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« CHOSE MENTALE » (2017) de William LABOURY.
Production : Canal + - SoFilm de genre.
A travers deux autres films de William Laboury, « Fais le mort » et « Hotaru », nous avions, dans un
texte précédent, interrogé l’origine et la destination des images. Il y a, en effet, dans le travail du jeune
réalisateur, quelque chose qui, de film en film, pose moins la question du cinéma comme langage que comme
phénomène. Qu’est-ce qui vient poursuivre à travers le septième art d’anciennes questions esthétiques et
qu’est-ce qui va se poursuivre après le cinéma grâce aux dernières technologies, aux futurs régimes
d’images ?
Considéré comme le simple – et néanmoins complexe – maillon d’une chaine visuelle et sémantique
qui poursuivrait la trajectoire du dessin et de la peinture pour flirter avec la science et les images déclinables
et modifiables à l’envie de l’ère numérique, le cinéma est exploré par le jeune réalisateur comme un
territoire déjà ancien mais d’où jaillissent sans cesse de nouvelles potentialités.
« Chose mentale » nous intéressera ainsi dès ses premiers instants qui semblent hériter d’une
tradition ancienne qui remonte bien au-delà de l’apparition de ce cinématographe dont Jean-Luc Godard dit
qu’il n’est « ni un art ni une technique ». Dans le monde tissé de détails de la diégèse, tous plus anxiogènes
les uns que les autres pour le personnage principal du film, une adolescente électrosensible, nous nous
focaliserons dans les lignes qui suivent sur l’un d’entre eux – rapidement et légitimement abandonné par le
récit – mais qui renferme un secret qui apparente toute la suite du film à une réflexion sur ce que le cinéma
fait, encore, dans nos vies et, conséquemment, à ce qu’il est, peut-être, appelé à devenir.
I – L’ANALYSE – DES FAITS POUR REVER :
Soit une analyse de séquence d’ouverture. Plan par plan. Classique. Plan-plan. Seize en tout. Pour un
peu moins d’une minute et trente secondes de film. Où il va, pour l’essentiel, s’agir de prendre la mouche
comme il en est des balles : au bond.
Plan 1 : D’abord le format de l’image intrigue. Format 1.37. Le format presque carré des « vieux
films », du cinéma classique. Ou des « home movies » tournés sur pellicule aux temps glorieux des années
70 et 80, c’est-à-dire des premiers pas de la grande démocratisation technique des images en mouvement
qu’accomplira ensuite le numérique. Le cinéphile averti songe également aux expérimentations d’un Xavier
Dolan dans « Tom à la ferme » en 2013 ou encore « Mommy » en 2014. Enfin, la récente tendance du film
de genre issue du cinéma indépendant américain ultra stylisée, peut-être également convoquée à travers
les choix visuels d’un film aussi récent que « A Ghost story » tourné en 2017 par David Lowery. Quelque part
entre le super 8 et Instagram s’ouvre donc « Chose mentale ».
Le temps de songer à tout cela, un travelling avant confond déjà modification du cadrage et
élargissement du format. Car c’est bel et bien de la confusion qu’il sera question tout au long du film. Dans
le récit bien sûr : quand le personnage est-elle physiquement présente ou pas ? Mais aussi dans le rapport
entretenu par le film avec l’histoire des images : quel (nouveau ? Autre ?) type de rapport au spectateur se
dessine ici ?
Cut. Noir.
Plan 2 : Format 2.35 ou assimilé. L’écran large. Le cadre qui « fait » cinéma. Cadrage (le contenu de
l’image iconique) en gros plan et cadre (le contenant de cette même image) coupant le visage en deux : soit
l’espace filmique, articulation de champ (le visible) et de hors-champ (l’invisible) rendus ostensiblement
sensibles. D’autant que cette moitié de visage nous montre des yeux fermés devant un arrière-plan flouté
par l’usage de la focale courte : le personnage et sa perception singulière sont immédiatement plus
importants que ce qui est perçu ou à percevoir. Illustration du titre. « Chose mentale ». CQFD.
