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Javier Arce et Bertrand Goffaux (éd.), Horrea d’Hispanie et de la Méditerranée romaine, Collection de la Casa de Velázquez (125), Madrid, 2011, pp. 41-64. RÉFLEXIONS SUR LE COMMERCE D’EXPORTATION DES MÉTAUX À L’ÉPOQUE ROMAINE la logique du stockage Christian Rico Université de Toulouse 2 - Le Mirail La connaissance du commerce d’exportation, par voie de mer, des métaux à l’époque romaine a grandement progressé ces vingt dernières années, grâce, d’une part, aux découvertes et, parfois, aux fouilles d’épaves dont tout ou partie des cargaisons était constitué de lingots métalliques, d’autre part, au recours, devenu aujourd’hui incontournable, aux analyses archéométriques (isotopes du plomb, analyses physico-chimiques) de ces mêmes lingots. D’un côté, les infor- mations intrinsèques aux gisements sous-marins et les données ressortissant à la typologie et à l’épigraphie des lingots permettent d’appréhender l’organisa- tion du commerce des métaux et de connaître les acteurs qui sont intervenus dans celui-ci. L’archéométrie, de l’autre, qui cible notamment l’origine des métaux, contribue à mieux cerner les circuits de distribution qu’ils ont utilisés, et donc finalement les routes du commerce. Grâce au croisement de toutes ces données complémentaires, on peut être à même de suivre, certes avec plus ou moins de facilité, le chemin parcouru par un lingot métallique depuis sa « sortie de l’usine » 1 . Quelle fut la place du stockage dans ce parcours ? C’est là une question qui n’a jamais été véritablement envisagée, sans doute parce que la réponse semble aller de soi. En effet, entre le moment où un lingot est fabriqué et celui où, avec d’autres, il est chargé sur un navire à destination d’un marché lointain, il s’écoule forcément un laps de temps durant lequel il est entreposé. Pourtant, on ne peut se satisfaire d’une telle réponse parce qu’elle ne dit rien des tenants et des aboutissants de la pratique du stockage. Or, ouvrir le dossier du stockage des métaux conduit inévitablement à poser d’autres questions. Fut-elle une pra- tique répandue et quelles fins pouvait-elle viser ? S’agissait-il de constituer des réserves ? Autrement dit, y eut-il un stockage de moyenne ou de longue durée ? Et quels en furent les acteurs ? La question va être abordée au travers de l’exportation de trois métaux. Le premier est le plomb hispanique, et, en particulier, celui issu des fonderies de la Sierra Morena dans les premières décennies du i er s. de n. è. Son commerce est 1 En dernier lieu, Cl. Domergue et Chr. Rico, « Exportation des métaux ».

Réflexions sur le commerce d’exportation des métaux à l’époque romaine. La logique du stockage

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Javier Arce et Bertrand Goffaux (éd.), Horrea d’Hispanie et de la Méditerranée romaine,

Collection de la Casa de Velázquez (125), Madrid, 2011, pp. 41-64.

RÉFLEXIONS SUR LE COMMERCE D’EXPORTATION DES MÉTAUX À L’ÉPOQUE ROMAINE

la logique du stockage

Christian RicoUniversité de Toulouse 2 - Le Mirail

La connaissance du commerce d’exportation, par voie de mer, des métaux à l’époque romaine a grandement progressé ces vingt dernières années, grâce, d’une part, aux découvertes et, parfois, aux fouilles d’épaves dont tout ou partie des cargaisons était constitué de lingots métalliques, d’autre part, au recours, devenu aujourd’hui incontournable, aux analyses archéométriques (isotopes du plomb, analyses physico-chimiques) de ces mêmes lingots. D’un côté, les infor-mations intrinsèques aux gisements sous-marins et les données ressortissant à la typologie et à l’épigraphie des lingots permettent d’appréhender l’organisa-tion du commerce des métaux et de connaître les acteurs qui sont intervenus dans celui-ci. L’archéométrie, de l’autre, qui cible notamment l’origine des métaux, contribue à mieux cerner les circuits de distribution qu’ils ont utilisés, et donc finalement les routes du commerce. Grâce au croisement de toutes ces données complémentaires, on peut être à même de suivre, certes avec plus ou moins de facilité, le chemin parcouru par un lingot métallique depuis sa « sortie de l’usine »1.

Quelle fut la place du stockage dans ce parcours ? C’est là une question qui n’a jamais été véritablement envisagée, sans doute parce que la réponse semble aller de soi. En effet, entre le moment où un lingot est fabriqué et celui où, avec d’autres, il est chargé sur un navire à destination d’un marché lointain, il s’écoule forcément un laps de temps durant lequel il est entreposé. Pourtant, on ne peut se satisfaire d’une telle réponse parce qu’elle ne dit rien des tenants et des aboutissants de la pratique du stockage. Or, ouvrir le dossier du stockage des métaux conduit inévitablement à poser d’autres questions. Fut-elle une pra-tique répandue et quelles fins pouvait-elle viser ? S’agissait-il de constituer des réserves ? Autrement dit, y eut-il un stockage de moyenne ou de longue durée ? Et quels en furent les acteurs ?

La question va être abordée au travers de l’exportation de trois métaux. Le premier est le plomb hispanique, et, en particulier, celui issu des fonderies de la Sierra Morena dans les premières décennies du ier s. de n. è. Son commerce est

1 En dernier lieu, Cl. Domergue et Chr. Rico, « Exportation des métaux ».

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représenté par plusieurs épaves en Méditerranée nord-occidentale, en particu-lier Sud-Perduto 2 et Sud-Lavezzi 2 dans les Bouches de Bonifacio, Cabrera 4 et Cabrera 5 dans les Baléares. Leur étude a montré que les cargaisons métalliques qu’elles renfermaient avaient été en partie rassemblées à Hispalis, Séville ; c’est donc le premier lieu où on peut restituer la pratique du stockage, perceptible à travers l’étude de la composition des chargements métalliques de ces épaves. Il reste à la caractériser.

Le second est le fer, dont la connaissance du commerce maritime a connu un progrès spectaculaire avec les découvertes réalisées, à partir des années 1990, face au delta du Rhône. Elles mettent en évidence l’existence d’un commerce de ce métal à partir du port de Narbonne, dont le rôle de plaque tournante dans le trafic commercial en Méditerranée occidentale se voit ainsi renforcé.

Le troisième enfin est l’étain, un métal dont le commerce en Méditerranée n’est représenté que par quelques lingots, notamment ceux d’une épave du sud de la France, Port-Vendres 2 ; mais leur origine n’est peut-être pas celle qu’on leur attribue généralement. Leur cas peut être envisagé dans le cadre plus spé-cifique d’un commerce de redistribution dans lequel intervient nécessairement l’étape du stockage.

