,

ceux-ci ne sont pas aussi faciles à détecter que les groupements sociaux des autres

espèces. Les essaims d’abeilles, les grands mammifères se déplacent en troupeaux,

les poissons se rassemblent pour former des bancs, les oiseaux migrent en groupes.

Ces collectivités, nous pouvons les voir. Les groupes sociaux humains ne se

présentent que rarement sous des formes aussi manifestes et les chercheurs ont

découvert, sans grande surprise, que même des groupes fonctionnels tels que les

coalitions sont difficiles à percevoir (Stanton & Morris 1987). La plus grande partie

de notre information sur les groupes sociaux est d’origine narrative et non visuelle ;

et, comme nous l’avons vu plus haut, on pense couramment que les enfants

prennent connaissance de l’existence de ces groupes par le biais de l’observation. Il

en résulte que les anthropologues comme les psychologues (Hirschfeld 2001) sous-

estiment généralement la difficulté que présente l’acquisition d’une compréhension

culturellement appropriée des groupes sociaux.

Comme les adultes, les enfants reconnaissent que certains groupes sont plus

importants que d’autres. Comme les adultes, l’importance relative qu’ils attachent

aux groupes découle en partie du genre d’individus qui les composent, de leur

nature supposée. Un trait récurrent de la pensée sur le groupe est que certaines

façons de classer les gens sont plus « naturelles » que d’autres. Rentrent

évidemment dans ce cas le genre, les groupes de parenté, les catégories d’âge, les

castes, les groupes raciaux, etc. Les adultes conceptualisent ces groupes comme

constituant des phénomènes naturels. Curieusement, il s’agit aussi des premiers

groupes humains que les jeunes enfants apprennent à reconnaître et ce sont ceux

qu’ils sont le plus susceptibles de « naturaliser » (Hirschfeld 1988, 1989b, 1995).

Bien sûr, les enfants pourraient le faire simplement par mimétisme. J’ai essayé de

montrer que les preuves apportées dans les recherches développementales ne

confirment pas cette thèse mais révèlent plutôt que les enfants sont spontanément

portés à les « naturaliser ».

Ce constat a d’importantes conséquences sur la façon d’envisager les

croyances des adultes. Mon hypothèse est que les représentations des enfants sont

fondées sur un dispositif cognitif spécialisé qui structure l’apprentissage concernant

ce qui touche aux groupes sociaux. Ce dispositif n’organise pas seulement la façon

dont les enfants acquièrent un savoir sur le monde mais aussi la façon dont les

adultes envisagent le monde social. Les adultes font appel, pour leurs propres

univers sociaux, à ces mêmes choses que les enfants trouvent faciles à apprendre et

donc faciles à maintenir dans le temps. Il ne s’agit pas bien sûr d’une nécessité

logique. Les adultes pourraient – et vraisemblablement c’est ce qu’ils font –

élaborer des conceptions sociales qui n’ont pas d’analogue dans le répertoire social

des enfants. Il reste que plus une représentation est facile à apprendre, plus elle a

de chances de continuer à être apprise fidèlement (autrement dit plus il est

vraisemblable qu’une version fidèle de cette représentation pourra se propager chez

les membres d’une population donnée). La capacité d’une chose à être apprise est

liée à l’esprit de l’enfant. En bref, la relation épistémologique entre un enfant et un

adulte, entre la culture des enfants et celle des adultes est, de ce point de vue,

l’inverse de ce qu’on pourrait croire. Les enfants ne deviennent pas ce que sont

leurs aînés, ce sont plutôt leurs aînés qui deviennent ce que les enfants – ou plus

exactement l’architecture de la pensée enfantine – leur permettent de devenir (voir

Sperber 1996 pour la théorie de la communication, l’épistémologie des

représentations, sur laquelle repose cet argument).