Un travelling arrière dévoile alors le visage en entier et montre tout naturellement l’ouverture des
yeux. Spectateur et personnage sont ainsi associés dans un même « plus de voir ». Deux éléments toujours
cohabitent en simultanéité : soit mise en scène et réalisation, aussi nommées disposition et attaque,
profilmique et filmique c’est-à-dire, dans le cas présent, direction d’acteur et mouvement de caméra. La
prise de contact visuel avec l’environnement se joue sur le mode de la séparation tant l’ouverture des yeux
ne correspond pas à la netteté d’un arrière-plan qui demeure flou un instant encore.
Plan 3 : Un raccord à 180° vient briser net la fluidité possible d’un récit qui va s’avérer chaotique dans
sa forme. C’est un plan rapproché dos et semi-subjectif qui induit un changement de focale : regards du
personnage et du spectateur sont ainsi confondus. A l’exception du hors-champ interne que génère la jeune
fille par la présence de sa silhouette, de dos, au centre du cadre.
La bande-son bruit propose alors le bruit du vol d’une mouche.
Plan 4 : Nouveau raccord à 180° (rappelons que le changement d’angle de caméra n’est pas censé
dépasser les 30° pour préserver le confort visuel du spectateur) pour un plan rapproché du visage équivalent
à la fin du plan n°2.
Seule exception à cette « boucle » audio-visuelle : le bruit de la mouche qui se pose hors-champ. Ce
dernier induit logiquement un raccord de direction de regard.
Plan 5 : Soit un plan rapproché de la main, support éphémère du diptère, montrée en plongée et en
plan semi-subjectif comme nous le laisse comprendre les cheveux de la jeune fille en amorce. Le geste ainsi
montré consiste simplement, fébrilement, à retourner la main pour en révéler l’absence de contenu,
quelque part entre la prestidigitation et l’étonnement, soit entre le réalisateur et le spectateur. Nouvelle
confusion qui trahit l’entre-deux dans lequel le geste cinématographique se démène depuis toujours.
Car à l’image, pas de mouche.
Le regard ne suffit pas (plus) à dévoiler le hors-champ. La vérité est ailleurs ? Du moins pas
entièrement, pas complètement dans l’image… La notion d’identité spatiale – le découpage cohérent d’un
lieu en plusieurs plans successifs – est mise en question.
Un souffle « fantastique » et pour le moins anxiogène se fait entendre sur la bande-son.
Plan 6 : Reprise du travelling arrière initié au plan 2 et réunissant brièvement, et très incomplètement
de surcroît (on n’entrevoit que le pouce), le regard et la main dans le même cadre.
Quelque chose ne raccorde pas.
D’ailleurs, si le jeu d’acteur annonce un raccord de direction de regard conjoint à la reprise du bruit
de la mouche, le contre-champ de ce regard, c’est-à-dire un plan montrant l’insecte, devrait ici logiquement
succéder dans un souci de continuité narrative. Mais ce contre-champ n’advient pas.
Plan 7 : Récurrence et retour au plan fixe n°3 où se rejoue très vite dans le plan le fruit du montage
qui a précédé : la mouche semble se poser sur la main de la jeune fille de dos… Tantôt le réalisateur nous
prive du regard du personnage, tantôt il nous prive de l’objet de ce regard. Ici nous voici privé des deux à la
fois.
C’est à une mise en scène de la raréfaction que nous sommes conviés. Un film de science-fiction dont
le maître-mot serait le « moins de voir » est en soit un projet de cinéma consistant.
Plan 8 : Nouveau gros plan sur la main, en traveling latéral droite-gauche soit en utilisant le sens de
lecture inversé – ce qui indique généralement que ce qui est ainsi montré irait à l’encontre d’une loi sociale
ou même naturelle. Le cadre coupe de nouveau le regard, le place hors-champ et le sépare de la main pour
mieux nous faire constater, en usant au passage d’un léger ralenti, que la mouche est définitivement
absente.
Plan 9 : Advient alors un raccord à priori maladroit tant il refuse de nouveau toute fluidité au récit.
C’est un plan rapproché en travelling avant sur le visage. La main est donc hors-champ. Le regard se ferme
brutalement comme il s’ouvrirait au sortir d’un mauvais rêve et à mesure que nous nous approchons de lui.
