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1 Usages contemporains d’un mythe mésopotamien Quand dieux et déesses quittent leurs temples pour investir d’autres lieux (2013), Revue des Sciences Sociales, N°49, pp. 90-97. Florence Vandendorpe Docteur en psychologie et sociologue <[email protected]> Cet article rend compte d’une recherche menée en Belgique et aux États-Unis durant les années 2006-2010, portant sur un mythe mésopotamien qui fait l’objet d’un cert ain engouement depuis la fin des années 80 : La Descente aux Enfers d’Inanna. Le matériau sur lequel repose notre réflexion est composé d’une vingtaine de témoignages récoltés auprès de personnes qui ont entretenu avec ce mythe une relation intime. La moitié d’entre elles sont des artistes qui, inspirés par ce récit, ont créé à partir de lui une œuvre originale en sculpture 1 , danse 2 , théâtre 3 , opéra 4 , ou encore en musique du monde 5 . Huit des autres personnes que nous avons interviewées sont des thérapeutes qui utilisent ce récit dans le cadre de leur clinique. Enfin, quelques témoignages concernent des projets sociopolitiques inspirés par le mythe et qui en portent le nom. L’échantillon s'est construit au gré de nos rencontres et de nos lectures. Il permet de rendre compte de divers usages contemporains de ce récit. Les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche résident dans différents pays d’Europe et aux États-Unis 6 . Il s’agit principalement de femmes. Les témoignages furent récoltés selon des méthodes variées exploitant toutes les possibilités des médias actuels : certaines personnes furent rencontrées chez elles et interviewées de vive voix ; d’autres furent interviewées par téléphone, via Skype, ou encore sur base d’un questionnaire envoyé par email, en fonction des moyens de communication auxquels elles avaient accès. Chaque fois que cela fut possible, les informations récoltées par témoignage furent complétées par des documents écrits (brochures publicitaires, articles, livrets artistiques, sites internet…) traitant des projets en question. Du plus lointain au plus proche : histoire d’un récit Le mythe que l’on appelle communément La Descente aux Enfers d’Inanna fut gravé sur des tablettes d’argile au cours du second millénaire a.C.n., dans ce qui ét ait alors la Mésopotamie. Il raconte une mésaventure : celle d’une déesse – Inanna qui, pour une raison obscure, entreprend de se rendre dans le « monde d’en bas », c’est -à-dire dans le royaume de sa sœur Ereshkigal, la déesse des enfers. Ce périple, pour lequel elle s’est préparée en revêtant ses plus beaux atours, n’a rien d’un voyage d’agrément : au fur et à mesure qu’elle franchit les portes menant au royaume des morts, Inanna est dépouillée de ses bijoux, de ses parures, et même des symboles de son pouvoir. Une fois arrivée au cœur des enfers, nue et courbée en deux, elle est accueillie froidement par Ereshkigal qui la condamne à mort. Son corps sans vie est pendu à un clou comme s’il s’agissait d’un vulgaire morceau de viande, et est abandonné à ce sort trois jours durant. C’est grâce à l’intervention de sa servante (Ninshubur) qu’elle avait laissée à l’entrée des enfers en lui demandant de l’attendre, et d’un dieu (Enki) que cette dernière suivant son conseil supplie de lui venir en aide, qu’Inanna finalement retrouve la vie et est autorisée à quitter les enfers. Ce départ, cependant, a un prix : en échange de sa remontée, elle doit condamner un(e) vivant(e) à prendre sa place au royaume des morts. Découvrant en rentrant chez elle que son mari (Dumuzi), au lieu de s’inquiéter de son sort, a fait la fête durant son absence, c’est lui qu’elle condamne à ce sort. Sort qu’il partagera finalement avec sa sœur (Geshtinanna) , car cette dernière, par affection pour son frère, propose de mourir à sa place. Le récit se termine par une solution de compromis : Inanna décide que Dumuzi et Geshtinanna séjourneront aux enfers à tour de rôle six mois par an 7 .

Usages contemporains d'un mythe mésopotamien. Quand dieux et déesses quittent leurs temples pour investir d'autres lieux

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Usages contemporains d’un mythe mésopotamien

Quand dieux et déesses quittent leurs temples pour investir d’autres lieux

(2013), Revue des Sciences Sociales, N°49, pp. 90-97.

Florence Vandendorpe

Docteur en psychologie et sociologue <[email protected]>

Cet article rend compte d’une recherche menée en Belgique et aux États-Unis durant les années 2006-2010, portant sur un mythe mésopotamien qui fait l’objet d’un certain engouement depuis la fin des années 80 : La Descente aux Enfers d’Inanna. Le matériau sur lequel repose notre réflexion est composé d’une vingtaine de témoignages récoltés auprès de personnes qui ont entretenu avec ce mythe une relation intime. La moitié d’entre elles sont des artistes qui, inspirés par ce récit, ont créé à partir de lui une œuvre originale en sculpture

1, danse

2, théâtre

3, opéra

4, ou encore en musique du

monde5. Huit des autres personnes que nous avons interviewées sont des thérapeutes qui utilisent ce

récit dans le cadre de leur clinique. Enfin, quelques témoignages concernent des projets sociopolitiques inspirés par le mythe et qui en portent le nom.

