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VIES PRÉCAIRES, VIES ORDINAIRES. DE GUILLAUME LE BLANC Frédéric Dupin Vrin | « Le Philosophoire » 2000/3 n° 13 | pages 171 à 185 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2000-3-page-171.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Frédéric Dupin, « Vies précaires, vies ordinaires. De Guillaume Le Blanc », Le Philosophoire 2000/3 (n° 13), p. 171-185. DOI 10.3917/phoir.013.0171 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.3.38.11 - 29/08/2016 18h11. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.3.38.11 - 29/08/2016 18h11. © Vrin

Vies précaires, vies ordinaires, Guillaume LE BLANC

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VIES PRÉCAIRES, VIES ORDINAIRES. DE GUILLAUME LE BLANCFrédéric Dupin

Vrin | « Le Philosophoire »

2000/3 n° 13 | pages 171 à 185 ISSN 1283-7091

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2000-3-page-171.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Frédéric Dupin, « Vies précaires, vies ordinaires. De Guillaume Le Blanc », LePhilosophoire 2000/3 (n° 13), p. 171-185.DOI 10.3917/phoir.013.0171--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Le philosophoire, n° 30, 2008, p. 171-185

Vies précaires, vies ordinaires De Guillaume Le Blanc

Frédéric Dupin Guillaume Le Blanc, Vies précaires, vies ordinaires, Le Seuil, Paris, 2007.

e présent ouvrage possède la singulière qualité de se donner à la fois comme un livre de saison et d’époque. De saison, tout

d’abord, pour autant que les rigueurs de l’hiver sont propices à la méditation sur la souffrance sociale, la grande précarité et les misères du temps. Mais livre d’époque surtout, tant le travail de Guillaume Le Blanc nous paraît éclairer tout un pan du discours contemporain, comme les derniers avatars de la question sociale, et son inflexion vers une forme subtile et pourtant suggestive de misérabilisme.

Problèmes de lectures

En s’attachant à penser, sous le nom de « précarité », ce qui se donne le

plus immédiatement comme le mal social : isolement, solitude, chômage, relégation, l’auteur s’inscrit en effet dans un certain « esprit du temps » qui fait des maux anonymes, singuliers, et plus largement de la « victime » et de son drame intérieur, la pierre d’achoppement des argumentaires politiques. De Martin Hirsch à Ségolène Royal, en passant par les enfants de Don Quichotte, on ne cesse en effet de mettre en avant les drames du sujet en proie à un monde qu’il subit sans le comprendre, qui lui donne à la fois une personnalité juridique et lui retire sa parole, le voue à l’indifférence ou à l’impuissance. La question sociale est alors comme prise dans l’étau de l’insignifiance des vies et de l’impératif démocratique de la réalisation de soi ; elle ne sait plus guère s’articuler dans le langage, démodé et dangereux, de la justice ou de l’histoire. En se tenant ainsi bien loin des attendus de la philosophie classique du travail, de la philosophie sociale du 19ème siècle,

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l’ouvrage de Guillaume Le Blanc rend sans doute un son familier, et s’inscrit dans un processus de subjectivation, de déréalisation, des rapports sociaux qui l’excède, et qu’il se borne à mettre en phrases. La révolte même y perd sa dimension collective, historique ou morale, elle est aspiration timide, ou ironique, à être quelqu’un dans un monde où seul semble exister les personnes, les intentions, les désirs, non plus les êtres et les situations. Être quelqu’un, c’est-à-dire ne pas seulement mener la vie normale d’un salarié ou d’un père de famille, mais pouvoir encore inventer quelque chose de soi sous ces normes qui nous structurent invariablement ; car la liberté consiste « naturellement » à se garder un espace d’indétermination, un vague devant soi, contre la trop certaine reproduction du même1. Préserver dans son quotidien la part de créativité qui manifeste un écart et une reprise distanciée des normes qui nous soumettent, telle est la vraie liberté que quelques énergumènes, qui n’avaient sans doute pas compris que nous vivons « dans les normes », plaçaient curieusement, à l’inverse, dans la claire détermination de ce que l’on doit faire. La sagesse contemporaine veut qu’il n’y ait plus de liberté que conditionnelle et dérogatoire. Il n’est pas trop d’un livre de philosophie pour apprendre que ce « bien peu » est déjà beaucoup, et qu’il vaut mieux apprendre à s’en contenter. Car l’avenir de la révolte, les malheureux seront heureux de l’apprendre, est dans le clin d’œil de l’esclave qui rit de son maître ; les coups de fouet en seront moins amers2.

Delà une interrogation qui ne quitte guère le lecteur : l’ouvrage est-il symptôme de cette déréalisation, ou, comme il le prétend, la réponse critique et virulente que les mutations de l’économie contemporaine ont rendue nécessaire ? L’auteur se fait-il procureur, paternaliste et doucereux, ou penseur subversif de cette nouvelle dimension de l’aliénation que serait la « normalité » ? Commençons par approfondir les présupposés qui rendent la lecture opératoire et satisfaisons aux demandes successives qui nous sont implicitement adressées en ce sens pour accéder à la thèse. Premier point, le philosophe de la précarité n’est pas ce philosophe de la misère que Proudhon découvrait en Marx. En effet, cette inflexion du discours philosophant vers le menu quotidien, cette prédilection, non pas les grands hommes et les grandes idées, mais pour la modeste mélancolie du stagiaire inquiet, du travailleur harassé, n’ont évidemment rien de démagogique ; l’auteur ne saurait participer à cette « valorisation du commun », à « ce

1 p. 200. 2 Déjà, dans Les maladies de l’homme normal, éditions du passant, 2004, réédité chez Vrin en 2007, Guillaume Le Blanc posait l’antagonisme entre ordinaire et normalité : « Dans ce livre, il est question de la vie ordinaire et de ses mondes, et des petites rébellions qu’elle oppose, pour rire et par esprit de sérieux, à la vision ampoulée d’un homme normal. » p. 15 de l’édition 2004 (la seule citée ici par la suite).

