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1 Tribu et Etat en Afrique Introduction Les éléments de réflexion proposés par cet essai ont pour thème principal les rapports entre la « tribu », « l’ethnie » et l’Etat en Afrique. Il s’agit évidemment d’un sujet très vaste, objet d’une littérature considérable, et qui concerne des disciplines diverses : la géographie, l’histoire, la politologie, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, le droit, et même la linguistique, dans la mesure où la recherche de fondements aux identités communautaires (« tribu », « ethnie », « nation ») s’appuie volontiers sur un marqueur linguistique susceptible de justifier l’unité culturelle et les frontières établies ou revendiquées par/pour le groupe de référence. Le continent africain lui-même, même si on le réduit à sa composante subsaharienne — ce sera le choix retenu ici — connaît un dynamisme démographique exceptionnel, passant de 220 millions d’habitants en 1950 à plus d’un milliard au premier semestre 2009. Et s’agissant des relations entre tribus, ethnies et Etats, les contrastes y sont immenses entre la poussière des micro-groupes de quelques centaines, voire dizaines de personnes, de la forêt équatoriale, incorporés par dizaines à un même Etat (Gabon, Cameroun, RDC, etc.) et les vastes entités ethno-linguistiques transfrontalières comme les Peul, fondateurs d’empires, qui s’étendent de la côte atlantique sénégalo-mauritanienne au sud Soudan, en passant par le Mali, la Guinée, le Niger, le Nigéria et le Cameroun. Il ne peut évidemment être question pour nous de prétendre faire un tour exhaustif de tout cela en une soixantaine de pages. Afin de limiter le champ de cette recherche, la perspective adoptée ici sera principalement d’inspiration anthropologique, l’anthropologie s’étant de longue date spécialisée dans l’étude des formes de pouvoir observée dans les sociétés plus ou moins « archaïques » et à la charpente étatique modérément affirmée, voire inexistante. La spécialisation revendiquée jusqu’à une date récente par l’anthropologie dans ce type de sociétés n’empêche évidemment pas, et appelle au contraire, une interrogation circonstanciée sur la portée et la signification des concepts qu’elle utilise lorsque les anthropologues parlent de « tribus », « d’ethnies » et « d’Etats ». Interrogation d’autant plus nécessaire que depuis la colonisation et l’universelle étatisation du monde qu’elle a engendrée, les frontières se sont définitivement brouillées entre les sociétés naguère réputées « sans Etat » et celles qui disposent d’une administration centralisée et reconnue. Dans une première partie, essentiellement dévolues à ce que nous appelons les « solidarités primordiales », articulées autour de la parenté, réelle ou fictive, et de ses effets, nous nous attacherons à l’examen du contenu des notions de « tribu » et « d’ethnie », et à l’analyse des relations entre parenté et pouvoir dans les structures sociales « traditionnelles » africaines. Cet examen, qui s’appuiera sur quelques exemples tirés à la fois de nos observations personnelles et de la littérature ethnographique africaniste, montrera également le poids des facteurs religieux dans la légitimation des différentes formes d’autorité, qu’elles soient tribales ou étatiques, et l’impact différentiel de la diversité des cheminements historiques locaux quant à la présence ou à l’absence d’une autorité politique centralisée. La seconde partie de notre travail développera un certain nombre d’observations générales sur la nature de l’Etat à la lumière des terrains anthropologiques africains et du passé étatique de l’Afrique, avant de s’intéresser aux formes de tribalisation/ethnicisation de l’Etat importé et de ses avatars postcoloniaux, en relation avec les multiples "champs de polarisation" qui le

Tribu et Etat en Afrique

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Tribu et Etat en Afrique

Introduction

Les éléments de réflexion proposés par cet essai ont pour thème principal les rapports entre la « tribu », « l’ethnie » et l’Etat en Afrique. Il s’agit évidemment d’un sujet très vaste, objet d’une littérature considérable, et qui concerne des disciplines diverses : la géographie, l’histoire, la politologie, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, le droit, et même la linguistique, dans la mesure où la recherche de fondements aux identités communautaires (« tribu », « ethnie », « nation ») s’appuie volontiers sur un marqueur linguistique susceptible de justifier l’unité culturelle et les frontières établies ou revendiquées par/pour le groupe de référence. Le continent africain lui-même, même si on le réduit à sa composante subsaharienne — ce sera le choix retenu ici — connaît un dynamisme démographique exceptionnel, passant de 220 millions d’habitants en 1950 à plus d’un milliard au premier semestre 2009. Et s’agissant des relations entre tribus, ethnies et Etats, les contrastes y sont immenses entre la poussière des micro-groupes de quelques centaines, voire dizaines de personnes, de la forêt équatoriale, incorporés par dizaines à un même Etat (Gabon, Cameroun, RDC, etc.) et les vastes entités ethno-linguistiques transfrontalières comme les Peul, fondateurs d’empires, qui s’étendent de la côte atlantique sénégalo-mauritanienne au sud Soudan, en passant par le Mali, la Guinée, le Niger, le Nigéria et le Cameroun. Il ne peut évidemment être question pour nous de prétendre faire un tour exhaustif de tout cela en une soixantaine de pages.

Afin de limiter le champ de cette recherche, la perspective adoptée ici sera principalement d’inspiration anthropologique, l’anthropologie s’étant de longue date spécialisée dans l’étude des formes de pouvoir observée dans les sociétés plus ou moins « archaïques » et à la charpente étatique modérément affirmée, voire inexistante. La spécialisation revendiquée jusqu’à une date récente par l’anthropologie dans ce type de sociétés n’empêche évidemment pas, et appelle au contraire, une interrogation circonstanciée sur la portée et la signification des concepts qu’elle utilise lorsque les anthropologues parlent de « tribus », « d’ethnies » et « d’Etats ». Interrogation d’autant plus nécessaire que depuis la colonisation et l’universelle étatisation du monde qu’elle a engendrée, les frontières se sont définitivement brouillées entre les sociétés naguère réputées « sans Etat » et celles qui disposent d’une administration centralisée et reconnue.

Dans une première partie, essentiellement dévolues à ce que nous appelons les « solidarités primordiales », articulées autour de la parenté, réelle ou fictive, et de ses effets, nous nous attacherons à l’examen du contenu des notions de « tribu » et « d’ethnie », et à l’analyse des relations entre parenté et pouvoir dans les structures sociales « traditionnelles » africaines. Cet examen, qui s’appuiera sur quelques exemples tirés à la fois de nos observations personnelles et de la littérature ethnographique africaniste, montrera également le poids des facteurs religieux dans la légitimation des différentes formes d’autorité, qu’elles soient tribales ou étatiques, et l’impact différentiel de la diversité des cheminements historiques locaux quant à la présence ou à l’absence d’une autorité politique centralisée.

La seconde partie de notre travail développera un certain nombre d’observations générales sur la nature de l’Etat à la lumière des terrains anthropologiques africains et du passé étatique de l’Afrique, avant de s’intéresser aux formes de tribalisation/ethnicisation de l’Etat importé et de ses avatars postcoloniaux, en relation avec les multiples "champs de polarisation" qui le

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structurent et l'orientent : stratifications sociales anciennes et nouvelles, religion et influences externes notamment.

1. Solidarités primordiales

Nombre de conflits en Afrique — et le continent n'en manque pas — sont, ou ont été, souvent mis au compte des antagonismes "tribaux" et "ethniques". Et l'idée demeure largement répandue qu'une bonne partie des difficultés et des problèmes observés sur le continent — instabilité politique, sous-développement persistant, corruption… — proviendraient du "tribalisme", de la propension des individus et des groupes à privilégier les solidarités de proximité au détriment de l'allégeance aux entités présumées civiquement et économiquement plus conformes aux exigences du "monde moderne" que sont la nation et l'Etat. Les connotations de "traditionnalisme", quand il ne s'agit pas de "primitivisme", attachées à ces deux notions — tribu et ethnie —, les rendent aujourd'hui suspectes et d'un usage jugé stigmatisant, voire injurieux. En tout cas politiquement pas très correct. "Tribu" et "ethnie" faisant en quelque sorte partie du vieux fond de commerce de l'anthropologie, même si de nos jours elle les traine avec une certaine gène, nous allons d'abord tenter d'en préciser les contours, tels que cette discipline permet de les entrevoir avant d'en venir à leurs relations controversées avec l'Etat en Afrique.

1. 1. Tribu

Dans un texte déjà ancien, l'anthropologue français Maurice Godelier (1973 : 93-131) avait entrepris d'examiner le symptôme de crise que représente pour la discipline anthropologique elle-même l'obsolescence, ou à tout le moins les fortes suspicions, pesant depuis la fin des années 1960 sur le concept de "tribu"1 et sur son usage, pointant du doigt les flottements et la polysémie qui l'entourent.

La notion de "tribu" est utilisée par les anthropologues, écrit Godelier, pour désigner "deux domaines de faits différents mais liés. D'une part, presque tous s'en servent pour distinguer un type de société parmi d'autres, un mode d'organisation sociale spécifique qu'ils comparent à d'autres modes d'organisation de la société, "bandes", "Etats", etc. Ce point, cependant, ne fait pas l'unanimité parmi eux par suite de l'imprécision, du flou des critères sélectionnés pour définir et isoler ces divers types de société. Mais le désaccord est encore plus profond à propos du second usage du terme, lorsqu'il sert à désigner un stade d'évolution de la société humaine." (Godelier, 1973 : 93-94, souligné par M. G.).

La manière de concevoir les liens entre ces deux acceptions de la notion de "tribu" — type de société, d'un côté, et stade d'évolution dans un parcours fléché de l'espèce humaine, de l'autre — dessine une ligne de démarcation assez nette entre les approches évolutionnistes et néo-évolutionnistes, d'une part, et les analyses d'inspiration structuro-fonctionnalistes, de l'autre. Pour le sortir du flou qui l'entoure et des usages controversés dont il fait l'objet, Godelier invite à retracer l'histoire du concept de "tribu" à travers l'histoire de la discipline anthropologique.

Dans la vision évolutionniste des sociétés humaines, celle qu’inaugurent de la manière la plus nette dans l’histoire de l’anthropologie les travaux de Lewis Henry Morgan (1818-1881), l’organisation tribale est affectée à un « stade » particulier de l’évolution, celui de la                                                                                                                1 Les deux anthropologues qui l'ont coordonné se sentent obligés de se défendre de tout passéisme, en tête d'un numéro spécial d'une revue professionnelle consacré au thème de la tribu (Bonte et Ben Hounet, 2009 : 13)

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« barbarie ». Elle se situe entre la « horde », caractéristique du stade de la « sauvagerie », et l’Etat, dont l’émergence est considérée comme contemporaine du stade de la « civilisation ». Unité autonome et "complètement organisée", la tribu regroupe, selon la vision qu'en donne Morgan, un ensemble de "clans". Morgan définit le clan comme "un groupe de parents consanguins descendants d'un même ancêtre commun et distingués par un nom de gens2 et liés entre eux par des relations de sang." (in Godelier, 1973 : 98). Constituant un ensemble plus vaste que le clan, la tribu, telle que définie par Morgan, présente des traits qui la rapprochent déjà de cette entité encore plus vaste et plus floue qu'est "l'ethnie" : "Chaque tribu, écrit Morgan, est individualisée par un nom, par un dialecte séparé, par un gouvernement suprême et par la possession d'un territoire qu'elle occupe et défend comme le sien propre." (idem). Le "gouvernement suprême" qu'il a ici en vue se réduit à un conseil de notables, coiffé parfois d'un "chef suprême". A ces traits essentiels, Morgan ajoute que les membres d'une même tribu partagent une foi religieuse commune manifestée dans des pratiques rituelles également partagées.

La croissance démographique et l'éloignement géographique finissent par engendrer, par scissiparité, de nouvelles unités tribales, progressivement confortées dans leur autonomie par les particularismes linguistiques que leur isolement n'aura pas manqué de produire. L'individualisation de la tribu est également constamment nourrie et avivée par les conflits qui l'opposent aux groupements tribaux adjacents. Et nous verrons que la pratique de la guerre est présentée, dans d'autres approches fort différentes, sinon opposées à celle de Morgan, comme une caractéristique essentielle du mode d'organisation tribal.

Le développement de la propriété privée du bétail et de la terre que connaissent certaines tribus s'accompagne, dans le schéma "historique" de Morgan, à la fois d'une dissolution progressive des communautés "gentilices" et d'une consolidation des unités domestiques reposant sur la monogamie3. Ainsi l'humanité se serait-elle acheminée vers "la civilisation", l'étape de son parcours qui correspond à l'usage de l'écriture, à l'émergence de la famille nucléaire, au développement du commerce, des activités manufacturières et des arts, ainsi qu'à l'apparition de l'Etat.

Godelier recense, dans la littérature anthropologique, sociologique et linguistique des années 1960 toute une somme de critiques, prenant en partie racine dans les travaux de Franz Boas (Boas, 1986), figure tutélaire du culturalisme américain. Ces travaux tendent à établir les limites du modèle morganien de l'organisation tribale. Certaines études4 ont montré, relève

                                                                                                               2 Terme à peu près synonyme de clan dont Morgan tirera l'appellation "société gentilice" pour désigner la société tribale.

3 Le schéma évolutionniste morganien, qui a fortement inspiré Friedrich Engels (Engels, 1976) et une certaine vision marxiste de l'histoire, concerne à la fois les structures familiales, l'organisation économique et les "superstructures" politiques.

4 Godelier cite notamment Morton H. Fried ("On the concpet of "Tribe" and "Tribal Society"", Transactions of the New York Academy of Science 28 (4), 1967 et The Evolution of Political Society, Random House, New York, 1967), Gertrude Dole ("Tribe as the Autonomous Unit" in June Helm , ed., Essays on the Problem of Tribe, Seattle, University of Washington Press, 1968, pp. 101-110), Doll Hymes ("Linquistic Problems of Defining the Concept of ‘Tribe‘", in Helm), John Gumperz (Gumperz J., Ferguson Ch. A. eds., Linguistic Diversity in South Asia : Studies in Regional, Social and Functional Variation, Bloomington, Indiana University Press, 1960), Paul Frierich ("Multilingualism and Socio-Cultural Organization", Anthropolical Linguisitics 4 (1),1962), Harold Driver & alii ("Correlational Analysis of Murdock's 1957 Ethnographic Sample", American Anthropologist, vol. 69 (3), 1967, pp. 332-352)

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Godelier, "qu'unité linguistique, unité culturelle et unité "tribale" ne coïncidaient pas dans de nombreux cas." (Godelier, 1973 : 102). D'autres ont suggéré que les noms par lesquels les "tribus" étaient désignées provenaient souvent d'une attribution par des étrangers "ou voulaient tout simplement dire "les gens"." (Godelier, idem). Il relève également, avec Malinowski et Leach, le caractère généralement fictif de la revendication, pour l'ensemble de la tribu, d'un ancêtre commun.

Les critiques du schéma évolutionniste morganien ont également pointé du doigt la fragilité de certains de ses présupposés essentiels : l'antériorité postulée (mais non démontrée) de la filiation matrilinéaire sur la filiation patrilinéaire, la "simplicité" et l'absence de hiérarchie dans les sociétés "tribales", notamment. La redéfinition des "stades" par les néo-évolutionnistes du XXe siècle (Sahlins, 1961), même si elle permet de prendre en compte des facteurs négligés par Morgan, comme la hiérarchie5, n'a pas vraiment ouvert la voie à un usage rigoureux de la notion de tribu, ni comme forme particulière d'organisation sociale, ni comme moment particulier de l'histoire de l'humanité en général. Seule se dégage finalement de la reprise de Morgan par Sahlins une opposition essentielle, aussi bien aux yeux des évolutionnistes que de leurs critiques fonctionnalistes, l'opposition entre sociétés "segmentaires" sans Etat et sociétés où l'Etat est présent.

L’anthropologie fonctionnaliste britannique, héritière des travaux du sociologue français Emile Durkheim (1858-1917), maintiendra en effet, et même, à certains égards, accentuera l’opposition entre tribu et Etat. Durkheim (Durkheim, 1978), réfléchissant sur les progrès de la division du travail dans les sociétés industrielles et sur ses effets, établissait une distinction majeure entre la « solidarité mécanique » ou « par imitation » caractéristique des sociétés peu différenciées, où chaque unité (cellule domestique, campement, village…) n’était qu’un duplicata de l’unité contiguë, et la « solidarité organique » propre aux groupements humains connaissant une division du travail plus développée. Les premières, segmentées en unités semblables, tribus et fractions de tribus, seront dites « segmentaires » par opposition aux sociétés industrielles , où la division du travail engendre d’autres formes d’association basées sur la diversité des métiers et des spécialités, sur une division en classes.

Evans-Pritchard (1902-1973) fut le traducteur en Angleterre de Durkheim. Figure majeure de l'anthropologie fonctionnaliste britannique et auteur d’une étude classique sur les Nuer du Sud Soudan (Evans-Pritchard, 1940), il a fortement contribué à asseoir, voire à essentialiser, l’opposition établie par le sociologue français. Outre des travaux qui ont fait date sur les Nuer et les Azande des confins méridionaux du Soudan, Evans-Pritchard a co-édité, avec Meyer Fortes, un ouvrage collectif longtemps demeuré une référence sur les "systèmes politiques africains" (Fortes & Evans-Pritchard, 1940) et où sont présentées les institutions politiques de huit sociétés "traditionnelles" du continent, étudiées par des spécialistes reconnus : Zulu d'Afrique du Sud (Max Gluckman), Ngwato du Botswana (Ian Schapera), Bemba du Zimbabwe (Audrey Richards), Banyankole d'Uganda (K. Oberg), Kede du Nigeria (S. F. Nadel), Bantu Kavirondo de Tanzanie (Gunther Wagner), Tallensi du Nigeria (Meyer Fortes), Nuer du Sud Sudan (Evans-Pritchard).

Dans leur introduction à cet ouvrage, Evans-Pritchard et Fortes distinguent deux types de systèmes politiques parmi les sociétés évoquées dans les huit contributions qu'ils ont

                                                                                                               5 Au lieu des trois stades de Morgan (horde, tribu, Etat), les néo-évolutionnistes en distinguent quatre : les bandes, les tribus, les chefferies, l'Etat. Cette quadripartition sera, cependant, ramenée ultérieurement par Sahlins (Sahlins, 1968) à seulement trois stades : bande, tribu et Etat.

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rassemblées. Un "Groupe A" formé de "sociétés qui possèdent une autorité centralisée, un appareil administratif et des institutions judiciaires — en un mot, un gouvernement — et dans lesquelles les distinctions de richesse, de privilège et de statut correspondent à la distribution du pouvoir et de l'autorité. Ce groupe comprend les Zulu, les Ngwato, les Bemba, les Banyankole et les Kede"6. Et un second groupe, qu'ils appellent "Groupe B", formé, lui, de "sociétés qui manquent d'autorité centralisée, d'appareil administratif et d'institutions judiciaires constituées — en un mot, qui manquent de gouvernement — et dans lesquelles il n'y a pas de divisions tranchées de rang, de statut ou de richesse. Ce groupe comprend les Logoli (Kavirondo), les Tallensi et les Nuer."7

Ce sont les relations de parenté, et plus particulièrement la filiation unilinéaire (Fortes, 1953), seule susceptible, de l'avis de nos deux introducteurs, de servir de base à la formation de "groupes en corps dotés de fonctions politiques" (Fortes & Evans-Pritchard, 1940 : 6) qui constituent le facteur discriminant essentiel entre les sociétés du groupe A et celles du groupe B. Si dans les premières c'est l'organisation administrative qui régente la vie publique, dans les secondes, c'est "the segmentary lineage system, which primarily regulates political relations between territorial segments. » (idem : 6).

Pour Evans-Pritchard donc, comme pour la plupart des travaux qu’il a inspirés8, l’organisation tribale repose avant tout sur la parenté, plus précisément sur les rapports particuliers de parenté appelés « filiation unilinéaire » (« patrilinéaire » parmi les Nuer). La référence à un même ancêtre, associée à un mode spécifique de mariage, permet, dans ce type de société, de définir, de proche en proche, des unités plus ou moins étendues (batn, ‘ashîra, fakhz, qabîla dans le contexte tribal arabe, par exemple…), régies à la fois par la solidarité et la rivalité, selon le principe de l’opposition complémentaire : « moi contre mon frère, mon frère et moi contre nos cousins, nos cousins et nous contre la terre entière ». L’anarchie plus ou moins ordonnée, qui résulte de ce double mécanisme de fission et de fusion, a été généralement présentée par le fonctionnalisme comme une caractéristique essentielle des sociétés « segmentaires » tribales, parfois qualifiées « d’acéphales » ou « sans Etat », et opposées, comme nous venons de le voir, aux sociétés régies par une armature étatique. Le conflit individuel (vengeance) ou collectif (guerre inter-tribale) est le principal, sinon le seul, moyen que connaissent ces sociétés pour venir à bout des contradictions de personne ou de groupe qui peuvent surgir en leur sein. Entre tribus, estimait Evans-Pritchard, il ne peut y avoir que la                                                                                                                6   « One group, which we refer to as group A, consists of those societies which have centralized authority, administrative machinery, an judicial institutions — in short, a government — and in which cleavages of wealth, privilege, and status correspond to the distribution of power and authority. This group comprises the Zulu, the Ngwato, the Bemba, the Banyankole and the Kede." (Fortes & Evans-Pritchard, 1940 : 5)  

7   "The other group which we refer to as group B, consists of those societies which lack centralized authority, administrative machinery, and constituted judicial institutions — in short which lack government — and in which there is no sharp divisions of rank, status, or wealth. This group comprises the Logoli, the Tallensi, and the Nuer." (idem)  

8 Nous songeons en particulier ici aux études réunies par Middleton & Tait (Middleton & Tait, 1958), et plus particulièrement consacrées aux sociétés "segmentaires". Six communautés africaines sont analysées dans cet ouvrage : les Tiv du Nigeria (L. Bohannan), les Mandari (J. Buxton) et les Dinka (G. Lienhardt) du Sud Sudan, les Bwamba d'Uganda (E. Winter), les Konkomba du Togo (D. Tait) et les Lugbara des confins du Sudan et de la RDC. Middleton et Tait procèdent, dans leur introduction, au classement de ces sociétés en trois groupes à partir des quatre critères suivants : 1°) la manière dont la généalogie est utilisée pour concevoir et exprimer les relations entre groupes locaux, 2°) le degré d'autonomie ou d'interdépendance des groupes locaux dans les situations politiques, 3°) le degré de spécialisation des rôles et fonctions politiques, 4°) la manière dont la violence est utilisée pour régler les conflits.

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guerre. Ce qui distinguerait radicalement l’univers tribal du mode d’administration étatique, fondé, selon la célèbre définition de Max Weber (Weber, 1959), sur le monopole de l’exercice légitime de la violence physique par la sphère de l’Etat. Au rôle central de la parenté dans les sociétés « tribales », il convient d’ajouter celui du territoire, et toute la somme des valeurs symboliques (croyances religieuses, pratiques rituelles, etc.) et mémorielles (récits mythiques et historiques communs, lieux de mémoire…) attachées à l’histoire et au statut du groupe.

Ces considérations anthropologiques sur la tribu et l’Etat ne sont pas sans rappeler, dans le champ de la pensée arabe, la mémorable contribution d’Ibn Khaldûn (m. 1406) autour du thème de la ‘asabiyya — fondement de l'unité de la tribu — et de la lutte des ‘asabiyyât, manifestation ordinaire de sa tendance à la scissiparité.

Le point de départ de la réflexion philosophique et sociologique d'Ibn Khaldûn est constitué par l'affirmation d'un archétype naturel des manifestations authentiques de vie collective chez les êtres humains. A l'instar de l'univers sublunaire d'Aristote, livré à l'empire de la génération et de la corruption — la conception khaldunienne du "naturel" (ṭabīˤī) doit sûrement beaucoup à l'opposition aristotélicienne de la phusis et de la technê — l'ordre de la culture ne fait jamais que répéter, avec ses lapsus et ses trous de mémoire, l'ordre inaltérable de la nature où règne, dans une parfaite adéquation à elle-même, la volonté de Dieu.

Expression d'une hiérarchie ontologique fondatrice de l'ordre logique de la science du ˤumrân ("culture", "civilisation") — au-delà de l'apparent désordre des évènements historiques, il faut, suggère l'auteur de la Muqaddima, aller à leurs causes — le passage de la nature à la culture n'est jamais que la manifestation provisoire d'une bifurcation ordonnée autour d'un invisible télos : l'accomplissement, à travers ses ruses et ses détours, de la "nature" elle-même, c'est-à-dire de la volonté divine. Il y a donc, pour Ibn Khaldûn, une "nature" humaine, une "nature" du pouvoir, comme il y a une durée "naturelle" de la vie des nations et des dynasties.

Le pouvoir politique tel qu'Ibn Khaldûn le conçoit est le produit de la dualité essentielle de la "nature humaine", de l'opposition en l'homme de l'humanité et de l'animalité. Reprenant à son compte la fameuse expression d'Aristote, il affirme que l'homme est "par nature, un animal politique"9, un être social par nécessité. Car Dieu, en le créant, lui a conféré le besoin de s'alimenter, qu'il ne peut, même à une échelle élémentaire, satisfaire sans recourir à l'assistance de ses congénères.

"Même le minimum vital — une ration journalière de blé, par exemple — requiert mouture, pétrissage et cuisson : c'est-à-dire le concours d'ustensiles et d'outils et, par suite, celui de corps de métier (forgeron, menuisier et potier). En admettant que le grain puisse être consommé cru, un certain nombre d'opérations seraient nécessaires à sa récolte : il faudrait le semer, le moissonner et le fouler pour le décortiquer. Tout cela demande des instruments et l'intervention de métiers encore plus nombreux. Un homme seul ne peut y suffire. Il lui faut donc faire appel à un grand nombre de ses semblables."10 pour pouvoir satisfaire ses besoins alimentaires et les leurs. "Grâce à l'entraide (al-taˤâwun), ajoute Ibn Khaldûn, ils arrivent à produire le nécessaire et même davantage."

Notons au passage à quel point la place originaire conférée par Ibn Khaldûn à la division du travail, fut-elle embryonnaire, tourne le dos à la vision dichotomique de Durkheim qui voulait

                                                                                                               9 al-insân ḥaywân madanî bi-l-ṭabˤ (Ibn Khaldûn, 1981 : 54)

10 …ijtimâˤ al-qudari al-kaṯīra min abnâˀ jildatih…(Ibn Khaldûn, 1981 : 54)

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voir en la "solidarité organique", basée sur la spécialisation et la coopération, un produit tardif de l'espèce humaine. Pour Ibn Khaldûn, elle est là dès le départ.

Le besoin d'entraide découle aussi de nécessités défensives. Les hommes, dit Ibn Khaldûn, ont besoin de s'unir pour compenser la faiblesse de leurs moyens naturels de défense face à l'équipement incomparablement supérieur des individus des autres espèces animales.

Pourtant — et c'est ici que surgit l'autre aspect, la face animale de l'homme — l'indispensable entraide entre les hommes, qui est au principe de la culture et de la civilisation (ˤumrân) ne parvient pas à éliminer l'agressivité innée de l'animal humain. Pour juguler ces penchants destructeurs du ˤumrân, il faut une "force d'interposition" (wâziˤ) (Ibn Khaldûn, 1981 : 55) et de répression qui soit à même de barrer la route à l'agression des uns contre les autres, d'imposer la réparation des exactions commises, de maintenir la paix et la tranquillité au sein du groupe. Car les outils défensifs qu'ils fabriquent, également disponibles aux mains de tous, ne suffisent pas à prémunir les hommes contre leur propre agressivité.

"Il faut quelque chose d'autre pour prévenir leur agression les uns contre les autres, quelque chose qui ne peut provenir que d'eux-mêmes, étant donné que les (autres) animaux n'ont pas autant de perceptions (madârik) et d'inspiration (ilhâmât) que l'homme. Il faut donc que cet élément d'interposition (wâziˤ) soit l'un d'entre eux, qui les domine (lahu ˤalayhim al-ġalaba), qui ait sur eux assez d'autorité (sulṭân) et de pouvoir (al-yad al-qâhira) pour éviter les manifestations d'agressivité entre les hommes. Tel est le sens originaire du pouvoir (mulk)" (Ibn Khaldûn, 1981 : 56)

L'on ne s'étonnera point qu'ayant assigné pareil point de départ à l'autorité gouvernementale, Ibn Khaldûn n'envisage qu'une différence de degré, non de nature, entre toutes les manifestations du pouvoir, des plus simples aux plus complexes, et qu'il les associe toutes à la notion-clef de ˤaṣabiyya.

"La ˤaṣabiyya est, pour Ibn Khaldûn, le lien fondamental de la société humaine et la force motrice essentielle de l'histoire ; comme tel ce terme a été traduit par "esprit de corps" (de Slane), par "Gemeinsinn" [solidarité, esprit communautaire] et enfin par "Nationalitätsidee" [sentiment national], qui en est une modernisation injustifiée. Le premier fondement du concept est indubitablement de caractère naturel, en ce sens que la ˤaṣabiyya la plus normale est issue de la consanguinité tribale (nasab, iltiḥām), mais l'inconvénient de cette conception raciale est déjà surmonté dans l'antiquité arabe elle-même par l'institution de l'affiliation (walâˀ) à laquelle Ibn Khaldûn reconnait une pleine valeur dans la formation d'une ˤaṣabiyya efficace. Qu'elle soit fondée sur des liens de sang ou d'une autre agrégation sociale, c'est elle qui est, pour Ibn Khaldûn, la force qui pousse les groupes humains à s'affirmer, à lutter pour la primauté, à fonder des hégémonies, des dynasties et des empires…"11

Cette brève présentation de la ˤaṣabiyya par Gabrieli, en souligne déjà, à travers notamment les hésitations des traductions — ajoutons celle de F. Rosenthal : "group feeling"12 — la complexité.