L’échantillon s'est construit au gré de nos rencontres et de nos lectures. Il permet de rendre compte de divers usages contemporains de ce récit. Les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche résident dans différents pays d’Europe et aux États-Unis

6. Il s’agit principalement de

femmes. Les témoignages furent récoltés selon des méthodes variées exploitant toutes les possibilités des médias actuels : certaines personnes furent rencontrées chez elles et interviewées de vive voix ; d’autres furent interviewées par téléphone, via Skype, ou encore sur base d’un questionnaire envoyé par email, en fonction des moyens de communication auxquels elles avaient accès. Chaque fois que cela fut possible, les informations récoltées par témoignage furent complétées par des documents écrits (brochures publicitaires, articles, livrets artistiques, sites internet…) traitant des projets en question.

Du plus lointain au plus proche : histoire d’un récit

Le mythe que l’on appelle communément La Descente aux Enfers d’Inanna fut gravé sur des tablettes d’argile au cours du second millénaire a.C.n., dans ce qui était alors la Mésopotamie. Il raconte une mésaventure : celle d’une déesse – Inanna – qui, pour une raison obscure, entreprend de se rendre dans le « monde d’en bas », c’est-à-dire dans le royaume de sa sœur Ereshkigal, la déesse des enfers. Ce périple, pour lequel elle s’est préparée en revêtant ses plus beaux atours, n’a rien d’un voyage d’agrément : au fur et à mesure qu’elle franchit les portes menant au royaume des morts, Inanna est dépouillée de ses bijoux, de ses parures, et même des symboles de son pouvoir. Une fois arrivée au cœur des enfers, nue et courbée en deux, elle est accueillie froidement par Ereshkigal qui la condamne à mort. Son corps sans vie est pendu à un clou comme s’il s’agissait d’un vulgaire morceau de viande, et est abandonné à ce sort trois jours durant. C’est grâce à l’intervention de sa servante (Ninshubur) qu’elle avait laissée à l’entrée des enfers en lui demandant de l’attendre, et d’un dieu (Enki) que cette dernière suivant son conseil supplie de lui venir en aide, qu’Inanna finalement retrouve la vie et est autorisée à quitter les enfers. Ce départ, cependant, a un prix : en échange de sa remontée, elle doit condamner un(e) vivant(e) à prendre sa place au royaume des morts. Découvrant en rentrant chez elle que son mari (Dumuzi), au lieu de s’inquiéter de son sort, a fait la fête durant son absence, c’est lui qu’elle condamne à ce sort. Sort qu’il partagera finalement avec sa sœur (Geshtinanna), car cette dernière, par affection pour son frère, propose de mourir à sa place. Le récit se termine par une solution de compromis : Inanna décide que Dumuzi et Geshtinanna séjourneront aux enfers à tour de rôle six mois par an

7.

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Dans nos pays, le nom de la déesse Inanna est longtemps resté méconnu. Il ne nous est parvenu qu’à la fin du XIX

e siècle (1889-1900), lorsqu’à l’occasion de fouilles archéologiques des tablettes

d’argile recouvertes de signes cunéiformes furent découvertes dans le sous-sol de l’actuel Iraq. Le mythe que l’on appelle La Descente aux enfers d’Inanna fait partie des récits et documents divers qui furent exhumés à cette occasion. Il a fait l’objet d’un long processus de déchiffrement, lequel s’est étalé sur plusieurs décennies. De premières traductions partielles du mythe furent publiées dès la première moitié du XX

e siècle. Celles-ci, toutefois, ne circulèrent pas beaucoup en dehors d’un

cercle restreint de sumérologues et autres spécialistes de la Mésopotamie.

Il fallut plus d’un demi-siècle pour que le récit prenne vie dans nos pays, en grande partie grâce à l’intervention de thérapeutes américaines inspirées par la pensée jungienne (notamment Harding 1976, Brinton Perera 1981, Mc Vickar Edwards 1991, De Shong Meador 1992, et Bonheim 1997). Ces thérapeutes furent interpellées par le personnage féminin qui est au cœur du récit. Elles reconnurent dans son périple la métaphore d’un processus de maturation/guérison semblable à ceux qu’elles accompagnaient quotidiennement dans le cadre de leur clinique. Afin de permettre à des femmes en souffrance de s’appuyer sur le mythe pour donner sens à leur vécu, elles en ont produit de nouvelles versions adaptées aux représentations de notre époque. Elles ont accompagné celles-ci de commentaires proposant une série d’associations entre le récit mythique et des situations susceptibles d’être rencontrées par les lectrices. Le succès ne s’est pas fait attendre : sous ces nouvelles versions, le mythe s’est mis à circuler, d’abord dans la société américaine, puis en Europe où il est arrivé dans un second temps. Depuis, Inanna n’est plus une déesse du passé. Elle a littéralement ressuscité.

Formes contemporaines du mythe

Dans le champ religieux

Le contexte dans lequel sont apparues les nouvelles versions du mythe n’est pas indifférent au renouveau du récit. Il a pour arrière-fond un mouvement religieux né aux États-Unis à la fin du siècle dernier, que la sociologue américaine Cynthia Eller a nommé le « féminisme spirituel » (Eller 1993 & 2000). Celui-ci s’inscrit dans un mouvement spirituel plus large couramment appelé néo-paganisme ou « Wicca ».

Le néo-paganisme s’inspire d’artefacts, mythes, cultes et croyances empruntés à des civilisations anciennes ou considérées comme primitives pour produire à leur sujet des interprétations nouvelles. Le sociologue américain Arjun Appadurai nomme ce mouvement de réappropriation « une esthétique de la décontextualisation » (cité par Magliocco 2001, p. 6). Cette formulation rend bien compte du processus en question : les objets, sortis de leur contexte d’origine, sont présentés en Occident comme des productions de « l’autre ». Leur altérité leur vaut une forme de prestige : plus leur culture d’origine est éloignée du monde occidental, plus elle est associée, dans l’esprit des néo-païens, à une forme de pureté, d’authenticité que la culture occidentale aurait quant à elle perdue.

