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terrainrevue d'ethnologie de l'Europe
> sommaire du numéro
terrain n°40 mars 2003Enfant et apprentissage
Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas lesenfants ?Lawrence A. Hirschfeld
NOTES DE LA RÉDACTION
Ce texte est la version française remaniée d’un article publié dans American Anthropologist(juin 2002, vol. 104, n° 2, pp. 611-627).
Note de l’auteur : J’ai écrit cet article alors que j’étais Fellow au Center for Advanced Studyin the Behavioral Sciences, Stanford, Californie. Je rends hommage à son généreux soutien.La recherche qui y est exposée a été subventionnée par un prix du NSF SBR-93 19796 etune bourse du bureau du vice-président pour la recherche de l’université du Michigan. Jeremercie Don Brenneis, Bambi Schieffelin, Ann Stoler, Robert Sussman, Kit Woolard etplusieurs autres lecteurs anonymes pour leurs commentaires de précédentes versions.
RÉSUMÉ
Très peu de travaux majeurs en anthropologie s’intéressent prioritairement aux enfants. On peuts’en étonner étant donné que presque toute l’anthropologie contemporaine est fondée sur laprésupposition selon laquelle la culture est acquise et non innée. Cet essai examine les raisons decette regrettable lacune et propose des motifs, à la fois théoriques et empiriques, pour yremédier. Selon l’auteur, la réticence à donner la première place aux enfants dans la rechercherésulte de la conjonction de deux erreurs : d’une part, une conception appauvrie del’apprentissage culturel qui surestime le rôle joué par les adultes et sous-estime la contributiondes enfants dans la reproduction culturelle ; d’autre part, un manque d’appréciation de l’étendueet de la force de la culture des enfants, particulièrement dans le façonnage de la culture desadultes. L’auteur souhaite mettre en évidence le fait que cette marginalisation des enfants et del’enfance empêche de comprendre l’émergence et la continuité des formes culturelles. Deuxétudes de cas, qui explorent les croyances des enfants nord-américains en matière de
contamination sociale, serviront à illustrer ce propos.
Mots clés : acquisition de savoirs culturels,anthropologie de l’enfance,cultureenfantine,race
ABSTRACT
Why don’t anthropologists like children?Few major works in anthropology concentrate on children, a curious state of affairs given thatvirtually all contemporary anthropology is based on the premise that culture is learned notinherited. Although children have a remarkable and undisputed aptitude for learning in generaland for learning culture in particular, anthropology has shown little interest in them and theirlives. What are the reasons for this lamentable lacuna? What theoretical and empiricalarguments can fill it in? Resistance to child-focused learning stems from two errors: 1)animpoverished view of cultural learning that overestimates the role adults play andunderestimates the contribution children make to cultural reproduction: 2) a lack ofappreciation of the scope and force of children’s culture, particularly in shaping adult culture.This “marginalization” of children and childhood keeps us from understanding how culturalforms emerge and are maintained. Two case studies of North American children’s beliefs aboutsocial contamination illustrate these points.
Keywords : acquisition of cultural knowledge,anthropology of childhood,children’sculture,North America,race
TABLE DES MATIÈRES
Pourquoi les anthropologues trouvent-ils les enfants inintéressants ?Les enfants ont-ils leur propre culture ?Comment les enfants apprennent-ils la culture ?Cooties et cultureLes cooties sont-ils réservés aux gens qu’on n’aime pas ?Les cooties sont-ils des microbes ?Les cooties sont-ils une forme de racisme ?Culture et cognitionConclusion
TEXTE INTÉGRAL
PDFTraduit de l’anglais par Florence Magnot
La question qui sert de titre est bien sûr à moitié sérieuse et peut induire en
erreur. Elle n’est qu’à moitié sérieuse dans la mesure où les anthropologues, en tant
qu’individus, aiment autant que n’importe qui les enfants ; il n’en reste pas moins
qu’ils voient en eux un sujet d’intérêt scientifique limité. Elle peut induire en erreur
car mon intention n’est pas seulement d’attirer l’attention sur cette marginalisation
des enfants, mais aussi de démontrer qu’il existe des raisons convaincantes pour
leur accorder la place qui leur revient en anthropologie.
On pourrait m’objecter que les anthropologues ont beaucoup étudié les
enfants, ainsi qu’en atteste la littérature portant sur les relations entre la culture, les
enfants et l’enfance. Comme le dit un observateur, « il y a suffisamment de travaux
d’anthropologie sur les enfants pour constituer une tradition » (Benthall 1992 : 1).
Ce qu’il importe de noter ici, c’est que ces divers travaux n’ont pas réussi à
constituer une tradition de recherches orientées sur les enfants (Hardman 1973 ;
Schwartz 1981 ; Toren 1993 ; Caputo 1995 ; Stephens 1998), ni à ramener ceux-ci de
la périphérie de l’anthropologie à son cœur.
L’anthropologie traditionnelle reconnaît tacitement que la recherche sur les
enfants est légitime. De façon générale, pourtant, il est admis qu’on peut la négliger.
D’après moi c’est strictement impossible. Mon objectif est d’examiner et de
proposer des moyens pour remédier à ce manque d’intérêt. Dans un premier temps,
je reconsidérerai cet étrange désintérêt, en me demandant pourquoi il est si
répandu et en suggérant que tout porte à penser que les recherches sur les enfants
devraient mobiliser l’attention, non seulement des spécialistes, mais des
anthropologues en général. Je proposerai ensuite une brève étude de cas pour
illustrer ce dernier point.
J’entends ainsi montrer que s’intéresser aux enfants, à leurs formes
culturelles spécifiques et à leur architecture mentale aide paradoxalement à mieux
comprendre l’expérience culturelle des adultes. Je fais l’hypothèse que de
nombreuses croyances culturelles des adultes se maintiennent précisément parce
que la pensée de l’enfant est organisée d’une certaine façon et parce que les enfants
configurent eux-mêmes leur environnement culturel. De nombreux faits culturels
ne sont stables et largement répandus que parce que les enfants éprouvent de la
facilité à les penser et à les assimiler (Sperber 1996). Une telle argumentation ouvre
des perspectives riches d’enseignements, et néanmoins négligées, sur le rapport
entre différents phénomènes de psychologie individuelle et sur leur rôle dans la
constitution de formes culturelles.
Pour aller vite, disons que l’anthropologie traditionnelle a marginalisé les
enfants en négligeant leur aptitude étonnante à acquérir la culture des adultes et,
moins visiblement, à créer leurs propres environnements culturels. Bien qu’il soit
indiscutable que les enfants acquièrent les moyens de participer à la culture dans
laquelle ils vivent, les processus de cette acquisition ont retenu relativement peu
l’attention – vraisemblablement parce que la plupart des anthropologues
considèrent que cela n’apporterait rien aux problématiques majeures de ce domaine
de recherche. En même temps, les enfants créent et investissent des cultures qui,
pour une large part, sont indépendantes et distinctes de celles des adultes avec
lesquels ils vivent. En fabriquant leurs propres traditions culturelles, les enfants
déploient des compétences intellectuelles singulières qui modèlent non seulement
leurs propres productions culturelles mais aussi celles des adultes. En considérant
les enfants comme des réceptacles dans lesquels la culture serait déversée,
l’anthropologie a, si l’on veut bien me passer l’expression, « mis la charrue avant les
bœufs ». Plus loin, j’illustrerai cette thèse à l’aide d’exemples concrets. Faute de
place, je me contenterai de proposer une certaine façon d’étudier les enfants, leurs
acquisitions et leurs productions culturelles et de suggérer des manières d’utiliser
ce savoir pour améliorer notre compréhension de l’environnement culturel en
général.
Comme je l’ai dit, l’indifférence de l’anthropologie à l’égard des enfants n’est
pas liée à l’absence de travaux les prenant pour objets d’étude, mais à leur faible
influence sur le courant dominant de cette discipline. Selon le Guide to Department
2000, on recense cent cinquante-cinq anthropologues, inscrits dans les dix
meilleurs départements du National Research Council. Sur ce nombre, seulement
neuf (y compris l’auteur de cet article) précisent s’intéresser aux enfants et à
l’enfance ; ce n’est pas nécessairement leur intérêt principal. Ils ne sont que quatre
à se consacrer prioritairement aux jeunes ou aux adolescents, un âge situé, par
définition, aux frontières de l’enfance.
Les publications reflètent cet état de choses. Entre 1986 et 2001, selon la
banque de données « Eureka », l’American Anthropologist n’a fait paraître que
trois articles sur les enfants (en excluant les comptes rendus de livres et les études
sur l’alimentation). La recherche d’articles dans lesquels figurent, comme mots clés,
les termes « enfant », « enfants », « soins aux enfants » ou « enfance » révèle
quatorze occurrences depuis 1904. Si l’on considère que les textes d’initiation
universitaire à l’anthropologie annoncent les études à venir, le futur n’est guère
encourageant. Dans une récente étude des vingt-neuf manuels d’anthropologie les
plus utilisés, Erika Friedl (2001) parle d’une situation à la fois « étrange et
déconcertante » : « A quelques exceptions près, les enfants ne font pas seulement
l’objet d’une sous-représentation dans nos textes mais aussi d’une théorisation
insuffisante et d’une totale indifférence. Cette dernière est si répandue que j’ai pris
le parti de ne pas faire la liste nominative des auteurs de manuels – le problème
tient moins, je crois, aux individus qu’à la profession dans son ensemble.
L’indifférence à l’égard des enfants est une pratique admise en anthropologie. »
On pourrait rétorquer que tous les sujets « intéressants » ne le sont pas aux
yeux de tout le monde. Il n’y a pas de raison a priori pour que le courant dominant
de l’anthropologie doive considérer les enfants comme un sujet de recherche
incontournable. Plusieurs particularités importantes incitent pourtant à penser que
tel devrait être le cas. La plus évidente est l’attachement de l’anthropologie
contemporaine à l’idée que la culture est acquise et non innée. Si l’acquisition des
compétences culturelles se poursuit tout au long de la vie, il est néanmoins évident
que c’est durant l’enfance que l’essentiel se passe. Partout, avant l’adolescence, les
enfants déploient des manières de donner du sens au monde culturellement
déterminées ainsi que des modes de comportement manifestement très évolués.
Même s’ils sont rarement considérés comme des experts, ils savent déjà
parfaitement, en entrant dans l’adolescence, participer d’une tradition culturelle
donnée.
Il ne s’agit pas là d’un fait à découvrir ou à établir. Presque toutes les
traditions populaires reconnaissent un tel état de développement et nombreuses
sont celles qui le commentent explicitement. Songeons, par exemple, au fait que les
« coûts » des transgressions sont calculés en fonction de l’âge de leurs auteurs. Les
erreurs des jeunes enfants sont relativement peu « coûteuses », elles entraînent peu
ou pas de sanction (Lancy 1996). Par contre, des erreurs culturelles commises par
des adolescents sont généralement considérées comme plus sérieuses et appellent
une critique directe, une punition ou d’autres sanctions. Vraisemblablement, ce qui
rend compte de cette différence de coût, c’est la conviction qu’à l’adolescence, ou un
peu après, un certain niveau de compétence culturelle est acquis. Cette observation
n’est d’ailleurs pas liée à une conception particulière de la culture. Que celle-ci soit
définie par des compétences intellectuelles, une certaine diversité de sentiments, les
moyens de réaliser des performances culturelles, la capacité de négocier des
relations culturelles ou les processus par lesquels des capitaux culturels inégaux
sont élaborés, c’est pendant l’enfance que la plupart de ces compétences sont
acquises. Dans la mesure où le travail de l’anthropologie consiste largement à
identifier, décrire et interpréter les actions humaines, l’exploration de leur genèse
devrait être l’une de ses préoccupations principales.