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recours immodéré aux gens de peu auxquels nous assistons aujourd’hui »3. Point de pire contre-sens nous dit-on, soit. Le recours philosophique à la vie ordinaire, parce que « philosophique », justement, ne saurait avoir le moindre rapport avec le populisme courrant. Ce dernier en effet ne convoque la figure du citoyen lambda que pour mieux congédier sa singularité propre, le river par son discours même à la précarité qu’il subit. À l’inverse d’une pareille instrumentalisation, la vie ordinaire acquière philosophiquement, pour Guillaume Le Blanc, et à condition qu’on accepte d’y séjourner réellement par le biais de la réflexion qu’expose le livre, une charge critique et subversive inédite. « Trouer le quotidien et laisser scintiller les lueurs évanescentes des vies qui, du bord de la précarité, suggèrent la complexité de chaque allure de vie retenue dans une figure qui n’appartient qu’à elle, et pourtant lui échappe. »4 Ce scintillement théorique n’a donc rien de la plate et morne lumière de la démagogie, ou de la mode. Là où la précarité idéologique n’est évoquée que pour nous convaincre de son caractère naturel et indépassable5, la philosophie de la précarité restituerait pour Le Blanc sa mobilité aux vies précaires, de manière à redonner un espace pour leur réinvention, pour la redéfinition du monde ordinaire, et sa transfiguration. L’étude des vies précaires devrait ainsi son caractère philosophique à ses virtualités critiques, obérées par le populisme et la démagogie. Évacuant la réflexion proprement politique sur l’histoire et la justice, déréalisant les injustices en les plaçant sur la scène psychique du conflit de grandeurs, ou de la lutte intime avec les normes, on déplace sensiblement la problématique et le lieu des interrogations sociales, et c’est ce déplacement lui-même qui distingue le terrain de la théologie du recul philosophique. Questions du reste intéressantes : où se niche le mal social ? Où repose le cœur du malheur commun ? L’ouvrage répond clairement : non dans la rue ou dans les bibliothèques, mais dans les incertitudes du moi, dans le jeu d’opacité et de transparence qui définit notre « récit de vie ». Et si la philosophie n’est alors pas idéologie, si l’arraisonnement philosophique du point de vue « des gens »6, point de vue bien mystérieux, semble-t-il, pour un penseur de profession, n’est pas tout simplement de la condescendance7, c’est précisément parce que la critique psychologique de la précarité pourrait seule redéfinir un ordre que la véritable idéologie veut

3 p. 64. 4 Idem. 5 Pour une analyse du discours de la précarité et des tentatives de naturalisation de l’injustice, analyse nette, virulente, et moins équivoque que la laborieuse psychologie des « vies ordinaires » qui nous occupe ici, on lira la petite note de Jean-Michel Muglioni, « sur un mot de Laurence Parisaut » sur le blog de Catherine Kintzler, www.mezetulle.net. 6 p. 65. 7 Après tout, le maître aussi, a ses « gens ».

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« naturel ». Mais c’est révèler le second présupposé d’énonciation, et la seconde demande à admettre pour lire correctement l’ouvrage. La philosophie est intrinsèquement une critique du monde ; l’intelligence n’a pas à jouer le médiateur entre des forces naturelles hostiles (nos passions et la nature par exemple), mais à transformer le réel. La philosophie est un travail, une guerre faite à la nature, et d’abord à la société se prétendant elle-même naturelle. Pensée de combat, non pensée de paix et de mesure, la philosophie doit subvertir, mieux, elle est la véritable subversion.

Résumons donc ces deux points caractérisant le point de vue adoptée : a) la vie psychique du travail est proprement philosophique, son objet est objet de pensée, non d’idéologie ; b) en retour, la critique philosophique féconde son objet, l’ordinaire, le transforme et atteste par là de son caractère philosophique. Circularité qui sera le signe de la conséquence ou de la pétition de principe, comme on voudra. Quoi qu’il en soit, nous tenons sans doute là, certes sommairement ramassés, deux traits d’époque : toute question importante (profonde) est au fond une question de personne (qui je suis, que pense-t-on de moi etc.) et toute pensée viable ou toute action légitime sont par essence critiques : le dogmatisme en philosophie, comme le conservatisme en politique sont passés de mode. L’indétermination même de la psychologie8 permet du reste de tenir son obscurité fondamentale pour un gage de profondeur, tandis que ses ambiguïtés seront, on le verra un peu plus loin, matière à une subtile construction méthodologique.