Le courant « Wicca », ou « mouvement des sorcières »8, constitue le courant le plus important du

néo-paganisme. Ce mouvement est apparu aux États-Unis à la fin des années 1960. Il est né d’une critique féministe à l’égard de la religion judéo-chrétienne et se positionne en rupture vis-à-vis des valeurs dominantes de la société américaine. Pour les membres de ce mouvement, le terme « sorcière » désigne un pouvoir féminin en opposition avec le patriarcat.

Le féminisme spirituel s’inscrit dans la mouvance de ces deux grands courants (le néo-paganisme et le « mouvement des sorcières »). Inspirées par les théories de l’archéologue américaine d’origine lithuanienne Marija Gimbutas (1989), de nombreuses femmes adhérant à ce courant ont accrédité l’idée selon laquelle aurait existé avant notre ère un âge d’or. Au cours de celui-ci, hommes et femmes sont censés avoir cohabité de manière pacifique au sein de communautés florissantes, et avoir vénéré des déesses en tant que symboles de fertilité. Les féministes spirituelles nomment cette époque mythique « l’époque de La Déesse », sous-entendant que, derrière les nombreux cultes de

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déesses étudiés par les archéologues, aurait été célébré un même principe divin féminin. Beaucoup d’entre elles considèrent que le culte de « La Déesse » est apparu avec les premières communautés humaines, et interprètent en ce sens les artefacts mis au jour par les archéologues

9. Les mythes

mettant en scène des déesses reçoivent dès lors à leurs yeux une valeur toute particulière. Ils font l’objet de nombreuses traductions et interprétations. Pour les féministes spirituelles, l’époque de « La Déesse » évoque le paradis. De nombreuses femmes l’imaginent sur le modèle d’une société matriarcale où tous les êtres vivants sont respectés. En contraste avec ce monde idyllique, la société dans laquelle nous vivons est, pour les féministes spirituelles, une société dans laquelle « La Déesse » a été bannie à cause du patriarcat qui, outre la soumission des femmes, a entraîné parmi d’autres malheurs le culte du pouvoir, la dévalorisation de l’intuition et de la créativité, le mépris de la sensualité et du corps, et la destruction de la nature.

Dans ce contexte, le mythe de La Descente aux Enfers d’Inanna est apparu, pour les femmes adhérant à ce mouvement, comme un témoignage de plus de l’existence d’une civilisation aujourd’hui disparue dans laquelle les femmes jouaient le premier rôle. Il fut relu en ce sens, Inanna devenant, avec la thérapeute belge Marijke Baken (1999) notamment, une des figures prises par « la Déesse » au fil du temps. Les féministes spirituelles voient en Inanna le modèle d’une femme à la fois puissante et vulnérable qui, comme le roseau, plie sans se rompre. Le récit de sa descente aux enfers est lu comme un exemple à suivre. Son parcours offre à celles qui traversent une période difficile la promesse d’un soulagement à venir : si Inanna s’en est sortie, pourquoi pas elles ? C’est en ces termes notamment que Christine, une artiste belge, commente le mythe :

Quand j’ai lu le mythe d’Inanna, c’était un peu comme si je lisais la passion… la passion du

Christ, mais version féminine. Là, on voit une déesse qui descend aux enfers. Et puis on voit ce

qu’elle y vit, et puis on voit comment elle remonte après avoir été vraiment morte. Et donc, je

me dis : ça c’est une histoire pour nous, les femmes, parce que ça nous parle de… Moi, en tous

cas, ça me parlait très fort de cette crucifixion, de cette mise à mort des archétypes féminins, et

de la découverte d’un mythe qui pouvait nous soutenir dans le fait de descendre aux enfers

chercher ce qui y avait été mis à mort (Extrait d’un entretien réalisé le 12 mars 2008).

L’idée selon laquelle la civilisation occidentale s’est construite sur une valorisation d’un mode rationnel d’appréhension de la réalité – notamment lors du siècle dit « des Lumières » – au détriment d’autres approches n’est pas neuve. L’affirmation selon laquelle notre société a mis au ban la moitié de sa population en justifiant la domination des femmes par les hommes non plus. Ce qui mérite par contre d’être souligné, dans le discours des féministes spirituelles, c’est le lien qu’elles établissent entre la valorisation des hommes et du masculin sur le plan sociétal, et la réclusion de certains aspects de leur identité ― qu’elles associent au féminin ― dans l’intimité de leurs vies. Nous vivons, disent-elles, dans une société paternaliste qui a banni la femme et qui, de ce fait, se trouve amputée d’une part fondamentale d’elle-même. Cette complainte revient, lancinante, dans de nombreux ouvrages.

À la recherche d’un modèle alternatif, les féministes spirituelles ont investi Inanna. Elles voient en elle le modèle d’une femme non soumise qui offre l’exemple d’un espace à reconquérir : celui de la féminité. Si l’on en croit France Schott-Billmann (2006), une quête similaire semble avoir récemment remis au jour, en France, le personnage de Marie-Madeleine, disciple du Christ. Comme Inanna, celle-ci serait devenue pour de nombreuses femmes le symbole de l’outrage dont ont souffert les femmes dans une société où la féminité et ce à quoi elle est associée la sensualité, notamment n’ont pas droit de cité.