Appelons cela un impératif théorique. Une autre raison incitant à étudier les
enfants découle d’une sorte d’impératif de « gestion du sentiment de gêne ».
Imaginons le scénario suivant : un ethnographe travaille sur une population dont la
structure sociale est nettement stratifiée. Un groupe, dont l’identité culturelle est
fondée sur les valeurs de maturité et de compétence, exerce un pouvoir significatif
sur une classe subalterne dont l’identité est fondée sur les valeurs inverses. Il existe,
entre ces deux groupes dont les noms peuvent être approximativement traduits
dans la langue de l’observateur, des relations économiques, affectives et sociales
spécifiées par leurs cultures respectives. Il y a un contact constant et approfondi,
ainsi qu’un conflit sous-jacent, entre les membres du groupe subalterne et ceux de
l’élite. Bien que ceux-là soient largement plus nombreux que ceux-ci, le rapport de
force est soigneusement maintenu et prive systématiquement la population
dominée de tout pouvoir. Dans une telle culture, comme dans beaucoup d’autres,
les membres de l’élite parlent inlassablement de leurs clients subalternes et
semblent tirer leur sentiment d’identité et de compétence principalement de leurs
succès relatifs et des échecs de leurs clients. L’ethnographe passe en outre beaucoup
de temps dans le groupe subalterne, observant officieusement les activités de ses
membres, leurs transgressions publiquement punies et leurs succès publiquement
applaudis. Curieusement, il ne mentionne jamais, dans ses écrits, la population
subalterne, ne faisant guère référence aux relations économiques et affectives qui
dominent la relation de ce groupe avec l’élite.
Le sens de cet exemple est transparent. Une telle observation serait jugée
fondamentalement incorrecte ; le constat d’une longue inattention pour les
phénomènes de genre a provoqué, après débat, une réorientation significative du
champ des recherches. L’ethnographie et la théorie ignorant les femmes furent
décrétées incomplètes et biaisées. Notre ethnographe imaginaire pourrait
néanmoins chercher à détourner la critique en faisant observer que, contrairement
aux enjeux des relations entre sexes, construites et variant selon la culture et
l’époque, le rapport particulier entre l’élite et les subalternes, dont il a omis de
traiter, implique une relation de pouvoir, d’autorité, d’économie et de sentiment
qui, elle, est universelle – et nombre d’anthropologues ne se sentent pas tenus de
s’intéresser de près aux éléments invariants d’une situation donnée. Il n’est pas sûr
cependant que la différence de genre soit moins universelle et plus construite que
l’enfance. Toutes deux sont universellement présentes et toutes deux sont des
systèmes fondés sur l’inégalité, la discrimination et la subsistance. Il faut garder à
l’esprit qu’un traitement adéquat de la question de la différence sexuelle dans la
culture ne se borne pas à prendre simplement en compte les rapports entre les
sexes. De même, un traitement approprié de la question des enfants ne se limite pas
à reconnaître que ceux-ci sont liés aux adultes d’une façon particulière. « Ajouter
quelques enfants et agiter » n’est pas une instruction plus pertinente qu’« ajouter
quelques femmes et agiter ». Dans les deux cas, un véritable changement de regard
entraîne nécessairement une reconfiguration du champ des recherches.
La dernière raison pour placer les enfants au centre des préoccupations des
anthropologues tient à des considérations méthodologiques et théoriques. La vie et
l’expérience des enfants les rendent naturellement aptes à l’enquête
anthropologique. Sous sa forme la plus simple, l’anthropologie se définit comme
l’étude de la nature et de la portée des différences dans la façon dont diverses
populations agissent, pensent et parlent. Le comportement, la pensée et la parole
des enfants diffèrent systématiquement de ceux des adultes. Les outils
d’observation et d’analyse qui aident à mieux connaître les spécificités des Ashanti
et des Nuer, comme d’ailleurs des homosexuels à San Francisco ou des émigrants
circulant entre le nord du Texas et le sud du Mexique, sont suffisamment souples
pour permettre d’étudier les spécificités des enfants. De fait, des modifications
récentes de l’approche anthropologique font des relations unissant les adultes aux
enfants un sujet encore plus pertinent par rapport à la théorie de la culture. Les
sous-cultures et leurs interactions ont quasiment remplacé la culture comme objet
de l’enquête anthropologique. Les enfants, comme j’y reviendrai plus loin,
constituent des sous-cultures semi-autonomes qui peuvent être explorées en tant
que telles avec succès par les anthropologues, au même titre que les marchands de
rue sénégalais à Marseille, les cultivateurs de riz en Louisiane ou les physiciens des
hautes énergies à Lawrence Livermore. A mesure que la nature et la pratique des
formes quotidiennes du pouvoir se rapprochent du centre des préoccupations des
études culturelles, les dimensions modestes de l’expérience subalterne que donne à
voir la vie des enfants occupent elles aussi de plus en plus le centre de la scène
anthropologique.
Pourquoi les anthropologues trouvent-ils lesenfants inintéressants ?
Plusieurs explications ont été avancées pour rendre compte de cette
marginalisation des enfants. La « culpabilité » par association d’idées est peut-être
la plus courante. Les comparaisons hasardeuses entre la pensée des enfants et celle
des « primitifs » qui ont animé les débuts de l’ethnologie (par exemple Lévy-Bruhl
1979), et parfois certains développements ultérieurs (Hallpike 1979), suscitent de
toute évidence un malaise chez les anthropologues contemporains. Même si eux-
mêmes n’envisagent pas de les reprendre à leur compte, la mauvaise réputation de
ces comparaisons pour le moins gênantes – entre stades du développement
enfantin et stades d’évolution culturelle – peut avoir détourné certains de l’étude
des enfants. D’autre part, les enfants sont étroitement associés aux sphères
d’influence des femmes – la maison et le foyer. On a donc suggéré qu’ils subissaient
la même exclusion systématique du regard anthropologique que leurs mères
(Caputo 1995 ; James & Prout 1990). Cependant le tournant féministe de
l’anthropologie date maintenant de plusieurs dizaines d’années. Les femmes
tiennent une place appréciable dans la littérature anthropologique actuelle. Tout au
contraire, l’intérêt manifesté pour les enfants par le courant dominant de
l’anthropologie en est toujours à ses balbutiements, pour citer le bon mot de Sharon
Stephen(1998). Il n’est guère plausible que les enfants soient hors de portée du
regard scientifique parce que leurs mères l’ont été.
Le manque d’intérêt intrinsèque a aussi été évoqué, même si ce fut rarement
dans des termes ouvertement péjoratifs. Pour la plupart des anthropologues,
l’image des enfants la plus communément évoquée est celle d’adultes en devenir. Le
caractère liminaire, non sans quelque ironie quand on songe à l’intérêt considérable
de l’anthropologie pour les autres formes de frontières entre les âges, se traduit en
l’occurrence généralement par l’idée que les enfants sont des créatures dépourvues
de compétences culturelles, n’étant, au mieux, que de simples appendices de la
« société des adultes » (Bloch 1991 ; Caputo 1995 ; James & Prout 1990 ; Schwartz
1981 ; Toren 1993).
Mais un manque d’intérêt intrinsèque ne se traduit pas non plus forcément
par une absence d’étude. S’intéresser exclusivement aux adultes n’empêche pas, en
principe, de s’intéresser aux enfants. Cela rend même les enfants sans doute encore
plus intéressants. S’ils sont bien, après tout, des appendices de la société des
adultes, c’est en y jouant souvent un rôle central (même s’ils sont fréquemment des
figurants silencieux) dans les activités courantes et privilégiées. Les rites de
passage, la logique même de l’échelle des âges et les notions de descendance et
d’alliance tournent tous autour de la présence d’enfants et de jeunes. Quand bien
même les enfants ne seraient que des adultes en devenir, voilà qui devrait attirer et
non repousser la curiosité du courant dominant en anthropologie. Les enfants sont
des créatures significatives dans presque toutes les sociétés. Les pratiques touchant
aux soins qu’on leur prodigue et à leur alimentation sont reconnues à l’intérieur
d’une société et servent fréquemment de sujets de conversation. De fait, presque
tous les systèmes culturels considèrent l’« enfant » comme un fait naturel, même si
les éléments constitutifs de cette entité sont sujets à variation (Ariès 1962). Les
notions d’« enfant », d’« adulte », de « parent », de « descendance » sont produites
par une culture donnée et il est difficile d’imaginer un concept quotidien
prétendument « naturel » qui soit à ce point culturel. Depuis toujours et partout, les
gens partagent des croyances sur ce que sont les enfants et sur ce qu’il faut en
« faire ». Les enjeux entourant l’immaturité sociale et culturelle sont d’un intérêt
vital pour ceux dont les pratiques et les croyances intéressent au plus haut point les
anthropologues. En considérant les enfants comme de simples appendices de la
société des adultes, l’anthropologie leur a ôté tout intérêt inhérent. Cela donne une
idée de la situation sans l’expliquer car la qualité d’« appendice » ne confère pas
nécessairement le statut d’intérêt secondaire : le bras a beau être un appendice, il
n’est pas d’un intérêt secondaire pour les spécialistes des membres.
Il faut chercher ailleurs les causes de la résistance anthropologique. L’image
vague que l’anthropologie se fait des enfants reflète une tendance plus générale de
la science sociale américaine à considérer l’enfance comme une étape sur le chemin
de l’âge adulte, « complet, reconnaissable, et, […] de manière hautement
significative, désirable » (Jenks 1996 : 9). L’idée sous-jacente est que les enfants, et
plus spécialement les très jeunes enfants, sont radicalement différents des adultes
qui les entourent et ne sont pas leurs égaux. Ce qui importe ici, c’est qu’ils sont
situés à un moment de transition vers la compétence culturelle plutôt qu’occupant
une position de maîtrise véritable. En conséquence, la réflexion sur les enfants est
transformée, de façon tout à fait révélatrice, en propos sur les adultes et sur leur
manière d’organiser un environnement dans lequel les enfants se développent, en
facilitant leur acquisition des compétences culturelles propres à la société dans
laquelle ils vivent. Toren fait astucieusement remarquer que la découverte que les
enfants deviennent « ce que leurs adultes sont déjà […] n’a que peu de rapport avec
une analyse de la relation entre adultes » (1993 : 461). Connaître les relations entre
les adultes et leurs enfants fournit en conséquence peu d’informations sur celles
entre adultes, principal centre d’intérêt de l’anthropologie.
Le corpus de recherches explorant la vie des enfants le plus familier aux
anthropologues est la littérature concernant la socialisation, littérature qui
témoigne de ce filtrage de l’enfance par un regard d’adulte. En se concentrant sur
l’état final adulte et sur l’influence exercée par les adultes pour « atteindre cet
objectif », les études font apparaître les activités des enfants comme auxiliaires ou
subordonnées. Par conséquent, les contributions des enfants à leur propre
développement sont souvent cachées, sinon totalement effacées.
La théorie de la socialisation surestime donc souvent l’influence des adultes.
Plusieurs études ont montré que les adultes s’acquittent fréquemment moins bien
qu’on ne le suppose en général de la tâche consistant à façonner le savoir, la
personnalité et l’attitude de leurs enfants (Harris 1998 ; pour des exemples
empruntés à l’anthropologie, voir Toren 1993 qui les passe très bien en revue ; voir
aussi Hirschfeld 1989a et Mead 1932). Il est difficile d’imaginer à quel point les
enfants sont doués pour acquérir la culture et combien la « transmission
culturelle » est effectivement problématique si l’on attribue excessivement et
généreusement aux adultes tout le mérite de la leur enseigner. Les enfants finissent
généralement par ressembler à leurs aînés dans certains domaines décisifs.
