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THE QUMRAN CHRONICLE Vol. 22, No. 1-4 ISSN 0867-8715 December 2014 The Enigma Press, ul. Podedworze 5, 32-031 Mogilany, Poland; E-mail: [email protected] CLAUDE COHEN-MATLOFSKY Institut Universitaire d’Études Juives Paris RÉFLEXIONS SUR QUMRÂN: LES MANUSCRITS, LE SITE ET LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DANS L’ANTIQUITE Quelle est la définition de la mystique dans l’Antiquité? La commu- nauté de Qumrân est-elle la communauté du Temple? Pour ma part, j’entends replacer dans leur juste contexte historique le site de Qumrân et les manuscrits retrouvés dans sa vicinité. Je vais donc m’interroger dans un premier temps sur l’anthropologie et l’archéologie du site pour ensuite m’attarder sur certains textes dits liturgiques/mystiques de Qumrân. L’époque du Second Temple fut une époque très féconde dont le ju- daïsme et le christianisme récoltèrent les fruits. Rien n’était apocryphe car rien n’était canonique encore. Donc tout était vrai, tout était premier. C’est vers le désert de Judée que nous allons nous diriger. Notons au passage le rôle de matrice que le désert tient dans la civili- sation judéo-chrétienne, tant pour la gestation d’une pensée que pour la résistance à l’étranger. Les exemples en sont nombreux dans les sources littéraires et archéologiques. L’Exode, les Livres des Maccabées décri- vant la résistance aux Séleucides, les documents de Qumrân et les lettres de Bar Kokhba, les fouilles de Masada, pour ne citer qu’eux, en sont autant de témoins. Marie-Françoise Baslez fait également remarquer: « …Le groupe des Maccabées représenta une tendance partisane, résistante et séparatiste, qui reconstitua loin de la ville hellénisée un mode de vie exactement inverse et plus ou moins conforme au modèle nomade patriarcal. Plus que jamais la ville apparut comme le lieu du pé-

RÉFLEXIONS SUR QUMRÂN: LES MANUSCRITS, LE SITE ET LES ORIGINES DE LA MYSTIQUE DANS L'ANTIQUITE

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THE QUMRAN CHRONICLEVol. 22, No. 1-4 ISSN 0867-8715 December 2014

The Enigma Press, ul. Podedworze 5, 32-031 Mogilany, Poland; E-mail: [email protected]

CLAUDE COHEN-MATLOFSKYInstitut Universitaire d’Études JuivesParis

RÉFLEXIONS SUR QUMRÂN: LES MANUSCRITS, LE SITE ET LES ORIGINES

DE LA MYSTIQUE DANS L’ANTIQUITE

Quelle est la définition de la mystique dans l’Antiquité? La commu-nauté de Qumrân est-elle la communauté du Temple?

Pour ma part, j’entends replacer dans leur juste contexte historique le site de Qumrân et les manuscrits retrouvés dans sa vicinité.

Je vais donc m’interroger dans un premier temps sur l’anthropologie et l’archéologie du site pour ensuite m’attarder sur certains textes dits liturgiques/mystiques de Qumrân.

L’époque du Second Temple fut une époque très féconde dont le ju-daïsme et le christianisme récoltèrent les fruits. Rien n’était apocryphe car rien n’était canonique encore. Donc tout était vrai, tout était premier. C’est vers le désert de Judée que nous allons nous diriger.

Notons au passage le rôle de matrice que le désert tient dans la civili-sation judéo-chrétienne, tant pour la gestation d’une pensée que pour la résistance à l’étranger. Les exemples en sont nombreux dans les sources littéraires et archéologiques. L’Exode, les Livres des Maccabées décri-vant la résistance aux Séleucides, les documents de Qumrân et les lettres de Bar Kokhba, les fouilles de Masada, pour ne citer qu’eux, en sont autant de témoins.

Marie-Françoise Baslez fait également remarquer:

« …Le groupe des Maccabées représenta une tendance partisane, résistante et séparatiste, qui reconstitua loin de la ville hellénisée un mode de vie exactement inverse et plus ou moins conforme au modèle nomade patriarcal. Plus que jamais la ville apparut comme le lieu du pé-

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ché et le désert comme un refuge: c’était un point de vue et une attitude qu’avaient toujours maintenu les Récabites et qui se prolongèrent aussi chez les Esséniens. Comme le firent de tout temps les Arabes nabatéens qui étaient leurs amis, ils occupèrent les hauts lieux, d’où ils refoulaient les armées régulières dans la plaine. Ils utilisèrent aussi, d’emblée, les cachettes du désert, c’est-à-dire des habitats troglodytes, comme celui de Wadi Daliyeh… ».1

Peut-on parler de mystique à Qumrân, voire même de pratiques mys-tiques?

Jusqu’à présent, la mystique à Qumrân reste un domaine relativement peu étudié.

Pour l’heure on peut avancer que le mouvement de la Merkabah est largement reconnu comme le premier mouvement de la mystique juive. Un mouvement qui a eu des ramifications pour le judaïsme rabbinique classique et l’émergence de la Kabbalah.

Alors peut-on voir à travers certains documents retrouvés à Qumrân avec copies parfois à Masada, les origines de ce mouvement de la Merkabah?

Des documents liturgiques mais également des pseudépigraphes, tel 1Henoch dont on a retrouvé des fragments en araméen à Qumrân, in-duisent à le croire. 1Henoch 14 par exemple comporte la version la plus ancienne que l’on connaisse, en dehors des textes bibliques, de la vision de la Merkabah2.

En outre la première preuve tangible que l’on pourrait invoquer pour attester les premières traces d’un enseignement de la littérature de la Merkabah à Qumrân serait le «Hazon Gabriel»3, avec une certaine ré-serve toutefois. En effet cet artéfact a été acquis sur le marché des an-tiquités à Jérusalem or je suis d’avis que seuls le matériel fouillé et répertorié scientifiquement par les archéologues devrait être considéré par les chercheurs.

André Dupont-Sommer disait déjà, au milieu du siècle dernier, qu’à Qumrân résidait un groupe eschatologique et mystique.

Bien plus récemment, Philip Alexander dans son livre publié en

1 Cf. M-F. Baslez, Bible et Histoire, judaïsme, hellénisme, christianisme, Paris, 1998, p. 64. Voir également p. 121-124 son étude plus complète sur le thème du désert dans le judaïsme.

2 Voir à ce propos J. Charlesworth ed., The Old Testament Pseudepigrapha, Vol. I, 1983.

3 Voir C. Cohen-Matlofsky, «Hazon Gabriel: A Social Historian’s Point of View», sur The Bible and Interpretation, http://www.bibleinterp.com/opeds/coh368019.shtml

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20064, fait un lien entre les Chants du Sacrifice du Shabbat et autres textes liturgiques retrouvés à Qumrân, et la littérature des Heikhalot. Pour lui, ces textes font éprouver aux récitants une expérience mystique.

Peter Schäfer, quant à lui, dans son ouvrage publié en 20115, au cha-pitre 4, dit que les Chants du Shabbat ne sont pas des textes mystiques mais purement liturgiques car pour lui Qumrân est la communauté du Temple et il se base beaucoup sur le Rouleau de la Guerre pour sa com-paraison.

En outre, une discussion rapportée dans le Talmud Babli Sukkah 28a, témoigne du fait que Rabbi Yohanan Ben Zakkai dans les années 80 de l’ère courante, Rabbi Eliezer Ben Hyrcanos, dans la deuxième ou troisième génération qui suivit la destruction du Temple ainsi que Rabbi Aqiba et Rabbi Ishmaël Ben Elisha, tous deux contemporains de la ré-volte de Bar Kokhba de 132-135 de l’ère courante, furent autant d’exé-gètes de la littérature de la Merkabah.

Lorsqu’on aborde Qumrân les questions qui se posent sont multiples. Parmi elles voici les plus fondamentales: de quelle nature fut réellement le site de Qumrân? Peut-on oui ou non relier les manuscrits découverts dans les grottes avoisinantes du site au site lui-même? Qui sont les au-teurs des manuscrits? Et enfin: ces auteurs ont-ils habité le site?

Il convient tout d’abord de fixer un éventail chronologique à mon étude. Or à la fois le site avec son matériel archéologique et les ma-nuscrits de Qumrân attestent d’un intervalle chronologique allant de la période hellénistique à la période romaine en Palestine, en gros de la fin du troisième siècle avant l’ère courante à la fin du premier siècle de l’ère courante. À la fois le carbone 14 et la paléographie nous ont permis cette conclusion. Cela dit, la paléographie hébraïque n’étant pas une science exacte nous aurons toujours une marge d’environ 50 ans dans un sens comme dans l’autre.

Dès lors, même si le site de Qumrân a vraisemblablement existé avant, je me confinerai à cet intervalle chronologique puisque mon in-tention sera d’interpréter les manuscrits, d’identifier le site et d’essayer de faire le lien entre les deux.

Tout d’abord, gardons à l’esprit que les découvertes de la mer Morte sont multiples et diverses.

4 Cf. Philip Alexander, Mystical texts: Songs of the Shabbat Sacrifice and Related Manuscript, London-NewYork, 2006

5 P. Schäfer, The Origins of Jewish Mysticism, Princeton University Press, 2011.

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Ainsi donc, sous le terme de rouleaux de la mer Morte, doit s’en-tendre l’ensemble des manuscrits retrouvés dans le désert de Judée: à Ketef Jéricho, Khirbet Qumrân, khirbet Mird, Wadi en Nar, Wadi Guhweir, Wadi Muraba`at, Wadi Sdeir, Nahal Hever, Nahal Mishmar, Nahal Se`elim, Masada et Wadi Daliyeh entre Samarie et Jéricho.

Certes ces sites et leurs manuscrits ne datent pas tous de la même époque.

En outre, ce qui fait la spécificité des manuscrits de Qumrân c’est qu’ils ont un caractère purement spirituel et sont comparables en ce sens, à ceux de Masada, à l’encontre des manuscrits de Muraba`at ou de Nahal Hever par exemple, mieux connus sous l’appellation de «Lettres de Bar Kokhba», qui eux, comportent des contrats de mariage ou contrat d’achat ou de vente de propriété etc. et donc présentent un intérêt socié-tal particulier.

De surcroît, ces sites et leurs manuscrits ne présentent pas nécessai-rement toujours la même nature. Par exemple Khirbet Mird (connu sous le nom de Hyrcania), Masada et Khirbet Qumrân (au moins dans un premier temps, semble-t-il pour Qumrân) ont tous été des forteresses. Mais encore Qumrân dans sa deuxième phase d’occupation du moins, présente des similarités avec le site d’Ein Feshkha, tous deux à vocation agricole et industrielle. Il convient de noter également les similarités entre le cimetière de Qumrân et celui d’Ein Ghuweir6.

En réalité il suffit de garder à l’esprit la multiplicité afin de pouvoir comprendre non seulement Qumrân et les courants/communautés que révèlent les textes de ses grottes mais également les autres établisse-ments autour de la mer Morte et enfin la société juive palestinienne à l’époque hellénistique et romaine dans son ensemble.

En effet il y eut plusieurs courants, plusieurs factions, des sous-cou-rants, des sous-factions, plusieurs pharisaïsmes notamment dont un, me semble-t-il, que l’on aurait surnommé essénisme, plusieurs saddu-céïsmes. De même il n’y eut pas un seul groupe de colons à Qumrân mais plusieurs. Alors essayons de comprendre.

Au travers des textes déposés dans les grottes avoisinant Qumrân nous assistons à un processus d’écriture/rédaction: écriture de textes qui

6 A titre d’exemple de comparaison entre les différents sites de la mer Morte, je prends appui sur la lecture du rapport de fouilles de Roland de Vaux, un des premiers explorateurs de Khirbet Qumrân, faite par Edouard Dhorme dans une séance de l’Aca-démie des Inscriptions et Belles Lettres en 1958: cf. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1958_num_ 102_2_10894

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deviendront en partie bibliques, écriture de la halakhah que l’on retrou-vera en partie dans la Mishnah. En particulier, les différentes versions de textes dits bibliques et de textes dits «sectaires» avec éléments de halakhah parfois, sont le reflet de communautés/associations au pluriel qui cherchent à se définir par rapport à l’autre qu’elles ne sont pas. Dès lors, le «maître de justice, le prêtre impie ou encore l’homme de men-songe» ne sont que des métaphores, des figures de style, des sobriquets dans cette littérature découverte près de Qumrân.

Nous sommes à l’époque du judaïsme et du christianisme en forma-tion et la polémique du Verus Israel est latente depuis l’époque Perse et notamment avec Esdras et Néhémie. Cette polémique se poursuit jusqu’à l’époque de la distinction des Samaritains, donc le début de l’époque hellénistique, même si la controverse reste ouverte quant à la datation de cette rupture entre Judéens et Samaritains7. Cette polé-mique du Verus Israel se perpétua et entraîna de très nombreux groupes et écoles de pensée même au sein des courants majoritaires connus: Pharisiens/Esséniens, Sadducéens, Judéo-chrétiens. La polémique du Verus Israel connut une apothéose dans le christianisme lequel finit par se départir du judaïsme.

Au demeurant, cette polémique du Verus Israel n’a pas épargné les groupes communautaires de Qumrân (tout au moins dans les textes). Que l’on considère ou non les manuscrits comme leur produit ou même encore les installations d’eau sur le site comme autant de Miqwaot, il n’en demeure pas moins que la recherche de la pureté, du vrai ou du renouveau, était inhérente à tout courant de pensée de la Palestine gré-co-romaine, y compris à Qumrân.

A priori il y eut une présence humaine indéniable à Qumrân, reste à savoir ce qu’on y faisait.

En fait si l’on replace Qumrân en contexte, nous pourrons aisément conclure qu’une population de type sédentaire y fut établie sans pour autant avoir été définitive. Cette population vivait comme l’entité d’Ein Feshkha plus au Sud ou celle d’Ein Ghuweir encore plus au Sud. Il s’agit même peut-être d’un complexe de villages où l’on devait aller et venir avec femmes et enfants. Notons que l’on a retrouvé à Qumrân, des tombes de femmes et d’enfants, bien qu’elles fussent des exemples isolés, mais bien plus nombreux à Ein Guhweir.

Au demeurant, Qumrân comme tour à tour forteresse, «caravansé-

7 Cf. S. Mimouni, Le judaïsme ancien du VI ème siècle avant notre ère au IIIème siècle de notre ère, des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 569-594.

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rail», fabrique de poterie, école de scribes ou beth midrash l’kohanim, expliquerait la majorité des tombes d’hommes sur les environs du site et le fait que les grottes avoisinantes n’aient été que des refuges très temporaires et non des «habitats troglodytes»8.

Les rives de la mer Morte étaient appréciées en raison de leurs sources chaudes ou de leurs palmeraies. Cette mer était exploitée pour son sel et son bitume naturel. Posidonios cité par Strabon9 parle de coupeurs de bitume dans les environs de la mer Morte comme de sorciers usant d’incantations. Des bateaux reliaient les différents fortins et comptoirs de la mer Morte. Parmi eux, les ruines connues sous le nom de Khirbet Qumrân. Au demeurant les documents de Bar Kokhba tendent à prouver qu’Ein Geddi fut un port important10.