                                                                                                               11 Article "ˤaṣabiyya" (F. Gabrieli) de l'Encyclopédie de l'Islam, Leiden, E. J. Brill, 1975, I, 701-702

12 in Ibn Khaldûn, The Muaddimah. An Introduction to History. Translated and introduced by Franz Rosenthal, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2005, p. 97.

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C'est qu'Ibn Khaldûn lui-même ne se préoccupe guère de donner une définition univoque d'un concept qui est pourtant, de toute évidence, au centre de sa démarche. Il se contente, pour ainsi dire, de le mettre en oeuvre, de désigner les lieux stratégiques où il opère, de délimiter les espaces et les conjonctures où il cesse d'être efficient.

Comme le fait remarquer al-Jâbirî (Jâbirî, 1982 : 251-52), l'auteur du Kitāb al-ˁibar n'a pas inventé le terme ˁaṣabiyya par lequel il désigne à la fois "l'esprit de corps", "l'esprit de clan", la solidarité tribale face à la menace provenant de l'extérieur, et le groupe tribal lui-même qui est le siège de cette solidarité. Le mot ˁaṣabiyya a dû préexister à l'islam, mais celui-ci s'est efforcé de jeter le discrédit sur tout ce que cette notion pouvait véhiculer d'exclusivisme agressif du groupe tribal, sur tout ce qu'elle pouvait connoter de penchant à la compétition et au défi réciproque, pour laisser place à la fraternité et à l'égalité devant Dieu que prônait — à ses débuts — la nouvelle religion (Jabirî : idem; Gabrieli : idem).

Les lexicographes arabes, et notamment Ibn Manẓūr, dans Lisān al-ˁArab, établissent une distinction et un rapprochement entre les deux notions de ˁaṣaba et de ˁaṣabiyya. "La ˁaṣaba d'un homme, dit Ibn Manẓūr, ce sont ces descendants mâles (banūh), les membres de son patrilignage (qarābatuh li-abīh)". Et il définit la ˁaṣabiyya comme étant "le sentiment qui pousse un homme à épouser la cause de sa ˁaṣaba, et à la défendre, qu'elle ait tort ou raison, contre toute menace extérieure." (Ibn Manzûr, s. d., I : 605-606)

La proximité résidentielle jouera un rôle important dans le maintien en éveil ou la "réactivation" rapide, en cas de danger, de cette force quasi-biologique, quasi-instinctive, qu'est la ˁaṣabiyya. La ˁaṣabiyya ne résulte d'aucune délibération, d'aucun engagement ou association contractuels, d'aucun "contrat social". Elle n'est que le prolongement "naturel" d'un impératif de survie chez une espèce qui ne pourrait subsister sans solidarité. C'est pourquoi elle sera, sous sa forme la plus efficiente, là où elle sert de support à l'agressivité la plus redoutable, située par Ibn Khaldûn du côté de "l'originaire" et de "l'authentique", au voisinage de ce lieu crépusculaire où la "culture" (ˤumrān) se noue à la nature et en même temps s'en éloigne. Pointe ultime de la nature dans la culture, la ˁaṣabiyya est le moyen par lequel l'animalité — l'agressivité — inhérente aux hommes se fraie un chemin vers ce qui les constitue comme hommes : leur existence collective.

Rien d'étonnant donc à ce qu'elle connaisse ses manifestations les plus authentiques là où se rencontrent les formes les plus frustes de la civilisation, parmi ceux qu'Ibn Khaldûn appelle les "nations sauvages et les tribus" (al-umam al-waḥšiyya wa-l-qabāˀil), tout spécialement parmi elles les peuples nomades. Ils sont historiquement mais aussi, pourrait-on dire, (idéo)logiquement, "antérieurs" aux sédentaires, plus proches qu'eux d'une "origine" du ˁumrān qui leur confère des vertus supérieures. Ibn Khaldûn le dit sans détour : "les nomades (ahl al-badw) valent mieux (aqrab ilā al-ḫayr) que les citadins (min ahl al-ḥaɗar)" (Ibn Khaldûn, 1981 : 153) parce qu'ils sont plus proches de "l'état de nature" (fiṭra). Ils sont "plus courageux (aqrab ilā al-šajāˁa)" (idem : 155) car ils n'ont pas abdiqué leur agressivité (baˀs), se reposant, comme les citadins, sur les garnisons du gouverneur ou du prince du soin de défendre la cité pour pouvoir mieux s'adonner à la molle existence que procurent le commerce, les arts, les loisirs…

Nous venons de noter qu'Ibn Khaldûn lie la préservation des capacités offensives des nomades à l'action de la ‘asabiyya, lien "naturel" fondateur de la culture. Il précise cette double vocation de la ˁaṣabiyya au sous-chapitre huit du chapitre II de la Muqaddima en la liant à la parenté. Le sous-chapitre en question est intitulé : "Que la ˁaṣabiyya nait de la proximité généalogique (al-iltiḥām bi-l-nasab) ou de ses substituts (mā fī maˁnāh)" (Ibn Khaldûn, 1981 : 160). Il se développe en deux temps : sa première partie souligne fortement

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le caractère naturel du lien de solidarité qui nait de la parenté, la seconde insiste, au contraire, sur la nature artificielle, sinon purement imaginaire (au-delà d'une certaine profondeur généalogique), des liens de parenté là où ils ne servent pas de fondement à une solidarité effective.

Les sentiments d'affection et de solidarité qui naissent de la proximité généalogique (ṣīlat al-raḥīm) sont, nous dit Ibn Khaldûn, "naturels à l'espèce humaine (ṭabīˁī fî-l-bašar) sauf rare exception" (Ibn Khaldûn, 1981 : 160). Dans l'esprit d'Ibn Khaldûn, et contrairement à ce qu'ont pu suggérer certaines traductions dans des langues européennes13, l'expression ṣīlat al-rahîm) ne renvoie pas particulièrement à la parenté utérine bien que raḥīm veuille dire "utérus". Ce syntagme désigne les liens privilégiés de tendresse et de soutien mutuel qui naissent de la parenté tant agnatique que matrilinéaire. On souffre dans son honneur des injustices (ẓulm) que les parents subissent et on aspire à les défendre contre les agressions dont ils peuvent être victimes. Et ce souci est d'autant plus impérieux que le lien de parenté est plus proche (Ibn Khaldûn, 1981 : 160-161). Mais l'honneur commande également de se mobiliser pour la défense des quasi-parents que sont les clients et les protégés (mawālī), pour celle des alliés et des affins auxquels on peut se trouver être lié par la co-résidence ou par un pacte de fraternisation (muˀāḫāt).

La ˁaṣabiyya tient cependant son noyau dur de la parenté, même si elle peut inclure des personnes n'appartenant pas au même nasab. C'est la raison pour laquelle la ˁaṣabiyya la plus efficiente est située par Ibn Khaldûn du côté de ceux qui peuvent entretenir les liens généalogiques les plus "clairs et évidents", c'est-à-dire "les peuplades sauvages (mutawaḥḥišīn) du désert, les nomades (ˁarab) et ceux qui leur ressemblent." (Ibn Khaldûn, 1981 : 161). Parce qu'ils se tiennent dans des espaces reculés et isolés favorables à l'entretien de la connaissance mutuelle et au maintien de l'entre soi. Ressort "naturel" de la culture, la ˁaṣabiyya caractérisera donc avant tout les communautés les plus proches des "origines" de la civilisation. Aussi apparaîtra-t-elle simultanément comme un facteur d'unité, un outil de la paix civile sans laquelle l'humanité n'existerait pas, et un ferment de division, en liaison avec la nature agressive et expansionniste des communautés qu'elle unit. L'impératif communautaire d'auto-défense situé au fondement de la ˁaṣabiyya est voué à se transformer en une imparable lutte pour l'hégémonie entre toutes les ˁaṣabiyyāt voisines, conformément au schéma de l'opposition complémentaire ci-haut évoqué. C'est ce qui fait que cette force de cohésion et de division, présentée en son lieu de naissance comme une caractéristique de l'organisation tribale, porte en réalité en elle le germe de tout pouvoir, de la plus petite communauté rurale aux empires les plus étendus.

Il n'y a pas, dans la vision khaldunienne des choses, une opposition substantielle entre la tribu et l'Etat. La cause finale de la ˁaṣabiyya, son but ultime dans les deux cas, c’est le pouvoir14, malgré les nuances que souligne la Muqaddima. Quoi qu'il s'inscrive dans le prolongement de la "chefferie tribale" (riˀāsa) parce qu'il procède comme elle de la nécessité qu'éprouve les hommes en société d'instituer entre eux un "élément d'interposition" (wāziˁ), le mulk, le pouvoir étatique, s'en distingue en ce qu'il implique, en plus de "l'hégémonie" (taġallub), l'usage de la contrainte (al-qahr). La chefferie tribale et le pouvoir politique proprement dit constituent deux étapes successives d'un même processus. Le chef de tribu qui réussit à                                                                                                                13 Vincent Monteil, par exemple, qui traduit ṣīlat al-raḥīm par "sentiment de matrilignage" (trad. de la Muqaddima, Arles, Actes Sud, 1997, I, p. 256). F. Rosenthal (op. cité, pp. 98-99) choisit une formulation plus générale : "ties of kindred".

14  al-ġāya al-latī tajrī ilayha al-ˁaṣabiyya hiyya al-mulk (Ibn Khaldûn, 1981 : 174)  

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imposer son autorité (suˁdad) tentera, si les conditions lui sont favorables — c'est-à-dire entre autre si la ˁaṣabiyya sur laquelle il s'appuie est suffisamment forte —, de transformer ce qui n'était à l'origine qu'une simple autorité morale, liée à des qualités ou à des vertus consacrées (âge, sagesse, clairvoyance, etc.) en une véritable monarchie.

Nous nous contenterons de ces indications sommaires sur les relations "originaires" entre tribu et Etat telles qu'Ibn Khaldûn se les représente dans ses Prolégomènes. Sa manière de concevoir les choses, tout à la fois "structurale" et "évolutionniste", si l'on nous autorise ces anachronismes, est évidemment marquée par l'histoire du monde arabo-musulman de son époque. Ses observations jettent néanmoins un éclairage des plus vifs sur les processus africains qui retiennent ici notre attention. Et les implications juridiques du taˁaṣṣub n'auront certainement pas échappé aux légistes des sociétés africaines touchées par l'islam. Cependant, dès les années 1930 se dessine, parmi les Africains, le souci de donner de la "tribu" une image moins exclusivement prisonnière du "primitivisme" associé aussi bien par l'anthropologie européenne que par Ibn Khaldûn à cette notion.

C'est ainsi, par exemple, que Jomo Kenyatta, dans son Facing Mount Kenya de 1938 présente, en contrepoint de la représentation stigmatisante fournie par le colonisateur britannique, des institutions tribales moralement tout à fait aptes à rivaliser avec celles de la Grande Bretagne.

"Avant l'arrivée des Européens, écrit Kenyatta, les Gikuyu avaient un régime démocratique" (Kenyatta, 1973 : 131). Les Gikuyu, que Kenyatta n'éprouve aucune gêne à qualifier de "tribu", auraient jadis procédé à une sorte de révolution démocratique contre la monarchie qui les aurait dirigés. La révolution qui mit un terme au pouvoir du monarque d'alors — dénommé "Gikuyu" — est "appelée itwika, du mot twika, qui signifie séparation, marque de passage de l'autocratie à la démocratie" (Kenyatta, 1973 : 131). Accompagnant un mouvement de sédentarisation, cette révolution, qui a tous les traits d'un mythe fondateur destiné à donner de la société Gikuyu une image contemporaine positive, a amené au pouvoir "un conseil révolutionnaire" (njama ya itwika) qui "élabora une constitution" (Kenyatta, 1973 : 131). Les mesures attribuées par Kenyatta à ce conseil apparaissent comme une transposition législative, une sorte de charte, des fondements institutionnels et moraux de la société Gikuyu précoloniale telle qu'il aimait à se la représenter : accès possible à la terre pour tous, égalité de tous devant la loi, répartition en classes d'âge, système de contribution fiscal, code civil et criminel.

"Le régime démocratique établi par la première itwika s'est maintenu jusqu'au jour où le Gouvernement britannique a introduit un régime autocrate semblable à celui dont les Gikuyu s'étaient débarrassés depuis plusieurs siècles." (Kenyatta, 1973 : 136). Après avoir vigoureusement critiqué au passage la "mission civilisatrice" que le Livre Blanc britannique de 1923 attribue à l'instauration de l'hégémonie anglaise sur le Kenya, Kenyatta donne un tableau des institutions autour desquelles s'articule l'organisation tribale Gikuyu : le système des classes d'âge, le pouvoir des aînés ("les anciens"), l'organisation militaire de la tribu, elle-même étroitement liée au système des classes d'âge.

Kenyatta donne une explication essentiellement économique des guerres inter-tribales : "L'origine des frictions qui surgissaient entre les tribus était généralement d'ordre économique, surtout au Kenya, on ne faisait jamais la guerre pour annexer un territoire ou pour subjuguer une autre tribu. On ne peut d'ailleurs appeler "guerres" les combats qui opposaient de temps à autre les Masai, les Gikuyu ou les Wakamba; il s'agit plutôt de raids armés." (Kenyatta, 1973 : 145). Lorsqu'une sécheresse ou une épizootie décimaient le bétail des Masai, il fallait bien, suggère-t-il, qu'ils aillent à la recherche de ressources de substitution…

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Kenyatta en vient ensuite à une comparaison des tribus du Kenya aux nations européennes. Comparaison toute à l'avantage des premières, dont les conflits sont moins fréquents, moins destructeurs et moins conquérants. Les conquérants européens s'enorgueillissent, écrit-il, d'avoir mis un terme "aux guerres de tribus", considérant que les Africains devraient leur être reconnaissants de les avoir délivrés de la "peur continuelle" d'être agressés par les ressortissants des tribus voisines. "On ne peut s'empêcher cependant, poursuit Kenyatta, de faire la différence entre les méthodes de combat et les buts de guerre des tribus soi-disant sauvages, et ceux des tribus "civilisées" d'Europe." (Kenyatta, 1973 : 148). Au caractère en quelque sorte fonctionnel, ritualisé et limité de la violence tribale africaine, Kenyatta oppose les hécatombes de la Première Guerre Mondiale et l'enrôlement forcé des milliers d'Africains qui y ont perdu la vie.

Evoquant de même le massacre des populations éthiopiennes par les envahisseurs italiens en 1935, Kenyatta conclut : "On se demande alors comment ces mêmes Européens peuvent se vanter d'avoir mis fin à "la guerre des tribus" et établi "une paix perpétuelle" en Afrique. Les Africains eussent préféré poursuivre leurs petites guerres, et combattre avec fierté, en ne perdant que quelques hommes, plutôt que de recevoir des missions "civilisatrices" qui les ont soumis à un état de servitude perpétuelle" (Kenyatta, 1973 : 148). Kenyatta s'appesantit particulièrement sur les dégâts infligés aux sociétés tribales africaines par les spoliations foncières organisées à leur profit par les colonisateurs européens, compte tenu de la signification de la terre dans l'économie générale de l'organisation tribale.

"La terre constitue le lien unique entre les membres vivants de la tribu, les ancêtres défunts et les générations futures. Pour les Gikuyu, il s'agit là d'une évidence : leurs ancêtres sont enterrés dans la terre qu'ils occupaient jadis, maintenant ainsi un contact permanent avec leurs descendants, et l'existence individuelle aussi bien que la vie collective de la tribu dépendent de l'approbation que les esprits des ancêtres accordent ou non à leur comportement. Quant aux générations à venir, elles sont rattachées au passé grâce à l'incarnation. (…). En annexant les terres ancestrales, les Européens ont non seulement porté atteinte à la vie économique de l'Africain mais ils ont encore bouleversé l'ensemble de l'organisation tribale fondée sur la communion avec les esprits des ancêtres qui assuraient la pérennité de lois morales, sociales et religieuses." (Kenyatta, 1973 : 149).

Le plaidoyer du premier président du Kenya indépendant en faveur de la tribu, les efforts qu'il déploie pour réhabiliter des institutions et pratiques tribales sur lesquelles la colonisation s'est efforcée de jeter le discrédit, doivent être situées dans le contexte des premières luttes en faveur des droits des "populations indigènes" et bientôt de l'indépendance. Si elles prennent le contrepied des représentations jugées stigmatisantes et déshumanisantes de la vie tribale et de ses fondements ("primitivisme" technologique et moral, poids exorbitant de "la tradition" et de la parenté, violence endémique, "superstition", etc.), elles n'en désignent pas moins, sur un mode en quelque sorte "restauré" et donc assumable, certains des traits essentiels sous lesquels les anthropologues contemporains aussi bien qu'Ibn Khaldûn voient la tribu : place centrale de la parenté et de l'âge, rapports entre organisation tribale et système foncier, mobilisabilité guerrière inscrite dans les structures même de la tribu à travers celles des classes d'âge…

Kenyatta confirme aussi le flottement sémantique dont nous avons signalé plus haut qu'il constituait une des sources du renouveau d'interrogation des anthropologues sur le concept de "tribu" et sur son usage. Kenyatta, en effet, dans sa volonté de "retourner le stigmate" et de forcer la voie à une parité morale entre les tribus africaines et les Etats européens qui les ont asservies, qualifie ces derniers de "tribus". De même, qualifie-t-il, tout au long de son

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ouvrage, les Gikuyu de "tribu", alors que l'usage plus ou moins consacré pousserait plutôt, de nos jours, à les classer comme "ethnie", Kenyatta lui-même distinguant des sous-groupes "tribaux" au sein des deux "tribus" que constitueraient les Masai et les Gikuyu (Kenyatta, 1973 : 146-147). Les labellisations courantes contemporaines, quand il s'agit par exemple d'un conflit comme celui qui a déchiré le Rwanda au début des années 1990, évoqueraient plutôt des affrontements "ethniques" là où Kenyatta auraient probablement parlé, pour les Hutu et les Tutsi, de "tribus". Il convient donc de s'arrêter quelques instants sur ce voisin et concurrent sémantique de la tribu qu'est l'ethnie.

1. 2. Ethnie

L’ethnie, dans l’usage courant, désigne un ensemble linguistique, culturel et territorial aux dimensions plus importantes que la tribu, avec laquelle elle partage à la fois la connotation de proximité et « d’arriération », voire de primitivité, supposée propre aux peuples «non civilisés ». Dans ce contexte, cette notion s’oppose à celle de « nation », réservée aux communautés humaines « évoluées», unies par un Etat (Taylor, in Bonte et Izard, 1991). L’ethnie serait comme une sorte de nation au rabais. Une nation à laquelle il manque quelque chose, un Etat notamment. Comme l’ont montré divers travaux anthropologiques, la spécialisation du terme « ethnie » dans le classement des populations dominées a correspondu, en partie, à des exigences propres aux nécessités administratives coloniales, qui ont contribué à rigidifier, en Afrique et ailleurs, des entités aux contours antérieurement plus flous. Les ethnies entretiennent cependant des relations complexes avec les frontières, dessinées ou non par la colonisation. Elles s’inscrivent souvent dans une certaine continuité territoriale, mais les aléas de l’histoire leur imposent aussi, dans certains cas, un éclatement géographique, qui ne brise pas cependant le sentiment de commune identité qui les parcourt. Toutefois, c’est autour des Etats légués par la colonisation et de leur contrôle, que se sont développées les antagonismes « ethniques » les plus spectaculaires et les plus meurtriers de l’Afrique contemporaine.

Fredrick Barth, en introduction à l'ouvrage collectif qu'il a édité en 1969, Ethnic groups and bounderies. The social organization of culture difference15, prend pour point de départ les relations entre "ethnie" et "culture", toute ethnie étant présumée définie par une culture particulière. Barth ne s'attarde pas à définir la culture, mais nous pouvons, pour les besoins de cet exposé, nous appuyer sur la vieille définition fournie par E. B. Tylor (1871) : "ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l'art, les moeurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l'homme vivant en société."16. A ces éléments de définition de la culture, les identités ethniques, qui comportent une dimension performative d'auto-identification souvent décisive, auraient tendance à ajouter, comme pour "naturaliser" l'ethnie, une somme de traits physiques particuliers ainsi qu'une langue commune. Ces deux composants de l'ethnicité — complexion physique et langue —, pas plus du reste que les traits culturels énumérés dans la définition de Tylor, ne garantissent cependant pas toujours une claire distinction des contours de l'ethnie. Les Hutu et les Tutsi parlent la même langue et, malgré les approximations raciologiques de l'ethnologie d'époque coloniale autour de la distinction entre les pasteurs "hamites" et les agriculteurs "bantu", les différences physiques

                                                                                                               15 Je me réfère ici à la traduction française du texte de Barth figurant en annexe (pp. 243-249) de l'ouvrage de Ph. Poutignat et J. Streiff-Fenart (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008), dont les citations qui suivent sont extraites.

16 Cité par Michel Izard, art. "Culture", in P. Bonte et M. Izard (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 190

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entre les ressortissants des deux communautés sont loin d'être aussi nettes que le donnerait à penser ce genre de généralisation.

Quoi qu'il en soit, les contributions réunies par Barth conduisent, dans une perspective interactionniste, à remettre en cause l'idée d'un déterminisme géographique, l'idée d'une corrélation nécessaire entre isolement résidentiel et formation ethnique. L'observation montre, suggère Barth, que les frontières ethniques "persistent, en dépit des flux de personnes qui les franchissent" (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008 : 204). Elles ne sont donc pas tributaires d'une localisation résidentielle spécifique. Barth ajoute que les identifications ethniques ont en fait besoin de se poser en s'opposant les unes aux autres. Un peu à la manière des phonèmes de la langue tels que se les représentait Ferdinand de Saussure et la tradition structuraliste, les ethnies constitueraient, pour l'essentiel, des entités oppositives et relatives, qui ne s'affirment pleinement que dans les dichotomies frontalières qu'elles tendent à instaurer et à figer.

Partant des prémices interactionnistes ainsi posées, Barth résume le contenu des définitions du groupe ethnique telles qu'elles se dégagent de l'examen de la littérature anthropologique pour en proposer une critique visant avant tout à le libérer de tout essentialisme qui prétendrait réduire les ethnies à des isolats culturels sui generis. Un groupe ethnique désignerait de la sorte une population qui :

"1°) se perpétue biologiquement dans une large mesure,

2°) a en commun des valeurs culturelles fondamentales, réalisées dans des formes culturelles ayant une unité manifeste,

3°) constitue un espace de communication et d'interaction,

4°) est composée d'un ensemble de membres qui s'identifient et sont identifiés par les autres comme constituant une catégorie que l'on peut distinguer des autres catégories de même ordre." (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008 : 206).

Dans sa généralité d'idéal-type, cette définition rejoint, fait observer Barth, la "proposition traditionnelle selon laquelle une race = une culture = une langue, et selon laquelle une société = une entité qui rejette les autres ou use à leur égard de pratiques discriminatoires." (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008 : 206).

Le "modèle" du groupe ethnique fourni par cette définition ne se trouve, "à l'état pur", nulle part. Les configurations ethniques historiques et géographiques locales présentent des contours éminemment variables. Elles subissent les effets des milieux écologiques où elles évoluent. Elles sont affectées par la hiérarchie sociale qui leur est propre et par leur place dans les configurations multi-ethniques où elles peuvent se trouver insérées. Les revendications identitaires ethniques se donnent également souvent comme expression d'une volonté et d'une représentation mettant délibérément l'accent, selon les conjonctures et les lieux, sur tel ou tel éléments de discrimination perçu comme emblématique du groupe ethnique dans ce qu'il aurait de "typique" (traits physiques et moraux, langue, religion, vêtements, alimentation, compétence de caste, etc.). Ces classements, qui peuvent être "rétrécis" ou "élargis" selon les circonstances, procèdent en fait, pour reprendre une expression de Bourdieu, d'une "lutte de classement" mobilisant non seulement la volonté d'auto-attribution d'une identité, mais également les tentatives d'imposition du dehors d'un label du groupe. Des interférences extérieures lointaines, dans le monde "globalisé" d'aujourd'hui, peuvent venir renforcer, contrarier ou promouvoir les luttes de classement "ethniques" observées à l'échelon local.

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Pour prendre un ou deux exemples, les Peul pasteurs et nomades de l'espace soudano-sahéliens, ceux de Mauritanie plus particulièrement (Ciavolella, 2010), se distinguent des agriculteurs sédentaires ("Toucouleur" ou haalpulaaren : "ceux qui parlent peul") parlant pourtant la même langue peul, portant les mêmes patronymes, et partageant bons nombre de valeurs communes, au premier rang desquelles l'islam sunnite malikite. Les Peul de l'espace sénégalo-mauritanien présentent néanmoins une stratification sociale, une subdivision en "castes", beaucoup moins sophistiquée que les 'Toucouleur' (Dupire, 1970; Wane, 1969). Ces derniers voient généralement en eux de moins bons musulmans qu'eux-mêmes. Et quand les uns et les autres souhaitent mettre l'accent sur leurs différences, ils soulignent le contraste — pas toujours saisissant pour un observateur extérieur — de leurs traits phénotypiques plus ou moins "négroïdes", ou les conduites plus ou moins recommandables qu'ils s'attribuent17. Dans le contexte pourtant de la Mauritanie des années 1970, où des tensions "ethniques" se sont développées autour notamment de la question de l'arabisation du système scolaire au détriment du français légué par la colonisation, on observa un net effort d'unification "ethnique" des pulaarophones18 contre ce qu'ils jugeaient être la volonté d'hégémonie des arabophones, tout ce monde partageant par ailleurs la même religion sunnite malikite et un passé commun d'enseignement de la langue arabe. La poursuite et l'aggravation des tensions "ethniques" en Mauritanie tout au long des années 1980, principalement motivées par le contrôle des postes-clefs de l'administration et l'accès qu'ils sont supposés ouvrir à la rente bureaucratique, vont entraîner l'émergence d'une nouvelle taxinomie "ethnique" fondée à la fois sur la couleur (présumée) de la peau et sur les discriminations socio-économiques, imaginées ou réelles, dont elles s'accompagnent. C'est ainsi que les libelles les plus acerbes du nationalisme noir en Mauritanie n'ont cessé de dénoncer l'oppression d'une "majorité négro-africaine"19, voire "négro-mauritanienne"20, par une "minorité blanche" (bizân) qualifiée "d'arabo-berbère"21, s'efforçant de la sorte d'accréditer l'existence de "macro-catégories ethniques" au contenu essentiellement agonistique.

                                                                                                               17 Une expression proverbiale utilisée par les Toucouleur dit, lorsque quelque chose a disparu et que l'on n'arrive pas à le retrouver : "(pourtant) pas un Peul, pas un Maure n'est passé" (pullo arâni, tyapatu arâni). Sous-entendu, du moment qu'aucun ressortissant de ces communautés, identifiées comme prédatrices, n'est pas passé, il n'y a pas de raison que quelque chose disparaisse.

18 Les agents pulaarophones du premier recensement national exhaustif de la Mauritanie indépendante effectué en 1976 refusèrent de faire référence à tout ce qui, dans ledit recensement pouvait permettre de distinguer "Peul" et "Toucouleur".    

19 Les "négro-africains" de Mauritanie sont censés regrouper les ressortissants des communautés pulaarophone, sonikophone et wolofophone, toutes trois à cheval sur les frontières entre la Mauritanie et ses voisins méridionaux, le Sénégal et le Mali. Malgré des contacts anciens et des influences mutuelles, ces communautés, qui n'ont pas la même langue, et qui ont connu naguère des rattachements à des entités politiques différentes, apparaissent surtout unifiées (conceptuellement) par leur couleur "noire", face à la couleur "blanche" prêtée à leurs concurrents arabophones. Notons au passage que l'usage ancien du terme "maure" dans bon nombre de langues européennes désignait la couleur sombre de ceux qui étaient ainsi désignés.

20 L'appellation "négro-mauritanien" élargit les "négro-africains" aux esclaves et anciens esclaves noirs de la société maure, dont ces derniers partagent la culture, en particulier la langue, mais aussi l'espace territorial, alors que les communautés "négro-africaines" résident dans une certaine séparation, en "Mauritanie du Sud" (Sall, 2010)

21 Appellation quelque peu polémique, car si le peuplement arabophone de Mauritanie, dénommé en français "les Maures", provient historiquement d'un mélange d'Arabes, de Berbères et de Noirs, il ne compte pratiquement plus personne aujourd'hui qui se revendique d'une ascendance berbère. Le "berbère" du syntagme "arabo-berbère" est sans doute surtout destiné à déligitimer la revendication d'arabité, vue comme une menace par le "nationalisme noir".

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Toujours à propos de l'exemple mauritanien, l'actualité des trente dernières années a souvent fait mention de l'existence en Mauritanie d'un esclavage domestique persistant malgré de multiples abolitions dont la dernière remonte à seulement 2007. L'ampleur exacte de ce phénomène est mal connue. Entre la ségrégation sociale, liée notamment à la règle de l'hypergamie féminine22, et la marginalisation économique, les anciens esclaves noirs (hrâtîn) de la communauté arabophone trouvent en tout cas de bonnes raisons de mobilisation contre une hiérarchie traditionnelle rigide mais puissamment secouée par un mouvement de sédentarisation et d'urbanisation sans précédent au cours des trente dernières années. Certains des porte-parole de cette esquisse d'insurrection sociale aimeraient présenter les hrâtîn comme une "ethnie" à part, parce que "noire", donc différente des "arabo-berbères" "blancs", tout en étant arabophone de langue, donc différente des communautés "négro-africaines", dont pourtant les activistes aimeraient les enrôler dans l'ensemble "négro-mauritanien" comme nous venons de le voir. La dénonciation de l'esclavage dans la communauté arabophone de Mauritanie a aussi bénéficié, à l'occasion, de l'attention de quelques soutiens internationaux, parfois contaminés par leur propre agenda "ethnique". Alice Bullard (Bullard, 2005), examinant de près le cheminement de deux des principaux soutiens américains à la cause des esclaves de Mauritanie dans les années 1980, a montré les arrière-plans identitaires "ethniques" globalisés, juif sioniste dans un cas et noir "diasporique" dans l'autre, de la mobilisation de ces deux activistes23.