Pourtant, s’il en est ainsi c’est le résultat de bien plus qu’une « socialisation » vers la
vie adulte.
En ce qui concerne la reproduction culturelle, la surestimation de
l’importance de la socialisation n’est pas seulement liée à ce que les chercheurs
recherchent mais aussi à l’endroit où ils le cherchent. Il est largement admis que
l’environnement approprié pour étudier la transmission et l’acquisition de la
culture est celui des adultes, une stratégie logique si l’on considère ces derniers
comme les principaux agents de la socialisation. En conséquence, si l’on suppose
que les adultes créent les mondes culturels dans lesquels les enfants sont introduits
et qu’ils contrôlent pour une grande part les processus qui y conduisent, alors il
semble adéquat d’accorder aux adultes une telle attention. En revanche, si l’on
cherche à comprendre comment les enfants contribuent à fabriquer de la culture, il
serait plus approprié de mettre l’accent sur l’arène dans laquelle ils s’y appliquent,
c’est-à-dire leur vie avec les autres enfants, ce qui est quelquefois désigné comme
« la culture des enfants ».
Les enfants ont-ils leur propre culture ?
L’idée que les enfants ont leur propre culture pourra paraître saugrenue à
certains lecteurs. Les enfants peuvent être mal à l’aise dans la culture des adultes,
voire, comme c’est souvent le cas en Amérique du Nord et dans les sociétés du nord
de l’Europe, lui opposer une résistance. Il reste que le cadre de référence est
toujours la tradition culturelle dominante. C’est là où le bât blesse. Dire que les
environnements culturels sont multiples est désormais un lieu commun. A tout
moment, l’environnement culturel dans lequel un individu évolue est fragmenté,
fluide, partiellement contradictoire et négociable – du point de vue de l’information
et du pouvoir. Tous les environnements culturels sont eux-mêmes composés de
sous-environnements multiples, en compétition les uns avec les autres. Reconnaître
que la culture des enfants est l’un de ces sous-environnements ne devrait poser
aucune difficulté a priori. De fait, cela n’en a pas posé à de nombreux spécialistes
(Corsaro 1997 ; James & Prout 1990 ; Opie & Opie 1960 ; Maltz & Borker 1986 ;
Goodwin 1990 ; voir aussi Willis 1981 ; Eckert 1989). Non seulement les enfants
vivent dans les sphères culturelles des adultes avec lesquels ils partagent un certain
espace – ce qui va de soi –, mais ils créent et maintiennent des environnements
culturels propres. L’environnement dans lequel la reproduction culturelle intervient
n’est par conséquent pas nécessairement, ni même principalement, le ou les
environnements culturels propres aux adultes mais bien celui des enfants.
Il est admis que les enfants participent à des activités très spécialisées, dont
les adultes sont largement exclus. Personne ne conteste non plus qu’ils développent
et maintiennent des pratiques sociales, des réseaux de relations et des codes qui
sont propres à leurs espaces sociaux et physiques. La notion de culture de l’enfance,
pourtant, vise davantage que les activités spécialisées centrées sur les enfants. Les
cultures des enfants comprennent des environnements qui non seulement sont
distincts mais encore indépendants des environnements adultes qui les englobent.
Les enfants maintiennent un large répertoire de jeux et de chansons – des formes
culturelles – qui n’apparaissent pas liés à la culture des adultes, des formes qui
« circulent d’un enfant à l’autre, au-delà de l’influence des […] adultes [qui] ne
savent rien d’elles […]. De génération en génération, cette culture florissante et sans
complexes demeure insoupçonnée du monde sophistiqué (sic) et assez peu affectée
par lui » (Opie & Opie 1960 : 1). En construisant leur propre environnement, les
enfants s’engagent dans le même type d’activités, déploient les mêmes types de
relations de pouvoir, d’autorité et de statut et font appel aux mêmes expériences
significatives que les adultes quand ils créent et habitent leurs propres sphères
culturelles.
Comment les enfants apprennent-ils laculture ?
Le défaut d’appréciation de la richesse des compétences culturelles des
enfants et des formes culturelles qu’ils créent et entretiennent par eux-mêmes a
empêché de voir à quel point une anthropologie de l’enfance – pour nommer ce qui
sous-tend mon projet – devrait tenir une place centrale dans toute tentative pour
comprendre la reproduction culturelle. Les théories de la reproduction culturelle –
ou celles qui se penchent sur ses perturbations – ne sont adéquates que dans la
mesure où elles sont fondées sur une prise en compte réaliste des vies et des forces
qui façonnent les vies des individus assurant une telle reproduction. J’ai suggéré
cependant que le courant dominant de l’anthropologie avait déployé une constante
aversion envers les enfants, une résistance à une anthropologie de l’enfance. Ce
n’est pas seulement que les enfants font plus que ce que beaucoup de gens veulent
bien reconnaître. Qu’ils le fassent si exceptionnellement bien est un point de
tension pour de nombreux anthropologues.
Il est admis que les enfants apprennent remarquablement bien et ont un
talent particulier pour étudier la culture. Ils acquièrent rapidement et facilement la
capacité à se glisser sans le moindre heurt dans la vie culturelle qui les entoure.
Cette adaptation à une culture spécifique est liée à des capacités profondément
ancrées. Peu de gens seraient satisfaits d’expliquer l’acquisition culturelle par un
simple processus d’imitation. Les enfants ne singent pas la culture, ils l’apprennent
ou l’acquièrent. Ils en arrivent à représenter les informations culturelles, les
manipulent et les utilisent comme base pour comprendre le monde et organiser leur
action. Représentations, manipulations et calculs sont des phénomènes
psychologiques. L’anthropologie – y compris la majeure partie de l’anthropologie
psychologique – s’est longtemps refusée à reconnaître – et a fortiori à explorer
systématiquement – les états psychologiques internes. On exagère à peine en disant
que l’anthropologie depuis Durkheim a manifesté une constante aversion à l’égard
de la psychologie (voir Strauss & Quinn 1997, chapitre 2 pour un traitement global ;
pour un récent commentaire sur le sujet voir aussi Bloch 1998 ; Sperber 1996 ;
Hirschfeld 2000).
Poser le problème de l’expérience et du développement des enfants en
termes psychologiques ne revient pas à dire que la culture est le mental, qu’elle peut
s’y réduire, ou même qu’il existerait quelque sous-ensemble de notre savoir qui
serait spécifiquement culturel. Il s’agit plutôt de suggérer que participer à un
environnement culturel, c’est participer à un ensemble donné de relations
cognitives causales gouvernant la distribution d’un corpus de savoirs (Sperber
1996). Le passage des formes culturelles d’une génération à l’autre à travers
l’enseignement et l’imitation de modèles, sous des formes à la fois directes et
indirectes, est un principe fondamental de l’anthropologie. Comme je l’ai dit, cet
argument présente une cause implicite de la transmission culturelle – certaines
habitudes parentales permettent la réalisation d’expériences enfantines qui
façonnent les identités individuelles et collectives – et il conduit à identifier la
prédominance de certaines pratiques culturelles avec leur reproduction.
Certes l’apprentissage culturel est empiriquement inévitable. Les êtres
humains sont, dès leur naissance, des créatures culturelles façonnées par
l’environnement culturel qu’elles occupent. La culture sature si complètement
l’environnement que ne pas l’acquérir semble presque impensable. L’hypothèse,
habituellement tacite, est qu’en exposant un individu à une gamme de savoirs
culturels, celui-ci en acquiert une version plus ou moins fidèle. L’autre hypothèse
implicite est que la majeure partie du savoir culturel est exprimée par des modes de
comportement, des paroles et des objets fabriqués que l’apprenant va finir par
reconnaître. Comme l’enseignement supérieur serait facile si l’apprentissage se
déroulait ainsi ! Si l’on veut bien admettre qu’il n’en est pas ainsi, on comprend que
cette hypothèse est pour le moins insuffisante. Même en assortissant cette théorie
de l’apprentissage de quelques correctifs (par exemple, en convenant que le savoir
s’acquiert seulement s’il est clair, informatif, pertinent pour l’apprenant et si ce
dernier est motivé), la théorie demeure insuffisante. Quiconque a tenté d’apprendre
à un adolescent les règles élémentaires de politesse peut en témoigner. Il n’existe
aucune confirmation sérieuse de l’hypothèse selon laquelle le savoir, et
particulièrement le type de savoir abstrait contenu dans les schémas culturels, les
modèles, les symboles clés ou les régimes de vérité, pourrait s’acquérir par simple
exposition et sans que l’apprenant y joue un rôle considérable (Hirschfeld 2001).
Une telle proposition en surprendra plus d’un. Après tout, le savoir culturel
manifeste une présence ostentatoire. Il est à la fois partout et redondant puisque
chaque acte, chaque représentation publique, a un caractère culturel qui les marque
de façon indélébile. Que les enfants apprennent à être des acteurs culturels, qu’ils
acquièrent facilement du savoir culturel en vivant simplement dans un
environnement culturel riche, cela semble aller de soi. C’est encore plus
vraisemblable pour les théories considérant les cultures comme des
environnements délimités, relativement stables et homogènes, peuplés d’acteurs
qui partagent systématiquement des intérêts et un savoir. En revanche, si les
cultures – les environnements culturels – sont des mondes discontinus dans
l’espace, fragmentés, fluides, contestés et en perpétuelle transformation, comme il
est de plus en plus courant de le dire (Brightman 1995 ; Dirks et al. 1994 ; Gupta &
Ferguson 1997), peu importe alors que ces environnements soient visibles ou
culturellement saturés, apprendre à partir d’eux n’est plus chose aisée. Apprendre
« que x » quand tout le monde autour de vous dit « x », se comporte comme si « x »
était vrai et place une valeur morale commune dans « x », serait probablement
beaucoup plus facile que d’apprendre « que x » quand « x » est discuté, contesté et
fait l’objet d’un débat moral et politique. Etre capable d’apprendre « que x », dans
ces conditions, suppose des individus ayant un talent significatif pour identifier ce
qui est une information pertinente dans cet environnement, et ignorer ce qui ne
l’est pas.
Les anthropologues n’ont jamais accordé aux enfants le genre de talent – le
rôle d’intermédiaire – nécessaire pour accomplir cette tâche. L’acquisition du savoir
culturel est, de fait, un accomplissement si important que les anthropologues ont
tendance à négliger la part essentielle de la contribution des enfants à la création,
au développement et à la distribution des formes culturelles (Sperber & Hirschfeld
1999). Considérer l’acquisition du savoir comme un processus linéaire, ou, plus
exactement, d’une simplicité linéaire, renforce certes la position des chercheurs,
mais, comme plusieurs anthropologues l’ont récemment observé, les choses ne se
passent pas ainsi (Bloch 1998 ; Strauss & Quinn 1997 ; Wertsch 1998).
L’acquisition du savoir culturel est un processus asymétrique, non parce que
l’expert est un expert et le novice un novice, mais parce que l’enfant est doté de
facultés cognitives spécifiques et de programmes spécialisés dans certains domaines
qui permettent le développement (Hirschfeld & Gelman 1994). D’une certaine
façon, le novice est un expert : un expert en apprentissage. Sans l’architecture
singulière de l’esprit de l’enfant, la culture serait tout bonnement impossible. Il ne
s’agit pas seulement pour moi de proposer une banale réflexion sur le fait que
l’esprit est individuel, réflexion qui serait certes intéressante mais très peu
pertinente dans le cadre de recherches anthropologiques. J’affirme ici que la culture
ne peut être comprise autrement qu’à travers l’architecture cognitive des enfants,
laquelle a évidemment partie liée avec celle des adultes (Hirschfeld 1996, 1997).