Nous ne discuterons toutefois pas ici des résultats ou des potentialités propres à une telle position, ce qui serait seulement poursuivre dans la voie tracée par l’auteur. Nous ne la tiendrons pas plus pour valide et recevable par avance. La vulgarisation même du registre psychologique et clinique dans le débat public inclinerait ici du reste davantage à la prudence. Nous souhaitons toutefois seulement conduire l’examen de cette thèse, et au delà, des présupposés de l’époque en matière sociale, en mesurant ce qu’elle soutient à l’aune de ce qu’elle décrète périmée. Nous désirons, en somme, étudier la vie psychique du travail à la lumière de la vieille anthropologie sociale, celle là même qui n’ayant pas pris le pli linguistique de la modernité et s’entêtant à regarder dans la vie sociale plus qu’un concert multiples de

8 En lecteur de Canguilhem, Le Blanc se garde toutefois de trancher l’alternative concluant la belle étude « Qu’est ce que la psychologie ? » in Etudes d’histoires et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie , Vrin, 1994. Canguilhem y suggérait que si les psychologues prétendent fonder une science et ainsi monter, depuis la Sorbonne, au Panthéon, il leur est plus aisé de rouler, en bas de la rue Saint Jacques, jusqu’à la préfecture de police. Que la clinique de la précarité ne se veuille pas une administration paternaliste de la misère, et même qu’elle le dénie farouchement, tout cela doit-il rassurer ? Aucun poste de police, même dans les pires dictatures, n’a jamais été orné d’une enseigne « antenne locale du ministère de la guerre civile et de l’injustice ».

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« voix », ne désespère pas de voir dans l’homme précaire un semblable et un frère, héritiers de la même histoire. Car que la précarité et la misère comme telles doivent en effet solliciter la réflexion, et au premier chef la réflexion philosophique, c’est un point évident, et que nous ne discuterons même pas. On sait trop comment, sans lumières, les bonnes intentions s’égarent en charité maladroite ou criminelle. On sait du reste encore, et ce depuis les premières poor laws en Angleterre, que les meilleures volontés en matière sociale peuvent parfois être bien pire que le mal9. L’effort de la pensée sociale et socialiste s’est précisément construit dans le but d’assigner une raison, une mesure, au travail industriel ayant progressivement succédé aux économies militaires, afin de résoudre le gouffre du paupérisme et de l’aliénation10. C’est donc dire que, entre le cri de Job et l’aveugle bureaucratie de la misère, il y a très certainement place pour la philosophie, et c’est en ce sens que l’entreprise de Guillaume Le Blanc doit être saluée, et discutée dans sa dimension de recherche philosophique. Mais à ce titre, il nous faut en premier lieu souligner ses partis pris méthodologiques, avant de conduire un examen des différentes parties du livre.

Éléments de méthode

La méthode ici employée se situe au carrefour, aujourd’hui fort

fréquenté, de la sociologie, de la philosophie et de la psychanalyse. Cette pluralité détermine ainsi une position quant à son contenu, ce que l’auteur dit de la précarité, et quant aux conditions de possibilité de son propre discours : pourquoi cette réflexion sur la précarité est-elle intelligible aujourd’hui, qu’est-ce qui la rend possible en tant que discours « philosophique » ? Le premier point sera examiné par la suite dans le corps de notre lecture. Le second point suppose, on va le voir, une somme de demandes philosophiquement « lourdes » puisqu’elles engagent rien moins qu’une pensée de la modernité. Du reste l’auteur n’en fait pas mystère, et de manière très conséquente peut inscrire ses thèses sur la précarité dans l’univers théorique défini par sa méditation sur la rationalité philosophique des sciences modernes11. En effet, on ne peut saisir ce qu’est cette « vie psychique du travail » sans souligner d’abord ce qui constitue le

9 Sur les catastrophes induites à la fin du XVIIIème siècle par les lois instituant des maisons de charité en Angleterre, nous renvoyons à l’étude classique de Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, et particulièrement les pages 59-178 : « Satanic mill », la fabrique du diable. 10 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article « Raison et Travail. Retour sur la question sociale en philosophie », Le Philosophoire n° 28, printemps 2007. 11 Voir L’esprit des sciences humaines, Vrin, 2007.

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« psychisme » lui-même comme sujet d’étude, et par suite comme objet d’action.

Pour le dire très mal et très vite, et seulement afin de situer le contexte théorique de notre ouvrage, les sciences humaines, pour Le Blanc, sont mues par une ambiguïté fondamentale lorsqu’elles s’attachent à penser la spécificité de la vie humaine, en tant que vie mentale12. En assignant à celle-ci une origine sociale, les sciences humaines font en effet de l’esprit le miroir d’une époque et le condamnent à errer hors de lui-même, à s’échapper de cette assignation sociologique. Si on fait, à l’inverse, de la vie mentale un domaine à part entière, la psychologie s’érige alors en science du sujet humain, et dispense de toutes autres investigations : elle est approfondissement du « chez soi » qu’est l’esprit pour lui-même13. L’importance de la psychanalyse tient donc, pour Le Blanc, à ce que, la première, elle s’affranchit des deux versants de la normalité scientifiquement pensée (la norme comme régularité anthropologique ou comme règle linguistique, comme convention, double forme qu’on retrouve dans les versions primitives des sciences de l’homme), et ouvrirait à une approche nouvelle du mental14. L’ouvrage s’inscrit donc résolument dans le prolongement des « acquis » psychanalytiques : la vie humaine résulte du procès dynamique d’intériorisation de normes qui soumettent et instituent à la fois. La psychanalyse ouvre une nouvelle phase des sciences humaines en dépassant les apories du mental, pour accéder au complexe de la vie psychique, à sa circularité et son autonomie. La vie du sujet n’est en ce sens plus justiciable d’aucune normalité anthropologique, car elle cesse d’être de l’ordre d’une nature quelconque, mais s’inscrit dans un « jeu » des normes entre elles, suivant qu’elles sont subies ou créées. Le sujet n’est plus l’objet que la science étudie, mais un moment du jeu social et subjectif de la vie psychique. Avènement des vies ordinaires, ou, en termes dépassés, du bourgeois narcissique. À ce titre, la normalité ne peut plus être comprise comme une échelle extérieure ou un type défini, mais bien comme une