I. — LE STOCKAGE DES MÉTAUX D’APRÈS LA COMPOSITION DES CARGAISONS DE QUELQUES ÉPAVES HISPANIQUES (DÉBUT DU Ier SIÈCLE)

L’Hispanie, c’est bien connu, fut une des principales pourvoyeuses de plomb du monde romain. En témoigne le nombre d’épaves et de gisements sous-marins qui, en Méditerranée occidentale, ont livré des lingots de ce métal que les études archéologiques, épigraphiques et archéométriques ont pu rattacher, pour l’essentiel, au domaine hispanique (fig. 1). Deux grands districts plombifères y existaient, celui de Carthagène d’une part, contrôlé très tôt par les Romains, celui de la Sierra Morena dans l’Andalousie actuelle d’autre part, dont l’essor fut semble-t-il plus tardif de quelques décennies par rapport au premier. Aux mines de Carthagène peuvent être rattachés les lingots de quelques sites sous-marins, dont l’épave de Mal di Ventre, fouillée à la fin des années 1980 au large de la côte ouest de la Sardaigne, et renfermant sans doute plus de 1 000 sau-mons de plomb, dont 983 ont été remontés à la surface ; ils constituent la plus importante cargaison de métal antique connue à ce jour2. De la seconde région proviennent les lingots de plusieurs épaves qui jalonnent une des principales routes du commerce maritime antique entre l’Hispanie et l’Italie. Ce sont les épaves, à peu près contemporaines3, de Cabrera 4 et Cabrera 5, de Sud-Lavezzi 2 et Sud-Perduto 2. Outre des métaux, plomb et cuivre, ces épaves renfermaient

2 D. Salvi, « Le massae plumbae di Mal di Ventre » ; Id., « Cabras (Oristano). Isola di Mal di Ventre ».

3 Leur naufrage se situe en effet dans les 25 premières années du ier siècle de notre ère.

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des amphores à vin, à huile et, surtout, à saumures produites dans le sud de l’Hispanie, dans la province de Bétique. Du coup, les métaux ne pouvaient avoir une origine différente4.

Le plomb était commercialisé sous la forme de barres allongées, de section parabolique, au sommet arrondi ou triangulaire, d’un poids variant, entre la fin de l’époque républicaine et le début de l’époque impériale, entre 30 et 50 kg, certains lingots pouvant atteindre jusqu’à 60 kg. Le plus souvent, ces lingots portent sur leur dos un long cartouche en creux renfermant des inscriptions en relief identifiant les producteurs du métal (fig. 2a). Les lingots qui ont pu être attribués au district de la Sierra Morena comportent en outre d’autres inscriptions sur leurs flancs et/ou petits côtés, comme des indications numériques incisées et des cachets mentionnant d’autres personnages (fig. 2b). Ces inscriptions ayant été réalisées à froid, après démoulage des lingots, elles ont été interprétées avec raison comme des marques de commerce qui identifient, notamment, les acteurs de celui-ci5. À partir de l’étude de ces différentes marques, de leur nombre, disposition et des éventuelles relations chronologiques qui ont pu être observées (superposition), Claude Domergue

4 Ce qui a été vérifié ultérieurement par l’archéométrie (isotopes du plomb) ; cf. Cl. Domergue, « En busca del plomo de las minas romanas del distrito Linares - La Carolina », pp. 61-67.

5 Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », pp. 63 et 73 sqq.

Fig. 2. — a) Estampille de fabricant (M. VALERI ABLONI (Sud-Perduto 2) ; b) Cachets de commerçants sur le flanc du même lingot (clichés Claude Domergue)

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a proposé plusieurs modèles d’organisation du commerce du plomb de la Sierra Morena au départ d’Hispalis (Séville), un port fluvial certes mais accessible aux navires de haute mer grâce à l’onde des marées atlantiques6. La colonie romaine était la porte de sortie des produits de l’arrière-pays, en particulier l’huile de la vallée du Baetis et, forcément, les produits métalliques de la Sierra Morena. Ceux-ci lui parvenaient par voie fluviale, sur des barges ou des radeaux depuis, notamment, le secteur éloigné du saltus Castulonensis, en amont de Cordoue (district moderne de Linares - La Carolina)7, ce qui explique les perforations que certains présentent à leur base. Elles sont la trace laissée par les grands clous qui permettaient d’arrimer les lingots au plancher des radeaux ou des barques qui les transportaient, et ce afin d’assurer la stabilité de l’ensemble du chargement pendant son voyage8.

Ces modèles sont au nombre de trois (fig. 3)9.

— Modèle 1. Un mercator réunit un lot de lingots et les transporte à Hispalis où il les embarque sur un navire de commerce dans lequel ledit commerçant a loué une place. Ce modèle est illustré par les lingots de l’épave Cabrera 4. Le site a été malheureusement en partie pillé et seuls

6 À propos des connaissances actuelles sur le port hispanique, voir, en dernier lieu, S. Ordóñez Agulla, « El puerto romano de Hispalis ».

7 Il est peu probable en effet que les produits métalliques de la Sierra Morena orientale aient transité par Malaca et, à plus forte raison, par Carthago Nova, malgré E. Melchor Gil, « La red viaria romana », pp. 311-322 ; voir aussi Cl. Domergue et Chr. Rico, « Exportation des métaux ».

8 H. Bernard et Cl. Domergue, « Les lingots de plomb de Sud-Perduto 2 », pp. 54-55.9 Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », pp. 73-77 ; Id., « A view of Baetica’s

external commerce », pp. 203-209.

Fig. 3. — Les trois modèles du commerce du plomb de Sierra Morena(d’après Cl. Domergue, « A view of Baetica’s external commerce », p. 207)

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21 lingots ont pu être récupérés10 ; tous portent les mêmes cachets identi-fiant un M. Licinius M. f. Ausua qui ne peut être que le négociant auquel appartiennent les lingots.

— Modèle 2. Il est très proche du précédent ; l’ensemble des lingots d’une cargaison est marqué du nom d’un même négociant mais celui-ci est aussi le naviculaire. Ce modèle est représenté par les lingots remontés de l’épave Sud-Lavezzi 2. Le navire, coulé au début du règne de Tibère dans le détroit de Bonifacio, renfermait parmi une cargaison de plu-sieurs dizaines d’amphores de Bétique, principalement de saumures, au moins trois cents flans de cuivre et une centaine de lingots de plomb11 ; ces derniers, disposés en plusieurs lignes parallèles dans le fond de la cale, portent la même inscription AP. IVN. ZETH, développée en Appius

10 A. J. Parker, Ancient shipwrecks, n° 126 ; C. Veny et D. Cerdá, « Materiales arqueológicos de dos pecios de la isla de Cabrera » pp. 302-310 ; C. Veny, « Nuevos materiales de Moro Boti », pp. 471-473.

11 A. J. Parker, Ancient shipwrecks, n° 1118 ; B. Liou et Cl. Domergue, « Le commerce de la Bétique ».

Fig. 4. — a) Lingot estampillé MINVCIORVM, épave Sud-Lavezzi 2 ; b) Cachets de commerçant sur le même lingot (cliché Claude Domergue)

a

b

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Iunius Zethus, qui n’est autre que le nom du commerçant (fig. 4a et 4b). Or ces mêmes initiales sont apparues sur plusieurs jas d’ancre en plomb appartenant au bateau, identifiant ainsi le transporteur maritime. Ainsi, a-t-on été amené à penser qu’Appius Iunius était naviculaire en même temps que négociant12, ce qui n’est pas contredit par ailleurs. Si transport maritime et commerce étaient généralement deux activités différenciées, cela n’empêchait pas un même individu de pratiquer les deux. On citera pour mémoire l’exemple, célèbre, du Narbonnais P. Olitius Apollonius, connu comme naviculaire sur une inscription de Narbonne et comme negotiator olearius par des inscriptions peintes b sur amphores à huile Dressel 2013.