Cooties et culture
Je me pencherai sur deux cas précis, qui illustreront les faits évoqués plus
haut, à savoir l’existence d’une tradition culturelle propre aux enfants, l’existence
d’une tradition similaire chez les adultes, et enfin les prédispositions et
compétences cognitives régissant les relations entre les deux. Ces deux traditions
sont des produits culturels de la société américaine, encore qu’elles aient leur
équivalent dans une large gamme de cultures. Les deux exemples pris, les traditions
préadolescentes des cooties [1] et la façon « adulte » d’envisager la race, semblent à
première vue n’avoir rien à voir l’un avec l’autre. Je m’efforcerai de prouver qu’il
n’en est rien. Je chercherai, en particulier, à montrer comment la mise en œuvre
d’un programme d’apprentissage spécialisé, dans un environnement culturel
spécifique, rassemble les conditions requises pour que les enfants créent et
maintiennent un « simple » jeu et pour que les adultes organisent et entretiennent
un accès fondamental au pouvoir, à l’autorité et aux ressources disponibles. Ayant
déjà écrit ailleurs plus longuement sur la race et la façon de la penser (Hirschfeld
2000, 1989a, 1996, 1997), je serai bref sur ce sujet. Les données sur les cooties
n’ayant au contraire pas encore été exposées, je les présenterai ici plus en détail.
Ces dernières années, mes collaboratrices – Susan Gelman, Rachel Heiman,
Gail Heyman, Katie Hinds, Barbara Hofer, Oren Kosansky, Ivelisse Martinez et
Heidi Schweingruber – et moi avons examiné une kyrielle de pratiques et de
croyances des enfants nord-américains concernant les cooties. Nous avons observé
les jeux spontanés d’enfants de deuxième et de quatrième année d’école primaire,
interviewé des enfants en petits groupes et individuellement à l’école et finalement
demandé à un autre groupe d’école primaire, de deuxième et quatrième année
également, de participer à plusieurs expériences. Les enfants venaient de deux
horizons différents. Le premier groupe était constitué par plusieurs écoles, à
l’intérieur et aux alentours d’une ville universitaire du Midwest, principalement
fréquentées par des Blancs de la classe moyenne. Le second regroupait des écoles
situées à environ 50 miles des précédentes, fréquentées par des enfants venant de la
campagne ou d’une petite ville et largement issus de la classe ouvrière. Environ la
moitié de ces écoliers étaient blancs.
De façon très générale, les cooties sont une maladie contagieuse socialement
transmise d’un enfant à un autre, une sorte de contamination interpersonnelle.
Selon une source, le terme cootie vient d’une transformation du mot colonial
britannique signifiant « pou » qui a été popularisée par les vétérans de la Première
Guerre mondiale à leur retour (Samuelson 1980). En accord avec cette
interprétation, l’Oxford English Dictionary définit cootie comme un pou du corps
et suggère qu’il pourrait être dérivé du malais Kutu qui signifie « un insecte
parasitaire et piquant ». L’usage qu’en font les enfants nord-américains est parfois
conforme à cette définition. Plus fréquemment, les enfants décrivent les cooties
comme quelque chose qui ne peut être vu mais qui est désagréable (bon nombre
d’enfants utilisent l’une de ces trois métonymies pour décrire les cooties : les
particules invisibles associées à des microbes, à des flatulences ou à des « crottes
de nez »). Les adultes, en puisant vraisemblablement dans leurs souvenirs
d’enfance, parlent indifféremment de cooties et de poux. Un auteur a, par exemple,
intitulé « Le contrôle des cooties » un article qui conseillait les parents sur la
meilleure façon de traiter les épidémies de poux, bien qu’il ne fût fait nulle mention
des cooties dans le corps du texte (Nathanson 1997).
Dans l’écrasante majorité des cas cependant, on parle de cooties, à la fois
chez les adultes et les enfants d’Amérique du Nord, pour désigner la transmission
par les enfants d’une contamination invisible passant d’un enfant (appartenant
souvent à un groupe stigmatisé) à un autre et les mesures prophylactiques mises en
place contre cette contamination. On en dénombre plusieurs, y compris des
« pièges à cooties » en papier, des piqûres imaginaires et une certaine façon de
croiser les doigts ou les mains : « Si tu croises les mains, tu n’en attrapes pas. Si tu
grimpes à un piquet, tu n’en attrapes pas » ; « Si tu n’aimes pas quelqu’un et que tu
le touches, tu peux en attraper sauf si tu croises les doigts » ; « Si les cooties sont
chez toi, ferme les portes à clé et éteins toutes les lumières. »
Les cooties ont été peu étudiés. Les deux études remarquables sur le sujet
sont le travail de Samuelson (1980) et la longue discussion dans Gender Play de
Thorne (1993). On en a beaucoup traité sous l’aspect fictionnel. Plusieurs romans
écrits par des adultes, certains visant un lectorat adolescent et d’autres un public
adulte, ont utilisé le folklore des cooties et ses pratiques pour exprimer l’idée d’une
profonde souillure sociale, de la frayeur et de l’exclusion (Hayter 1997 ; Holub
1998). Dans l’ensemble cependant, les cooties rentrent dans les activités des enfants
des classes maternelles, leur existence est jouée par des enfants, régulée par des
enfants et vécue par des enfants. Si la culture de l’enfance se compose de formes
culturelles semi-autonomes entretenues par des pratiques enfantines, l’usage des
cooties est exemplaire.
Les cooties sont invisibles mais pas les pratiques qui les entourent. Le
scénario type implique un enfant ou plusieurs qui font savoir autour d’eux, avec des
gestes ou d’autres manifestations de dégoût et d’horreur, qu’ils sont entrés en
contact avec les cooties de quelqu’un d’autre. L’enfant « contaminant » peut être
identifié comme un individu ou bien, plus typiquement, comme le représentant
d’une catégorie sociale : « Si une fille me touche alors je dis “Rrrrr !” ; si on touche
quelqu’un, si on touche un garçon, les filles n’aiment pas les cooties des garçons et
les garçons ne veulent pas attraper ceux des filles […] les garçons fuient les filles. »
Ces comportements peuvent apparaître, et c’est ce qu’ils sont parfois en effet,
comme la répétition hyperbolique, physique et ludique de rituels de fuite devant le
sexe opposé, phénomène commun chez les préadolescents. Les attributions de
cooties sont cependant souvent plus sérieuses et le caractère parfois gai du « jeu »
ne masque pas complètement des sentiments beaucoup plus profonds.
Ce fut illustré avec force par une interaction observée au tout début de notre
travail collectif sur l’ethnographie de la culture des enfants, lorsque l’une des
collaboratrices principales du projet, Ivelisse Martinez, a été le témoin direct de
l’intensité de la peur suscitée par les cooties. Martinez bavardait avec un groupe
d’enfants de 9 ans dans une salle de classe (la conversation ne portait pas sur les
cooties) quand une petite fille s’est approchée du groupe et s’est assise sur une
chaise restée libre. Presque immédiatement, elle a eu l’air bouleversée. Martinez lui
a demandé ce qui n’allait pas. La petite fille a répondu précipitamment qu’elle
venait de réaliser que le dernier enfant à utiliser la chaise avait des cooties. La
remarque n’avait aucun lien avec la discussion en cours et n’était pas provoquée par
quoi que ce soit d’autre observé par Martinez. Elle était convaincue que la réaction
de la petite fille n’était ni feinte ni fantaisiste mais l’expression d’une véritable peur
de la contamination.
A certains égards, l’événement était exceptionnel. De façon caractéristique,
les cooties impliquent une contamination, ou le danger d’une contamination, qui
menace quand le sujet porteur de cooties et le sujet potentiellement infecté se
trouvent, de fait, au beau milieu d’une interaction. Les cooties ne sont pas attribués
à contre-temps. En dépit de ce fonctionnement en « temps réel », les attributions
sont entourées d’une certaine incertitude. Non seulement un enfant ne sait jamais
quand il (ou elle) va « en attraper », mais encore il ne sait jamais quand il est
susceptible d’être accusé d’en « donner ». A la différence, par exemple, d’autres
formes culturelles qui comportent aussi l’idée de souillure – la contamination des
castes en Asie du Sud semble ici un point de comparaison approprié –, la
contamination par les cooties n’est pas une menace constante contre laquelle des
protections régulières et habituelles seraient disponibles. Il n’y a pas non plus de
circonstances spécifiques qui favorisent l’apparition d’une menace de cooties, ni
même une personne ou un groupe en particulier – comme il en existe, dans
certaines sociétés, concernant les femmes en période de menstruation. En bref, il
n’y a pas de contextes spécifiques, ni de classes de personnes pour lesquelles ou de
la part desquelles le risque de contamination serait invariablement présent. La
même personne peut être une source de cooties à un moment puis inoffensive peu
après. Et, en réalité, une part de l’excitation générée par le phénomène semble
dériver de son caractère imprévisible.
Etant donné cette association avec le dégoût et la contamination, il n’est
guère surprenant que les cooties servent aussi d’« armes » offensives, comme
lorsqu’un enfant tente d’en infecter un autre en lui attribuant une « étiquette de
cootie » (Samuelson 1980 ; Thorne 1993). Iona et Peter Opie (1969 : 75) classent
une variante britannique (to have the dreaded lurgy, « attraper le microbe ») sous
la rubrique « Le contact à effets nocifs », dans leur section des « Jeux de
poursuite ». Bien que l’attribution d’une contamination se fasse souvent
joyeusement et sous la forme d’un jeu, elle peut aussi être stratégique et sérieuse.
Les attributions sont fréquemment utilisées dans l’intention familière et cruelle
d’exclure les enfants impopulaires, nouveaux venus ou stigmatisés en quelque
façon. Les romans que j’ai mentionnés plus haut reflètent spectaculairement cet
aspect. Dans l’un d’entre eux, intitulé Ivy Green, la reine des cooties et destiné à un
public d’enfants des premières années d’école primaire, Holub (1998) raconte
l’histoire d’une petite fille stigmatisée par une rumeur, lancée par les filles
« populaires », selon laquelle elle aurait des cooties. Plus spectaculaire encore – du
moins pour les adultes – est ce roman destiné à un public adulte et intitulé La
Revanche des filles à cooties, dans lequel Hayter (1997) décrit de façon saisissante
le traumatisme dura-ble d’une exclusion sociale à l’école primaire en racontant son
expérience personnelle de fille « infectée ». La force d’une telle situation est
soulignée lorsqu’elle explique à une amie japonaise, qui ne comprend pas, qu’une
fille infectée de cooties est une paria.
L’authenticité de l’émotion suscitée par les cooties – et le souvenir durable
qui en reste – a été curieusement exprimée dans le New York Times durant les
primaires de l’élection présidentielle de 2000. L’article, publié dans la section
« Sunday Week in Review » (un passage en revue de l’actualité de la semaine publié
le dimanche), illustrait la tension croissante entre les deux candidats démocrates en
tête par la description suivante : « Le vice-président a continué de parler de M.
Bradley comme d’un ami – du moins jusqu’à leur débat sur le plateau du Point avec
la presse où M. Gore a tendu la main […] et où M. Bradley l’a toisé d’un air qui
voulait dire : “Bah, des cooties” » (Henneberger 2000). La simple mention des
cooties devant ma classe d’étudiants de premier cycle pendant mes cours déclenche
un flot de souvenirs et provoque invariablement une sensation de malaise et des
rires nerveux. Comme les immigrants dont les souvenirs d’enfance sont d’une
remarquable précision, parce qu’ils évoquent non seulement un moment de leur vie
mais aussi une culture particulière et souvent des expériences sensorielles
(Hoffman 1994), les adultes nord-américains ont peu de difficultés à retrouver des
souvenirs à propos des cooties et à éprouver à nouveau les affects qui y sont
attachés.