Qumrân comme fortin, fut habité vraisemblablement dès l’âge du fer.Etant donné le nombre des manuscrits retrouvés dans les grottes avoi-

sinantes, on pourrait avancer l’idée que Qumrân fut entre autres, une école de scribes.

Il convient à présent d’exposer et de discuter les deux principales thèses sur Qumrân. Après Norman Golb11, dont nous exposerons la théorie en détails ultérieurement, André Paul dans son livre publié en 200512 s’insurge fermement contre le carcan académique dans lequel l’équation Qumrâniens=Esséniens a enfermé les chercheurs notamment Emile Puech et l’école biblique et archéologique de Jérusalem dans son ensemble. Pour Norman Golb les manuscrits furent cachés à Qumrân par des Jérusalémites. André Paul quant à lui, écrit qu’une bonne partie des manuscrits retrouvés dans les abords de Qumrân vient d’ailleurs. Quant au site lui-même, selon lui, dès lors qu’il n’y a pas de consensus parmi les savants sur l’identification d’un scriptorium à Qumrân, l’écri-ture des documents ne s’est pas faite exclusivement à Qumrân. Or il est faux de se baser sur le scriptorium pour confirmer ou infirmer cette thèse de l’école de scribes, car la corrélation entre le prétendu scriptorium de

8 Cf. The History of the Caves of Qumrân, Congrès International de Lugano février 2014, à paraître.

9 Cf. Geographica, XVI, 2; 43 dans M. Stern éd., Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, Vol I, Jérusalem, 1976, p. 298.

10 Cf. Y. Yadin, J.C. Greenfield, A. Yardeni et B.A. Levine, The Documents from the Bar Kokhba Period in the Cave of Letters: Hebrew, Aramaic and Nabatean-Aramaic Papyri, Jerusalem, 2002, p. 308.

11 Cf. N. Golb, Who wrote the Dead Sea Scrolls, the Search for the Secret of Qumran, New York, 1995.

12 Cf. A. Paul, La Bible avant la Bible, Paris, 2005.

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Qumrân et la présence de scribes sur le site est par nature erronée et compterait parmi les quelques amalgames faits par certains chercheurs comme celui de l’identification du site à un monastère. En effet les his-toriens sérieux de l’Antiquité savent que, au contraire de Rome où exis-taient des entreprises de copie, les copistes en Orient étaient des scribes itinérants qui travaillaient sur les tablettes qu’ils emportaient.

En outre, la paléographe israélienne Ada Yardeni a identifié plus de soixante dix rouleaux de Qumrân trouvés dans six grottes différentes et un manuscrit de Masada écrits par le même scribe, cela tendrait à étayer la thèse de l’école de scribes à Qumrân.

Norman Golb réfute tous les arguments en faveur de la thèse essé-nienne, entre autres concernant le scriptorium, il fait justement remar-quer qu’aucune trace de parchemin n’y fut découverte, ni rien qui n’in-diquât que des centaines de manuscrits y furent écrits et entreposés.

Si maintenant l’on se tourne vers les rouleaux, Norman Golb consi-dère qu’une telle identification se heurte aussi à un grand nombre de contradictions. Pline mentionnait que les Esséniens étaient célibataires, or aucun manuscrit Qumrânien ne fournit la moindre indication pouvant appuyer l’hypothèse du célibat pratiqué par une communauté. Le grand nombre de manuscrits trouvés et leur grande diversité peuvent diffici-lement être expliqués par les 4000 membres environ que comptait la communauté Essénienne aux dires aussi bien de Flavius Josèphe que de Philon d’Alexandrie, les seuls auteurs anciens qui évaluèrent leur nombre.

On explique mal aussi la présence d’un rouleau gravé sur du cuivre et énumérant clairement, à la façon d’un livre comptable, de grands tré-sors, alors que la communauté était connue pour sa simplicité.

Ou encore, la thèse d’après laquelle tous les textes viennent de Qumrân semble contredite par la découverte à Masada dans les an-nées 1963-1965 de plusieurs rouleaux semblables et datant de la même époque. Que seraient venus faire des Esséniens pacifiques avec des rouleaux de leur bibliothèque dans le dernier fortin retranché des com-battants juifs contre l’armée romaine? Golb s’étonne aussi qu’on n’ait retrouvé dans les grottes aucun texte autographe. D’autre part Golb fait remarquer très justement qu’aucun document de nature juridique ou ad-ministratif concernant la vie quotidienne, comme ceux appelés lettres de Bar Kokhba n’ont été retrouvés dans ces grottes de Qumrân. Chose étonnante pour une communauté intellectuellement active, qui se vou-lait hautement organisée et qui aurait vécu sur le site de Qumrân pen-dant presque 200 ans.

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A mon sens, ceci constitue tout simplement un argument de plus ren-forçant l’idée que les Qumrâniens ne furent pas des résidents perma-nents du site.

Golb rajoute que dans son Histoire Naturelle publiée en 77 de l’ère courante, Pline parle des Esséniens au temps présent et que donc ils n’ont pas pu avoir été les résidents de Qumrân alors détruit par les Romains depuis près de dix ans déjà13. Selon Golb ce qui a surtout influencé la thèse Esséniens =Qumrâniens c’est La Règle de la Communauté décou-verte très tôt et présentant des similitudes avec les enseignements des Esséniens décrits dans les textes des auteurs anciens.

Je rajouterais que dans la logique de Golb cette Règle de la Communauté pourrait très bien avoir été un des livres cachés par des Esséniens Jérusalémites.

Pour éviter toutes ces difficultés susmentionnées, Golb propose tout simplement d’abandonner la thèse essénienne.

Il suggère alors de considérer que les Rouleaux sont originaires de différentes bibliothèques de Jérusalem et qu’ils furent cachés dans les grottes du désert de Judée à l’occasion du siège de la ville par les Romains.

Cela permet d’expliquer la diversité et le grand nombre de manus-crits. Cela permet d’expliquer que l’on retrouve des manuscrits sem-blables à ceux de Masada, vraisemblablement emportés par ceux qui avaient fui Jérusalem pour se réfugier dans la dernière place forte. Cela permet d’expliquer aussi la présence d’un rouleau en cuivre rendant compte d’un trésor qui pouvait difficilement appartenir aux Esséniens, mais pouvait en revanche être un trésor accumulé à Jérusalem et peut-être même celui du Temple. Enfin, considérer que les manuscrits prove-naient des bibliothèques permet d’expliquer que les grottes ne recelaient ni lettres originales, ni documents juridiques, ni aucun autographe, mais uniquement des copies de scribes.

Tentons à présent d’établir un lien préliminaire entre le site et les rouleaux de Qumrân.

Quelque 900 manuscrits ont été découverts dans 11 grottes de la vici-nité du site de Khirbet Qumrân.

Dans certains des textes découverts près de Qumrân et qui parlent de la vie communautaire, on trouve le terme de yahad, la communauté. Ce

13 Voir à ce propos Y. Hirshfeld, «A Settlement of Hermits above Engeddi», TA 27, 2000, p.103-155 qui ayant identifié un établissement d’«ermites» dit qu’il n’a rien à voir avec les Esséniens de Qumrân.

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terme apparait plus de 50 fois dans le 1QS, le manuscrit le plus complet du Serek ou Règle de la Communauté; 7 fois dans le 1QSa ou Règle de la Congrégation; 3 fois dans le 1QSb ou Rouleau des Bénédictions; il apparait plusieurs fois dans les Pesharim et les textes annexes comme le Florilegium 4Q174 et le Catena 4Q177 et le Pesher Genesis 4Q252 et une seule fois dans le CD 20:32 avec une faute d’orthographe sans doute «les hommes du yahid» au lieu des «hommes du yahad»; 4 fois dans le 4Q 265, un texte qui combine des éléments du Serek et du CD.

Dans le Serek le terme apparait surtout dans des expressions telles: «les hommes du Yahad» ou «le conseil du Yahad» et parfois «leYahad de Dieu».14

Dans le règlement plus tardif du CD c’est le terme d’edah ou congré-gation qui remplace celui de yahad.

Au demeurant, c’est surtout la communauté de biens qui caractérise l’appellation de Yahad soit l’union, «l’être ensemble».

Or le yahad des textes ne correspond pas toujours au yahad du site.En outre les textes révèlent une communauté en mouvement avec des

doctrines et des prescriptions qui changent du Document de Damas à la Règle de la Communauté, voire même, il a pu y avoir un mouvement géographique de la communauté, de Palestine à la Syrie voire peut-être à l’Egypte ou vice versa. Qui plus est, la communauté de la nouvelle alliance du CD ne correspond pas toujours au yahad du Serekh.

Par ailleurs, les jarres à manuscrits sont typiques de la production de poterie du site de Qumrân. Et cela demeure le seul lien irréfutable qu’il nous est donné de faire entre les manuscrits, plus précisément les grottes à manuscrits, et le site de Qumrân.

Ce type de jarre ne se trouve qu’à Qumrân et à la fois sur le site et dans les grottes avoisinantes.

De surcroît, les recherches sur les pratiques funéraires par exemple, ont révélé qu’il y avait une école de scribes à Jéricho. A ce propos, je ré-fère le lecteur aux travaux de l’archéologue israélienne Rachel Hachlili, et notamment à son ouvrage publié en 200515. Ces scribes mettaient également leurs rouleaux de manuscrits dans des jarres. On en a retrou-vés certains exemples.

14 Voir J.J. Collins, Beyond the Qumran Community, the Sectarian Movement of the Dead Sea Scrolls, Grand Rapids Michigan, Cambridge, UK, 2010, p. 54-55.

15 R. Hachlili, Jewish Funerary Customs, Practices and Rites in the Second Temple Period, Leiden, 2005.

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Dès lors, le fait que les manuscrits des environs de Qumrân, lors-qu’ils furent découverts, se trouvaient enfermés dans des jarres, est, en lui-même, un maillon dans la chaîne historique. Un Bédouin les avaient découverts dans une grotte près de la mer Morte alors qu’il était à la recherche d’une chèvre égarée. Cela dit, l’habitude de placer des ma-nuscrits dans des jarres pour les protéger de l’humide climat palestinien, remonte à l’Antiquité, comme en témoigne l’Ancien Testament. En effet dans Jérémie 32, 14 on lit:

«Tu les (sous-entendu: ces documents) mettras dans un vase d’argile, afin qu’ils durent de nombreux jours.....»

Dans l’un des pseudépigraphes de Qumrân même, le Testament de Moïse, il est écrit que Moïse avait ordonné à Josué de mettre ses écrits dans des jarres16.

La région de la mer Morte, dans laquelle furent trouvés les rouleaux, est, par son climat sec, l’endroit le mieux approprié à la conservation de manuscrits. En outre, c’est dans la même région que de semblables dé-couvertes, dans des circonstances analogues, furent faites deux fois au cours des siècles. Eusèbe de Césarée17 nous dit qu’Origène aurait utili-sé, dans son édition de la Bible (Hexaples), une traduction des Psaumes qui, d’après ses dires, a été trouvée avec d’autres livres en hébreu et en grec à Jéricho, dans une jarre, et ceci sous le règne de Caracalla soit 211-217 de l’ère courante. Plus tard, Timothée Ier de Séleucie, patriarche nestorien de Bagdad, mentionne, dans une lettre écrite vers 800 de l’ère courante, la découverte de manuscrits hébreux dans une jarre près de Jéricho par un chasseur arabe ayant suivi son chien à l’intérieur d’une grotte. En outre, quelques décennies plus tard, un commentateur qaraïte du IXème siècle parle d’une secte juive qu’il nomme: «la Secte de la Grotte, car leurs livres furent trouvés dans une grotte». Cette secte, no-tait-il, «possédait un calendrier particulier et composait des livres exé-gétiques sur la Bible».

Cette «secte de la Grotte», vivant près de Jéricho fut-elle la commu-nauté de Qumrân? En tous cas, un exemplaire du Document de Damas a été retrouvé dans la Genizah du vieux Caire, fut-il connu des Qaraïtes de Fostat?

La question reste en suspens. Au demeurant tout porte à croire que les manuscrits auraient été mis

16 Voir à ce propos l’introduction générale d’André Caquot et Marc Philonenko à La Bible, Ecrits Intertestamentaires, dans la collection de la Pléiade de 1987.

17 Cf. Histoire Ecclésiastique, VI, 10.

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en jarres sur place à Qumrân qui dut être entre autres, une école de scribes et une fabrique de poterie à un moment donné18.

Roland de Vaux et Joseph Milik sont à l’origine de la séparation des manuscrits en deux catégories: «bibliques» et «non bibliques», voire ceux ultérieurement canonisés et ceux restés apocryphes.

Cela dit, au temps de la collection de ces manuscrits le canon biblique n’avait pas encore été fixé définitivement. Dès lors toute classification des manuscrits de Qumrân reste anachronique.

Les manuscrits furent-ils pour une partie au moins, le produit de la communauté des Esséniens qui auraient investi le site de Qumrân pen-dant quelques temps? C’est ce que je vais essayer d’élucider en faisant lumière tout d’abord sur le groupe des Esséniens dans les textes d’au-teurs anciens.

Les auteurs en question sont Philon d’Alexandrie qui nous a lais-sé les deux notices les plus anciennes sur la communauté essénienne. L’une se lit dans son traité intitulé Quod omnis probus liber sit (75-91); l’autre dans son Apologie des Juifs, livre aujourd’hui perdu, mais dont Eusèbe de Césarée dans la Preparatio Evangelica (livre VIII, chap. XI), a conservé le passage sur les Esséniens. Pline l’Ancien dans son Histoire Naturelle, Dion Chrysostome dans ses Discours et surtout Flavius Josèphe dans: La Guerre Des Juifs, Les Antiquités Judaïques et l’Autobiographie, mentionnent également ce groupe.

Je n’entrerai pas dans la controverse relative à l’étymologie du nom «Esséniens», je réfère plutôt le lecteur à l’excellente discussion de John Collins19.

Cependant à mon sens, l’origine de leur nom serait à rapprocher des Hasidim mentionnés dans les livres des Maccabées et contempo-rains de cette révolte et de ce fait j’assimile les Esséniens à des «super Pharisiens». Ainsi leur nom et leur origine auraient été déclinés dans les notices de Philon, Flavius Josèphe et les autres. D’autre part c’est le terme de Hoshen20 pour les désigner qui apparait dans le Josippon

18 Voir à ce propos Y. Magen et Y. Peleg, The Qumran Excavations 1993-2004: Pre-liminary Report, Jérusalem, 2007 et Y. Magen et Y. Peleg, «Back to Qumran: Ten years of Excavation and Research, 1993-2004», dans K. Galor, J-B Humbert et J. Zangenberg, éds., Qumran: the Site of the Dead Sea Scrolls: Archeological Interpretations and De-bates. Proceedings of a Conference Held at Brown University, November 17-19, 2002, STDJ 57, Leiden, 2006, p. 55-113.