L'interférence des identifications "ethniques globales" avec les confrontations à base ethnique locale était également perceptible dans le traitement par une partie de l'opinion "occidentale" des conflits internes au Soudan (Sud Soudan, Darfur…) d'il y a quelques années. La charge contre le gouvernement du Général ‘Umar al-Bashîr, aussi peu recommandable qu'il soit, et contre les "Arabes" du Soudan, était largement portée par des intellectuels et des artistes connus pour leur soutien "tribal" à Israël. Nous abordons là un espace d'interaction où l'ethnie politisée, culturalisée ou racialisée, touche à l'univers des diasporas, qui n'entre pas dans notre champ d'investigation. Mais nous n'en avons pas fini avec le rôle des facteurs extérieurs dans la fabrique et l'exacerbation des identités ethniques qui se sont exprimées de manière plus ou moins violente dans l'Afrique contemporaine et sur lequel nous aurons à revenir.

Certains anthropologues et historiens ont pu suggérer que les racines de la plupart des conflits qui déchirent le contient seraient à rechercher du côté du passé colonial de l'Afrique et de la manière dont le continent aurait été "ethniquement" découpé et administré par les puissances coloniales européennes, avant tout la Grande Bretagne et la France.

Dans un ouvrage collectif, co-dirigé par J.- L. Amselle et E. Mbokolo (Amselle et Mbokolo, 1985), et traitant de diverses sociétés d'Afrique de l'ouest et du centre24, l'accent est

                                                                                                               22 Qui veut qu'une femme ne puisse épouser qu'un homme de statut (généalogique) au moins équivalent à celui de son père. Or, les esclaves et anciens esclaves sont par définition des exclus de la généalogie. Un dicton en hassâniyya (le dialecte arabe de Mauritanie), centré sur "la peau", exprime cette règle de la manière suivante : ilâ tmâssu aj-jlûd, yitgâddu aj-jdûd ("quand les peaux se touchent, les aïeux deviennent égaux")

23 Il s'agit de Samuel Cotton et Charles Jacobs Il n'est pas impossible que la campagne de presse animée par l'activiste pro-israélien ait été pour quelque chose dans la reconnaissance diplomatique de l'Etat d'Israël par la Mauritanie, malgré la large hostilité de la population mauritanienne à ce rapprochement. Par cette reconnaissance, le gouvernement mauritanien de l'époque, celui de Ould Taya, espérait probablement faire taire une dénonciation de l'esclavage maure portée par des défenseurs des intérêts d'Israël aux USA.

24 Les Bété de Côte d'Ivoire, étudié par J.-P. Dozon; les Bambara du Mali par J. Bazin; les Hutu, Tutsi et Twa du Rwanda par J.-P. Chrétien et Cl. Vidal, le "sépartisme katangais", dans l'actuelle RDC, analysé par E. Mbokolo.

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précisément mis sur "l'invention" des "ethnies" par les classements coloniaux qui auraient, de l'avis d'Amselle, rompu des continuités économiques, politiques, linguistiques et culturelles structurant les espaces du continent avant la colonisation européenne. Pour J.-P. Dozon, les Bété de Côte d'Ivoire constituent une "création coloniale" (Amselle et Mbokolo, 1985 : 49). J. Bazin évoque la diversité des Bambara derrière l'unification sous un même nom qui a fini par s'imposer dans la littérature spécialisée. Amselle relève, citant Watson (Watson, 1958) que "la "cohésion tribale" des Mambwe de Zambie, c'est-à-dire la constitution même de la tribu, était la conséquence de la colonisation britannique" (Amselle et Mbokolo, 1985 : 23). J.-P. Chrétien note que "l'existence des ethnies hutu et tutsi au Rwanda et au Burundi relève d'un étrange faisceau d'évidences. Voici des "ethnies" qui ne se distinguent ni par la langue, ni par la culture, ni par l'histoire, ni par l'espace géographique occupé." (Amselle et Mbokolo, 1985 : 129).

Il convient, suggère Amselle, de rappeler les continuités spatiales précoloniales qui structuraient l'espace continental précolonial pour se rendre compte des incertitudes qui entourent les découpages coloniaux des "ethnies" africaines.

Amselle rappelle l'importance des espaces d’échanges transsahariens et de leurs réseaux marchands, qui n'ont pas cessé d'irriguer les économies locales après la chute des grands empires sahélo-soudanais (Ghana, Mali, Songhay). Articulés autour de productions régionales spécialisées (or, sel, cola, textiles, esclaves, biens vivriers…), animées par des communautés marchandes dynamiques (Jula, Hausa, Soninké, etc.) associées à la prospérité de quelques villes relais (Tombouctou, Djenné, Kano…), ces échanges avaient contribué à et bénéficié d'outils monétaires largement diffusés (or, cauris, sel…).

Les espaces partagés étaient aussi des espaces linguistiques, même s'il n'est pas toujours aisé d'en délimiter les contours exacts. Il y a certes un manque d'homogénéité linguistique des "ethnies", mais aussi parfois des "ethnies" différentes parlant la même langue. Les Bété (Côte d'Ivoire), fait remarquer Amselle résumant la contribution de Dozon, sont plus proches de certains Dida (Côte d'Ivoire) que d'autres Bété. Parmi les Dida, il s'en trouve qui sont plus proches de certains Gouro (Côte d'Ivoire) que d'autres Dida. Des villages appartenant à la même communauté Dogon (Mali), et distant d'à peine une dizaine de kilomètres, sont contraints de parler peul, pour communiquer entre eux, tellement leurs variétés de dogon sont distinctes. Pour des raisons historiques (dynamisme conquérant, formation étatique mieux assise, …), certaines sociétés, héritières de grandes formations étatiques (Mali, Ségou, Samori…) et porteuses de langues véhiculaires comme le bambara-malinké-dioula, apparaissent comme des "sociétés englobantes" incorporant diverses communautés "englobées" (Amselle et Mbokolo, 1985 : 29). Dans ces considérations linguistiques, il convient aussi de ne pas oublier la diffusion des langues des réseaux marchands, comme le songhay (une langue quasiment sans "ethnie"), le hausa, l'arabe (pour les besoins de l'écriture et de l'islam). Et, depuis la colonisation, les langues européennes : anglais, français, portugais…

Les "chaînes de sociétés" dont procède la cartographie "ethnique" de l'Afrique précoloniale incluent également une certaine homogénéité de la vie matérielle (techniques de production et de consommation, architecture, vêtement, formes artistiques, etc.), une similitude parfois notable des structures sociales et des croyances religieuses, où il convient tout de même de distinguer les communautés touchées par l'islam de celles restées fidèles aux cultes "traditionnels", avant que le christianisme ne vienne imprimer sa marque à certains groupes.

On peut enfin souligner avec Amselle l'unification de vastes espaces étatiques comme ceux qu'a connus l'Afrique sahélo-soudanienne entre les Xe et XVIe siècles (Ghana, Mali, Songhay)

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et l'émergence dans le passé du continent de formations politiques aux dimensions plus modestes, mais fédérant tout de même des ensembles "ethniques" disparates, fermement incorporés ou plus lâchement "englobés" sur le mode de la prédation guerrière et esclavagiste, comme les royaumes Mossi, ceux du Dahomey ou du Kongo, pour nous en tenir à quelques exemples de l'Afrique dite "francophone".

Nous conclurons provisoirement de ces considérations, sans doute un peu trop générales, qu'il n'est pas aisé de définir tribu et ethnie, que l'opinion la plus communément répandue rend responsables de la plupart des malheurs du continent africain. Entités floues, aux dimensions et aux contours éminemment variables, la tribu et l'ethnie font signe vers des réalités sociologiques passées et présentes, dotées d'un enracinement local mais retravaillées par toutes sortes d'influences extérieures, manipulées du dehors et du dedans dans des luttes de classement dont les enjeux identitaires se combinent et se croisent avec une multitudes de facteurs écologiques, démographiques, hiérarchiques et politiques. Si les pratiques administratives coloniales, recourant parfois aux monographies ethnographiques réalisées par des anthropologues sciemment enrôlés ou indirectement mobilisés (Leclerc, 1972), ont pu contribuer à façonner le paysage "tribal" et "ethnique" du continent africain, il convient de se garder d'attribuer à la colonisation et aux théories anthropologiques qu'elle a amenées dans ses bagages "l'invention" pure et simple des "tribus" et "ethnies" pour les besoins de sa gestion. La colonisation n'a pas inventé les langues, les systèmes de parenté, les croyances religieuses et les mythes fondateurs des groupes "tribaux" et "ethniques" qui peuplaient l'Afrique lors de sa conquête, même si elle a pu contribuer à leurs transformations25. Elle n'a pas "inventé" les rivalités "pour l'honneur" ou pour les ressources qui déchiraient déjà les collectivités "tribales" ou "ethniques" africaines, même si elle n'a pas manqué de les instrumentaliser. Elle a certes procédé à des découpages territoriaux de colonies, dominions et circonscriptions en tenant davantage compte de ses propres préoccupations administratives, sécuritaires et économiques qu'en privilégiant le respect des entités humaines antérieures. Elle ne pouvait cependant, dans son propre intérêt, ignorer les découpages qui lui ont préexistés. C'est plutôt en les "reconfigurant" et en les bureaucratisant26, c'est-à-dire aussi en les figeant, que la colonisation a donné un tour stabilisé et comme définitif à des entités auparavant plus flexibles, associées qu'elles étaient à des hiérarchies souvent plus contestables et contestées et à des dispositifs frontaliers moins nettement balisés.

Tout bien pesé, il semble bien que les espaces politiques africains précoloniaux faisaient une assez large place aux structures tribales, y compris souvent là où des Etats avaient vu le jour et s'étaient enracinés, si l'on entend par là des réseaux d'appartenance et d'allégeance qui associent à la fois des structures de parenté, des formes de hiérarchie sociale et politique, ainsi que des pratiques cultuelles et religieuses. Voyons d'un peu plus près les formes d'imbrication / séparation de l'Etat et des modes d'organisation tribaux dans l'Afrique d'avant les Etats "importés".

                                                                                                               25 Les mythes fondateurs eux-mêmes n'échappent pas aux allers-retours et aux luttes de classement entre leur transcription par les chercheurs européens et leurs (re)configurations locales comme le montre les formes données au mythe du Wagadu, fondateur de la chute de Ghana et de la dispersion des soninké, depuis le témoignage de Heinrich Barth dans les années 1850 (Conrad & Fischer, 1981,1983 et Fischer, 1982), celui du Bagré chez   les LoDaaga du Ghana contemporain recueilli par Jack Goody (Goody, 1973), etc. Et l'on peut soupçonner "la révolution démocratique" contre Gikuyu présentée plus haut par Kenyatta de n'être pas tout à fait indemne de ce genre de présentation compétitive du "bon mythe" fondateur...

26 La nomination des "chefs de canton" (Bâ, 1994) parmi les sédentaires noirs de "l'Empire " français d'Afrique, ou celle des "chefs de tribu" et "de fraction" dans les zones nomades obéissaient à ce type de logique.

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1. 3. Stratification « traditionnelle », parenté et pouvoir en Afrique

Les observations qui précèdent ont laissé entrevoir que la frontière entre société "à Etat" et société "sans Etat" est bien moins nette que ne l'auraient suggéré les approches classiques de l'anthropologie évolutionniste ou fonctionnaliste. L'imbrication entre l'ordre et la hiérarchie, ancrés dans les réseaux de signification et d'action de la parenté et de la religion, d'avec la sphère du politique, entendue comme instance d'administration globale de la société, serait plutôt la règle que l'exception dans bon nombre sociétés "traditionnelles" africaines. Les formes particulières que prennent le pouvoir et les inégalités sur lesquelles ils s’appuient, les ressort de légitimation qu'ils mobilisent, dans la plupart des régions de l'Afrique précoloniale, puisent dans les référents "retravaillés" des disparités "naturelles" (le sexe, l'âge, la force physique, etc.) l'aliment sur lequel se bâtissent leurs architectures.

Ainsi, l'âge, réalité biologique, est aussi le support de constructions culturelles qui interviennent dans les rapports de pouvoir. Il joue un rôle significatif dans un certain nombre de sociétés africaines, particulièrement en Afrique de l'est, où l'institution des "classes d'âge" constituait l'une des armatures de l'ordre social. Il faut entendre par "classe d'âge" un groupe d’individus doté d'un nom spécifique et dont les membres présentent la caractéristique d’être nés pendant le même laps de temps séparant généralement deux initiations successives d’adolescents. Ce qui veut dire que l’on naît dans une classe d’âge dont on restera membre toute sa vie.

Les relations entre la génération montante et celle de leurs géniteurs est marquée, dans la plupart des sociétés africaines "traditionnelles", à la fois par la dépendance et l'antagonisme. Une tripartition assez largement observable dans ces sociétés (Balandier, 1974) conduit à distinguer : (a) le groupe des hommes mûrs détenteurs de la plénitude des droits et des privilèges attachés à la séniorité et formant la génération des pères; (b) un groupe des hommes jeunes socialement reconnus mais encore dépendants, qui constitue la génération des fils; (c) enfin le groupe qui n'a pas encore accédé à une véritable existence sociale, celui des enfants.

La réflexion sur le rôle de l'âge a conduit certains anthropologues à voir dans le système des classes d'âge, à la fois mécanisme de socialisation des jeunes et dispositif destiné à canaliser leur agressivité, un vecteur d'organisation politique et militaire dans des sociétés essentiellement dépourvues d'instances autonomes d'administration de la chose publique. Denise Paulme, qui a travaillé chez les Dogon du Mali, les Kissi de Guinée et les Bété de Côte d'Ivoire, a pu ainsi écrire : « Au sein de sociétés qui ne connaissent ni pouvoir politique centralisé, ni classes sociales bien définies, les règles de la parenté ne suffisent pas toujours pour fixer la répartition de charges importantes, telle la conduite de la guerre ou l’exécution de travaux d’intérêt public. Les classes d’âge se voient alors confier certaines fonctions, dont l’attribution dans ces sociétés n’est pas du ressort des clans ni des lignages » (Paulme, 1971 : 9). Et Samuel Noah Eisenstadt, dans un propos un peu plus marqué d'évolutionnisme, dit à peu près la même chose : « Ce que perd le domaine de la parenté et de l’alliance, le domaine des classes d’âge le « gagne », le reprend et l’élabore, avant d’être dépossédé à son tour par les domaines spécialisés de formation plus tardives (politique, économique) » (in Balandier, 1974 : 72). L'apparition d'instances autonomes du politique et de l'économique, intervenant historiquement, autrement dit, après et au-delà des univers strictement commandés par la parenté.

Nous n'entrerons pas ici dans des considérations trop détaillées sur les classes d'âge pour lesquelles le lecteur intéressé trouvera les indications nécessaires dans la bibliographie (Paulme, 1971; Balandier, 1974; Abelès et Collard, 1985). Retenons simplement le privilège significatif en termes d'autorité et de pouvoir que les "aînés sociaux" (qui ne sont pas

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forcément des aînés en âge…) détiennent sur les cadets. Ce privilège était généralement entretenu, légitimé et solennisé par des rites de passage (circoncision notamment…) qui sanctionnent, sous la supervision des initiés, l'ascension d'un état, d'un "grade", au "grade" suivant.

Parmi les communautés africaines à la hiérarchie sociale et politique peu structurée et où la parenté sous la figure de la séniorité exerce une influence décisive, on cite, par exemple, les Lugbara de l'Uganda et de la RDC (Balandier, 1974). Il s'agit d'une société répartie en groupes résidentiels de taille variable, correspondant à des sections de lignage de filiation patrilinéaire. Il n'existe pas chez les Lugbara d'autorité politique spécialisée. Les conflits entre groupes et individus se règlent par la violence, la négociation ou la scission. Les Lugbara ne connaissent pas de véritables classes d'âge instituées. Les figures les plus importantes du système de régulation social sont les "aînés", les chefs de lignage. Leur autorité s'exprime dans la possession de symboles propres à leur fonction (siège, long bâton…). Ils sont considérés comme des intermédiaires, des intercesseurs auprès des ancêtres, dans une "société à définition rétrospective" (Balandier, 1974 : 91) où la perfection, le bon et le bien, sont situés dans le passé lointain, celui des aïeux vénérés.

Dans cette société où règne la polygynie, le fils aîné de la première épouse remplace généralement le père défunt dans ses fonctions politiques et rituelles à la tête du lignage. Le facteur âge est ici un déterminant essentiel des statuts et de l'exercice de l’autorité. Quatre groupes sont distingués chez les Lugbara, notamment au regard de l'ordonnancement des cérémonies religieuses :

1° les « aînés » (ou anciens), hommes importants

2° « les hommes de derrière », à la tête des unités domestiques

3° les jeunes importants, tenants leur statut du fait du mariage.

4° les jeunes encore célibataires

Viennent ensuite les enfants non encore en âge d'être associées aux prérogatives du groupe.

Des objets symboliques sont associés à ces statuts : carquois pour les jeunes guerriers, gourde à boisson (pour un homme gouvernant une maison), siège (pour le détenteur de l’autorité).

L’âge intervient, en combinaison avec d’autres facteurs (descendance, entourage domestique, efficacité rituelle…) pour gravir les échelons hiérarchiques du système. Une opposition centrale, l'opposition frère/père, parcourt le dispositif hiérarchique et de parenté Lugbara. Les membres d’un même groupe d’âge sont dits "frères". Mais l’aîné héritier de l'autorité dans un lignage peut être un « père » pour les cadets qu’il traite à l’occasion de « fils ». A l'intérieur des lignages règnent à la fois hostilité et coopération, en fonction des circonstances. La mort de l’aîné héritier de l'autorité a généralement pour effet d'exacerber les compétitions entre les candidats en situation d'aspirer à sa succession. Et ces rivalités internes à un lignage ou à une section de lignage iront souvent mobiliser les alliances et les inimitiés compétitives des sections et/ou lignages adjacents, conformément au schéma de l'opposition complémentaire précédemment évoqué.

C'est parmi les populations de l'est du continent africain que l'on trouve les systèmes de classe d'âge les plus cloisonnés et les plus sophistiqués, dotées de fonctions politiques, militaires et religieuses. Les classes d'âges jouent le rôle d'organe "central" ou "dominant" (Hazel in Abelès et Collard, 1985 : 247) dans la structure sociale des Masaï, des Nandi, des

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Karimojong, des Oromo… Comme elles jouaient jadis un rôle de même ordre chez les Gikuyu (Kenyatta, 1973).

Chez les Oromo d’Ethiopie méridionale, le système générationnel était organisé de telle manière que 40 ans séparaient toujours une classe de « pères » de la classe de « fils » correspondante. Ce qui permettait de conjurer toute rivalité pour le pouvoir entre les deux classes : « L’écart était tellement considérable qu’il était exclu que les fils disputent aux pères la direction des affaires tribales. » (Hazel in Abelès et Collard, 1985 : 256). La capacité génésique, l'activité procréatrice étant considérée comme des attributs par excellence du pouvoir, il fallait séparer le temps de l'activité procréatrice des générations successives. Les jeunes guerriers autorisés à se marier ne devaient ainsi pas avoir d'enfants chez les Borana du sud est de l'Ethiopie, une branche de l'ensemble Oromo. D'où la pratique parmi eux d'infanticides ou d'infanticides symboliques (idem : 256-257).

Dans la société Masaï (Kenya, Tanzanie), toute entière ordonnée autour des classes d'âge, celles-ci étaient définies sur la base de la co-initiation post-pubertaire. Les classes d'âge définissaient pour tous les hommes Masaï qui vivaient suffisamment longtemps, un parcours ascendant en quatre grades : (a) guerriers, (b) chefs de famille éleveurs de bétail, (c) responsables de l'ordre politique, (d) responsables de l'ordre religieux. Une classe d'âge relève du même grade durant environ une quinzaine d'années. La base du système est ici fournie par la maturité physique puisque c'est la puberté qui lui donne son point de départ.

Il arrive que le dispositif généré par l'âge se combine, dans certaines sociétés africaines plus stratifiées que celles qui viennent d'être évoquées, au système des "ordres" et des "rangs" qui les structurent et/ou au pouvoir central qui les gouverne.

Parmi les population Malinkés héritières de l'ancien Empire du Mali (Mali, Niger, Sénégal, Gambie, Guinée, Côte d'Ivoire), on rencontre un système hiérarchique rigide, souvent comparé à celui des castes indiennes, même s'il ne prétend pas à la dignité métaphysique conférée par le mythe du Purusa aux varna et jati de l'Inde védique. La parenté, sous la forme des classes d'âge, joue également dans ces configurations sociales un rôle non négligeable. Les Bambara du Mali appartiennent à cet ensemble. Leurs structures sociales sont ordonnées à la fois autour de la parenté (filiation patrilinéaire) et d'un système de rangs. Elles font appel à la fois à une hiérarchie générationnelle et à une stratification entre des "castes". La structure générationnelle est gérontocratique. Elle donne une prééminence indiscutée à la génération des "pères" sur celle des "fils". Mais elle combine en fait trois systèmes liés entre eux : celui des "ordres" ou "états" (aristocrates, gens libres, groupes assujettis); le systèmes des "castes" (forgerons, tisserands, cordonniers, griots, pêcheurs, etc.); le systèmes des échelons et associations qui se créent à partir des promotions annuelles des nouveaux circoncis (Balandier, 1974).

Les Mossi de l'actuel Burkina Faso (Skinner, 1966; Balandier, 1974; Vinel, 2005) montrent, quant à eux, un bel exemple d'interpénétration et de conditionnement réciproque d'un pouvoir monarchique solidement établi et des structures de parenté marquées par une hiérarchie gérontocratique du même type que celle que nous venons de voir.

Il s'agit d'une "ethnie" démographiquement importante, puisqu'elle comptait, à l'époque où Skinner y avait mené ses enquêtes, à la fin des années 1950, près d'un million d'individus. Les Mossi sont héritiers d'une puissante formation étatique, même si son émergence ne remonte qu'au XVIIIe s. L'autorité y était exercée par le Mogh' Naba ou Empereur, considéré comme la personnification du peuple Mossi et de son unité. Le Mogh' Naba était maître et possesseur des biens et des sujets de son royaume. Il jouissait d'une aura de sacralité et son pouvoir

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participait de l'ordre cosmique, dont il constituait en quelque sorte un rouage, selon la vision mossi des choses. L'architecture administrative du royaume reposait sur un certain nombre de chefs locaux (naba) qui constituaient, à l'échelon régional, des répliques du pouvoir du Mogh' Naba. Ils disposaient d'une autorité discrétionnaire et sans appel sur leurs propres administrés.

La société mossi était subdivisée en groupes patrilignagers ordonnés hiérarchiquement en fonction de leur proximité généalogique d'avec le Mogh' Naba : lignages princiers, lignages aristocratiques, sujets du commun. Quel que soit l'ordre statutaire dont ils relevaient, les individus de la société mossi étaient soumis à la règle de la prééminence d'âge : le lignage aîné a le pas sur tous les autres. L’aîné du lignage a la qualité de soba (propriétaire) et détient une autorité forte. A l’intérieur de l’unité familiale, le « chef » exerce un droit total sur les membres et en particulier sur ses fils dont il contrôle le travail et la production ; seul l’aîné, héritier potentiel, se trouve dans une situation à part. La transmission de l'autorité (y compris celle du Mogh' Naba) se faisait, sauf accident, du père à l'aîné de se fils, soulevant parfois, quand il s'agit notamment de l'accession à la fonction de Mogh' Naba, des rivalités avec des oncles et frères ….

En résumé, les traits essentiels du système politique mossi tels qu'on peut les relever dans la littérature anthropologique sont les suivants :

1° pouvoir absolu du souverain

2° la figure du père, associée à la partilinéarité, est prédominante

3° la séniorité joue un rôle central

4° le système des inégalités est lié à la dépendance personnelle

Les relations hiérarchiques entre générations s'inscrivaient dans cette configuration. Les jeunes hommes célibataires d'une entité résidentielle vivaient ensemble dans une « maison des jeunes ». Leur accès aux ressources matérielles du groupe (fruit des récoltes, bétail, etc.) ainsi qu'aux femmes était sévèrement contrôlé par les pères dans cette société où les notables âgés avaient coutume d'entretenir une polygynie étendue. Les jeunes ne travaillaient pas pour eux-mêmes mais pour leurs pères. En somme, le géniteur/créateur avait tous les droits sur ses créatures.

A la cour du Mogh' Naba, un dignitaire (kamb' naba) de rang secondaire avait autorité sur les hommes jeunes regroupés dans des "maisons de jeunes". Autrefois, ce personnage était en charge du recrutement de jeunes gens pour les besoins de la guerre. L'ensemble de ce système était reproduit à l'échelon des unités territoriales soumises à l'autorité du Mogh’Naba.

La subordination des jeunes ne connaissait un début d'assouplissement qu’avec le mariage. Ce qui situait les femmes au coeur des rapports hiérarchiques entre génération et rendait compte du fait que les pères hésitaient le plus longtemps à les marier afin de retarder le plus possible leur accès au statut « d’ancien ». Le rôle prépondérant des aînés dans la « distribution » des épouses, qu’ils ont en fait tendance à monopoliser, contraint le plus souvent un jeune qui souhaite se marier à "obliger" par des cadeaux et des services un "ancien" susceptible de lui procurer une épouse. Le type de mariage dit pogsiouré (= "femme donnée en compensation"), entièrement sous le contrôle des chefs de lignage, s'inscrit dans ce genre d'échanges. Il permet à ces chefs, en cédant des droits matrimoniaux, d'étoffer leurs réseaux de clients et d'alliés. Des cérémonies en vue de la réalisation de ce type d'alliances étaient organisées tous les trois ans. Elles donnaient l'occasion aux chefs de lignage détenteurs de jeunes esclaves, ou donataires de jeunes femmes à l'occasion de leur intronisation, de les céder en mariage à des

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jeunes gens qui deviennent ainsi leurs obligés. Les hommes qui avaient bénéficié de ces largesses matrimoniales avaient, par ailleurs, obligation de rétrocéder à leur bienfaiteur au moins la première fille ou le premier garçon issus de leur union afin qu'ils viennent grossir les rangs du lignage qui a fourni l'épouse. On voit par là que les échanges matrimoniaux intervenaient pour la constitution et le poids respectif des groupes, et que prééminence politique et prééminence lignagère se renforçaient et se conjuguaient, à l'intérieur d'un système où c’est le rapport père/fils qui a valeur de modèle par rapport à celui de l'autorité politique entretenue par un chef avec ses sujets.

La place occupée par les femmes dans l'économie générale des relations d'autorité et de pouvoir au sein de la société mossi (Vinel, 2005) nous conduit à quelques brèves remarques sur leur situation au regard de la stratification sociale et par rapport au pouvoir politique au sein de cette même société, prise comme exemple, mais également de manière plus large, dans d'autres communautés du continent africain.

La polygynie était une pratique largement répandue dans bon nombre de sociétés africaines "traditionnelles". Et les femmes y étaient généralement soumises à un statut second par rapport aux hommes et d'auxiliaires de production à l'autonomie et aux prérogatives personnelles limitées. Les unités domestiques étaient, dans beaucoup de ces sociétés, où prédominaient les activités agricoles, organisées en vastes concessions regroupant autour d'un chef de lignage, les cases de ses épouses et de ses enfants mariés du sexe masculin — en contexte patrilinéaire/patrilocal — ce qui constituait le cas de figure le plus répandu. Plutôt que de tenter un panorama rendu impossible par les limites de cette rédaction, donnons un exemple.

Soit celui des Soninké du Dyahunu (Mali), étudiés notamment par E. Pollet et G. Winter (Pollet et Winter, 1971 : 356-442) et chez lesquels nous avons nous-même effectué quelques séjours. "Le système de la parenté est centré sur le kâ, l'unité familiale où l'individu trouve à satisfaire ses besoins matériels et l'essentiel de ses besoins sociaux. Le village lui-même, l'unité politique, n'est en définitive à ces égards qu'un ensemble inorganisé de kâ." (Pollet et Winter, 1971 : 356). La composition des concessions familiales est déterminée à la fois par la filiation patrilinéaire et par le mariage. Les "atomes" autour desquels s'organisent les unités d'habitation observées par Pollet et Winter se limitent à trois schémas :

• un homme, son épouse (ou ses épouses) + leurs enfants célibataires;

• deux frères, leurs épouses et leurs enfants célibataires;

• un homme, son épouse (ou ses épouses), leur(s) fils marié(s) + la (ou les) conjointe(s) et enfants célibataires.

Les concessions familiales peuvent également accueillir des marabouts ou des dépendants "castés" (nyaghamala) attachés au lignage.

Chaque unité résidentielle, chaque kâ, est dirigée par un kâgumme ("chef, maître du kâ"), qui est d'ordinaire "l'aîné généalogique de la famille" (Pollet et Winter, 1971 : 374). C'est lui qui a la haute main sur l'organisation du travail agricole auquel se livre, collectivement ou par sous-unités, les membres du kâ. Les "cadets sociaux" (les membres de la génération inférieure à celle du kâgumme, les femmes, les dépendants) sont redevables d'une partie de leur force de travail au chef de l'unité résidentielle. Cependant la hiérarchie d'âge et de rang fait que l'on peut être redevable d'une partie de son temps de travail à un "supérieur" et en recevoir d'un "inférieur" hiérarchique. Au kâgumme revient également la gestion du grenier collectif du kâ

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lorsque les greniers ne sont pas propriété individuelle des chefs (masculins) de ménage au sein de la concession.

Les femmes ne s'occupent que de certaines tâches (sarclage, récolte des épis, vannage) et de certaines cultures (petit mil, maïs, arachide, riz, indigo), tandis que certaines sont du ressort quasi-exclusif des hommes (gros mil, tabac, coton). Cependant, les récoltes que les femmes réalisent sur les lopins personnels que leur concède leur mari constituent un élément de revenu qui leur est propre et dont elles peuvent disposer à leur guise.