Rien à voir. Rien à voir sinon la jeune fille. Le monde s’absente. A-t’ il jamais été là ? La forêt alentours n’est
qu’un ensemble de troncs traité comme un motif qui, par définition, se répète à l’instar des barreaux d’une
prison. Changement de point focale : la netteté est faite sur l’arrière-plan. Le visage devient flou et finit par
occuper la presque totalité du champ. Si barreaux il y a, alors ce sont ceux d’une prison mentale où le même
semble se répéter sans fin.
Plan 10 : La musique augmente – elle repose sur les fameuses infrabasses propres aux blockbusters
hollywoodiens – et crée un « jump scare » qui assure la transition entre deux plans que rien ne rapproche
pourtant hormis le visage de la jeune fille, de nouveau en gros plan fixe mais cette fois net sur « fond bleu ».
Les amateurs apprécieront ici la référence à l’un des trucages majeurs de l’histoire du cinéma à effets
spéciaux. Au moment où les paupières se soulèvent, s’ouvre également la longue histoire du fond bleu et de
la cohabitation de deux espaces distincts destinés à n’en figurer qu’un seul…
Plan 11 : Ironiquement, sur ce fond bleu, la jeune fille est elle-même vêtue de bleu – soit la couleur
interdite sous peine de se fondre, de se confondre dans le décor. On peut déjà envisager cela comme un
effet d’annonce quant au final du film qui verra – peut-être, cette fin est ouverte – disparaître le personnage,
devenu onde parmi les ondes…
Loin de ces spéculations et pour l’instant, en gros plan, la mouche est bien là. Pour la première fois
elle apparaît. Mais on ne l’entend pas. Il y a là comme une impossibilité pour le son et l’image à se
synchroniser. Tout dans la mise en scène et le récit aspire à la fusion et dit pourtant la séparation. Le son et
l’image ne se corroborent ainsi jamais l’un l’autre.
Plan 12 : Raccord dans l’axe et décadrage – le langage cinématographique semble mal dégrossi,
brutal pour mieux faire reposer la continuité recherchée par tout spectateur sur un détail, une mouche, qui
accapare le regard du personnage et du spectateur, sorte de point focale entre l’espace de la diégèse et celui
de la salle.
La mouche est en effet le moyen clairement didactique de faire comprendre sans dialogue, par les
seuls recours à l’image et au bruit, le procédé expérimenté par le personnage. Une manière de projection.
Hors de soi. Hors du corps. Autre part. Une sorte de cinéma. Avec ceci toutefois de particulier que la nature
et les rapports des deux espaces montrés – extérieur en forêt et intérieur sur fond bleu – paraissent bien
moins clairs que la distinction bien connue entre le monde de l’écran et celui de la salle de spectacle. La mise
en abîme est néanmoins flagrante : comme l’a proposé depuis longtemps le cinéma moderne, nous suivons
un personnage qui est avant tout un spectateur.
Plan 13 : Gros plan sur le visage et nouveau raccord de direction de regard lié au bruit, cette fois non-
réplicatif. La mise en scène ne nous propose que peu de distance avec ce qu’elle nous montre. Nous faisons
corps avec un personnage dont nous allons vite comprendre qu’elle cherche finalement à se débarrasser du
sien.
Que l’on songe à « Matrix », réalisé en 1999 par les frères Washowski, ou à des mythologies
populaires un peu plus anciennes telle que le comic book « Dr Strange » créé en 1963 par Stan Lee et Steve
Ditko, l’idée de se projeter soi-même au-delà des limites du corps n’est pas nouvelle. Il y a même, depuis
l’Egypte ancienne, une tradition de la pensée reposant sur la notion de « corps astral ». Le terme désigne du
point de vue de l'occultisme (c’est-à-dire les « sciences » s’intéressant aux mystères de la nature, à ce qui
n’est pas visible et dont l’électro-sensibilité pourrait être une manifestation moderne) l'un des sept corps
dont les êtres humains sont censément constitués, superposé notamment au corps physique.
Il est ici, quoi qu’il en soit, question d’entre-deux. Entre-deux mondes. Entre-deux corps. Et cet entre-
deux est suffisamment puissant pour séparer le son et l’image : c’est là le rôle de la mouche, animal existant
par le son ou l’image dans les deux univers et face aux deux corporalités qui nous sont ici présentées. Un
peu à la manière d’un chat de Schrödinger, pouvant être, d’un strict point de vue scientifique, à la fois vivant
et mort.