12 « Soit la norme mentale est cherchée dans une vie psychique collective, soit elle est cherchée dans une vie psychique individuelle. » L’esprit des sciences humaines, p. 240. 13 « Le problème des sciences humaines, fortement engagés dans le pli anthropologique, se joue dans cette alternative entre la finitude et la psyché. Tant que c’est la finitude qui gouverne le paysage, il s’agira toujours, en même tant que l’on exhibe des lois de constitution des sciences humaines, de chercher à s’en déprendre (…). Au contraire, quand c’est le sujet psychique qui est le moteur de l’enquête des sciences humaines, on peut s’attendre à ce que l’histoire de ce sujet psychique reste l’histoire de ce sujet que nous sommes ». Idem, p. 270-271. 14 « Avec Freud, la question mentale ne peut plus être lue seulement dans les termes de la continuité du normal et du pathologique ». Idem, p. 276.

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pathologie mentale résultée d’un jeu dangereux avec la pluralité des normes. L’homme normal, c’est donc celui qui veut être normal, maladivement15.

Long détour pour dégager le terrain d’une enquête sur les humeurs de l’homme moderne ? Pas seulement. On verra en effet que cette conception sera opérante lorsqu’il s’agira de penser la précarité non comme une infraction à un ordre préexistant de la stabilité, qui ne saurait, par hypothèse, exister, mais comme une manière de redonner à la fragilité ses potentialités. C’est pourquoi la « politique du soin » proposée en troisième partie ne se veut pas une école de remédiation et de réadaptation, qui serait rétablissement d’une fonctionnalité sociale, mais réouverture des possibilités de déviances et d’écart qui font la « vraie vie » quotidienne. La méthode et ses partis pris engagent donc bien concrètement des thèses sur ce qu’on doit attendre, à l’avenir, des politiques sociales : ouvrir le champ des possibles dans le loisir et au sein du travail, mais certainement pas redonner une dignité politique au travail lui-même en s’attaquant à la dissipation, sous toutes ses formes.

L’étude de la vie psychique exclut alors les approches réifiantes de la vie mentale, propres aux différentes anthropologies qui l’ont précédée. Simultanément, cette rupture témoigne d’une transformation politique et de l’irruption des masses dans le jeu social, c’est-à-dire des individus ordinaires et particularisés agissant depuis et en vue de leur propre vie ordinaire. Non plus le peuple jacobin bousculant les puissants, ou le peuple commerçant, échangeant, et transformant la nature ; mais le peuple de bourgeois travaillant dans l’inquiétude de soi-même, dans l’incertitude de ce qu’il est ce de ce qu’il vaut, dès lors que la grande politique ou les messianismes divers ne lui « parle » plus16. Aussi, « dans ce changement d’épistémè, qui est comme l’intrusion du menu peuple sous la grande nef de la spéculation, c’est toute une nouvelle narration de la vie qui se fait jour »17. La méthode se réclame d’un changement social qu’elle prétend à la fois comprendre et attester ; nous retrouvons notre circularité inaugurale, et son

15 « L’homme normal naît de cette scission dans le moi qui met désormais sur le devant de la scène une vie psychique aimantée par le désir de la norme et laisse dans l’ombre, au point de la faire disparaître, le désir de contrer la norme ou le désir d’excès à l’égard de la norme qui répond au mieux de cette créativité de la vie en ce qu’elle est l’individuation que la vie ne cesse de développer jusque dans l’esprit même, posant certes des normes, des régulations, dont le risque est de compromettre, en les arrêtant, les processus d’individuation » in Les maladies de l’homme normal, p. 32. 16 La littérature seule semble désormais nous « parler », si bien que la précarité ne doit plus rien, ou si peu, à la déréalisation des échanges, au démontage des capacités et des corporations de travail ; ses racines structurantes sont à trouver dans Une vie de Maupassant, la Joie de vivre de Zola, ou la psychopathologie de la vie quotidienne de Freud… (cf. p. 57). 17 Vies précaires, vies ordinaires, p. 57.