Globalement, la subordination des femmes est une donnée fermement établie au sein de la société soninké. "La société masculine ne cache pas le mépris dans lequel elle tient les femmes (…) la coutume, en leur déniant tout rôle dans le domaine politique et religieux et en les soumettant à l'autorité contraignante du père puis du mari, ne leur permet pas de s'affirmer socialement, psychologiquement et intellectuellement comme les égales des hommes." (Pollet et Winter, 1971 : 428-429).

On observe des rapports de genre à bien des égards semblables chez les Mossi du Burkina Faso (Gruénais, 1985; Vinel, 2005).

Les règles régissant les rapports de genre et de génération se matérialisent dans et se combinent avec des stéréotypes comportementaux comme les consignes de pudeur ou d'évitement, la parenté à plaisanterie, le mode d'attribution de noms (Pradelle de La Tour, 1985) pour conforter la hiérarchie entre "aînés" et "cadets" et assurer une large exclusion des femmes des sphères du pouvoir.

La dimension religieuse que comporte l'exercice de l'autorité dans la plupart des sociétés africaines "traditionnelles" accorde elle aussi un privilège souvent exclusif aux hommes âgés quant à l'exercice du pouvoir. Cette dimension, qui n'est bien entendu pas exclusivement africaine, participe tout de même de formes de sacralisation de l'autorité fortement enracinées dans certaines parties du continent.

Les mythes de fondation de l'autorité mobilisent eux aussi les oppositions de genre et d'âge dans leur présentation des racines des "royautés sacrées" africaines (Heusch, 1972). Plus généralement, l'exercice du pouvoir était souvent intimement associé aux représentations religieuses de l'univers tel que beaucoup de sociétés traditionnelles en Afrique le voyaient.

Ainsi chez les Shilluk du Sud Soudan, la sacralité du souverain qui les dirigeait représentait un facteur fondamental d'unité : "… these people living along the banks of the Upper Nile are (…) unified by their beliefs concerning a first mythical being whose successors as sacred kings are believed to contribute powerfully to the harmony of society and the beneficence of nature on which pasture and crops depend." (Forde, 1954 : xiv).

Non seulement le souverain, mythique ou réel, pouvait être vu comme l'expression de l'unité d'un peuple tout entier, il était également souvent conçu comme un maillon essentiel de l'ordre cosmique, un garant de la fécondité du ciel et de la terre, ainsi que de la santé et de la prospérité des hommes et de leur bétail. Croyance très répandue dans les systèmes de représentation de l'autorité souveraine en Afrique, et que l'on rencontre, par exemple, chez les Lovedu d'Afrique du Sud. "The Lovedu chief — the Rain-Queen — does not, as among some Southern Bantu peoples, stand apart as the possessor or magically acquired power. Her power, we are told, is inherent in her position as one of a long line of ancestors to whom all Lovedu conceive themselves to be collaterally related; thus the ‘establishment' of the seasons every year and the procuring of rain, which, as a source of moisture for crops and herbage,

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symbolizes general security, are regarded as the natural function and duty of the chief." (Forde, 1954 : xv).

Plus largement, la question de la souveraineté politique et du pouvoir était, dans l'ordre "traditionnel" des choses, rarement séparée de l'administration d'un réseau de forces invisibles et déterminantes pour les destins individuels et collectifs dont le souverain constituait à quelque degré la personnification. Il était généralement le premier ordonnateur et le premier bénéficiaire des cultes par lesquels se manifestaient son emprise et son autorité sur ses sujets27.

Tels sont donc quelques uns des éléments essentiels qui interviennent dans la constitution et la perception du pouvoir dans bien des sociétés "traditionnelles" africaines. Nous avons noté l'importance de la parenté, de la résidence, de la hiérarchie d'âge et de sexe, ainsi que des représentations du monde qui résument en quelque sorte et font la synthèse de ces visions traditionnelles de l'autorité commandées par le poids du passé et la vénération à l'égard des aïeux. A travers ces observations nous avons laissé entrevoir la complexité des relations qui lient et qui séparent les dispositifs à base tribale des structures commandées par la présence d'un Etat. Dans les contextes "traditionnels" africains, tribu et Etat ne semblent pas avoir été aussi rigidement séparés que le donneraient à voir certaines schématisations d'inspiration fonctionnaliste. En règle générale, et comme le soulignait le texte plus haut cité de Jomo Kenyatta, les leaders africains de l'ère des indépendances, surtout ceux d'entre eux qui se réclamaient des idéologies de "l'authenticité africaine" (François Tombalbaye du Tchad, Mobutu du Zaïre, etc.) auront tendance à mettre l'accent sur le caractère "communautaire", voire "socialiste" avant la lettre, des sociétés traditionnelles africaines, tout en justifiant un unanimisme favorable à toutes les dérives despotiques. La solidarité communautaire et "l'humanité" des hiérarchies traditionnelles à base "tribale" seront opposées à "l'individualisme", à l'esprit d'accumulation et aux antagonismes de classe sans merci des dispositifs que la colonisation aurait amenés ou dont elle aurait favorisé l'émergence. Nous abordons ici les rapports entre "tribu" et "Etat" dans le contexte du legs colonial.

2. En quête d'Etat

L’Afrique subsaharienne n’aurait-elle connu que des Etats « importés », issus de la colonisation ? L’Etat, ce « résumé officiel de la société », comme disait Marx, n’y aurait-il été que le fruit d’une greffe tardive et mal ajustée aux kaléidoscopes ethniques et tribaux qui la caractériseraient ? La polémique suscitée par le « Discours de Dakar » du Président français Nicolas Sarkozy est venue, il n’y a pas longtemps, raviver, en Afrique « francophone », ce type de questionnement. Des historiens et anthropologues africains et africanistes28 ont, en effet, très vigoureusement réagi à l’allocution prononcée par le Président français à l’Université de Dakar en juillet 2007, où celui-ci affirmait notamment que « l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire ». Ils voyaient dans cette phrase l’expression d’une ignorance et d’un déni du long et prestigieux passé impérial de l’Afrique, associé à des formations étatiques aussi vastes et prospères en leur temps que Ghâna (VIIIe-XIIe s.), Mali (XIIIe-XIVe s.) ou Songhay (XVe-XVIe s.), pour n’évoquer que la région sahélienne.                                                                                                                27  "… the political structure [of the Dahomey] is reflected in the royal control of many local cult organizations of priests and their devotees and in the insistence on the primacy of the royal cult in recurrent festivals." (Forde, 1954 : xvi).

28  Le  "Discours  de  Dakar"  a  suscité,  en  France,  trois  recueils  de  contributions  hostiles,  dans  l'année  qui  a  suivi  sa  présentation  à  l'Université  Cheikh  Anta  Diop  : Ba Konaré A. (dir. 2008); Chrétien J.-P. (dir. 2008); Gassama M. (dir. 2008).

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Ces questions posées par l'histoire étatique de l'Afrique subsaharienne sont, par des chemins multiples, connectées à un certain nombre d'oppositions fortement remises en cause depuis quelques années, avec notamment l'influence des études dites " postcoloniales et subalternes"29, ainsi que celle du courant postmoderne, puisant du reste aux mêmes sources théoriques30 que lesdites études. Qu'il s'agisse de l'opposition "primitif/civilisé", "modernité/tradition", "précolonial/postcolonial", "culture occidentale/culture indigène", etc.; toutes ces dichotomies font l'objet de la part des courants que nous venons de citer d'un fort rejet à partir du refus d'une histoire coloniale faite par/pour des élites et d'un désir plus ou moins explicite de réhabiliter en bloc le « précolonial ». S'interroger sur le sort de ces dichotomies nous conduira à l'examen des rapports entre Etat "domestique" et Etat "importé" en Afrique. Nous serons aussi amenés à évoquer les notions "d'Etat de droit" et de "bonne gouvernance", généralement associés à la "démocratie" depuis la chute du Mur de Berlin et la fin des "blocs". Nous nous arrêterons, pour finir, sur la corruption et ses liens présumés avec une certaine "retribalisation" de l'Etat en Afrique. 2. 1. Etat domestique et Etat importé Dans les développements qui précèdent, nous nous sommes surtout attelés à l'élucidation des notions de "tribu" et "d'ethnie", nous attachant à faire apparaître la complexité des liens qu'elles entretiennent avec l'Etat dans le contexte de l'Afrique subsaharienne précoloniale. Il nous faut à présent, et avant d'entamer l'examen des contextes étatiques contemporains, préciser, ne fût-ce que de manière cursive, les contours de la notion d'Etat. La littérature sur la question est évidemment considérable31 et les approches multiples. Il ne peut être question dans les remarques qui suivent que de considérations introductives. Les anthropologues évolutionnistes, nous l'avons vu, cherchaient à préciser les conjonctures et les formes sous lesquelles l'Etat est susceptible d'apparaître. Ils voulaient en déterminer "l'origine" et opposaient, comme deux "stades" successifs et exclusifs, les "sociétés tribales" et l'Etat. Une bonne partie de la tradition marxiste (Engels, 1974; Meillassoux, 1975),

                                                                                                               29  Série  de  volumes  parus  à  partir  de  1982  et   jusqu’en  1989  à  Oxford  University  Press  et  dont   le  maître  d’œuvre  est  l’historien  bengali  Ranajit  Guha  (né  en  1923),  mais  comptant  aussi  des  auteurs  comme  Partha  Chatterjee,   Gyan   Prakash,   Dipesh   Chakrabarty,   Sumit   Sarkar,   Shahid   Amin.   L’inspiration  théorique  essentielle   est   celle   d'un  marxisme   critique,   se   référant   à   Gramsci   (opposition   domination   /  hégémonie),   puis   au   poststructuralisme   ou   postmodernisme,   trouvant   chez   les   philosophes   français  Foucault,  Derrida,  Lyotard  et  Deleuze,  une  part  de  ses  ressources  théoriques,  plus  ou  moins  bien  traduites.  Une  part  de  l'impulsion  de  ce  mouvement  lui  été  donnée  par  l'ouvrage  d’Ed.  Saïd,  Orientalism,  New  York,  Vintage  Books,  1978.  

30  L'un  des  premiers  textes  significatifs    du  postmodernisme  est  celui  de  Jean-­‐François  Lyotard,  La  condition  postmoderne,  Paris,  Minuit,  1979.  Mais  l'inspiration  poststructuraliste  de  Foucault  et  de  Derrida  y  est  également  très  présente.  

31  Parmi  les  ouvrages  cités  dans  la  bibliographie,  la  sélection  suivante  recèle  la  somme  d'indications  générales  la  plus  significative  sur  l'Etat  :  Anderson,  1978;  Apter,  1988;  Badie,  1998;  Balandier,  1967;  Bayart,  1989;  Villalon  &  Huxtable,  1998;  Bourdieu,  2012;  Chevalier,  1999;  Claessen  &  Skalnik,  1978;  Engels,  1974;  Englebert,  2000;  Fallers,  1957;  Genet  et  Le  Méné,  1987;  Ibn  Khaldûn,  1981;  Kelsen,  1962;  Mbembe,  2000;  Meillassoux,  1975;  Moore,  1983;  Perrot  et  Fauvelle-­‐Aymart,  2003;  Polanyi,  1983;  Schmitt,  1993;  Shapera,  1958;  Skocpol,  1979;  Sorensen,  2001,  Terray,  1987;  Weber,  1959  et  1965;  Wittfogel,  1977.  

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schématisée par les fameux cinq "stades" de Staline32, a assez largement repris l'idée du "passage à l'Etat", associée à l'émergence de classes sociales distinctes et antagoniques. L'Etat est présenté, dans cette perspective comme l'instrument d'une domination de classe, l'outil au moyen duquel une classe ou un groupe de classes assurent leur domination sur les classes rivales. Les approches fonctionnalistes (Fortes & Evans-Pritchard, 1954; Nadel, 1971; Eisenstadt, 1963; Moore, 1983) qui établissent, elles aussi, une ferme distinction entre sociétés "acéphales", "tribales" ou sans Etat et sociétés "à Etat", partent de ce que les Etats font pour en déduire les fonctions que l'Etat est supposé a priori remplir : contrôler un espace territorial, garantir l'unité d'une population, "maintenir l'ordre public", etc. De l'examen de la littérature anthropologique et sociologique sur la question, il apparaît que l'Etat pourrait se définir par un certain nombre de traits récurrents, même si de Platon à Montesquieu en passant par Aristote et al-Farâbî, les tentatives de définition de l'Etat, ou de classement des formes qu'il prend, échappent difficilement à la norme évaluative d'un "idéal étatique" plus ou moins clairement formulé. Les traits en question seraient (Abélès, in Bonte et Izard, 1991) : l’existence d’une unité politique fondée sur la souveraineté territoriale; l'existence d'un appareil gouvernemental spécialisé qui détient le monopole de la violence physique et symbolique légitime; l’existence d’un groupe dirigeant qui se distingue par sa formation, son recrutement et son statut du reste de la population et monopolise l’appareil de contrôle politique, sous des formes monolithiques ou plurielles. Ces caractéristiques posent l'Etat dans un ailleurs, au-dessus ou à part, des communautés sur lesquelles il exerce sa souveraineté. La sphère de l'Etat, lieu d'exercice de l'autorité, s'opposerait à et se distinguerait ainsi de celle de la "société civile" que l'Etat administre. La situation en surplomb de l'Etat, gérant de la "force publique" et administrateur de la justice (droit de vie et de mort…), lui confère une forme de sacralité qui confine, en ses formes archaïques, à la divinisation du détenteur du pouvoir. Quantité de rituels étatiques des mondes anciens aussi bien que contemporains peuvent être interprétés comme des manières de solenniser et de donner corps à cette parcelle de mystère quasi-divin qui entoure l'exercice du pouvoir et la volonté de le pérenniser. Et lorsque la "charpente" historique et symbolique sur laquelle opèrent ces rituels est insuffisamment enracinée, et qu'elle manque donc de cette patine que procure un capital culturel solidement incorporé et approprié, les rituels étatiques tendent à basculer dans des formes de théâtralisation qui frôlent parfois le carnaval. Les conduites vestimentaires et protocolaires de certains chefs d'Etat africains (Qadhafi, Mobutu, Bokassa, Idi Amin Dada, Yaya Jammeh, etc.) ont ainsi pu paraître trahir le côté largement théâtral de leur fonction. L'imposition de l'extérieur, au titre des héritages coloniaux, de certains moyens d'unification symbolique comme la langue ou la tenue vestimentaire des personnels judiciaires (que l'on songe aux perruques des juges ghanéens ou nigérians…), par exemple, contribue à générer le "fossé théâtral" où s'abime parfois une partie du "sérieux" des solennités étatiques africaines. La réflexion sociologique sur l'Etat (Weber, 1965; Bourdieu, 2012) souligne l'importance, pour la constitution d'une véritable bureaucratie étatique, de la séparation entre les personnes et les fonctions qu'elles exercent. Shmuel Noah Eisenstadt (Eisenstadt, 1963), étudiant les Etats des sociétés préindustrielles au pouvoir centralisé, dotées d'une "administration impersonnelle", commandée par la notion wébérienne de "profession", propose une vision des conditions d'émergence et d'autonomisation d'une sphère de l'Etat à partir des caractéristiques

                                                                                                               32  "Communisme primitif", esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme/communisme.  

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suivantes : (a) une sortie progressive de l'emprise de la parenté accompagnée de l'émergence de la "raison d'Etat"; (b) une différenciation des rôles singularisant certaines catégories majeures (guerrier, scribe, prêtre …) avec apparition du "fonctionnaire"; (c) des efforts systématiques déployés par les dirigeants en vue de centraliser la sphère politique; (d) l'émergence, à côté de la bureaucratie, d'instances de luttes politiques légitimes, où se concentre la lutte politique légitime (parlements, conseils municipaux, etc.). Eisenstadt décrit de la sorte un processus de différenciation, d'autonomisation, de centralisation des appareils d'Etat qui s'effectue contre les liens traditionnels dominés par les relations de parenté et les charges héritées. Pour que cette mutation, qui n'est pas sans rappeler le passage du "féodalisme" à "l'absolutisme" chez Marx aussi bien que chez Weber, puisse s'effectuer, un certain nombre de conditions doivent au préalable être réunies. (1) Il faut que la société ait atteint un certain degré de différenciation, de division du travail, et en particulier que se soit opérée, au moins jusqu'à un certain point, la séparation de l'administration et du religieux. (2) Il faut qu'un certain nombre de personnes aient échappé au statut rigide des relations agraires traditionnelles. Cette émancipation est de nature à ouvrir la voie à l'apparition de la figure du "notable", "cette forme élémentaire de l'homme politique, cet homme qui accepte — ce qu'il ne fait pas de gaieté de coeur dans la société dite archaïque — de se dévouer aux intérêts communs et de se consacrer à régler des conflits dans le village, [ce qui suppose] qu'il y ait déjà un peu de surplus, de skholê, de loisir, de distance — une réserve de temps libre", écrit Bourdieu (Bourdieu, 2012 : 126), se référant à Weber33. (3) il convient, en troisième lieu, que certaines ressources — religieuses, culturelles, économiques — ne soient plus sous dépendance de la famille, de la religion, d'une caste, etc. Afin que l'Etat puisse exister, estime Eisenstadt, il faut, dit-il, reprenant un terme employé par Polanyi (Polanyi, 1983) à propos du marché dans les sociétés précapitalistes, qu'il existe des ressources flottantes, "désengagées", "désencastrées" ("disembedded"), ces ressources pouvant être des revenus, des symboles, des travailleurs "libres", qui ne sont pas par avance dévolus, en situation "d'ascription", à des individus ou des groupes en raison de leur naissance ou de leur statut. Au-delà de cet assouplissement, de l'introduction de ce jeu - au sens mécanique du terme - dans les rouages de la société, nécessaires à l'émergence de l'Etat, les travaux des sociologues de l'Etat soulignent également l'importance de l'unification du marché économique national, et le rôle de l'impôt d'Etat (mêmes charges, mêmes devoirs…) dans la genèse de la conscience nationale, du nationalisme. Mais c'est surtout à la concentration de capital symbolique et "informationnel" que les Etats du capitalisme européen naissant, modèle contemporain de l'Etat, doivent l'incorporation progressive des valeurs fondatrices de la Weltanschauung étatique. Ici, l'Etat a procédé, explique Bourdieu, à une unification "théorique" de l'espace qu'il gouverne au moyen de vastes opérations de "totalisation" (recensements…), "d'objectivation" (cartographie…) et de "codification" (unification du marché culturel : codes                                                                                                                33 Dans certaines régions d'Afrique subsaharienne, les "anciens combattants" ont pu constituer un embryon de cette figure du notable. Dotés d'une expérience collective "délocalisée" et marquante, d'un petit capital linguistique colonial, et d'un revenu régulier, ils peuvent aspirer à prendre en charge les affaires locales une fois "revenus au pays", comme le montre un épisode rocambolesque des mémoires de A. Hampâté Bâ (1994 : 272 sq.)

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juridiques, linguistique, homogénéisation de formes de communication bureaucratiques à l'aide de divers moyens comme les formulaires standardisés…). L'ensemble de cette culture étatique est porté et reproduit au moyen d'un système éducatif qui a fini, au fil des générations, par toucher la totalité de la population. Les enseignements de l'histoire et de la littérature en particulier ont contribué, dans ces Etats européens, à jeter les bases d'une "véritable religion civique" où l'on trouve à la fois les ingrédients essentiels d'une (bonne) image collective de soi et les preuves de progrès sensibles, hors périodes de crise, sur la voie de la démocratisation de la gestion des affaires publiques. Toutes ces considérations, se demandera-t-on, ont-elles un rapport avec l'Etat dans l'Afrique subsaharienne d'avant la colonisation ? Le croquis brossé à grands traits de l'idéal-type étatique n'est-il ici à mettre en rapport qu'avec l'Etat importé hérité de la domination coloniale, de ses découpages territoriaux et de ses legs institutionnels ? Ces Etats postcoloniaux eux-mêmes s'ajustent-ils vraiment à ce modèle ou n'en sont-ils que des clones plus ou moins ratés ? La polémique suscitée par le discours ci-haut évoquée de Nicolas Sarkozy mêle l'histoire africaine de l'Etat, qui, dans sa version moderne, est supposé adossé à une légitimité de type bureaucratique/rationnel (Weber, 1959), à toute une somme de considérations allant de lecture biblique/hégélienne de l'histoire de l'Afrique, à la construction de l'image du Noir, en passant par la remise en cause de certains dichotomies plus ou moins établies comme celle qui oppose "modernité" et "tradition". Pour Jean-Pierre Chrétien (Chrétien, 2008), le discours du Président français s'inscrit dans l'ambiance du "retour du colonial" et du débat sur les "lois mémorielles"34. Il fait recours de manière abusive et injustifiée à l'opposition entre "tradition" et "modernité". "Nous sommes donc en présence d'un vieil héritage de la culture européenne qui rangeait les Africains dans une case portant les étiquettes de la barbarie et de l'enfance, de la tradition et du mystère, face à une modernité venue par définition d'ailleurs." (Chrétien, 2008 : 21). L'Afrique serait un espace où prédomine "la sensibilité" plutôt que "la raison", comme le proclamait naguère le premier président du Sénégal indépendant, Senghor (Senghor, 1984), et son histoire politique ne peut évidemment que s'en ressentir.

Contributeur à l'ouvrage dirigé par Chrétien, Achille Mbembé, dans la veine de Orientalism d'Edward Saïd (Saïd, 1977), s'interroge sur "ce qui fait de ce continent le miroir vertigineux dans lequel la France officielle ne voit rien d'autre que le reflet de ses propres fantasmes" (Mbembe, 2008 : 97). Il entreprend de déconstruire "la logique des races (…), couplée à la logique du profit, à la politique de la force et à l'instinct de corruption — définition exacte de la pratique coloniale —" (idem : 98), qui aurait présidé à l'élaboration de l'image de l'Africain, présenté par les idéologues de la colonisation "non seulement comme un enfant, mais comme un enfant idiot, la proie d'une poignée de roitelets, potentats cruels et acharnés." (idem : 101). Mbembé dénonce vigoureusement l'idée développée par cette vision coloniale d'une altérité radicale de l'Afrique, "un monde à part — la figure vivante d'un monde accablé de dureté, de violence et de dévastation, ou encore le simulacre d'une force obscure et aveugle, murée dans un temps pré-logique et pré-ethique." (idem : 122, souligné par AM). Une représentation qui                                                                                                                34 On qualifie ainsi, en France, la loi criminalisant la négation du génocide des juifs durant la seconde guerre mondiale (1990), la loi qualifiant de "crime contre l'humanité" la traite négrière (2001), la loi qualifiant de "génocide" le massacre des Arméniens de Turquie en 1915 (2001), l'article de loi (finalement abandonné) qui tendait à consacrer les "aspects positifs" de la colonisation (2005)…

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s'étend à tous les domaines, le politique en particulier, et qui repose, selon Mbembé, sur l'idée fantasmatique de l'existence d'une "essence nègre", d'une "âme africaine". Or, dit-il, citant Franz Fanon : "Le nègre n'existe pas. Pas plus que le blanc." (idem : 129). Dans un autre ouvrage collectif dirigé contre le "Discours de Dakar" (Bâ Konaré, 2008), Drissa Diakité souligne, pour faire pièce à la condescendance attribuée à Sarkozy relativement à "l'historicité" de l'Afrique, la sécurité qui règne dans l'empire du Mali, au dire d'Ibn Battûta, parcourant en toute quiétude la région en 1351 (Diakité, 2008 : 74) et y recevant un accueil hospitalier35. Contre le stéréotype de la "paresse" et de l'anarchie qui auraient été le lot des populations africaines depuis toujours, et la médiocrité de leurs ressources, Diakité mentionne, citant l'explorateur français Mollien (1818), l'ardeur au travail des populations noires de la vallée du Sénégal, et la qualité du riz qu'elles cultivent, avantageusement comparé à celui de Caroline. Adama Bâ Konaré (Bâ Konaré, 2008) rappelle, elle aussi, la grandeur passée de l'empire du Mali et l'élévation des valeurs morales qui auraient guidé l'action de ses dirigeants. Elle invoque également le témoignage d'Ibn Battûta à propos de la justice de mansa Souleymane. Elle cite la restitution par un autre mansa, trois siècles plus tard, à l'explorateur écossais, Mungo Park (1796), de ses biens spoliés. Elle suggère que la "charte du Mandé", le serment que le souverain Soundiata Keita aurait prononcé lors de son intronisation en 1235, serment qui résume à ses yeux des règles "intériorisées par le peuple malien", "porte indéniablement les germes des valeurs démocratiques" (Bâ Konaré, 2008 : 317). Elle en veut pour preuve les propos attribués par la tradition orale au souverain vaincu, Soumangourou Kanté, à l'adresse de son vainqueur, Soundiata Keita : "L'homme peut vaincre l'homme sans l'humilier" (idem : 317).

Le plaidoyer en vue de "donner un visage humain" aux pratiques politiques africaines de l'ère précoloniale, d'accréditer l'existence d'appareils politiques enracinés dans des héritages institutionnels étatiques locaux, n'est pas séparable des controverses autour des oppositions que nous avons précédemment mentionnées entre "tradition" et "modernité"; structures sociales précapitalistes et antagonismes de classe; institutions politiques locales et "Etat importé"; autonomie versus dépendance économiques et institutionnelles, etc.

L'histoire culturelle et institutionnelle du continent africain a-t-elle connu une césure majeure avec l'instauration de la domination coloniale sur l'ensemble du continent ? L'Afrique ne devrait-elle la présence de l'Etat "moderne" qu'à la colonisation ?

                                                                                                               35 A propos de la cruauté prêtée aux "roitelets" d'Afrique, il aurait pu citer la conduite magnanime du Damel du Cayor (Sénégal) après la défaite qu'il infligea, en 1796, au dirigeant du mouvement politico-religieux des torobbé, Abdul Qâdir Kan, lorsqu'il le fit prisonnier. "When his royal prisoner was brought before him in irons, and thrown upon the ground, the magnanimous Damel, instead of setting his foot upon his neck, and stabbing him with his spear, according to custom in such cases, addressed him as follows : ‘Abdulkader, answer me this question : if the chance of war had placed me in your situation, and you in mine, how would you have treated me ?'. ‘I would have thrust my spear into your heart', returned Abdulkader with great firmness', ‘and I know that a similar fate awaits me.' ‘Not so', said Damel; ‘my spear is indeed red with the blood of your subjects, and I could now give it a deeper stain by digging it in your own; but this would not built up my towns, nor bring to life the thousands who fell in the woods. I will not, therefore, kill you in cold blood, but I will retain you as my slave, until I perceive that your presence in your own kingdom will be no longer dangerous to your neighbours, and then I will consider the proper way of disposing of you." Mungo Park, Travels in the Interior Districts of Africa Performed in the Years 1795, 1796 and 1797, London, John Murray , cited in Robinson, 1975 : 17

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2. 2. Tradition et modernité

A en croire le témoignage de la littérature, plus spécifiquement celui des mémoires et des productions romanesques, il y a, indubitablement un "avant" et un "après" l'intrusion coloniale. Le roman du sénégalais Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambigüe (Kane, 1961) est tout entier traversé par les tourments de son héros, Samba Diallo, déchiré entre l'héritage culturel reçu des représentants de "la tradition" que sont le "Maître des Diallobé" et "La Grande Royale" d'un côté et, de l'autre, la difficile incorporation des "valeurs occidentales" véhiculées notamment par l'école coloniale. La dépossession du monde "traditionnel", rapportée sur un ton constamment marqué de gravité et de tristesse, signe bel et bien la fin d'un monde. Le processus forcé de conjonction entre deux mondes aux passés séparés, désormais contraints à un avenir commun, est vécu par Samba Diallo davantage comme une amputation36 que comme une acculturation heureuse ou une hybridation réussie.

Things fall apart du nigérian Achebe (Achebe, 1972), publié trois années plus tôt, signale, lui aussi le naufrage de tout un monde incluant "traditions", institutions et religion. De façon symptomatique, le roman est divisé en trois partie : l'univers villageois avant l'arrivée des Anglais, l'arrivée des Blancs et les désordres culturels et hiérarchiques qu'elle engendre, le troisième moment étant celui de l'instauration ferme de l'hégémonie des britanniques (et du christianisme) après une mini-révolte suivie du suicide du héros, Okonkwo.

Amadou Hampâté Bâ, longtemps auxiliaire de l'administration coloniale, qu'il a rejoint en 1922, à une époque où cette douloureuse greffe n'avait pas encore produit tous ses effets sur les sociétés subjuguées, distingue nettement, lui aussi, un monde traditionnel précolonial et l'univers advenu après l'instauration de la mainmise française qu'il décrit dans ses mémoires.

"En ces temps-là [ceux "d'avant"], écrit-il, une hiérarchie naturelle, fondée sur l'âge, la naissance ou les qualités, régissait encore toute la vie africaine traditionnelle et déterminait les comportements : égards, courtoisie et obéissance envers les aînés, soutien et assistance de la part de ces derniers. Chacun avait le sens de son devoir et l'accomplissant sans contrainte, presque religieusement." (Bâ, 1994 : 122).

Il rapporte, de manière plaisante, les tribulations de la "génétique" culturelle postcoloniale, dessinant des formes d'hybridation où "le noir" et "le blanc" se rencontrent sans vraiment se mélanger, dans des configurations marquées par la hiérarchie albinocratique et le mimétisme. Les autochtones de l'ancienne Haute Volta (aujourd'hui Burkina Faso), où Hampâté Bâ travaillait au début des années 1930, distinguaient, relève-t-il, diverses catégories au sein de l'ensemble formé par les colonisateurs et les colonisés : la catégorie des "blancs-blancs (ou toubabs), qui comprenait tous les Européens d'origine, celle des blancs-noirs, qui comprenait tous les indigènes petits fonctionnaires et autres agents de commerce lettrés en français, travaillant dans les bureaux et factureries (sic) des blancs-blancs qu'ils avaient d'ailleurs tendance à imiter; celles des nègres des blancs, qui comprenait tous les indigènes illettrés mais employés à un titre quelconque par les blancs-blancs ou les blancs-noirs (domestiques, boys, cuisiniers, etc.); enfin celle des noirs-noirs, c'est-à-dire les Africains restés pleinement eux-mêmes et constituant la majorité de la population. C'était le groupe supportant patiemment le joug du colonisateur, partout où il y avait joug à porter." (Bâ, 1994 : 187).