Mais déjà la mouche et surtout son bruit – le son appelle le regard dans l’ensemble du film de William
Laboury – sont remplacés par un appareil typique du genre « science-fiction » : le-détecteur-de-quelque-
chose-d’important-car-potentiellement-dangereux ! Et cet objet-là va être figuré à la fois par le son et par
l’image. Nous sommes dès lors dans le réel que nous connaissons tous… ou dans un univers (science)
fictionnel suffisamment codifié pour permettre au spectateur de reconstituer mentalement
Plans 14, 15 et 16 : Le son appelle donc l’image qui se manifeste par un plan rapproché semi-subjectif
sur la cheminée sur laquelle est posé le détecteur. C’est là une recette de la série B : créer du suspens par le
son moins coûteux que l’image. L’un des exemples les plus fameux demeurant le « Aliens, le retour » que
réalise James Cameron en 1986, où les belliqueuses créatures extraterrestres sont longuement figurées à
l’image par des points sur un détecteur vidéo à présent « vintage » et par un « bip » aussi oppressant qu’il
se répète de plus en plus rapidement pour annoncer la proximité toujours grandissante du danger.
Le retour au gros plan fixe sur le visage qui se couvre d’un voile. Le geste entretient une sorte de
systématisme de la séparation lié au sujet de surface du film (l’électro-sensibilité), à son sujet profond
(l’évolution de la représentation et la possible modification de la place du spectateur qui en découle
généralement) ainsi qu’à sa mise en scène.
Enfin, un plan de demi-ensemble en lent travelling avant où nous suivons le personnage lui-même à
la recherche de la source du bruit nous introduit dans un monde de suspens propre au thriller – accentué
par le surcadrage qui induit et renforce l’enfermement – qui ne fait mine de placer véritablement en suspend
le questionnement du spectateur sur la nature des images qui lui sont montrées que pour mieux le
développer à partir de l’intrusion qui va constituer la plus grande part du récit à venir.
Une dialectique séparation-confusion introduit donc le rapport problématique et très moderne entre
le regard et la main. On songe à la fameuse rupture du lien sensori-moteur décrit par Deleuze dans « Cinéma
2 – L’image-temps » : cette incapacité des personnages du cinéma dit moderne à agir encore efficacement
face aux problèmes que leur présente le monde extérieur. Détraquant le langage pour mettre en évidence
le phénomène cinématographique, le film de William Laboury s’inscrit – consciemment ou non – dans une
tradition du questionnement de la représentation occidentale tout en tentant de réunir ce que l’Histoire a,
semble-t-il, désuni : l’œil et la main, le regard et l’action.
II – MINUSCULE HISTOIRE DE LA REPRESENTATION EN TROIS ETAPES ARBITRAIRES…
1) La mouche et l’espace de la représentation:
Quelques inepties amusantes pour commencer : les croyances populaires, mal identifiées en la circonstance, font de la mouche – insecte parfois ô combien insolent et obsédant ! – un vecteur de trouble mental. L’un des meilleurs épisodes de la série « Breaking bad » (Saison 3, épisode 10), réalisé par Rian Johnson, s’en fait l’écho tant le duel qui oppose longuement le personnage principal, Walter White, et l’infortuné diptère devient révélateur de la psyché de l’être humain. Si vous rêvez de mouches, paraît-il, le vol désordonné de ces insectes est révélateur d’un trouble psychique. Le vol de la mouche est insensé. En rêver est un signe avant-coureur de fatigue mentale, et, de fait, d’une potentielle altération de la perception de la réalité. En bref, la mouche c’est la pensée extérieure qui agresse l’esprit et dont il ne parvient pas à se défaire. Soit.
Plus intéressante est la place singulière qu’occupe la mouche dans l’histoire de la peinture occidentale1 dont hériteront toutes les formes de représentations du réel ultérieures.