En tant que manifestation de « La Déesse », Inanna inspire aujourd’hui un certain nombre de pratiques rituelles. On en trouve le témoignage sur des sites Internet où des pages décorées de bougies et symboles proposent des prières à lui adresser

10. Aux États-Unis, des femmes ont fait le

vœu de devenir prêtresses afin de célébrer le « principe Féminin ». C’est le cas, notamment, de Marguerite Rigoglioso, une féministe californienne dont les recherches et l’enseignement portent sur les relations entre femme et spiritualité et dont l’autobiographie, publiée en ligne, contient le témoignage suivant :

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Le 3 décembre 1995, j’ai prêté serment en tant que prêtresse de la Déesse lors d’une cérémonie

qui se tenait dans le New Hampshire, dirigée par Vicki Noble. Le rituel symbolisait mon

engagement à contribuer à restaurer le principe féminin sur la planète, non seulement à travers

mon activité d’écrivain et mon enseignement, mais aussi par des prières, des rites, et ma

décision de vivre avec intégrité, amour, et compassion (Rigoglioso, s.d.)11

.

D’autres femmes ont été invitées à revêtir temporairement des habits de prêtresses dans le cadre d’ateliers de développement personnel où quête spirituelle et thérapie étaient intimement mêlées. Le témoignage qui suit en offre un exemple :

Afin de comprendre de manière plus profonde la complexité de cette déesse, quelques-unes

d’entre nous ont formé un groupe qui a travaillé sur les poèmes. Durant plusieurs mois. Au

terme de ceux-ci, nous avons créé un spectacle que nous avons produit plusieurs fois. (…)

L’expérience qui était la nôtre derrière cette expérience était de l’ordre d’une rencontre avec le

sacré. Nous avions revêtu les robes et les attitudes des prêtresses de la déesse, et c’est ainsi que

nous avons interprété les poèmes (De Shong Meador 1992, p. 63, en anglais dans le texte

original).

Remarquons que pour les féministes spirituelles, Inanna est dotée d’un certain pouvoir : celui de guider, donner de la force, inspirer les femmes qui entrent en relation avec elle. Il s’agit ni plus ni moins d’une déesse, une déesse au sens plein. En témoignent les paroles de Victoria, musicienne texane, qui a décidé de donner à son groupe le nom d’Inanna :

Nous avons toujours eu le sentiment que notre groupe de musique était guidé par la déesse. (…)

Nous avons constamment eu le sentiment d’être guidées par une force inconnue que nous avons

appris à aimer et à honorer (Extrait d’un témoignage reçu par email le 14 août 2007, traduit de

l’anglais)

La thèse défendue par Marija Gimbutas (1989) quant à l’importance du principe féminin dans la préhistoire, thèse sur laquelle s’est construit le féminisme spirituel, est critiquée par de nombreux anthropologues et archéologues. Tikva Frymer-Kensky (1992), qui a enseigné la Bible hébraïque et l’histoire du judaïsme à l’université de Chicago, a consacré à ce sujet un ouvrage devenu célèbre. Elle y explique que dans la civilisation mésopotamienne, le culte de la déesse Inanna n’avait pas un statut marginal mais faisait partie de la religion officielle. Cette religion officielle, par ailleurs, accordait autant de place aux déesses qu’aux dieux. L’auteur signale également que dans la société mésopotamienne il n’y a jamais eu « une Déesse » mais bien de nombreuses déesses, lesquelles n’étaient pas honorées dans le cadre d’une religion réservée aux femmes mais vénérées, également, par les hommes. Elle ajoute que les récits (hymnes, mythes…) de cette époque ne témoignent pas d’une société matriarcale mais, au contraire, d’une société où les hommes avaient un statut privilégié. Enfin, insiste-t-elle, les pratiques et croyances religieuses de cette époque n’attestent nullement de l’existence d’un culte préhistorique qui aurait été dédié à la déesse-mère, mais faisaient partie intégrante d’un système religieux qui soutenait le patriarcat.

Le caractère fantaisiste de certains discours véhiculés par les féministes spirituelles est également souligné par Rosemary Radford Ruether (2005). Cette dernière explique qu’en interprétant des représentations préhistoriques de corps féminins comme autant de vestiges de cultures au sein desquelles les femmes auraient occupé une place centrale, Marija Gimbutas (1989) a fait une supposition qui repose sur peu de choses. Elle rappelle, notamment, que dans le Moyen Âge chrétien, comme dans l’Inde contemporaine, la présence de représentations religieuses féminines n'implique nullement une domination des femmes sur le plan social. Elle balaie également l’idée selon laquelle le patriarcat aurait été la suite logique du matriarcat dans l’évolution de nos sociétés : selon elle, une telle lecture linéaire de l’histoire ne tient pas compte de la réalité.

Enfin, l’idée selon laquelle Inanna serait le modèle d’une femme libre et indépendante, témoin d’une civilisation dans laquelle les femmes étaient davantage respectées, a elle aussi été battue en brèche : d’après les spécialistes de la civilisation mésopotamienne (Teppo 2005), cette société était loin d’être un paradis pour les femmes. En effet, comme le souligne l’anthropologue Gananath Obeyesekere (1990), le rite, comme le mythe, n’est jamais une simple reproduction de la manière

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dont fonctionne une société. Il arrive qu’au contraire il mette en scène des aspects refoulés de sa réalité, renvoyant de celle-ci une image inversée.