— Modèle 3. Ce modèle fait intervenir un « intermédiaire » dans le processus commercial. Celui-ci apparaît sur deux séries de lingots, l’une provenant de l’épave Sud-Perduto 214, l’autre d’une épave malheureuse-ment incomplètement connue en raison du pillage qui l’a en grande partie détruite, Cabrera 5, dans les Baléares15. Ces lingots montrent plusieurs séries de cachets sur leurs flancs, qui identifient non plus un mais deux personnages. Cl. Domergue a reconnu dans l’un un « collecteur » (désigné mercator 1), celui qui a réuni les lingots d’une ou plusieurs fonderies, dans l’autre un négociant (mercator 2) qui, dans un deuxième temps, a pris en charge l’ensemble du lot à Séville, où il est embarqué sur un navire de haute mer16.

Ce dernier modèle envisage l’étape du stockage entre le moment où les lin-gots sont pris en charge par un commerçant et celui où ils sont embarqués sur des navires de commerce à Hispalis ; elle se place sans aucun doute au port même, mais elle apparaît comme de courte durée17. Peut-on aller plus loin ? Y a-t-il tant dans la composition des lots de lingots que dans les marques que ceux-ci portent des éléments qui pourraient témoigner d’un stockage de plus longue durée ? Reprenons donc dans le détail ces différentes séries.

L’épave Sud-Perduto 2 a livré un lot apparemment complet de 48 lingots. Ceux-ci étaient empilés contre le mât principal du navire. Les inscriptions, de producteurs comme de commerçants, se répartissent de la façon suivante :

12 B. Liou et Cl. Domergue, « Le commerce de la Bétique », pp. 92-95.13 CIL, XII, 4406 et CIL, XV, 3974-3975 respectivement.14 A. J. Parker, Ancient shipwrecks, n° 1121 ; H. Bernard et Cl. Domergue, « Les lingots de

plomb de Sud-Perduto 2 ».15 A. J. Parker, Ancient shipwrecks, n° 127 ; D. Colls et alii, « Les lingots de plomb de l’épave

romaine Cabrera 5 ».16 Cl. Domergue, « A view of Baetica’s external commerce », p. 208.17 Ibid., p. 208 ; quelques années plus tard, dans Cl. Domergue, « Un parcours à travers les

lingots romains d’Espagne », p. 108, les choses sont précisées : « (Les) nouveaux propriétaires (des lingots, i. e. les mercatores 2 du modèle 3) les stockent dans leur magasin jusqu’à ce qu’ils puissent les exporter […] ».

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L’épave Cabrera 4 renfermait un nombre inconnu de lingots ; seuls 21 d’entre eux nous sont parvenus.

Producteur Nombre de lingots

Mercator 1(« collecteur »)

Mercator 2(négociant)

C. Vacalicus 5 Q. Kamaecus L. Agrius

C. Asi[…] 2 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

M.H.[---] 23 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

M. Valerius Ablo 1 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

[.] Vacalicus 1 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

L. Valerius Severus 1 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

delph/gub/delph 4 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

C. Au[---] 3 C. Cacius Philargyrus P. Turpilius Germ.

Ant(…) An(…) 1 C. Cacius Philargyrus M. Accius Ant(…)

Emptor Salue 7 C. Cacius Philargyrus M. Accius Ant(…)

Producteur Nombre de lingots

Mercator 1(« collecteur »)

Mercator 2(négociant)

Anteros/Eros 1 - M. Licinius M.f. Ausua

Soc(ietas) Vesc(…) 2 - M. Licinius M.f. Ausua

T. Iuuentius T.l. Duso 2 - M. Licinius M.f. Ausua

[---] T.l. Osca [---] 2 - M. Licinius M.f. Ausua

Ac[---]a 1 - M. Licinius M.f. Ausua

(Timbres effacés) 13 - M. Licinius M.f. Ausua

réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 49

Cabrera 5 a connu également un pillage en règle ; 43 lingots ont heureuse-ment pu être récupérés.

Ces tableaux mettent bien en évidence le caractère très hétérogène des lots ras-semblés dans chacun des trois navires. Cette hétérogénéité réside d’une part dans le nombre de producteurs représentés dans un même lot : ils sont 10 dans Sud-Perduto 2, au moins 5 dans Cabrera 4 et 10 dans Cabrera 5. Il n’y a là rien de très gênant ; cela montre, en première instance, qu’un mercator se fournissait auprès de fabricants différents. Elle est marquée, d’autre part, par les disparités dans le nombre de lingots issus des différentes fonderies constituant ces mêmes lots. S’il est délicat de raisonner sur les ensembles de Cabrera 4 et de Cabrera 5 parce qu’ils sont incomplets, il en va différemment pour le chargement de lingots de plomb de Sud-Perduto 2. Celui-ci n’est pas très important, 48 lingots, mais qui se répar-tissent entre 10 fonderies différentes. Dans le détail, quatre ne sont représentées que par un seul lingot, cinq autres par 2, 3, 4, 5 et 7 exemplaires respectivement, la dernière, M.H.[---], par 23. Un tel mélange pose inévitablement la question de savoir comment ces 48 lingots se sont retrouvés réunis sur un même navire.

Si l’on suit le modèle 3 de Cl. Domergue, les lingots appartiennent en dernier ressort à trois négociants, L. Agrius, P. Turpilius Germ(…) et M. Accius Ant(…). Ce sont eux qui s’occupent de les expédier hors de la province. On notera d’ores et déjà que les lots qu’ils prennent en charge sont de tailles très inégales ; 5 lingots seulement sont marqués au nom du premier négociant, 8 au nom du troisième et

Producteur Nombre de lingots

Mercator 1(« collecteur »)

Mercator 2(négociant)

Q. Haterius Gallus 1 - L. Fannius Demetrius

Plumb. Ca[---] 1 - L. Fannius Demetrius

M. Valerius Ablo 2 - L. Fannius Demetrius

Q. Aelius Satullus 1 - L. Fannius Demetrius

P. Caecilus Popilius 3 - L. Fannius Demetrius

Iulius Vernio 6 Q. Pomp. Satullus L. Fannius Demetrius

1 Q. Caecilius L. Fannius Demetrius

1 L. Fannius Demetrius

Tanniber 4 Q. Caecilius L. Fannius Demetrius

P. Postumius Rufus 9 Q. Caecilius L. Fannius Demetrius

L. Fla(…) C. Pom(…) 7 - Q. Caecilius

[---]us L.f. Rufus 7 - C. I(…) Ni(…)

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ils proviennent de plus de deux fonderies différentes18. En revanche, P. Turpilius a marqué 35 lingots de son cachet. On reviendra plus loin sur cette différence qui n’est pas sans (me) poser problème. Si l’on met de côté les 5 lingots frappés du cachet de L. Agrius, tous les autres, soit 43 lingots, ont été collectés par un premier marchand (le mercator 1 du modèle 3), C. Cacius Philargurus ; les observations faites par Cl. Domergue sur la disposition des différents cachets et les relations entre eux comme avec les trous de clouage ne laissent pas de place au doute. Ces 43 lingots proviennent de 9 fonderies différentes, très inégalement repré-sentées comme on l’a vu. Et cela pose un problème. On voit mal en effet Cacius Philargurus faire la tournée des fabricants et acquérir chez l’un un lingot, chez l’autre deux, chez un troisième 23, et ainsi de suite. S’il s’agit bien d’un grossiste, ainsi que Cl. Domergue définit les personnages en position de mercator 1 sur les lingots de Sud-Perduto 2 et de Cabrera 519, on peut s’étonner que celui-ci ne se soit déplacé que pour quelques lingots. Il apparaît donc que le stock constitué, en une ou plusieurs fois, dans 9 fonderies par Cacius Philargurus devait être plus impor-tant que le lot qui s’est finalement retrouvé dans les cales du navire qui devait finir son voyage entre Corse et Sardaigne. C’est dire que les 35 lingots marqués au nom de P. Turpilius Germ(…) ne sont qu’une partie d’un stock qui avait été dispersé entre plusieurs négociants. On peut donc envisager qu’avant d’être chargés sur le navire, ces lingots se trouvaient dans un entrepôt où des négociants venaient les prendre en charge. Et seulement 35 furent acquis par l’un d’entre eux, P. Turpilius Germ(…). Comment fit-il son choix ? L’hétérogénéité du lot suggère soit qu’il ne se soucia pas de l’origine du métal, soit qu’il prit ce qui était alors disponible. Ou bien il faut croire que les lingots étaient entreposés de façon aléatoire, sans ordre, ce qui favorisait un tel mélange lors de la constitution du lot prêt à être embarqué.