Nous avons découvert que, paradoxalement, en dépit de la force
instrumentale des cooties et de leur rémanence, les enfants donnent des réponses
étonnamment vagues quand on les interroge sur le sujet, tendance également notée
par Samuelson (1980). La tradition des cooties n’est pas structurée
intellectuellement. En réponse à nos questions, un enfant utilisera un langage
approprié pour décrire des particules familières, mais invisibles, comme les
microbes (« Les cooties sont comme les microbes, ils ont des microbes sur eux » ;
« Ils te donnent des mauvais microbes qui peuvent te tuer »), ou d’autres qui sont
associées à des manquements à l’hygiène personnelle (« D’habitude, si un de mes
copains fait sur lui, il a des cooties » ; « Quand quelqu’un se gratte le nez ou mange
ses crottes de nez » ; « Les cooties c’est quand quelqu’un lèche le pied de la chaise
ou mange du papier » ; « Quand tu es à côté de quelqu’un et qu’il pète, il peut peut-
être te donner des cooties »). En d’autres occasions, les enfants utilisent un langage
plus propre à décrire des associations négatives ou des comportements déviants
(« Si tu n’aimes pas quelqu’un et que tu le touches, tu peux en attraper » ; « Les
gens qui ont des cooties volent des trucs aux autres, ils se battent et ils battent les
filles. Ils sont méchants » ; « D’habitude on attrape des cooties quand quelqu’un fait
quelque chose de mal »). Il n’est pas rare que les enfants utilisent des formulations
mitigées, en particulier en faisant précéder des commentaires sous-entendant une
approbation par des expressions d’incrédulité : « Je ne crois pas qu’ils soient vrais.
S’ils l’étaient, ils sont probablement si petits qu’on ne peut pas les voir » ; « Je ne
les aime pas. Parce que c’est juste un jeu auquel je n’aime pas jouer. J’aimais bien
avant, mais plus maintenant. Je n’aime pas, vraiment pas, c’est dégoûtant […].
Toutes sortes de gens en attrapent. »
Ces remarques vagues et fluctuantes ne signifient pas que la référence aux
cooties est flottante mais plutôt qu’elle est désordonnée. Il suffit de noter que ce
« désordre » se retrouve dans l’espace et le temps. Thorne (1993) note la même
tendance dans les pratiques et les croyances de certaines communautés de
Californie (où sont mêlées des populations d’origine mexicaine, latino-américaine
et anglaise), dans le Michigan et sur la côte est. De même, nos interviews, tout
comme celles menées par Samuelson (1980), révèlent une grande cohérence entre
les réminiscences des adultes et les habitudes des enfants qui leur sont
contemporains. Plus frappante encore est la récurrence de certains « jeux » dans
toutes les cultures. Samuelson (1980) rapporte des variantes anglaise, espagnole,
malgache et néo-zélandaise des cooties. Peter et Iona Opie (1969 : 75-78) racontent
un jeu britannique, The Dreaded Lurgi, « attraper le microbe », dont le nom est
dérivé soit d’un programme de radio contemporain, soit, plus curieusement, d’un
prétendu mal que l’on « trouverait » en East Anglia et qui affecterait les « gens
paresseux ». Ils notent cependant que la forme basique existe « depuis des
générations ». Il s’agit d’une sorte de « jeu de chat » où le poursuivant transmet,
par un contact de peau à peau, une substance « mauvaise ou écœurante ». Comme
l’attribution de cooties, le jeu de chat Lurgi n’est pas toujours joyeux et sans
conséquences. Une institutrice dit avoir découvert ce jeu lorsqu’une écolière est
venue la trouver en pleurant, parce que « tout le monde disait qu’elle l’avait », une
plainte pour le moins dérangeante qui a été rapportée dans « plusieurs écoles,
grandes et petites ».
Comme les cooties, le lurgy (orthographe de l’East Anglia) souligne les
sentiments négatifs éprouvés envers des enfants stigmatisés : « A Norwich on
trouve le mot lurgy dans le langage courant des enfants – “Tu es lurgy” = “tu as
attrapé le microbe” » mais avec le sous-entendu que la personne est « stupide,
dingue, tarée, cinglée [ou] imbécile ». Des procédures similaires se retrouvent dans
toute la Grande-Bretagne et « de tels jeux sont pratiqués dans le monde entier : à
Auckland, en Nouvelle-Zélande, quand un garçon est touché par une fille, les autres
se moquent de lui en criant “tu as des puces de fille” » (Opie & Opie 1969).
Peter et Ilona Opie décrivent des formes comparables en dehors du
Royaume-Uni : « A Valence, le jeu ordinaire de chat se nomme “tu portes la pusa”
(tu as la puce). A Massa dans la baie de Naples, le jeu est la “Peste” et à Madagascar
[…] l’enfant qui faisait le chat était un boka, un lépreux, et quand il touchait
quelqu’un, sa lèpre était transmise à celui qui avait été touché, qui à son tour devait
se débarrasser de sa maladie sur quelqu’un d’autre. »
Une production comparable de la culture des enfants existe au Japon. Les
engacho sont des procédures prophylactiques utilisées contre une forme de
contagion sociale ayant un certain nombre de traits communs avec les formes dont
je viens de parler. La situation typique qui déclenche une procédure d’engacho est
celle où un enfant est souillé parce qu’il a été sali, par exemple par un contact avec
des excréments de chien (mais qui pourrait être autrement stigmatisé, par exemple
pour son appartenance à une minorité ethnique). La contamination successive des
autres enfants ne se fait donc pas par le contact avec la substance souillée mais
plutôt en raison de ce contact. Ainsi, comme pour les cooties et plusieurs autres
formes déjà mentionnées, la contamination sociale résulte du contact avec une
substance invisible, essentiellement abstraite, qui passe d’un enfant à un autre.
Pour prévenir la contamination ou la faire cesser, les procédures d’engacho mises
en place impliquent des croisements de doigts qui rappellent aussi les rites des
cooties. Comme aux Etats-Unis, les auteurs contemporains ont utilisé les engacho
pour interroger les souvenirs nostalgiques des adultes. Les documents présentés
étaient fournis par Yu Niiya [2] . En plus de l’évocation de ses propres souvenirs,
elle a découvert un site de discussion sur internet consacré spécialement aux
engacho. Sur celui-ci, il y avait une conversation, dont elle m’a envoyé copie, à
propos d’un film d’animation récent intitulé Sen to Chihiro no Kami Kakushi (Le
Voyage de Chihiro) de Hayao Miyazaki, qui dépeignait une scène d’engacho. Sen
(l’héroïne, une petite fille de 10 ans) se rend dans un pays magique et tue un
horrible monstre en le piétinant. Elle croise alors son pouce et son index et dit :
« Engacho ! » Le vieil homme voit cela et défait la boucle formée par ses doigts avec
la paume de sa main en disant : « Engacho kitta. » Et Sen se sent finalement
délivrée.
La discussion a apparemment commencé sur les enjeux des variations
régionales des procédures d’engacho et la possibilité que certains spectateurs n’y
soient pas familiers.
L’important, dans ces divers exemples, n’est pas que les pratiques de cooties,
d’engacho, de « contagion par le microbe » soient ou non des versions du même
phénomène. Elles ne sont pas davantage les expressions d’un moment universel
dans le développement par lequel les enfants de tous les pays passeraient
nécessairement. Plus loin, je suggérerai que, pour appréhender ces formes
culturelles, il faut comprendre certains aspects de l’architecture conceptuelle des
enfants, même si celle-ci ne les détermine pas essentiellement. Ces formes
correspondent littéralement à des moments où des pensées individuelles entrent en
contact avec des représentations publiques.
Tous ces « jeux », ces procédures et autres formes culturelles, ce que les Opie
(1960) nomment la culture spontanée des enfants, se sont reproduits sans
l’intervention des adultes. Par exemple, et pour revenir aux cooties, tandis que les
adultes élevés dans la culture appropriée reconnaissent ces pratiques et s’en
souviennent facilement, les enfants ne les apprennent et n’y jouent qu’entre eux. Ils
ne se donnent des cooties et ne les attrapent qu’entre enfants.
Le confinement des cooties dans l’espace physique, conceptuel et relationnel
des enfants crée des possibilités qui demeurent souvent obscures. Bien que les
cooties soient extrêmement évocateurs pour les adultes, ces derniers les considèrent
paradoxalement comme une des nombreuses activités sans importance des enfants.
Cependant, à l’intérieur de la culture enfantine, les usages des cooties représentent,
régulent et répètent les relations de statut social et de pouvoir par le biais des
menaces de contamination et des accusations d’impureté. De ce point de vue, il
existe des liens évidents entre les usages des cooties et les diverses formes
culturelles des enfants mentionnées plus haut ainsi qu’avec les formes culturelles de
contamination sociale mises en place par les adultes pour réguler les rapports de
pouvoir et d’autorité. Le système des castes en Asie en est un exemple flagrant et la
notion de race dans la société américaine en est un autre. Bien que les cooties
n’aient pas, à l’évidence, le caractère systématique et l’autonomie caractéristiques
des systèmes de pensée liés à la caste ou à la race, on note des similarités
essentielles dans ce qui touche à la fois aux croyances et à l’usage qui en est fait
pour servir les systèmes de pouvoir et d’autorité. Répétons que les cooties ont à voir
avec le pouvoir et l’autorité à l’intérieur de la culture des enfants. Ils sont utilisés
pour établir et maintenir des relations sociales inégales entre ceux-ci. Ils sont un
moyen de signaler et, en fin de compte, de renforcer de telles relations. Comme
Thorne (1993 : 75) le note : « Avoir un mouvement de recul quand on est
physiquement proche d’une autre personne et de ses effets personnels parce qu’elle
est perçue comme [porteuse de cooties] revient à signifier avec force une distance
sociale et une prétendue supériorité. »
Cette force provient de deux aspects au moins de l’usage des cooties : le
désordre ou le caractère non systématique de leur attribution et leur nature
imaginaire. Les attributions de cooties à telle ou telle personne sont typiquement
imprévisibles, personne ne sait jamais quand, dans quelles circonstances, par qui
ou à qui ils vont être transmis. « [Les cooties] viennent de différentes personnes.
N’importe qui peut en avoir, mais je ne sais pas ce qui fait qu’on en a. » D’une
certaine manière, l’attribution de cooties, à n’importe quel moment, attire
l’attention sur l’existence d’une distance sociale plutôt qu’elle ne la crée [3] .
A cet égard, les cooties ont un fonctionnement très proche de celui de la race
et de la caste, probablement parce que celles-ci sont, elles aussi, attribuées à une
« nature » singulière. L’un des principes centraux de la pensée de la caste ou de la
race consiste à considérer la différence et l’usage qu’on en fait pour contrôler la
différence sociale comme des phénomènes « naturels ». Les contacts entre races ou
entre castes sont considérés comme des sources de souillure en partie parce qu’ils
sont censés violer ou perturber un ordre naturel. Les enfants partagent ces
croyances. Même ceux qui ne sont pas encore en âge d’être scolarisés appliquent un
raisonnement de type essentialiste aux différences de race et de caste et pensent
que les groupes raciaux ou les castes se reproduisent à peu près comme les autres
créatures naturelles, en particulier les espèces vivantes non humaines (Hirschfeld
1996 ; Mahalingam 1999 ; Springer 1996). C’est une explication possible de la
fréquente association des cooties avec les microbes et les poux : tous renvoient à
une vision biologique du monde. C’est-à-dire que si les cooties évoquent les
microbes et les poux, ce n’est pas en raison des parallèles empiriques entre les deux
mais en raison d’un parallèle conceptuel, parce que poux et microbes sont des
phénomènes biologiques ou naturels. Je suggérerai donc que les modes juvéniles
d’établissement et de signalement de la distance sociale sont « biologisés », de la
même façon que les formes adultes tendent à investir de justifications naturelles
des éléments lourdement lestés de valeurs sociales.