                                                                                                               36 Le roman s'achève sur une mort étrange du héros qui ressemble à un suicide...

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Ces visions en "noirs" et "blancs" des témoins de la période coloniale ne conviennent que modérément à une bonne partie de la politologie contemporaine, d'influence plus ou moins postmoderne.

Sur le plan culturel, tout d'abord, l'opposition "tradition/modernité" a été fragilisée par divers travaux d'historiens et de politologues (Anderson, 1983; Hobsbawn & Ranger, 1992; Appadurai, 1996) venus s'ajouter aux suspicions que des anthropologues (Clifford & Marcus, 1986) avaient commencé à jeter sur l'exercice de la monographie. Ce lieu d'élection traditionnel de présumées insularités culturelles est, aujourd'hui, puissamment bousculé par la globalisation. Le fait que plus aucune communauté humaine ne puisse, de nos jours, prétendre vivre dans un isolement complet; le fait que les "traditions" locales soient souvent entretenues, voire inventées, par des diasporas en mal de racines, dispersées aux quatre coins du monde; tout cela a réveillé des questionnements rétrospectifs sur le bienfondé des visions qui tendaient jusqu'il n'y a pas longtemps à prendre au sérieux la "fixité" et l'isolement des traditions supposées caractériser en propre chaque formation culturelle. L'Afrique n'échappe évidemment pas à cette remise en cause. Et l'on s'est mis à chercher les effets anciens de tous les contacts dont le continent a pu être le théâtre dans le but de montrer le cheminement d'hybridités anciennes et l'ancienneté du brouillage des frontières entre "tradition" et "modernité".

Dans le champ du religieux, par exemple, on s'efforce de retracer le chemin des premiers syncrétismes, comme celui des "antoniens" inspirés par la "prophétesse" Dona Béatrice Kimpa Vita, dans le royaume de Kongo au début du XVIIIe s. Un mouvement que Serge Mboukou présente comme "la première expression d'une modernité locale" (Mboukou, 2010 : 104). Plus largement, et dans la foulée d'un article séminal de Georges Balandier37, l'accent sera mis, dans certaines études contemporaines (Appadurai, 1996; Bayart, 1989; Mbembe, 2000) sur tout ce qui exprime l'interpénétration, le métissage mental et institutionnel, l'instrumentalisation croisée (et non pas à sens unique) entre colonisés et colonisateurs. On insistera ainsi sur la capacité d'initiative des colonisés, leur agency, et même sur le concours actif qu'ils ont parfois apporté à leur propre asservissement pour le mettre au service d'intérêts antagoniques locaux ou pour en faire un instrument d'ascension sociale.

2. 3. Stratifications sociales et Etat

L'évolution des stratifications sociales, évidemment étroitement liée à la question du pouvoir, soulève les mêmes questions et expose à la même tentation d'opposer le "traditionnel" et le "moderne". Le sujet des classes sociales est ainsi fortement disputé. La plupart des travaux anthropologiques et sociologiques hésitent à identifier des classes individualisées dans les sociétés africaines "traditionnelles", sur le modèle de ce que le capitalisme, naissant ou mature, peut donner à voir. La faiblesse et le caractère peu différencié des moyens et des formes de production précoloniaux font que les hiérarchies sociales reposaient davantage sur le contrôle des hommes que sur celui des moyens de production. Elles pouvaient prendre ici et là la forme rigide d'un système de castes. La parenté, comme nous l'avons vu, fournissait généralement l'outil principal de légitimation des hiérarchies entre les groupes et rendait compte de la dévolution de l'autorité dans ces sociétés "traditionnelles". Une centralité qui a

                                                                                                               37  Balandier G. (1951), "La situation coloniale : approche théorique", Cahiers Internationaux de Sociologie, 11, pp. 44-79 et sur le web : www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2001-1-page-9.htm

 

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pu induire chez des auteurs marxistes comme l'anthropologue français Claude Meillassoux (Meillassoux, 1975) la tentation de considérer les relations de parenté, celles de genre comprises, comme des "superstructures" juridico-politiques permettant d'assurer "l'exploitation" des "cadets" (jeunes et femmes) — assimilés en quelque sorte au prolétariat — par les "aînés" bénéficiaires de leurs prestations et considérés comme une "classe dominante". Mais ce rapprochement, même s'il correspond à l'obligation faite aux "cadets" sociaux d'assurer un certain nombre de services hiérarchiques en faveur de leurs "aînés", comme nous l'avons vu dans les paragraphes précédents de cette rédaction, demeure essentiellement métaphorique.

La nature des stratifications héritées de la colonisation, et où l'injection, fut-elle marginale, de rapports de production capitalistes complique quelque peu le tableau, a ouvert la voie à des débats animés sur la réalité et la nature des classes issues de la "rencontre" coloniale et de ses prolongements postcoloniaux. A l'époque des luttes pour l'indépendance, les mouvements qui s'en voulaient les porteurs préféraient mettre l'accent sur l'unité des populations colonisées plutôt que sur les divisions en classes dont ils minimisaient la portée. Ainsi, Gabriel d'Arboussier, co-fondateur (avec Houphouët-Boigny) du Regroupement Démocratique Africain (RDA) et secrétaire général de ce mouvement, dans le rapport qu'il établit en 1948 sous le titre : "Le RDA dans la lutte anti-impérialiste", conclut-il son analyse en ces termes : "il n'y a pas de classes sociales fortement constituées en Afrique noire, et la lutte pour l'émancipation doit donc unir et entraîner toutes les catégories professionnelles et sociales." (in Benot, 1972 : 77).

Le thème de la solidarité communautaire "traditionnelle" excluant toute véritable exploitation, toute compétition pour l'accaparement d'un surplus à des fins d'accumulation, reviendra souvent dans la description des stratifications sociales précoloniales, même si certains dirigeants de la génération des indépendances prêtent un peu plus attention que d'autres aux disparités de revenu que l'intrusion du capitalisme a favorisée. Le "socialisme africain" est censé pouvoir se bâtir sur le terreau des solidarités anciennes plus ou moins paritaires, opposées aux antagonismes de classe jugés propres au capitalisme central.

Senghor (1906-2001), chantre de la "négritude" et du "socialisme africain", écrit : "Mais — les critiques du capitalisme l'ont souvent souligné — la propriété ne peut qu'être théorique si les richesses naturelles et les moyens de production restent entre les mains de quelques individus. Là encore, le Nègre avait résolu le problème dans un sens humaniste. Le sol, de même que tout ce qu'il porte — fleuves, rivières, forêts, animaux, poissons — est un bien commun, réparti entre les familles et même parfois entre les membres de la famille, qui en ont une propriété temporaire et usufruitière. D'autre part, les moyens de production en général, les instruments de travail sont la propriété commune du groupe ou de la corporation" (Senghor, 1964, : 30)38.

Julius Nyerere (1922-1999), premier président du Tanganyika/Tanzanie et théoricien de la forme de "socialisme" qu'il appelle l'ujamaa, d'un terme swahili dont l'ancêtre arabe (jamâ‘a) signifie "assemblée, collectivité, communauté", développe une argumentation qui va dans le même sens, tout en prêtant une attention plus grande que Senghor aux clivages sociaux qui ont commencé à se développer avec la colonisation : "L'emploi du mot : travailleurs, dans le sens précis de salarié, opposé à patron, est l'expression d'une attitude d'esprit capitaliste. Il fut

                                                                                                               38 La "négritude", version Senghor a fait l'objet de très vives critiques tendant à en faire une idéologie "néocoloniale". Voir notamment S. S. Adotévi, Négritude et négrologues, Paris, UGE, 1972

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introduit en Afrique avec le colonialisme et est étranger à nos conceptions. Jadis, l'Africain n'avait jamais aspiré à la possession d'une richesse personnelle destinée à la domination de ses concitoyens. Il n'avait jamais eu de manoeuvres ou d'ouvriers pour faire son propre travail. Puis vinrent les capitalistes étrangers, ils étaient riches et puissants. Les Africains voulurent aussi devenir riches. Il n'y a rien de blâmable dans le fait de désirer la richesse ni la puissance qu'elle peut apporter, mais il est mauvais de désirer richesse et puissance pour dominer les autres. Malheureusement certains d'entre nous se sont déjà mis à convoiter la richesse dans ce but, certains d'entre nous souhaiteraient exploiter leurs frères pour édifier leur propre puissance et prestige personnel. Cette attitude d'esprit nous est parfaitement étrangère et est incompatible avec la société socialiste que nous désirons construire dans ce pays."39

L'irénisme qui se profile derrière ces propos, et plus encore derrière ceux de Senghor, ne va pas, on le voit, jusqu'à occulter totalement les appétits d'accumulation apparus chez "certains" africains "contaminés" par les capitalistes étrangers. Il y avait certes, superposées aux sociétés autochtones, des minorités d'origine extérieure (Européens et Asiatiques en Afrique australe et centrale, Syro-Libanais en Afrique de l'Ouest, etc.), qui constituaient une classe de revenu située à part et au-dessus des "indigènes", classe dont le sort constituera un des enjeux essentiels des luttes pour l'émancipation du continent, même au-delà des indépendances40. Mais il y avait aussi, et dès l'époque coloniale, tout le petit monde des "blancs-noirs", pour reprendre Hampâté Bâ, qui ne vont pas tarder à constituer le noyau d'un nouveau groupe intermédiaire promis à un destin économique et politique de poids dans les configurations d'après les indépendances. S'agit-il en l'occurrence d'une "bourgeoisie nationale" naissante comme se plairont à le souligner certains mouvements "anti-impérialistes" (Benot, 1972) ? Ou bien a-t-on affaire à une bourgeoisie "compradore" essentiellement composée d'intermédiaires commerciaux et institutionnels du capitalisme central ? L'orientation exo-centrée des économies africaines dans le cadre de la division coloniale du travail (matières premières contre produits manufacturés), qui perdure largement jusqu'à nos jours, a favorisé le développement d'un courant de pensée "dépendantiste" (Amin, 1969 et 1972; Emmanuel, 1972; Gunder-Frank, 1972), pour lequel les milieux d'affaire dans les ex-colonies constituent avant tout un appendice des bourgeoisies dominantes du capitalisme central.

Dans ces pays où l'Etat procèderait fondamentalement d'une greffe extérieure (Badie, 1998) héritée de la colonisation, l'organe central du pouvoir ne serait pas tant vecteur d'une hégémonie de classe qu'il viendrait ratifier et légitimer, que l'agent de création et de promotion de blocs hégémoniques dont il serait lui-même l'accoucheur. L'Etat colonial a accéléré de manière vertigineuse les écarts entre gouvernants et administrés en introduisant les outils d'une administration bureaucratique centralisée, dotée de moyens répressifs, technologiques et organisationnels sans commune mesure avec ceux des pouvoirs indigènes antérieurs. La puissante greffe ainsi opérée a ouvert la voie à l'émergence d'une "élite" branchée sur le corps étranger de l'Etat colonial, support d'une accumulation génératrice d'un écart souvent abyssal, dès l'époque coloniale, entre les "blancs-noirs" et les "noirs-noirs".

Le processus de constitution de cette élite associe (a) la "récupération" d'une partie des chefferies traditionnelles "fidélifiées" (El Mauritanyi, 1975) et parfois passée par l'école

                                                                                                               39  in Ujamaa, the basis of African Socialism, Dar es-Salam, 1962. Cité par Benot, 1972 : 204  

40  Que  l'on  songe  à  l'Afrique  du  Sud,  où  la  fin  de  l'apartheid  (1994)  est  loin  d'avoir  mis  un  terme  à  l'hégémonie  économique  des  Blancs,  aux  Asiatiques  d'Uganda  chassés  par  Idi  Amin  Dada  au  milieu  des  années  1970,  etc.  

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coloniale, (b) ceux que l'administration coloniale appelait les "évolués", généralement issus, eux aussi, par le biais de l'école, des couches dominées des groupes dominants (petite aristocratie, ressortissants des "castes" intermédiaires, gros paysans...) ainsi que (c) les franges les plus aisées des commerçants. La conversion au christianisme, étroitement liée à la scolarisation, a joué un rôle non négligeable dans la formation de cette élite, là où les missions chrétiennes ont pu trouver écho à leur prosélytisme (surtout en Afrique centrale et australe).

La fusion compétitive entre ces trois segments des élites nationales, bridée sous la colonisation à la fois par l'illusion de la perpétuation des cadres hiérarchiques traditionnels et par "l'ennoblissement" de fait procuré par la proximité d'avec les autorités coloniales41, cette fusion donc connaîtra de rapides progrès au lendemain des indépendances. Les partis uniques institués dans la plupart des pays africains nouvellement indépendants du début des années 1960 contribueront à cette fusion, en pratiquant une verticalisation souvent brutale, au profit du "Président-fondateur/Père de la Nation", de sa parentèle et de ses hommes de main. L'étroitesse des assises démographiques de l'élite scolarisée a favorisé la connaissance mutuelle, et même souvent l'intimité incestueuse, entre les éléments peu nombreux qui ont constitué les premières couches parvenues aux responsabilités au lendemain de la colonisation. Les cercles étudiants, y compris lorsqu'ils apparaissent organisés dans des mouvements contestataires, comme ce fut le cas au début des années 1970 dans nombre de pays africains, ne fonctionneront pas à cet égard différemment des milieux dirigeants dont ils sont issus. Ils ne constituaient, dans la plupart des cas, qu'une petite contre élite, en rupture générationnelle provisoire avec des aînés qu'elle était destinée à remplacer.

Dans ces sphères dirigeantes restreintes articulées autour des embryons de bureaucratie léguées par l'administration coloniale et son Etat plus fort que la société, tout le monde savait qu'hors du giron de l'Etat il n'y a point de salut. L'enrichissement dans le privé lui-même ne saurait advenir, se maintenir et s'étendre qu'en pratiquant diverses formes de "branchement" sur les circuits contrôlés par l'Etat. Gros planteurs et concessionnaires de produits étrangers de plus ou moins grande consommation (produits alimentaires, textiles, automobiles, équipements divers, etc.) doivent avoir leurs relais auprès des réseaux administratifs de décision pour accéder aux marchés publics, seuls clients d'envergure. Et la "concession" à but ouvertement lucratif ou empruntant l'une des multiples figures de "l'ongéisation", est le terrain de chute quasi-inévitable de tout politicien qui "se retire". En sorte que la frontière apparait particulièrement ténue entre la sphère de l'Etat et celle de la "société civile" organisée. Cela d'autant plus que monter une ONG requiert des démarches dont les résultats à toutes les étapes, de l'initiation à la "capitalisation", sont conditionnées par des agréments et/ou des complicités administratives. Phénomène auquel s'ajoute la prolifération "d'Organisations Gouvernementales Non Gouvernementales" (Rosenau & Czimpiel, 1992), animées par des cercles émanant directement du pouvoir pour faire pièce aux "vraies" ONG susceptibles de concurrencer le monopole prédateur de l'Etat et de ses commis.

Le maintien de la langue du colonisateur (anglais, français, portugais…), maitrisée uniquement par l'élite bureaucratique, constitue, lui aussi, un facteur d'unité des couches dirigeantes42. Tout comme peuvent y contribuer la fréquentation des mêmes espaces de                                                                                                                41 Au prix souvent d'une rupture plus ou moins agressive avec la "tradition" et ses valeurs morales : jeunes en rébellion contre l'autorité des aînés, femmes qui choisissent la fréquentation plus ou moins légitimée des "blancs-blancs" ou des "blancs-noirs", etc.

42 Lorsqu'il n'y a pas héritage de deux langues impériales concurrentes (français/anglais) comme au Cameroun. Situation, il est vrai, exceptionnelle.

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sociabilité où se marquent ses privilèges : écoles privées, associations, clubs, centres de loisir, etc. Sans oublier, bien sûr, les échanges matrimoniaux et les festivités "intégratrices", parfois extravagantes, dont elles s'accompagnent.

Il résulte de toutes ces considérations qu'il ne parait pas hors de propos de parler d'une classe bureaucratique ou bureaucratico-commerciale qui s'est assurée du contrôle de l'Etat dans la plupart des pays africains de l'ère postcoloniale. Elle s'inscrit dans la continuité des formidables "opportunités" et disparités générées par la colonisation au profit d'une poignée d'intermédiaires (Chaffard, 1965; Béti, 1972). La place clairement perçue de l'Etat dans le processus d'engendrement de cette classe, la soudaineté et parfois la précarité des fortunes et des légitimités sociales que procure l'accès au pouvoir et la proximité d'avec lui, ont puissamment contribué à aiguiser les compétitions autour des places à conquérir et à tenir au sein de cette classe que l'Etat importé produit en étendant sa fragile et souvent arbitraire hégémonie.

Les réseaux de la parenté tribale et ethniques, fondés à la fois sur des réflexes de proximité, de solidarité, et sur des échanges de service présumés ou réels, occupent, dans l'urgence brouillonne de constitution de cette classe, une place centrale, sur fond d'un pillage (dés)organisé de toutes les ressources disponibles auquel nous consacrons plus loin une part de nos développements. Mais ce mécanisme fait aussi de la mobilisation des solidarités de proximité, des rivalités entre clans, tribus et ethnies, un facteur d'éclatement que les leaders ou candidats au leadership ne manqueront pas d'utiliser, faisant appel à l'idiome politique le plus "audible" pour des populations largement acquises à l'idée d'une indéracinable prééminence des solidarités de proximité "traditionnelles". Mobiliser, dans ce contexte, ce sera souvent mobiliser sa "tribu" ou son "ethnie", le pouvoir lui-même étant amplement perçu comme le bras séculier d'un ensemble à dominante tribale et/ou ethnique.

L'histoire politique de l'Afrique postcoloniale tendrait à confirmer la prégnance de ces cadres de mobilisation et de regroupement commandés par les quêtes d'identité "tribales" et "ethniques", même si ces dernières se combinent avec et parfois recouvrent d'autres facteurs du champ politique : la religion, la langue officielle, les "branchements" économiques et politiques extérieurs...

2. 4. Religion et Etat en Afrique

Arrêtons-nous un moment sur le facteur religieux, l'analyse du pouvoir apparaissant à bien des égards comme une branche de la sociologie des religions. L'autorité politique, qu'elle se limite à un groupe restreint ou qu'elle se déploie dans un ensemble géographique et démographique d'envergure, doit, en effet, opérer des choix de légitimation qui ne peuvent se limiter au seul culte de la force dont le souverain (chef, roi, Président…) est l'officiant principal et le premier bénéficiaire. Pour se donner une assise de légitimité, promulguer un corpus juridique, instaurer des barrières connues entre ce qui est permis et ce qui est interdit, le pouvoir recourt d'autant plus volontiers aux fonds de classement juridico-éthiques fournis par la/les religion(s) que "l'opinion publique" elle-même en appelle aux "valeurs sacrées" supposées constituer le socle sur lequel repose sa cohésion et son unité. Mais ces mêmes valeurs sont aussi au fondement de ses dissensions et de ses déchirements, lorsque plusieurs confessions se trouvent en situation de concurrence dans un même espace politique, dans un même Etat.

Une plaisanterie que l'on entend parfois dans la bouche de certains observateurs des choses africaines, y compris des Africains eux-mêmes, voudrait que "les Africains subsahariens soient à 40% musulmans, à 60% chrétiens et à 100% animistes !". Il s'agit, naturellement,

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d'une exagération outrancière à visée comique. Elle fait néanmoins signe vers des traits du paysage religieux en Afrique que la littérature (Bâ, 1973; Kourouma, 2000), les observations des anthropologues (Tonda, 2000; Dozon, 2008) et les travaux des étudiants africains que nous avons personnellement dirigés (Boulingui Moussirou, 2012) attestent amplement : à la fois les progrès concurrents de l'islam et du christianisme sur le continent et la permanence des croyances "traditionnelles" aux "esprits de la brousse", célébrés ou combattus par les sorciers, les guérisseurs, les "marabouts" et autres nganga d'Afrique centrale.

La colonisation, nous l'avons déjà noté, même officiellement laïque, a ouvert la voie à — et marché d'un même pas que — l'évangélisation. Dans les régions où l'islam avait déjà pris pied de longue date, comme dans l'Afrique sahélienne, l'entreprise de conversion au christianisme se heurtera à une résistance ferme. Ailleurs, en Afrique centrale et méridionale, les missions chrétiennes enregistreront par contre d'indéniables succès, par le biais notamment des dispositifs scolaires qu'elles initient ou qu'elles contribuent à promouvoir. La propagation du christianisme s'accompagnera, ici et là, d'une "indigénisation" parfois protestataire, lorsque des mouvements syncrétiques, comme ceux de Simon Kimbangu (1887-1951) ou d'André Matswa (1899-1942), dans les Congos coloniaux, se feront les porte-paroles des aspirations des populations africaines face à l'exclusive hégémonie "chrétienne" des colonisateurs.

Les mouvements "prophétiques", recevant souvent leur inspiration initiale du protestantisme évangélique "réinterprété" (Mary, 2002; Dozon, 2008), vont occuper dans l'Afrique subsaharienne postcoloniale une place politique de plus en plus notable. Combinant croyances locales et "inspiration évangélique", ils se constituent en puissants cercles de solidarité et d'influence au service d'entreprises politiques. Il leur arrive d'adopter une forme mystico-insurrectionnelle s'efforçant de prendre en charge les intérêts de groupes "ethniques" spécifiques. C'est notamment le cas de la Lord's Resistance Army (LRA) des confins septentrionaux de l'Uganda, qui, sous la direction de Joseph Kony, s'affirme, depuis 1987, comme un mouvement centré sur la défense des intérêts de l'ethnie Acholi contre l'hégémonie des Baganda. Plus largement, la combinaison des antagonismes ethniques et des identités religieuses, autour du contrôle de l'Etat et de ses ressources, est apparue, au cours des dernières décennies, comme un élément essentiel du paysage politique du Nigéria et du Soudan, pour nous en tenir à deux des plus grands Etats du continent.

Le prosélytisme évangéliste, qui a fait des progrès notables en Afrique, comme ailleurs dans le monde, au cours des vingt dernières années, à travers un puissant réseau de missionnaires et d'ONG, trouve dans l'islam un concurrent et un rival à la mesure de ses ambitions. Un rival dont il faut, à défaut d'éradiquer la présence, stopper à tout le moins la dangereuse progression.

Mis à part le royaume éthiopien où la présence du christianisme a précédé la prédication muhammadienne, l'islam a assez largement devancé la foi chrétienne sur le continent africain. Dans les confins sahélo-soudanais, du mythique royaume du "Takrûr", vaguement situé sur le haut fleuve Sénégal, à celui du Kanem-Bornu dans les confins tchado-soudanais, et jusque dans la corne de l'Afrique (Somalie, Djibouti), l'islam était densément présent depuis au moins le XIe siècle. Dès cette lointaine époque, il inspirait déjà les politiques menées par les souverains quand il ne constituait pas la source principale de leur législation. A partir de la conquête almoravide des confins méridionaux du Sahara au cours de la seconde moitié du XIe siècle, l'influence de l'islam couvre largement les grandes formations étatiques qui se succèdent dans la région soudano-sahélienne : Ghâna, Mali, Songhay. Il inspirera plus tard des mouvements de conquête qui ont visé — et réussi — à établir des Etats musulmans : les imamats du Bundu (Haut Sénégal) au XVIIe s., du Fouta Toro (frontière sénégalo-

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mauritanienne) au XVIIIe s., du Fouta Djallon (nord de la Guinée) au XVIIIe s., du Macina (nord Mali) et de Sokoto (nord Nigeria) au début du XIXe s., l'Etat d'al-Hâj ‘Umar al-Fûtî et de ses héritiers dans le sahel malien au milieu du XIXe s. (Ségou), etc.

L'islam a servi également de ciment et de ressort idéologique à des mouvements protonationalistes ou anticoloniaux comme ceux d'al-Hâj ‘Umar (m. 1864) à l'instant mentionné; de Mamadu Lamin Dramé (m. 1887) dans la même région; de Samori Touré (m. 1900) dans le Wassulu (confins de la Guinée, du Mali et de la Côte d'Ivoire); ou encore de celui de Muhammad Ahmad al-Mahdî (m. 1885), fondateur de la confrérie des Ansâr (Mahdiyya) qui bouscula l'hégémonie turco-anglo-égyptienne sur le Sudan à la fin du XIXe s.

L'expansion de l'islam dans cette partie du continent noir a été surtout le fait des mouvements confrériques (Trimingham, 1975; Vikor, 2000; Robinson, 2000) : shâdhiliyya, qâdiriyya, tijâniyya. Les turuq ont été, au départ, du fait de l'origine de leur shaykh, plus ou moins associées à une communauté ethnique particulière : la qâdiriyya était plutôt peul et haoussa à Sokoto et au Macina; la tijâniyya plutôt "toucouleur", puis soninké dans sa variante hamawiyya; la murîdiyya d'al-Shaykh Ahmadu Bamba, à l'origine, branche de la qâdiriyya, plutôt wolof au Sénégal, etc. Même si l'inspiration principale de ces mouvements leur venait du soufisme, avec son culte des saints et son quiétisme, ils n'ont pas manqué, comme nous venons de l'indiquer, de mettre les mobilisations confrériques dont ils étaient les agents au service de causes proprement politiques, c'est-à-dire au service de la conquête du pouvoir. Après la période de "domestication" d'un islam accaparé par des notables que la colonisation a su s'attirer et qu'elle honorait en échange de leurs loyaux services (Robinson et Triaud, 1987), les configurations contemporaines d'un islam mondialisé ont vu émerger une multiplicité de pôles idéologiques où l'influence des nouveaux médias, des Etats musulmans et des institutions musulmanes globalisées attirent et mobilisent des adhésions aux motivations variées. Le militantisme jihadiste, apparu sous sa forme contemporaine dans le continent avec al-Qâ‘ida au milieu des années 1990, semble avoir acquis un début d'enracinement en Somalie avec le mouvement des Shabab, au Nigeria avec Maitatsine et Boko haram, et, plus récemment, dans le nord Mali où le recrutement des jihadistes ne paraît pas se limiter aux seuls Touaregs et Arabes des confins sahélo-sahariens, même s'ils y jouent un rôle dirigeant.

Cependant, l'expression la plus spectaculaire de "l'islam politique" que constitue le jihadisme ne doit pas cacher la diversité des formes d'adhésion à cette foi productrices d'influence dans la sphère publique. Les liens culturels et pédagogiques anciens entre les grands centres du monde arabo-musulmans (La Mecque, Médine, Le Caire, etc.) et sa périphérie africaine ont connu des progrès notables au cours des dernières décennies. La manne pétrolière et l'accroissement du volume des coopérations — notamment dans le champ religieux — des pays arabes y sont pour quelque chose. La langue arabe et la formation dans les pays arabes, en particulier en Egypte, ont contribué à la production d'un milieu intellectuel imprégné d'islamité et désireux comme tel de jouer un rôle accru dans la sphère publique. Une nouvelle "bourgeoisie pieuse", fortement influencée par le réformisme venu du Moyen-Orient (Frères Musulmans, Wahhabisme, salafisme), a vu le jour. L'Afrique devient une partie du théâtre global de confrontation entre l'islam militant et les institutions politiques "laïques" héritées de la colonisation. Depuis les attentats de 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar Es Salam les revendications en faveur de l'application de la sharî‘a se sont étendue de la Somalie au sahel malien en passant par le Nigeria. Les obédiences confrériques, elles-mêmes diasporisées et globalisées (Kane, 2011), ne sont pas à l'écart de ce mouvement, contrairement à l'idée un peu simplificatrice qui voudrait les présenter comme un rempart contre "l'intégrisme". Le développement de l'entreprenariat moral à base islamique (ONG de bienfaisance, croissant rouge, etc.), l'émergence de partis politiques d'inspiration islamique

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(Sénégal, Mali, Mozambique, Somalie, Tanzanie...), tout comme l'implantation du jihadisme, transforment progressivement le continent en une pièce centrale du théâtre global de confrontation entre l'islam militant et ses adversaires occidentaux (Otayek et Soares, 2009). C'est dans ce cadre que s'inscrivent les initiatives américaines anti-terroristes comme l'Initiative Pan-Sahel de 2002-2004 (Ellis, 2004; Lyman & Morrison, 2004) et l'Initiative antiterroriste trans-Sahara depuis 2005 (Schrader, 2005). Les préparatifs actuellement (octobre 2012) en cours d'une intervention militaire internationale au Mali, avec la supervision indirecte de la France et des Etats-Unis, signalent les progrès d'une confrontation toujours plus étendue entre les "suzerains globaux" du continent et les mouvements qui associent militantisme islamo-politique et trafics délictuels globalisés au sein de réseaux qui étendent leurs branchements jusqu'à des endroits aussi improbables qu'al-Khalil, au fin fond du Sahara nord-malien (Scheele, 2012).

Au-delà des colorations sociologiques qu'ils peuvent devoir à l'influence de tel ou tel groupe tribal ou ethnique, au-delà de l'inflexion que leur action peut subir du fait des particularités de leur base de classe ou des héritages religieux dont ils se veulent les instruments, les Etats africains apparaissent aussi très fortement dépendants de connections extérieures (économiques, politiques, militaires…) qui commandent, dans une large mesure leur configuration et leurs décisions. L'hybridité instable dont ils sont le produit a amené certains chercheurs (Nicolas, 1987 et 2002/3; Marchesin, 1992) à parler, à propos des Etats-nations en cours d'institutionnalisation du continent africain, de nations "à polarisation variable"43 où l'Etat, malgré son apparente centralité, ne serait qu'un "champ" parmi une multiplicité de champs qui concourent à la configuration du paysage politique dans ce type de formations sociales. Marchesin distingue ainsi, pour la Mauritanie : (a) "le champ juridico-politique national ou champ de l'Etat moderne inspiré du modèle occidental"; (b) "le champ ethnique"; (c) "le champ tribal"; (d) "le champ des nouvelles formes de solidarité" (société civile, partis, syndicats, etc.); (e) "le champ religieux"; (f) "le champ des influences externes" (Marchesin, 1992 : 108-109). Même si ce parcours des sous-systèmes supposés concourir à la formation de l'Etat-nation peut paraître discutable44, il n'en décrit pas moins une part essentielle du fonctionnement et des déterminants majeurs du jeu politique dans les Etats d'Afrique subsaharienne. Parmi ces déterminants, nous avons jusqu'ici mis l'accent sur la tribu et l'ethnie, avant d'évoquer succinctement la place de la religion. Nous allons à présent nous tourner plus particulièrement vers le champ juridico-politique de "l'Etat moderne", même s'il ne peut évidemment être totalement séparé des autres champs générateurs des forces constitutives de l'espace politique.