Quoi qu’il en soit, un lot de lingots comme celui de Sud-Perduto 2 n’a pu être constitué, me semble-t-il, qu’un certain temps après que ceux-ci ont été ras-semblés par des mercatores sur les lieux de leur fabrication. Les chargements métalliques de Cabrera 4 et de Cabrera 5 ont dû suivre le même chemin ; leur caractère hétérogène, tant du point de vue du nombre de fonderies représen-tées dans chacun d’entre eux que du point de vue des disparités dans le nombre de lingots issus de celles-ci, va effectivement dans ce sens, malgré le fait qu’ils soient incomplets. Les 95 lingots de l’épave Sud-Lavezzi 2, provenant tous d’une même fonderie, celles des Minucii, ne remettent pas en cause cette interpréta-tion. Appius Iunius Zethus, armateur et négociant, a pu tout simplement profiter d’un stock fraîchement « rentré en magasin » pour s’en porter acquéreur. On peut donc, je crois, restituer une case intermédiaire dans les trois schémas pro-posés par Cl. Domergue, celle d’un stockage de plus ou moins longue durée, qui avait lieu nécessairement au port même d’Hispalis ; celui-ci devait dispo-ser de l’infrastructure nécessaire pour accueillir les nombreuses marchandises lui parvenant régulièrement par le Baetis ; et les métaux en faisaient partie. Des

18 Ant(…) An(…) peut être considéré comme le nom du fondeur ; Emptor salve est une sorte de « réclame publicitaire » ; l’inscription est-elle la « marque de fabrique » d’une fonderie qui reste anonyme ?

19 Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », p. 77.

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grossistes en assuraient la gestion et ceux-ci ne semblent pas être ceux qui, sur les lingots, apparaissent en position de mercator 1. Car, à l’exception de ceux de Sud-Perduto 2, tous les lingots ne comportent pas systématiquement de cachets identifiant deux opérateurs différents ; ceux de Cabrera 4 et de Sud-Lavezzi 2 n’en portent qu’un, de même que la moitié des 43 lingots récupérés dans l’épave Cabrera 5. Force est donc de constater que ces grossistes restent dans l’anonymat.

Il reste une dernière petite difficulté, qui n’est pas liée à la problématique du stockage, mais qui ressort des tableaux de Sud-Perduto 2 et de Cabrera 5. Elle a trait à la différence de taille des lots des différents négociants (mercatores 2) embarqués sur un même navire. Sur Sud-Perduto 2, trois marchands seraient représentés, L. Agrius, P. Turpilius Germ(…) et M. Accius Ant(…). Rappelons que le premier est représenté par cinq lingots, le second par 35, le troisième, enfin, par 8. Sur Cabrera 5, la cargaison métallique était formée de deux lots, très inégaux ; l’un appartenait à F. Fannius Demetrius et rassemblait 29 lingots, l’autre, identifié par le sigle C. I(…) Ni(…), était formé de seulement sept lingots. Un troisième lot, de sept lingots également, était marqué du cachet d’un Q. Caecilius. Mais dans la mesure où il apparaît sur 14 autres lingots portant le nom de L. Fannius Deme-trius, Cl. Domergue a considéré que celui-ci avait fait équipe avec le premier pour la commercialisation de 9 des 10 séries de lingots présentes dans l’épave20.

J’ai toujours été frappé par cette disparité entre négociants dans un même navire ; elle pourrait, bien sûr, signifier que tous ces négociants n’avaient pas la même importance. Mais était-il rentable de faire le commerce de lots aussi petits, de 5 (L. Agrius), 7 [C. I(…) Ni(…)] et 8 lingots (M. Accius) ? Aussi, je me demande si les négociants dont les noms apparaissent le plus grand nombre de fois, P. Turpilius Germ(…) d’un côté, L. Fannius Demetrius de l’autre, n’étaient pas tout simplement les propriétaires de l’ensemble de la cargaison métallique dans l’une et dans l’autre épave respectivement. Ils auraient ainsi complété leur lot avec quelques lingots acquis chez des confrères, sollicités au dernier moment, ce qui pourrait expliquer qu’ils n’utilisèrent pas leurs cachets pour les marquer.

L’examen de la composition des cargaisons métalliques de quelques épaves hispaniques permet donc de restituer à Hispalis, avec une certaine vraisem-blance, des entrepôts où les métaux produits dans les districts miniers de la Sierra Morena étaient plus ou moins durablement stockés en attente des négo-ciants qui les prendraient en charge pour les expédier au loin. Les découvertes sous-marines futures, à condition qu’elles concernent des cargaisons complètes, permettront de valider, de préciser ou, à l’inverse, d’invalider le schéma proposé ici. Il reste qu’un port de l’importance d’Hispalis, qui drainait tous les produits de l’arrière-pays, huile, métaux, peut-être aussi céréales, devait nécessairement disposer d’une infrastructure capable d’absorber un trafic qui devait prendre de l’importance avec le temps. Une infrastructure spécifique aux métaux, gérée par des grossistes spécialisés, se justifierait pleinement dans un tel cadre. Ce fut probablement le cas aussi, on va le voir, du port de Narbonne à la même époque.

20 Ibid., p. 75. On peut alors se demander pourquoi les sept lingots de Q. Caecilius n’ont pas reçu le cachet de L. Fannius.

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II. — NARBO MARTIUS, PLAQUE TOURNANTE DU COMMERCEMARITIME DU FER DE LA GAULE MÉRIDIONALE ?

Parent pauvre de la recherche sur le commerce maritime romain, le com-merce du fer l’a été longtemps faute de données en nombre suffisant. Jusqu’aux prospections et expertises réalisées par L. Long et le DRASSM face à l’embou-chure du Rhône à partir de la fin des années 1980, la diffusion maritime du fer n’était représentée que par des découvertes isolées, plus rarement par des cargai-sons à proprement parler, principalement au large de la côte languedocienne et en Corse-Sardaigne21 ; rien cependant qui permît de caractériser ce commerce et, partant, d’évaluer sa place dans le trafic méditerranéen des métaux, dominé, par le nombre de sites sous-marins existants et de découvertes terrestres, par le plomb et le cuivre. La découverte, en 1991, face aux Saintes-Maries-de-Mer (Bouches-du-Rhône), d’une première épave dont la cargaison principale était constituée de barres de fer, suivie, jusqu’en 2005, par une dizaine d’autres, est

21 Voir l’état de la question fait par M. Feugère et V. Serneels, « Production, commerce et utilisation du fer », pp. 252-257, qui intègre cependant les dernières découvertes faites au large des Saintes-Maries-de-la-Mer.

SM25

Littoral actuelÉtang d'Icard

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Étang de l'Impérial

0 1 2 km

SM3

Fig. 5. — Situation des épaves antiques de Camargue et essai de restitutiondu paléorivage devant l’embouchure du Rhône Saint-Ferréol.