La mouche est, rappelons-le, le symbole de la vanité (vanitas) et l’évocation de la légende devenue
tradition picturale dite de la « musca depicta », soit « la mouche peinte », le confirme sans doute : Pline
raconte la façon dont, dit-on, Apelle aurait remporté la compétition contre Parrhasios. Ainsi, Apelle copie
fidèlement une nature morte aux fruits mais lui ajoute une mouche peinte avec tant de réalisme que
Parrhasios croit devoir la chasser d’un revers de main… Et ne peut finalement qu’admettre par le fait la
supériorité de son rival.
Dans ce même ordre d’idée, Giorgio Vasari écrit dans son célèbre « Les vies des meilleurs peintres,
sculpteurs et architectes – La vie de Giotto » que l’ « On raconte que Giotto, encore jeune et dans l’atelier de
Cimabue, peignit un jour sur le nez d’une figure faite par Cimabue une mouche si vraie que le maître se
remettant au travail tenta à plusieurs reprises de la chasser de la main ; il la crut vraie jusqu’au moment où
il comprit son illusion. […] » Vasari use de cette anecdote mémorable pour clore l’histoire de la révolution
figurative due au peintre italien : une maîtrise sans précédent des moyens de la mimesis (la représentation
mimétique du monde). Une mouche au réalisme troublant devient symbole de la conquête d’une vérité
nouvelle (on sait que c’est par l’œuvre de Giotto que la représentation humaine passera de la typologie à
l’apparition de l’individu à proprement parlé).
Sur ces entrefaits, Daniel Arasse précise : « Concluant le récit héroïque de la révolution giottesque, le
détail condense le progrès de la peinture : cette mouche peinte est l’emblème de la maîtrise nouvelle des
moyens de la représentation mimétique, comme si la conquête de la vérité en peinture était passée par celle
de son détail ressemblant. (…) On peut être certain que Giotto n’a jamais peint une telle mouche ; la pratique
n’était pas de son temps, et Vasari, évidemment, le savait. Mais, au moment où il écrit Les Vies, au milieu du
XVIème siècle, la mouche était un motif pictural qui avait connu un bon succès entre la moitié du
Quattrocento et le début du XVIème siècle. On la retrouve en de nombreux exemplaires : qu’elle soit intégrée
1Se reporter au blog suivant pour un rapide mais très efficace tour d’horizon de la question de la représentation de la mouche : https://www.google.fr/search?q=pline+musca+depict&ie=utf-8&oe=utf-8&client=firefox-b&gfe_rd=cr&dcr=0&ei=EVeEWta7BZ 2F4gSCp4mwBg.
à la composition, peinte sur le rebord de l’image ou comme posée à même la surface du tableau, ou encore
que ces dispositifs se combinent, la liste des peintes est loin d’être close. »2
Que Giotto ait peint ou non le fameux insecte n’invalide en rien le vif succès remporté par cette figure
stylistique récurrente de la peinture italienne comme flamande entre la seconde moitié du Quattrocento et
le début du XVIème siècle. Les exemples sont nombreux. La mouche peut en effet être peinte sur le rebord
de l’image, ou intégrée dans la composition ou même être posée à même la surface du tableau. En résumé,
la mouche devient un élément-clé qui pointe autant qu’elle dissimule la différence entre l’espace de la
représentation et l’espace d’exposition de l’œuvre, entre l’image et le réel. Le choix de la mouche comme
guide visuel et sonore dans l’univers trompeur de « Chose mentale » n’a donc rien d’anodin et place le film
– mais aussi le cinéma en règle générale et ses extensions présentes et à venir (songeons au jeu-vidéo ou à
la VR, la réalité virtuelle) – dans la droite ligne des évolutions technologiques qui n’ont de cesse depuis
toujours de confondre le réel et sa représentation (perspective classique reproduisant l’illusion de
profondeur, peinture en tubes permettant de quitter l’atelier pour aller peindre sur motif, photographie
produisant des images au degré d’iconicité sans précédent et cinématographe ajoutant le mouvement au
réalisme, cinéma sonore, en couleurs, en 3D, VR, etc.).