19 Cf. J.J. Collins, Beyond the Qumran Community, the Sectarian Movement of the Dead Sea Scrolls, 2010, op.cit. p. 156-160.

20 Terme hébraïque désignant le plastron du Grand-Prêtre, translitéré en grec essen

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où ils sont assimilés à des prophètes et cela corrobore les mentions de Flavius Josèphe dans la Guerre des Juifs, I, 78; II, 113 et Antiquitiés Judaïques XIII, 311; XV, 373-379; XVII, 346, de Menahem, Judas et Simon, Esséniens prédicateurs-prophètes21.

Dans un ouvrage publié en 195722 à Paris, Henri Del Medico, dé-veloppe la thèse selon laquelle Philon d’Alexandrie aurait inventé les Esséniens de Palestine. Philon, philosophe grec d’Alexandrie, aurait voulu qu’il y ait eu des Esséniens en Palestine pour démontrer aux païens que le «cénobitisme, phénomène typique égyptien au Ier siècle de notre ère, n’était pas incompatible avec le judaïsme». Il y eut bien en Egypte une espèce de monachisme, celui des Thérapeutes, mais rien de pareil n’a existé en Palestine où d’ailleurs, le célibat était considéré comme un péché grave. Dès lors les Esséniens de Philon seraient pro-bablement le pendant palestinien des Thérapeutes, eux-mêmes le pen-dant juif d’ascètes grecs, fabriqués par Philon à mon sens. En outre ajoute Del Medico, les témoignages concernant les Esséniens de Pline l’Ancien viendraient de Philon sur le travail duquel il aurait brodé. Il aurait notamment intercalé un « n » aux Esséens de Philon pour en faire Esséniens, probablement en souvenir des Essènes, confrérie de prêtres au Temple d’Artémis à Ephèse. Par ailleurs, ajoute encore Del Medico, le troisième témoin des Esséniens, Dion Chrysostome, rhéteur grec du premier siècle de l’ère courante, serait aussi fantaisiste que Philon et Pline. Dion confirme donc le jugement de ses deux prédécesseurs concernant les Esséniens.

Alors posons-nous la question: qui fut ce groupe des Esséniens, contemporains de Flavius Josèphe et qui apparemment prônaient un idéal de célibat?

Furent-ils un groupe d’ascètes menant une vie de type monastique dans le désert? Y eut-ils des «Esséniens des villes et des Esséniens des champs» si je puis dire, soit des Esséniens vivant dans les centres ur-bains et d’autres dans le désert? Doit-on les assimiler aux Qumrâniens? Furent-ils les auteurs des manuscrits de Qumrân? Dans quelle mesure auraient-ils inspiré les premiers chrétiens? Autant de questions aux-quelles je n’aurai pas la prétention de répondre de manière définitive et irrévocable dans le cadre de cette étude.

par Flavius Josèphe dans Ant. III, 185-218.21 Cf. Œuvres complètes de Flavius Josèphe traduites et commentées dans l’édition

bilingue grec-anglais de la Loeb Classical Library. 22 Cf. H. del Medico, Le mythe des Esséniens, Paris, 1957.

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Si l’Essénien est un personnage connu depuis deux mille ans notam-ment à travers les textes grecs et latins, en revanche, on n’a commencé à fouiller le site de Qumrân qu’au XIXème siècle.

Parmi les auteurs anciens du reste, seul Pline l’Ancien place les Esséniens dans le désert de Judée; Dion Chrysostome à sa suite, pré-cise: dans «une cité bénie près de l’eau Morte»23. Donc, Pline l’ancien à la fin du Ier siècle de l’ère courante mentionna la présence d’Esséniens dans cette région, bien qu’au Nord d’Ein Geddi24 soit quelque 34 km au Sud du site de Qumrân. Or nos manuscrits ont précisément été trouvés dans ces parages de la dépression de la mer Morte. A partir du XIXème siècle l’on connaissait des ruines sous le nom de Khirbet Qumrân qui indiquaient l’existence d’un établissement habité jusqu’aux alentours de l’an 70.

C’est Sukenik qui en 1948, ayant lu la Règle de la Communauté, le Commentaire d’Habakuk, le Rouleau des Hymnes et quelques autres textes, eut l’idée d’un lien direct entre ces œuvres et les Esséniens an-tiques que mentionne Pline dans son Histoire Naturelle.

Deux ans plus tard, en 1950, intervinrent deux autres personnalités. D’abord, Roland de Vaux dominicain de l’école biblique et archéolo-gique de Jérusalem. Ayant en tête surtout la Règle de la Communauté, de Vaux repéra sur le site de nombreux bassins de purification, des lieux de réunion ou de repas en commun et bien plus, un scriptorium avec même des restes d’encriers. Dès lors Qumrân était bien pour lui, le «mo-nastère» (sic) essénien, et c’est là que ces derniers auraient écrit les textes découverts.

L’identification était en effet tentante et cette coïncidence fit immé-diatement naître la thèse, défendue par André Dupont-Sommer, selon laquelle l’ensemble des manuscrits de la mer Morte provient d’une communauté essénienne qui se trouvait installée dans la région de Qumrân25.

Cette communauté aurait caché ces manuscrits dans les grottes du voisinage à l’approche des Romains, peu avant la chute de Jérusalem en 70 de l’ère courante.

La dite «thèse essénienne» a été fondée au départ sur une brassée de rouleaux, sept au juste. Or, restaient à venir les restes parfois substan-

23 Cf. Vita Dionis apud Synesius.24 Cf. Histoire Naturelle, V, 15, 73.25 Cf. A. Dupont-Sommer, Les écrits Esséniens découverts près de le mer Morte,

Paris, 1959.

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tiels de quelque neuf cents autres. En outre, en ces premiers temps de la recherche, on s’attacha essentiellement à faire correspondre les notices respectives de Pline, Philon et Josèphe décrivant la vie communautaire des Esséniens, et ce qu’étaient censés dire de celle-ci certains des textes découverts et les rapports préliminaires de fouilles du site de Qumrân. On ignora les divergences. Mais, depuis quelques années, on a tendance à mettre l’accent sur les divergences, prises très au sérieux.

Cette thèse «essénienne» a, dans un premier temps, difficilement trouvé un consensus dans le monde savant. Aujourd’hui encore, elle a de nombreux contradicteurs.

Dans les années 1960, Cecil Roth26 et Godfrey Driver27 s’étaient déjà élevés contre la théorie Esséniens=Qumrâniens. Godfrey Driver par exemple, avait identifié les Qumrâniens aux Zélotes, lesquels sont pour lui également les auteurs des manuscrits. Ses arguments sont plutôt faibles d’ailleurs il n’a pas été suivi dans sa thèse.

Dans les années 1990, entre autres, on découvrit une littérature dans la littérature de Qumrân, un vrai corpus d’œuvres de sagesse, et l’on sortait alors d’un quelconque essénisme. On était en présence d’une sagesse un peu particulière, avec la récurrence frappante de la notion de «connaissance» et plus encore de «mystère». Dans les années 1990 Tessa Rajak à son tour émit ses doutes sur la thèse essénienne28.

Voyons donc ce que dit Flavius Josèphe des Esséniens dans ses écrits.Qu’est-ce qui nous permettrait dans la lecture stricte de Flavius

Josèphe de déduire que le site de Qumrân fut le siège des Esséniens où ceux-ci auraient composés les manuscrits?

Vraisemblablement Josèphe n’a pas eu connaissance des manuscrits de Qumrân.

Lire Josèphe à la lumière des manuscrits de Qumrân c’est comme lire l’Evangile de Matthieu à la lumière de celui de Luc, selon Steve Mason, un chercheur canadien spécialiste de Flavius Josèphe29.

En fait Steve Mason propose une lecture plus purement littéraire du texte-même de Josèphe, dans son contexte linguistique.

26 C. Roth, The Dead Sea Scrolls, a New Historical Approach, New York, 1966.27 G. R. Driver, Aramaic Documents of the Fifth Century BC, 2ème édition révisée,

Oxford, 1965.28 Cf. T. Rajak, «Cio che Flavio Giuseppe Vide: Josephus and the Essenes» dans

Josephus and the History of the Greco-Roman Period. Essays in Memory of Morton Smith, Leiden, 1994, p. 141-160.

29 Cf. S. Mason, «Did the Essenes Write the Dead Sea Scrolls, Don’t Rely on Jose-phus», BAR, 2008.

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Il est important de savoir par exemple qu’il n’existe pas de cohérence absolue dans les écrits de Josèphe sur le groupe des Esséniens, qu’il a fait des emprunts à d’autres auteurs, mais ne retrouve-t-on pas le même problème pour d’autres sujets dans les œuvres de Josèphe comme dans celles de nombreux écrivains anciens d’ailleurs?

Selon Steve Mason encore, une interprétation des Esséniens de Josèphe est logiquement préliminaire à l’hypothèse Qumrâniens=Esséniens, donc tous ceux qui partent de l’hypothèse que les Esséniens ne sont autres que les Qumrâniens et qui ensuite commencent à lire les données de Josèphe sur les Esséniens à la lumière des rouleaux de la mer Morte, sont dans l’erreur méthodologique la plus totale.

Alors posons la vraie question: comment les Esséniens fonc-tionnent-ils dans les écrits de Josèphe?

Certains disent que le passage de la Guerre Des Juifs II, 119-161 sur les Esséniens est emprunté pour sa majeure partie à une description per-due de Philon d’Alexandrie.

D’autres fondent leur argumentation sur les différentes orthographes en grec du terme Esséniens trouvées dans les divers passages des écrits de Josèphe pour souligner les incohérences.

Ils avancent en effet que la plupart des passages contenant le terme orthographié essaioi ont une coloration définitivement non-juive et constitueraient donc un emprunt aux écrits de Nicolas de Damas, secré-taire du roi Hérode Le Grand.

Par contre les passages avec le nom orthographié essenoi viennent de trois autres sources imbriquées l’une dans l’autre: une source de l’école stoïcienne, une source juive hellénistique, représentante des ha-bitudes de thèmes et de discours alexandrins, desquels à la fois Philon et Josèphe ont puisé indépendamment, et la troisième source, selon la-quelle les Esséniens sont des Pythagoriciens. Cette dernière source au-rait également influencé Philon et Pline dans leur description respective des Thérapeutes, un groupe ascétique alexandrin et des Esséniens.

Or en grec ancien il existe plusieurs formes de génitif. Donc la varia-tion que Josèphe fait entre essaioi et essenoi est conforme à son style habituel. Il a cette tendance à utiliser indifféremment les deux formes de génitif grec dans l’ensemble de ses écrits. Il en est de même dans les Evangiles d’ailleurs.

Donc l’argument selon lequel Josèphe utilise des sources différentes suivant qu’il utilise l’une ou l’autre forme de génitif grec pour nommer les Esséniens est infondé.

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Pour ma part, je pense que c’est dans la description des Thérapeutes de Philon qu’il faut chercher la clef de l’origine des notices sur la com-munauté des Esséniens chez lui-même et chez tous les autres auteurs anciens. Si Esséniens il y a eu en Palestine tels que décrits dans les écrits des auteurs anciens ils venaient d’ailleurs. En tout cas ceux qui auraient investi temporairement le site de Qumrân étaient vraisemblablement originaires d’Alexandrie, soit des Thérapeutes, venus s’installer autour d’un autre lac salé, la mer morte, pendant du lac Maréotis, témoins les manuscrits fragmentaires du Document de Damas dont on avait trouvé une copie en Egypte ainsi que le Serekh Hayahad écrit vraisemblable-ment pour diverses communautés.

En effet la description que Flavius Josèphe fait des Esséniens se rapproche de celle que Philon d’Alexandrie avait fait avant lui des Thérapeutes. Je me ferais l’écho donc de la thèse de Del Medico que j’exposais dans les pages précédentes. Etienne Nodet quant à lui avait proposé une même origine pour Thérapeutes et Esséniens considérant les premiers comme représentant la forme la plus ancienne du mouve-ment30.

Au demeurant chez Philon les Thérapeutes semblent avoir subi une influence pythagoricienne comme les Esséniens chez Josèphe.

Mais revenons un instant sur les Thérapeutes. Ils ne nous sont connus que du De Vita Contemplativa de Philon d’Alexandrie: «Ils abandonnent leurs biens à leurs parents proches, puis quittent frères, enfants, parents et famille pour se consacrer à la vie contemplative»31. En outre, «Ils existent en plusieurs endroits du monde habité»32; Philon veut dire par là que des gens voués à la contemplation existent partout et ne sont pas nécessairement des Thérapeutes. Désormais il est aisé de supposer que Philon, comme Josèphe, aient eu envie d’appliquer cet idéal de vie, tel celui décrit à travers les Thérapeutes, à leurs contemporains juifs de diaspora et de Palestine, dans un esprit apologétique d’auteurs compo-sant en diaspora pour une élite intellectuelle.

D’ailleurs Flavius Josèphe lui-même fait remarquer à propos des Esséniens:

30 Cf. E. Nodet, « Asidaioi and Essenes », Flores Florentino: Dead Sea Scrolls and Other Early Jewish Studies in Honor of Florentino Garcia Martinez, JSJSup 122, Lei-den, 2007, p. 63-87.

31 De Vita Contemplativa, 11, dans l’édition de la Loeb Classical Library.32 Ibidem, 21.

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« ...Ils méritent l’admiration par contraste avec tous ceux qui se récla-ment vertueux, car de telles qualités qui sont les leurs ne furent jamais trouvées auparavant parmi aucun grec ou autre peuple païen, pas même seulement pour un temps, tandis qu’elles furent pratiquées par eux et sans interruption depuis qu’ils les adoptèrent ...»33

Flavius Josèphe note encore sur les Esséniens: «Leur mode de vie ne diffère en rien de celui des nommés Ktistes, parmi les Daciens ...»34 Or ceci est basé sur un passage de Posidonios cité dans Strabon35 men-tionnant une tribu appelée les Ktistes, lesquels vivaient sans femmes. Josèphe semble donc se contredire ici.

Au demeurant ce que l’on retient c’est l’emprunt de Josèphe à une source extérieure en l’occurrence Strabon, pour sa description des Esséniens. D’ailleurs notre historien juif puisa fréquemment chez Strabon36.

Il convient à présent de comparer les descriptions de la vie commu-nautaire chez Thérapeutes et Esséniens dans les notices respectives de Philon et de Josèphe. Les repas communs, le célibat, la frugalité, l’ex-trême respect de la Torah et peut-être le nom37 sont autant de parallèles que l’on trouve.

Du reste, Philon lui-même dans son Quod Omnis Probus Liber Sit, 75, affirme que les Esséniens sont des therapeutai theou, soit des ser-viteurs de Dieu. Eviter la vie urbaine, pratiquer l’exégèse allégorique de la Bible (dont Philon lui-même s’était fait le champion), avoir des vêtements d’été et des vêtements d’hiver, tels sont les parallèles que l’on peut faire entre les Thérapeutes et les Esséniens de Philon. Enfin les robes blanches, les prières matinales tournés vers le soleil, la présence de jeunes novices, la composition d’une littérature propre, la guérison, les offrandes prophétiques, l’auto-défense contre les voleurs sont au-tant de parallèles entre les Thérapeutes de Philon et les Esséniens de Josèphe.