En gras, les épaves chargées de barres de fer (d’après M.-P. Coustures et alii, « La provenance des barres de fer romaines», p. 245)

réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 53

venue modifier le panorama22 (fig. 5). Elles illustrent l’existence d’un commerce du fer d’une certaine ampleur, certaines épaves, au vu des données recueillies lors des prospections sous-marines, pouvant renfermer des cargaisons de plu-sieurs dizaines de tonnes de métal.

La position de toutes les épaves aujourd’hui identifiées face à l’embouchure du petit Rhône suggère que les navires avaient sombré alors qu’ils tentaient de pénétrer dans le fleuve pour le remonter en direction d’Arles et peut-être même au-delà, ou bien alors qu’ils étaient en attente du transbordement de leur cargaison sur des allèges fluviales, une opération périlleuse que décrit par exemple Strabon face au Tibre23. La destination du fer des Saintes-Maries-de-la-Mer, du moins une partie de celui-ci, pourrait avoir été les armées stationnées à la frontière septentrionale de l’Empire24. Quoi qu’il en soit, les épaves de Camargue témoignent d’un trafic maritimo-fluvial du fer de direc-tion sud-nord dont l’essor se placerait, d’après les quelques éléments retrouvés sur site, dans la période allant du milieu du ier s. av. J.-C. au milieu du ier s. de notre ère.

Si le sens de circulation du fer des Saintes-Maries-de-la-Mer semble assuré, il est moins aisé de déterminer la provenance de celui-ci. Très nombreuses sont les inscriptions présentes sur les barres de fer, relativement bien conservées mal-gré leur séjour prolongé dans la mer (fig. 6a et 6b, p. 54). Elles identifient les fabricants des barres25 et renvoient sans aucun doute aux zones sidérurgiques26. Malheureusement, les études onomastiques auxquelles elles se prêtent ne permettent pas de cerner des zones géographiques précises, bien que dans l’en-semble elles désigneraient la Gaule méridionale27, où, du reste, une importante activité sidérurgique se développe entre le milieu du ier s. av. n. è. et le milieu du iiie s. ap. J.-C.28 (fig. 7, p. 55). Ainsi en Montagne Noire où les recherches effec-tuées entre 1972 et 2002 ont individualisé un important district sidérurgique qui aurait produit pas moins de 80 000 t de fer sur trois siècles29. Ce sont aussi les Corbières où des travaux en cours révèlent peu à peu une activité sidérurgique au début de l’époque impériale qui, si elle n’eut apparemment pas l’importance

22 L. Long, « Inventaire des épaves de Camargue », pp. 65-68 et 73-76 ; L. Long et alii, « Les épaves antiques de Camargue », pp. 163-177 ; M.-P. Coustures et alii, « La provenance des barres de fer romaines », pp. 244-246.

23 Strabon, Géographie, 5, 3, 5.24 L. Long et alii, « Les épaves antiques de Camargue », p. 183.25 En dernier lieu, M.-P. Coustures et alii, « La provenance des barres de fer romaines », pp. 249-252.26 Malgré G. Pagès et alii, « Réseaux de production », pp. 277 sqq., qui envisagent, à partir des

analyses métallographiques effectuées sur certaines barres et de leurs caractères chimiques, une improbable fabrication de ces mêmes barres dans des « centres spécialisés » distincts, et éloignés, des lieux de production du métal ; que les auteurs se gardent bien pourtant de situer, ne disposant d’aucune donnée archéologique attestant leur existence.

27 M.-P. Coustures et alii, « La provenance des barres de fer romaines », pp. 251-252.28 En dernier lieu, voir P.-M. Decombeix et alii, « Réflexions sur l’organisation de la production

de fer ».29 Ibid., p. 36.

christian rico54

de celle de la Montagne Noire, n’eut pas moins un certain impact sur l’économie de la région. On n’oubliera pas le district du Canigou, qui fut actif plutôt à la fin de l’époque républicaine30.

Les analyses isotopiques se révélant inopérantes sur le fer, une autre méthode a été mise au point il y a quelques années. Elle s’appuie sur la caractérisation des inclusions de scories de réduction, qui, piégées à d’infimes quantités dans le fer épuré et mis en forme, conservent les propriétés chimiques (éléments en trace) du minerai utilisé31. La filiation établie entre le minerai de départ et les barres de fer permet donc de cibler les zones de production probables de ces dernières, à la condition toutefois de disposer d’un large référentiel qui réu-nisse les signatures chimiques des districts sidérurgiques actifs dans l’antiquité romaine. On en est loin encore aujourd’hui ; pour le sud de la Gaule, seul le centre sidérurgique des Martys (Montagne Noire, Aude) est caractérisé. Il fut le plus important centre du district et sa signature est a priori valable pour les

30 Synthèse, pour les deux districts, dans, d’un côté, G. Mut et J. Kotarba, « Les activités métallurgiques », pp. 141-155, et, de l’autre, J. Mantenant, « Mines et métallurgie en territoire audois », pp. 85-95.

31 Sur la méthode, voir M. P. Coustures et alii, « The use of trace element analysis ».

a b

Fig. 6a et 6b. — Barres de fer estampillées des Saintes-Maries-de-la-Mer(clichés de l’auteur)

réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 55

autres ateliers ayant fonctionné dans le même secteur, dans la mesure où tous utilisèrent le même minerai.

Quelques barres des Saintes-Maries-de-la-Mer ont d’ores et déjà fait l’objet d’analyses de traçabilité32. Trois d’entre elles ont pu être rattachées à la Mon-tagne Noire, deux autres montrent des signatures chimiques différentes entre elles et avec celle identifiant la Montagne Noire. Ce qui importe pour notre propos, c’est que trois de ces barres, présentant trois signatures chimiques dif-férentes, proviennent de la même épave33. Il s’agit de l’épave SM 9, une des plus

32 M.-P. Coustures et alii, « La provenance des barres de fer romaines », pp. 252-254. D’autres analyses sont en cours qui ne manqueront pas de préciser les choses.

33 Ibid., pp. 256-259.

Mer Méditerranée

Montagne Noire

Corbières

Pyrénées

Cév

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Monts de Lacaune

Grands Causses

Orb

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Orbieu

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Lauragais

Vidourle

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Cèze

Tarn

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Mont Lozère

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Canigou

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Fenouillèdes

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Narbo Martius(Narbonne)

Baeterrae(Béziers)

Nemausus(Nîmes)

Fig. 7. — Carte des districts miniers antiques de la Gaule du Sud

christian rico56

importantes aujourd’hui connues au large de la Camargue, dont les dernières explorations menées sur site ont évalué le chargement de barres de fer à plus d’une centaine de tonnes34. Il apparaît ainsi que ce gros chargement était consti-tué de fer de différentes origines. La question qui se pose est bien évidemment de savoir, comme pour les lingots de plomb d’une épave comme Sud-Perduto 2, comment ces barres s’étaient retrouvées dans un même bateau.