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ambiguïté. Qu’importe, nous l’avons acceptée ; examinons seulement les conséquences qui en découlent. Or le mental ainsi pensé permet d’évacuer l’historicité propre des sociétés, sinon la temporalité même, nécessairement ramenée, réintégrée, à la simple narrativité des sujets. L’inconscient n’a pas d’histoire, et quant à la conscience, elle se dit dans les romans. Pour penser la précarité, inutile de s’attacher aux formes historicisées de la répartition du travail, relevant d’anthropologies qui ignorent ou tordent dangereusement la vie psychique. Une anthropologie de la vie, respectueuse de l’homme complet, place désormais l’essentiel dans le commerce mental entre ce qui se dit et ce qu’on dit de soi. On préférera donc opportunément aux « grands récits », notoirement invalidés par les faits (mais lesquels ?), le « récit de vie » de tout un chacun. Car en fait d’histoire, nous avons le privilège de comprendre désormais qu’il n’y a plus sur terre que les personnages aléatoires d’un vaste roman décousu. Sur ce dernier point encore, reconnaissons enfin que l’étude de l’histoire générale n’apporte rien, ou si peu, et de manière si réductrice, à la compréhension des misères du temps. « La référence à l’histoire ne saurait fonctionner en dehors du pullulement indécidable des micro-histoires de la précarité. De même, la re-politisation ne pourra elle aussi advenir, pour Le Blanc, que sous cette forme extrêmement neuve d’un concert généreux d’une multitude de voix »18. Nouvelle temporalité qui redéfinit selon lui la lutte sociale au niveau des inflexions des destins individuels. Le chômage en somme, c’est une aventure, une expérience limite. Quelle pauvreté que d’y voir un problème politique. Et si l’ouvrage évoque le chauffeur de poids lourd licencié, et son phrasée maladroit, qui sonne du reste tellement « terrain »19 ; il faudrait encore dire le destin du cadre placardisé, du restaurateur quitté par sa femme, ou du montreur d’ours dont le cirque a fermé. Toutes ses voix imperceptibles que la philosophie doit désormais recueillir pour accomplir sa mission de veille critique et faire trembler l’ordre naturalisant et dominateur.

La focale est donc réglée sur la vie mentale de tout un chacun, par une double opération de secondarisation de l’histoire. Du point de vue de l’histoire des idées, l’anthropologie des vies achève de solder la succession de dévoilement critique qui a constitué la modernité. L’homme qui a perdu progressivement sa foi en Dieu, en l’homme et finalement en lui-même (depuis Freud) sait que la vérité de l’existence se lit dans les tréfonds d’une scène obscure, le « moi « et sa litanie. Du point de vue de l’histoire objective, nous savons que le temps s’est rétréci autour de nos

18 p. 60. 19 Citation du livre de D. Schnapper, L’épreuve du chômage, par G. Le blanc, p. 191.

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contemporains, de nos proches et finalement à l’espace de notre souvenir et de nos désirs. Méthode réaliste ou renoncement militant ?

Une logique à l’œuvre

Voilà qui éclaire du moins la première partie de l’ouvrage où l’auteur entend caractériser spécifiquement la vie précaire, ou plutôt précarisée, à partir de ces mutations théoriques et anthropologiques. Le travail doit ainsi, pour Le Blanc, être étudié aujourd’hui dans sa dimension « psychique »20 essentiellement parce que, visiblement, plus personne ne se soucie du réel, ou que celui-ci est devenu si mobile qu’il demande une unification proprement subjective, au sein des récits de vies. L’économie elle-même serait devenu un ordre de subjectivation fluide nécessaire à une production endémique : « la valorisation infinie des flux dans les logiques du travail contemporaines participe de la nécessité d’intégrer les écarts et les aléas dans la nouvelle donne du travail »21. La précarité n’est alors que l’envers d’une réactivité devenue le moteur de l’économie moderne, ayant rompue avec le fordisme, le capitalisme rhénan, la financiarisation et tout ce qui occupe les chinois, les indiens ou le reste du monde. La vie précaire est à l’heure de l’économie de la connaisance et de la politique des vies. D’autre part, dans le même sens, quoique sur un plan plus étroitement politique, la démocratie s’affirme pour Le Blanc désormais moins comme un mode d’évaluation des actions collectives ou d’administration du trésor collectif que comme le lieu où les justifications particulières se confrontent en une scène dont peu s’inquiète du corrélat réel22. Le modèle du débat l’emporte sur la vigilance républicaine ; la confrontation des « cités » sur la détermination de l’intérêt général.

La première partie, en étudiant la vie précaire s’attache ainsi plus largement à mettre à jour cette nouvelle unité politique qu’est la « vie ordinaire », conçue dans sa mobilité mentale, et son fondement économique nouveau (bio-économie si on veut). Cette étude de la précarité au prisme d’une « vie psychique du travail », de l’intériorisation des normes portées par la société civile, fait donc de la misère un opérateur de visibilité ; elle n’est alors pas l’objet du livre, mais plutôt son thème privilégié. La misère, pour Le Blanc, rend compte de la difficulté d’être soi dans un monde, étroitement occidental et urbain, où la lutte avec la nature a disparu, recouverte par la quête d’identité personnelle. L’homme moderne, l’Afrique

20 p. 42. 21 p. 77. 22 « Le cœur de l’expérience démocratique est alors porté par un conflit des grandeurs, c’est-à-dire un conflit des types de justifications à l’œuvre dans les différentes cités qui sont affirmés dans la société démocratique », p. 99.