Le genre, la parenté, l’âge, la race et les autres groupes « naturalisés » sont

parmi les premières entités sociales à être apprises. Ce sont aussi les regroupements

les plus étroitement liés aux formes de pouvoir et d’autorité et à leur distribution ;

ce n’est pas une coïncidence. D’après le sens commun, les enfants en arrivent à

« naturaliser » ces groupes à cause du relief particulier qu’ils ont dans la société au

sens large, celle des adultes. C’est-à-dire que si ces catégories apparaissent très tôt,

c’est parce qu’elles seraient socialement visibles. Il y a un point faible dans cette

argumentation. Bien que, à ma connaissance, personne n’y ait insisté, la thèse d’une

visibilité sociale de ces catégories coïncide de façon curieuse avec la thèse selon

laquelle le genre, la parenté, l’âge, la race et autres groupes pensés comme

« naturels » font l’objet d’un apprentissage précoce par les enfants du fait de leur

visibilité particulière [8] : les enfants apprendraient à reconnaître ces catégories

parce qu’elles sont physiquement repérables. Or, comme j’ai tenté de le démontrer

plus haut, un tel raisonnement est erroné.

La race importe à l’organisation du pouvoir et de l’autorité du fait de la

propension conceptuelle des enfants à « naturaliser » des catégories comme la race.

Le mécanisme d’apprentissage spécialisé qui facilite la « naturalisation » sociale, en

la rendant facile à penser, est la condition de possibilité de ces processus de

distorsion, d’explication et de justification idéologiques. Il est fondamental de noter

que le rapprochement entre le pouvoir et la race reflète la facilité éprouvée par les

enfants à « naturaliser » les catégories sociales. Dans le cas de la race tout au

moins, le fait que le concept joue un rôle fondamental dans l’organisation du

pouvoir et de l’autorité n’est pas la cause mais la conséquence de ses propriétés

cognitives. Les politiques raciales se maintiennent non seulement parce qu’elles

servent des objectifs de pouvoir et d’autorité, mais aussi parce que les enfants les

rendent faciles à penser aux adultes qu’ils deviendront (voir Hirschfeld 1997 pour

une discussion détaillée de cette thèse).

Qu’une chose soit bien claire : je ne prétends nullement que la race serait un

concept inné ou que les enfants en feraient l’acquisition en dehors de tout

environnement culturel. La race n’est pas un concept inné. C’est même, de fait, un

concept relativement récent dans l’histoire. En l’absence d’un environnement

culturel au sein duquel la race est une dimension essentielle de l’organisation

politique, économique et culturelle, les enfants ne l’apprendraient pas. Cette

affirmation peut donner l’impression de revenir à la thèse critiquée plus haut,

puisque je parais accorder à l’acquisition précoce de la notion de race le rôle central

que la race joue dans l’organisation de la société. Ce n’est pas ce que je veux dire. Il

y a de nombreux moyens d’organiser la vie politique, économique et culturelle et

nul doute que nombre d’entre eux ont été mis en application. La question est

davantage de savoir quels sont ceux qui ont survécu. Il y en a relativement peu. La

race semble être l’un de ceux qui ont le mieux réussi à s’imposer ; d’autres n’ont pas

résisté au temps. A l’exception de la race, ceux qui se sont maintenus, comme la

classe ou la nationalité, sont sans doute les plus faciles à interpréter en tant que

versions ou produits dérivés de la pensée raciale (Stoler 1995). De fait, on a

souligné, à juste titre je crois, que la race est moins un principe central de

l’organisation de la société américaine qu’une distorsion systématique de cette

organisation (Winant 1994).