Nécessairement, la cargaison de barres de fer de l’épave SM 9 a été ras-semblée en un même lieu. Dans la mesure où une partie de celles-ci provient bien de la Montagne Noire, on ne voit guère que Narbonne où l’assemblage de la cargaison de SM 9 a pu se faire. À l’instar d’Hispalis pour la vallée du Guadalquivir, Narbonne est le débouché naturel des produits de son hinter-land et leur point de départ pour le grand commerce maritime. Strabon ne présentait-il pas Narbo Martius comme le « plus grand port de commerce de la Celtique tout entière »35 ? La colonie romaine disposait d’un système d’avant-ports organisé autour des étangs de Bages et de l’Ayrolle, bien mal connu aujourd’hui36, mais dont on peut imaginer qu’il disposait d’entrepôts recevant et stockant les nombreuses marchandises de son arrière-pays, mais aussi de régions plus éloignées37. Les métaux, et tout particulièrement le fer de la Montagne Noire, sans nul doute aussi ceux des Corbières, voire, pourquoi pas, le fer du massif du Canigou, devaient y parvenir et être stockés dans des lieux spécifiques en attendant leur prise en charge par des négociants et leur embarquement sur des navires de commerce. Ainsi en alla-t-il très probable-ment de l’épave SM 9 dont la cale était, d’autre part, tapissée de sarments de vigne sur lesquels avaient été disposées les rangées de barres de fer. C’est un élément de plus qui milite en faveur de la constitution de sa cargaison dans le port de Narbo Martius.

De par sa situation au débouché de plusieurs massifs montagneux riches en gisements métallifères, Montagne Noire, Corbières, Pyrénées orientales, Mont d’Orb, Narbonne a nécessairement été un lieu de rassemblement et de redistribution des métaux qui y étaient produits. Il appartiendra aux analyses physico-chimiques de le préciser en déterminant d’ores et déjà la filiation des deux barres de fer de SM 9 montrant une signature chimique différente de celle de la Montagne Noire.

Plaque tournante du commerce du fer en Méditerranée nord-occidentale, Narbo eut-elle aussi ce rôle pour d’autres métaux ? La question mérite d’être posée pour un métal plus rare mais indispensable, l’étain, dont quelques lingots sont connus en Méditerranée, en moins grand nombre cependant que le plomb, le cuivre et, désormais, le fer.

34 L. Long, « Épave Saintes-Maries 9 », p. 50.35 Strabon, Géographie, 4, 2, 6.36 Synthèse des connaissances dans E. Dellong et J.-M. Falguera, « Les ports de Narbonne

antique », pp. 100-115.37 Voir ci-après 3e partie, pp. 57-62.

réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 57

III. — LES LINGOTS D’ÉTAIN DE PORT-VENDRES 2. QUESTIONSSUR LEUR ORIGINE ET DIFFUSION COMMERCIALE

L’étain est un métal rare. Son exploitation à l’époque antique reste mal connue par l’archéologie même si les principaux districts stannifères en Europe occi-dentale sont identifiés38 : Cornouailles, Armorique, Galice et nord du Portugal ou encore Estrémadure (fig. 8). Son commerce n’est pas beaucoup mieux connu que ce soit à l’époque de l’âge du Fer39, que ce soit à la période romaine, malgré la découverte en mer de lingots d’étain, isolément ou dans des épaves sous-marines. Un des plus importants chargements d’étain est celui de Bagaud 2, dans les îles d’Hyères, épave datée de la fin du iie s. - début du ier s. av. J.-C. Quarante-cinq lingots, d’un poids moyen de 25 kg, y ont été remontés sur une cargaison qui aurait pu, à l’origine, en comprendre une centaine40. L’origine du métal est cependant inconnue.

Épave devenue un site de référence pour l’étude du commerce maritime his-panique, Port-Vendres 2, datée de l’époque claudienne41, a livré, entre 1972 et

38 Cl. Domergue, « Les mines et la production des métaux dans le monde méditerranéen », pp. 136-137.

39 En dernier lieu, M. Mairécolas et J.-M. Pailler, « Sur les “voies de l’étain” dans l’Ancien Occident ».

40 L. Long, « L’épave antique Bagaud 2 », pp. 93-98 ; Id., « Quelques précisions sur le condition-nement des lingots d’étain », p. 151. Le poids total pourrait donc avoir approché les deux tonnes et demi.

41 D. Colls et alii, L’épave Port-Vendres II.

Fig. 8. — Les principales zones de production d’étain en Occident : 1. Cornouailles ; 2. Bretagne ; 3. Limousin ; 4. Nord-Ouest de la péninsule Ibérique ; 5. Estrémadure ;

6. Erzebirge (d’après Cl. Domergue, « Les mines et la production des métaux », p. 137)

christian rico58

1984, un ensemble de 26 lingots d’étain, à la forme très particulière de « bourse » ou « sac à main »42, qui se décline en plusieurs types, selon qu’ils présentent une panse ou deux — dans ce cas, elles sont parfois séparées par un évidement rectangulaire —, une anse simple ou multiple (fig. 9a et 9b). En dépit de leurs différences morphologiques, tous ces lingots ont en commun d’être plutôt plats (épaisseurs variant de 3 à 5 cm) et d’un poids réduit, compris, selon les exem-plaires, entre 3,120 et 9,700 kg43. La plupart des lingots présentent de nombreux cachets, parfois répétés plusieurs fois, sur leur face postérieure, plane ; tous ont été imprimés à froid, après démoulage. Malgré quelques cas de superpositions, il n’est pas évident de décider quels cachets ressortissent à la phase de production, quels autres à celle de la commercialisation, et si, du reste, la première est effec-tivement représentée par l’une ou l’autre de ces inscriptions44.

La provenance hispanique de ces lingots ne semble pas devoir être mise en doute si l’on s’en tient à la composition du chargement de l’épave ; celui-ci était formé pour l’essentiel d’amphores à huile Dressel 20, au nombre de 210, asso-ciées à 25 amphores vinaires Haltern 70 et Dr. 28, et à au moins une dizaine

42 Image empruntée à Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », p. 64.43 D. Colls et alii, « Les lingots d’étain de Port-Vendres 2 », pp. 61-94 ; D. Colls et alii, L’épave

Port-Vendres II, pp. 11-18. Huit sont inédits et ont pu être étudiés par Cl. Domergue et moi-même au dépôt archéologique de Port-Vendres le 18 mai 2002 (fig. 9).

44 Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », pp. 84-85.

Fig. 9a et 9b. — Lingots d’étain de Port-Vendres 2 (clichés de l’auteur)

a b

réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 59

d’amphores à salaisons du type Pompéi VII45. Le chargement comprenait éga-lement un lot de 70 à 80 vases à parois fines fabriqués dans le sud de l’Espagne, et une quinzaine de vases sigillés d’origine sud-gauloise faisait apparemment partie de la vaisselle de bord. Pourtant, l’origine hispanique de l’étain de Port-Vendres 2 a été contestée par C. Roden arguant de l’indéniable parenté entre les lingots de l’épave française et deux lingots trouvés au xviiie siècle dans le district stannifère antique de St Austell Moors, à Petenwan valley, dans les Cornouailles (fig. 10)46. Une origine bretonne avait été déjà évoquée dans la première publica-tion des lingots de Port-Vendres mais elle avait été rapidement délaissée au profit d’une provenance hispanique47. En effet, comment expliquer que des lingots fabriqués en Bretagne aient pu se retrouver dans un port du sud de la pénin-sule Ibérique avant d’être chargés, avec d’autres marchandises de cette région, amphores à vin, huile et salaisons, sur un navire à destination de la Gaule ? À cet argument s’ajoutait celui de la chronologie ; la date fournie par le naufrage de Port-Vendres (42-50 ap. J.-C.) semblait bien précoce pour envisager une attri-bution aux mines bretonnes, la conquête de la province étant toute récente. Ce dernier argument peut être cependant levé. L’étain breton n’était pas inconnu en Méditerranée jusqu’à ce que Rome entreprenne la conquête romaine de la Bre-tagne. Ainsi en témoigne Diodore de Sicile selon qui l’étain de Cornouailles était

45 Dernier décompte en date fourni par R. Étienne et F. Mayet, L’huile hispanique, p. 228. Les deux tiers des amphores Dr. 20 n’ont pas été publiés.