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pour sa part n’a pas du prendre le train de l’histoire, doit affronter désormais, non plus la perspective de la mortalité dans la lutte avec la nature, condition première du travailleur, mais le mal-être, la mélancolie et la souffrance sociale, induite par ce régime de confort et d’inconfort qui est celui de la vie ordinaire précarisée23, et au delà la précarité même de la vie ordinaire, dissimulée par la conviction incertaine de notre « normalité »24. On voit cependant quelle idée de la précarité émerge de cet espace, soigneusement conçu comme la négation des postulats économiques et politiques de la philosophie de la république sociale, vainement cherchée au long du 19ème siècle. Car par une curieuse inversion de perspective, l’enquête sociologique ou anthropologique, l’objectivation de l’histoire et des structures sociales, s’avèrent dès lors plus étroites et réductrices, lorsqu’il s’agit d’aborder la précarité, que l’écoute des souffrances individuelles. Définir quelqu’un, c’est être bien près de lui faire violence mentalement, et qu’importe le vrai et le faux, puisque, en démocratie, il faut d’abord être poli et respectueux. Il est du reste à craindre que pareilles tentatives (définir le bourgeois, le prolétaire, le rentier, etc.) ne fonctionnent que comme des assignations, des interpellations qui par la désignation du « chômeur », du « stagiaire », obèrent les capacités à s’inventer soi-même du malheureux, voire, pourquoi pas, du « bourgeois », lui-même exposée à cette norme stigmatisante. C’est qu’il n’est pas facile, non plus, d’être riche. Ainsi, une vie précaire rapportée à la mobilité économique ou au foisonnement d’une agora dominée par les réclamations de l’orgueil et de la vanité acquiert une réelle universalité ; on ne saurait nier également que l’ouvrage acquière ici une réelle force suggestive. En faisant du mal-être l’objet central du progressisme aujourd’hui, on parviendra toutefois à déréaliser les injustices les plus criantes, et à compatir aux souffrances psychologiques de nos maîtres, aux personnalités tragiquement « ordinaires » (il suffit de lire la presse). Certes, l’aliénation n’est pas naturalisée, ce qui est la garantie de la fonction critique dévolue par principe

23 « Ainsi est-ce moins la vie mortelle que la survie qui hante désormais l’homme précaire », p. 246. Le paysan qui peinait sur son soc était donc encore plein de cette « finitude héroïque », (idem) dont se languit secrètement le chômeur en voie de désaffiliation : il songeait à vivre. Ironiquement, cela n’est pas faux ; ce que la souffrance n’a jamais réussi à détruire, le sentiment de sa dignité et de son intelligence, le confort y parvient en annihilant toute vie spirituelle au profit des atermoiements narcissiques post-modernes. 24 « Les voix de l’ordinaire sont ainsi l’ordinaire des voix qui chaque jour forment un quotidien en bruissant de sons minuscules, à peine audibles. Face à l’opération de changement qui incombe à la philosophie moderne (sic), il importe également d’écouter les voix des vies ordinaires, tellement peu assurées d’elles-mêmes qu’elles pourraient laisser croire qu’elles sont impropres ou infâmes, irrémédiablement compromises dans la répétition mortifère du quotidien », p. 286.

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à la « philosophie », mais elle est simplement effacée par l’empathie pour une médiocrité qui a toujours été générale. C’est prendre l’effet pour la cause, et jeter un voile pudique sur la vérité du malheur. Qui a faim mérite du pain, non des discours sur la difficulté qu’il y a à se nourrir ou à garder la ligne.

De là découle nécessairement la suite de l’ouvrage. Passons donc rapidement sur la seconde partie qui, reprenant l’essentiel des thèses propre à une compréhension « communicationnelle » de la démocratie, et une pensée analytique du langage, assigne à la précarité une fonction d’exclusion politique par la dépréciation des voix des travailleurs. Le jeu politique démocratique, en supposant un gouvernement responsable devant un tribunal d’ordre discursif, suppose en effet que la violence sociale, pour être scandale, se formule dans les registres de la protestation. Or la grande précarité a la particularité de vouer le sujet non seulement à la souffrance, mais encore au silence, en brisant sa capacité linguistique : aphasie, confusion, handicap dans l’expression écrite ou orale. En plus d’obérer l’expression de revendications légitimes, la précarité linguistique détruit la puissance d’invention de soi elle-même, puisque son instrument reste le langage même (ce que l’on dit de soi). En effet, « le langage ne se réduit pas à un médium nécessaire à la réalisation du travail, il est la forme par laquelle le travail sur soi s’effectue à l’intérieur même de l’activité de travail. De telle sorte que la précarisation du travail ne peut qu’engendrer une précarisation des « jeux de langage » du travail et contribuer ainsi à renforcer la vulnérabilité sociale par la mise en place d’une vulnérabilité sans réponse »25. En somme, lutter contre la précarité signifie redonner une voix à ceux que le travail voue à l’aphasie. Qui ne dirait le contraire ? Mais c’est sans doute oublier que l’école élémentaire n’avait couramment d’autre but que de dissocier le monde du travail de la dignité intellectuelle en armant chacun d’une culture et d’une langue solide ; donner une voix à tous, c’était bien la mission de l’instruction publique, avant qu’on ne la décrète foyer de toutes les abominations sociales. Là encore ne prenons pas l’effet pour la cause. Il a fallu qu’on décrète doctement que la langue ou le signifiant étaient « fascistes » pour que disparaisse une classe ouvrière qui récitait encore, avec le certificat d’études, des tirades de Hugo et écrivait un français bien meilleur que celui de nombres de cadres précarisés d’aujourd’hui. Du reste, le socialisme de Proudhon se défiait déjà de cette volonté de donner la parole aux ouvriers, d’amener la lutte sociale sur le terrain du débat politique et des élections : le chômeur, en tant que tel, a besoin d’un travail, non d’être écouté ; et il n’est pas sûr que le suffrage

25 p. 147-148.