En fin de compte, un genre particulier de relation sociale se manifeste au
travers des attributions de cooties. Leurs usages reflètent des croyances à propos de
contaminations collectives, particulièrement en matière de différence sexuelle
(Powlishta 1995 ; Thorne 1993). La différence sexuelle n’est cependant pas la seule
relation avec un autre groupe exprimée ou publiquement commentée grâce aux
cooties. Les attributions de cooties sélectionnent souvent des individus stigmatisés,
pour leur personnalité ou leur apparence (par exemple les enfants qui se conduisent
mal ou qui souffrent d’un surpoids), mais les cooties sont aussi liés à des groupes
stigmatisés, comme l’un des garçons interrogés l’a spontanément révélé : « Ils sont
dégoûtants, on fuit ceux qui pètent ou se lèchent les doigts ou se grattent le nez. Les
Africains, les Panaméens. Les filles ont plus de cooties que les garçons. » Le rapport
entre les cooties, les relations entre les groupes de population et les préjugés n’a pas
échappé en tout cas à un auteur dramatique. En mars 2001, le musée de la
Découverte de la baie de San Francisco a présenté une pièce interactive destinée à
« promouvoir la tolérance et la diversité », elle s’intitulait Scènes de cooties :
vaccinations théâtrales contre l’intolérance.
Ce qui explique en partie qu’on puisse établir un parallèle entre les usages
des cooties, la race, la caste et la différence sexuelle d’une part, et les microbes et les
poux de l’autre, c’est que ces usages sont une version de ces systèmes de croyance.
Les cooties pourraient être une simple analogie par transfert de propriétés
empruntées à un autre domaine, largement structuré (à première vue) dans et par
la culture des adultes. Ils seraient, toujours de ce point de vue, un transfert, voire
un transfert dégradé, de relations et d’une justification de la façon dont le pouvoir
et l’autorité sont distribués et réglementés dans la tradition culturelle dominante,
celle des adultes. Les cooties pourraient ainsi être une version juvénile de la culture
dominante, de la même manière que la théorie de la socialisation présuppose que
les formes culturelles des enfants sont des étapes sur le chemin conduisant à l’âge
adulte. Pour explorer cette possibilité – et finalement conclure à son rejet – nous
devons regarder de près comment se structurent la tradition des cooties et ces
autres systèmes de relation. Auparavant, il faut néanmoins éliminer une
interprétation encore plus simple : les cooties seraient simplement une façon de
signaler les affinités ou, inversement, leur absence.
Les cooties sont-ils réservés aux gens qu’onn’aime pas ?
Les cooties peuvent clairement être utilisés afin d’attirer l’attention sur des
enfants suscitant des jugements positifs ou négatifs et pour renforcer les notions de
distance sociale et de hiérarchie. Nous savons, par certaines études, que les groupes
stigmatisés sont volontiers associés aux cooties (Thorne 1993). Après avoir
demandé aux enfants d’expliquer leur plaisir ou leur gêne à l’idée de porter la
chemise d’un autre, nous les avons interrogés à propos de l’enfant jugé attirant ou,
au contraire, peu attirant (de quoi a-t-il l’air ? sa famille est-elle semblable à la leur
ou différente ? leurs parents seraient-ils contrariés s’ils allaient jouer chez lui ?,
etc.). Les enfants ont constamment associé le caractère attirant ou repoussant au
statut social, au sexe et à la race. Ils préfèrent le contact de ceux qui leur sont
socialement proches et éprouvent de la gêne à l’idée d’un contact, même indirect,
avec des enfants différents d’eux en termes de race, de classe sociale et de sexe. Il y
a cependant une différence importante entre le simple sentiment d’attirance et de
répulsion et les attributions de cooties, une différence qui indique que ceux-ci
constituent bien une forme culturelle singulière. La contamination par les cooties
est liée au transfert de particules qui sont invisibles tandis que les simples goûts et
dégoûts ne le sont pas.
Les cooties sont-ils des microbes ?
Cela nous renvoie à une hypothèse déjà évoquée : peut-être la tradition des
cooties n’est-elle qu’une version des croyances des enfants à propos d’un autre
transfert de particules « naturalisées », les germes. Il existe d’évidents parallèles
entre les croyances des enfants concernant les cooties et celles des enfants et des
adultes à propos des substances contagieuses. La richesse des procédures des
enfants en termes pseudo-médicaux, tels que « inoculation de cooties »,
« vaccination contre les cooties », « spray à cooties » et « immunisation contre les
cooties » (Samuelson 1980 ; Thorne 1993) suggère que sont associés, dans leur
esprit, les cooties, les germes et l’infection et qu’il se peut donc que les cooties
soient la répétition de la compréhension que les enfants ont de ces phénomènes,
comme en témoignent plusieurs des commentaires rapportés plus haut. Nous
devrions néanmoins résister à la tentation d’établir un rapport trop étroit entre la
tradition des cooties et les formes culturelles « médicales » des adultes. Il est
possible que les cooties évoquent les notions de germes et de poux mais avec des
différences significatives entre cette tradition et les croyances naïves des enfants sur
la maladie. D’abord, les enfants pensent qu’ils sont comme des germes ou des
substances censées augmenter la sensibilité aux germes mais ils ne prétendent
généralement pas qu’ils sont des germes.
Il y a une autre différence entre les deux : leur rapport de causalité aux autres
événements du monde. Alors que des questions demeurent quant à la meilleure
façon d’interpréter les croyances des enfants à propos des germes, il y a un large
consensus autour de l’idée que, dès l’école maternelle, les enfants comprennent que
l’exposition aux microbes entretient un lien de causalité avec les symptômes et la
maladie (Kalish 1996 ; Kister & Patterson 1980 ; Sigelman et al. 1993 ; Solomon &
Cassimatis 1999 ; Springer & Ruckel 1992). Le lien logique servant de modèle est le
rapport de cause à effet : les germes causent les maladies, sous forme de rhumes ;
les poux causent de la gêne, sous forme de démangeaisons. Les enfants de
maternelle comprennent aussi que les particules invisibles (par exemple le sucre
dissous dans l’eau) ont des propriétés causales – par exemple elles produisent un
goût sucré (Au et al. 1993), donc le fait que les cooties soient pensés comme
invisibles devrait avoir peu d’effet sur leur capacité à être des causes.
Contrairement à ce qui se passe à propos des germes pourtant, les enfants ne
croient pas que les cooties causent quoi que ce soit. En attraper, les transmettre et
s’en débarrasser : voilà l’essentiel de la conduite à tenir à l’égard des cooties ; ce qui
survient matériellement après cela n’en fait pas partie, comme en témoigne cette
remarque : « Ou bien quelqu’un peut faire un truc vraiment dégoûtant. C’est quand
tu te grattes le nez et que tu touches quelqu’un, alors tu dois croiser les doigts. »
Même les enfants de maternelle comprennent que croiser les doigts n’est pas un
moyen efficace d’éviter les infections transportées par les microbes. L’usage des
cooties vise plutôt à mettre entre parenthèses et à contrôler l’interaction sociale
(« Ils ne sont pas gentils… S’ils t’attrapent, ils t’embêtent si tu ne croises pas tes
mains »). De la même façon, on se rappelle que la version malgache, décrite par
Peter et Ilona Opie, consiste pour un enfant atteint de « lèpre » à se défaire de la
maladie en en touchant simplement un autre. Si ce que croient les enfants à propos
des cooties était le simple reflet de leurs propres croyances concernant les germes
et les autres substances contagieuses, on pourrait s’attendre à une correspondance
à peu près exacte entre les modèles mentaux des deux phénomènes. Pourtant rien,
dans les recherches portant sur l’idée de germes chez les enfants, ne suggère qu’ils
croient que les maladies se guérissent en transmettant les particules nocives à
d’autres.
Les cooties sont-ils une forme de racisme ?
La race est une force sociale – et par là même une forme culturelle – à la fois
dans la culture des enfants et dans celle des adultes. Pourtant, les psychologues du
développement (Katz 1983 ; Aboud 1988) et des chercheurs plus spécialisés
(Goodman 1970) ont longtemps soutenu qu’il y avait des différences fondamentales
entre la façon dont adultes et enfants conçoivent la race. Seule une compréhension
du rapport entre ces deux conceptions respectives peut permettre d’explorer les
liens entre les cooties et la façon dont les enfants perçoivent la race. Une
présentation schématique de la pensée « adulte » de la race en Amérique du Nord
se doit d’inclure les trois propositions suivantes, étroitement reliées entre elles.
D’abord, les êtres humains peuvent être répartis exhaustivement entre des types
distincts définis par leurs caractéristiques physiques observables. Cela signifie que
les types raciaux sont censés être incarnés, naturels et durables. Deuxièmement,
l’appartenance à un type particulier implique des qualités intérieures ainsi que des
qualités extérieures. Troisièmement, la première et la seconde proposition sont
liées par la théorie selon laquelle les individus ont à la fois les qualités visibles et
invisibles d’un type racial particulier en raison de leur possession d’une « essence »
raciale. Un certain nombre de chercheurs sont allés plus loin en soutenant que cet
édifice conceptuel reflétait un fait historique : un pouvoir et une autorité utilisant
l’idéologie raciale. Cette argumentation voit dans la race des relations de pouvoir et
dans le pouvoir une concentration de relations structurelles (politiques,
économiques ou culturelles) et nullement psychologiques ; elle fait donc dépendre
le concept de race de relations structurelles existantes (Hirschfeld 1996).
Cette thèse ne formule pas une théorie à propos de l’ontogenèse des
conceptions de la race mais traite plutôt de leur construction sociale. Celle
largement adoptée par les psychologues du développement est encore plus simple
(voir Katz 1983 et Aboud 1988 pour une bibliographie sur le sujet). Les enfants
forment des catégories sociales en ouvrant les yeux et en observant. Une version
légèrement plus subtile consisterait à soutenir que, en fonction des formes
imbriquées de pouvoir et d’autorité, ce sont les adultes qui attirent l’attention des
enfants sur la race. Alors seulement les enfants ouvriraient les yeux et la
découvriraient. L’idée selon laquelle la visibilité de la race contribue à son
apprentissage précoce est conforme à la conception, admise depuis longtemps, de la
pensée enfantine comme pensée concrète, rivée à l’apparence des choses. Les
jeunes enfants apprennent rapidement à distinguer la race un peu comme ils
apprennent les autres qualités humaines perceptibles – par exemple la taille ou la
couleur des cheveux. La raison pour laquelle les enfants savent ce que sont la taille,
la couleur des cheveux ou de la peau, avant de savoir ce qu’est être républicain ou
français, est que les Noirs, les grands ou les blonds sont plus visibles que les
républicains ou les Français. L’argument de la visibilité est lié à celui des propriétés
intellectuelles : non seulement les enfants sont attentifs aux différences de surface,
mais encore ils les interprètent comme superficielles. Pour le jeune enfant, être noir
n’est initialement pas plus important qu’être grand, blond, mince ou avoir les yeux
marron. Ainsi, tandis qu’ils excellent à penser des catégories raciales, les enfants
sont-ils censés s’appuyer sur des apparences superficielles et, quand ils pensent la
race, ils attribuent des propriétés superficielles et modifiables [4] .