46 C. Roden, « Montanarchäologische Quellen des ur- und frühgeschichtlichen Zinnerzberg-baus in Europa », pp. 54-55. Leur poids est cependant plus important, 13,5 kg.

47 D. Colls et alii, « Les lingots d’étain de Port-Vendres 2 », p. 84.

Fig. 10. — Lingots d’étain de St Austell Moors (d’après C. Roden, « Montanarchäologische Quellen »)

christian rico60

l’objet, bien avant l’expédition de César, d’un trafic important avec la Gaule, atteignant en 30 jours les rivages de la Méditerranée, au Rhône48. Un article s’y est intéressé tout récemment ; s’appuyant tant sur les textes que sur les don-nées de la toponymie et de l’ethnonymie comme sur celles de l’archéologie, ses auteurs reconstituent un véritable réseau commercial contrôlé par toute une série de peuples gaulois qui permettait d’acheminer l’étain de Bretagne jusqu’en Méditerranée49. Ce réseau, en place depuis un certain temps, aurait très bien pu être utilisé, alors que la Bretagne venait d’être annexée par Claude, par des marchands romains successifs, ce qui expliquerait le foisonnement des cachets sur une grande partie des lingots de Port-Vendres 2. Mais la difficulté principale demeure. Comment des lingots bretons se retrouvèrent-ils sur un navire chargé de produits hispaniques ? L’hypothèse qu’ils aient transité par un port hispa-nique, envisagée par C. Roden50, toujours possible, reste cependant fragile. Si, en revanche, on admet que les lingots ont suivi un itinéraire commercial par la Gaule, cela implique que c’est l’ensemble de la cargaison de Port-Vendres 2 qui a été rassemblée en Gaule même. De ce côté, les parallèles existent de cargaisons reconstituées qui mettent en évidence un commerce de redistribution à partir de certains ports méditerranéens et, en tout premier lieu, de Narbonne.

Il faut partir ici des découvertes sous-marines réalisées entre 1984 et 1988 au Cap de Creus, entre Gaule et péninsule Ibérique. Les archéologues sous-marins catalans y ont fouillé une épave, Culip IV, d’époque flavienne, dont le charge-ment était formé de 79 amphores de Bétique Dr. 20, d’un lot de 42 lampes à huile fabriquées en Italie, de 1475 vases à parois fines de Bétique et de 2701 vases sigillés des ateliers rutènes de Condatomagos (La Graufesenque)51. Un tel charge-ment, si hétérogène du point de vue de l’origine géographique des produits qu’il renfermait (Italie, Gaule du sud, Bétique), n’a pu être constitué que dans un même lieu, un port qui, par son importance, pouvait recevoir des marchandises d’origines diverses. Narbonne a été identifiée comme étant ce port. C’est là qu’un négociant et/ou naviculaire aurait constitué son chargement destiné à quelque marché urbain du nord de la péninsule Ibérique52. Dans le même secteur, un autre bateau, peut-être plus petit, semble avoir connu la même mésaventure quelques décennies plus tôt, à l’époque augustéenne. Il s’agit de Culip VIII, qui avait sombré avec une modeste cargaison d’une soixantaine d’amphores Hal-tern 70 de Bétique. Le sens de son voyage était, d’après les archéologues catalans, nord-sud et non pas l’inverse53. Une troisième épave, plus au nord, apporte un autre témoignage sur ce commerce de redistribution ; il s’agit de l’épave SM 2,

48 Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, V, 22.49 M. Mairécolas et J.-M. Pailler, « Sur les “voies de l’étain” dans l’Ancien Occident »,

pp. 145-160.50 C. Roden, « Montanarchäologische Quellen des ur- und frühgeschichtlichen Zinnerzberg-

baus in Europa », pp. 54-55.51 X. Nieto Prieto, Excavacions arqueològiques subaquàtiques a Cala Culip, pp. 59-193.52 Pour une théorisation du commerce de redistribution, voir X. Nieto Prieto, « Le commerce

de cabotage et de redistribution », pp. 152-159.53 X. Nieto dans C. Carreras (éd.), Culip VIII i les àmfores Haltern 70, pp. 157-158.

réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 61

coulée face au petit Rhône54. Son chargement était constitué d’une quarantaine d’amphores de Bétique et de Tarraconaise et d’un important lot de barres de fer évalué à plusieurs dizaines de tonnes. Les premières analyses ont montré qu’au moins une partie de ce fer provenait de la Montagne Noire55. L’ensemble du chargement n’a pu être rassemblé que dans un même port. Il faut exclure l’Es-pagne et on ne voit guère que Narbonne, où parvenaient aussi bien le fer de la Montagne Noire que des amphores hispaniques, où l’assemblage a pu être fait. Le navire qui coula dans l’anse de Port-Vendres à l’époque claudienne serait-il un exemple de plus de ce commerce de redistribution au départ de Narbonne ?

S’il n’y a aucune certitude, j’avancerai toutefois deux autres éléments, qui, s’ils ne sont pas décisifs, conforteraient l’idée d’une cargaison recomposée dans le port de Narbonne pour Port-Vendres 2, avec des lingots d’étain de Grande-Bre-tagne. C’est d’abord la nature de son chargement métallique dont on reconnaîtra qu’il est tout sauf important ; vingt-six lingots d’étain, on l’a dit, ce qui repré-sente un poids total de moins de 165 kg, deux lingots de cuivre et trois lingots de plomb. Une cargaison aussi peu importante dans un navire arrivant de la pénin-sule Ibérique surprend quelque peu, et surtout le faible nombre de lingots de cuivre et de plomb. On la comparera avec celle de l’épave Na Redona, sur la côte orientale de l’île de Cabrera dans les Baléares (fig. 11, p. 62), malheureusement entièrement pillée au début des années 1960. 400 lingots d’étain en auraient été retirés, mais aussi des lingots de cuivre, en nombre inconnu, et 600 amphores, à salaisons notamment. Des premiers on sait seulement qu’ils portaient des inscriptions et avaient une forme en demi-sphère (tronconique ?)56. À côté du navire de Na Redona, celui de Port-Vendres faisait pâle figure avec sa trentaine de lingots, tous métaux confondus, et ses 250 amphores. Il donne davantage l’image d’un petit vaisseau taillé pour un commerce à courte et moyenne dis-tance plutôt que pour un voyage au long cours57.

L’autre élément à verser au dossier d’un navire pratiquant un commerce de redistribution et donc d’une origine bretonne des lingots de Port-Vendres 2 est la forme de ces mêmes lingots. Cl. Domergue attribue à leur forme très par-ticulière, en « sac à main », une origine hispanique58. Pourtant, comme on l’a vu, les seuls lingots ayant cette forme trouvés en contexte minier sont bretons.

54 L. Long et alii, « Les épaves antiques de Camargue », pp. 163-169.55 M.-P. Coustures et alii, « La provenance des barres de fer romaines », p. 258.56 « Half-orange shape » selon A. J. Parker, Ancient Shipwrecks, n° 980. Les lingots auraient été

réduits en limaille (scrap-tin) pour un poids total de 4 tonnes, ce qui donne un poids moyen par lingot de 10 kg. S’agit-il des lingots rapidement signalés par C. Veny et D. Cerdá, « Materiales arqueológicos de dos pecios de la isla de Cabrera », p. 299 ; les auteurs parlent de « panes de estaño en forma de media naranja y de unos 60 kg de peso » (d’après une information de Mascaró Pasarius).