De quelques exemplaires parmi tant d’autres. Soient deux œuvres de Carlo Crivelli. « La vierge à l’enfant » (1480) à gauche et « Sainte Catherine d’Alexandrie » (1491-1494) à droite. La mouche représentée l’est de manière manifestement disproportionnée dans ces deux œuvres. La théorie selon laquelle cet emploi volontaire de la rupture d’échelle pourrait suggérer la coexistence d’un double système de représentation, désignant à la fois l’artifice d’ensemble du panneau et l’espace réelle de la représentation,
2 Daniel Arasse, « Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture », Collection « Idées et Recherches », Editions Flammarion,
Paris, 1992, p. 120.
semble bel et bien fondée. En effet, les mouches, dans la peinture de Crivelli, paraissent moins posées dans l’espace figuré – la représentation – que sur l’espace littéral – c’est-à-dire la toile elle-même. Néanmoins peint, et même intégré par son ombre à l’ensemble perspectif, le petit animal semble faire office de « passeur » entre deux lieux distincts, deux espaces différents. Ce que suggère également, de manière audiovisuelle, William Laboury au début de « Chose mentale ».
Le « Portrait d’un Chartreux » peint par le primitif Flamand Petrus Christus en 1446 est à cet égard plus évident encore. Il s’avère en effet difficile d’échapper à la présence de la mouche « posée » sur le bord du cadre et qui, de fait, se départie de son statut de détail pour devenir un élément prégnant du tableau. Daniel Arasse en propose une interprétation particulièrement significative. En observant l’espace occupé par la mouche, celle-ci peut être perçue comme « un redoublement figuré de la signature du peintre ». La mouche est placée exactement entre son nom et son prénom, c’est le signe des préoccupations artistiques de l’artiste intéressé par les problèmes de la perspective géométrique. D’autant que Petrus Christus serait selon toutes vraisemblances le premier des Flamands à découvrir le principe du point unique agrégeant des lignes de fuite pour la construction perspectiviste – principe qu’il applique dès 1450. La mouche a alors valeur de signature à la fois artistique et théorique.
L’un des derniers avatars en date de la trajectoire de la mouche au sein de la succession des modes
de représentation se trouve dans le film éponyme que David Cronenberg réalise en 1986. C’est en cherchant
à se téléporter d’un lieu à un autre que le personnage principal fusionne avec l’insecte fortuitement entré
dans le « telepod », l’appareil de téléportation. Le motif de la mouche peut ainsi se lire comme la marque
d’un interdit : on ne passe pas impunément d’un espace à un autre. La traversée du miroir serait, depuis le
Quattrocento, consciencieusement gardée par des mouches qui, tout à la fois, pointeraient l’illusion par la
rupture d’échelle qui les caractérise (l’homme-mouche de 80 kg de Cronenberg ne faisant pas exception à la
règle) et l’entretiendrait par l’effet de trompe-l’œil produit par leur figuration, ce dernier témoignant
toujours davantage de la maîtrise de techniques nouvelles de représentation. Cela aussi bien en peinture
qu’au cinéma.
2) L’écran-bleu et l’affirmation du plan composite :
La poursuite de tout un questionnement pictural (et religieux) tel que l’incarnation, les rapports fond
et forme, les rapports complexes entretenus par la représentation avec son référent trouveront, entre
autres, dans le développement des trucages, des effets spéciaux puis de l’image numérique un
prolongement évident. Le passage abrupte d’un arrière-plan sur lequel la figure centrale, floue, semble
collée, à ce même visage, net, sur fond bleu, évoque le fameux trucage qui permit jadis à Superman de voler
avec aisance au-dessus d’une Metropolis de fiction figurée par un New-York bien réel.
L’usage du fond bleu permettait ainsi (et permet encore) de confondre deux espaces distincts : celui
où est situé l’action dans la diégèse et celui où se situe le ou les comédien(s) lors du tournage.