Les parallèles chez Philon entre ses Thérapeutes et ses Esséniens re-flètent bien à mon sens ses propres idéaux. De même il est à envisager

33 Cf. Ant. XVIII, 20.34 Cf. Ant. XVIII, 22.35 Cf. Geographica, VII, 296.36 Voir à ce propos M. Stern éd., Greek and Latin Authors on Jews and Judaism,

1976, Vol. I, op. cit., p. 268-284.37 Vermes, dans G.Vermes et M. Goodman, éds. The Essenes According to the Clas-

sical Sources, Sheffield, 1989, p. 16, propose une origine étymologique des Esséniens du terme araméen hsy, «guérisseurs» translitéré en grec essaioi.

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que sa notice sur les Thérapeutes fut influencée par une notice perdue sur un autre groupe et qui aurait été connu à la fois de Philon et de Flavius Josèphe. Notice perdue décrivant notamment un idéal hellénis-tique de vie, et à laquelle ils auraient tous deux puisé pour leur descrip-tion respective des Thérapeutes et des Esséniens.

La question principale reste la longueur disproportionnée de la des-cription des Esséniens chez Josèphe par rapport à celle des Pharisiens et des Sadducéens. De surcroît, une description inversement proportion-nelle au rôle politique des Esséniens par rapport aux Pharisiens et aux Sadducéens.

Or il est impossible pour Josèphe ou Pline par rapport aux Esséniens comme pour Philon par rapport aux Thérapeutes de fournir tant de dé-tails de ces communautés sans les avoir intégré eux-mêmes. Donc dès lors que l’épisode de Bannous chez Josèphe, comme je l’écrit dans mon ouvrage38 n’a rien à voir avec les Esséniens de la mer Morte, la question demeure: quelle fut la source de Josèphe pour cette description détail-lé des Esséniens? Une chose est sûre: Flavius Josèphe n’a pas écrit les passages du livre II de la Guerre des Juifs et du livre XVIII des Antiquités Judaïques sur les Esséniens sur la base de ses propres ob-servations mais a emprunté à plusieurs sources. Par conséquent Philon, Josèphe et Pline ont emprunté à des sources annexes, des géographes peut-être comme Strabon, pour leurs descriptions respectives de ces groupes représentatifs par ailleurs d’idéaux courants dans le monde hel-lénistique et romain.

Si à présent nous étendons notre comparaison au yahad du Serekh de Qumrân, nous pourrons constater une similitude générale pour les repas communs et l’insistance sur l’étude des textes bibliques mais également l’utilisation d’un calendrier solaire et l’importance accordée à la fête de la Pentecôte, ou du moins, semble-t-il chez les Thérapeutes, une fête célébrée tous les cinquante jours. Il existe certes des divergences entre les notices des Thérapeutes, des Esséniens et les documents communau-taires de Qumrân comme par exemple le fait que les premiers célèbrent exclusivement le shabbat parmi les fêtes juives, ne consomment pas de nourriture carnée ni ne boivent de vin, ne font qu’un repas par jour, ils distribuent leur biens avant de joindre le groupe au lieu de les mettre en commun. Cela dit ces communautés décrites dans toutes ces notices ainsi que celles qui émergent des textes de Qumrân sont toutes des as-sociations volontaires dédiées à la poursuite de la perfection religieuse.

38 Cf. C. Cohen-Matlofsky, Flavius Josèphe, les ambitions d’un homme, Paris, 2012.

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A mon sens, il serait erroné d’amalgamer Esséniens et Qumrâniens pour les raisons invoquées dans les lignes précédentes. En effet, la pro-blématique ressortant de l’analyse scrupuleuse des sources grecques et latines en parallèle avec les documents de Qumrân où du reste le nom d’Esséniens n’est nulle part mentionné, me laisse dubitative au moins sur l’existence même d’un groupe appelé Esséniens, sans parler de la présence d’un tel groupe à Qumrân.

Cependant nul ne peut passer outre le triangle: Esséniens-Qumrân-rouleaux de la mer Morte. Cette thèse fut tellement développée et contro-versée que j’y reviendrai par intermittence car je la ponctuerai des autres thèses consistant à identifier les Qumrâniens avec des Sadducéens, des Pharisiens ou des Judéo-Chrétiens.

Notons en passant qu’à Ein Feshkhah, environ 3km au Sud de Khirbet-Qumrân un autre site communautaire attribué aux Esséniens fut découvert.

Essayons à présent d’envisager l’équation Esséniens=Qumrâniens, à la lumière des Manuscrits avec en tête, comme première préoccupa-tion, la question du célibat.

Parmi les documents trouvés à Qumrân, les copies du Document de Damas appelé parfois CD, soit Cairo Damascus et celles du Serekh qui révèlent le règlement furent réalisées au cours du premier siècle avant l’ère courante. En outre certains manuscrits du Document de Damas furent copiés au début du premier siècle de l’ère courante39. Ceci sug-gère que les deux règles furent utilisées de manière concomitante.

Ce Document de Damas, découvert dans la Genizah de la syna-gogue du Caire en 189640 et également retrouvé de façon fragmentaire à Qumrân, envisage des membres de la communauté mariés, en outre ils ne sont nulle part nommés esséniens. Ce document ne peut donc nous aider à trancher sur la controverse.

Au demeurant, cette source dont la date reste incertaine, concerne avant tout des membres de la communauté vivant «dans le monde», et non ceux qui se seraient groupés en cénobites, en maison conventuelle, telle apparemment celle du site de Qumrân.

D’autre part, 1QH 17, 14 dit: «[et] tu [porteras secours] à ceux qui

39 Cf. F. Moore-Cross, «Paleographical Dates of the Manuscripts», J.H.Charlesworth, ed., The Dead Sea Scrolls: Hebrew, Aramaic and Greek Texts with English Translations, Vol. I: Rule of the Community and Related Documents, PTSDSSP, Louisville, 1994.

40 Et publié en 1910 sous le titre «Fragment of a Zadokite work» par Salomon Schechter.

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te servent avec foi [afin que] leur postérité [so]it devant toi tous les jours». Ce passage des Hymnes vise non pas précisément les membres du groupe de Qumrân mais tous les croyants qui ont adhéré à la com-munauté. Donc «postérité» ici fait référence aux nouveaux membres de la communauté, selon certains chercheurs.

1QS 4,7 mentionne parmi les récompenses terrestres, la «fécondi-té» impliquant par conséquent l’état conjugal des membres de la communauté.

Or certains chercheurs suggèrent une interprétation purement spiri-tuelle à cette «fécondité»; ils voient dans la «fécondité de la semence» celle des «fils spirituels que les membres de la communauté parvenaient à recruter».

Au demeurant, l’allusion à une postérité et dès lors à l’état conjugal, se rencontre aussi dans 1QSa 1,4, 9-10 où il est clairement question d’hommes, de femmes et enfants. Mais ce texte décrit l’avenir escha-tologique de la communauté et envisage à la fin des temps, l’arrivée en masse de nouveaux membres, hommes, femmes et enfants, soit des familles entières. 1QpPs 37, 3, 1-2 parle de membres de la communauté qui ont fui le monde et se sont établis dans le désert. Or même pour eux il est question d’une progéniture. Cette sorte d’arguments d’ordre gé-néral susceptibles de plaider contre un régime de vie célibataire adopté par les Esséniens et les Qumrâniens ferait défaut à condition de prendre le texte au sens purement allégorique. Au demeurant, il n’est nulle part explicitement question de célibat dans les manuscrits de Qumrân.

En outre le Rouleau du Temple 57, 11 décrit la monogamie du Roi et CD 4: 19 et 5: 2 prescrit la monogamie universelle. Le Serekh préconise le mariage précoce, l’endogamie au sein du groupe et interdit le rema-riage en cas de divorce.

D’autre part, l’absence de halakhot exhaustives sur le mariage dans le Serekh ne constitue pas en soi une preuve de renoncement à la vie ma-trimoniale chez les Qumrâniens car de même que nous le voyons chez les Pharisiens au travers de la littérature rabbinique plus tardive il n’y avait pas non plus de halakhot exhaustives (par exemple il n’y a rien sur la polygynie/monogamie) sur le mariage pour l’ensemble de la société juive palestinienne contemporaine et pourtant les gens pratiquaient la vie conjugale.

En outre le Serekh ou Règle de la Communauté ne contient pas de ha-lakhot sur le shabbat et pourtant qui en contesterait l’existence et l’ob-servance à l’époque à Qumrân et ailleurs?

Donc plutôt que de s’appuyer sur l’argument du célibat qui fait défaut

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pour identifier Esséniens et Qumrâniens dans les sources écrites, tentons de nous appuyer sur les lois relatives à la pureté qui elles, impliqueraient l’abstinence sexuelle.

Soulignons donc plutôt l’insistance dans le Serekh sur la pureté totale des membres de la communauté de Qumrân ce qui inclurait l’abstinence sexuelle. Insistons surtout, à la suite de Francis Schmidt, qui développa cette notion41, sur le fait que la communauté de Qumrân telle qu’elle apparait dans le Serekh Hayahad, s’est comprise comme «un Temple Spirituel» où, en union avec les esprits angéliques, un culte spirituel devait être exercé sans interruption et où tous les membres de la com-munauté accédaient à un statut sacerdotal.

Dans ces conditions, il est naturel qu’ils aient rendu journalières les obligations imposées aux prêtres, pour s’acquitter du service cultuel et qu’ils aient abouti ainsi à la pratique d’une continence. Francis Schmidt verrait donc essentiellement des Sadducéens scis-sionnistes dans les Qumrâniens. Il est rejoint, bien que pour d’autres raisons, par Lawrence Schiffman42, lequel se basant sur le 4QMMT, soit le Miqsat Maase Hatorah, un document de Qumrân connu sous le nom de Lettre Halakhique, développe cette thèse de l’équation Qumrâniens=Sadducéens.

Pour ma part, j’abonde dans le sens de Francis Schmidt avec comme réserve l’origine sociale de la communauté de Qumrân car selon moi il s’agirait plutôt de prêtres et de laïcs d’obédience pharisienne, dissidents du régime Hasmonéen. Je développerai cette thèse ultérieurement dans cette étude.

Donc à l’occasion des lois de pureté telles qu’attestées dans les manuscrits de Qumrân nous allons passer au rapprochement Qumrâniens=Sadducéens.

Le 4QMMT renferme une discussion sur les lois de la pureté et no-tamment sur l’impureté transmise par les liquides.

Lawrence Schiffman, a proposé d’identifier les Qumrâniens, qu’il considère comme les auteurs des rouleaux de la mer Morte, aux Sadducéens. Il se base sur le fait que plusieurs des positions légales sur la pureté défendues dans certains écrits de la Torah comme dans ceux des auteurs des rouleaux, le 4QMMT en particulier, recoupent étrange-ment les positions que la littérature rabbinique attribue aux Sadducéens.

41 Cf. F. Schmidt, La pensée du Temple de Jérusalem à Qumrân, Paris, 1994.42 L. Schiffman, «The New Halakhic Letter (4QMMT) and the Origins of the Dead

Sea Sect», Biblical Archaeologist 53, 1990, pp. 64-73.

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S’il a raison et si le 4QMMT est un texte de la communauté qui date des débuts de l’installation à Qumrân, cela impliquerait, selon Schiffman, qu’au début au moins, la communauté de Qumrân était d’obédience sadducéenne ou tout au moins avait une coloration saddu-céenne dans ses positions légales.

À la lecture de la dispute Pharisiens-Sadducéens dans la Mishnah Yadaïm 4.6-743, Schiffman déclare que les quatre points de désaccord juridique soulevés dans ce passage trouvent leur écho dans le 4QMMT. Ce que la Mishnah présente comme étant la position des Sadducéens est également celle des auteurs du texte de Qumrân selon Schiffman.

Les vues sadducéennes et celles des auteurs des rouleaux de la mer Morte coïncident sur bien d’autres points selon Schiffman.

Par la suite, tout en identifiant les Qumrâniens aux Sadducéens, Schiffman continue en disant qu’il va de soi que Sadducéens et Esséniens aient partagés la même vue sur la pureté car tous deux avaient des ra-cines profondes dans la tradition sacerdotale. Il continue en précisant que les Qumrâniens s’appelèrent fils de Sadoq, nom qui fut à l’origine du terme Sadducéens.

Donc pour lui les auteurs des rouleaux de Qumrân sont des Esséniens qui ne sont autres que des Sadducéens dissidents tels que décrits dans la Mishnah.

Contre cette vue de Schiffman on peut dire que beaucoup de textes de Qumrân contredisent les vues Sadducéennes comme par exemple l’existence d’une multitude d’anges et le pouvoir de la destinée. La Règle de la Communauté est un document qui présente parfois des vues clairement anti-Sadducéennes. Schiffman est conscient de cela mais il persiste en disant que les Sadducéens de la Mishnah sont différents des aristocrates décrits par les auteurs anciens comme Flavius Josèphe. Pour Schiffman les Sadducéens de la Mishnah sont des conservateurs dans leur approche de la loi et furent également appelés par un nom dérivé de Sadoq.

Un point sur lequel je serais d’accord avec Schiffman: il y a encore beaucoup de choses que l’on ne comprend pas à propos des différents courants juifs de l’époque du Second Temple, voire du judaïsme for-matif et des termes utilisés dans les textes pour désigner les différents courants.

Notons cependant qu’un autre motif de renoncer à la sexualité à sa-voir l’accès à la révélation divine, motif attesté dans certaines traditions

43 Cf. The Mishnah de Herbert Danby, Oxford University Press, 1933.

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rabbiniques contemporaines du christianisme naissant, n’apparaît pas jusqu’à présent, du moins explicitement, dans les textes Qumrâniens. Je veux parler de l’exemple de Moïse qui fit preuve de continence au lendemain de ses contacts avec Dieu.

Ceci dit cette discussion mérite approfondissement et la lecture des textes de Qumrân est encore trop rudimentaire à ce stade de la contro-verse.

Au demeurant, pour ce qui est de l’assimilation entre Qumrâniens et Pharisiens il semble qu’au moins sur la pureté et sur l’abstinence sexuelle elle puisse se faire. Cela dit, là aussi il y avait Pharisiens et Pharisiens et il se pourrait que les communautaires des documents de Qumrân aient été des Pharisiens dissidents, soit une branche apo-calyptiste des Pharisiens; pour ma part cette option reste ouverte. En fait la communauté dissidente serait née au moment de la révolte des Maccabées et de la vague d’hellénisation de la Judée.