57 Même si, malgré Strabon, Géographie, 3, 2, 6, décrivant les bateaux hispaniques comme les plus grands de ceux qu’on voyait fréquenter le port de Puteoli, la majorité des épaves reconnues sont celles de navires de faible ou moyen tonnage ; B. Liou et Cl. Domergue, « Le commerce de la Bétique », pp. 121-122.

58 Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », p. 83 ; Id., « Les mines et la produc-tion des métaux dans le monde méditerranéen », p. 143.

christian rico62

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réflexions sur le commerce d’exportation des métaux 63

À l’inverse, les lingots d’étain retrouvés dans des épaves dont l’origine hispa-nique est sûre, d’un côté Na Redona, de l’autre Cala Rossano à Ventotene59, sont d’une typologie différente, en forme de pains en demi-sphère, comportant un petit appendice pour permettre leur manipulation. La forme a-t-elle un rap-port avec le lieu de fabrication ? On ne peut l’exclure. En tout cas, à l’époque romaine, des lingots d’étain de formes différentes circulent sur les routes du commerce méditerranéen60, ce qui tranche avec la standardisation des lingots de plomb et de cuivre. Cette absence d’homogénéité a peut-être une signification « culturelle ». Cl. Domergue donnait un « caractère non romain » aux lingots de Port-Vendres 2, qui trahirait la nature reculée des régions productrices en pénin-sule Ibérique, Galice et Lusitanie au premier rang61. L’appréciation pourrait tout aussi bien s’appliquer de fait aux Cornouailles bretonnes.

L’étain de Port-Vendres 2 est-il breton ? Il est difficile de l’assurer mais l’idée méritait, je crois, d’être examinée dans le cadre, plus large, d’un commerce de redistribution de métaux à partir du port de Narbonne. Celui-ci reçoit des marchandises de provenances différentes, les stocke en vue d’une diffusion ulté-rieure. Le port apparaît ainsi comme un véritable « centre de gros », une plaque tournante du commerce méditerranéen, et pas seulement de celui des métaux, où des négociants viennent se servir. La composition de la cargaison métallique de Port-Vendres 2 me conforte dans cette idée ; deux lingots de cuivre, trois lin-gots de plomb, un petit nombre de lingots d’étain. Elle donne l’impression d’une commande précise, qui viendrait de quelque artisan d’une cité hispanique non loin de Narbonne.

IV. — CONCLUSION

Stockait-on des métaux à l’époque romaine ? Certainement, et c’est une question de logique, on l’a dit. Mais les éléments rassemblés et discutés dans les pages qui précèdent permettent, me semble-t-il, de préciser les choses, même s’ils sont parfois ténus et nécessiteront d’être réévalués à la lumière de futures découvertes.

Ainsi, ce temps d’attente pouvait être plus ou moins long. Si la centaine de lingots de plomb de Sud-Lavezzi 2 semble avoir trouvé preneur rapidement, les stocks qui furent à l’origine des cargaisons métalliques de Sud-Perduto 2, Cabrera 4 et Cabrera 5 pourraient avoir mis plus de temps à avoir été écou-lés ; ainsi peut-on interpréter le caractère très hétérogène des lots de lingots de plomb de ces trois épaves. Cela implique l’existence de structures adaptées au

59 F. P. Arata, « Il relitto di Cala Rossano », pp. 146-147 ; Id., « Un relitto da Cala Rossano (Ven-totene) », pp. 482 et 495-496.

60 Autres lingots du type de ceux de Port-Vendres 2, Artabax, en Sardaigne, et Plage de Losari en Haute-Corse ; mais il existe peu d’éléments qui permettent de déterminer avec quelque certitude l’origine des bateaux. Voir, respectivement, F. Lo Schiavo, « Un problema insoluto », pp. 135-138 ; H. Bernard, « Plage de Losari », pp. 59-60.

61 Cl. Domergue, « Production et commerce des métaux », p. 83.

christian rico64

stockage des métaux pour des durées plus ou moins longues ; un simple hangar pouvait sans doute faire l’affaire. En tout cas, les lingots ne pouvaient pas ne pas faire l’objet d’une surveillance tant qu’ils n’avaient pas été chargés sur des navires de commerce.

On peut supposer que ces magasins étaient gérés par de véritables grossistes par lesquels devaient passer tous ces négociants cherchant à s’approvisionner en métaux. Là encore le caractère hétérogène des cargaisons de plomb mais aussi de fer connues est un élément qui va dans ce sens. Pour le plomb, il paraît peu probable que mercatores 1 et mercatores 2 aient été en contact, voire que les pre-miers travaillaient pour les seconds. La triple origine des barres de fer de l’épave SM 9 conduit à la même conclusion. Il ne semble pas en tout cas que ces entre-pôts aient été gérés par les autorités portuaires concernées et qu’ils doivent être vus comme des sortes de halles où se retrouvaient collecteurs (mercatores 1) et négociants (mercatores 2) pour y faire affaire.

Il reste que la pratique du stockage pourrait n’avoir été spécifique qu’à quelques ports seulement, ceux qui étaient proches des zones minières et/ou qui jouaient le rôle de centres de regroupement des produits de la province ou de leur hinterland avant leur diffusion commerciale. C’est le cas d’Hispalis et de Narbonne, on l’a vu ; c’est sans doute aussi le cas de Gades qui réceptionnait très vraisemblablement le cuivre de la ceinture pyriteuse (sud-ouest de l’Hispanie), et de celui, à l’époque républicaine, de Carthago Nova, d’où partaient les navires chargés du plomb de la Sierra de Cartagena - La Unión et de Mazarrón62. En y eut-il d’autres ? Ce n’est pas certain, à l’exception, peut-être, de grands ports comme Pouzzoles et Ostie. Le stockage apparaît donc davantage comme une étape nécessaire dans la diffusion commerciale à longue distance des métaux plutôt que comme une pratique largement répandue. Et de fait, elle répond moins au besoin de constituer des réserves qu’à répondre à une contrainte liée à l’organisation du commerce. Autrement dit, le stockage des métaux n’obéissait vraisemblablement pas à une stratégie commerciale précise, de type spécula-tif. Il ne s’agissait pas en effet de constituer des stocks pour jouer sur les prix du marché. Et, de fait, on peut penser que les lingots rassemblés dans les ports d’Hispalis, Narbo ou encore Gades ne mettaient pas, au bout du compte, beau-coup de temps avant de prendre la mer.

Dès lors, stockait-on des métaux en vue d’une redistribution ultérieure ? On ne peut pas l’exclure même si la pratique concernait davantage les ports qui recevaient des métaux de provenances géographiques diverses que ceux d’où partaient les cargaisons de lingots. Narbonne est de ceux-là, si l’on admet que les lingots d’étain de l’épave Port-Vendres 2 sont d’origine bretonne. En tout état de cause, le commerce de redistribution, qui avait une vocation régionale, ne portait pas nécessairement sur de gros volumes. Aussi, la perspective de découvrir une épave avec une importante cargaison recomposée de plomb et de cuivre hispaniques, de fer gaulois et d’étain breton reste-t-elle, me semble-t-il, bien lointaine.

62 Voir Cl. Domergue et Chr. Rico, « Exportation des métaux ».