Peu importe, cependant, ce qu'a pu représenter Inanna pour les Mésopotamiens. Le mythe d’Inanna nous intéresse ici pour son actualité, qui est de permettre à des femmes d’entrer en relation avec une déesse en laquelle elles reconnaissent un modèle, un guide, un soutien et un espoir. Nous sommes ici dans le registre du croire. Comme le souligne le philologue allemand Jack Zipes, « c’est à l’intérieur du leurre que se trouve la vérité. C’est dans la fantaisie que l’inconscient politique peut s’éveiller et dessiner l’espace auquel il aspire et dont il a été privé » (Zipes 1994, p. 119, en anglais dans le texte original). En d’autres mots, ce qui fait la force d’un récit, ce n’est pas la validité scientifique de ses affirmations mais la faculté qu’il a à représenter, au besoin sous une forme détournée, la réalité telle qu’elle est éprouvée. Le véritable enjeu des histoires n’est pas de correspondre au réel mais au vécu et cela vaut, également, pour les histoires sacrées. Le féminisme spirituel ne nous parle pas du passé mais bien du présent : il porte les aspirations de femmes déçues par leur situation qui trouvent dans cette vision du monde du réconfort. La poétesse Mc Vickar Edwards, auteur d’une version récente du mythe, le clame haut et fort :

Cela a été Dieu, Dieu, Dieu. Dorénavant, ce sera Déesse, Déesse, Déesse. Nous devions

changer ! Sur base de tous ces débris découverts récemment de cultes anciens, nous devions

fabriquer une nouvelle religion pour nous-mêmes ! Notre santé et celle de la planète en

dépendaient (Mc Vickar Edwards 2000, p. xv en anglais dans le texte original).

Voici comment un mythe, issu d’une culture totalement étrangère à la nôtre, a pu inspirer en Occident des croyances et des pratiques religieuses inexistantes jusqu’alors.

Dans le champ thérapeutique

Le mythe de La Descente aux Enfers d’Inanna ne circule pas uniquement dans des cercles spirituels ou (para-)religieux. Depuis les années 80, on le rencontre également dans le champ thérapeutique. Plusieurs thérapeutes interviewés dans le cadre de cette recherche nous ont parlé du potentiel transformateur que représente, pour elles, le personnage d’Inanna. Comme les féministes spirituelles, elles ont évoqué un certain « pouvoir » du récit. Pour en rendre compte, toutefois, leurs explications ont fait appel à des arguments différents.

Pour la psychanalyste Betty De Shong Meador, Inanna peut être représentée comme une image dotée d’une certaine force transformatrice qui agit sur le plan psychique. Son action relève de celle des archétypes :

Lorsqu’elle rencontre la déesse, la femme rencontre le Soi, c’est-à-dire le modèle archétypal qui

contient le tracé essentiel et le sens de sa vie. Dépossédée de tout et complètement nue, la

femme reçoit le don de sa véritable essence. Elle est fondamentalement, instinctivement femme,

et la déesse la pourvoit d’un amour féroce, primordial de la féminité ainsi que du potentiel

d’intégrer tous ses pouvoirs féminins (De Shong Meador 1992, p. 44-45, en anglais dans le texte

original)

La notion d'archétype se réfère à la pensée de Carl Gustav Jung. Dans la théorie jungienne, les archétypes ont la faculté d’initier chez ceux qui les expérimentent un processus transformateur intérieur au cours duquel le sujet se voit pourvu d’aptitudes nouvelles incarnées par les images en question. En prenant contact avec le personnage d’Inanna, une femme peut renouer avec une part d’elle-même qui relève de sa nature profonde.

Soulignons que les psychanalystes jungiens ne sont pas les seuls cliniciens à avoir recours à ce mythe. Dans le cadre de cette recherche, nous avons également recueilli des témoignages de chamans

12, d’art-thérapeutes (Baken 1999), de sages-femmes (England 2002), et de thérapeutes

recourant au psychodrame. Dans chacun des cas, le mythe est utilisé comme médiateur pour aider des femmes en souffrance à se représenter ce qu’elles vivent et lui donner une portée positive en l’inscrivant dans un processus de transformation personnelle (Vandendorpe 2011a). Bien qu’en fonction des orientations théoriques les dispositifs thérapeutiques diffèrent, le processus psychique

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sur lequel ils reposent la symbolisation est le même. Il consiste à utiliser le mythe comme un écran sur lequel les femmes peuvent projeter leur vécu et, ce faisant, se l’approprier et lui donner sens.

Ce pouvoir représentatif du mythe, cette faculté qu’il a de permettre à ceux qui l’entendent de se représenter des choses qu’ils ne pouvaient jusque-là traduire ni en mots ni en images, tient à la richesse symbolique du récit. L’image d’une déesse qui descend vers le centre de la terre où elle se voit progressivement dépossédée de tout ce qu’elle a apporté avec elle – vêtements, bijoux, symboles royaux, et même sa vie – ouvre en effet de multiples possibilités de sens. Elle est susceptible d’évoquer des expériences de privation, de deuil, et de manière plus large des épreuves qui s’apparentent, sur le plan du vécu, à un passage de la vie à la mort : par exemple des ruptures amoureuses, des maladies graves, des échecs, mais aussi des changements de statut comme le passage à l’âge adulte, le mariage, la naissance d’un premier enfant, etc. Le mythe, en d’autres mots, fonctionne comme une matrice de sens. Il propose une série de symboles que les individus peuvent s’approprier pour représenter des événements qui les ont touchés. En cela, sa fonction s’apparente à celle du rituel dont Marion Peruchon a proposé une belle définition : "Espace transitionnel et lieu de liaison, le rituel assure un rôle de soupape de sécurité pour l’individu et pour le groupe ; il offre un moyen d’élaboration de l’angoisse, des conflits ou des excitations traumatiques comme une aide à la construction du sujet en interaction avec l’environnement" (Peruchon 1997, p. 207).