Marie-Françoise Baslez écrit: «...Le Rouleau du Temple se donne comme une nouvelle Torah ... aux lois explicites et claires du Deutéronome, on ajoute des lois cachées, transmises par des maîtres...La Lettre aux adversaires retient vingt deux règles de la Torah et expose leurs déviances, ce qui correspond, semble-t-il, à l’opinion pharisienne. La secte était dirigée par des docteurs de la Loi...Les maîtres de la secte étaient des juristes autant que des théologiens...»44

Baslez écrit plus loin: «... La bibliothèque cachée dans les grottes a été attribuée à une secte, soit aux Zélotes pourchassés par Rome avant 70, soit à des Pharisiens d’ancienne observance, résistant à la restructu-ration rabbinique en 70...»45

Le CD 3: 12-16 dévoile que la raison d’être de la communauté de la «nouvelle alliance» est l’interprétation correcte de la Loi. Le CD pro-pose dès lors une nouvelle interprétation de la Loi de Moïse faite par une élite qui n’est autre que le groupe de la «nouvelle alliance» se fon-dant sur les écrits de Jérémie 31:31. En outre, le CD 12: 22-23 préconise l’organisation en camps comme dans les Nombres pour l’assemblée d’Israël dans le désert; pour chaque groupe de dix un prêtre ou un Lévi était désigné. Du reste, dix, soit le minian, est le nombre requis pour pouvoir procéder à la liturgie dans la tradition rabbinique plus tardive et ce, jusqu’à nos jours.

44 M-F. Baslez, Bible et Histoire, Judaïsme, hellénisme, christianisme, 1998, op. cit., p. 21.

45 Ibidem, p. 137.

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Pour Lawrence Schiffman46, la communauté du CD et du Serek di-visa la Loi en deux catégories: la nigleh ou Loi révélée et la nitsar ou Loi cachée, occultée; les lois révélées furent connues de tout Israël car manifestes dans l’Ecrit mais les lois occultées ne furent connues que des exégètes et par extension par la communauté qui elle-même est formée d’exégètes. En outre, Il y a les lois pour les citadins et les lois pour les groupes d’élites vivant dans des camps, celles-ci sont la plupart du temps le résultat d’exégèse.

Qui plus est, les querelles halakhiques reflétées dans les documents de Qumrân sont autant de témoins de la pluralité des communautés.

Pour ma part il ne fait pas de doute que l’opinion et les méthodes pha-risiennes sont largement représentées dans les documents de Qumrân, étant donné la tradition exégétique de loi écrite et par là-même de loi orale attestée, au stade présent de la recherche, par les documents des grottes avec une emphase sur l’enseignement. Les diverses copies du Pentateuque soit les manuscrits dits du «Pentateuque retravaillé» (4QReworked Pentateuch), constituent autant de témoins à mon sens d’une tradition orale enseignée dont les Pharisiens s’étaient fait les champions.

En outre le légalisme et la pratique des commentaires qui émanent des documents de Qumrân en font un judaïsme de séparés, voire d’exi-lés au sens large du terme, donc dans l’esprit bien pharisien, qui vont au delà de la Torah et composent leurs livres propres.

En tout cas il existe une halakhah écrite qumrânienne contenue sur-tout dans le CD, soit le Document de Damas et le Rouleau du Temple, qui en fait a mis par écrit beaucoup des préceptes que l’on retrouve dans la Mishnah. A ce propos je réfère le lecteur à l’article de Joseph Baumgarten, traduit par Christophe Batsch47.

En outre Jozef Milik48 avait vu une influence pharisienne dans le CD, une position reprise plus récemment par Eyal Regev49. John Collins examinant le CD dit à son tour que beaucoup de la tradition rapportée est une réminiscence du principe rabbinique consistant à «construire une barrière autour de la Loi».

46 Cf. L. Schifman, Reclaiming the Dead Sea Scrolls, Philadelphia, 1994, p. 247.47 J. Baumgarten, traduit par C. Batsch, «La Loi religieuse de la communauté de

Qumrân», Annales Histoire Sciences sociales, 1996, p. 1005-1025.48 Cf. J.T.Milik, Ten Years of Discovery in the Wilderness of Judea traduit par

J.Strugnell, SBT 1/6, London, 1933, p. 83-93.49 Cf. E.Regev, «The Yahad, and the Damascus Covenant: Structure, Organisation

and Relationship», RevQ 21, 2003, p. 233-262.

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Louis Ginzberg50 dit à propos du CD que son contenu halakhique reflète les enseignements d’une «secte juive inconnue» qui émergea des Pharisiens.

De surcroît nul ne peut passer outre la comparaison du yahad qumrâ-nien avec la havurah pharisienne. Je réfère le lecteur à l’étude que John Collins en fait dans son ouvrage déjà cité dans cette étude51.

Ainsi à mon sens, les Pharisiens sont représentés dans la bibliothèque de Qumrân sous leurs deux factions dérivant des Hasidim des textes des Maccabées: par les textes à coloration légalistes de Qumrân qui émer-gèrent plus tard en Mishnah et Tosefta, et par ceux plus prophétiques et apocalyptistes qui donnèrent la gnose judéo-chrétienne.

A présent posons-nous la question: les Qumrâniens furent-ils des Judéo-chrétiens?

Quant à la question du célibat des prêtres tel que pratiqué dans le christianisme il serait erroné d’en considérer l’origine parmi les Esséniens/Qumrâniens. En effet l’origine juive des premiers partisans de Jésus suffit à réfuter la notion même de célibat car le célibat n’était pas recommandé chez les Juifs. Je réfère le lecteur à l’ouvrage publié en 200852de Barrie Wilson, un chercheur canadien qui explique très bien la différence entre le christianisme hellénistique et diasporique de Paul et le mouvement palestinien de Jésus.

Au demeurant, la préoccupation d’une pureté rituelle par immersion qui domine à Qumrân est absente dans le quotidien de Jésus et son mou-vement. Simon Mimouni53 fait justement remarquer les divergences de signification de cette immersion appelée baptême comme rémissions des péchés chez les mouvements baptistes en Palestine puis comme rite initiatique plus tardif dans le christianisme. En effet le baptême des chrétiens est ponctuel et sans fréquence journalière, contrairement à l’immersion préconisée à Qumrân.

Le seul point commun reste le concept d’une sainteté comprise comme une consécration à dieu avec pureté rituelle nécessaire chez les Qumrâniens, en tant que groupe révisant le Temple de Jérusalem mais cette pureté rituelle reste absente des préoccupations des premiers chré-tiens comme nous l’avons souligné.

50 Cf. L.Ginzberg, An Unknown Jewish Sect, New York, 1976.51 Cf. J.J. Collins, Beyond the Qumran Community, the Sectarian Movement of the

Dead Sea Scrolls, 2010, op. cit., p. 85-87 et notes.52 Cf. B. Wilson, How Jesus Became Christian, New York, 2008.53 Cf. S.Mimouni, Le Judaïsme ancien du VIème siècle avant notre ère au IIIème

siècle de notre ère, des prêtres aux rabbins, 2012, op.cit., p. 248-250.

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Dans les manuscrits de Qumrân on parle par exemple d’une commu-nauté qui se réclamait d’une nouvelle alliance, pratiquant un mode de vie ascétique selon une règle très stricte. On y parle d’un personnage emblématique désigné sous le nom de maître de justice moreh hasedek. On parle de deux messies, un messie-roi Davidique et un messie- prêtre Sadocide, descendant d’Aaron. Bref cela ressemble grandement à la naissance du christianisme et cela a mené certains au début à identifier la communauté de Qumrân aux premiers chrétiens. Aujourd’hui cette thèse trouve écho à nouveau chez James Charlesworth par exemple.

Au demeurant, Fitzmyer54 avait le premier, attiré l’attention sur les correspondances pouvant être établies entre les textes de Qumrân et quelques textes du Nouveau Testament. Par exemple, l’enfance de Jésus telle qu’elle est racontée dans Matthieu et Luc est mise en parallèle avec celle de Noé dans l’Apocryphe Genèse (Genesis Apocryphon) des ma-nuscrits de la mer Morte. Dans cette histoire romancée des Patriarches, Noé ne semblerait pas né d’un père humain, sa mère étant suspectée d’une liaison avec un être angélique. Noé serait donc un géant canni-bale, source du mal à Qumrân? De même, il est souvent fait mention de la troublante ressemblance du fragment 4Q246 avec l’Annonciation de Luc.

Tout d’abord, il faut en convenir, les fondateurs du christianisme, qui n’avaient pas conscience de rompre avec une ancienne religion, pos-sédaient une culture qui était celle de tout le monde. Autour de Jésus de Nazareth, on avait au fond une troupe, avec un leader, sans doute exceptionnel, et même des interprètes, et les actions et paroles de tous ces gens sont rapportées par des textes: les Actes des apôtres. Or il s’agit là d’une historiographie de propagande, destinée au monde romain ou gréco-romain tout comme l’œuvre de Flavius Josèphe.

Avant les découvertes de Qumrân, à la vérité, on ne connaissait rien du Messie dans le sens technique ou fonctionnel, autrement dit person-nel du terme, le Messie avec un grand « M » en quelque sorte, dont il n’y a pas trace dans la Bible. La lecture d’un certain nombre de textes originaires des grottes est venue transformer la situation. Au demeurant, le christianisme naissant n’est pas un mouvement messianique c’est un mouvement prophétique.

Donc au lieu de faire l’identification entre Qumrâniens et Judéo-chrétiens, soulignons plutôt la confirmation que nous apportent les rou-leaux de Qumrân de l’origine bien juive du christianisme ou plus exac-

54 Cf. J. Ftzmayer, The Impact of the Dead Sea Scrolls, New Jersey, 1957.

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tement encore du lien de fratrie des deux religions plutôt que de leur relation filiale trop longtemps acceptée.

Qumrân=Temple Spirituel, Premiers Chrétiens=Pharisiens-Prophètes: les questions restent posées.

En conclusion, si les manuscrits dits proprement communautaires parmi les documents de Qumrân, décrivent la pensée des habitants du site de Qumrân, alors il semblerait que chez les Qumrâniens, une absti-nence sexuelle purificatrice et eschatologique ait été prescrite.

La majorité des manuscrits sont en hébreu, 20% sont en araméen. Quelques pièces retrouvées dans la grotte 4, sont en grec, composées peut-être dans la diaspora égyptienne, importante à l’époque, surtout à Alexandrie.

Daniel Stoekl Ben Ezra55, a tenté de prouver, à l’aide de méthodes statistiques, que les fameux manuscrits de Qumrân ont en réalité deux origines différentes même si le mystère reste complet quant à l’identi-té des dépositaires et leurs motivations. Stoekl Ben Ezra explique que différents types de textes étaient représentés dans chaque grotte, la ré-partition étant à peu près la même dans chacune. Il a constaté que deux des grottes contiennent en majorité des manuscrits en moyenne anté-rieurs de cinquante ans à ceux des autres grottes. Or, on imagine mal les habitants de Qumrân prendre le temps de classer leurs nombreux documents au moment de les cacher. Ainsi pour Stoekl Ben Ezra il exis-tait forcément deux collections de livres distinctes, une «jeune» et une «vieille». Sa conclusion ne vient en rien infirmer les autres théories si ce n’est que les auteurs n’auraient plus à la hâte et sous la menace d’un danger imminent, cachés ces manuscrits mais auraient bel et bien utilisé les grottes comme bibliothèque au sens moderne du terme voire de lieu de stockage des rouleaux, comme ce fut le cas près de Jéricho. Alors qui a stocké tous ces documents? Des Jérusalémites ou sinon qui d’autres? Au demeurant, vu le nombre de manuscrits il s’agit d’une bibliothèque constituée sur plusieurs siècles.

A présent penchons-nous sur le site lui-même. Diverses alternatives ont été proposées, nous l’avons vu, au triangle

Esséniens-site de Qumrân-manuscrits et notamment par l’historien Norman Golb mais également par les archéologues Yizhar Hirschfeld, Yitshaq Magen et Yuval Peleg.

55 Cf. D. Stöekl Ben Ezra, «Old Caves and Young Caves: A Statistical Reevaluation of a Qumran Consensus» in Dead Sea Discoveries 14/3, 2007, p. 313-333.

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En effet, Norman Golb propose que les bâtiments de Qumrân consti-tuent les ruines d’une forteresse, qui apparemment n’avait pas de relation directe avec les grottes, vue qui avait été proposée du reste par Roland de Vaux dès 1949. Les manuscrits trouvés dans les grottes des environs de Qumrân, furent donc laissés là-bas par des gens fuyant Jérusalem à l’approche des Romains au moment de la grande révolte. Des copies des Chants du Sacrifice du Shabbat trouvées à la fois à Qumrân et à Masada prouvent que ces documents n’émanèrent pas d’une seule communauté spécifique.

La plupart de ces manuscrits représenteraient tout simplement les traces d’une littérature juive plus fertile qu’on ne le croyait: une lit-térature puisant à tous les courants du judaïsme palestinien du temps, et non à la seule idéologie dite «essénienne». Mais l’absence de textes pharisiens, appartenant à un courant pourtant largement suivi à cette époque dans la capitale du judaïsme, semble dès lors inexplicable, lui rétorquèrent certains chercheurs.

Cela dit, les Pharisiens étaient les tenants de la tradition orale qui devint la Mishnah compilée plus tard et pour ma part je considère entre autres, les textes liturgiques de Qumrân comme autant de textes de pha-risiens dissidents. En outre, nous l’avons souligné dans les lignes précé-dentes, le CD et le Rouleau du Temple renferment une halakhah phari-sienne et l’esprit pharisien est lui aussi largement représenté à Qumrân.

Cependant, les grottes de Jéricho qui se trouvent a 25km environ de Jérusalem sont plus proches géographiquement que celles de Qumrân, alors pourquoi avoir choisi Qumrân comme lieu de dépôt des manus-crits? Est-ce parce que les Judéens fuyaient vers le Sud et l’Est à l’ap-proche des Romains? Est-ce parce que l’ennemi traditionnellement ve-nait par le Nord ?

Par ailleurs, en considérant le site de Qumrân comme un site militaire à part entière on évite aussi toutes les difficultés rencontrées par les archéologues. Sans compter que la découverte d’autres fortins autour de Jérusalem semble faire apparaître un cercle de défense de la capitale juive dans lequel s’insère parfaitement le site de Qumrân.

Golb suggère encore qu’en découvrant d’abord les manuscrits à Masada, un site connu depuis longtemps pour avoir été le dernier bas-tion des Juifs face aux Romains, on n’aurait certainement pas eu re-cours à l’hypothèse essénienne, mais plutôt à celle de réfugiés fuyant Jérusalem. Puis, petit à petit, en découvrant de plus en plus de manus-crits, les chercheurs auraient compris qu’ils avaient affaire à un phéno-mène de dissimulation de grande ampleur et ils n’auraient jamais pensé

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à le rattacher aux tribulations d’une petite communauté. Enfin, arrivant près du site de Qumrân, on aurait certes découvert un rouleau contenant des idées proches de certaines conceptions esséniennes, mais au vu de la grande diversité des rouleaux déjà exhumés, cela n’aurait fait que reflé-ter la richesse de la production intellectuelle juive de l’époque. Et l’on n’aurait jamais essayé d’associer le fortin de Qumrân à la communauté des Esséniens.