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donne une voix et une forme aux idées du peuple26. La parole, au vrai sens, est une liberté donnée et défendue : celle de la publicité des jugements. On voit trop que le droit à l’écoute peut parfaitement être institué en l’absence de toute expression du jugement public : il suffit de n’entendre dans la parole qu’une voix, sans plus se soucier de ses raisons, de l’Idée qu’elle porte.

Dès lors, la recherche d’une « politique du soin » (troisième partie) impose progressivement la perspective clinique, et son équivocité, comme l’horizon des nouveaux États-Providence. Le mouvement du livre est imparable. Or il ne s’agit pas, l’auteur insiste sans cesse sur ce point, d’une nouvelle administration des pauvres ; les leçons de la précarité portent pour tous, et la politique du soin n’est pas une médecine étroite, appliquée à une frange de la population. « En ce sens, retravailler à l’articulation de la souffrance psychique et de la souffrance sociale, c’est étendre le cercle de l’humain aux vies autres, en cherchant à faire en sorte que ces vies rendues invivables puissent redevenir des vies vivables. (…) Une clinique de la souffrance psychique et sociale pourrait ainsi être l’occasion d’un soutien aux existences défaillantes qui s’autorise de ce travail pour élargir en retour les limites de l’humain et écarter en ce sens le diktat de la normalité »27. La précarité révèle les limites de nos vies, nos incertitudes ; la clinique n’est donc pas pour les « malades » sociaux, car son expérience invalide justement l’idée même d’une normalité sociale. Il ne s’agit dès lors pas de songer à une société « juste » à opposer aux exigences impérieuses d’une société « prospère » ou « efficace ». Le progressisme aujourd’hui sera du côté de la recherche d’une « société décente », où chacun pourra jouir d’un peu d’espace pour être lui-même, pour prendre soin de lui-même. On l’a dit, la clinique ici pensée ne veut pas rétablir une santé, une normalité, prédéfinies, mais rouvrir l’espace des déviances28 ; redonner à chacun une capacité pour réinventer son quotidien. Le soin est en effet l’horizon d’une éthique affective qui, faute de morale réelle, entend dépasser la politique et ses visées naturalisantes dans l’écoute des souffrances du monde. Sachons-le, qui voudrait s’instruire ici de la dignité morale du travailleur, ou de la justice à laquelle le peuple à droit, fera sans doute mieux de rouvrir Hugo et Michelet et de fermer l’ouvrage. La lutte politique ne repose en effet pas sur la transformation structurelle de l’économie du travail mais bien sur le combat que chacun mène pour tirer sa vie de la monotonie de l’anonymat.

26 On lira sur ce point De la capacité politique des classes ouvrières (1865), éditions du monde libertaire, 1977. La défense du silence électoral des ouvriers (le bulletin blanc et l’abstention) n’est certes pas politiquement très correcte aujourd’hui. 27 pp. 199-200. 28 La conclusion de l’ouvrage est sous-titrée « plaidoyer pour une réouverture des déviations ».

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Car la vulnérabilité doit être rendue à elle-même, elle doit rouvrir un espace de transgressions infimes qui est celui du quotidien même, contre la privation que représente la vie précaire. Cette clinique est une réouverture vers l’exaltant ordinaire, si bien décrit par la formule suivante : « la vie ordinaire est comme une série de braconnages à l’intérieur de la forêt des normes »29. D’autant que la philosophie du soin développée dans les dernières pages repousse l’étroite définition charitable du soin ; il ne s’agit pas de « materner » l’homme en souffrance, mais de renouveler la vitalité du précaire. L’oiseau blessé doit retourner musarder dans la forêt du quotidien. Par ailleurs, le soin, devenant lui-même l’objet d’une « vie psychique », l’ambivalence mentale de l’amour et de la haine structure ce qui apparaît comme un affect riche, et non une volonté impérative. L’élan du soignant n’a donc rien d’un altruisme forcément suspect de normalité névrotique. Heureusement, nous pouvons haïr un peu le précaire pour mieux l’aimer ; et ainsi le penser sur le modèle de notre propre ambivalence à l’égard de notre subjectivité, ce qui expurge le soin des aspects normalisants d’une morale prédéfinie30. La solidarité à l’age de la vie précaire ne peut qu’être psychologisée, insérée dans les tours et les détours d’un roman à plusieurs voix qui est celui du monde lui-même. Et fait-on de la bonne littérature avec des bons sentiments ?