Soulignons que le mythe et le rite ne sont pas les seules ressources sur lesquelles l’individu peut s’appuyer dans ce cadre : selon Dundes (cité par Bronner 2007), l’ensemble des productions culturelles (l’art, le folklore, la religion…) participent à cette fonction.

Autre récit, mêmes symboles

Le thème d’un dieu qui descend dans le monde d’en bas avant de revenir sur terre, thème qui est au cœur du culte d’Inanna, est central également dans la tradition chrétienne. On pense bien sûr à la mort du Christ suivie de sa résurrection. Évoquons également le récit de Jonas, petit texte dont le symbolisme est intéressant à plus d’un égard. Si ce récit occupe dans la liturgie catholique un rôle mineur, il est une communauté pour laquelle il a une importance toute particulière : la communauté des Syriaques orthodoxes et des Chaldéens – également appelés Suryoye. Les informations ci-dessous ont été récoltées lors d’un travail ethnographique réalisé auprès de la communauté suryoye de Bruxelles durant l’hiver 2007-08.

Bien que les Suryoye soient originaires du sud-est de la Turquie, nombre d’entre eux ont émigré au cours du siècle dernier afin de fuir les persécutions dont ils étaient victimes en tant que chrétiens. Aujourd’hui, plusieurs centaines de Suryoye vivent en Belgique. Pour les Suryoye, le récit de Jonas est un récit important. Ils le célèbrent annuellement à l’occasion d’un carême de trois jours appelé le Carême de Ninive. Durant celui-ci, les membres pratiquants de la communauté observent un jeûne complet (ni boissons ni nourriture) afin de commémorer le jeûne de la ville de Ninive où, disent-ils, vivaient leurs ancêtres.

Rappelons de quoi il est question dans ce récit : Dieu (Yahveh) demande à Jonas de se rendre à la ville de Ninive afin d’y prévenir les habitants qu’ils seront prochainement tués pour cause d’hérésie. Jonas, manifestement peu tenté par l’aventure, essaie d’échapper à cette mission en embarquant dans un bateau qui part dans la direction opposée. Mais voici que la mer se déchaîne et menace d’engloutir le navire. Les marins, terrorisés, interrogent les passagers un à un en espérant trouver la cause du courroux des dieux. Lorsque vient son tour, Jonas explique la demande qu’il a reçue de Yahveh, et assume l’entière responsabilité de la situation. Les marins, pour se sauver, le jettent alors à la mer qui aussitôt se calme. Une baleine avale Jonas, puis le recrache sur le rivage trois jours plus tard. Jonas se rend alors à Ninive et annonce aux habitants le sort qui les attend. Les habitants se repentent, et observent un jeûne complet pendant trois jours. Dieu, attendri par leur contrition, décide finalement de les épargner (Sasson 1990, pp. 3-6).

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On peut relever les analogies entre ce récit, celui de la Passion du Christ, et le mythe de La Descente d’Inanna aux Enfers : dans chacun des cas, un héros, après avoir été jugé coupable et condamné, se retrouve dans un lieu qui littéralement se trouve sous la vie (les enfers – le ventre de la baleine – le tombeau). Suite à l’intervention d’un dieu, il en revient et reprend une place parmi les vivants. Dans chacun des cas, son séjour dans le Royaume des Morts dure trois jours.

Au cours d’entretiens réalisés avec des membres de la communauté Suryoye immigrés à Bruxelles, nous avons cherché à comprendre le sens que prend ce récit aujourd’hui. Pour de nombreuses femmes croyantes et pratiquantes qui observent scrupuleusement le jeûne, le Carême est l’occasion d’adresser à Dieu une demande – par exemple pour solliciter la guérison d’un proche malade, ou « se faire pardonner des péchés ». Autour de cette dimension religieuse, qui est centrale, viennent se greffer d’autres croyances dont nous n’avons pu identifier l’origine. Ainsi, à en croire nos interviewés, des jeunes filles non mariées suivent le Carême afin de voir en rêve leur futur mari sous la forme d’un homme qui leur offre de l’eau.

Certains membres de la communauté posent toutefois sur ces traditions un regard distancié. Nahil en fait partie. Il nous fait remarquer avec un sourire malicieux qu’il n’y a pas de mer, encore moins de baleines, en Mésopotamie. Pour lui, l’image de la baleine est une métaphore qui est utilisée pour représenter la mort. Cet avis est partagé par Elias, autre membre de la communauté, qui ajoute : « C’est la même chose. C’est le même symbole au niveau de… La baleine, c’est une créature qui symbolise le monde d’en bas. (…) Parce que ce n’est pas la mort, ce n’est pas la fin, c’est un endroit entre. On est dans un endroit inconnu ». Pour cet homme, le récit de Jonas présente de nombreuses homologies avec celui de la Passion du Christ. Il figure, à l’aide d’autres symboles, le même message : un personnage est accusé d’une faute grave, suite à quoi il est condamné à être envoyé dans le monde des morts où il reste trois jours. Ensuite, il réintègre le monde des vivants.

Durand (1969) partage ce point de vue. Pour lui, le récit de Jonas fait partie des « récits de descente », c’est-à-dire des mythes racontant le parcours suivi par un dieu/déesse vers le monde d’en bas. Ces récits, écrit-il, véhiculent un même message : ils incitent à apprivoiser l’idée de la mort. L’auteur souligne que le poisson, qui dans de nombreuses cultures est un symbole de réhabilitation, participe à ce symbolisme. Dans cette perspective, le récit de Jonas et La Descente aux Enfers d’Inanna seraient deux versions parmi d’autres d’un même schéma narratif structuré autour d’éléments symboliques similaires, schéma que l’on retrouve dans de nombreuses cultures. On le reconnaît notamment dans le mythe de Déméter et Perséphone auquel Marguerite Rigoglioso a consacré une analyse originale (Rigoglioso 2005). Le mythe d’Orphée et Eurydice, autre exemple de mythe qui met en scène une déesse exilée aux enfers, s’inscrit quant à lui dans un schéma différent dès lors que le mythe se clôt par l’enfermement définitif d’Eurydice dans le monde des morts.