Etant donné le consensus sur ces arguments, il est quelque peu surprenant
que si peu d’études les aient effectivement mis à l’épreuve. Pourtant, l’idée que la
perception structure les processus cognitifs des enfants à propos de la race est une
hypothèse, non une inférence tirée de l’observation des faits. Pour diverses raisons,
je ne suis pas convaincu par une interprétation réaliste de la race. J’ai mené une
série d’études pour voir si les enfants étaient réellement aussi superficiels dans leur
façon de penser [5] . A l’encontre de l’opinion communément admise, j’ai découvert
que le concept initial de race des enfants nord-américains ne contenait
pratiquement aucune information de type perceptif, et les rares données
communiquées étaient typiquement inadéquates et idiosyncrasiques (Hirschfeld
1993).
J’ai aussi entrepris plusieurs études sur la manière dont les jeunes enfants
raisonnent à propos de la race. Des recherches précédentes affirmaient que les
jeunes enfants croient que la race d’une personne change en fonction de la
modification de son apparence. L’expérience a consisté à demander aux enfants de
raisonner sur des changements d’apparence abrupts et inhabituels. Afin de vérifier
si ce caractère abrupt ou inhabituel affectait leur jugement, j’ai interrogé des
enfants américains de maternelle à propos de changements qui leur étaient
familiers, ceux impliqués par la croissance et la ressemblance familiale. Les enfants
savent qu’à mesure que les êtres grandissent ils changent d’apparence. Ils savent
aussi que les enfants ressemblent à leurs parents sur certains points et non sur
d’autres. En utilisant ce savoir comme base de départ, j’ai demandé à des enfants de
maternelle si des changements étaient possibles. Même des enfants de 3 ans ont
démontré qu’ils comprenaient qu’un individu ne change pas de race en vieillissant.
Tout en postulant la constance de l’appartenance raciale, les enfants de 3 ans ont
parfaitement conscience que d’autres aspects du physique comme la corpulence
peuvent changer au cours de la vie. De la même façon, les jeunes enfants croient
que parents et enfants sont nécessairement de la même race, bien qu’ils ne pensent
pas qu’un enfant et ses parents aient nécessairement la même corpulence [6] .
Ces découvertes démontrent que les enfants, en construisant et en
interprétant des catégories raciales, mobilisent d’autres informations que celles
immédiatement reçues. Même les jeunes enfants développent un point de vue
culturel sophistiqué et « adulte » de la race, qui privilégie une interprétation
biologique, abstraite et essentialiste selon laquelle la race serait une donnée
immuable, liée au milieu familial et révélatrice d’une identité collective. En bref,
même chez de très jeunes enfants, la représentation de la race est très proche de
celle des adultes avec lesquels ils vivent. Contrairement aux études précédentes qui
affirmaient que les jeunes enfants avaient seulement une notion superficielle de la
race, ces travaux personnels (et d’autres) mettent en évidence la présence chez eux
d’un concept de race profondément enraciné et à caractère quasi théorique.
La race et les cooties ont en commun, d’une part, un élément conceptuel, une
interprétation « naturalisée » des différences de groupe, et d’autre part, un élément
social, l’utilisation de différences supposées naturelles pour signaler et organiser
des différences de pouvoir. Ce dernier point est évident en ce qui concerne la race.
La conception de la race comme un phénomène naturel a été fréquemment liée au
contexte historique et politique (Guillaumin 1980). Les cooties, nous l’avons vu plus
haut, fonctionnent de façon comparable – bien que les enjeux de pouvoir semblent
modestes aux yeux des adultes, ils ne le sont pas pour les enfants qui les vivent de
l’intérieur (la couverture de Ivy Green, la reine des cooties pose ainsi la question :
« La vie de Ivy est-elle gâchée ? »). Les cooties ne créent pas bien sûr de distinctions
sociales fondées sur l’appartenance à un groupe. Ils ne sont pas davantage à
l’origine des pratiques d’exclusion, même s’ils sont appelés à réguler les relations
sociales qui en résultent. Les cooties se contentent de faire apparaître ces
distinctions comme des phénomènes naturels et, ainsi, les cooties renvoient, dans la
culture des enfants, à la façon dont la race est utilisée pour la régulation des
relations de pouvoir et d’autorité dans la société adulte.
Mis à part cette analogie de fonctionnement entre les cooties et la notion de
race, leurs représentations sociales et mentales changent au cours de l’enfance.
Prêtons attention à la façon dont les enfants de maternelle conceptualisent ces deux
types de regroupements sociaux. Susan Gelman, Oren Kosansky et moi-même
avons découvert que les enfants qui fréquentent les crèches sont familiarisés avec la
notion de cooties et les utilisent pour marquer et réglementer leurs relations
sociales. Contrairement aux enfants en âge d’être scolarisés, ils ne croient
cependant pas qu’une contamination par les cooties implique la transmission
biologique de substances microscopiques. En ce qui concerne la race, c’est la
tendance inverse qui domine. Les enfants préscolarisés font de la race un
phénomène naturel, la considèrent comme la transmission d’une essence invisible
des parents aux enfants. Pourtant, la race ne réglemente pas les relations sociales ni
ne crée de distance sociale chez les enfants préscolarisés, comme chez ceux qui sont
légèrement plus âgés. La race d’un enfant ne permet pas de prévoir avec quels
enfants il se liera d’amitié à l’âge de la crèche. Dès l’école primaire au contraire, la
race est l’un des principaux critères dans le choix des amitiés. Ainsi, bien que les
cooties et la race partagent certains traits dans l’usage qui en est fait, ils ne suivent
pas la même évolution et ne se correspondent pas exactement.
Culture et cognition
Quel est alors le rapport entre ces diverses formes culturelles et pourquoi
sont-elles parallèles sur un certain nombre de points ? Tous les systèmes de
classification, que ce soit via les cooties, la race, la caste ou le sexe, sont les
expressions d’un mécanisme commun qui vise à conceptualiser les différences entre
les groupes humains. La tradition des cooties n’est pas une version juvénile, dans la
culture des enfants, de ces autres systèmes sociaux de catégorisation jugés « plus
adultes ». Ces systèmes résultent tous du même besoin intellectuel, repérable dans
la culture des préadolescents américains, d’élaborer des catégories. Ils
correspondent aux différentes manières dont une seule et même dimension
cognitive entre en contact avec les diverses données de l’environnement culturel.
L’un ne fait pas surgir l’autre, pas plus qu’il ne fournit un théâtre d’opérations pour
une mise en pratique des relations structurelles de l’autre. Tout émerge d’une
commune volonté ou d’une disposition cognitive à imaginer le monde d’une
manière spécifique.
J’ai décrit ailleurs cette spécificité. J’affirme que ces systèmes sont les
produits d’un dispositif cognitif qui structure le développement et l’élaboration des
types humains (Hirschfeld 1996). Je veux dire par là que les individus sont dotés de
noyaux cognitifs spécialisés, ou modules, spécifiquement dédiés au traitement de
l’information et au raisonnement inférentiel concernant les groupes sociaux [7] .
Pratiquement dès la naissance, les individus montrent qu’ils utilisent ce dispositif
spécialisé. Les tout petits enfants pratiquent une forme de discrimination contre les
représentants de l’autre sexe ou d’une communauté linguistique différente
(Hirschfeld, 1989a ; Hirschfeld & Gelman 1997). Dès sa première année, peut-être
même avant, l’enfant classe les êtres humains en groupes définis par la parenté, la
profession ou la race (Hisrchfeld 1989a, 1996). Ils infèrent en outre de ces
appartenances de groupe les propriétés non visibles de leurs membres.
L’existence d’un dispositif cognitif ou d’un module spécialisé dans le
raisonnement sur les groupes humains n’a pas de quoi surprendre. Bon nombre
d’activités humaines sont régulées et médiatisées par les groupes sociaux. Pourtant,
ceux-ci ne sont pas aussi faciles à détecter que les groupements sociaux des autres
espèces. Les essaims d’abeilles, les grands mammifères se déplacent en troupeaux,
les poissons se rassemblent pour former des bancs, les oiseaux migrent en groupes.
Ces collectivités, nous pouvons les voir. Les groupes sociaux humains ne se
présentent que rarement sous des formes aussi manifestes et les chercheurs ont
découvert, sans grande surprise, que même des groupes fonctionnels tels que les
coalitions sont difficiles à percevoir (Stanton & Morris 1987). La plus grande partie
de notre information sur les groupes sociaux est d’origine narrative et non visuelle ;
et, comme nous l’avons vu plus haut, on pense couramment que les enfants
prennent connaissance de l’existence de ces groupes par le biais de l’observation. Il
en résulte que les anthropologues comme les psychologues (Hirschfeld 2001) sous-
estiment généralement la difficulté que présente l’acquisition d’une compréhension
culturellement appropriée des groupes sociaux.
Comme les adultes, les enfants reconnaissent que certains groupes sont plus
importants que d’autres. Comme les adultes, l’importance relative qu’ils attachent
aux groupes découle en partie du genre d’individus qui les composent, de leur
nature supposée. Un trait récurrent de la pensée sur le groupe est que certaines
façons de classer les gens sont plus « naturelles » que d’autres. Rentrent
évidemment dans ce cas le genre, les groupes de parenté, les catégories d’âge, les
castes, les groupes raciaux, etc. Les adultes conceptualisent ces groupes comme
constituant des phénomènes naturels. Curieusement, il s’agit aussi des premiers
groupes humains que les jeunes enfants apprennent à reconnaître et ce sont ceux
qu’ils sont le plus susceptibles de « naturaliser » (Hirschfeld 1988, 1989b, 1995).
Bien sûr, les enfants pourraient le faire simplement par mimétisme. J’ai essayé de
montrer que les preuves apportées dans les recherches développementales ne
confirment pas cette thèse mais révèlent plutôt que les enfants sont spontanément
portés à les « naturaliser ».
Ce constat a d’importantes conséquences sur la façon d’envisager les
croyances des adultes. Mon hypothèse est que les représentations des enfants sont
fondées sur un dispositif cognitif spécialisé qui structure l’apprentissage concernant
ce qui touche aux groupes sociaux. Ce dispositif n’organise pas seulement la façon
dont les enfants acquièrent un savoir sur le monde mais aussi la façon dont les
adultes envisagent le monde social. Les adultes font appel, pour leurs propres
univers sociaux, à ces mêmes choses que les enfants trouvent faciles à apprendre et
donc faciles à maintenir dans le temps. Il ne s’agit pas bien sûr d’une nécessité
logique. Les adultes pourraient – et vraisemblablement c’est ce qu’ils font –
élaborer des conceptions sociales qui n’ont pas d’analogue dans le répertoire social
des enfants. Il reste que plus une représentation est facile à apprendre, plus elle a
de chances de continuer à être apprise fidèlement (autrement dit plus il est
vraisemblable qu’une version fidèle de cette représentation pourra se propager chez
les membres d’une population donnée). La capacité d’une chose à être apprise est
liée à l’esprit de l’enfant. En bref, la relation épistémologique entre un enfant et un
adulte, entre la culture des enfants et celle des adultes est, de ce point de vue,
l’inverse de ce qu’on pourrait croire. Les enfants ne deviennent pas ce que sont
leurs aînés, ce sont plutôt leurs aînés qui deviennent ce que les enfants – ou plus
exactement l’architecture de la pensée enfantine – leur permettent de devenir (voir
Sperber 1996 pour la théorie de la communication, l’épistémologie des
représentations, sur laquelle repose cet argument).