2. 5. Etat de droit, démocratie et "bonne gouvernance"

L'euphorie des indépendances, portée par le souffle de la conférence de Bandoeng (avril 1955) et le vent de "tiers mondisme" des années 1950-60 qu'elle inaugura, ne durera pas très longtemps. Les dérives despotiques vers lesquelles sont entraînés la plupart des nouveaux pouvoirs trouvent un aliment "nationaliste" dans les "complots" plus ou moins fictifs et les

                                                                                                               43 "Sur le plan conceptuel, nous qualifierons provisoirement de "nation à polarisation variable" toute collectivité politique correspondant à un Etat officiellement reconnu sur le plan international, revendiquant une certaine clôture économique et politique, mais composée d'un certains nombre de sous-systèmes ou champs socio-politiques spécifiques cohérents, plus ou moins permanents, en situation d'interférence et d'interaction entre eux, ainsi qu'avec un axe "étatique" central situé à leur intersection dynamique et verrouillant l'unité du tout" (Nicolas, 1987 : 158-9, cité in Marchesin, 1992 : 83)

44 Pourquoi pas, par exemple, un champ démographique, un champ écologique, … ?

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tentatives d'asphyxie, souvent bien réelles, prêtées aux suzerains coloniaux d'hier en cas de "mauvaise conduite" de leurs ci-devant colonies. Avec la verticalisation du pouvoir observée un peu partout, l'entourage familial du Président-Fondateur-Père de la Nation, élargi parfois aux hommes de sa tribu, de son ethnie ou de sa région, tend à s'accaparer le pouvoir et les ressources de l'ensemble des Etats nouvellement indépendants. La faiblesse du legs administratif colonial et celle des secteurs salariés des économies nationales, jointes à la tentation de promouvoir des formes de pouvoir "authentiquement africaines" professées par certains des nouveaux dirigeants, conduiront ici et là à la restauration de "traditions" réinventées pour les besoins et les caprices, parfois totalement ubuesques, de certains dirigeants (Tombalbaye, Mobutu, Bokassa, Idi Amin Dada …). L'ère des coups d'Etat (Firth, 1970) allait bientôt s'ouvrir. Mais la fin des blocs et la chute du Mur de Berlin (1989), inaugurant le triomphe planétaire du néolibéralisme vont dessiner de nouvelles exigences et imposer de nouveaux agendas polarisés autour des notions "d'Etat de droit", de "démocratie" et de "bonne gouvernance".

Les "idéologies des indépendances africaines", alimentées par le réveil nationaliste "pan-nègre" des années 1930, allaient trouver dans l'histoire de la traite négrière (Pétré-Grenouillot, 2004) des sources de mobilisation transfrontalières engageant l'ensemble des diasporas noires, ou à tout le moins celle d'une avant garde intellectuelle qui en est issue (Gradhiva, 2009). La réflexion sur l'histoire de l'oppression dont les peuples noirs ont été victimes et la quête des voies de réappropriation de leur destin vont se centrer autour de quelques thèmes majeurs : "celui de l'unité africaine, celui de l'indépendance, celui du socialisme (auquel se rattachaient les problèmes du développement), celui de la politique internationale africaine, celui de la nature de la démocratie, enfin celui de la culture." (Benot, 1972 :15)

Le Ghana est le premier pays de l'Afrique de l'ouest subsaharienne à accéder à l'indépendance le 6 mars 1956 sous la conduite de Kwame Nkrumah (1909-1972), chef du Cenvention People's Party (CPP), auquel le sous-prolétariat des villes et les franges les plus jeunes de la petite bourgeoisie urbaine fournissaient le gros de sa base (Mbokolo, 1985 : 141). Son évolution résume à elle seule les ambitions et les échecs des Etats de l'Afrique nouvellement indépendante. Après une brève période de libéralisme politique et économique, Nkrumah, exaltant la quête de l'unité africaine face à la domination étrangère sur le continent, opte progressivement pour un régime politique de plus en plus autoritaire et centralisé. Il proclame une unification symbolique, vite dissoute (1960-1962), avec la Guinée de Sékou Touré (1922-1984), devenue indépendante en 1958, et avec le Mali de Modibo Keita (1915-1977), émancipé de la tutelle française en 1960 — deux régimes qui connaîtront également une dérive despotique et "familialiste" particulièrement féroce dans le cas de la Guinée (Bayart, 1989). L'échec de l'étatisation de l'économie dans le cadre d'un socialisme autoritaire baptisé "consciencisme" ou "nkrumahisme", doublée d'un culte délirant de la personnalité du "Rédempteur" (Osagyefo), finiront par entraîner le renversement, en 1966, de Nkrumah, par une junte militaire. Après un intermède civil (1969-1972) conduit par un représentant libéral (Kofi Busia) de la bourgeoisie agromercantile et marqué d'une très forte influence de l'ethnie Ashanti, suivi d'une succession de putschs, le pouvoir sera conquis en 1981 par le capitaine d'aviation Jerry Rawlings, qui s'y maintiendra durant une décennie en bannissant les partis politiques. Se rendant aux pressions du FMI inscrites dans un "plan d'ajustement structurel"45, Rawlings décide, à partir de 1990, de libéraliser la vie économique et politique du pays. Il se fait élire en 1992, puis en 1996, dans une ambiance de compétition politique relativement                                                                                                                45 Le Ghana ne sera pas le seul pays de l'Afrique subsaharienne "bénéficiant" de ce type de plan au lendemain de la chute du Mur de Berlin.

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ouverte. De même qu'il consentira à respecter la règle constitutionnelle limitant le nombre des mandats successifs du Président à deux. Après son départ en 2000 et l'élection de John Atta Mills, le Ghana semble - jusqu'ici - être entré dans l'ère d'un pluralisme politique effectif.

Toujours en Afrique de l'Ouest, le Nigeria, l'Etat le plus peuplé du continent46, accède à l'indépendance en 1960, sous la forme d'une République Fédérale regroupant aujourd'hui 36 Etats. Laboratoire de l'indirect rule47 promue par le Gouverneur Lord Lugard dès les premières années de l'occupation britannique, le Nigeria a été "ethniquement administré" durant toute la période coloniale. Les mobilisations politiques que le pays a connues au moment de l'indépendance, tout comme la configuration des unités territoriales et politiques au sein desquelles elles se déployaient, sont le reflet de ces divisions ethniques, ou ethno-religieuses. Dans la partie septentrionale du pays, prédominait l'ethnie Hausa, largement islamisée. En conformité avec la philosophie de l'indirect rule, ses structures politiques issues des jihad peuls du début du XIXe siècle, ont été "recyclées" par l'administration britannique qui s'est contentée de leur faire subir les "aménagements" compatibles avec sa propre hégémonie. Cette région nord s'est montrée peu perméable au prosélytisme chrétien et n'a connu durant toute la période coloniale qu'un faible taux de scolarisation (en anglais). En revanche, les zones méridionales du Nigeria où prédominent les ethnies Yoruba et Ibo ont été plus directement et fermement administrées. Elles ont aussi été plus amplement scolarisées et christianisées.

Les compétitions politiques qui ont conduit à l'indépendance traduisaient largement ces subdivisions (Mbokolo, 1985). Le premier grand parti politique, qui se voulait national, le NCNC48 , fondé par le patron de presse Nnamdi Azikiwe, était en fait à large dominante chrétienne et Ibo du sud est nigérian. Le Nigerian People's Congress (NPC), l'autre grande formation politique de la transition vers l'indépendance, exprimait avant tout les intérêts des aristocraties musulmanes Hausa du nord du pays, représentées par le chef de ce parti, Abubakar Tafawa Balewa. Une troisième formation politique de poids, l'Action Group (AG) du chef Yoruba Obafemi Awolowo, défendait, dans les mêmes années, les intérêts des populations à majorité Yoruba et fortement touchées par le christianisme de la région sud ouest du Nigeria où elle réalisait l'essentiel de son recrutement.

Malgré l'existence d'une myriade de petits partis à travers cet immense pays, le jeu politique autour du pouvoir et de son contrôle demeura, au lendemain de l'indépendance, aux mains des notables issus des trois formations précitées : NCNC, NPC et AG. Leurs rivalités, sur fond d'une corruption galopante, vont entraîner un coup d'Etat à forts relents sudistes en 1966 et l'arrivée au pouvoir du Général Aguyi-Ironsi, lui-même originaire de la communauté Ibo du sud-est du Nigeria. Le général Ironsi semblait amorcer un mouvement de centralisation de l'administration du pays au profit des Ibo qui comptaient une proportion significative des individus éduqués en anglais et/ou influencés par le christianisme. Les intentions centralisatrices qu'on lui prêtaient et l'assassinat des personnalités politiques nordistes les plus en vue dans la foulée de son accession au pouvoir suscitèrent de vives réactions dont les populations Ibo ne tarderont pas à faire les frais à l'occasion des émeutes qui les prirent pour

                                                                                                               46 Plus de 160 millions en 2012

47 Administration indirecte par laquelle la colonisation britannique choisit de garder les autorités "traditionnelles" des régions conquises pour en faire les agents de sa propre hégémonie.

48 National Council of Nigeria and Cameroon; devenu plus tard : National Council of Nigerian Citizens

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cibles dans le nord du Nigeria. Plus de 30000 Ibo auraient perdu la vie dans ces massacres (Mbokolo, 1985 : 155).

Aguyi-Ironsi est renversé le 29 juillet 1966 par le général Yakubu Gowon, originaire du nord, mais membre d'une communauté ethnique minoritaire, et chrétien, contrairement à la majorité de la population de sa région d'origine. Le Général Gowon, qui restera au pouvoir jusqu'en 1975, dépossédant de leurs prérogatives bon nombre de notables traditionnels hérités de l'indirect rule, opère une réforme institutionnelle au terme de laquelle le Nord est éclaté en six Etats, et le Sud, soustrait à l'hégémonie Ibo, est divisé en trois Etats. Privés de l'accès à la mer et surtout des ressources pétrolières qui fournissent l'essentiel des revenus d'exportation du Nigeria, les ressortissants de l'ethnie Ibo vont être entraînés dans une guerre de cession particulièrement meurtrière, la guerre du Biafra (1967-1970), sous la conduite du Lieutenant-Colonel Ojukwu. Les appétits suscités par le pétrole et le gaz nigérians ne laissèrent évidemment pas indifférents les "partenaires" proches et lointains du Nigeria face au développement de cette guerre civile qui entraînera la mort de centaines de milliers d'individus. Le thème du "génocide", habilement exploité par les dirigeants sécessionnistes, ne sera pas sans effets sur les chefs d'Etat africain eux-mêmes. Des leaders aux alliances et positions aussi éloignées qu'Houphouët-Boigny de Côte d'Ivoire et Julius Nyerere de Tanzanie adopteront une position favorable aux biafrais. L'Afrique du Sud, le Portugal et la Rhodésie (futur Zimbabwe) apportèrent leur soutien au Biafra, dans le but sans doute d'affaiblir le pays le plus peuplé et potentiellement le plus puissant Etat d'Afrique subsaharienne et de limiter les effets de la solidarité qu'il serait tenté de manifester vis-à-vis des populations noires que ces régimes maintenaient sous leur joug. Officiellement motivée par des considérations humanitaires, la position de sympathie que la France manifesta au Biafra n'était probablement pas étrangère, a-t-on pu soupçonner, aux promesses de contrats pétroliers de la province en lutte pour l'indépendance...

La victoire du gouvernement fédéral nigérian à l'issue des deux années et demi de guerre contre la sécession biafraise eut pour effet de renforcer ses prérogatives aux détriments des Etats régionaux. Cependant, la poursuite de la dégradation de la situation sociale, jointe aux dissensions ethniques amènera un nouveau coup d'Etat en 1975. Les putschistes tentèrent d'apporter des réponses aux principales revendications qui agitaient l'opinion : mise à l'écart des figures les plus impopulaires du régime renversé, saisie des fortunes réputées mal acquises, prise de contrôle par l'Etat de certaines grandes firmes. Des efforts furent également entrepris pour parer à de nouveaux conflits ethniques. Les trois principales langues du Nigeria (hausa, ibo, yoruba) seront instituées langues officielles, au côté de l'anglais. Le projet de constitution élaboré au lendemain du putsch de 1975 stipulait que dans chaque parti politique aspirant à l'exercice d'une activité légale, l'appareil de direction était tenu de comporter des représentants d'au moins deux tiers des Etats de la fédération. Une autre disposition de ce projet prévoyait que chaque parti aurait des bureaux dans un minimum de treize Etats et que toutes les formations politiques s'abstiendraient de faire recours à tout slogan, symbole ou mot d'ordre de nature à susciter la haine ou les rivalités ethniques. Ces mesures ouvraient la voie à une restauration du pouvoir civil, qui fut effectivement rétabli en 1979 avec l'élection de Shehu Shagari à la présidence de la République. Mais les difficultés économiques, liées notamment aux fluctuations du prix du pétrole, et le développement de la corruption, dont l'armée était réputée indemne, amena son retour au pouvoir grâce au coup d'Etat mené par le général Muhammad Buhari, en 1983. Mais il est à son tour renversé par le général Babangida deux ans plus tard. Babangida, pour réduire l'endettement du Nigeria, consentit à adopter un "plan d'ajustement structurel" réclamé par le FMI, qui ne manqua pas d'avoir de lourdes conséquences sociales. Il fit entrer le Nigeria dans l'Organisation de la Conférence Islamique, ce qui provoqua le mécontentement des populations sudistes chrétiennes et animistes.

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L'instabilité politique et l'oscillation entre pouvoir prétorien et autorités civiles se poursuivra jusqu'en 1999 sur fond de corruption endémique. Quoique jugée d'une régularité douteuse, l'élection en 1999 de l'ancien chef militaire putschiste, Olusegun Obansanjo, inaugure le début d'un processus électoral qui perdure encore aujourd'hui, toujours accompagné de suspicions de fraude. Les mécontentements "ethniques", exprimés parfois à travers des coups de mains violents ou des prises d'otage d'étrangers n'ont pas cessé au cours de la dernière décennie, notamment de la part des populations du Delta du Niger, qui se jugent dépossédées de leur territoire et de ses ressources pétrolières. Pendant ce temps, l'islamisme radical continue, semble-t-il, à recruter dans le nord du pays, nourri par un cycle ininterrompu de violences et de répression.

Quittons à présent l'Afrique de l'ouest pour celle du centre, plus précisément pour la République Démocratique du Congo (RDC). "Au Zaïre [actuelle RDC], écrit Elikia Mbokolo, la crise politique et économique commença dès l'indépendance et ne devait connaître que de brefs répits. De 1960 à 1965, elle fut dominée par la lutte entre les deux tendances, radicale et modérée, du mouvement national pour s'assurer le contrôle exclusif du pouvoir : sur cette contradiction majeure sont venues se greffer, pour en aggraver les effets, de nombreux antagonismes tels que les clivages ethniques, la compétition entre les grandes puissances, les désaccords au sein même de chacune des tendances." (Mbokolo, 1985 : 212). La sécession katangaise (juillet 1960) et l'assassinat de Patrice Lumumba (17 janvier 1961) constituèrent les deux développements majeurs des premières années de cette crise. La guerre civile qui s'engage au moment même où le pays accède à l'indépendance (30 juin 1960) entraînera l'arrivée au pouvoir, à la faveur d'un coup d'Etat, du général Mobutu en 1965, inaugurant une dictature fantasque et corrompue qui va durer une trentaine d'années.

L'extension du chaos qui se dessine avec la chute de Mobutu est le fruit d'une conjoncture où interviennent les dissensions ethnico-régionales internes, les convoitises que suscitent les ressources minières de la RDC, les prolongements, dans ce pays, du conflit ethnique hutu-tutsi du Rwanda voisin, en liaison avec l'afflux de réfugiés hutu (milices interahamwe) après l'arrivée au pouvoir du Front Patriotique Rwandais de Paul Kagame en 1994. Sans oublier les inimitiés et alliances instables avec les autres pays frontaliers et les convoitises minières étrangères.

En 1997, Mobutu est renversé par l'Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila dont le pouvoir est rapidement contesté. Le Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) entame une rébellion le 2 août 1998. Un ancien allié du Rwanda et de l'Uganda contre Mobutu, l'Angola, change de camp, suivi par le Zimbabwe et la Namibie, pour éviter la chute de Kabila. La rébellion anti-Kabila s'empare néanmoins de vastes espaces du centre, de l'est et du nord est du Zaïre. Cette opposition manquait de cohésion et les dissensions entre Ougandais et Rwandais ouvrent la voie à l'apparition d'une troisième force, le Mouvement pour la Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, qui, aidé par l'Ouganda, conquiert rapidement le nord du pays. Cependant, une scission au sein du MLC, encouragée par les Ougandais, donne naissance à un autre mouvement, le Rassemblement Congolais pour la Démocratie - Mouvement pour la Libération (RCD-ML), qui s'assurera, à son tour, avec le soutien du gouvernement ougandais, du contrôle d'une partie du nord est congolais.

Les accords de Lusaka de juillet 1999 permettent l'obtention d'un cessez le feu. Ils incluaient le départ de toutes les troupes étrangères du sol congolais, l'arrivée d'une force de l'ONU, et un dialogue entre les parties congolaises en conflit. Il était notamment prévu de désarmer les

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Hutu rwandais dont les agissements servaient de prétexte à une intervention du Rwanda. Tout cela resta assez largement théorique.

Le 16 janvier 2001, c'est l'assassinat de Laurent-Désiré Kabila, dans des circonstances qui restent encore aujourd'hui à élucider. Son fils, Joseph, lui succède. L'accord de paix fait cependant des progrès. La Mission des Nations Unies pour le Congo (MONUC) s'installe. Les troupes rwandaises et ougandaises quittent officiellement le Congo à l'automne 2002, et un dialogue inter-congolais s'ouvre bientôt à Pretoria. En principe, un gouvernement d'union nationale devait voir le jour qui avait entre autres missions d'assurer des élections acceptables pour toutes les parties en conflit en 2005. Joseph Kabila, qui sera élu Président de la RDC à l'issue de ces élections, accepta de nommer quatre vice-présidents de diverses sensibilités parmi les signataires de l'accord de Pretoria49. La situation demeurait malgré tout assez volatile. Le nombre des réfugiés et déplacés continuait de croître. Les chefs de milices entrés au gouvernement continuaient à contrôler des régions dont le gouvernement central ne parvenait pas à assurer l'administration. Le trafic de matières premières se poursuivait de plus belle dans l'est du pays (Ituri). Les milices ethniques Lendu et Hema se gardaient bien d'interrompre leur recrutement. Elu pour la seconde fois, dans des conditions controversées, en 2011, Joseph Kabila continue à diriger un immense pays émietté où les rébellions à base ethnique ou régionale, alimentées par les appétits de ses voisins, entretiennent une guerre civile qui aurait entraîné jusqu'ici pas loin de quatre millions de morts, d'innombrables exactions et des milliers de réfugiés.

Faute de pouvoir examiner avec quelque précision les évolutions locales dans tous les Etats de l'Afrique subsaharienne, nous nous sommes contentés, avec ces trois exemples, le Ghana, le Nigeria et la République Démocratique du Congo, de donner un aperçu des tribulations institutionnelles de trois formations étatiques caractéristiques des transformations politiques survenues dans le continent depuis les indépendances des années 1960. Sacrifiant au besoin de concision, nous avons délibérément mis l'accent, dans l'évocation de ces exemples, sur la dimension proprement politique des transformations rapportées, avec en arrière-plan le souci de ne pas perdre de vue notre thème de départ , à savoir les rapports entre tribu, ethnie et Etat. Pour revenir à la terminologie de Guy Nicolas évoquée plus haut, nous avons choisi, en schématisant, bien entendu, de privilégier la "polarisation" tribale-ethnique-régionale dans les développements auxquels il vient d'être procédé. Nous n'avons pas totalement passé sous silence les autres "champs" que dans sa suite Ph. Marchesin avait énumérés, même si nous les avons relégués au second plan. Il est un "champ de polarisation" sur lequel nous aimerions à présent revenir, en raison de l'influence décisive qu'il exerça sur les évolutions politiques observées sur le continent africain depuis le début des années 1990, c'est "le champ des interventions externes".

                                                                                                               49 Sur la conduite et l'état d'esprit de ces anciens rebelles entrés au gouvernement Kabila, on peut lire l'intéressant témoignage littéraire en forme de docu-fiction de Lieve Joris, L'heure des rebelles, Actes Sud, Arles, 2007

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2. 6. Le champ des interventions externes

A vrai dire, le poids des interventions extérieures n'a jamais cessé de se manifester avec vigueur en Afrique depuis la lointaine époque de la traite négrière, suivie du dépeçage colonial du continent. Sur le plan institutionnel, cependant, les années 1990 marquent un tournant associé à la quête réelle ou fictive de "l'Etat de droit", de la "démocratie" et de la "bonne gouvernance" qu'il nous faut évoquer.

La seconde guerre mondiale a conduit, on le sait, avec l'extension de l'empire soviétique et la présumée irréversibilité du destin des pays qui viendraient à "chuter" dans le communisme, à une ferme et dangereuse polarisation du monde en deux "blocs". La conférence de Bandoeng marqua le début d'une tentative des ex-colonies, tout juste émancipées ou en voie d'émancipation, d'initier une "troisième voie" dans ce monde bipolaire, celle du "non-alignement". Leur dépendance technologique et économique limitait en fait considérablement les velléités d'émancipation des pays du "Tiers Monde" à l'égard aussi bien du "bloc soviétique" que des grands Etats du capitalisme central. Le neutralisme, dût-il être "positif"50, prôné par les pays "non-alignés", ne parvenait en réalité guère à les soustraire à l'influence, voire à la mainmise, de l'un ou l'autre des deux "blocs". Il leur laissait cependant une certaine liberté de manoeuvre qui pouvait s'avérer utile pour "négocier" son alignement, accueillir tel ou tel type d'équipement militaire, joindre ou refuser sa voix lors d'un vote dans les instances internationales, etc.

Avec la chute du mur de Berlin et l'effacement quasi-général du communisme de la scène internationale, le capitalisme libéral paraît s'être assuré d'un triomphe planétaire désormais sans alternative. Il peut imposer sa volonté partout. Et en tout premier lieu au pays les plus vulnérables économiquement ou les plus endettés, dont le continent africain accueille un des plus gros contingents. S'ils voulaient bénéficier de l'appui des instances financières internationales (FMI, Banque Mondiale, …) ou des aides bilatérales des pays du Nord — et en général ils n'avaient guère le choix — les Etats africains furent contraints d'adopter les politiques néolibérales qu'ils leur enjoignaient de suivre. La vague des "plans d'ajustement structurels" promus par le FMI au tournant des années 1990 exprima avec une brutale vigueur ce "réalignement".

Mais ces réformes n'étaient pas qu'économiques. Elles devaient toucher aussi les appareils institutionnels et politiques des Etats "ajustés". La démocratie libérale, les "droits de l'homme" et "l'Etat de droit" étaient censés devoir s'imposer partout à la surface du globe. En Afrique noire "francophone", où les réseaux de ce que la presse appelle la "Françafrique" sont connus pour entretenir de longue date des liens étroits entre certaines "élites" politiques du continent et les milieux du pouvoir en France, le coup d'envoi des réaménagements politiques fut donné par le discours prononcé à La Baule (France), par le Président français, François Mitterrand, le 20 juin 1990, devant les représentants de 37 pays africains, à l'occasion de la "16e conférence des chefs d'Etat d'Afrique et de France". Le Président français donnait à entendre, dans son propos, que les Etats africains, devaient, à l'instar des pays d'Europe de l'Est qui venaient de s'affranchir du communisme, promouvoir la démocratie. Il subordonnait clairement l'allocation future de l'aide française à l'introduction du multipartisme. "La France,

                                                                                                               50 Accolé au neutralisme, ce adjectif faisait signe vers le fait que les pays du Tiers Monde ne se privaient pas d'affirmer leur volonté d'émancipation en nationalisant les compagnies étrangères, en apportant leur soutien aux luttes de libération nationales, etc.

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déclarait-il à ses hôtes, liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté."51

De partout la rumeur monte qu'il faudra désormais, pour les Etats africains, prendre le train de la démocratie. Le développement lui-même, clef de tous les programmes et leitmotiv de tous les discours, est désormais, philosophiquement, si l'on peut dire, intimement associé au pluralisme démocratique et à la liberté. Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), inspiré par les écrits d'un Prix Nobel de l'économie originaire du Sri Lanka (Sen, 1999), consacre officiellement cette orientation dans le Rapport Mondial sur le Développement Humain 200452, dont Amartya Sen a été l'un des principaux rédacteurs. Il porte de manière significative le sous-titre : « La liberté culturelle dans un monde diversifié ». Il met moins l’accent sur les paramètres classiques du développement énumérés par les « objectifs du millénaire » retenus par les Nations Unies (revenus, emploi, éducation, santé, etc.) que sur l’idée de liberté, culturelle et politique, sur l’idée d’une reconnaissance et d’un acquiescement du/au caractère multiculturel du monde, à travers une analyse où affleurent les conséquences de l’attentat du 11 septembre 2001, et où les auteurs affichent clairement leur volonté d’établir un rapport étroit entre liberté, démocratie et développement.

Le Rapport mondial pose donc que la liberté culturelle est un élément essentiel du "développement humain". Il plaide en faveur du respect de la diversité et pour la construction de sociétés plus intégratrices parce qu’elles adopteraient une conduite officielle multiculturelle. Il s’efforce, au passage, de réduire à néant ce qu’il appelle les « mythes » qui s’opposent à la perspective multiculturelle qu’il adopte, s’en prenant indirectement aux idéologies centralisatrices des partis uniques, justifiées durant les premières décennies des indépendances dans nombre de pays du Tiers Monde — tout spécialement en Afrique — par la nécessité de faire barrage aux forces « ethniques » et « tribales » afin de promouvoir le développement de nations encore embryonnaires. « Les politiques reconnaissant les identités culturelles et favorisant le développement de la diversité, y lit-on, ne sont pas source de fragmentation, de conflit ou d’autoritarisme, et n’affaiblissent pas le développement. De telles politiques sont à la fois viables et nécessaires, car c’est souvent la suppression des groupes culturellement identifiés qui conduit à des tensions. », écrivent les auteurs de ce rapport. Le plaidoyer en faveur de la démocratie et du pluralisme s'est accompagné d'un appel tout aussi universel en faveur de la "bonne gouvernance" et de "l'Etat de droit", dans un contexte où le train de privatisation des entreprises publiques imposé par les "ajustements structurels" et le recours aux ONG pour limiter la prédation étatique n'avaient guère contribué à améliorer la gestion des Etats "assistés". Nous reviendrons un peu plus loin sur la question de la corruption visée par le thème de la "bonne gouvernance". Disons au passage quelques mots de "l'Etat de droit", idéal de l'organisation politique, législative et administrative, réputé venu d'Occident, dont les Etats africains sont invités, depuis le tournant des années 1990, à s'inspirer. L'émergence de cette notion "d'Etat de droit", traduction en français de l'expression allemande Rechtstaat, est elle-même à mettre en rapport avec le contexte plus haut évoqué de la chute du Mur de Berlin, de la "transition démocratique" observée en Europe du Sud (Grèce, Portugal, Espagne) et de l'Est, en Amérique Latine et en Asie, ainsi qu'à l'affirmation progressive d'un droit

                                                                                                               51 Cité dans : http://www.herodote.net/20_juin_1990-evenement-19900620.php

52 http://hdr.undp.org/en/media/hdr04_fr_complete.pdf

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international53, limitant la souveraineté des Etats et tendant à promouvoir des sanctions contre ceux d'entre eux qui viendraient à contrevenir de manière flagrante au "droit international", notamment à l'occasion de "génocides", de "crimes contre l'humanité", etc. L'Etat de droit s’opposerait à un Etat « totalitaire », arbitraire, dictatorial, parce qu’il applique un droit dont la nature exacte n'échappe du reste pas à un certain flottement, car il peut s'agir du respect d'une hiérarchie de prescriptions locales, liées à un héritage culturel spécifique et sanctionnées par un dispositif pénal considéré comme légitime, tout comme il peut s'agir de la soumission de "l'Etat de droit" à des normes métajuridiques à prétention universelle comme les Droits de l’Homme. Devenue de nos jours une référence incontournable, même dans les environnements qui ne s’y conforment guère, notamment en Afrique subsaharienne, la notion "d'Etat de droit" remonterait à la doctrine germanique du Rechtstaat, vigoureusement critiquée par Carl Schmitt (Schmitt, 1993) et Hans Kelsen (Kelsen, 1962), et qui se distingue de la tradition anglaise de la Rule of law inscrite davantage dans des pratiques canoniques que dans un corpus de textes. Dans l'usage français, qui semble avoir été tardivement influencé par la pensée et les pratiques juridiques allemandes tendant à limiter par le droit les prérogatives de l'Etat (Chevalier, 1999), la notion "d'Etat de droit" n'est pas sans rappeler celle "d'Etat modéré" par laquelle Montesquieu définissait naguère une situation où le gouvernement limite lui-même par des prérogatives juridiques qu'il s'applique son propre champ d'intervention, une situation, en somme, où le pouvoir limite le pouvoir (Montesquieu, 1979). Le modèle de "l'Etat de droit" est fourni de nos jours par les démocraties libérales d'Occident où, pour simplifier, nous dirions que la sphère de l'Etat dispose de prérogatives et de protections qui la mettent à l'abri de l'arbitraire de décideurs individuels, tandis que les citoyens jouissent de libertés individuelles étendues (d'opinion, d'expression, d'association, etc.) reconnues et protégées par la loi, dans les limites de ce qui ne porte pas atteinte, comme on dit, "à la paix civile et à la sécurité publique". L'idée d'Etat de droit apparaît de la sorte étroitement liée à celle d'individu-sujet ou de citoyen-sujet. Or, pour une partie de la réflexion sociologique (Tönnies, 1977) et anthropologique (Dumont, 1983), à laquelle font du reste écho les idéologies "communaucratiques" associées aux différentes variantes de "socialisme africain" évoquées plus haut, les sociétés "traditionnelles" africaines se percevraient comme des communautés "holistes"54 où l'individu, tel que se le représentent les idéologies modernes issues du développement du capitalisme central, n'aurait guère existé. Louis Dumont, penseur de la hiérarchie telle qu'elle s'exprime dans cet idéal du cloisonnement social inégalitaire qu'est le système indien des castes, considère comme tout à fait exceptionnelle l'évolution qui a conduit à l'installation de l'individu au centre de la pensée moderne, pour lui exclusivement occidentale. La claire séparation de l'homme d'avec une nature objectivée, désacralisée et "laïcisée", vidée de ses "esprits" et soustraite à toute parenté ontologique avec l'être pensant, qui caractérise "l'idéologie moderne", était, dans la perspective que Dumont développe, la contrepartie nécessaire à son avènement comme sujet susceptible de devenir "maître et possesseur" de ladite nature, selon la fameuse expression de Descartes. Ce n'est cependant pas en direction du philosophe français du XVIIe siècle en qui Hegel, et après lui Heidegger, voyaient l'initiateur de la pensée du sujet, que Dumont est allé chercher les fondations de l'idéologie                                                                                                                53 Cour Pénale Internationale, tribunaux ad hoc pour la Yougoslavie, le Rwanda, etc.