Vies dociles

Ce tour d’horizon achevé, que conserver de notre lecture ? Derrière son

vocabulaire parfois un peu redondant, le livre de Guillaume Le Blanc présente le grand mérite de tirer les conséquences d’une idée devenue fort prégnante dans les têtes progressistes. « La précarité ne peut être défaite d’un point de vue philosophique qu’à condition que la solidarité soit pensée du point de vue de la vulnérabilité »31. L’émergence d’une précarité devenue mode de vie, suite aux transformations des sociétés modernes, interroge en effet sans cesse le lien social dans sa dimension civile et politique.Toutefois, le louable effort de s’inscrire dans la tradition de la « question sociale » (le refus de tenir cette dilution et cette précarité pour stupidement « naturelles ») nous semble ici contourner son âpreté en participant d’une démocratie mineure et compassionnelle qui n’est que trop dans l’air du temps. Certainement, la thèse en elle-même, sa richesse comme ses limites, méritaient d’être examinée, mais on ne peut manquer de s’étonner de

29 p. 44. 30 Cette sollicitude « n’est nullement irénique : elle atteste d’une ambivalence affective qui situe la possibilité de l’amour de l’autre dans le voisinage de la haine », p. 207. 31 p. 273.

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l’évacuation, présentée comme une évidence, des thèmes qui ont longtemps structuré la réflexion philosophique sur la misère : le salaire, l’État, l’Histoire. Si l’ouvrage s’avère donc instructif quant à son objet, on ne se privera ainsi pas d’en interroger la possibilité subjective. Car la valorisation de son questionnement au sein de la réflexion politique, son inscription dans le champ, certes flou, du « progressisme », à l’heure de la « rupture » avec l’étroite normalité des plus hautes fonctions politiques, tout cela en dit long sur l’état d’anémie dans lequel est tombée aujourd’hui la philosophie du travail. La vie psychique du progressisme semble en effet, après lecture, étrangement vouée à reprendre les plaintes de la conscience malheureuse.

Présenter comme avenir de la question sociale les rébellions parcellaires de l’ordinaire, faire de la vulnérabilité vitale et psychologique le cœur des politiques publiques nous semble en effet participer d’un choix philosophique réel, et par suite discutable. Il nous semble alors que notre désaccord final avec l’auteur exprime du moins un problème. Car il ne va pas de soi que l’expérience de la précarité, particulièrement dans un monde occidental où elle se décline aisément en mal-être plutôt qu’en urgence vitale ou morale, soit uniquement lisible au prisme de la souffrance. La précarité, celle du travail qu’on peut perdre, de la santé qui se dégrade ou d’une existence qui nous paraît dérisoire et sans repère, est quotidiennement supportée avec courage par ceux qui y lisent une nécessité, non pas naturelle certes, mais modifiable par l’effort, pour autant qu’on se refuse à toute hypocrisie, à toute illusion délibérée. Sous ce rapport, on ne peut oublier que l’effort jacobin, puis l’effort socialiste, ont été historiquement marqués par l’espoir et la colère, plus que par la mélancolie que Le Blanc met toutefois au cœur de son dispositif. Mais il est vrai que les mélancoliques sont plus dociles, et que la pensée sociale ne souhaite peut-être guère entendre dans le concert des voix démocratiques les grondements d’une véritable colère. Les plaintes qui nous échappent, souvent, valent bien moins que nos œuvres réelles, fruits d’espoirs et de déterminations. Œuvres sans doute silencieuses car elles ne parviennent pas à l’oreille des orateurs démocratiques, mais œuvres qui portent mieux que tous les discours ou toutes les consolations, les promesses de l’avenir. L’autonomie ne se conquière pas dans le bavardage intérieur, mais dans l’effort et l’association. C’était du moins la leçon de Proudhon et d’autres encore. Mais regarder les vies comme des subjectivités incertaines à préserver, rassurer nos faiblesses en obscurcissant les paroles de la conscience, se convaincre que la normalité est névrotique, que le courage a un peu un air d’étrange exaltation, voilà qui sans naturaliser les injustices, concourt sans doute à en anesthésier le scandale. C’était du reste déjà là le sens de ce que Jaurès appelait avec mépris le « socialisme du sentiment ». La mélancolie étudiée ici est-elle du reste ailleurs que dans le cœur du travailleur intellectuel aux prises avec un monde qu’il ne veut pas vraiment connaître, mais que par conscience professionnelle il s’obstine à

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« penser » ? Car la pensée sociale authentique, nourrie d’un esprit de Justice, savait encore, avec Jaurès et ses prédécesseurs, devoir préserver d’abord un sens et une dignité au travail en lui-même, contre les discours de l’intériorité, sous peine d’abolir, dans les consciences populaires, le sens de l’honneur et de la honte qui sont ses seules armes pour faire reculer des pouvoirs portés, par position, à abuser du peuple. Il ne s’agissait certes pas de donner de nouveaux confesseurs à qui réclamait dignité et travail.

Reconnaissons donc à l’auteur la vérité de son constat ; là n’est plus la question, la vie ordinaire se moque désormais de la morale, ne veut plus se savoir libre. Mais discutons seulement le pronostic ; car il est à craindre que le discours psychologique sur la norme, en ayant vaincu le sens moral, prépare surtout le règne d’une licence qui ne voit plus désormais dans le travail que l’ennemi de la liberté. Que dira-t-on alors à ceux qui devront encore travailler, sans doute ignorant de ce que la lutte avec la nature est finie, à l’age d’Internet ? À ceux là mêmes qui peineront pour nous permettre de formidables brigandages dans la forêt des normes, et d’expérimenter d’exaltants récits de soi ? Mettons la question à l’étude, et commençons par former à leur usage, une armée de psychiatres.

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