En outre, le grand nombre de ces manuscrits prouve qu’il s’agissait de l’œuvre des tenants de plusieurs courants de pensée et pour Golb, Jérusalem est le seul centre intellectuel auquel on peut penser pour l’ori-gine de ces manuscrits. Dès lors les désaccords en matière de théologie, de loi, etc. exprimés dans les différents manuscrits ne posent plus pro-blème puisque ces manuscrits émanent des tenants de ces divers cou-rants de pensée, résidents de Jérusalem.

Cela dit d’après certains fragments, il y aurait eu plusieurs versions du Pentateuque, notamment le Pentateuque Samaritain à Qumrân alors pourquoi exclusivement Jérusalem comme origine de cette bibliothèque et non pas aussi la Samarie par exemple?

A mon sens, que les grottes de Qumrân constituent une bibliothèque cela ne fait plus de doute, que ces documents aient été réalisés par des scribes cela ne fait plus de doute non plus; reste à savoir de quelle ori-gine étaient les scribes et où ces documents ont été copiés?

Faisons une description du matériel archéologique du site à présent. Pour une description détaillée du site et de son matériel archéologique je réfère le lecteur à l’ouvrage de Jodi Magness publié en 200256.

L’entrée est une tour, on y trouve des salles de réunion, un service de table complet de plus de mille pièces, indiquant peut-être les repas communs rituels dont il est question dans les textes. On y trouve un grand nombre de citernes, indiquant que l’alimentation en eau était liée non seulement à la survie d’une communauté importante dans le désert mais également, pour certains chercheurs, à la pratique de bains rituels mentionnés dans les textes. On y trouve également une installation de bains. Un bassin de filtrage, des cours, une étable, une cuisine et peut-être des entrepôts, un four à poterie et un autre à pain. Des ossements d’animaux furent également découverts, enterrés à l’intérieur de la com-munauté, ossements de chèvres et de moutons, placés dans des jarres pour certains.

56 J. Magness, The Archeology of Qumran and The Dead Sea Scrolls, Grand Rapids, 2002.

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Faisons un état rapide de la controverse liée à l’équation Esséniens=Qumrâniens à la lumière du matériel archéologique du site à présent.

Les fouilles des archéologues israéliens, Yitzhak Magen et Yuval Peleg, les plus importantes depuis l’époque de Roland de Vaux révèlent que sur le site de l’ancienne forteresse on peut voir une fabrique de poterie57. En effet la vaisselle trouvée en très grand nombre sur le site témoigne largement d’une telle activité, sans compter les jarres typiques de Qumrân.

Par ailleurs en 1992, déjà au colloque organisé par l’Académie des sciences de New York, l’archéologue Pauline Donceel-Voûte considéra que le site de Qumrân n’est autre qu’une villa rustica et remit en ques-tion le scriptorium y voyant à la place, un réfectoire à la romaine58.

Parmi le matériel archéologique trouvé sur les lieux de Qumrân, on relève de la poterie et du verre. Des restes de production de l’une et de l’autre indiquent une fabrication sur place, particulièrement coûteuse pour le verre. Un jeu complexe de canalisations à ciel ouvert amenait l’eau des pluies des hauteurs jusque dans les citernes, pratique pour la fabrique de poterie. Aucun indice ne permet de suggérer qu’une seule de ces citernes n’ait jamais servi de mikweh c’est-à-dire de lieu de bains rituels. En réalité du point de vue de la Loi juive, les bains de purifica-tion pouvaient se faire directement dans la mer Morte étant donné que le Jourdain s’y écoule. En outre la Mishnah59 considère que pour la purification la meilleure eau est l’eau salée ou encore celle d’une source thermale. La mer Morte dès lors constitue l’endroit idéal pour les com-munautés entachées de purification que nous décrivent les documents de Qumrân.

Selon les données archéologiques jusqu’à ce jour l’occupation du site fut comme suit: les premières traces constituent une forteresse de l’âge du fer puis, peu avant ou pendant le règne du souverain Hasmonéen Jean Hyrcan qui régna de 135 à 104 avant l’ère courante le site fut ré-occupé. Ensuite, un tremblement de terre en l’année 31 avant l’ère cou-rante fit que le site fut au moins partiellement détruit et abandonné mais

57 Cf. Y. Magen et Y. Peleg, «La véritable histoire de Qumrân» in Sciences et Avenir, janvier 2005, no 695.

58 Cf. P. Donceel-Voûte, «Coenaculum– La salle à l’étage du locus 30 à Khirbet Qumrân sur la mer Morte» in Banquets d’Orient, coll. Residences Orientales IV, p. 61-84.

59 Cf. mMik 1:8.

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la présence humaine continua d’exister, il fut réoccupé à partir de 4 avant l’ère courante. Le site fut à nouveau détruit par les Romains en 68 de l’ère courante mais il ne fut pas totalement déserté et les rebelles de Bar Kokhba l’occupèrent entre 132 et 135 de l’ère courante.

Quant aux cimetières adjacents au site, en fait la connaissance qu’on a des tombes, environ 1200, remonte pour une bonne part aux quelques fouilles faites dans les années 1950 par de Vaux, non qu’il n’y en ait pas eu depuis. Des sites funéraires tout à fait semblables ont été mis au jour dans les régions avoisinantes et notamment en Nabatène à Khirbet Qazone. Ainsi la question des cimetières de Qumrân reste ouverte60.

Il est possible de conclure que non pas un seul, mais plusieurs groupes similaires, non identiques, ont occupé à tour de rôle le site de Qumrân comme les autres sites fouillés dans la région de la mer Morte. Y avait-il des Esséniens à Qumrân? Je réponds est-ce la bonne question puisque nous ne sommes même pas sûrs de l’existence d’un tel groupe, appelés Esséniens. Y avait-il des Qumrâniens ? Certes mais qui furent-ils alors ?

Aux grandes questions que l’on se pose encore: les Qumrâniens furent-ils des Esséniens, les Qumrâniens furent-ils des Sadducéens, des Pharisiens ou des Judéo-Chrétiens, les Qumrâniens furent-ils des résidents non-permanents du site de Khirbet Qumrân, les Qumrâniens furent-ils responsables de la copie et/ou de la collection des rouleaux de la mer Morte, voici quelques éléments de réponse que je propose pour l’heure.

Les manuscrits furent composés au moins en partie, vu leur nombre, ailleurs, puis mis en jarres sur place, à Qumrân, comme ce fut vraisem-blablement le cas à Jéricho et autres sites à manuscrits. Donc Qumrân fut un lieu de dépôt/bibliothèque, ce fut aussi une fabrique de poterie et une école de scribes comme Jéricho. D’autre part Qumrân fut vrai-semblablement, vu l’importance de documents relatifs à la purification, et la tradition sacerdotale bien attestée, au moins à un moment de son occupation, une yeshivat kohanim ou plutôt un beth midrash l’kohanim, car le terme de yeshivah serait anachronique. En d’autres termes donc, Qumrân aurait été un établissement réservé aux hommes alors que leurs femmes et enfants résidaient à Ein Feshka ou Ein Ghuweir. Le cimetière d’Ein Ghuweir qui renferme bien plus de tombes de femmes et d’en-fants tendrait à appuyer cette thèse.

60 Pour une discussion détaillée sur le cimetière de Qumrân voir John Collins, Beyond the Qumran Community, op. cit., p. 197-204.

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Qumrân fut un site à usages multiples, occupé et réoccupé. Les ré-sidents de Qumrân furent tour à tour des soldats, des membres d’un groupe spécifique religieux ou professionnel. Les manuscrits furent vraisemblablement en partie composés sur place et en partie transportés d’ailleurs.

La question que je me pose est la suivante: le site de Qumrân abrita-t-il pendant les périodes hasmonéenne et romaine un judaïsme d’exil, exil géographique et/ou exil spirituel et cette question continuera pour l’heure d’alimenter la dynamique de ma recherche.

La tradition de l’exil spirituel et/ou géographique ressort des docu-ments à la fois communautaires et non communautaires de Qumrân.

Attardons-nous par exemple sur le CD. Geza Vermes61, considère que Damas est un terme exégétique dérivé de Amos 5: 26-27 et corres-pond à l’exil spirituel de la communauté dans laquelle le pieu se voue à l’étude de la Loi. On ne peut donc pas conclure pour l’heure à un exil géographique, sans pour autant l’exclure, car rien dans le CD n’indique un retrait physique de la communauté du reste de la société ou de la terre de Judée ou même un retrait dans le désert du reste de la société. Au demeurant la notion d’exil est inhérente au CD.

D’autre part une conscience exilique n’a pas de valeur chronologique et d’aucuns se doit de faire le rapprochement avec Esdras et Néhémie. En d’autres termes, on peut qualifier certains documents de Qumrân comme porteurs d’un judaïsme d’exil et notamment le CD dans la me-sure où l’exégèse est par essence une activité d’exil au moins spirituel, avec des préoccupations qui ont perduré depuis l’époque Perse et tout au long de la période du Second Temple. De surcroît, les agents véhicu-lant le mieux ce judaïsme d’exil ont été surtout d’obédience pharisienne à mon sens, car «séparés» et ceux qui ont mis l’accent sur la transmis-sion didactique d’une tradition orale avec exégèse des textes bibliques, loin, au moins en esprit, de toute centralité autoritaire. Ce judaïsme d’exil en question, fut bien représenté à Qumrân puis reformaté par les rabbins plus tardifs.

Ce judaïsme d’exil aurait entre autres, donné naissance à un courant mystique.

James Vanderkam62, fait remarquer que dix-neuf textes de Qumrân

61 Cf. G. Vermes, Scripture and Tradition in Judaism: Haggadic Studies, SPB 4, Leiden, 1973, p. 44.

62 Cf. J.C. Vanderkam, Calendars in the Dead Sea Scrolls : Measuring Time, Lon-don, 1998.

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sont consacrés aux calendriers et beaucoup d’autres touchent à la ques-tion. Ces textes attestent de l’existence de deux calendriers l’un solaire de 364 jours et l’autre lunaire de 354 jours. Mais les fêtes religieuses dans les documents de Qumrân sont datées suivant le calendrier solaire contrairement aux pratiques du Temple de Jérusalem où elles l’étaient selon le calendrier lunaire.

Dès lors se posent les questions suivantes:1 – les querelles calendaires ont-elles impliqué la séparation commu-

nautaire ou y a –t-il eu un développement de liturgies parallèles à celle du Temple de Jérusalem63.

2 – les querelles exégétiques à propos de la Torah ont-elles impliqué la séparation communautaire voir 4QMMT = 4Q 394-399.

Dans le 4QMMT comme dans le CD les questions qui ont poussé à la séparation sont similaires: il s’agit de l’interprétation de la Torah sur la pureté notamment et sur les calendriers liturgiques.

Au demeurant la question au moins de la communication, voire de la communion avec la divinité est posée à nouveau à Qumrân, s’agit-il donc vraiment d’un judaïsme d’exil? Y avait-il des sacrifices, une litur-gie spécifique? Ou bien alors les documents sont le reflet de plusieurs courants de pensée incluant la mystique.

Il convient tout d’abord de redéfinir la mystique de façon à éviter l’écueil de l’amalgame avec la définition plus tardive et notamment celle de la mystique chrétienne du moyen-âge à laquelle le judaïsme a vraisemblablement voulu faire pendant à travers le Zohar et la kabbalah.

Si je me tourne à présent vers l’analyse des textes liturgiques retrou-vés parmi les documents de Qumrân je pourrai peut-être y trouver un élément de réponse.

Par exemple, car il y a d’autres textes liturgiques à Qumrân, Les Chants du Sacrifice (holocauste) du Shabbat sont des textes liturgiques retrouvés à Qumrân mais aussi à Masada, ils concernent la communauté du Temple. La première question est désormais la suivante: Qumrân est-elle la communauté du Temple?

Que l’on en ait retrouvé une copie à Masada n’enlève rien au caractère communautaire des Chants du sacrifice du Shabbat car soit les rebelles auraient investi le site de Qumrân et auraient ensuite emporté avec eux certains documents de la communauté de Qumrân soit les Qumrâniens

63 Voir à ce propos J.J. Collins, Beyond the Qumran Community, the Sectarian Move-ment of the Dead Sea Scrolls, 2010, op.cit. p.19 et notes.

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auraient emporté avec eux, fuyant les Romains en 68, leur document le plus précieux, les Chants du sacrifice du Shabbat, à Masada, dernier bastion de la révolte. Ou encore tout simplement il s’agit de différentes copies émanant de bibliothèques et reflétant l’un des courants de pensée du judaïsme hellénistique et romain.

Tout d’abord posons cette question fondamentale: les Chants du sa-crifice du Shabbat seraient-ils des textes communautaires comme l’a proposé Carole Newsom ou plutôt une réécriture Qumrânienne d’un texte original émanant vraisemblablement du mouvement de spirituali-sation du culte dans le Temple de Jérusalem et donc écrit par des prêtres de Jérusalem? Pour ma part je pencherais pour la deuxième possibilité et rajouterais que ce furent vraisemblablement des prêtres d’obédience pharisienne, la faction apocalyptiste des Hasidim que j’ai mentionnée dans les pages précédentes, car selon moi plus tard ces Chants du sa-crifice du Shabbat furent préservés et retravaillés dans la littérature rab-binique et évoluèrent en littérature des Heikhalot.

Quant à la nature des documents dits mystiques de Qumrân, je me propose, à l’appui de la thèse doctorale de Daniel Falk64, publiée en 1998, de m’interroger sur ce qui me paraît essentiel. En effet y-a-t-il eu une liturgie réglementée à Jérusalem précédant la destruction du Temple par des groupes autres que les leviim et kohanim? Cette liturgie se se-rait-elle développée en parallèle aux sacrifices, comme autre moyen de communication, voire de communion avec la divinité pour les Bney Israël et les textes retrouvés à Qumrân, si constituant une bibliothèque émanant de Jérusalem, seraient autant de témoins de cet état de fait. D’autre part cette liturgie réglementée en question aurait-elle, au fil du temps, bien que toujours le reflet des courants religieux de Jérusalem, mais telle que pratiquée par les Qumrâniens, remplacé les sacrifices du Temple en attendant.....?

Ou alors les textes liturgiques de Qumrân seraient à classer à part et constitueraient le produit de la communauté ésotérique des Qumrâniens.

Les Chants du Sacrifice du Shabbat furent rendus publics pour la pre-mière fois par John Strugnell dans une conférence à la fin des années 1950.

Philip Alexander, dans l’ouvrage que j’ai cité au début de cette étude établit des parallèles entre la littérature des Heikhalot et les Chants du sacrifice du Shabbat de Qumrân. Johann Maier, Ithamar Gruenwald et

64 Cf. D. K. Falk, Daily, Sabbath and Festival Prayers in the Dead Sea Scrolls, Leiden, 1998.

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d’autres affirment également qu’il y avait de la mystique à Qumrân. Cependant pour eux, cette mystique ne naquit pas à Qumrân mais dans des cercles de prêtres de Jérusalem et elle fut ensuite transportée à Qumrân et adaptée sur place selon les besoins de la communauté.

