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170 Vassili riVron l’usage de facebooK chez les ÉtoN du camerouN Ouvert au public en 2006, Facebook compte à ce jour des centaines de millions d’utilisateurs à travers le monde, qui y utilisent plusieurs dizaines de langues. En prenant l’exemple des groupes Facebook animés par et pour des membres du groupe ethnique éton (Centre- Cameroun, approximativement 250 000 locuteurs), nous pouvons observer comment l’utilisation des technologies de communication TÅEGPVGU RGTOGV FG PQWXGNNGU HQTOGU FoCHƁTOCVKQP FGU EWNVWTGU traditionnelles. Article original en français.

Réseaux sociaux et graphie des langues maternelles : le cas de Facebook chez les Éton du Cameroun

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Vassili riVron

l’usage de facebooK chez les ÉtoN du camerouNOuvert au public en 2006, Facebook compte à ce jour des centaines de millions d’utilisateurs à travers le monde, qui y utilisent plusieurs dizaines de langues. En prenant l’exemple des groupes Facebook animés par et pour des membres du groupe ethnique éton (Centre-Cameroun, approximativement 250 000 locuteurs), nous pouvons observer comment l’utilisation des technologies de communication TÅEGPVGU�RGTOGV�FG�PQWXGNNGU�HQTOGU�FoCHƁTOCVKQP�FGU�EWNVWTGU�traditionnelles.

Article original en français.

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oWXGTV�au public en 2006, le site Facebook compte à ce jour plu-sieurs centaines de millions d’utilisateurs à travers le monde. L’interface du site est disponible en plusieurs dizaines de langues (y

compris des langues régionales comme le basque, ou artificielles comme l’espéranto), faisant appel à plusieurs systèmes d’écriture, alphabétiques ou non. Ce « réseau social » permet des usages très diversifiés, parmi lesquels on retrouve des projections sur le web de réseaux, de pratiques et de références culturelles préexistants, mais également des innovations culturelles proprement dites.

En prenant l’exemple de plusieurs « groupes Facebook » animés par et pour des membres du groupe « ethnique » Éton (Centre-Cameroun, approximativement 250 000 locuteurs), nous pouvons observer com-ment l’utilisation des technologies de communication récentes permet de nouvelles formes d’affirmation des cultures traditionnelles. Parmi celles-ci, nous avons pu constater une extension de l’usage d’une langue dite « maternelle » hors des contextes et registres habituels, associé au développement de la pratique de son écriture.

Dans un pays où l’on recense deux langues officielles (français et anglais) et plus de deux cents langues locales, la langue éton 1 semblait comme nombre d’autres, devoir rester confinée à des contextes géographiques ou sociaux déterminés. D’une part le département de la Lékié et d’autre part, pour les migrants vers la ville ou l’étranger, l’espace domestique, les cercles familiaux, les hiérarchies traditionnelles, et ceci principalement, dans le cadre d’une communication interpersonnelle (y compris télépho-nique) ou du moins, en présence des interlocuteurs (de type discours).

1 Langue tonale bantoue, au Nord du complexe linguistique beti / bulu / fang.

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Quelques langues camerounaises sont écrites ou l’ont été (y compris par des systèmes graphiques spécifiques). Certaines ont été enseignées pendant la période du protectorat allemand (1884-1922), avant que cela ne soit aboli sous la colonisation française. La perspective de ce type d’enseignement revient périodiquement à l’ordre du jour depuis l’Indépendance (1960) mais est contrée, dans l’imaginaire républicain, par la crainte de dérives tribalistes. De ce fait, l’éton demeure à ce jour principalement oral et son écriture usuelle n’est toujours pas codifiée. En réalité, cette écriture semble faire principalement l’objet de productions savantes : transcriptions ethnographiques, études linguistiques, publica-tion de textes bilingues dans des recueils de folklore ou de compilations de littératures orales… Elle sert par ailleurs de ressource mnémotechnique à ses locuteurs dans le cadre d’annotations personnelles (mémoires, dictons, notes) ou dans des passages de connivence ou d’érudition au sein de correspondances qui sont principalement rédigées dans une autre langue 2. L’absence d’enseignement et les principes républicains hérités de la France expliquent l’impossibilité d’un lectorat régulier en éton (presse, ouvrages, administration, politique).

Dès le début de nos observations (2004), nous avions pu constater une extension de l’éton écrit sur le Web, et ce principalement dans deux contextes. D’une part un certain nombre d’initiatives (individuelles souvent) ont mené à la création de sites culturels « patrimoniaux » (sur le folklore, la culture, la langue, l’histoire du groupe ethnique ou de sa région). L’apparition de l’éton y prend la forme de lexiques fragmentaires, ou encore de recensements de dictons, par exemple. Il s’agit rarement dans ces sites de s’adresser directement à un public en éton écrit, mais plutôt de transcrire l’oral ou d’enseigner l’oral. L’apparition de dialogues écrits en éton s’est faite logiquement du côté des blogs et forums. Nous avions pu le constater notamment dans les commentaires aux vidéos d’artistes locaux sur YouTube ou dans les réponses aux articles de la presse came-rounaise sur le Web. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’usage de la langue dépasse rarement deux phrases sans une traduction et se résume souvent à de l’illustration, de l’interpellation, des traits d’esprit ou des propos de connivence (excluant les non-locuteurs).