Il n’est pas utile de poursuivre ici l’inventaire des différentes formes qu’a adoptées au fil du temps cette structure symbolique fondamentale. Le fait qu’on la retrouve dans des contextes culturels variés semble indiquer que celle-ci, probablement, remplit une fonction. Cette hypothèse n’est pas nouvelle : elle avait été formulée, déjà, par James Frazer (1998) qui avait repéré, dans de nombreux mythes, cette figure du dieu qui meurt pour ensuite ressusciter. Pour cet auteur, de tels mythes symbolisent l’alternance des saisons et furent longtemps associés à des rites dont le but était de célébrer – et assurer – la renaissance cyclique de la nature. Alan Dundes (1984) considérait pour sa part de tels récits comme des « mythes typiques », concept qui lui fut inspiré par le concept freudien de « rêves typiques ». Selon lui, ces mythes véhiculent un même message indépendamment du contexte dans lequel ils circulent. Ils formulent une réponse symbolique à une quête de sens suscitée par une expérience de vie éprouvante. La séquence vie-mort-vie représenterait ainsi une structure narrative dont les hommes et les femmes, indépendamment du contexte dans lequel ils vivent, ne peuvent se passer. Elle permet de symboliser la mort ainsi que tout événement qui lui est, sur le plan imaginaire, associé (fin d’une relation, fin d’une vie, fin d’une étape de vie, etc.). Un bon exemple nous en est proposé par le rituel chrétien : en célébrant annuellement la vie, la mort et la résurrection du Christ à travers les fêtes et rituels qui accompagnent Noël et Pâques, les catholiques pratiquants font-ils autre chose que symboliser à leur manière ce destin-là ?

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Par-delà les différences de registre

De nombreux auteurs (Laplantine 1975, De Shong Meador 1992, Baudry 1999) se sont alarmés de ce que dans les pays européens la religion deviendrait de moins en moins structurante. Ils constatent que pour nombre d’individus les rites religieux ont perdu leur sens, et ne voient pas d’autres rites prendre le relai. D’après Giddens (1991), en conséquence de cette évolution, de nombreuses étapes de la vie sont dorénavant vécues comme des crises existentielles qui laissent les individus dans le désarroi. Leur sentiment de sécurité est fragilisé dès lors que ceux-ci ont perdu les ressources culturelles qui permettaient de donner sens aux épreuves par le passé. Cette situation, d’après l’auteur, ne serait pas étrangère au développement du champ de la psychothérapie, les individus cherchant de ce côté le sens qu’ils ne trouvent plus ailleurs.

L’analyse des pratiques qui se développent actuellement autour du mythe La Descente aux enfers d’Inanna montre en effet que la psychothérapie et la religion sont peut-être plus proches qu’on le croit. Il y a un demi-siècle déjà, Lévi-Strauss (1958) soulignait la parenté entre les processus impliqués dans une cure chamanique et ceux qui étaient au cœur de la psychanalyse. Cette thèse, qui continue à faire controverses dans certains cercles analytiques, a depuis lors fait son chemin. On en retrouve des échos dans la fertilité actuelle de l’anthropologie psychanalytique, et notamment dans les travaux de Gananath Obeyesekere (1990) qui explorent la portée thérapeutique des rites religieux. De telles approches, malheureusement, sont rares en sociologie où le champ religieux tend à être étudié pour lui-même comme une réalité à part. Cela fait longtemps, pourtant, que dans nos sociétés le rapport au sacré n’est plus cantonné aux églises et autres temples ; longtemps, également, que rites et mythes se déploient dans d’autres sphères que celles de la religion. Pourquoi les sociologues de la religion ne les suivent-ils pas ?

L’étude des formes contemporaines du mythe La Descente aux enfers d’Inanna met en évidence que certains usages du mythe peuvent prendre place tant dans un cadre religieux – c’est-à-dire dans un corpus de croyances et pratiques ritualisées ordonnant les relations qu’une communauté entretient avec le sacré – que dans un cadre non religieux, comme c’est le cas du champ thérapeutique. Il y a donc, dans ce champ que l’on a coutume d’appeler « religieux », des pratiques qui ne lui sont pas spécifiques ; des pratiques qui, selon les contextes, sont susceptibles de se développer également dans d’autres lieux. Suivant tour à tour le mythe d’Inanna et le récit de Jonas et la baleine, nous constatons en effet que, derrière un habillage différent, une même structure symbolique peut circuler de nos jours dans des cadres culturels distincts. Par-delà les nuances de sens qui renvoient aux spécificités culturelles des communautés concernées, elle semble véhiculer ici et là un même message : celui d’une promesse de vie, de renaissance par-delà les épreuves et la mort ; celui, également, de pouvoir compter sur une intervention divine pour nous tirer des plus grandes épreuves ; un message, en d’autres mots, de confiance.