Selon moi, l’idée de race n’est devenue si répandue que parce qu’elle est aisée

à apprendre. Elle l’a emporté sur les divers éléments susceptibles de structurer ou

d’avoir structuré (ou, peut-être, d’avoir semblé le faire) la vie politico-économique

et culturelle et elle a réussi à le faire parce qu’elle est d’un apprentissage facile. La

raison en est l’adéquation entre l’information véhiculée par cette idée particulière et

un programme spécialisé de capacité à apprendre les entités sciales. L’idée

culturelle de la race rassemble les conditions nécessaires pour activer le

fonctionnement d’un module cognitif spécialisé dans la catégorisation des êtres

humains et elle peut donc facilement se stabiliser et s’enraciner dans un

environnement culturel. Le module « traitement des entités sociales » est un

dispositif développemental, un sous-mécanisme pilotant et coordonnant

l’acquisition du savoir [9] . En bref, l’idée de race persiste dans l’environnement

culturel et donc dans l’environnement que les enfants construisent dans leurs

premières « cartographies » du monde social, parce qu’elle est « adaptée » à

l’architecture conceptuelle qui leur sert de grille de lecture pour déchiffrer le monde

social. De ce point de vue, l’enfant est le père de l’homme (que les femmes veuillent

bien me pardonner la surmasculinisation de la formule).

Conclusion

L’hypothèse selon laquelle les aînés pourraient se comporter comme ils le

font et croire ce qu’ils croient en raison des comportements de leurs enfants a reçu

peu de crédit en anthropologie. Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer, tout

porte à croire que c’est la bonne. Je ne veux pas dire que les enfants façonnent, en

règle générale, le comportement et les croyances des adultes, mais il est intéressant

de se demander si c’est fréquemment le cas et dans quels domaines cela se produit.

Quelle que soit la réponse, il faut admettre que le phénomène est plus courant et

important que les anthropologues n’ont bien voulu l’admettre.

Les enjeux d’une telle entreprise renvoient à une interrogation plus

générale : qu’est-ce qui fait que quelque chose puisse devenir culturel ? Pour

comprendre comment un phénomène devient culturel, il faut comprendre comment

de l’information est traitée par les enfants. Comme l’observe Sperber (1996 : 54),

expliquer la culture c’est « expliquer pourquoi certaines représentations sont

largement distribuées […], pourquoi quelques-unes réussissent davantage – sont

plus contagieuses – que d’autres ». Quelles qu’elles soient par ailleurs, les idées qui

ont du succès sont généralement celles qui s’apprennent aisément. Si les enfants ne

peuvent se représenter des idées à partir d’un input disponible, il y a toutes les

chances pour que leur durée de vie, en tant que représentations partagées, soit d’un

coût élevé. L’apprentissage n’est ni aussi simple ni aussi indigne d’intérêt que le

croit la majorité des anthropologues tout simplement parce que l’esprit, son

architecture, sa capacité à former des représentations et son histoire naturelle ne

sont pas non plus aussi simples que ces mêmes anthropologues l’imaginent. Peut-

être n’aiment-ils pas les enfants, mais c’est à tort.

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NOTES

1 Note du traducteur : le terme de cooties désigne une espèce d’insecte imaginaire, à la foiscontagieuse et sociale, que les enfants nord-américains « jouent » à se transmettre les unsaux autres. L’auteur étudiant plus particulièrement la variante nord-américaine de cettecroyance enfantine, nous prenons le parti de ne pas traduire ce mot qui n’a d’ailleurs pasd’équivalent exact en français, sinon à forger un néologisme tel que « morpou »…

2 J’ai pris connaissance des engacho grâce à mes relations personnelles avec Yu Niiya etYuri Miyamoto, qui participaient à un séminaire dans le programme de deuxième cycle de« Culture et cognition », à l’université du Michigan. La notion fut introduite au cours d’unediscussion sur la tradition des cooties. Je leur suis très reconnaissant pour leur aide etparticulièrement à Mme Niiya qui a recherché des informations complémentaires et m’en adonné un compte rendu écrit.

3 Il existe une autre différence intéressante entre les attributions de cooties à un groupe etcelles qui interviennent à l’intérieur de systèmes fondés sur la notion de contamination parla race ou la caste : à l’exception de la différence sexuelle, la tradition des cooties ne fait pasréférence explicitement à des groupes sociaux alors qu’ils font forcément partie d’une

pensée fondée sur la race ou la caste. Les traditions des cooties ont pour point commun delier de façon implicite groupes sociaux et contamination.