Utilisé dès les années 60, le fond bleu, ou « blue screen », est encore une technique usitée de nos
jours afin de réunir forme et fond de manière toujours plus convaincante. La plus petite unité sémantique
du langage cinématographique se retrouve mise en question : le plan est composite (Méliès déjà…). Et le
compositing numérique, dont peu de films font aujourd’hui l’économie, n’inventera rien mais viendra
simplement décupler un impact visuel recherché depuis l’aube du cinéma. Deux exemples entre mille : entre
« Airport 80 » de David Lowell Rich et « Le monde fantastique d’Oz » de Sam Raimi en 2013 peu de choses
ont changé quant à la problématique…
3) L’avatar comme projection, de l’hindouisme à la réalité virtuelle :
Dans l’hindouisme, l’avatar est l’incarnation terrestre d’une divinité. Le terme signifie littéralement
« descente du ciel » et sera au XXIème siècle popularisé par les jeux vidéo et l’usage des réseaux sociaux. Au
cinéma, Mamoru Oshii (« Ghost in the shell » en 1995, « Avalon » en 2001) et bien sûr James Cameron
(« Avatar » 2009) tenteront de redonner à ce mot, si souvent galvaudé à l’ère des réseaux sociaux, toute sa
force mythologique à travers la notion même de projection traitée par un cinéma mettant en scène sa propre
mue.
Qu’est-ce que le cinéma sinon la possibilité offerte de se projeter dans une autre réalité, un entre-
deux ambiguë entre le réel et sa représentation, à travers les yeux, le regard, de quelqu’un d’autre. Sortir de
son corps pour adopter un autre point de vue, pour voir autrement, est sans nul doute l’un des grands projets
du cinéma en tant que phénomène. Voici peut-être ce vers quoi tend le cinématographe depuis ce 27
décembre 1895 où il fit désirer être ailleurs à ses premiers spectateurs paniqués face à la représentation au
degré d’iconicité sans précédent d’un train arrivant en gare de La Ciotat mais aussi, leur sembla-t-il, dans le
Salon Indien du Grand Café où avait lieu la première projection payante organisé par Auguste et Louis
Lumière !
Se projeter est un motif que l’on retrouve dans nombre de films récents : corps astraux évoquant la
puissance de la psyché (« Dr Strange » 2016 de Scott Derrickson) ou convoquant le destin ectoplasmique des
morts et des personnages de cinéma (« Phantom boy » 2015 de Alain Gagnol et Jean-Loup Felicioli). « Chose
mentale » se situe ainsi à l’exact endroit où se rencontre à l’écran les super-héros et les fantômes. Et c’est
peut-être en ce lieu que quelque chose se joue de l’avenir d’un cinéma qui, sans doute, y perdra son nom.
Supposons, au risque de spéculer sans fin, que le rôle du cinéma n’est plus seulement de projeter mais de
permettre au spectateur de se projeter, littéralement peut-être, hors de lui-même. Il y a dans le film de
William Laboury quelque chose qui s’apparente au cinéma visionnaire de James Cameron, entre chose
mentale et chose physique. Peu de blockbusters (aucun ?), en effet, ne célèbre comme le film de 2009 le
simple bonheur physique d’être au monde, c’est-à-dire de pouvoir convoquer un ensemble de sensations
cherchant clairement à déborder la vue et l’ouïe. « Chose mentale » comme « Avatar » choisissent des
personnage principaux en incapacité psychologique ou physique de se confronter au réel (figures
métaphoriques de spectateurs ?) et leur proposent de vivre une expérience sensorielle hors du commun,
c’est-à-dire hors d’eux-mêmes, pour, paradoxalement, parvenir à apprivoiser leurs corps…
En dépit de la différence de budget, on sent combien il y a là une famille de cinéma qui se constitue
moins sur un ensemble de références que sur des centres d’intérêt communs. De fait, ces films n’ont rien de
post-modernes, ne s’adonnent jamais au jeu des références gratuites, citations ou hommages comme maints
films de science-fiction actuels, mais ambitionnent, à contrario, de retrouver quelque chose du merveilleux
du cinéma des origines. Ou quand une « simple » vue Lumière suffisait à impressionner les rétines comme
les foules.
Après l’écran bleu, l’homme bleu. Celui qui, à partir d’une chose mentale, fermes les yeux sur lui-
même pour mieux (re)découvrir le monde, celui des sensations primordiales : voir, bouger, être ébloui de
lumière, courir, respirer, sentir la terre sous ses pieds.