2 Voir à propos des techniques et langues de la correspondance avec la diaspora : Sayad, Abdelmalek, « Du message oral au message sur cassette : la communication avec l’absent », Actes de la recherche en sciences sociales��|P����|������RR��������

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L’apparition des « réseaux sociaux » (ici Facebook) a suscité le déve-loppement d’une grande diversité de communautés (« groupes ») où se recoupent généralement des entités individuelles (avec photo et données personnelles) par des procédures de cooptation (demandes d’« amitié ») et qui donnent alors accès aux contenus des « profils » ou des « groupes » (photos, textes, vidéos, jeux, etc.) que l’on peut partager de façon para-métrable. Parmi les groupes Facebook intéressants pour notre propos, nous pouvons citer « Les Étons » (référent ethnique, 53 membres), « Fils et filles de la Lékié » (référent territorial, 220 membres) et « Ongola - Culture Fang-Bulu-Beti » (référent culturel élargi : 1445 membres). Outre l’idée de transposer différents aspects de la structure sociale et des pratiques culturelles des groupes sur une ressource électronique, nous y trouvons également des formes d’écrit qui évoluent par rapport à ce que nous avions observé initialement. Parmi les nombreuses thématiques abordées dans ces « groupes Facebook », une partie importante est consacrée à des questions génériques touchant à la culture « traditionnelle », le mariage, la parenté, les initiations, les dictons. La question de la langue fait rarement l’objet d’un traitement spécifique.

Des échanges durables se nouent sur les réseaux sociaux, utilisant diffé-rents registres. Le français ou l’anglais restent clairement dominants, que cela soit pour les propos génériques (description, instructions du groupe) ou pour les commentaires et dialogues eux-mêmes. Mais au sein des messageries, « murs » et forums de discussion propres à chaque groupe, l’éton peut apparaître dès le titre de la rubrique. Il peut ensuite ouvrir le débat et se poursuivre (y compris dans d’autres langues).

Il semble y avoir moins de gêne à écrire l’éton dans l’« entre-soi » des groupes Facebook, l’intercompréhension étant postulée malgré l’absence de graphie usuelle codifiée et enseignée. L’inégalité des compétences lin-guistiques se manifeste clairement dans ces échanges, ainsi que la diversité des ressources mobilisées pour concevoir des solutions graphiques (dans un environnement francophone, anglophone, ewondophone 3). Les efforts pour se faire comprendre par écrit dans cette langue tonale, comme pour déchiffrer les messages (en les ré-oralisant), sont visibles dans les échanges et lors des observations que nous avons pu faire en situation. Le plaisir

3 Ewondo : langue parlée dans la partie sud du Cameroun et notamment à la capitale, Yaoundé.

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à le faire est lui aussi manifeste : cette expression relève de la complicité et de la fierté culturelle.

Ce qui est intéressant pour le chercheur, c’est que ce corpus textuel est complété par des « profils » qui donnent des indications précieuses sur les membres actifs du groupe. Loin d’être une émanation populaire, le réinvestissement et les déplacements des ressources tenues pour « tradi-tionnelles » sur internet sont en grande partie le fait de lettrés souvent cosmopolites, si ce n’est expatriés. Nous constatons effectivement, dans les cas cités plus haut, que les fondateurs ou les modérateurs/animateurs de ces groupes étaient, respectivement : un blanc du pays, une camerounaise expatriée aux États-Unis et un intellectuel camerounais. Il n’en pouvait être autrement, déjà pour de simples raisons matérielles : Facebook ne peut pas être consulté sur les nombreux terminaux obsolètes que l’on trouve au Cameroun. Mais au-delà, et comme nous pouvons l’observer pour la codification de la culture populaire européenne par les folkloristes du XIXe et XXe siècles, le souci et la capacité à s’approprier des ressources informatiques et à transposer des ressources linguistiques d’une langue à l’autre, comme de l’oral vers l’écriture, sont socialement déterminées et consacrent le rôle déterminant des « élites cosmopolites » et en parti-culier de celles qu’on dit « passées de l’autre côté » (diaspora). Un détour vraisemblablement nécessaire pour assurer la vitalité d’une langue orale dans le contexte écrit des nouvelles technologies.

bibliographie[abélès 2008] Abélès, Marc, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2008.