54 "Là où l'Individu est la valeur suprême je parle d'individualisme; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme" (Dumont, 1983 : 37)

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moderne. Pour notre anthropologue, le passage de la société holiste à la société individualiste serait à chercher du côté de l'influence du christianisme. Sur les modalités historiques de ce passage, les formulations que l'on trouve sous la plume de Dumont n'échappent pas à un certain flottement entre constructions structurales et cheminements évolutionnistes 55. A la question : « Comment pouvons-nous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies inconciliables ? [holisme et individualisme] » (Dumont, 1983 : 37), Louis Dumont ne cherchera pas de réponse dans les environnements matériels et institutionnels (transformations technologiques et économiques, évolution des appareils juridiques et politiques, etc.) qui auraient pu éclairer pareille mutation56. C'est plutôt du côté d'une cause externe, elle-même de nature idéologique, qu'il situe le levier responsable, à ses yeux, du basculement qui conduisit du holisme vers l'individualisme. Dans une veine toute wébérienne, il suggère que c'est à des injonctions morales associées à la radicale hétérogénéité de l'homme d'avec l'univers matériel qui l'environne, injonctions inspirées par l'enseignement du Christ ("Mon royaume n'est pas de ce monde"), que l'individu-sujet doit son émergence. La prédication christique, en brisant (moralement) la présence au monde du chrétien appelé à œuvrer pour l'Au-delà, lui aurait ouvert les voies d'une subjectivité individuelle associée à la quête de son salut futur. "Non pas, écrit Dumont, une valeur tirée de notre appartenance au monde, de son harmonie ou de notre harmonie avec lui, mais une valeur enracinée dans notre hétérogénéité par rapport à lui." (Dumont, 1983 : 64). En même temps cependant qu'elle introduisait une cassure entre le chrétien — appelé par sa vocation céleste — et son environnement mondain, la venue du Messie et sa crucifixion terrestre figuraient aussi une incarnation ici-bas des valeurs morales qu'il était venu prêcher. D'où le dualisme qui nourrit depuis, chez le chrétien, la tentation d'évasion de ce monde et la nécessité d'y accomplir tout de même un destin conforme aux valeurs célestes descendues avec Jésus. Ce serait la tension née de ce dualisme qui aurait alimenté l'individualisme "prométhéen" de l'homme occidental, selon Dumont. « L’artificialisme moderne, écrit-il, en tant que phénomène exceptionnel dans l’histoire de l’humanité ne peut se comprendre que comme une conséquence historique lointaine de l’individualisme-hors-du-monde des chrétiens. » (Dumont, 1983 : 64). « Seul, ajoute-t-il plus loin, cet enfantement chrétien me semble rendre intelligible ce qu’on a appelé le “prométhéisme” unique et étrange, de l’homme moderne. » (Dumont, 1983 : 255). C'est ainsi que l'Europe médiévale aurait "quitté la communauté pour la société". Un développement que les réformes de Luther et Calvin, enracinant encore davantage "la conversion de l'individu au monde", auraient définitivement contribué à asseoir.

Pour Etienne Balibar (Balibar, 2011), les évolutions qui ont conduit à l'émergence du citoyen sujet individuel, pierre angulaire des processus électoraux ("one man, one vote") et de "l'Etat

                                                                                                               55 Alors que la plupart des travaux de Dumont montrent ses affinités avec le structuralisme, ses Essais sur l'individualisme, auxquels nous nous référons principalement ici, trahissent, au contraire, un évolutionnisme hégélianisant très XIXe s., oscillant entre ruptures soudaines et lente maturation d'un germe qui contiendrait déjà, au départ, la future totalité dont il était porteur. Au sujet de Luther, par ex., Dumont écrit : « Nous sommes devant le rejet de la hiérarchie, devant la transition soudaine de l’univers holiste à l’univers individualiste. » (Dumont, 1983 : 88). Et pour la métaphore de l'éclosion progressive : « Il fallait suivre dans l’histoire la genèse et le développement de l’idéologie moderne... » (Dumont, 1983 : 25), où il sera question des "étapes du développement de l'individu" (idem : 70), de "l'incarnation" progressive en lui des valeurs portées par ce "fruit qui a mûri dans le giron de l’Église." (idem : 67)

56 Dumont (1983 : 25-26) prend pourtant en considération l'autonomisation des sphères de la politique et de l'économie comme éléments des configurations qui ont accompagné le processus d'émergence de l'individu.

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de droit" des sociétés de la modernité politique contemporaine n'échappent pas totalement non plus au passé religieux de l'Occident qui les a vues naître. Balibar conteste les points de vue prêtés à Hegel et Heidegger, tendant à faire de Descartes et de son cogito le point de départ où se serait établie, en philosophie, la « souveraineté du sujet », figure inaugurale du "discours de la modernité. » (Balibar, 2011 : 35). L'entité qui pense dans cogito ergo sum n’est pas, dit Balibar, un subjectum, un individu/sujet. « Le concept essentiel chez Descartes, écrit-il, est celui de substance » (Balibar, 2011 : 36), qui met en relation "une chose pensante" (res cogitans) et une "chose étendue" (res extensa). Ce sens de mise en relation de la substance est à la base de la « causalité éminente », en Dieu, des relations « formelles » ou « objectives » entre substances créées. Dieu continue donc à trôner au-dessus du processus qui amène "l'être pensant" à penser une "matière étendue".

La liberté du sujet cartésien est celle du sujet (subjectus/subditus) assujetti à Dieu … C’est le sujet transcendantal kantien qui lui a conféré (rétrospectivement) sa fonction de lieu originaire autonome de la connaissance. Il convient, suggère Balibar, de distinguer le "sujet" au sens d'agent (subjectum) du sujet en tant qu'assujetti (subjectus), car le terme recouvre ces deux acceptions. « … le moment où Kant produit (et projette rétrospectivement) le "sujet" transcendantal [i. e. : le sujet libre, pensant], est précisément celui où la politique détruit le "sujet" du prince, pour le remplacer par le citoyen républicain ». (Balibar, 2011 : 44). C'est autour de cette question de droit, celle de l'émancipation du sujet du prince, que "vacille, écrit Balibar, la représentation de l'homme" (Balibar, 2011 : 44) au XVIIIe siècle. Non pas encore de l'homme historique réel, mais de l'homme en tant que sujet de droits, sujet dont l'affirmation de l'autonomie vis-à-vis de toute autorité qui ne serait pas contractuellement instituée, correspond à celle d'un "législateur universel". Le moment kantien est donc celui où le "sujet" cède la pas au "citoyen".

Esquissant une histoire du sujet en Occident depuis l'empire romain, Balibar suggère que les Romains n'étaient pas soumis à l'Empereur de la même façon que les populations conquises. Le « peuple romain » s’opposait aux « sujets de l’Empire romain », tout comme durant l'ère coloniale en Afrique, on distinguait les ressortissants des puissances impériales jouissant pleinement des droits afférents à leur citoyenneté des "sujets indigènes" de l'Empire français, britannique, etc. L’unification du peuple romain en « sujets » viendra surtout, poursuit Balibar, des fondations que lui procurera la christianisation, l’empereur devenant chrétien, son pouvoir et sa pérennité seront imputés à Dieu. Le sujet, à la fois assujetti/asservi (subditus/ servus) est tout de même en rapport d’obéissance « libre » et avec le souverain et avec une puissance divine supérieure. Le sujet est « fidèle ». Il obéit au prince et à Dieu. Mais le fidèle chrétien dispose d’une "âme", comptable de sa conduite devant Dieu, et qui n’est pas la « chose » du souverain. Combinée avec l’héritage antique, cette vision chrétienne évoluera, en relation avec des mutations sociales concomitantes (intérêts des seigneurs, des corporations, des villes « libres » ou « bourgeoises », etc.) vers la notion de « citoyen ». Cependant, l'évolution en direction de la monarchie absolue, dont le règne de Louis XIV (1661-1715) en France représente un des sommets pour l'Europe, tendra à affaiblir le rôle des corps intermédiaires et à réduire l'Etat tout entier au statut de patrimoine du souverain, tenté d'assimiler sa volonté à la loi57. Mais le « sujet » ici n’est néanmoins pas esclave. Il disposait de quelque marge de liberté. Sans être « sujet de droit », il est « sujet en droit », membre d’un Etat. (Balibar, 2011 : 50). C'est toute la question de l’opposition entre absolutisme et

                                                                                                               57 Des témoignages plus ou moins dignes de foi font dire à Louis XIV : "L'Etat, c'est moi."

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despotisme58, qui ne concerne bien entendu pas que l'ancien régime européen (Wittfogel, 1977).

La Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 viendra, en France, sanctionner le passage du sujet (au sens avant tout de l'assujetti) au citoyen. Etienne Balibar en souligne le caractère largement votif, performatif, notamment lorsqu'elle proclame (art. 1er) que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Il s'interroge sur la dualité affichée par son intitulé : "droits de l'homme et du citoyen". S'agit-il, se demande Balibar des droits attachés à la personne humaine en tant que telle ou à l'homme en tant que citoyen ? Sa réponse est qu'il s'agirait plutôt de ceux du citoyen, du membre mobilisé et responsable d'une collectivité politique ("la nation") que de l'homme comme tel. La Déclaration consacre en tout cas l'émergence juridique de l'individu-citoyen, participant d'une forme de souveraineté radicalement nouvelle et quelque peu paradoxale, la "souveraineté égalitaire" (Balibar, 2011 : 52) des citoyens déclarés, conformément à la nature (la naissance), "égaux en droit". "Le citoyen, explique Balibar, est un homme jouissant de tous ses droits "naturels", réalisant complètement son humanité d'homme, un homme libre parce que simplement égal à tout autre. […] le citoyen est toujours supposé sujet (sujet de droit, sujet psychologique, sujet transcendantal)." (Balibar, 2011 : 52).

On peut contester le rôle que Louis Dumont fait jouer au christianisme dans l'émergence de la notion d'individu dans le résumé extrêmement schématique de son raisonnement tel que nous l'avons exposé ci-dessus; on peut alléguer la prégnance de certaines manifestations d'individuation et de quant à soi dans les sociétés archaïques, comme, par exemple, celle associée à l'idée de son "bon droit" (cuong) par le Nuer (Evans-Pritchard, 1968 : 211), dont Evans-Pritchard a admirablement décrit la fierté, l'irascibilité, et le rejet de la soumission au sein d'une société que l'on pourrait situer pourtant parmi les plus archaïsantes d'Afrique. Peut-on nier pour autant qu'une société comme celle des Nuer, à l'instar de la plupart des sociétés "traditionnelles" africaines, n'a pas connu le cheminement qui a conduit ailleurs du holisme à l'individualisme ? Peut-on contester que dans la plupart de ces sociétés, on n'est pas passé du "pair" de même section tribale ou du "sujet", là où existaient des pouvoirs centralisés, au citoyen ? De la "communauté" à la "société" ? Faudrait-il reconnaître qu'avant l'intervention de la colonisation et les Etats importés qu'elle a légués le continent africain était largement dominé par un émiettement politique à dominante "tribale" et plus ou moins étroitement "communautaire" ? Y aurait-il dans le passé étatique de l'Afrique de quoi accréditer l'esquisse à une échelle significative d'un cheminement en direction de l'émergence d'un "sujet" ?

On connait la tentative du sénégalais Cheikh Anta Diop (Diop,1979) pour annexer l'Egypte pharaonique au passé politique ancien du monde négro-africain. Une forte présence noire dans les structures politiques qui ont dominé la vallée du Nil, plus particulièrement du côté de l'actuel Soudan (Méroé …) n'a évidemment rien d'invraisemblable. De là à établir une filiation directe entre ces vieilles dynasties et les communautés "Walaf-Serer" de l'actuel Sénégal, il y a un pas que bon nombre de spécialistes de l'Egypte ancienne hésitent à franchir. Surtout que cette hypothèse s'inscrit dans le cadre d'une vision diffusionniste quelque peu

                                                                                                               58 Les nuances sont ténues entre les deux, même si la tradition issue des penseurs des Lumières européennes aime à distinguer un appareil institutionnel centré sur la personne du souverain, mais laissant une certaine marge d'autonomie et de sécurité aux individus (l'absolutisme), et un Etat où règne l'arbitraire absolu du despote face au néant institutionnel et juridique où vivent ses escalves-sujets (le despotisme) et qui correspondait surtout, pour eux, aux pratiques politiques "orientales" (Montesquieu, 1979)

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obnubilée par le prestige des "grandes cultures" et armée d'une conception cratylienne59 fort contestable de la langue comme "sac de mots" où l'on peut piocher à son aise pour accréditer les rapprochements morpho-sémantiques les plus incertains. La démarche de C. A. Diop, comme du reste les prises de positions développées par ses aînés du courant de la "Négritude" dans les années 1930 s'explique cependant et se justifie par un souci salutaire de réhabilitation du monde noir et de sa place dans les cultures du monde, que "l'afrocentrisme" (ou "afrocentricité") plus récent tend à promouvoir autour d'un certain nombre d'œuvres parfois tout aussi controversées que celle de C. A. Diop, notamment la Black Athena (1987) de Martin Bernal. Mais à supposer, comme le veulent l'historien sénégalais et Martin Bernal que les Pharaons aient été des "Nègres", ce que l'on croit savoir des pouvoirs dont ils disposaient sur leurs sujets ne dessinait guère, en tout cas, de cheminement en direction d'une forme quelconque d'autonomie juridique et politique de ces derniers.

Nous avons relevé plus haut que Jomo Kenyatta revendiquait pour les Gikuyu une "révolution démocratique" (itwika) qui les aurait "séparés" d'avec leur monarque (Gikuyu), longtemps avant la venue des Anglais. Si les indications qu'il donne sur cette "révolution" laissent entendre qu'il régnait un certain égalitarisme "tribal" dans la communauté visée, elles ne permettent pas cependant d'en déduire que les Gikuyu, dont l'organisation semble avoir été commandée principalement par la parenté et les hiérarchies (de genre, d'âge, …) dont elle s'accompagne, aient connu la promotion de quelque chose comme un "individu-sujet" ou des structures de pouvoir faisant place à une véritable liberté individuelle des "sujets" Gikuyu.

Il serait certainement fort imprudent de délivrer des appréciations générales sur le degré d'autonomie des individus dans les systèmes politiques africains précoloniaux, tant sont divers et multiples les cas de figure. Une diversité dont nous avons donné plus haut un bref aperçu, et nous nous garderons bien, pour notre part, de ce genre de généralisation. Dans les rapports entre tribu et Etat et le genre de place que ces rapports font à l'individu, nous nous contenterons donc d'une ou deux remarques centrées sur la partie qui nous est la plus familière du continent africain, sa partie islamisée.

(a) Rappelons tout d'abord qu'à travers les développements précédents de cette rédaction, aussi bien les remarques centrées sur la vision khaldunienne du pouvoir que les observations relatives aux sociétés "segmentaires", nous espérons avoir montré qu'il n'y a pas de barrière étanche entre les sociétés "tribales", "acéphales" ou "sans Etat" et les régimes sociaux faisant place à un pouvoir centralisé. La théorie khaldunienne de la ‘asabiyya éclaire, nous semble-t-il, assez bien les possibilités du passage de la tribu à l'Etat et réduit du même coup le fossé que l'on pourrait être amené à concevoir entre les qualités morales (individualisme, esprit d'autonomie, propension au désordre ou à la soumission, etc.) des "hommes de tribu" et des "sujets d'un Etat".

(b) La littérature historique sur les grandes formations politiques de l'Afrique sahélienne, particulièrement Mali et Songhay60, donne à penser qu'étant donné le degré d'islamisation du pouvoir et le niveau de connaissance des lettrés dont il pouvait s'entourer, les approches juridiques musulmanes de l'autorité n'ont pas dû rester étrangères aux souverains de ces

                                                                                                               59 En référence au dialogue de Platon, Cratyle, où cette manière de voir la langue fut, pour la première fois, esquissée

60 Les deux références majeures sur le sujet, contenant des bibliographies exhaustives, sont les ouvrages de J. Hunwick (1999), Timbuktu and the Songhây Empire et de P. F. de M. Farias (2003), Arabic Medieval Inscriptions from the Republic of Mali, cités dans la bibliographie.

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empires et à leurs conseillers. Même administrées à des sociétés "holistes", les approches en question développent un appareil juridique qui tient compte d'un certain degré de libre arbitre des "sujets" du souverain et leur assure théoriquement quelque degré de protection et d'individuation moyennant leur allégeance (bay‘a). Gouverné mentalement par la parenté, l'homme khaldunien demeure tout de même à bonne distance de "l'individu" moderne, du citoyen sujet des démocraties libérales d'aujourd'hui.

(c) Les préoccupations de légalité/légitimité islamiques ont continué à parcourir les débats ayant pour objet le pouvoir, sa conquête, son administration et/ou des affrontements auxquels il a pu donner lieu tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, autour de l'institution et parfois des affrontements entre Etats à fondements musulmans dans la région soudano-sahélienne d'Afrique de l'Ouest comme ce fut le cas avec ‘Uthmân Dan Fodio, initiateur de la principauté musulmane de Sokoto au début du XIXe s. (Dan Fodio, 1985) ou avec al-Hâj ‘Umar, leader d'un autre jihâd peul dans les années 1850, par lequel celui-ci fut amené à conquérir un autre Etat peul et musulman, celui de Hamdallahi dans le Macina malien (Mahibou et Triaud, 1983). Ces évènements ont donné lieu à des écrits théologico-juridiques qui interpellent et tentent de mobiliser, en sujets musulmans responsables, partisans et adversaires de leurs rédacteurs.

Même si elles permettent de nuancer quelque peu la représentation "holiste" des sociétés africaines "traditionnelles" et ses incidences sur l'exercice du pouvoir, les brèves observations qui viennent d'être faites ne peuvent évidemment pas effacer l'impression massivement prévalente de l'emprise de l'esprit "communautaire tribal" dans la majeure partie des sociétés précoloniales du continent. Il se pourrait que le faible usage de l'écriture et la capacité de capitalisation critique que le savoir écrit procure y aient été pour quelque chose (Goody, 1977). Dans le domaine des arts, la rareté de formes dynamiques d'auto-représentation, susceptibles d'accompagner, en l'objectivant, la transformation des individus et des groupes, a sans doute bridé, elle aussi, l'acheminement des individus vers une conscience d'eux-mêmes et vers des choix susceptibles de favoriser l'épanouissement de leur singularité sur le mode identifié par Dumont. Certes, les artisans d'Ife (Nigeria) ont légué une statuaire remarquable. Mais elle est restée quelque peu figée, à l'image de la société où elle s'inscrivait. On ne trouve guère, en revanche, de tradition picturale sur le continent, alors que l'art des portraitistes flamands de la Renaissance avait entamé dès le début du XVe siècle une formidable célébration picturale de l'individu (Todorov, 2001)61. Bref, les visions "communautaires", commandées par "la tradition" semblent, dans l'Afrique précoloniale, avoir exercé une hégémonie bien plus proche des logiques hiérarchiques que de l'égalitarisme citoyen que l'on se plait à associer de nos jours à "l'Etat de droit". La "privatisation de l'Etat" et l'emprise de la corruption vers lesquelles nous allons à présent nous tourner trouvent dans les solidarités dévoyées des communautés tribales et ethniques une partie de leurs vecteurs et de leur soutien.

                                                                                                               61 Les Noirs commencent à apparaître dans la peinture européenne à partir de la fin du XIVe siècle, en relation avec les récits bibliques (les Rois Mages, la Reine de Saba, etc.), et Saint Maurice, un des rares saints noirs, vénéré par la chevalerie, bénéficie même d'une statue dans la cathédrale de Magdebourg, datée des environs de 1240 (Pastoureau, 2008 : 87). Esclaves ou domestiques, ils donnent parfois lieu à des portraits. Mais ces visions objectivantes n'étaient évidemment accessibles qu'à quelques rares éventuels exilés. La simple vision de soi que pouvait procurer le miroir semble avoir été assez largement ignorée. Du moins si l'on en juge par le témoignage de Hampâté Bâ (1994 : 143) et la fascination du miroir dont il fit cadeau au chef mossi de village de Togou (Togou Naba) sur la route de Dori : "Je lui offris l'un des miroirs de ma femme au cadre joliment ciselé. Ce fut comme si je lui avais donné un des plus beaux cadeaux de sa vie ! Dans ces pays où l'on ignorait généralement l'usage du miroir, le fait de se voir soi-même créait une sorte de fascination".

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2. 7. Tribalisme et privatisation des Etats en Afrique

Nous ignorons sur quelles bases, le site web Celebrity Net Worth, cité par le supplément Magazine du très sérieux journal Le Monde62, a pu établir qu'au hit parade historique mondial des plus grosses fortunes jamais recensées, Mansa Moussa, souverain du Mali jusqu'en 1337, arriverait largement en tête avec un capital estimé à 400 milliards de dollars américains, devançant de très loin Bill Gates et Carlos Slim ! Peut-être ses collaborateurs ont-ils pris connaissance des indications fournies par Masâlik al-absâr fî mamâlik al-amsâr d'Ibn Fadl Allâh al-‘Umarî (m. 1349)63, où il est notamment dit que lors de son pèlerinage en 1324, l'empereur du Mali aurait amené avec lui "cent charges d'or", inondé de cadeaux tous ceux qu'il rencontra sur son parcours et entraîné durablement une chute du cours du métal jaune sur les marchés du Caire …

Quelles que soient les vertus dont les chroniqueurs arabes accompagnent l'évocation de cette haute figure de l'histoire étatique sahélienne, les indications qu'ils fournissent donnent à penser que sans en présenter tous les traits, Mansa Moussa devait avoir quelque chose du profil du "despote oriental" tel que Karl Wittfogel (1977) aimait à se le représenter, même si le portrait que le maître ouvrage de l'orientaliste allemand en dessine avait essentiellement trait aux "sociétés hydrauliques" : Egypte pharaonique, Chine impériale, Empire perse et, secondairement, à … l'URSS de Joseph Staline. L'immense fortune attribuée au Mansa Moussa provient en tout cas, selon toute vraisemblance, du fait qu'il devait être "le propriétaire" de son vaste empire.

Quoi qu'il en soit, le despote oriental, nous dit Wittfogel, concentre entre ses mains tous les pouvoirs, les nombreux symboles magiques et mythiques qui expriment des qualités réputées terrifiantes ou bénéfiques de l'appareil d'Etat qu'il personnifie, souvent de manière divine ou quasi-divine. S'il lui arrive, pour des raisons d'âge ou de faiblesse, d'avoir un quelconque mentor (régent, vizir, chancelier, "premier ministre"…), celui-ci ne dispose que d'une autorité passagère et n'est jamais revêtu des symboles et des attributs de la toute puissance. L'importance décisive des individus susceptibles d'influencer le despote (épouses, concubines, membres de la famille, courtisans, favoris, serviteurs, bouffons64…) n'est que le reflet du pouvoir sans limite de ses caprices, qui s'expriment entre autre dans les ascensions et les chutes fulgurantes dans les rangs des élus et des disgraciés. S'il recourt, pour faire fonctionner les rouages de son appareil policier et fiscal à d'innombrables subalternes, ces derniers ne sont guère organisés en une véritable bureaucratie. Les représentants locaux ou sectoriels du pouvoir jouissant parfois, comme les satrapes de l'empire Achéménide, d'une large autonomie, n'en usent que pour reproduire à l'échelon local ou sectoriel la conduite de leur maître. Dans cet Etat plus fort que la société, aucune manifestation d'autonomie politique n'est tolérée. Et le pays tout entier et ce qu'il contient de ressources est considéré comme un patrimoine personnel du souverain qui en dispose comme bon lui semble.

                                                                                                               62 Le magazine du Monde du 27 octobre 2012, p. 38

63 Joseph Cuoq, Recueil de sources arabes concernant l'Afrique occidentale du VIIIe au XVIe s. (Bilâd al-Sûdân), Paris, CNRS, 1975, pp. 254-288

64 Amadou Kourouma, dans En attendant le vote des bêtes sauvages (2000) fait, à juste raison, jouer un rôle essentiel aux journalistes dans l'instauration du despotisme post-indépendances en Afrique, notamment dans le portrait peu flatteur qu'il produit du double transparent de Sékou Touré.

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Qu'ils aient caractérisé ou non l'exercice du pouvoir par Mansa Moussa, nombre de ces traits se sont en tout cas retrouvés ou se retrouvent encore dans des régimes africains postérieurs aux indépendances. Alors que de partout s'élèvent des discours en faveur de la "bonne gouvernance" et de "l'Etat de droit", on relève généralement dans de larges parties du continent l'empire d'une corruption tentaculaire solidement "administrée" par des régimes autoritaires, modérément soucieux de légalité, malgré les apparences "démocratiques" et "républicaines" affichées ici et là depuis le tournant des années 1990. On évoque des Etats "patrimonialisés" (Médard, 1990), "privatisés" (Diouf, 1999), "prédateurs" (Darbon, 1990) ou "kleptocrates" (Coolidge & Rose-Ackerman, 2000); des Etats minés par le clientélisme (Smith, 2003; Dahou, 2003), vivant de prébendes locales et surtout étrangères (Joseph, 1987) dont le tarissement, joint à des soubresauts sécuritaires, menace de les conduire à l'effondrement (Zartman, 1995).

La corruption traduit-elle l'irruption d'un style de comportement radicalement nouveau, amené par la colonisation, alors que les "communautés traditionnelles" africaines, empreintes d'égalitarisme, selon les discours des dirigeants de la génération des indépendances (Nyerere, Nkrumah, Senghor…), en auraient été indemnes ? Il est permis d'en douter, même si l'échelle du phénomène, et ses fondements "de légitimité" ont profondément changé entre la période précoloniale et les configurations politiques issues de la colonisation. La "situation coloniale", comme l'a naguère montré Georges Balandier65, introduit certes une rupture mais engendre également des hybridations, des phénomènes nouveaux issus du "contact" et de l'assujettissement des colonisés à leurs colonisateurs. Elle a engendré, pour reprendre ses termes, une nouvelle "société globale" (Balandier, 2001 : 26), qui a ouvert elle-même la voie aux univers sociaux postcoloniaux. De nouvelles "cultures" sont nées de ces transformations, si l'on veut bien prendre en considération la nature historique des faits de culture, qui font de celle-ci à la fois l’expression d’un héritage, de quelque chose que les générations antérieures ont légué aux générations présentes, en même temps que la manifestation d’une volonté et d’une représentation de soi et des autres, le lieu de luttes de classements et de reconnaissance, à la très forte dimension performative. La "gouvernance" — bonne ou mauvaise — et l’Etat sont au cœur de l’entrelacs en continuel réaménagement, des identités transmises et des identités (ré)inventées que les cultures s’efforcent de perpétuer et/ou de faire advenir.