Jung (1966), il y a un demi-siècle, l’avait vu venir : ce n’est pas parce que l’on se débarrasse des dieux que l’on se débarrasse pour autant des fonctions psychologiques auxquelles ils répondent, écrivait-il. En d’autres mots, là où les églises sont désertées, on peut s’attendre à ce que d’autres pratiques, d’autres croyances, d’autres acteurs apparaissent pour prendre en charge les besoins autrefois gérés par la religion. Vers la même époque, Campbell soulignait la fonction essentielle remplie par le mythe et la menace que font peser sur lui les discours rationnels rejetant aux oubliettes les traditions religieuses et leur richesse symbolique (Segal 1984). Il était pour sa part sensible au rôle positif que pourrait jouer dans un tel contexte la psychologie jungienne : lu à travers une grille psychologique, le mythe en effet voit sa valeur réaffirmée dans un langage compatible avec le discours scientifique, ce qui le rend audible par un individu « rationnel ».

Force est de constater, en effet, que dans notre société où de plus en plus d’églises sont désertées, voire désacralisées, les dieux ont émigré ailleurs. La portée symbolique du langage emprunte d’autres voies, reléguant notamment dans le champ thérapeutique des discours auparavant véhiculés dans le champ religieux.

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En guise de conclusion : quelques implications d’ordre méthodologique

En sociologie, il est de coutume de cloisonner les pratiques individuelles dans différents champs : le champ des pratiques religieuses, celui du travail, celui de la famille, etc. En miroir, les pratiques professionnelles des sociologues se sont progressivement spécialisées, enfermant les auteurs dans des cadres théoriques et conceptuels distincts selon leur champ de spécialisation. Cette segmentation de l’objet de la sociologie en fonction des perspectives de recherche a encouragé une approche unidimensionnelle des pratiques sociales qui se sont vues cloisonnées dans un cadre dont elles sortent rarement. Et pourtant, lorsque l’on se penche sur un objet culturel précis comme le mythe de La Descente aux Enfers d’Inanna, force est de constater que celui-ci ne se laisse pas enfermer dans un seul registre. Il circule tant dans le champ thérapeutique que dans le champ religieux, sans mentionner le champ artistique dont nous avons fait état ailleurs (Vandendorpe 2011a). Cette circulation du mythe par-delà nos catégories conceptuelles rappelle qu’un récit religieux ne l’est pas par nature. Comme l’a souligné Albert Piette (1997), c’est l’investissement qu’il suscite dans un contexte donné qui le verra ainsi labellisé. Peut-être, dès lors, la distinction entre ce qui relève du « religieux » et ce qui n’en relève pas a-t-elle moins d’intérêt que le repérage des processus qui sont à l’œuvre ici et là, des conditions qu’ils requièrent pour s’effectuer, et des effets qu’ils suscitent.

Par-delà les spécificités propres au cadre dans lequel prennent place l’élaboration et la circulation des récits, nous manquons malheureusement de recherches transversales susceptibles de nous éclairer sur les processus communs. Sans doute serait-il utile de repenser nos outils dans ce but, quitte à prendre le risque de quitter la sphère sécurisante du collectif et ses catégories attitrées – les normes, le lien social, la domination… – pour approcher celle de l’humain, c’est-à-dire celle d’un individu qui non seulement agit et pense, mais qui ressent aussi. La sociologie des émotions, de la manière dont elles sont prises en charge par la société et des acteurs qui sont désignés pour ce faire, reste à inventer.

Bibliographie

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1 Igor Grechanyk (Ukraine)

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2 Citons notamment, parmi les derniers projets qui furent portés à notre connaissance, les spectacles créés par Dina Mouton (Belgique, 2001), Susana Laborde (Mexique, 2007), et Carolyn Carlson (France, 2008). 3 Notamment le spectacle de contes Inanna ou la descente de l’amour aux enfers créé par Bertrand Foly (France, 2000). 4 Citons, sans prétention d’exhaustivité, les opéras de Louis Andriessen (Amsterdam, 2003), Marcia Burchard (Etats-Unis, 2007), John Craton (Etats-Unis, 2003), Michelle Griffin (Etats-Unis, 1997), Cetin Isiközlü (Turquie, 2001), Simonne Moesen (Belgique, 2003), Randolph Peters (Canada, 2006), et Jenni Roditi (Royaume-Uni, 2007). 5 Notamment l’ensemble de percussions Inanna, Sisters in Rhythm (USA), et le groupe folklorique Ishtar qui représenta la Belgique à l’Eurovision en 2008. 6 La composition exacte de l’échantillon est la suivante (par ordre décroissant) : États-Unis (8), Belgique (6), France (2), Pays-Bas (2), Royaume-Uni (2), Canada (1), Mexique (1), Suisse (1), et Ukraine (1). 7 Le résumé qui précède se réfère à une version bien précise du mythe La Descente aux enfers d’Inanna : celle publiée aux États-Unis par Diane Wolkstein et Samuel Noah Kramer (1983). Cette version particulièrement poétique connut un immense succès aux États-Unis. Elle fut traduite en italien (Jaca, 1984), en suédois (Trevi, 1995), en néerlandais (Van Halewyck, 1999), et en norvégien (Glydendahl, 2000). 8 Le terme « wicca » est un dérivé de « witch » qui signifie en anglais « sorcière ». 9 On trouve un bel exemple de cette démarche dans l’ouvrage de Marijke Baken intitulé De weg van Inanna (1999). 10 Notamment www.spiralgoddess.com/Inanna.html (site consulté le 27/03/09) 11 En anglais dans le texte orignal, consultable à l’adresse suivante : http://www.aislingmagazine.com/aislingmagazine/articles/TAM25/Awakening.html (page consultée le 8 janvier 2013). 12 Voir notamment les stages proposés en Suisse par Marie-Noëlle Anderson avec l’association Sentiers de la Sagesse.