4 Au cours d’une étude, Aboud (1988) a fait revêtir à des enfants blancs des costumesd’Esquimaux puis leur a demandé s’ils étaient devenus des Esquimaux. Ils ontgénéralement répondu par l’affirmative. Dans une autre étude, Semaj (1980) a éclairci levisage de jeunes enfants noirs à l’aide de maquillage et leur a fait porter des perruquesblondes. Quand il leur a demandé s’ils étaient devenus blancs, ils ont également réponduoui. Ces deux résultats admettent plusieurs interprétations : les jeunes enfants peuventfacilement ne pas comprendre les intentions de l’expérimentateur. Ils appellent les ours enpeluche des « ours » et ils savent que les adultes font de même. Plutôt que d’affirmer leurprofonde conviction par rapport à la race, il se peut que les enfants des expériences d’Aboudet de Semaj aient simplement donné leur aval à une désignation un peu vague. Ils ont puaussi être déroutés par des questions portant sur des changements soudains et artificiels –tels qu’un enfant noir soudain « blanchi » par du maquillage.

5 La discussion se limitera ici aux résultats d’études conduites sur le raisonnement desenfants à partir de deux groupes raciaux, à savoir les Noirs et les Blancs. Cette discussions’appuie néanmoins sur une recherche ayant exploré une gamme plus large de groupescomprenant des Hispaniques, des Asiatiques et des Nord-Africains. Les résultats obtenusindiquent que, selon les termes de l’argumentation développée ici, les systèmes decroyances des enfants sont les mêmes dans tous les groupes de gens de couleur.

6 La corpulence a été utilisée comme terme de comparaison pour deux raisons :premièrement, c’est un critère assez stable à travers les années et les générations ;deuxièmement, c’est un indice fiable de la population d’origine.

7 Cet argument est détaillé dans Hirschfeld (1996). Jackendoff (1992), Furth (1996) etGigerenzer (1997) soutiennent également la thèse de l’existence d’une faculté spécialiséedans le raisonnement de type social.

8 Les personnes ayant un lien de parenté ne se ressemblent pas toujours ou, en tout cas, pastoujours de façon évidente. Pourtant, la plupart des bilans sur le développement descatégories de la parenté reposent sur les deux présupposés suivants : premièrement lasignification réelle (généalogique) d’une relation de parenté est précédée, sur le plan dudéveloppement, par une représentation s’appuyant sur des critères visuels (par exemple,« grand-mère » signifie « femme âgée aux cheveux gris portant des verres à doublefoyer ») ; deuxièmement, cette signification est subordonnée à quelque visibilité sociale(par exemple l’identification de la parenté avec la corésidence). Voir Hirschfeld (1989b)pour une critique de ces deux présupposés.

9 Il est vrai que ce dispositif spécialisé s’est développé à un stade de l’évolution humainedans un environnement où la race n’existait pas encore. Néanmoins de tels dispositifs, misen place lors d’une période antérieure, continuent de fonctionner dans des situationscontemporaines. Les marques et les peintures faciales sont, par exemple, des formesculturelles communes parce qu’elles s’adaptent à (c’est-à-dire déclenchent) des dispositifsspécialisés dans la reconnaissance du visage. Ils ont évolué au même titre que lestechniques pour suivre la trace des personnes et les individualiser (Sperber 1996).

POUR CITER CET ARTICLE

Référence papierHirschfield L. A., 2003, « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas lesenfants ? », Terrain, n° 40, pp. 21-48.Référence électronique

Lawrence A. Hirschfeld, « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas les enfants ? »,Terrain, numero-40 - Enfant et apprentissage (mars 2003), [En ligne], mis en ligne le 12septembre 2008. URL : http://terrain.revues.org/1522. Consulté le 09 août 2012.