La corruption, au sens de concussion ou d'offrande destinée à obtenir une faveur d'un responsable "public" n'a sans doute pas été étrangère à l'Afrique "traditionnelle". Pour ne citer qu'un exemple, ‘Uthman Dan Fodio, fondateur aux toutes premières années du XIXe s. de la                                                                                                                

65   "Nous venons de considérer certains faits que les auteurs anglo-saxons rassemblent sous les rubriques de « heurt des civilisations » ou de « heurt des races », mais nous avons montré que, dans le cas des peuples colonisés, ces « heurts » (ou « contacts ») se produisent dans des conditions très particulières. À cet ensemble de conditions, nous avons donné le nom de situation coloniale. On peut définir cette dernière, en retenant les plus générales et les plus manifestes de ces conditions : la domination imposée par une minorité étrangère, racialement (ou ethniquement) et culturellement différente, au nom d’une supériorité raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affirmée, à une majorité autochtone matériellement inférieure ; cette domination entraînant la mise en rapport de civilisations radicalement hétérogènes : une civilisation à machinisme, à économie puissante, à rythme rapide et d’origine chrétienne s’imposant à des civilisations sans machinisme, à économie « arriérée », à rythme lent et radicalement « non chrétiennes » ; le caractère fondamentalement antagoniste des relations existant entre ces deux sociétés qui s’explique par le rôle d’instrument auquel est condamnée la société colonisée ; la nécessité, pour maintenir la domination, de recourir non seulement à la « force », mais encore à un système de pseudo-justifications et de comportements stéréotypés, etc." (Balandier, p. 25 de la version électronique)

 

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principauté musulmane de Sokoto, "assimila les cadeaux aux autorités (gaisuwa) exigés par les chefs hausa du Nord Nigeria à un abus de pouvoir, et il en fut une des justifications pour lancer son jihad en 1804. Pourtant, lorsqu'un siècle plus tard, Lord Lugard unifia les différents tributs dus aux chefferies en une taxe unique (1906) puis attribua un salaire aux chefs coutumiers (1911), il n'abolit pas la pratique du gaisuwa"66, qui devait donc en quelque sorte "être dans les mœurs" des responsables de la région depuis un certain temps déjà…

La colonisation, même si elle a introduit les germes d'une bureaucratisation de l'administration, qui était généralement étrangère aux pratiques locales de "gestion" de la "chose publique", n'avait pas vraiment vocation à supprimer le phénomène de la corruption. L'autorité exorbitante qu'elle conférait à la poignée d'étrangers, blancs, qui en ont jeté les fondements, et l'influence tout aussi décisive, rapidement acquise par les intermédiaires qu'elle s'est choisis (chefs, notables, …) ou qu'elle a formés (interprètes, "tirailleurs", etc.), ont créé un terrain propice aux exactions de toute nature ainsi qu'à la recherche, du côté de leurs victimes potentielles, de toutes formes de parades possibles, en tout premier lieu l'octroi de présents aux persécuteurs redoutés ou aux protecteurs pressentis. L'extraction illégale de revenu au détriment de "l'indigène de base" avait été préparée par un dressage où la violence et le mépris occupaient une place essentielle.

Voici, par exemple, un témoignage de Hampâté Bâ : "L'administrateur Teyssier n'était pas un homme commode. Il n'était tendre ni pour lui-même ni pour les autres. Grand bâtisseur, il s'était spécialisé dans la construction des routes et des ponts, tâche qui requérait énergie et autorité. On savait ce qu'à l'époque ces réalisations coûtaient en travail et en souffrances aux travailleurs locaux, plus souvent menés à la chicotte qu'à coups de bonnes paroles, et qui devaient s'estimer heureux quand les lanières des chicottes n'étaient pas nouées avec du fil de fer qui leur labourait la peau." (Bâ, 1994 : 136)". Au travail ou ailleurs, face au Blanc, le respect s'imposait : "Quand un toubab67 s'exprime, nous, Nègres, on se tait, se décoiffe, se déchausse et écoute. Cela doit être su comme les sourates de prière, bien connu comme les perles de fesses de la préférée.", écrit Amadou Kourouma dans Monné, outrage et défi (Kourouma, 1990 : 54). Et lorsque la déclaration de leurs ressources par les "contribuables indigènes" prêtait à quelque doute, les tirailleurs "se saisissaient du chef de village et des notables, les attachaient, les fouettaient et les tourmentaient jusqu'à ce qu'ils aient crié le nombre exact d'hommes, de femmes, de vierges, d'enfants, de chevaux, de boeufs, d'ânes et de chèvres de chaque clan." (Kourouma, 1990 : 80).

Une certaine "normalisation" de la corruption à l'époque coloniale provenait du mode même d'arrimage de l'administration coloniale à l'ensemble du monde "indigène". Segment de bureaucratie transplanté, servi par un personnel très réduit, tiraillé entre les intérêts et les éthos de ses diverses composantes (administratifs, privés, militaires, missionnaires68…), l'administration coloniale, principalement présente, sauf circonstance exceptionnelle69, dans les villes, n'était pas faite pour appliquer le modèle bureaucratique wébérien des métropoles impériales dont elle était issue. Elle ne pouvait se revendiquer d'aucune légitimité locale et

                                                                                                               66 M. G. Smith (1964), cité in Blundo, 2007 : 45

67 "Toubab" était le terme par lequel, en Afrique de l'Ouest francophone, on désignait Le Blanc.

68 Balandier souligne dans son article (2001 : 28) cette diversité de la composante, "blanche", "métropolitaine", de la société coloniale.

69 Rébellion, affrontements communautaires locaux, recensements et autres "tournées" périodiques, etc.

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l'hétérogénéité des "rangs" qu'elle allouait à ses administrés locaux par rapport au statut de "l'indigénat"70, tout comme les pouvoirs souvent discrétionnaires qu'elle conférait à ceux d'entre eux sur lesquels elle s'appuyait, renforçaient encore l'impression d'arbitraire attachée au bifurcated State (Mamdani, 1996; Mbembe, 2000) qu'elle constituait. Travailler pour l'administration coloniale était le moyen d'enrichissement le plus sûr, non seulement parce qu'elle procurait des salaires réguliers dans un environnement où les revenus étaient, dans l'ensemble, extrêmement précaires, mais aussi parce qu'elle ouvrait la voie à une corruption "hiérarchique" relativement facile et parfois très fructueuse. Un interprète, un chef de canton ou de tribu en charge de la collecte des impôts, un garde, pouvaient aisément monnayer chèrement leurs services à toute personne désireuse de se soustraire au courroux du "commandant" ou aspirant à bénéficier de ses faveurs (Bâ, 1994)

U. J. Njoku résume fort bien l'irresponsabilité, favorable à tous les trafics, qui résulte de cette greffe administrative : "une bureaucratie coloniale d'origine étrangère, contrôlée par une métropole distante, gérée par des fonctionnaires dont les pressions et les buts ne concernent pas la population locale (…) et n'ayant pas créé d'identification citoyenne en dehors des espaces communautaires (…) favorise l'émergence d'une culture du non-engagement pour le bien commun : les affaires publiques signifient dans ce nouveau contexte "les affaires de personne" ou tout au plus "le travail du Blanc"71.

Développer le fruit matériel et symbolique de ce "non-engagement", c'est-à-dire s'adonner à une corruption avantageusement "capitalisable", impliquait tout de même d'inscrire son enrichissement dans des réseaux de solidarité et de clientèle pour lesquels la "tribu" et "l'ethnie" offraient un terreau d'autant plus incontournable qu'elles tendaient à s'imposer d'elles mêmes à leurs "ressortissants" qui venaient à se distinguer par leur "place" ou leur fortune. Elles en faisaient, au besoin contre leur gré, leurs "représentants".

Peut-être conviendrait-il tout de même de nuancer les objectifs et les retombées de la corruption coloniale au regard des "bénéfices" tribaux et ethniques que ses auxiliaires indigènes pouvaient en tirer. Entreprise de domination, la colonisation avait certes intérêt à "diviser pour régner". Cependant, son caractère étranger pouvait passer pour une garantie de neutralité à l'égard des intérêts et des conflits locaux, souvent enracinées dans de vieilles inimitiés à base de feuds, de conflits fonciers mal réglés, de querelles accumulées de voisinage, etc. Sauf enjeux précis engageant ses propres intérêts impériaux, l'administration coloniale pouvait probablement faire preuve de neutralité dans les confrontations inter-ethniques ou inter-tribales, tout comme, individuellement, des administrateurs ou des instituteurs coloniaux "républicains" pouvaient se montrer indifférents aux hiérarchies "de naissance" locales, par exemple dans des circonstances qui faisaient appel à la notion de "compétence" ou dans la quête du règlement judiciaire d'un différent72.

                                                                                                               70 Le statut "d'indigénat" excluait de la participation à quelque consultation que ce soit et exposait en revanche à toutes sortes de corvées et de "contributions" plus ou moins exceptionnelles. En étaient exemptés les "évolués" (interprètes, individus dotés d'une certaine instruction coloniale…) et un certain nombre de notables choisis par l'administration (chefs de cantons, figures religieuses dévouées à l'administration coloniale, quelques commerçants "bien vus") (Bâ, 1994)

71  U. J. Njoku, "Colonial Political Re-Engineering and the Genesis of Modern Corruption in African Public Service. The Issue of the Warrant Chiefs of South Eastern Nigeria as a Case in Point", Nordic Journal of African Studies, Vol. 14 (1), pp. 99-116), cité in Blundo, 2007 : 57  

72 Lors d'un colloque tenu à Rabat, en 1987, nous avons entendu le témoignage suivant du vieux géographe français de renom, Jean Dresch : il avait entrepris, à dos d'âne, l'escalade de l'Atlas pour les besoins de ses

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C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles une bonne partie du personnel que la colonisation a légué aux petites administrations des Etats africains indépendants se sentait dotée d'une compétence et d'une mentalité "bureaucratique" qu'elle a, probablement sincèrement, ambitionné de mettre au service de ces toutes jeunes "nations". En partie issue des couches dominées des groupes dominants des structures sociales précoloniales, cet embryon de bureaucratie arrivé "aux affaires" au lendemain des indépendances, apparaîtra parfois, après coup, les illusions d'un nationalisme militant et relativement probe s'étant dissipées, comme un appareil de gestion plus efficient et financièrement plus frugal que ceux qui lui ont succédé, conformément à la logique nostalgique de l'éternel "c'était mieux avant".

En réalité, l'héritage administratif des Etats africains nouvellement indépendants était, dans la quasi-totalité des cas, extrêmement modeste. Et sans sacrifier à un fonctionnalisme excessif, il n'est pas interdit de penser que le naufrage bureaucratique de la plupart de ces Etats et les progrès que la corruption y a connus doivent quelque chose au gonflement extrêmement rapide de leurs administrations73 pour faire face à une demande explosive d'éducation, de santé, de sécurité, de justice, d'emploi, etc., portée elle même à la fois par le déficit colossal en ces matières légué par la colonisation et par une croissance démographique et urbaine extrêmement soutenues depuis plus de quatre décennies. Il ne paraitrait pas très surprenant que, dans un contexte où pratiquement aucune démarche ne peut suivre un cours administratif "normal", les pots de vin aient eu tendance à se généraliser.

La "petite corruption" au quotidien doit sûrement quelque chose à la faiblesse des salaires des employés de l'administration, dont du reste une fraction importante est recrutée sur des bases clientélistes, familiales, tribales ou ethniques, correspondant parfois à un quasi-affermage de secteurs entiers de l'administration à des groupes tribaux, ethniques ou régionaux connus. Recrutés sur de telles bases, les fonctionnaires ont tendance à se comporter en micro-rentiers, davantage redevables de leur emploi à quelque patron tribal ou régional qu'à une quelconque compétence, même quand d'aventure ils peuvent en faire état. Le salaire, en Afrique, ne correspond pas toujours, ni même peut-être essentiellement à la rétribution d'un travail "technique" précis. Il s'agit davantage pour l'Etat d'acheter l'obéissance et la gratitude. Achille Mbembe (2000 : 73) parle d'une "allocation de nature purement ascriptive". Il faut ajouter à ces circonstances le poids de familles souvent pléthoriques dont l'injonction "traditionnelle" à

                                                                                                               

recherches, lorsqu'il s'est trouvé tout d'un coup "pris en otage" par deux tribus berbères en conflit, qui ne voulaient pas lâcher cet étranger, colonial, avant qu'il ait rendu un jugement dans l'affaire qui les opposait ...

73  . "Au Ghana, la fonction publique s'accroît de 67,7% entre 1960 et 1965", indique H. H. Werlin dans : "The Roots of Corruption. The Ghanaian Enquiry", Journal of Modern African Studies, Vol. 10, 2, 1972, pp. 247-266. Cité par Blundo, 2007 : 71. Le même auteur rapporte, même page, qu'au "Nigeria, 72000 agents administrent en 1960 une population estimée à 40 millions d'habitants, mais en 1974 l'administration fédérale se compose de 275000 fonctionnaires et celle de l'éducation et de la police comptent 383000 employés.", ces chiffres n'incluant probablement pas ceux de l'armée puissamment alimentée par la guerre du Biafra 1967-1970. Il convient, cependant, souligne Blundo, de nuancer le gonflement des administrations africaines, lorsqu'on les compare à celles des autres continents : "En réalité, le pourcentage de fonctionnaires sur l'ensemble de la population est le plus bas du monde : 1,5% en Afrique contre 3% en Amérique Latine et 2,6% en Asie", relève A. A. Goldsmith, "Africa's Overgrown State Reconsidered. Bureaucracy and Economic Growth", World Politics, Vol. 51, 4, pp. 520-546, cité in Blundo, 2007 : 71. Les deux pays africains, ajoute Goldsmith cité par Blundo, Maurice et Botswana, qui comptent des taux de 5,5% et 5,8% respectivement, sont en même temps ceux où l'Etat est le plus efficient.

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la solidarité interdit de se défaire. Ce qui explique, en partie, la tentation permanente de la corruption pour ajuster son revenu à des sollicitations que l'on ne peut ignorer.

Quant à la concussion à des échelles plus larges, elle est avant tout l'affaire des membres des hautes sphères de l'administration et elle s'alimente en bonne partie de la prédation réalisée sur l'aide internationale, tout comme elle bénéficie des dessous de table dans toutes sortes d'opérations d'intermédiation74. Les Etats africains classés comme les plus pauvres ont des classes dirigeantes qui bénéficient de ce que l'on pourrait appeler une "rente de la misère", réalisée à travers les aides bi- ou multilatérales, les prêts à long terme des organismes financiers internationaux, etc. Les rentrées d'argent opérées au moyen de cette "rente" viennent remplacer le fruit d'une fiscalité erratique quand elle ne concerne pas les impôts indirects attachés notamment aux produits d'importation. Le détournement, même massif, de ressources perçues comme provenant de l'extérieur, est "moralement" et matériellement plus aisé que l'accaparement privé effectué sur le fruit d'une collecte fiscale touchant directement le contribuable ordinaire. Il y a sans doute comme un sentiment d'irresponsabilité doublé d'une présomption — souvent justifiée — d'impunité lorsqu'un haut responsable africain s'approprie les fonds alloués par tel ou tel bailleur de fonds à tel ou tel "projet". Les dessous de table, quant à eux, sont, par définition, négociés dans la discrétion.

Au reste, les "projets", leurs "études", leurs "séminaires" et leurs per diem constituent les sources d'attrait les plus significatives des positions de responsabilité administrative. Parce qu'ils peuvent permettre de "se brancher" sur un dispositif générateur d'un revenu d'appoint indispensable dans des administrations tentées par le double, voire le triple emploi, en raison de la modicité des émoluments officiels qu'elles allouent à des employés sous payés. La tentation de piller "les projets" se nourrit également de l'écart colossal, connu ou supputé, entre les traitements consentis aux "experts" internationaux et ceux alloués à leurs "homologues" locaux; écart souvent modérément justifié par l'étendue de "l'expertise" prêtée à des "experts" fréquemment redevables eux-mêmes de leurs missions à des réseaux "tribaux" globalisés et dont la pérennité de l'emploi dépend aussi, pour une part, du soutien, éminemment "négociable", de leurs employeurs locaux (Directeurs de service, Ministre, etc.). Les paramètres et les méthodes que ces "experts" mettent en oeuvre soulèvent du reste doutes et interrogations jusque dans leurs propres rangs (Olivier de Sardan, 2001; Diouf, 2002).

"L'accaparement redistributif" (Blundo, 2007) réalisé dans le cadre de la "pression à la corruption" exercée par les entourages élargis des notables des administrations africaines à l'ombre de pouvoirs plus ou moins autoritaires, en clientélisant de larges couches de la population, a pu, en période de prospérité, apparaître comme un facteur de stabilité politique. En revanche, quand les ressources diminuent et que la prédation se fait plus privative, l'instabilité guette. A titre d'exemple, en Côte d'Ivoire, Félix Houphouët-Boigny (1905-1993) a pu, grâce à une redistribution toute patrimoniale de la rente cacaoyère, se maintenir au pouvoir durant plus de trente ans sans guère de soubresauts menaçants. L'effondrement du prix du cacao, qui a précédé la mort du vieux leader, a entraîné un ralentissement de la croissance, obligeant la Côte d'Ivoire à adopter des "plans d'ajustement structurel" qui ont notamment entraîné une très forte dévaluation du franc CFA. C'est dans ce contexte économique morose que Henri Konan Bédié, d'ethnie Baoulé comme Houphouët-Boigny, lui succède à son décès, en 1993. Il peut difficilement continuer à faire bénéficier la vaste clientèle du défunt des mêmes largesses. Son clientélisme "appauvri" se rétracte en s'orientant

                                                                                                               74 Octroi de concessions minières ou pour l'extraction de ressources naturelles, marchés intérieurs et extérieurs de l'Etat, etc.

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spécialement vers les populations du sud de la Côte d'Ivoire, en particulier vers sa propre ethnie, les Baoulé. La propagande autour du thème de "l'ivoirité", plus ou moins explicitement dirigée contre les Ivoiriens du Nord et les immigrés en provenance des voisins septentrionaux de la Côte d'Ivoire (Mossi du Burkina Faso, Malinké du Mali et de Guinée …) accompagne ce recentrage. Le mécontentement grandissant fera le lit du coup d'Etat du Général Robert Gueï (1941-2002) en 1999. Il déclare que les militaires sont "venus balayer la maison" et mène campagne autour du thème de la lutte contre la corruption, mais sera battu aux élections présidentielles d'octobre 2000 par Laurent Gbagbo, à l'occasion d'un scrutin controversé. La suite de l'histoire sera marquée, comme on sait, par un début de guerre civile et une partition de la Côte d'Ivoire entre un Sud à dominante chrétienne et un Nord à majorité musulmane jusqu'au triomphe, en 2010, des troupes du Nord appuyées par un contingent français et la venue au pouvoir d'Alassane Ouattara, plusieurs fois interdit de candidature pour cause "d'ivoirité" douteuse …

La corruption "débonnaire" à la Houphouët-Boigny s'est effectuée à l'ombre du parti unique qu'il avait institué, le Parti Démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) qui, quoi que lointainement issu du Parti Communiste Français, s'était résolument converti à l'économie de marché. Le Ghana frontalier, dirigé lui aussi par un parti unique à orientation "socialiste" et "anti-impérialiste" à l'époque de Nkrumah, n'a pas pour autant échappé aux effets d'une corruption plus brutalement autoritaire. "Au Ghana, écrit Blundo (2007 : 61), les idéologues du Convention People's Party (CPP) de Kwame Nkrumah affirmaient que le système du parti unique était à même de réduire la corruption, en raison de la faible politisation de l'administration et du fait de l'absence de campagnes électorales coûteuses. C'est pourtant sous ce régime que la corruption a atteint tous les échelons de l'Etat et gagné tant les sociétés publiques que les autorités traditionnelles locales. Le parti unique devait 90% de ses rentrées budgétaires à des ristournes illicites prélevées sur les marchés publics (entre 5 et 10%)."

Les législations anti-corruption75 et les campagnes style "mains propres" entreprises ici et là n'ont guère eu de résultat. Leur usage ostensiblement sélectif contre les adversaires des régimes en place, quand ce n'est pas la corruption des instances chargées de leur mise en œuvre76, ont en général vite fait de les discréditer.

La vague de coups d'Etat qui balaie l'Afrique dès le milieu des années 1960, enfourchant parfois le cheval de la lutte contre la corruption, n'a en général apporté aucune amélioration sensible quant à la moralisation de la gestion des affaires publiques. Au contraire, l'ouverture du jeu politique, longtemps bloqué par le monopole institué en sa faveur par le Président-Fondateur et son parti unique, a réveillé les ambitions et aiguisé les appétits, entrainant un

                                                                                                               75  Des dispositions de ce genre ont été édictées au Zimbabwe, en Tanzanie, en Zambie, au Botswana et même au Nigeria "où le manquement dans la déclaration d'actifs supérieurs à 1 million de naira, pour les prévenus de corruption, était passible de l'emprisonnement à perpétuité.", rapporte S. Coldham, "Legal Responses to State Corruption in Commonwealth Africa", Journal of African Law, Vol. 39 (2), 1995, pp. 115-126, cité in Blundo, 2007 : 60  

76  Au Niger, la Commission de contrôle et d'enquête installée par Seyni Kountché au lendemain du renversement de Hamani Diori en 1974, a permis "de saisir les propriétés de treize membres du régime civil précédent, ainsi que d'arrêter en 1976 plus de cinquante fonctionnaires convaincus de corruption. Mais cette commission est dissoute en raison des "procédures corrompues" de son président, le capitaine Gabriel Cyrille", écrit Blundo, 2007 : 58, se référant à K. Amuwo, "Military-Inspired Anti-Bureaucratic Corruption Campaigns. An Appraisal of Nigeria's Experience", Journal of Modern African Studies, Vol. 24 (2), pp. 285-301).

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turnover accéléré à la tête de bien des Etats et, avec lui, des dommages toujours plus accusés pour les finances publiques77.

La "démocratisation" des régimes du continent qui tente de s'instituer depuis le début des années 1990 et le triomphe planétaire du libéralisme a-t-elle profondément modifié la nature des Etats africains ? Les processus électoraux n'ont-ils pas plutôt favorisé la résurgence des tribus et des ethnies et engendré des progrès substantiels de la corruption en relation avec les coûts des campagnes électorales ?

"La littérature est sur ce point largement unanime : la corruption semble avoir augmenté" (Blundo, 2007 : 64) depuis les tentatives de démocratisation mises en œuvre au cours des trente dernières années. Le vent de privatisation qui a accompagné les "plans d'ajustement structurels", véritables fossoyeurs des fonctions publiques africaines, n'a pas fondamentalement porté atteinte à l'enrichissement plus ou moins licite de ceux qui possédaient déjà des fortunes considérables sur des bases controversées, après un passage plus ou moins durable par l'administration (Reno, 1993; Chikulo, 2000). Destinées en théorie à alléger les dettes des Etats et à livrer les entreprises nationalisées susceptibles d'être les plus performantes au secteur privé, ces réformes ont consacré la cession de pans entiers des économies nationales à des hommes-liges de la haute fonction publique. Elles ont surtout permis de réaliser une jonction-fusion de la classe commerçante avec les milieux de la bureaucratie, qui les regardaient auparavant de haut, pensant que leur "instruction" et leur "mission" au service de l'administration leur conféraient un statut supérieur à celui du monde des intermédiaires commerciaux. Cette mutation a accompagné un creusement toujours plus accusé des écarts de revenus entre les nantis et les démunis, un consumérisme ostentatoire de plus en plus extravagant parmi les classes dirigeantes, et une insatiable soif d'argent "facile".

Pour promouvoir la "bonne gouvernance" et tenter d'arracher "l'aide au développement" aux seuls canaux des administrations prédatrices, les sociétés du capitalisme central, pratiquant de plus en plus chez elles une large sous-traitance des missions de services publics à des entreprises du secteur privé78, se sont mises à faire appel au partenariat avec les Organisations Non Gouvernementales, pensant par là pouvoir limiter le taux de "coulage" des "projets" et promouvoir l'autonomie d'une "société civile" porteuse de "participation" et de "démocratie". Cette orientation, mobilisant également des ONG "du Nord", a pu, dans certains cas, accroître effectivement les marges de manœuvre de certaines associations de "défense des droits de l'homme", promouvoir des micro-projets à l'échelon local, réaliser parfois des connexions directes "à la base" entre organisme de bienfaisance et certains secteurs des populations nécessiteuses africaines.

Même à une toute petite échelle, ce genre de partenariat n'échappe cependant pas à des risques d'accaparement par une personne ou un groupe plus restreint que les "populations-cibles" visées. Les biais "tribaux" et "ethniques" demeurent difficilement contournables. Et dès qu'il s'agit de financements significatifs adressés à des "bénéficiaires" en nombre, le poids des intermédiaires, évoluant plus ou moins dans le giron des autorités politiques locales, s'impose

                                                                                                               77 Deux exceptions concernant la probité des militaires et leur désir réel d'assainir les finances publiques méritent néanmoins d'être notées : celle de Thomas Sankara (1949-1987), au Burkina Faso, qui fit juger 200 personnalités des régimes antérieurs soupçonnées notamment de malversations, et celle du capitaine Jerry Rawlings, au Ghana, qui fit exécuter 700 individus convaincus de corruption (Sarassoro, 1990; Gocking, 1996; Blundo, 2007)

78 Jusque et y compris la guerre. Au plus fort de la présence américaine en Irak, la sous-traitance liée à la sécurité mobilisait sur le terrain autant d'hommes que le contingent militaire proprement dit.

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"tout naturellement". L'ingénierie de l'aide doit souvent passer ici par un processus complexe allant de "l'identification" à la "mise en œuvre" en passant par la mise sur pied des instances locales de partenariat ("coopératives", "comités villageois", "associations d'usagers", etc.). Les futurs bénéficiaires "en quête de projets" (Bierschenk et alii, 2000; Crewe & Harrison, 1998) doivent "se faire souffler" comment s'organiser pour aller à la rencontre des financements attendus, se montrant généralement prêts à entrer dans tous les jeux qu'on leur propose, du moment qu'il y a une promesse "d'obtenir quelque chose". Du côté des "promoteurs", on a aussi son propre agenda. Le résultat de tout cela, si jamais "le projet" venait à être "implanté", c'est, au mieux, un "malentendu opératoire", a working misunderstanding (Dorward, 1974), par lequel les deux parties, bailleurs de fonds et destinataires, consentent à fermer partiellement les yeux sur leurs objectifs ultimes pourvu que quelque partie de leurs attentes, si minime soit-elle, puisse être réalisée, à travers le cheminement que les logiques, mutuellement opaques, des deux partenaires lui auront fait subir.

Qu'elle passe par le gouvernement ou par les organisations de la "société civile", l'aide au développement s'expose de toute manière à mille et une critiques. Elle a beau irriguer des segments significatifs des activités et des revenus dans bon nombre de pays africains depuis cinquante ans, son bilan reste pour le moins mitigé. Le constat a souvent été fait qu'elle n'a pas encore réussi à conduire "au développement". Et même lorsqu'elle tente, au moins en apparence, de sortir du giron de l'Etat pour aller vers la "société civile" on la soupçonne encore de cacher des démarches contradictoires destinées à la fois à en promouvoir et à en affaiblir l'hégémonie79. Bref, l'aide, même officiellement indexée sur les progrès de la "démocratie", est loin, en Afrique, d'avoir brisé les liens généralement délétères entre tribu et Etat.

Conclusion

Le parcours auquel nous venons de procéder dans l'examen des rapports entre tribu et Etat en Afrique ne saurait prétendre être autre chose qu'un éclairage partiel qui ne pouvait embrasser l'extrême diversité des cas de figure que l'on recense sur le continent et la variété tout aussi considérable des cheminements historiques qui les ont façonnés.

Il n'échappe pas au biais wébérien attaché à la définition de l'Etat développée par le sociologue allemand. Celui-ci s'appuyait sur un idéal-type de l'Etat fondamentalement centré sur l'histoire européenne de cette institution, sans toutefois que les traits essentiels par lesquels il le définissait — une unité politique, un territoire, une population sur lesquels s'exerce la souveraineté exhaustive et exclusive de l'entité étatique reconnue seule détentrice du monopole légitime de l'exercice de la violence — se soient jamais complètement et simultanément retrouvés dans quelque formation historique concrète de l'Europe. Il serait donc encore plus vain, dira-t-on, de rechercher ces traits dans les Etats africains.

                                                                                                               79 Commentant les conclusions d'un travail (Ferguson, 1994) consacré à un Etat enclavé et dépendant, Altani-Duault (2009 : 29) écrit : "Ferguson montre que les projets de développement agricole de la Banque Mondiale au Lesotho, au-delà de leur apparente inadéquation avec leurs buts officiels, tendent à dépolitiser les modes d'intervention de l'Etat, tout en lui assurant sa pérennité. "Dans cette perspective [dit Ferguson], l'appareil du développement au Lesotho n'est pas une machine à éliminer la pauvreté qui aurait impliqué incidemment la bureaucratie étatique, […] c'est une machine à renforcer et à étendre l'exercice du pouvoir étatique bureaucratique, qui incidemment prend la "pauvreté" comme point d'entrée".

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Certes, la forme Etat est devenue le mode dominant de gestion des affaires humaines à travers le globe. Certes, tout vide étatique apparaît désormais insupportable puisque l'Etat est supposé s'être incrusté partout, grâce notamment à la colonisation. Une évolution vers "l'étatisation du monde" (Tull, 2005) que le poids des Nations Unies — qu'on devrait appeler "Etats Unis", si le label n'était déjà pris, suggère Tull — tendrait à confirmer et à légitimer depuis que s'est ouverte l'ère de la décolonisation. Certes encore, une certaine similitude universelle du moule étatique tend à s'imposer dont témoigne l'unicité de l'appareillage symbolique qui l'accompagne, portée et soutenue par la célérité ubiquitaire des médias contemporains : hymnes nationaux, drapeaux, devises, corps constitués, équipes sportives, cérémonies protocolaires, parmi lesquelles les deuils en particulier manifestent tout spécialement l'unité de la "corporation des souverains" (diwân al-salâtîn).

La globalisation, cependant, en même temps qu'elle uniformise, tend à célébrer, nous l'avons vu, le multiculturalisme, et à valoriser, les droits des minorités "tribales" et "ethniques" comme composante essentielle de la démocratie. Dans les faits, "la communauté internationale" tolère déjà et accueille nombre de "quasi-Etats" (Jacqson & Sorensen, 2003) ou d'Etats que l'on pourrait dire "à mi-temps", à l'image du temps et de l'énergie que leur consacrent leurs auxiliaires, tout occupés qu'ils sont par une deuxième ou une troisième vie professionnelle. Après tout, l'Etat, aussi bien dans ses formes "canoniques" que dans ses manifestations embryonnaires, n'est jamais qu'un acteur parmi d'autres, de configurations sociales soumises à des polarisations multiples. La tribu et l'ethnie ne sont, en Afrique, que deux de ces champs polaires qui contribuent aux (dés)équilibres précaires, mais parfois étonnamment résilients, des Etats africains.

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Abdel Wedoud OULD CHEIKH