Le genre, la parenté, l’âge, la race et les autres groupes « naturalisés » sont
parmi les premières entités sociales à être apprises. Ce sont aussi les regroupements
les plus étroitement liés aux formes de pouvoir et d’autorité et à leur distribution ;
ce n’est pas une coïncidence. D’après le sens commun, les enfants en arrivent à
« naturaliser » ces groupes à cause du relief particulier qu’ils ont dans la société au
sens large, celle des adultes. C’est-à-dire que si ces catégories apparaissent très tôt,
c’est parce qu’elles seraient socialement visibles. Il y a un point faible dans cette
argumentation. Bien que, à ma connaissance, personne n’y ait insisté, la thèse d’une
visibilité sociale de ces catégories coïncide de façon curieuse avec la thèse selon
laquelle le genre, la parenté, l’âge, la race et autres groupes pensés comme
« naturels » font l’objet d’un apprentissage précoce par les enfants du fait de leur
visibilité particulière [8] : les enfants apprendraient à reconnaître ces catégories
parce qu’elles sont physiquement repérables. Or, comme j’ai tenté de le démontrer
plus haut, un tel raisonnement est erroné.
La race importe à l’organisation du pouvoir et de l’autorité du fait de la
propension conceptuelle des enfants à « naturaliser » des catégories comme la race.
Le mécanisme d’apprentissage spécialisé qui facilite la « naturalisation » sociale, en
la rendant facile à penser, est la condition de possibilité de ces processus de
distorsion, d’explication et de justification idéologiques. Il est fondamental de noter
que le rapprochement entre le pouvoir et la race reflète la facilité éprouvée par les
enfants à « naturaliser » les catégories sociales. Dans le cas de la race tout au
moins, le fait que le concept joue un rôle fondamental dans l’organisation du
pouvoir et de l’autorité n’est pas la cause mais la conséquence de ses propriétés
cognitives. Les politiques raciales se maintiennent non seulement parce qu’elles
servent des objectifs de pouvoir et d’autorité, mais aussi parce que les enfants les
rendent faciles à penser aux adultes qu’ils deviendront (voir Hirschfeld 1997 pour
une discussion détaillée de cette thèse).
Qu’une chose soit bien claire : je ne prétends nullement que la race serait un
concept inné ou que les enfants en feraient l’acquisition en dehors de tout
environnement culturel. La race n’est pas un concept inné. C’est même, de fait, un
concept relativement récent dans l’histoire. En l’absence d’un environnement
culturel au sein duquel la race est une dimension essentielle de l’organisation
politique, économique et culturelle, les enfants ne l’apprendraient pas. Cette
affirmation peut donner l’impression de revenir à la thèse critiquée plus haut,
puisque je parais accorder à l’acquisition précoce de la notion de race le rôle central
que la race joue dans l’organisation de la société. Ce n’est pas ce que je veux dire. Il
y a de nombreux moyens d’organiser la vie politique, économique et culturelle et
nul doute que nombre d’entre eux ont été mis en application. La question est
davantage de savoir quels sont ceux qui ont survécu. Il y en a relativement peu. La
race semble être l’un de ceux qui ont le mieux réussi à s’imposer ; d’autres n’ont pas
résisté au temps. A l’exception de la race, ceux qui se sont maintenus, comme la
classe ou la nationalité, sont sans doute les plus faciles à interpréter en tant que
versions ou produits dérivés de la pensée raciale (Stoler 1995). De fait, on a
souligné, à juste titre je crois, que la race est moins un principe central de
l’organisation de la société américaine qu’une distorsion systématique de cette
organisation (Winant 1994).
Selon moi, l’idée de race n’est devenue si répandue que parce qu’elle est aisée
à apprendre. Elle l’a emporté sur les divers éléments susceptibles de structurer ou
d’avoir structuré (ou, peut-être, d’avoir semblé le faire) la vie politico-économique
et culturelle et elle a réussi à le faire parce qu’elle est d’un apprentissage facile. La
raison en est l’adéquation entre l’information véhiculée par cette idée particulière et
un programme spécialisé de capacité à apprendre les entités sciales. L’idée
culturelle de la race rassemble les conditions nécessaires pour activer le
fonctionnement d’un module cognitif spécialisé dans la catégorisation des êtres
humains et elle peut donc facilement se stabiliser et s’enraciner dans un
environnement culturel. Le module « traitement des entités sociales » est un
dispositif développemental, un sous-mécanisme pilotant et coordonnant
l’acquisition du savoir [9] . En bref, l’idée de race persiste dans l’environnement
culturel et donc dans l’environnement que les enfants construisent dans leurs
premières « cartographies » du monde social, parce qu’elle est « adaptée » à
l’architecture conceptuelle qui leur sert de grille de lecture pour déchiffrer le monde
social. De ce point de vue, l’enfant est le père de l’homme (que les femmes veuillent
bien me pardonner la surmasculinisation de la formule).
Conclusion
L’hypothèse selon laquelle les aînés pourraient se comporter comme ils le
font et croire ce qu’ils croient en raison des comportements de leurs enfants a reçu
peu de crédit en anthropologie. Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer, tout
porte à croire que c’est la bonne. Je ne veux pas dire que les enfants façonnent, en
règle générale, le comportement et les croyances des adultes, mais il est intéressant
de se demander si c’est fréquemment le cas et dans quels domaines cela se produit.
Quelle que soit la réponse, il faut admettre que le phénomène est plus courant et
important que les anthropologues n’ont bien voulu l’admettre.
Les enjeux d’une telle entreprise renvoient à une interrogation plus
générale : qu’est-ce qui fait que quelque chose puisse devenir culturel ? Pour
comprendre comment un phénomène devient culturel, il faut comprendre comment
de l’information est traitée par les enfants. Comme l’observe Sperber (1996 : 54),
expliquer la culture c’est « expliquer pourquoi certaines représentations sont
largement distribuées […], pourquoi quelques-unes réussissent davantage – sont
plus contagieuses – que d’autres ». Quelles qu’elles soient par ailleurs, les idées qui
ont du succès sont généralement celles qui s’apprennent aisément. Si les enfants ne
peuvent se représenter des idées à partir d’un input disponible, il y a toutes les
chances pour que leur durée de vie, en tant que représentations partagées, soit d’un
coût élevé. L’apprentissage n’est ni aussi simple ni aussi indigne d’intérêt que le
croit la majorité des anthropologues tout simplement parce que l’esprit, son
architecture, sa capacité à former des représentations et son histoire naturelle ne
sont pas non plus aussi simples que ces mêmes anthropologues l’imaginent. Peut-
être n’aiment-ils pas les enfants, mais c’est à tort.
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NOTES
1 Note du traducteur : le terme de cooties désigne une espèce d’insecte imaginaire, à la foiscontagieuse et sociale, que les enfants nord-américains « jouent » à se transmettre les unsaux autres. L’auteur étudiant plus particulièrement la variante nord-américaine de cettecroyance enfantine, nous prenons le parti de ne pas traduire ce mot qui n’a d’ailleurs pasd’équivalent exact en français, sinon à forger un néologisme tel que « morpou »…
2 J’ai pris connaissance des engacho grâce à mes relations personnelles avec Yu Niiya etYuri Miyamoto, qui participaient à un séminaire dans le programme de deuxième cycle de« Culture et cognition », à l’université du Michigan. La notion fut introduite au cours d’unediscussion sur la tradition des cooties. Je leur suis très reconnaissant pour leur aide etparticulièrement à Mme Niiya qui a recherché des informations complémentaires et m’en adonné un compte rendu écrit.
3 Il existe une autre différence intéressante entre les attributions de cooties à un groupe etcelles qui interviennent à l’intérieur de systèmes fondés sur la notion de contamination parla race ou la caste : à l’exception de la différence sexuelle, la tradition des cooties ne fait pasréférence explicitement à des groupes sociaux alors qu’ils font forcément partie d’une
pensée fondée sur la race ou la caste. Les traditions des cooties ont pour point commun delier de façon implicite groupes sociaux et contamination.
4 Au cours d’une étude, Aboud (1988) a fait revêtir à des enfants blancs des costumesd’Esquimaux puis leur a demandé s’ils étaient devenus des Esquimaux. Ils ontgénéralement répondu par l’affirmative. Dans une autre étude, Semaj (1980) a éclairci levisage de jeunes enfants noirs à l’aide de maquillage et leur a fait porter des perruquesblondes. Quand il leur a demandé s’ils étaient devenus blancs, ils ont également réponduoui. Ces deux résultats admettent plusieurs interprétations : les jeunes enfants peuventfacilement ne pas comprendre les intentions de l’expérimentateur. Ils appellent les ours enpeluche des « ours » et ils savent que les adultes font de même. Plutôt que d’affirmer leurprofonde conviction par rapport à la race, il se peut que les enfants des expériences d’Aboudet de Semaj aient simplement donné leur aval à une désignation un peu vague. Ils ont puaussi être déroutés par des questions portant sur des changements soudains et artificiels –tels qu’un enfant noir soudain « blanchi » par du maquillage.
5 La discussion se limitera ici aux résultats d’études conduites sur le raisonnement desenfants à partir de deux groupes raciaux, à savoir les Noirs et les Blancs. Cette discussions’appuie néanmoins sur une recherche ayant exploré une gamme plus large de groupescomprenant des Hispaniques, des Asiatiques et des Nord-Africains. Les résultats obtenusindiquent que, selon les termes de l’argumentation développée ici, les systèmes decroyances des enfants sont les mêmes dans tous les groupes de gens de couleur.
6 La corpulence a été utilisée comme terme de comparaison pour deux raisons :premièrement, c’est un critère assez stable à travers les années et les générations ;deuxièmement, c’est un indice fiable de la population d’origine.
7 Cet argument est détaillé dans Hirschfeld (1996). Jackendoff (1992), Furth (1996) etGigerenzer (1997) soutiennent également la thèse de l’existence d’une faculté spécialiséedans le raisonnement de type social.
8 Les personnes ayant un lien de parenté ne se ressemblent pas toujours ou, en tout cas, pastoujours de façon évidente. Pourtant, la plupart des bilans sur le développement descatégories de la parenté reposent sur les deux présupposés suivants : premièrement lasignification réelle (généalogique) d’une relation de parenté est précédée, sur le plan dudéveloppement, par une représentation s’appuyant sur des critères visuels (par exemple,« grand-mère » signifie « femme âgée aux cheveux gris portant des verres à doublefoyer ») ; deuxièmement, cette signification est subordonnée à quelque visibilité sociale(par exemple l’identification de la parenté avec la corésidence). Voir Hirschfeld (1989b)pour une critique de ces deux présupposés.
9 Il est vrai que ce dispositif spécialisé s’est développé à un stade de l’évolution humainedans un environnement où la race n’existait pas encore. Néanmoins de tels dispositifs, misen place lors d’une période antérieure, continuent de fonctionner dans des situationscontemporaines. Les marques et les peintures faciales sont, par exemple, des formesculturelles communes parce qu’elles s’adaptent à (c’est-à-dire déclenchent) des dispositifsspécialisés dans la reconnaissance du visage. Ils ont évolué au même titre que lestechniques pour suivre la trace des personnes et les individualiser (Sperber 1996).
POUR CITER CET ARTICLE
Référence papierHirschfield L. A., 2003, « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas lesenfants ? », Terrain, n° 40, pp. 21-48.Référence électronique
Lawrence A. Hirschfeld, « Pourquoi les anthropologues n’aiment-ils pas les enfants ? »,Terrain, numero-40 - Enfant et apprentissage (mars 2003), [En ligne], mis en ligne le 12septembre 2008. URL : http://terrain.revues.org/1522. Consulté le 09 août 2012.