Dès lors, cette mystique plus ancienne et ancêtre de la littérature des Heikhalot, doit être intégrée a l’histoire de la mystique juive et même plus, comme le dit Bernard McGinn65, elle est la matrice de la mystique chrétienne. Pour ma part elle serait la matrice à la fois de la mystique juive et de la mystique chrétienne.

Gershom Scholem quant à lui, a identifié les Heikhalot et le Sefer Yetsira comme les fondements de la mystique juive66. Bien que les Chants du sacrifice du Shabbat soient un texte fragmentaire de Qumrân grâce à Carol Newsom et son editio princeps de ces textes en 198567 et d’autres textes de Qumrân par la suite, on peut mieux les lire.

Tout d’abord d’un point de vue méthodologique: il y a deux façons de vérifier si les textes de Qumrân sont de type mystiques:

1) par la définition: qu’est-ce que dans l’abstrait nous entendons par mystique 2) en faisant un parallèle entre eux et des textes reconnus par ailleurs comme mystiques.

Or la mystique n’existe pas en soi mais toujours dans une matrice particulière à savoir: la mystique juive, la mystique chrétienne, la mys-tique islamique.

1-La mystique nait d’une expérience religieuse, l’expérience d’une transcendance divine qui se place derrière le visible, le monde matériel

2-Cette présence est appelée Dieu dans les grands monothéismes3-Ensuite le mystique sent le besoin de se rapprocher de cette pré-

sence 4-La réalité du mystique est incompréhensible. Pour Alexander il ne fait pas de doute que les textes de Qumrân en

question, de par leur contenu et les similitudes avec d’autres textes re-connus comme mystiques, voire les Heikhalot, sont mystiques et de sur-croît, ils témoignent d’une praxis mystique.

Dans le cas de Qumrân la mystique se pratique de façon communautaire.Il existe deux groupes de textes mystiques à Qumrân. Dans l’un on

décrit un Temple céleste dans lequel des prêtres angéliques offrent des

65 Cf. B. McGinn, The Presence of God: A History of Western Christian Mysticism, I: The Foundation of Mysticism, Londres, 1991.

66 Cf. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1994.67 C. Newsom, Songs of the Sabbath Sacrifice: A Critical Edition, Atlanta, 1985.

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louanges à Dieu. Il existe un désir mystique d’échapper à la vie d’ici-bas, un désir d’entrer dans le monde transcendant, spirituel et de se joindre aux anges dans leur culte à Dieu. Ceci se trouve en particulier dans le texte des Chants du sacrifice du Shabbat mais aussi dans d’autres textes tels que 4Q Bénédictions, 4QParoles des Luminaires, 4QPseudo-Ezéchiel, 11QMelkhisedeq, 4QChants du Sage, 4QPrières du jour, les Hodayot, etc.

Dans l’autre groupe de textes on décrit un mouvement d’ascension vers le temple céleste et le texte clé ici est l’Hymne d’autoglorification 4Q491c et les parallèles.

Il semble à Qumrân que l’ascendant soit comme le Levi biblique, chef des prêtres avant lui, ou même Hénoch.

Quant à la pratique mystique à Qumrân elle paraît évidente à Philip Alexander car pour lui l’un ne va pas sans l’autre, donc textes mystiques impliquent pratique mystique; d’autant plus qu’il s’agit de textes litur-giques donc nécessitant une pratique rituelle.

Dans les Hodayot il est question d’une union, yihud en hébreu, avec les anges.

Selon Alexander donc, Qumrân a une place dans la généalogie de la mystique juive et chrétienne.

Examinons de plus prés le temple céleste et sa liturgie angélique dans les Chants du Sacrifice du Shabbat.

Il existe 13 chants chacun commençant par la formule: Shir Olat Hashabbat - 9 copies de ces Chants ont survécu, 7 issues de la grotte 4 (4Q400 à 4Q407), une de la grotte 11(11Q 17) et une de Masada (Mas 1 k), tous ces chants sont écrits sur une période d’environ 120 ans, has-monéenne et hérodienne selon la paléographie, donc en gros de 60 avant à 60 de l’ère courante.

Chacun des 13 chants s’ouvre sur la formule suivante (Shabbat se pratiquait une fois par mois à l’époque): Lamaskil, puis vient le numéro du chant de 1 à 13, puis la date à laquelle le chant devait être chanté, puis un appel aux anges à louer dieu utilisant le verbe hallelu correspon-dant au Hallel donc imitant le grand Hallel du psaume 136.

Lamaskil est la formule équivalente du Lamaskil ou du Mizmor le David qui commence plusieurs des psaumes.

Le Temple dans les Chants du Shabbat est designé par Miqdash, Mishqan et Heikhal.

Les chants sont souvent répétitifs et formulés. Les textes sont des co-pies très scrupuleuses contrairement aux copies de textes tels La Règle de la Communauté, et ceci parce que les textes des Chants du sacrifice

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du Shabbat émanent en partie du Pentateuque et impliquent une liturgie d’où superstition autour du rite et besoin de répéter scrupuleusement ce qui y est inscrit.

La hiérarchie des anges qui y est décrite est le reflet de la hiérarchie des prêtres et ainsi l’économie céleste reflète l’économie terrestre. La loi de Dieu au ciel oblige les anges comme elle oblige les hommes sur terre. Le rôle des anges au ciel est de procéder à la liturgie céleste pour proclamer la royauté de Dieu.

Or ceci a constitué d’autre part une revendication bien connue des Hasidim des Livres des Maccabées: celle de proclamer la royauté de Dieu par opposition à la royauté usurpée par les Hasmonéens non des-cendants de la lignée Davidique.

Les sacrifices des anges sont spirituels, consistant en louanges et bé-nédictions soit l’offrande des lèvres. Les anges comme les hommes sont obligés par la même Torah. C’est donc la Loi qui fonde l’autorité et établit une hiérarchie. Ainsi les prêtres font une imitatio angelorum en ce sens qu’ils sont comme les anges au ciel, les gardiens de la Torah, soit de la connaissance, sur terre. Les anges-prêtres jouent aussi un rôle de juges. Le rôle de jugement et d’enseignement de la Torah des anges est à mettre en parallèle avec les concepts rabbiniques plus tardifs et ceux des Heikhalot, à savoir du tribunal divin Beth Din et de la maison d’étude divine Beth Midrash.

Les auteurs des Chants du sacrifice du Shabbat, comme les auteurs mystiques plus tardifs, ont apparemment structuré la géographie cé-leste de la même manière avec des camps d’anges comme les camps d’hommes sur terre.

Le temple céleste est supérieur donc la communauté terrestre est ré-solue à offrir ses louanges et bénédictions pour exalter le Dieu de la connaissance et entrer en communion avec les anges, d’où pratiques mystiques selon Philip Alexander.

La relation entre les hommes, les anges et l’ultime transcendance est exprimée en langage intellectuel en termes de connaissance, compré-hension et révélation et non de vision ou de sensation; donc en ce sens c’est différent de la mystique plus tardive.

L’architecture du temple céleste serait empruntée au temple vision-naire d’Ezéchiel et finalement au temple de Salomon.

Dans le chant 5 il est question d’une guerre entre les bons et les mau-vais anges, reflet de la guerre entre les fils de lumière soit la communau-té de Qumrân et les fils des ténèbres soit les opposants à cette commu-nauté que décrit le Rouleau de la Guerre semble-t-il.

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En fait les Chants du Sacrifice du Shabbat constituent une consola-tion, un réconfort pour la communauté des humains, comme la littéra-ture des Heikhalot plus tard, de savoir qu’un groupe d’anges veilleraient sur eux prêts à faire une guerre.

Les Chants du Sacrifice du Shabbat ont pu même avoir eu des vertus magiques et théurgiques avec prières et incantations pour conjurer les mauvais esprits. La communauté de Qumrân, semble-t-il, croyait forte-ment en la force du verbe et le pouvoir de l’incantation. Il semble par ailleurs qu’une tradition d’exorcisme transparaisse de certains textes de Qumrân, de même, les tefillin, considérés comme les premières amu-lettes juives, ont été retrouvés en quantité non négligeable à Qumrân comme dans d’autres grottes du désert de Judée68.

Les Elohei Elim dont il est question dans ces textes sont clairement les anges.

Pour recevoir les bénédictions la communauté terrestre doit être pré-sente, cela suppose donc une sorte d’ascension mystique vers le monde céleste.

Isaïe 6, Daniel 7 mais surtout Ezéchiel 1 et 10 sont les textes bi-bliques mystiques de référence pour la mystique juive et dans 4Q 403 il est fait mention du terme merkabah, char en hébreu, et même des roues, ofanim, du char.

Dans Heikhalot Rabbati 20.3, Synopse § 227, Rabbi Nehunyah ben Ha-Qanah est décrit comme assis et admirant la liturgie céleste qui est performée devant le trône de gloire trois fois par jour.

Heinrich Graetz parlait de basileomorphism dans les Heikhalot, plus tardives, qui mettent l’emphase sur la royauté de Dieu. Mais dans le livre de Daniel également la cour céleste est le reflet de la cour hasmo-néenne, avec ses cohortes, etc.

Le chant 11 se termine sur la vision de la Merkabah, dans le chant 12 la Merkabah est en mouvement, comme dans Ezéchiel 1.

Ainsi chacun des 13 chants rajoute quelque chose pour nous conduire vers l’ultime mystère, telle une pyramide, c’est un mouvement ascen-dant semble-t-il.

Le monde céleste que les Chants du Sacrifice du Shabbat décrivent n’est pas divorcé du monde terrestre mais c’est plutôt sa source de pou-voir et d’autorité, cette vision politique s’accorde avec le déterminisme

68 Voir à ce propos, G. Bohak, Ancient Jewish Magic, A History, Cambridge, UK, 2008, p. 70-142.

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du texte. Dieu est en contrôle de l’histoire et forme les événements selon son plan déterminé.

Dès lors le mysticisme serait une forme de résistance politique. Ceci vient accréditer ma thèse selon laquelle les Qumrâniens ou du moins bon nombre des documents de Qumrân sont l’œuvre de super-phari-siens, soit des Hasidim dissidents du régime Hasmonéen de Jonathan en 153 avant l’ère courante, venus peut-être pour certains, se refugier à Qumrân.

Les chants doivent être récités par le Maskil en présence d’autres personnes. Toute la liturgie est un dualisme entre le monde céleste et le monde terrestre, entre la congrégation d’ici-bas vénérant Dieu et celle d’en haut et les tentatives des fidèles d’ici-bas de résoudre cette dicho-tomie, une réparation en quelque sorte par la liturgie.

Fletcher-Louis dans son livre publié en 200269, prétend qu’il ne s’agit pas d’un dualisme entre les deux mondes mais d’un dualisme entre la communauté de Qumrân et les opposants à cette communauté donc les anges prêtres sont les Qumrâniens.

Pouvons-nous à présent être sûrs que cette croyance se transformât en praxis?

Pour Philip Alexander il y eut à Qumrân un mouvement vers Dieu et donc une pratique mystique.

Au demeurant, le vocabulaire retrouvé à travers quelques textes comme les Hodayot, le Serek, entre autres, semblent prouver qu’il y avait unio mystica à Qumrân atteinte par le yihud avec les anges.

Gershom Scholem le dit: les tenants de la mystique plus tardive de la Merkabah n’ont pas simplement voulu extrapoler la vision d’Ezéchiel du char de Dieu, ils ont vraiment voulu expérimenter ce qu’Ezéchiel avait vu, et répliquer son expérience.

Peut-on donc parler de mystique et de pratique mystique à Qumrân ou dans un certain milieu de Jérusalem ou d’ailleurs?

Au demeurant, la méthodologie à adopter pour tenter d’y répondre reste celle de la comparaison systématique des textes liturgiques et mys-tiques de Qumrân avec les textes et discussions rabbiniques relatifs à la prière et à la communication voire la communion avec Dieu en général et bien entendu la littérature de la Merkabah/Heikhalot.

Il est bien admis, par Scholem lui-même d’ailleurs, que les Heikhalot sont une émanation très précoce de la mystique juive et doivent être

69 Cf. C. H. T. Fletcher-Louis, All the Glory of Adam: liturgical Anthropology in the Dead Sea Scrolls, Leiden, 2002.

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considérées comme une étape dans l’histoire de la mystique juive. En outre, les parallèles entre la littérature des Heikhalot et certains docu-ments retrouvés à Qumrân sont très forts.

Dans la Mishnah 70il y a mention de la Merkabah, dès lors il y a pos-sibilité de dater la littérature de la Merkabah/Heikhalot au moins de la fin du IIème siècle de l’ère courante.

Les parallèles entre les Chants du Sacrifice du Shabbat et les Heikhalot on été établis par bon nombre de chercheurs, comme suit:

1-Le Temple céleste est le Heikhal vers lequel on doit faire un mou-vement, sa structure comporte sept parties les unes imbriquées dans les autres comme des poupées russes

2-Les deux littératures se basent sur la Merkabah d’Ezéchiel placée dans la partie la plus centrale du Temple céleste comme l’Arche de l’Al-liance dans le Temple sur terre

3-l’angéologie développée avec utilisation de Elim et Elohim comme titres pour désigner les anges

4-La hiérarchie des anges 5-Le Metatron des Heikhalot est le Melkhisedeq de Qumrân 6-Elles impliquent une théurgie car les deux littératures ne se

contentent pas de décrire le domaine céleste mais entendent communier avec et y monter

7-Elles comportent des combinaisons d’éléments du Temple terrestre et des théophanies trouvées dans la Bible

8-Elles comportent un large spectre de termes techniques et de motifs pour décrire cet univers céleste.

Cependant il existe des divergences, par exemple: la théurgie est bien plus marquée dans la littérature des Heikhalot qui donne beaucoup plus de détails sur les pratiques menant à la communion et à l’ascension: position du corps comme tête entre les genoux, invocation des anges par leurs noms magiques, jeûne préparatoire.

Voilà qui à mon sens, ouvre une bonne piste de recherche pour l’éta-blissement de parallèles plus approfondis entre les textes de Qumrân et la littérature mystique plus tardive.

Tournons-nous à présent vers l’interprétation de Peter Schäfer expo-sée dans son ouvrage cité au début de cet article.

Pour Schäfer la communauté de Qumrân est un Temple spirituel donc il y a nécessité de communion de la communauté avec les anges; d’où nécessité d’abstinence sexuelle.

70 Hagigah, 2.1.

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Pour Schäfer encore, la secte de Qumrân était convaincue que des anges étaient unis avec ses membres; que ces anges étaient spirituel-lement présents dans la communauté ce qui est contraire à l’ascension apocalyptique car ici ce n’est pas un héro choisi qui fait l’ascension vers le ciel et est transformé en ange pour approcher le trône divin mais plu-tôt les anges qui descendent sur terre dans la communauté pour s’unir avec les «élus d’Israël».