Là encore le cinéma de William Laboury croise, au carrefour du réel et du virtuel, des chemins qui,
loin de s’opposer, se complètent : celui de la technologie et celui du corps vivant, ressentant. C’est
l’apprentissage dans la douleur du jeune fabricant d’armes via son imprimante 3D dans « Fais le mort ». C’est
aussi le souvenir plus vrai que nature d’un baiser au cœur d’une jungle de pixels dans « Hotaru », les deux
précédents films du cinéaste. D’où viennent les images ? Où s’en vont-elles ? Comment se diffusent-elles
dans le réel, l’infusent-elles en en modifiant la perception même ? Telles étaient les questions que posaient
ces court-métrages.
Loin du désespoir collant à la plupart des films dystopiques envisageant un potentiel avenir à l’aune
des dernières technologies, le jeune cinéaste propose des réflexions sur la cohabitation entre le corps et
l’image, semble chercher pour le temps présent le lieu possible de cette concomitance.
Avec, toujours, pour dessein de retrouver l’empathie. Lorsque le dormeur se réveille chez William
Laboury, c’est toujours pour rencontrer l’autre au-delà de l’expérimentation de son propre corps.
On prête à Michel-Ange cette définition du dessin : « C’est le dessin ou trait, car on lui donne ces deux
noms, qui constitue, qui est la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tout
autre art plastique, et la racine de toutes les sciences. » Le « designo » – dessin et écriture indifférenciés à
l’instar du « graphein » grec – de la Renaissance est à la fois projet et moyen d’expression fondateur. C’est
par lui que l’artiste ou l’homme de science visualise l’idée. Etendue à la peinture, au Quattrocento, la notion
de dessin se fait entièrement dessein et est à la fois activité spirituelle, « cosa mentale », et miroir du monde.
La perspective devient une science précieuse pour les artistes afin de rendre au mieux l’impression de
profondeur d’une scène et pour incarner le tableau comme fenêtre ouverte sur le monde : « Là où je dois
peindre, j’écris un rectangle de la taille que je veux qui joue, pour moi, le rôle d’une fenêtre ouverte par
laquelle regarder l’historia. » selon la fameuse formule de Leon Batista Alberti.
Quelle est alors la fenêtre qu’ouvre pour le spectateur du XXIème siècle le final de « Chose mentale » ?
Qu’en dire ? Que la douceur prime là où l’on attendait la violence. Que quelque chose (se) passe entre les
deux personnages en un étrange et mélancolique champ contre-champ magnétique. Qu’il est soudain
question d’aura. De fantôme, peut-être. D’apparition et de disparition, sans doute. D’un point d’équilibre,
fragile et éphémère, entre deux espaces… Et que ce point c’est le cinéma même, art du présent, au présent.
On songe alors à « Cosa mentale », l’exposition que le Centre Pompidou de Metz a consacrée, du 28
octobre 2015 au 28 mars 2016, aux imaginaires de la télépathie dans l’art du XXème siècle. S’y télescopent
des représentations d’auras plus ou moins ésotériques et scientifiques.
Ainsi en est-il de la « Madone » de Munch datée de 1895, année d’invention du cinématographe, c’est-à-dire de l’appareil capable de fixer sur une surface sensible la trace bien réelle des photons émis par les corps. On songe également au célèbre portrait de Paul Gauguin par Odilon Redon réalisé entre 1903 et 1906, mais aussi aux tentatives de « photographies de la pensée » réalisées par Louis Darget en 1896 suivant la mode de la « photographie spirite » apparue au milieu du XIXème siècle et très liée à l’apparition (c’est-à-dire à la mode) du spiritisme à la fin des années 1840. Il s’agit de prendre pour sujet la « cristallisation d’esprits » dont on espère (et le charlatanisme en premier lieu !) que la technique photographique fixera la trace…
La comparaison entre l’œuvre de Susan Hiller, « Homage to Marcel Duchamp, (Blue Boy) » (2011) et un photogramme extrait de « Chose mentale » (2017) de William Laboury donne à rêver ou à cauchemarder. En effet, à travers l’électro-sensibilité de l’héroïne, c’est tout un monde invisible qui vient hanter l’image et le spectateur, un monde auquel les plasticiens, les magiciens, les blagueurs, les charlatans et les cinéastes se sont souvent confronté en tentant à dessein de le rendre sensible, entre réel et virtuel, ombre et lumière, vérités et mensonges.