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177Vassili Rivron

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réseau maaya

Net.laNgréussir le cyberespace multilingue

éDITION ET COORDINATION :laurent Vannini

HerVé le crosnier

C&F éDITIONS 2012

table des matièresGénérique 9

aVant-propos 10

Irina Bokova Directrice générale de l’Unesco 13

Abdou Diouf Secrétaire général de la Francophonie 17

José Luis Dicenta Secrétaire général de l’Union Latine 21

Dwayne Bailey Directeur de recherche de ANLoc 23

Daniel Prado Secrétaire exécutif du Réseau Maaya 27

partie 1 32 Quand les tecHnologies rencontrent le multilinguismeDaniel PradoPrésence des langues dans le monde réel et le cyberespace 35

Michaël OustinoffL’anglais ne sera pas la lingua franca de l’Internet 55

éric PoncetInnovation technologique et maintien des langues 73

Maik GibsonPréserver l’héritage des langues éteintes ou en danger 79

Marcel Diki-KidiriLe cyberespace dans l’éducation en langue maternelle 95

partie 2 108 espaces numériQuesStéphane BortzmeyerLe multilinguisme dans la normalisation de l’internet 111

Mikami Yoshiki & Shigeaki KodamaMesurer la diversité linguistique sur le Web 125

Joseph MarianiLes technologies de la langue en soutien au multilinguisme 149

Vassili RivronL’usage de Facebook chez les éton du Cameroun 171

Pann Yu Mon & Madhukara PhatakMoteurs de recherche et langues asiatiques 179

Hervé Le CrosnierBibliothèques numériques 197

Dwayne BaileyLocalisation des logiciels : open source et multilinguisme numérique 219

Mélanie Dulong De RosnayTraduction et localisation des licences Creative Commons 239

partie 3 247 le multilinguisme numériQue pour construire des sociétés inclusiVesViola Krebs & Vicent Climent-FerrandoLangues, cyberespace et migrations 249

Annelies Braffort & Patrice DalleAccessibilité du cyberespace : langues des signes 269

Tjeerd de GraafIntérêt des archives orales pour les langues menacées 291

Evgeny KuzminPolitiques linguistiques pour contrer la marginalisation des langues 309

Tunde AdegbolaMultimédia, langues des signes, langues écrites et orales 337

Adel El ZaimCyberactivisme et langues régionales dans les printemps arabes de 2011 351

Adama SamassékouMultilinguisme, Objectifs du Millénaire pour le développement et le cyberespace 363

partie 4 376 le multilinguisme sur internet, une Question multilatéraleIsabella Pierangeli BorlettiDécrire le monde : Multilinguisme, Internet et Droits de l’Homme 379

Stéphane BortzmeyerLa gouvernance de l’internet à l’heure du multilinguisme 405

Marcel Diki-KidiriPrincipes éthiques requis pour une présence équitable des langues dans la société de l’information 419

Stéphane GrumbachL’Internet en Chine 435

Michaël OustinoffL’économie des langues 441

Daniel Prado & Daniel PimientaQuelles politiques publiques pour les langues dans le cyberespace ? 457

conclusion 471 l’aVenir se parle, s’écrit et se lit dans toutes les languesAdama Samassékou président de Maaya

NET.LANG RÉUSSIR LE CYBERESPACE MULTILINGUE est un guide pédagogique, politique et pratique permettant d’appréhender et de comprendre les principaux enjeux du multilinguisme dans le cyberespace. Le multilinguisme est la nouvelle frontière du réseau numérique. Ce livre veut en montrer les enjeux, mais aussi proposer des pistes pour une présence équitable des langues dans la société de l’information.Promouvoir sa langue, décider de politiques linguistiques, enseigner une ou des langues, travailler sur une langue, traduire ou interpréter des langues, créer du contenu dans plusieurs langues, s’adresser à des personnes d’autres langues… autant de situations pour lesquelles ce livre veut donner des pistes. La vitalité du multilinguisme est une force tant pour le développement de l’internet que pour la construc-tion de sociétés inclusives, partageant les savoirs et les travaillant dans l’objectif du bien vivre ensemble.

Maaya / Réseau mondial pour la diversité linguistique est un réseau multi-acteurs créé dans le but de contribuer à la valorisation et la promotion de la diversité linguistique dans le monde. Terme de la langue bambara, Maaya pourrait se traduire par le néologisme « Humanitude ». Le Réseau Maaya a été créé dans le cadre du Sommet Mondial sur la Société de l’Information (SMSI), durant lequel la diversité culturelle et linguistique dans le cyberespace C�ÅVÅ�KFGPVKƁ�ÅG�EQOOG�NoWPG�FGU�RTKQTKVÅU��/CC[C�C�ÅVÅ�KPKVKÅG�RCT�NoAcadé-mie Africaine des Langues�#%#.#0���UQWU�NGU�CWURKEGU�FG�NoUnion Africaine. http://www.maayajo.org/

Ce livre GUV�WPG�TÅCNKUCVKQP�FW�4ÅUGCW�/CC[C��CXGE�NG�UQWVKGP�FG�No7PGUEQ��5GEVGWT�FG�NC�%QOOWPKECVKQP�GV�FG�No+PHQTOCVKQP��FG�No1TICPKUCVKQP�KPVGTPCVKQPCNG�FG�NC�(TCPEQRJQPKG��FG�No7PKQP�.CVKPG��FG�#0.QE�GV�FG�+&4%�%4&+��

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ISBN (ÉDITION FRANÇAISE PDF) : 978-2-915825-23-7http://cfeditions.com

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En coopération avec leSecteur dela communicationet de l’information