Donc les prêtres du Temple céleste s’unissent avec les vrais prêtres du vrai Temple terrestre, soit la communauté de Qumrân, afin de les soutenir dans leur lutte contre les forces des Ténèbres, soit les opposants à la communauté de Qumrân et les Romains, par extension.

Dès lors une communion avec les anges se réalise dans la guerre sainte.

La guerre eschatologique dont il est question dans les documents de la communauté de Qumrân n’est pas seulement une bataille entre les fils de lumière et les fils des ténèbres. En fait à Qumrân les anges phy-siquement joignent les forces de l’armée humaine sur terre et mènent celle-ci à la victoire. La bataille est à la fois contre les opposants à la communauté de Qumrân et contre les Romains soit les Kittim dans les textes Qumrâniens.

Les fils de lumière sont dès lors les membres de la communauté de Qumrân renforcés par leurs anges qui les soutiennent.

Certains textes comme 1QM XII, 7,9 disent que dieu lui-même prend part à la bataille finale.

Dès lors s’effectue également une communion liturgique avec les anges.

La communion liturgique de la communauté de Qumrân avec les anges se trouve dans les Hodayot. C’est la participation à la louange céleste et le partage de la connaissance de Dieu entre les membres de la communauté et les anges. Les membres de la communauté de Qumrân n’ont plus besoin d’un Moïse médiateur entre eux et Dieu et qui trans-met la révélation divine, ils sont comme les anges, non seulement très proches de Dieu mais aussi ont accès direct à la connaissance angélique de Dieu. En tant que communauté de prêtres sur terre, ils sont des anges privilégiés de partager la liturgie des anges ainsi que leur connaissance.

1QS = la Règle de la Communauté, parle aussi de ce groupe d’élus qui partagent la connaissance réservée aux anges. A la fin de la Règle de la communauté il y a une hymne liturgique: la connaissance y est discu-tée en termes similaires à ceux que l’on retrouve dans la littérature des

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Heikhalot et qui référent à la pleine connaissance de la Torah obtenue par la mystique de la Merkabah.

Il s’agit bien là de l’ésotérisme que l’on retrouve plus tardivement dans la mystique juive.

Pour Schäfer il s’agit à Qumrân de praxis liturgique communale et non individuelle. Le mot yahad existe dans les textes liturgiques du Shabbat avec comme sens «ensemble». Les membres de la communauté de Qumrân expérimentent la sainteté de la Merkabah, du trône divin et du sacrifice du shabbat effectué par le grand prêtre des anges.

Il existe un cycle liturgique avec ascension à travers 7 chants, c’est là une expérience mystique communale.

Dès lors il est donné de conclure que le service céleste tel que décrit dans les Chants du Sacrifice du Shabbat commence avec l’abondante louange des anges et culmine dans le sacrifice du shabbat effectué par le grand prêtre angélique.

Dans les Chants du Sacrifice du Shabbat on s’adresse uniquement aux anges. Dans aucun de ces textes il n’existe de vision de Dieu ou de description de son apparence.

Le problème posé est celui de la communion avec Dieu en fait et en-suite de l’expérience de Dieu.

Les Chants du Sacrifice du Shabbat seraient le chaînon manquant entre Ezéchiel et la Merkhaba et les Heikhalot71.

Existe-t-il une notion théurgique dans ces chants? Il n’existe pas en tous cas une technique de s’unir à dieu.

L’étude des Chants du Sacrifice Shabbat et de textes relatifs nous permet de tirer les conclusions suivantes sur la communauté de Qumrân ou du moins sur un certain courant de pensée de l’époque véhiculé dans ces documents trouvés à Qumrân.

Ils croyaient dans l’existence d’un domaine transcendant et spirituel de sainteté supérieure, qu’ils décrivirent en termes symboliques et my-thologiques comme un temple céleste, dans lequel des anges-prêtres of-fraient des sacrifices à Dieu sous forme de louanges et de bénédictions. Cette croyance, bien que calquée sur des idées, imagerie et langage bi-bliques, influa beaucoup sur leur praxis liturgique. Ils tentèrent sur terre d’aligner leur pratique liturgique sur celle des anges célestes et de cette manière tentèrent l’ascension vers le Temple céleste. Cette croyance et

71 Voir notamment J.M Baumgarten, «The Qumran Sabbath Shirot and Rabbinic Merkabah Tradition, RevQ, 1988, 13, p. 199-213. et J.R. Davila, Descenders to the Chariot: The People Behind the Heikhalot literature, Leiden, 2011.

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cette praxis semblent avoir été une constante dans la communauté de certains textes de Qumrân, elles sont attestées dans des textes écrits très tôt dans l’occupation du site aussi bien que dans des textes écrits tard dans l’occupation du site. Quoique cette croyance répondît à la situation spirituelle et aux besoins particuliers de la communauté qui avait rompu avec le culte du Temple de Jérusalem (communauté du Serekh hayahad) ou celle qui proposait de le réformer (communauté du CD) et qui donc en avaient grandement besoin, elles n’ont pas inventé cette croyance. En effet, le concept du Temple spirituel et de la liturgie angélique était courant bien avant les gens de Qumrân et était largement répandu dans le judaïsme du Second Temple.

Donc historiquement parlant il y a possibilité que les Chants du Sacrifice du Shabbat aient été les ancêtres de la littérature des Heikhalot.

En tous cas nous pouvons faire remonter les origines de la mystique juive à l’époque du Second Temple à l’appui des documents de Qumrân même si Scholem ne voulait pas faire remonter la mystique juive à une période précédant le IIIème siècle de l’ère courante.

Par ailleurs, j’adhère à ce qu’écrit Simon Mimouni72, à savoir que la littérature de la Merkabah et des Heikhalot est vraisemblablement contemporaine de l’époque de la formation du Talmud et constitue un contrepoint mystique et ésotérique de la littérature à caractère rationa-liste et exotérique. Cette impression de complémentarité dit-il est cor-roborée par le fait que les héros de cette littérature sont Rabbi Aqiba et Rabbi Ishmaël, des piliers de la Mishnah. Et moi de rajouter: si la Mishnah est la compilation, voire la mise par écrit de discussions rab-biniques, elle n’en reflète pas moins une tradition orale didactique qui puise ses sources au moins dans le judaïsme hellénistique et romain et répercute par là-même la réalité sociétale d’une époque antécédente et il en va de même pour la littérature de la Merkabah/Heikhalot.

Au demeurant Peter Schäfer rejoint Francis Schmidt: la communauté de Qumrân s’est constituée en Temple spirituel et les Chants du Sacrifice du Shabbat constituent la littérature de prêtres privilégiés et moi de ra-jouter: ces prêtres étaient d’obédience pharisienne, des «séparés».

Je suis d’avis en effet que les communautaires des documents de Qumrân étaient des prêtres pharisiens, les Sadducéens ne croyant pas dans les anges; ces prêtres pharisiens furent des dissidents du régime de Jonathan Maccabée dynaste hasmonéen et Grand-Prêtre en 153 avant

72 Cf. S. Mimouni, Le judaïsme ancien, du VIème siècle avant notre ère au IIIème siècle de notre ère, des prêtres aux rabbins, 2012, op. cit.

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l’ère courante. Jonathan est le prêtre impie des textes de Qumrân contre lequel le Moreh Hasedeq soit le maître de Justice, personnage embléma-tique dans la littérature Qumrânienne et que les chercheurs de manière consensuelle situent au milieu du deuxième siècle avant l’ère courante, s’est insurgé. Ces prêtres et scribes pharisiens dissidents, s’opposant au cumul des fonctions de Roi et Grand-Prêtre des souverains Hasmonéens, s’exilent pour certains, à Qumrân. Ils vont y développer ou réécrire les Chants du Sacrifice du Shabbat et autres textes liturgiques, une littéra-ture mystique qui dès lors remplacera le culte de Jérusalem pour l’amé-liorer, ils ne peuvent pas faire de sacrifices, désormais la communion avec dieu se fait en pratiques liturgiques plus élaborées, voire mystiques. Cette littérature évoluera en littératures de la Merkabah et des Heikhalot préservées avec quelques distorsions dans la littérature rabbinique plus tardive. Ce qui explique les similitudes entre les Chants du Sacrifice du Shabbat et autres textes de Qumrân et les textes de la Merkabah/Heikhalot. Les Chants du Shabbat seraient des lors le chaînon manquant entre Ezéchiel 1 et la littérature de la Merkabah/Heikhalot.

Par conséquent Qumrân fut au moins à un moment de son existence comme site, un Beth Midrash l’ kohanim et certains des documents dé-couverts dans les grottes de sa vicinité furent l’œuvre de scribes résidant au moins temporairement sur le site.

A mon sens, la praxis mystique, corporelle ou non, tout comme les pratiques funéraires, traversent aisément les siècles voire les millénaires car empreintes de superstition. Certes, pour l’heure, une praxis mys-tique corporelle détaillée ne se trouve pas, mise par écrit, dans les docu-ments de Qumrân. Cela dit, qu’elle ne le soit pas, n’exclut pas qu’elle existât à Qumrân. En outre la répétition qui scande les textes liturgiques de Qumrân ne suffirait-elle pas à témoigner en soi d’une praxis mys-tique corporelle?

Je serais encline à penser que les deux courants de l’Antiquité plus tardive, attestés dans la littérature rabbinique, parmi les geonim, de rab-bins et de mystiques trouvent leur origine dans la littérature de Qumrân. Ceci devrait tout au moins constituer une piste de recherche non négli-geable.

Au demeurant, la mystique juive a des origines dans la période du Second Temple en Judée et vraisemblablement dans le milieu d’obé-dience pharisienne des Hasidim de Jérusalem exilés ou non à Qumrân.

De surcroît, une combinaison entre la théorie de Golb et celle de Stoekl Ben Ezra nous mène à conclure encore que les grottes de Qumrân recé-lèrent la bibliothèque du Temple de Jérusalem constituée sur plusieurs

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années, voire siècles, puis stockée à Qumrân au fur et à mesure des exactions des souverains étrangers par rapport au Temple des Judéens. On peut imaginer que cette bibliothèque ait démarré en exil à Babylone vue la très forte volonté de préservation du sacerdoce qui transparaît dans les documents de Qumrân et qu’elle ait traditionnellement conti-nué d’être complétée avec le souci de préservation inhérent aux scribes.

La mystique dans l’Antiquité consiste-t-elle en une communion avec Dieu par la connaissance ou par l’expérience? Or la connaissance de Dieu semble être née avec les Sephirot ou attributs de Dieu développées au moyen-âge.

Au demeurant à Qumran il y a trace semble-t-il de la littérature de la Merkabbah et des Heikhalot qui elles témoignent de la possibilité d’une expérience de Dieu.

Ceci étant, il n’y a pas à Qumrân de trace écrite d’une théurgie mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existât pas. On en trouve trace dans la littérature des Heikhalot développée plus tardivement donc si l’on part du même principe de tradition orale compilée plus tardivement dans la Mishnah on aurait dès lors à Qumrân la trace d’une théurgie mise par écrit plus tardivement dans les Heikhalot.

Je trouve appui, a posteriori, car je n’en ai pris connaissance qu’après avoir écrit cette étude, dans le compte rendu que Marc Philonenko fit à la séance de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 200573 et qui s’intitule: «La mystique du char divin, les payrus démotiques ma-giques et les textes de Nag Hammadi». Marc Philonenko fait une anal-yse comparative philologique notamment, de ces textes. Il en conclut que l’on trouve définitivement les traces de la mystique juive à Qumrân.

Du reste, à cette vue de Marc Philonenko à laquelle j’adhère, j’ajouterais pour ma part que chez Philon d’Alexandrie toute la Torah est transformée en philosophie mystique.

Dès lors, il ne fait aucun doute qu’au temps de Philon émergea une sorte de mouvement gnostique juif et que ses enseignements secrets avaient beaucoup en commun avec les théosophes Alexandrins. Les

73 Voir Marc Philonenko, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscrip-tions et Belles Lettres Année 2005, La Mystique du char divin, les papyrus démotiques magiques et les textes de Nag Hammadi, http://www.persee.fr/web/revues/home/pre-script/article/crai_0065-0536_2005_num_149_3_22907 : «La mystique juive de la Merkabah est née en Palestine à l’epoque du second temple elle fut dispersée en Egypte dans des cercles païens ésotériques et se retrouve plus tard dans la gnose chrétienne et même dans l’islam : Dis (encore): qui est le seigneur des sept cieux et du trône im-mense? Ils répondront: (c’est) Allah!»

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sectes des «Esséniens» et encore plus des Thérapeutes, que Philon tenait en grande sympathie, appartenaient à ce groupe. Nous ignorons s’il y eut des échanges d’idées entre eux. En tous cas Philon est lié au courant principal de la mystique juive qui fut véhiculé par la tradition ésotérique jusque dans le moyen-âge lorsque la kabbalah utilisa les restes de cette tradition pour la construction de son propre système de théosophie.

En outre, il y a des affinitiés entre Philon et Plotin, de même des cor-respondances entre bon nombres de vues de Philon et celles de philos-ophes juifs médiévaux lesquels furent influencés par les idées néopla-toniques.

Les aspirations mystiques de Philon trouvèrent leur forme concrète par leur combinaison avec les idées juives.

Le mystique philonien qui s’élève à l’appréhension de Dieu n’est pas capable d’appercevoir Sa face mais peut saisir les vertues dans lesquelles, en quelque sorte Il s’étend.

Le côté mystique de la nature de Philon est pertinent pas seulement parce qu’il nous apparait comme la clef pour comprendre son mode de pensée, mais aussi parce qu’il le montre comme le premier exemple d’un type religieux, destiné à devenir l’une des formes les plus familières de la piété parmi les professeurs de la croyance monothéiste.

Dans le cas de Qumrân, la mystique se pratique de façon individuelle selon Alexander ou il s’agit d’un rituel liturgique communautaire selon Schäfer. Il s’agit d’un mouvement individuel ascendant pour se joindre au culte des anges pour Alexander. Ce sont les anges qui descendent et viennent se mêler à la communauté pour Schäfer.

Quant à la praxis mystique reflétée dans certains textes de Qumrân, elle me semble évidente: un texte mystique impliquant une pratique mystique, d’autant que s’agissant de textes liturgiques, ceux-ci nécessi-tent une pratique rituelle, voire corporelle. De même les pratiques cor-porelles accompagnant la liturgie synagogale aujourd’hui notamment durant la fête de soukkot ne seraient-elles pas des réminiscences de cette très ancienne praxis mystique telle qu’émanant de Qumrân? Il est aussi question d’une union avec les anges dans la généalogie de la mystique juive et chrétienne. La loi de Dieu au ciel oblige les anges comme les hommes sur terre. La mission des anges au ciel est de procéder à la lit-urgie céleste pour proclamer la royauté de Dieu.

Il semble donc que la méthodologie la plus adaptée reste la compara-ison systématique des textes liturgiques de Qumrân avec les textes et les discussions rabbiniques relatifs à la prière et à la communication avec Dieu.